Dovômè, la femme libre

Je m’appelle Dovômè, je n’ai rien, je cueille du coton au Bénin. J’ai les mains en charpie, un bébé au sein, mes deux autres enfants travaillent avec moi. Deux fois par jour, nous mangeons un bol de farine de maïs délayée dans l’eau d’un marigot à six kilomètres du village. J’ai encore du lait dans mes seins, il fait beau ce matin. C’est l’eau qui nous manque le plus. Le coton boit comme un troupeau de chameaux. 

Comme tous les matins, à cinq femmes et trois filles en âge, nous sommes allées chercher l’eau. Nous la filtrons à travers un grillage recouvert de cendre, ça l’enrichit de potassium et nous ne sommes pas trop malades.

Peinture de Pierre Lussier

À notre mariage, mon mari a reçu de son père un gros camion 1967. Il transporte le coton de cinq villages vers l’usine. C’est toute une expédition, son fourgon est crevé de partout. La pompe à pétrole a rendu l’âme il y a longtemps, il n’a pas les moyens d’en acheter une autre. Il a installé un bidon sur le toit, mais il faut le remplir aux 10 kilomètres. Notre fils l’aide, car la transmission est brisée et il doit tenir la barre pour qu’elle ne décroche pas. 

Le soleil était couché lorsqu’il arriva déprimé. Une crevaison et puis une panne. L’alternateur a lâché. Il a dû le faire réparer. Son revenu de la journée y a passé. Il faudra diviser nos portions de farine. 

Qu’est-ce que je pouvais? Je lui ai dit : « Tu sais, t’es vraiment plus solide et intelligent que ta grosse Berta 67, tu t’en sors toujours, t’as toujours les sous qu’il faut. » J’ai dressé le bébé sur mon épaule, car il est beau et luisant comme la lune. J’ai dansé pour lui montrer que j’étais pleine de lait. Il a ri. J’ai pleuré.Voilà, je crois, la valeur du monde : une lune sur une épaule et tout prend la couleur de l’or

L’homme de pouvoir

À 20 ans, j’étais moniteur d’une colonie de vacances pour jeunes délinquants. Une nuit, trois d’entre eux ont volé un fusil de chasse dans un chalet pas très loin. Ils sont revenus au camp. Pointant leur fusil, ils se faisaient servir par nous, les moniteurs. De temps en temps, ils tiraient dans le vide pour garder leur pouvoir ou juste pour le plaisir de nous voir sursauter. Un coup d’État. Heureusement, un jeune ne s’était pas réveillé avec tout le monde, il se rendit compte de la situation, s’enfuit et téléphona. La police arriva à notre secours.

Bien armée, une personne peut se croire indépendante. Elle a faim, soif, elle obtient ce qu’elle veut sans effort. Si elle a beaucoup d’argent, elle peut se payer n’importe quoi. Si elle contrôle l’information, elle peut garder son trône. Pas besoin de travailler, je suis parfaitement indépendant, j’ai la force. Ce sont les autres qui dépendent de moi. Je pille le travail d’autrui, j’élève mon trône, je détermine le résultat des élections, j’écris la nouvelle constitution…

Peinture de Michel Casavant

Croire que je me sens indépendant pour touts mes besoins et envies, cela enlève toute valeur aux personnes qui m’entourent, sauf leur utilité. Et même les banquets, les villas, les voitures, les services sexuels n’ont aucune valeur autre que leur prix monétaire. Le problème, c’est que même moi, je n’ai plus aucune valeur, les gens qui m’entourent sont là par peur ou pour l’argent, leurs sourires sont faux, leurs paroles, mensonges. Je suis seul dans mon bagne de luxe.

En réalité, je porte maintenant le poids de tout ce qui va mal dans le pays. Tous sont délivrés de leurs responsabilités, tous peuvent se laver les mains dans le bénitier de l’obéissance, mais pas moi. Je suis pointé du doigt, un jour héros, demain peut-être assassiné. Je plane tel un dieu au-dessus du monde, seul et ravalant ma salive. En réalité, rien ne m’est cher et je ne suis cher à personne. 

L’enjeu de l’Ukraine : la valeur

« Les hommes de chez toi, dit le Petit Prince, cultivent cinq mille roses dans un même jardin… et ils n’y trouvent pas ce qu’ils cherchent… Et cependant ce qu’ils cherchent pourrait être trouvé dans une seule rose… »[1] Le totalitarisme : une lutte acharnée contre la valeur des personnes humaines prise dans leur singularité.

Une fois que deux personnes se sont apprivoisées et qu’elles se sont donné naissance par un lien responsable, alors chacun des deux possède une valeur inestimable l’un pour l’autre, et progressivement, toutes les personnes de la terre sont illuminées d’une valeur intrinsèque et sans prix, alors que des idées vagues comme « le Peuple », « l’État », « la Nation » apparaissent de plus en plus comme une sorte de brouillard cachant des abstractions. Le sens de l’État est renversé : l’État n’est plus le maître absolu des personnes, les personnes forment l’État comme leur organe pour y vivre et s’y épanouir, et non pour être tuer par lui.

Par leur combat historique contre les oppresseurs, beaucoup en Ukraine ont pris le goût à l’existence (existere = sortir d’un tout homogène). L’enjeu de la guerre d’Ukraine n’est pas tant l’indépendance nationale, ni la démocratie élective, mais le droit à l’existence personnelle, le droit de penser sans se faire tuer. Ce droit permet la démocratie. Mais ce droit n’existe que s’il devient notre responsabilité à mains nues, le regard droit devant les fusils et les canons.

Vous me demandez : pourquoi une personne aurait-elle une valeur plus grande que l’État? Pourquoi une rose aimée serait-elle plus importante que mille roses balayées par un regard indifférent ou simplement utilitaire? Pourquoi la valeur naît-elle uniquement de l’amour mutuel entre personnes désarmées qui se reconnaissent vulnérables et pourtant uniques? Pilate et les prêtres qui condamnèrent Jésus disaient : « Il est bon qu’un seul homme meure pour le salut du peuple ». Jésus répondait : « Gardez-vous de mépriser un seul de mes petits ». Malgré cette immense inversion sociale (c’est la valeur des personnes qui fait la valeur des multitudes), il a fallu attendre le Moyen-Âge pour que certains philosophes découvrent cette évidence : ce qui existe concrètement vaut vraiment la peine, les abstractions politiquement manipulables n’ont de valeur qu’en fonction des êtres réels. La Déclaration universelle des droits de la personne a été adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU en 1948. Cette charte place au-dessus de l’État et même comme finalité de l’État, le droit à la vie des personnes. Évidemment, ce n’est encore aujourd’hui qu’une aspiration, mais elle indique l’enjeu.

Si je ne suis pas attaché à personne et que je regarde le monde entier avec une parfaite et indifférente égalité, alors rien n’a réellement de valeur pour moi. Qu’il y ait de l’être ou qu’il n’y en ait pas, je m’en fiche, je ne fais même pas la différence entre une idée et une personne. Un être où même une chose n’a de valeur que si je m’en sens responsable, si par exemple, je suis prêt à aller à son secours en cas de besoin. Mon goût de vivre est né d’une rencontre bouleversante avec la femme qui m’a donné le jour et le lait en me regardant comme si sa vie dépendait de moi, alors que c’était l’inverse. Elle a été mon premier réverbère dans la nuit. Elle se serait jetée dans le feu pour m’en sortir.

La personne est l’exact contraire de l’individu. L’individu est une partie du tout. Si la population du Québec est de 8,9 millions d’individus, un individu vaut 1/8 900 000! Alors qu’une personne est unique, irremplaçable pour celui ou celle qui l’aime, sans elle le monde entier me semblerait indifférent. « Je me fous du monde entier/ Quand Frédéric me rappelle/ Les amours de nos vingt ans/ Nos chagrins, notre chez-soi… » 

Et ce n’est pas qu’un sentiment. Une famille inuit qui chasse dans le Grand Nord blanc est dans une situation si difficile que sans lien de responsabilité mutuel indéfectible, elle ne survivrait pas longtemps. Chacun est attaché à l’autre pour sa vie. L’interdit du meurtre et du mensonge est alors bien au-dessus de l’obligation de n’adorer qu’un seul tyran sous peine de mort. Toutes les femmes sont égales à mes yeux d’homme tant que je n’en ai rencontré aucune. L’amour est une sorte de jeu de cache-cache, où tout à coup, je trouve quelqu’un. Je sais alors la différence entre croire aimer et aimer. L’amour nous rend réels les uns aux autres. Au contraire, on ne peut haïr que des abstractions : « Les Arabes », « les Juifs », « les femmes », « les Noirs », « les infidèles »… Le propre d’une abstraction, c’est que je ne peux pas la rencontrer. Qui a déjà rencontré « les Chinois »?


[1] Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit prince, Galimard, Folio, 1999, page 85.

L’inévitable guerre d’Ukraine

Un État totalitaire comme la Russie ne pouvait qu’attaquer un État voisin riche en ressources industrielles et naturelles, un État démocratique où les personnes sortent de la grisaille, se lèvent vigoureusement debout, refusent les crimes d’État, l’assassinat, la torture et l’arbitraire. Pour un État totalitaire, c’est une insupportable provocation, d’autant que ce vent de libération des consciences est déjà en fleur en Russie où des hommes et des femmes risquent leur vie pour s’opposer aux crimes d’État.

Peinture de Michel Casavant

Dans une allocution télévisée surprise, Vladimir Poutine annonce le 24 février 2022 le début de l’invasion de l’Ukraine. Volodymyr Zelensky demande aux citoyens de résister par tous les moyens. Les cartes sont jetées : la force brute contre le droit à la vie pour les consciences libres. En réalité, il ne s’agit pas tant de lutter pour la démocratie que pour le droit de vivre sans risquer à tout moment l’emprisonnement arbitraire, la torture, l’assassinat. Une motivation vitale.

À Bakhmach, des civils se sont placés devant un tank russe pour l’arrêter. À Sumy, un tank russe est en panne d’essence, un homme arrête sa voiture et lui offre gentiment de remorquer son char jusqu’en Russie! Ailleurs, un citoyen est photographié seul, les bras en croix, au milieu d’une colonne de blindés qui n’ose plus avancer. Le président ukrainien avait encouragé les gens à fabriquer des cocktails Molotov, une brasserie de Lviv remplit ses bouteilles d’essence plutôt que de bière et les bouche avec des mèches. Dans les environs de Koryukivka, des civils ont bloqué les camions de ravitaillement  russes. Une petite foule les a encerclés. À Berdiansk, un regroupement a bloqué la route aux chars et entonné l’hymne national en face du monument des combattants de la liberté. À Melitopol, une vidéo montre une personne apostrophant deux soldats russes : « Je suis aussi Russe que toi, lance l’homme, mais je vis ici. Vous venez d’ailleurs. N’avez-vous pas vos problèmes chez vous? »

La Russie a lancé son offensive avec au moins 150 000 soldats équipés de chars lourds et pourtant, la stratégie stalinienne d’intimidation n’a pas marché. Des personnes sont sorties et, d’un regard, ont transformé certains soldats en êtres soudain incapables de tuer. La stratégie russe consistait en un coup d’État, elle reçut l’insoumission. Il a fallu se retirer, reconstituer les forces et tenter de prendre l’Est déjà fortement colonisé, tout en terrorisant la population à coups de drones et de missiles.

Après deux ans de guerre : 18% du territoire ukrainien est occupé par la Russie. En février 2024, le président Volodymyr Zelensky a déclaré que 31 000 soldats ukrainiens ont été tués durant la guerre. Les pertes russes seraient d’environ 120 000 soldats tués et 170 000 blessés. Que faisons-nous face à ceux qui risquent leur vie pour le droit à la vie? L’Union européenne s’est engagée à plus de 144 milliards d’euros d’aide à l’Ukraine, mais 77 milliards ont été affectés, 50 milliards seront livrés, dit-on, dans les prochains mois. Les États-Unis ont promis l’équivalent de 67 milliards d’euros, 42 milliards d’euros sont livrés. L’avancée russe est bloquée, mais la ligne de front qui couvre près de 1 000 kilomètres n’a pas beaucoup évolué la dernière année, elle est même actuellement en recul. C’est maintenant une guerre de position, de soldats tués, de missiles meurtriers sur les infrastructures, de propagande et d’usure. L’Ukraine a de meilleures armes, de meilleures stratégies et une bien plus grande motivation, mais la Russie peut sacrifier beaucoup d’hommes. Malgré quelques pertes sur le front, l’Ukraine a remporté plusieurs succès en mer Noire. Les frappes ukrainiennes sur les forces navales russes ont permis de rétablir le corridor céréalier afin de poursuivre l’exportation. Actuellement, les deux parties tentent de reconstituer leurs troupes.

Il n’y a jamais d’arbitre vis-à-vis des crimes de masse et la solidarité internationale fait défaut. Sous les ordres de Poutine, l’armée russe a attaqué des couloirs humanitaires, des hôpitaux, des écoles, des garderies, elle a utilisé des bombes thermobariques en zones urbaines, elle a assassiné des civils non armés, elle a torturé des personnes et violé de nombreuses femmes. Le mot « guerre » recouvre des saletés innommables qui ne sont pas symétriques : l’un viole le pays pour y installer le droit à la prison et à la torture, l’autre se défend, et plus loin on donne des armes pour lutter avec le sang des autres.

La personne ukrainienne

Que se passait-il en Ukraine alors que la Russie consolidait l’idée délirante de l’État totalitaire, c’est-à-dire l’idée d’un Tout (pourtant devenu un seul individu décideur) devant contrôler les éléments qui le composent jusque dans leurs pensées et sentiments les plus intimes? Revoyons très brièvement l’histoire de l’Ukraine.

Peinture de Michel Casavant

Antes, Huns, Avars, Bulgares, Khazars, Magyars, Petchénègues, Polovtses, Varègues forment les premiers noyaux de la population. En 1240, Kiev est pillée avec grande cruauté par les Mongols. Ensuite apparaît le règne des princes et des seigneurs propres au Moyen Âge. Au XIVe siècle, le territoire passe sous l’autorité de la Pologne-Lituanie. Il est habité par des Polonais, des Moldaves, des Allemands, des Arméniens, des Juifs et des Russes. Les paysans cosaques et les Tartares développent leur indépendance par opposition à l’assimilation polonaise. Se dessine peu à peu la polarité ukrainienne : le nord-ouest pro-européen et le sud-est pro-russe, mais un peu partout la personne tend à s’affranchir. Les Cosaques se soulèvent contre la noblesse polonaise. Ce soulèvement aboutit à la création d’un territoire cosaque autonome baptisé «Ukraine». Les Cosaques combattent la Pologne et plus tard la Russie afin de garder leur indépendance. En 1708, l’Ukraine devient vassal de la Russie, mais la Crimée tartare est soumise à l’Empire ottoman. Il y aura encore bien des départages selon les empires qui se disputent l’Ukraine comme une proie.

Avant la Première Guerre mondiale, l’Ukraine est découpée entre les Empires autrichien et russe et cela jusqu’à la Révolution de 1917. Elle est devenue le principal pôle de l’industrie lourde de l’Empire russe. Néanmoins, comme d’autres peuples en Europe, un mouvement de renaissance nationale ukrainien se fait jour. Des associations culturelles prospèrent et des mouvements politiques s’organisent, par exemple, l’Union pour la libération de l’Ukraine. Pour sa part, la Russie considère le pays comme sa « Petite-Russie ». C’est une terre d’émigration pour les Russes.

Après la Première Guerre mondiale, le 20 novembre 1918, le Rada proclame indépendante la République populaire ukrainienne. Cependant, quelques mois plus tard, l’offensive des Bolcheviks chasse le gouvernement de Kiev. En mars, Lénine livre l’Ukraine à l’Allemagne qui, elle, permet le retour du gouvernement à Kiev. En janvier 1919, les Allemands se retirent. Les troupes tsaristes (les Blancs), l’armée bolchevik (les Rouges), l’armée nationaliste (les Noirs) s’affrontent en pillant la paysannerie, en violant et en massacrant. Les Bolcheviks finissent par l’emporter. Durant tout ce temps, les Juifs sont sauvagement massacrés par de terribles pogroms. Le 30 décembre 1922, l’Ukraine entre dans l’URSS. Elle demande une fédération, Lénine qui rêve d’une révolution mondiale « dénationalisée » rejette l’idée. Son idée de communisme repose sur la dépersonnalisation du citoyen ouvrier au service de la totalité.  Après sa mort, Staline entre au pouvoir, on sait comment. Il ordonne la collectivisation forcée de l’agriculture qui va engendrer d’horribles famines, la terreur de la police secrète, les déportations massives dans les Goulags, en fait, tout ce que faisaient le Tsar et Lénine, mais à une échelle sans précédent. On évalue à quatre millions le nombre de morts, juste en Ukraine. Plus de 200 000 Ukrainiens, beaucoup de Juifs parmi eux, trouvent refuge au Canada et aux États-Unis. La stratégie de Staline consiste à diviser les communautés, mélanger les ethnies, les cultures et la langue, y aller arbitrairement, procéder par dénonciations. Impossible de faire confiance à qui que ce soit, plus de langue maternelle, plus d’amitié, plus d’intimité, plus d’initiative personnelle. La population ukrainienne a longtemps vécu à l’ombre d’états oppressifs, et c’est dans l’oppression qu’elle s’est forgé une solidarité d’aspiration à la liberté personnelle et qu’elle a conservé sa langue propre.

Les nazis vont exploiter la langue ukrainienne à des fins de propagande. Lorsque l’Allemagne nazie envahit l’URSS en 1941, certains Ukrainiens accueillent la Wehrmacht en libératrice. Ce qui n’empêche pas des massacres de Juifs et de rebelles. En 1944, l’Armée russe réussit à libérer l’Ukraine des nazis. Les Ukrainiens qui avaient supposément collaboré avec les Allemands sont internés dans les Goulags. L’armée insurrectionnelle ukrainienne continue son combat contre l’assimilation. À la fin de la guerre, les pertes ukrainiennes s’élèvent approximativement à 8 millions. Du fait de sa victoire, l’URSS entre au conseil de sécurité des Nations Unies avec un droit de veto et tous les crimes de Staline restent secrets. Victorieux, Staline déplace des frontières et des populations à l’intérieur de l’URSS, un demi-million d’Ukrainiens sont envoyés ailleurs en Union soviétique. La reconstruction commence, les autorités soviétiques choisissent de donner la priorité à l’industrie lourde au détriment de l’agriculture. Une troisième grande famine ravage le pays dont le potentiel agricole est unique, le fameux tchernoziom, une terre noire particulièrement fertile.

À la suite du décès de Staline en 1953, Khrouchtchev natif d’Ukraine et qui l’a gouvernée de nombreuses années va progressivement faire exécuter ses concurrents et obtenir les pleins pouvoirs de l’URSS (1958). Il transfère la Crimée à l’Ukraine. Les Tatares qui occupaient la Crimée avaient été déportés en Sibérie durant le règne de Staline. Les colons russes qui les ont remplacés ont cependant de la difficulté à s’adapter aux conditions climatiques. L’agricole s’effondre. Khrouchtchev qui a dénoncé les déportations menées par Staline envoie des dizaines de milliers d’Ukrainiens dans les Goulags pour avoir participé au mouvement nationaliste. On donne à L’Ukraine une mission essentiellement industrielle : grands barrages, usines chimiques, aciéries, un rôle majeur dans le programme spatial et le nucléaire civil. L’Ukraine est ainsi fortement liée à la Russie.

En 1986, boum! la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. L’Ukraine prend conscience qu’elle devient le dépotoir nucléaire de l’URSS. Cette même année, la libération d’un grand nombre de détenus politiques favorise l’organisation de groupes de défense des droits de la personne. En 1989, c’est la chute du mur de Berlin. En 1990, le bloc démocratique obtient environ 25 % des sièges au Parlement. Le Parlement adopte la Déclaration sur la souveraineté politique de l’Ukraine. En 1991, le président Kravtchouk fait du resserrement des liens avec l’Europe démocratique sa priorité. Son successeur, Koutchma, ramène l’Ukraine à la Russie, mais affirme ne pas vouloir devenir son vassal. Il raconte que sa priorité est d’intégrer l’Ukraine à l’Union européenne et à l’OTAN. Durant cette décennie, l’Ukraine connaît un effondrement économique, une redistribution très inégale des richesses et la montée des oligarques. Le gaz russe dont dépend l’Ukraine, ainsi que d’autres biens font l’objet d’un chantage. Se détacher de l’URSS sera très difficile économiquement autant que politiquement. En 2013, un accord d’association doit être signé entre l’Union européenne et l’Ukraine. En raison de pressions russes, l’accord échoue. Ce revirement entraîne d’immenses manifestations réprimées dans le sang. L’opposant Ioulia Tymochenko est libéré et fait sa première apparition le soir sur la place de l’Indépendance, en fauteuil roulant, après deux années de détention… En mars 2014, la Russie annexe la Crimée. La guerre commence.Volodymyr Zelensky arrive au pouvoir en 2021, il lutte contre les oligarques et contre la corruption (viscérale dans l’organisation étatique russe) et se tourne vers l’Europe et l’OTAN. Poutine nie le droit à l’existence d’un État ukrainien, mais surtout, à l’existence des personnes. Le citoyen n’est qu’un simple rouage d’un État totalitaire qui a droit de vie ou de mort sur ses sujets.

Totalitarisme russe

Si quelqu’un entretenait encore des illusions sur Benjamin Netanyahu et sa garde rapprochée, il n’en a plus. Et des sondages montrent qu’une majorité en Israël est toujours favorable aux frappes. Nous reviendrons sur ce genre de délire par résonance entre un chef et un peuple dans lequel un masque d’insensibilité et d’entêtement buté cachent une folie furieuse littéralement délirante. 

Je voudrais maintenant aborder le sujet d’un autre délire quelque peu similaire, celui de Vladimir Poutine et de sa garde rapprochée qui s’acharnent sur l’Ukraine tout en disant que c’est une partie de la Russie. Que se passe-t-il sous cet autre délire qui consiste à imaginer qu’on peut conquérir par des gestes affreux et repoussants ce qu’on n’arrive pas à conquérir par l’attraction de la paix et du bonheur de vivre?

Il nous faut relire l’histoire de la Russie, puis celle de l’Unkraine, alors peut-être verrons-nous l’obsession sous-jacente au délire.

Peinture de Michel Casavant

Entre l’an 800 et l’an 1200, les Varègues (Vikings de l’Est) construisaient Novgorod et Kiev. Les Varègues pillaient, un métier pratiqué un peu partout sur le continent, ce qui leur permettait d’entretenir de lucratifs comptoirs commerciaux jusqu’à Byzance. Les Petchenègues, eux aussi, pillaient. Ils s’installèrent sur le rivage de la mer Noire. Ils s’entendirent avec les Varègues par traités. En 1226, des Mongols, intraitables ceux-là, envahir les principautés de Russie. Ensuite, les Tatars réduisirent en cendre Kiev, Rostov et Moscou. Seule Novgorod résistait aux invasions. Plus tard, par guerres et traités, Moscou prit de la vigueur et vassalisa les principautés sur un immense territoire. C’est en 1547 que la Russie devient un Tsarat. Par traité, la Russie et la Chine développèrent entre eux le commerce. En Eurasie, la paix, n’est toujours qu’une trêve. Les trêves sont nécessaires lorsque les forces viennent à égalité. Durant les trêves, le commerce permet l’augmentation des forces. Le plus fort déclenchera la prochaine guerre. Le cycle banal de l’économie politique.

En 1682, Pierre le Grand monte sur le trône, entre en guerre et réussit à conquérir des débouchés sur la mer Baltique. Sur Novgorod, il fait construire Saint-Pétersbourg et se proclame empereur (du verbe emparer). L’Empire entreprend de nouvelles colonisations : l’Arménie et les pays avoisinants, ensuite il s’empare d’une partie de l’Empire perse, il vend l’Alaska aux États-Unis pour financer ses conquêtes. La Russie s’étend sur la Turquie, l’Allemagne, l’Ukraine, La Pologne… Elle finit même par gagner sur Napoléon, mais la Révolution française a semé son germe. Pendant la Première Guerre mondiale, l’Empire russe entre en guerre pour défendre son alliée, la Serbie, contre l’Allemagne et l’Empire d’Autriche-Hongrie. Elle subit de nombreuses défaites et se retire du conflit en 1917 afin de réprimer la révolution qui éclate en son sein. En 1918, le traité de Brest-Litvosk exige que la Russie abandonne un énorme territoire à l’Allemagne, dont l’Ukraine et la Biélorussie et lui verse 94 tonnes d’or. La grande humiliation. En 1917, la vie en Russie rime avec la misère et la famine, les ferments de la révolution. Le peuple se soulève contre le tsar, les soldats refusent de le défendre. Il abdique.

La guerre civile oppose les Rouges de Lénine, les Blancs tsaristes et les Verts démocrates ou anarchistes. La terreur est partout inimaginable. Les Rouges finissent par écraser les Blancs et les Verts en 1923. À la fin de la guerre, les bolcheviks de Lénine ont reconquis la grande majorité du territoire qui devient l’URSS. Lénine s’empare du pouvoir, se débarrasse de ses opposants, fait assassiner la famille du tsar, s’installe au Kremlin (où résidait le tsar), met en place la Tchéka (police semblable à celle du tsar) et gonfle les goulags de prisonniers politiques (comme le faisait le tsar). Il meurt en 1924. Staline prend le « trône » en1929 après avoir éliminé des opposants. Dès son arrivée, il augmente de beaucoup les stratégies de son prédécesseur (la grande purge, les tortures et les exécutions, les déportations de masse…).

En 1939, Staline signe avec Hitler un pacte secret de non-agression. Ce pacte définissait, entre autres, le départage de tous les pays entre l’URSS et l’Allemagne nazie. En 1941, l’Allemagne attaque l’Union soviétique. Après d’énormes pertes, l’armée rouge regagne le terrain perdu, et continue en prenant les pays d’Europe de l’Est et l’Allemagne jusqu’à Berlin. Parce que l’Allemagne nazie a perdu, toutes les horreurs qu’elle a perpétrées sont exposées à la vue de tous. Staline est vainqueur, avec la complicité des Alliés, ses crimes restent secrets. 

En 1946, alors que les anciennes grandes puissances européennes se sont écroulées, il ne reste plus que deux empires : l’URSS et les États-Unis. Les deux sont radicalement différents du point de vue idéologique. Les États-Unis s’entourent de tous leurs alliés pour former une alliance militaire, l’OTAN. L’URSS forme une alliance similaire avec les pays d’Europe de l’Est. Et c’est la course aux armements les plus monstrueux. L’équilibre de la terreur nucléaire.

En 1985, Gorbatchev prend le pouvoir. L’économie de l’URSS est à terre et nombre de pays du Pacte de Varsovie veulent leur indépendance. Gorbatchev tente une avancée vers la démocratie et une décentralisation de l’économie (en somme, une sortie du totalitarisme en prenant en considération l’existence d’individus). Nombre de populations le prennent au mot, c’est la chute du mur de Berlin et la réunification allemande (1990).

En 1991, l’Armée rouge tente de renverser le gouvernement de Gorbatchev. Le putsch échoue grâce à l’intervention de Boris Eltsine, alors président. La même année, 11 des 15 présidents des républiques autonomes soviétiques se rejoignent au Kazakhstan pour décider la dislocation de l’URSS en démocraties indépendantes. Les débuts de la Russie dépouillée de ses satellites furent marqués par une forte crise économique et la guerre contre les Tchétchènes. Eltsine démissionne et nomme Vladimir Poutine à la tête du pays. Il écrase la révolte Tchéchène dans le sang et la terreur. Il redresse l’économie en utilisant le pétrole et le gaz naturel comme ressource pour inféoder les anciens pays du Pacte de Varsovie et la plus grande partie possible de l’Europe.  Il reprend la Géorgie et annexe la Crimée. Il crée l’Union économique de l’Eurasie.

Bref, l’idée d’empire totalitaire reste l’éternel fond de la Russie qui n’a jamais vraiment connu autre chose. La « Grandeur nationale » se mesure à la grandeur de ce que l’on soumet : territoire, ressources, populations. Cela se fait par la plus petite idée qu’on peut avoir de la « Grandeur » (une idéologie) et par les armes. L’empire totalitaire est en soi l’idée d’une masse humaine désindividualisée et soudée derrière un seul surhomme hanté par cette « Grandeur ». Dans un tel empire totalitaire, toute idée d’existence d’un individu (un être qui refuse de se confondre avec la masse) doit être éradiquée. Il s’agit d’un combat de tous les jours.

L’ordre et le désordre

Dans le monde réel, il n’y a jamais de solution, car il n’y a pas de problème (les problèmes sont formés dans notre esprit), il n’y a que des forces de désorganisation (entropie[1]) et l’émergence d’organisations (néguentropie[2]).

Tableau de Pierre Lussier

Les forces sont par essence entropiques, on dirait des bombes, beaucoup d’énergie en peu de temps, peu d’intelligence et pas de conscience. Une structure très hiérarchisée ou peu de personnes pensent pour beaucoup d’exécutants est très peu intelligente (elle n’additionne pas les intelligences, elle les inhibe). Une structure aveugle sur ses conséquences n’utilise pas le « voir » de la conscience. Elle utilise le maximum d’énergie pour reproduire toujours les mêmes biens, les mêmes services, les mêmes comportements.

Pour faire émerger un système organique, il faut beaucoup de conscience, des intelligences qui travaillent ensemble, une conscience qui voit ce qu’elle fait et un faible flux d’énergie constant. Une organisation très participative, où les finalités sont réfléchies pour entrer en harmonie avec l’environnement complexe de la nature et de la société humaine, émerge de relations adaptatives, par exemple, une ferme collective qui fait des jardins écologiques, une association de citoyens pour la participation de tous à la vie municipale…. 

À cet égard, il y a deux sortes d’ordre :

  1. L’ordre planifié policier : des structures et des plans définis par peu de personnes où tout est prévu, prédéfini et exécuté comme des programmes. Ce genre d’ordre est « forcé » par lois, règlements, programmation, bureaucratie, sanctions… Plus une société s’oriente vers ce type d’ordre, plus elle se dirige vers l’éclatement, c’est-à-dire le désordre : les polarisations, les divisions, les confrontations violentes, les soulèvements… Plus elle retarde ce désordre, plus il sera explosif. 
  2. L’ordre organique : il émerge d’un système où chaque élément voit, juge, agit en fonction d’une finalité qui s’adapte à l’environnement à mesure que l’intelligence collective voit et agit. C’est ce type d’ordre qui préside à la vie. On le retrouve dans des mouvements agiles d’intelligences collectives et créatrices.

Même se le premier est nécessaire, c’est ce deuxième type d’ordre qu’il nous faut pour rendre viable les sociétés humaines qui ne peuvent échapper au monde de la vie, la nature. Ce type d’ordre ne peut émerger que d’une solidarité de consciences. L’ordre planifié et programmé, l’ordre reproducteur du même et donc conservateur est généralisé dans nos sociétés, aussi nos sociétés évoluent vers le désordre organique et adaptatif. Saint-Exupéry entend par démocratie : une manière de vivre qui utilise les capacités créatrices de chaque être humain au service d’un dessein commun qui sollicite notre intervention continue.


[1] Entropie : loi physique qui précise que toute dépense d’énergie diminue la complexité, par exemple une bombe, c’est beaucoup d’énergie et peu d’intelligence, son effet : désorganisation, destruction, mort des organismes complexes comme les êtres vivants.

[2] Néguentropie : le contraire de l’entropie, c’est-à-dire la complexification. La complexification demande un flux d’énergie stable, doux et continue, comme par exemple les rayons solaires, alors les molécules se complexifient et peuvent arriver à former des êtres vivants. L’intelligence adaptative augmente.

Voir clairement l’impasse

Avant de continuer sur les faits (nous aborderons bientôt, l’invasion russe de l’Ukraine), je voudrais expliciter les impasses que toute conscience, sans doute, ressent :

  • l’augmentation des températures, des tempêtes, des sécheresses, des feux, des inondations et l’inexistence d’une instance capable d’agir sur les causes;
  • la fragmentation de l’information et la désinformation qui découpent les collectivités en silos tout en les clivant de la réalité et l’inexistence d’une instance capable d’agir sur les manipulateurs d’informations;
  • la montée de la haine inévitable dans des systèmes clos qui se sentent existentiellement menacés (comme Israël et la Palestine, par exemple) et l’inexistence d’une instance capable d’empêcher les massacres;
  • la facilité des collectivités anxieuses à se rallier à n’importe quel harangueur de foules qui propose une « solution miracle » et l’inexistence d’une autorité crédible capable de les freiner;
  • l’extraordinaire montée des fortunes qui concentrent tous les pouvoirs entre les mains d’égocentriques souvent maladifs en même temps que la descente aux enfers des laissés pour compte et l’inexistence d’une instance capable d’assurer une régulation économique.

Peinture de Michel Casavant

L’impasse est si nette, si étendue et si aiguë qu’elle ne peut être que ressentie. Nous sommes humains, nous ressentons avant d’être capables de nous « mettre les yeux en face des trous ». La conscience qui ressent l’impasse est notre moteur de changements adaptatifs dans la mesure où elle voit une issue. Elle paralyse lorsqu’elle n’en voit pas.

Nous sommes à l’étape où la conscience doit affronter l’énorme défi du processus de solidarisation menant à l’émergence d’un organe mondial de décisions collectives. À ce titre, la solution ne peut que commencer par la base : l’éveil.

Aussi, nous irons toujours du négatif au positif, du défi à l’issue.

L’angoisse heureuse

Il nous faut ici revenir sur une idée générale. Plus l’angoisse refoulée augmente, plus les idées petites, simplistes, fermées attirent et capturent comme un remède miracle à toutes les maladies. Par, exemple : « les Palestiniens n’ont qu’à partir dans leur pays, ils ont déjà un État : la Jordanie », ou la contre-thèse : « que l’Europe reprenne ses colons juifs, comme elle a rapatrié la plus grande partie de ses colons en Afrique. » Plus ces idées miracles capturent, plus l’angoisse devient pathologique, car compressée dans une petite idée fausse et irréalisable. Durant ce temps, les structures de pouvoir légales ou illégales augmentent en armement, en argent, en puissance économique et médiatique pour mieux tasser le plus de monde possible dans des idéologies (idées petites et closes par définition). 

Lorsque l’angoisse atteint un certain seuil de compression par écrasement sur soi dans une idée bornée de soi et du monde (une idéologie), c’est la déflagration sociale : les hommes de pouvoir deviennent fous de pouvoir, l’obéissance tourne au délire collectif, les révoltes deviennent des mouvements de panique. Tout le contraire de la montée en montagne pour affronter l’immensité du bien et du mal en nous-mêmes. De quoi sommes-nous faite pour que nous puissions devenir monstre ou sage, gouffre ou phare?

Se rentrer la tête dans un trou à peine assez grand pour la contenir n’aide personne. Car nous ressentons que le reste de notre corps n’est à l’abri de rien. Nous ne faisons que transmuer notre angoisse existentielle et morale en angoisse pathologique.

Pourtant, l’angoisse devant ce qui nous dépasse en nous est la source même de notre adaptation à notre nature dans la nature. Dans les premiers sous-marins, on amenait des lapins. Si le sous-marin descendait trop bas, les lapins paniquaient sous la pression. On remontait le sous-marin avant qu’il n’explose.

Saint-Exupéry disait lorsqu’il était aux États-Unis alors que son pays était en pleine guerre : « Je souffre de ne pas souffrir avec les miens. » Il écrivait le Petit Prince. Il est revenu en Europe comme pilote de guerre. Là, il était heureux. L’angoisse est un fleuve qui s’apaise dans une issue.

Histoire des Palestiniens

Des études génétiques révèlent que les Palestiniens d’aujourd’hui partagent une continuité avec les populations très anciennes qui vivaient là, à l’âge du bronze, y compris les Juifs[1]. Après la prise de Jérusalem par les Romains, l’influence juive a fortement diminué en Palestine. Entre le IVe et le XIe siècle, la région devient plutôt chrétienne. Cependant, déjà au VIIe siècle, l’islamisation commence. Les musulmans seront majoritaires dès le Moyen Âge. À la fin du XVIIIe siècle, Bonaparte mène campagne en Palestine, il attribue la propriété de la « Terre sainte » au peuple juif. Ensuite, ce fut la conquête des Égyptiens, puis des Ottomans. Il y a toujours eu une population juive en Palestine en bonne entente avec la population musulmane et chrétienne.

Peinture de Pierre Lussier

La révolution communiste russe entraîne la première vague d’immigration juive en Palestine. Les habitants du pays vivent d’une agriculture traditionnelle. Les grands propriétaires terriens vivent dans les grandes villes, parfois aussi loin que Beyrouth, Damas, Paris. C’est à eux, principalement, que les Juifs achètent les terres. À la Première Guerre, le Royaume-Uni, la France et la Russie planifient dans le plus grand secret le partage du Proche-Orient. En réalité, la France et le Royaume-Uni sont en train de perdre la guerre contre les empires austro-hongrois et ottoman (Turc). Ils ont besoin d’alliés pour gagner la guerre. Ils veulent l’engagement de la Russie sur le front Est, celui des peuples arabes sur le front Sud (qui veulent se libérer de la domination ottomane) et des États-Unis pour les armes. Pour s’allier le Tsar de Russie, la France promet de lui « céder » Constantinople et donc un lien maritime vers la Méditerranée. Le Royaume-Uni promet aux Arabes un État indépendant, et aux Juifs (qu’il croit très influent aux États-Unis), un « foyer national juif » en Palestine. Des promesses contradictoires, mais que ne ferait-on pas pour gagner cette satanée guerre de tranchées où meurent des millions de soldats! On découpe la peau de l’ours avant de l’avoir tué.

Consultés, les Arabes de Palestine se prononcent pour un rattachement à la Syrie et non pour un gouvernement « indépendant » sous mandat anglais. Pour contrer ce risque, le Royaume-Uni choisit de soutenir le sionisme pour mieux contrôler la population musulmane. L’immigration des Juifs est rapidement massive. Des émeutes éclatent. En 1928, la commémoration par les Juifs de la destruction du Temple par les Romains est ressentie comme une provocation. De nombreux incidents ont lieu et une rumeur court : un complot juif vise à s’emparer de l’esplanade des Mosquées (lieu sacré des Palestiniens). La rumeur aboutit à des pogroms anti-juifs, des massacres locaux, mais atroces. Le Royaume-Uni décide de limiter l’immigration juive. Débute alors l’immigration illégale. Bientôt, la révolte arabe prend l’allure du jihad. Le gouvernement juif entreprend l’implantation de 51 nouvelles colonies juives. Ce qui aggrave les tensions.

Des groupes armés arabes s’empennent aux Britanniques (la Palestine est sous mandat britannique) et aux Juifs. L’armée anglaise mène une dure répression qui décapite le mouvement musulman. De son côté, l’Irgoun juif commet une série d’attentats à la bombe contre des bus arabes. L’idée juive de « transfert » de population devient majoritaire dans le nouveau gouvernement juif. Pour calmer le jeu, le Royaume-Uni déclare sans équivoque qu’il n’a nullement l’intention de transformer la Palestine en un État juif. Cela ne fait qu’envenimer la polarisation des deux peuples pour la possession indivisible du pays.

Un des grands chefs palestiniens, Amin al-Husseini, rencontre Adolf Hitler et des dirigeants nazis pour les amener à adopter la cause arabe et à étendre leurs mesures anti-juives en Palestine. Mais la majorité des Arabes de Palestine ne le suivront pas. David ben Gourion du gouvernement juif annonce son objectif : la création d’un « commonwealth juif ». En 1944, l’Irgoun organise l’armée juive et lance une campagne d’attentats contre les Britanniques. La milice juive attaque le QG britannique et fait de nombreux morts. En 1947, les Britanniques expulsent l’Exodus des côtes de Palestine avec ses 4 500 survivants de la Shoah. La réplique juive est terrible, le Royaume-Uni abandonne son mandat en Palestine. Il est repris par l’ONU.

L’ONU considère deux options : la solution à deux États indépendants et la fédération à deux États. L’Agence juive coopère, mais pas le Haut Comité arabe qui rejette ce qu’il juge une forme de colonisation de leur territoire par une masse de Juifs européens. Le 29 novembre 1947, l’Assemblée générale de l’ONU vote une résolution sur le partage de la Palestine à deux états. Le territoire israélien proposé couvre 55 % de la Palestine. Le plan est rejeté par la droite sioniste autant que par les Arabes. Des attentats et des représailles surviennent partout. Une troupe syrienne entre en Palestine. Il y a des attaques à l’arme lourde contre des colonies juives. Les forces juives se défendent avec vigueur; 70 000 Palestiniens musulmans partent pour l’étranger. La Haganah, milice juive, reçoit des armes lourdes du Bloc de l’Est en particulier de la Tchécoslovaquie et devient une armée professionnelle. L’URSS veut déstabiliser le Moyen-Orient qui se tourne vers les États-Unis. L’armée juive conquiert Tibériade, Haïfa, Jaffa. Les villages arabes tombent les uns après les autres. On assiste à un autre exode de Palestiniens peut-être 320 000 réfugiés.  Le 14 mai 1948, ben Gourion lit la Déclaration d’indépendance qui proclame la création de l’État d’Israël. Dans les jours qui suivent, des armées composées de Libanais, de Syriens, d’Irakiens, d’Égyptiens se joignent aux forces palestiniennes. Israël se retrouve à nouveau sur la défensive.

Les armes affluent pour aider Israël, principalement des États-Unis. Israël conquiert la plus grande partie de la Palestine. La troisième vague de départ des Palestiniens musulmans est inévitable. On parle de 700 000 personnes. Un exode à la fois intérieur vers la bande de Gaza (qui devient à toute fin pratique un camp de réfugié) et la Cisjordanie, et extérieur vers la Syrie, le Liban et la Jordanie. À la fin, plus de la moitié des Palestiniens musulmans sont des réfugiés. Les départs sont remplacés par les survivants de la Shoah, ainsi que par les Juifs chassés ou fuyant à leur tour les pays arabes. En décembre 1948 : la loi sur les « propriétés abandonnées » permet la saisie des biens de toute personne « absente ». Après, on connaît mieux l’histoire, la Guerre de six jours et le reste.

On voit clairement qu’il ne s’agit pas d’une guerre civile venant uniquement de l’intérieur, au contraire, elle est nourrie de l’extérieur et exacerbée par la Guerre Froide. Gaza vit sous un blocus israélien depuis des années. Seule l’aide humanitaire lui permet de survire. Et maintenant, c’est un massacre systématique avec l’intention ferme d’en finir. Personne ne peut plus douter de l’intention de l’extrême droit juive de se débarrasser d’une grande partie de la population arabe pour assujettir complètement ceux qui resteront.

« Plus d’enfants ont été tués dans la bande de Gaza en quatre mois qu’en quatre ans de guerre dans le monde entier », rapportent les Nations-Unies.


[1] Ranajit Das, Paul Wexler, Mehdi Pirooznia, et Eran Elhaik, parue en juin 2017 chez Frontiers in Genetics.