Libre comme l’arbre

Dessin de Pierre Lussier

Lorsqu’on regarde un trio d’arbres dans une plaine venteuse, il se dégage une harmonie saisissante. Pourtant, leurs vies ont été un combat. Suivons uniquement la variable « vent » en fonction de l’invariable « gravité ». La finalité de l’arbre est simple : vivre, mais l’atteinte de ce but est complexe. Pour vivre, il lui faut de la lumière; pour y arriver, il a appris à utiliser sa mémoire de bois (le bois est fait de vieilles cellules qui ont rigidifié et donc enregistré leur adaptation). Il monte sur sa mémoire comme sur des échasses pour rejoindre la lumière, il doit se maintenir droit (garder son centre de gravité aligné sur sa base) et compenser en allongeant ses racines. Dans chacune de ses cellules, il y a des capteurs de verticalité (des petites granules relativement lourdes qui servent de fils à plomb). Selon le vent dominant, l’arbre ajuste ses muscles de bois pour renforcer le côté à contrevent et se ramener vertical. Pour les vents irréguliers, il étend des branches d’équilibriste. L’arbre fabrique des centaines de germes de branche qu’il peut activer à tout moment pour s’équilibrer. Ses amis arbres collaborent, l’un freine le vent, l’autre lui ouvre une percée de lumière en s’arc-boutant vers lui. Les futaies ne s’intriquent pas, mais s’équilibrent en se donnant un espace de jeu. L’ensemble forme un combat de collaboration sur des dizaines ou des centaines d’années. L’arbre est un modèle d’intelligence et d’amitié aujourd’hui étudié par de grands laboratoires.

Ce qui aide les arbres, c’est que leurs multiples sens (leurs capteurs) ne sont pas localisés comme chez nous avec un nez, deux yeux, deux oreilles, mais répartis dans toutes ses cellules. Ensuite, les informations rejoignent les cellules qui les transforment directement en actions adaptées. Par exemple, l’auxine, une hormone végétale, ajuste la forme des. Les cellules à l’ombre retiennent plus l’auxine et grandissent plus vite que les cellules en pleine lumière, ce qui amène l’arbre à courber les branches pour s’étendre au soleil. Chez l’arbre, il n’y a pas de cerveau interprétatif centralisé, l’intelligence est délocalisée, elle agit directement selon des informations qui lui arrivent directement (sans interprétations, illusions ou mensonges).

Les arbres ont traversé des centaines de millions d’années d’évolution. On ne leur apprendra pas à vivre, mais ils peuvent nous en apprendre beaucoup. L’arbre semble prisonnier de son enracinement, mais il a trouvé sa liberté profonde (racines) verticale (tronc) et horizontale (branches). Nous, nous sommes prisonniers, non pas du réel, mais de notre interprétation du réel; nous attaquons par peur d’être attaqués; notre intelligence autoréférencée nous joue des mauvais tours. Pouvons-nous monter aujourd’hui sur nos mémoires afin d’éviter de reproduire sans cesse les mêmes aberrations exécutées avec des technologies de plus en plus performantes ?

Méditation du samedi: Un détail contre la mort

J’ai dit que notre malheur venait d’un enfermement dans une sphère en miroir qui réfléchit sur nous nos propres peurs au point que nous nous attaquons les uns les autres de crainte d’être attaqués. Réflexe de paranos. Nous devons nous extraire de là. J’ai dit ensuite que les détails que nous découvre la science percent parfois l’écran et nous donnent un aperçu de la réalité. Et cette réalité n’est pas aussi mortelle qu’on l’imagine.

Voici un détail présenté par Joël Ignace dans Peut-on aller en dessous du zéro absolu ? Revue Science et Avenir18 décembre 2020Je résume :

Au zéro absolu de la température, le préjugé classique voulait que les atomes soient complètement statiques, et que donc, l’univers devrait finir par mourir de froid par dilatation. Rien ne peut être plus froid que le zéro absolu (-273,15 °Celsius), cela constituait un des piliers de la « théorie » de la mort cosmique (Le Big Freeze). En 2013, des physiciens allemands sont parvenus à obtenir un gaz qui a atteint une température inférieure au zéro absolu (expérience plusieurs fois vérifiée par la suite). À une fraction de degré sous le zéro absolu, donc à un détail près, on constate que la distribution de Boltzmann s’inverse. Dans la distribution de Boltzmann (au-dessus du zéro absolu), toutes les particules n’ont pas la même énergie, la majorité des particules restent à un niveau d’énergie faible et un petit nombre seulement s’agitent fortement. Il y a une part importante de hasard (phénomène stochastique) dans la chaleur. Mais en bas du zéro absolu, cette distribution s’inverse : tout à coup, les particules vibrent avec harmonie, elles ont formé un commun accord (synchrone), « si bien que la température négative est plus chaude que n’importe quelle température positive ».

Bref, une fois proche de la mort thermique, le cosmos devrait repartir presque dépourvue de hasard et non pas mourir. Voilà un détail qui perfore l’écran de la mort dans lequel on projette nos peurs que l’expérience contredit. Cette expérience renforce une philosophie de bon sens qui veut que la vie l’emporte sur la mort, car, sinon, le temps commencerait et finirait à un moment particulier, or, en l’absence de temps, il n’y a évidemment pas de moments particuliers. Si le temps est, il a toujours été et sera toujours.

Méditation du samedi: Science et enfermement social

L’esprit scientifique est rare, le scientisme est omniprésent. Le scientisme prend pour vrai ce qui n’est que théories interprétatives qui, le plus souvent, ne sont que des miroirs de nos angoisses qui entretiennent notre enfermement. La science, elle, s’intéresse aux détails qui mettent à mal les théories pour les faire évoluer non pas vers nos préjugés culturels mais vers la réalité observable. Elle nous délivre.

Je ne suis pas un scientifique, mais je ne peux pas résister au plaisir de lire des « détails » qui bouleversent mes préjugés. Par exemple, le détail de trois quarks différents se combinant dans une mystérieuse agitation structurante pour former un proton stable pour des milliards d’années; ou comment une mitochondrie produit un filament d’ARN codant engendrant une protéine qui va migrer et déclencher une chaîne incroyablement complexe de réactions immunitaires… Tout cela m’émerveille en me faisant toucher le réel… Et rien n’est plus pareil. La science décrit des chaînes de réactions si complexes que soudain l’arbre devant la fenêtre devient complètement improbable. 

Je distingue science et philosophie. Dire que le cosmos vient du néant et du hasard pour retourner au néant et au hasard est une projection culturelle, ce n’est ni de la science ni de la philosophie, c’est un mythe moderne. Le scientiste est celui qui passe de la science à la projection culturelle sans même s’en rendre compte. Le scientifique, lui, définit le hasard (égalité parfaite des probabilités). Ensuite, ne le trouvant pas dans le réel, il décrit avec précision des probabilités inégales et souvent extrêmement improbables!

Plus profondément encore, pour des nécessités de méthode, la science fait « comme si » la réalité était un objet mécanique. Le scientifique est lucide à cet égard. Mais lorsque la politique s’empare de la science pour se légitimer (comme actuellement), cela mène forcément à la dérive des décrets (« comme si » une société se conduisait de la même manière qu’une automobile). Deux graves conséquences : la société ne suivra pas éternellement; pire, elle se sent perdre sa valeur, car un objet mécanique n’a plus ni sens ni valeur dès qu’il n’est plus utile à sa fin (comme une automobile inutilisable devient absurde et sans valeur). La philosophie tente de restaurer le réel et son sens. Lorsqu’on lit un texte, on doit connaître les détails du passage complexe des graphèmes aux phonèmes, la syntaxe, la grammaire, etc. Cependant, ces détails ne donnent pas le sens du texte. Un philosophe qui ne tient pas compte des détails révélés par la science ne peut restaurer ni le réel ni son sens. Pour sortir des projections culturelles qui nous rendent malades, nous devons, au minimum, croiser science et sagesse.

Renaître humain

Dès l’antiquité, nous avons inversé la propriété : alors que nous appartenons évidemment à la nature, nous avons imaginé que la nature nous appartenait. C’était déjà un acte de schizophrénie, une perte de contact avec la réalité et son remplacement par l’hallucination de nous croire « sur naturel ». Une telle schizophrénie est un enfermement psychosocial dans un cercle vicieux : se persécuter soi-même par hallucinations interposées, autrement dit, voir la nature cruelle et le devenir; voir la nature absurde et le devenir; voir la nature mécanique et le devenir…

Comment sortir de cette étrange prison-miroir où l’ombre de nous-mêmes projetée sur l’écran de notre propre société correspond tellement à nos peurs, à nos traumatismes, que nous ne trouvons plus d’issue! Craignant la faim, nous vidons les océans et asséchons les terres; redoutant de suffoquer, nous rendons l’air irrespirable; paniqués par les cataclysmes, nous déréglons le climat; apeurés par l’envahissement des étrangers, nous envahissons leur économie… En langage technique, on dit alors que le schizophrène est victime de forclusion : ce que le malade produit par le refoulement de ses peurs lui apparaît comme provenant de l’extérieur de lui-même. Il se voit victime, il est bourreau.

« Lorsque Phénix sent sa fin venir, il construit un nid ; il y met le feu, bat des ailes pour attiser les flammes et s’y consume. Il renaît de son cadavre. »

Comprenez-moi, je ne suis plus à l’étape de me scandaliser, je parle en travailleur social, je voudrais aider mon « patient collectif » à se libérer de ses propres images obsédantes. Je voudrais qu’il puisse trouver en lui la lumière de la réconciliation avec lui-même. Ainsi, il pourrait passer de la culpabilité refoulée et projetée à la responsabilité confiante.

Bientôt, le 25 août de cette année sera publié chez Leméac, Sur la route des grandes sagesses. J’ai écrit ce roman, non comme une critique, mais comme une thérapie. Il est basé sur notre histoire et sur notre nature intérieure afin que par le contact entre les deux, nous retrouvions l’équilibre.

Dans mes méditations du samedi, je voudrais explorer quelques pistes de cette libération : la science, l’observation, l’amitié, la solidarité, l’art, le pragmatisme, l’amour, la sainte colère, la réconciliation avec soi-même…