Étapes vers la solidarité 

Pour arriver à l’émergence d’une solidarité qui ne soit pas une simple révolte qui ne peut appeler qu’une répression sanglante, on ne peut que miser sur des personnes libres qui ont traversé quelques étapes :

Peinture de Pierre Lussier

1 – L’émancipation personnelle

Nous, êtres humains, que nous le voulions ou non, nous sommes, pour le moment, la seule créature qui refuse d’être uniquement et passivement une créature. Nous n’arrivons pas à nous contenter d’être faits et programmés, nous voulons nous guérir de nos traumas d’enfance, nous émanciper des conditionnements de notre éducation, de la publicité, etc., ajouter notre grain de sel et participer à l’évolution de notre société. Pour cela, nous devons prendre appui sur notre conscience, décider, agir.

2 – L’affranchissement social, économique et politique

Nous sommes nés dans des sociétés fondées sur la domination, l’ordre policier, la compétition, la sélection, l’exclusion, l’exécution mécanique, la soumission aux technologies… Nous arrivons au moment où ce processus approche de son dénouement dramatique. Nous devons nous affranchir de tout cela afin de participer à la métamorphose sociale, politique, économique, culturelle et spirituelle nécessaire à notre adaptation aux conditions de notre survie sociétale.

3 – Comprendre ce qu’est le « mal »

Car oui, le mal existe, il y a dans nos sociétés des structures extraordinairement outillées pour imposer des idéologies systématiquement destructrices. Il nous faut comprendre les bases de cette violence pour la désamorcer en nous, nous en défendre sans qu’elle nous contamine, et agir efficacement contre elle dans la solidarité.

4 – Vaincre la peur par l’amour

Porter secours à ceux qui sont écrasés par le mal idéologique ou le mal économique suppose que l’appel à l’aide de notre prochain nous transporte au point d’oublier la peur, comme cette mère qui se jette dans une maison en flammes pour sauver son enfant. Sinon, c’est le règne de la force et de la violence.

Si la « personne libre » se définit par une conscience affranchie, alors l’humanité est à un carrefour, soit que naîtra un nombre suffisant de personnes libres pour modifier la trajectoire de la déroute qui nous emporte, soit que nous frapperons le mur des conséquences.

La source du bien et du mal

Spleen II : L’ennui, fruit de la morne incuriosité, / Prend les proportions de l’immortalité.

— Désormais tu n’es plus, ô matière vivante, / Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,

Assoupi dans le fond d’un Saharah brumeux, / — Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,

Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche / Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche.

Baudelaire

Il y a en nous une zone d’indifférence totale, un point neutre, un gouffre de vide total. Il y a des moments où nous tombons dans ce zéro « incuriosité », aucune attirance. Vivre ou mourir est sans importance. La terre et l’univers peuvent bien disparaître, on s’en fiche royalement. Il y a les arbres à la fenêtre, les oiseaux qui piaulent, les maisons, les chiens, les voisins, il y a de l’être, mais qu’il y en ait ou qu’il n’y en ait pas, cela nous est totalement indifférent. Et surtout, dans ces moments-là, nous sommes convaincus qu’il s’agit de l’état même de l’être, de son état réel une fois toutes illusions perdues. Le moment prend « les proportions de l’immortalité ». Une sorte d’asthénie métaphysique, de nihilisme moral.

À moins d’une grave dépression, on n’y reste pas longtemps. Désirs et peurs nous sortent de là. Mais cette zone existe comme le puits dans la cour, elle est toujours là même lorsqu’on n’y est pas. En réalité, notre conscience sait qu’elle est l’organe même de la donation des valeurs. Donc, il y a un lieu en elle où les valeurs semblent sortir du néant, comme l’eau d’un puits profond. Et si elles ne sortent pas, rien n’a de valeur. L’être est sans importance pour la conscience, la valeur est comme la couleur que la conscience jette sur un être, des êtres ou même tout l’être, et c’est cela qui donne vie à l’être. Dans les grandes traditions, la beauté est l’essence de l’être qui sort de notre intériorité. Sans cette essence, cette beauté, rien ne vaut rien, l’être est comme s’il n’était pas. L’être humain marche dans une immense galerie d’art, mais tant qu’il n’y porte pas sa « curiosité », il ne voit que des choses, des utilités pour son inutile vie, et c’est évidemment absurde. 

Chez l’être humain, le désir engendre la valeur, les besoins vitaux engendrent les appétences. Normalement la soif me pousse vers l’eau, la faim, vers la nourriture… Oui! parce que je suis un animal. Mais je suis un animal qui engendre, de son intériorité, son désir de vivre et sa joie. Et ce désir de vivre vient de la valeur que j’accorde aux êtres qui sont devant moi. C’est par la valeur que j’accorde à certains êtres que je gagne moi-même en valeur. C’est comme l’œil, il ne vaut rien tant qu’il ne regarde rien. Personne ne peut s’accorder plus de valeur que la valeur qu’il en accorde aux autres. Sans la valeur, le monde n’est qu’un réservoir d’utilités, moi compris. Mais utile à quoi, à qui, si tout n’est qu’une utilité? Le serpent se dévore lui-même par la queue et le problème du monde ne consiste plus qu’à devenir la tête plutôt que la queue, le maître plutôt que l’esclave, le dévoreur plutôt que le dévoré… Sans même se rendre compte que c’est de l’autophagie.

Peinture de Michel Casavant

Je pense que ce point de « nihilisme » intérieur propre à la conscience, cette zone où la valeur semble sortir du néant pour nous tendre à la vie, le psychopathe y reste accroché comme s’il n’avait jamais été aimé. Le saint aussi ne quitte pas cette interface entre la valeur et son néant. Mais, au lieu de rester dans le dépit, il y plonge sa canne à pêche et chaque être lui revient dans sa beauté. Fleurir du mal de vivre, aussi bien dire « Les fleurs du mal ».

Première synthèse

Revenons un peu sur notre question : De quoi sommes-nous faits pour que nous puissions devenir de monstrueux fanatiques ou de grands sages?

Nous avons parlé de Gaza. La vengeance qui entraîne la vengeance, le trauma qui entraîne le trauma. Qui peut en Israël, vouloir voir ce qui se passe à Gaza : les corps écrasés sous les décombres, les enfants déchiquetés, les survivants mutilés, les femmes avec un bébé mort dans leurs bras, la misère, le désarroi? Il lui faudrait un courage énorme et pourtant certains y arrivent et vont au secours des Palestiniens au risque de leur vie. Nous avons parlé de Vladimir Poutine qui se prend pour un État et de l’Ukraine qui aspire à la naissance des consciences personnelles. Nous avons parlé du Soudan, ou plutôt des deux généraux fous de pouvoir et du peuple qu’ils écrasent sous leurs chars de guerre. Nous avons parlé d’Haïti et des révoltes tellement légitimes, mais qui inversent les rôles sans changer le jeu. Nous avons parlé de l’État islamique et de sa mécanique fanatique!

Peinture de Pierre Lussier

Comment se fait-il que la solidarité humaine n’ait pas fonctionné? Un viol au couteau en plein milieu de la rue, et les gens détournent le regard pour continuer leurs achats! Oser regarder qui souffre, courir à son secours est un élan qui devrait être naturel… Ne pas détourner le regard est le premier moment de la conscience, le moment de vérité, un moment pour sentir notre appartenance à l’humanité. Mais voir, parfois, sidère. Nous sommes programmés pour voir d’abord le danger et fuir lorsqu’il est démesuré. Un réflexe de survie individuelle. Mais justement, les dangers démesurés ne permettent pas le salut par la fuite individuelle. Parfois, seule une puissante solidarité peut sauver du malheur. Les chasseurs cueilleurs ont survécu aux prédateurs les plus cruels grâce à leur solidarité. Avec les civilisations de pilleurs (les empires), ce réflexe de solidarité semble sidéré entre l’élan de secourir et la peur des machines à tuer devenues monstrueuses. 

Pour sortir de cette sidération, il faut peut-être d’abord regarder dans la cohue, les femmes et les hommes qui courent au secours des victimes. C’est difficile parce qu’ils nous appellent, ils nous veulent avec eux, et nous avons peur

Le premier pas vers l’humanité, c’est peut-être de regarder apparaître qui nous pouvons être dans ce que nous ne sommes pas encore. Ceux-là qui font ce que nous voulons faire, mais ne faisons pas, ceux-là font apparaître le meilleur de nous.

Marteau et la résistance

Au pays de Dogon, au Mali, des hordes de djihadistes de l’État islamique volent le bétail du peuple des bergers et les greniers du peuple des agriculteurs en brûlant les villages, violant les femmes, torturant publiquement des villageois pour créer un effet dissuasif. Une pierre à quatre coups : s’enrichir, affamer, terroriser et créer une tension entre les deux peuples qui dépendent l’un de l’autre. C’est un pays extraordinaire de beauté et de rudesse, un grand plateau juché sur des falaises vertigineuses. Pour y accéder, il faut traverser des couloirs creusés par d’anciens tremblements de terre. L’ennemi est assez facilement dépisté. Mais les agriculteurs vivent plutôt dans les oasis de la plaine qui entourent cette immense forteresse naturelle, c’est en bas, dans la plaine, que les djihadistes font les plus grands dégâts.

Plutôt que se diviser, les deux ethnies se sont unies et une milice s’est formée pour protéger leur pays. Marteau est le commandant de ces drôles de guerriers portant des coiffes et vêtements traditionnels d’effarouchement, bardés d’amulettes supposées les rendant transparents aux balles. Ils sont armés de vieux fusils de chasse. Ils seraient presque mille. 

Peinture de Michel Casavant

Rappelons que le gouvernement militaire du Mali s’est lié à la Russie et aux mercenaires du groupe Wagner (réputé pour leurs horribles tortures) dans le but d’éloigner les djihadistes de la capitale Bamako. L’armée française a été forcée de quitter le Mali. Alors les populations abandonnées sont obligées de se défendre elles-mêmes. Ils sont musulmans, mais n’ont pas quitté leur fantastique culture ancienne ancrée dans l’art magique.

Marteau et ses hommes mènent une existence austère, à se déplacer constamment pour couvrir l’immense plateau, surveiller jour et nuit l’ennemi, descendre dans les villages périphériques, chasser les djihadistes qui attaquent. Ils mangent et boivent ce qu’on leur donne, dorment directement sur les rochers, assurent chacun leur tour la vigie. Marteau leur parle toujours doucement, on dirait un moine au milieu de sa communauté. La mort tourne autour d’eux comme une volée de colombes, ils ont leurs grigris, leurs rituels de transe et se promènent entre le visible et l’invisible.

Depuis qu’ils sont là, les villages sont plus tranquilles, les razzias ont diminué. Marteau et ses hommes voient de haut, communiquent à la vitesse de l’éclair, et surprennent les djihadistes qui osent approcher. Lorsqu’ils sont en congé tous les trois ou quatre mois, ils cachent leurs vêtements farouches de grosse toile, redeviennent un moment pères, amants, paysans. Après le repos, ils revêtent leurs armures spirituelles et repartent toujours d’humeur égale. On dirait que leur souffrance leur sert de lit, et qu’ils vivent au-dessus des douleurs quotidiennes comme une rivière glisse sur les pierres et frappe les obstacles en riant. À un moment, Marteau dit tout doucement en levant les yeux sur un chef de village : « On est fatigué. » 

Ce reportage[1] a rempli mon cœur. Je me suis senti complice, solidaire. On se sent tellement impuissant dans notre doux logement à la ferme, mais eux nous apportent une force surnaturelle inspirante. Soudain on participe à la lutte pour la paix et pour l’humanité. Peut-être que là-bas, ils sentent notre amour! En tout cas, je ne leur ferai pas l’affront de les ignorer pour me garder au chaud dans mon doux pays.


[1] https://www.youtube.com/watch?v=kl1bshSL5Y4

L’État islamique

Dans un État islamique, la législation et les institutions sont assujetties au Coran et la charia préside à la justice. En Iran, le Coran est interprété à la façon chiite par un religieux (l’Ayatollah), le régime est théocratique. En Arabie saoudite, les oulémas jouent un rôle direct sur le gouvernement, ils disposent d’une police religieuse, mais la monarchie est civile. Au Pakistan, la charia n’est pas dans la constitution, mais définit le droit de la famille. L’Organisation de la Coopération islamique regroupe 57 États, la seule organisation confessionnelle dont les membres sont des États. Aussi on peut voir que dans la longue tradition musulmane, religion et État sont souvent intriqués comme ce fut le cas dans le Catholicisme. 

Les organisations islamistes djihadistes, elles, revendiquent le djihad (interprété non plus comme un combat intérieur pour conserver le lien avec le divin, mais comme le combat contre les infidèles). Le Hamas et le Hezbollah se justifient par la résistance contre l’occupation. Mais les factions de l’État islamique dont nous parlons ici visent l’établissement d’un califat (une autorité totalitaire) pour toute la planète. Ils sont responsables des attaques du 11 septembre 2001.

Pour eux, il n’y a qu’un seul Dieu qui définit explicitement le bien et le mal sans que la conscience personnelle n’entre en jeu. Le bien et le mal définis par la Charia avec leurs punitions codées sont applicables en tous lieux et en tout temps sans flexibilité et sur toute la terre. Tout le reste doit être combattu par tous les moyens, car les infidèles sont extérieurs à la miséricorde divine. La haine des infidèles est un devoir moral. Les pires violences sont permises : crucifixion, démembrement, bûcher, lapidation… Cependant, comme les textes sont loin d’être originaux, explicites et cohérents, comme les traditions sont diverses et contradictoires, comme la conscience personnelle ne doit pas intervenir, il faut bien qu’un seul chef dicte ce qu’il faut faire. Aussi les factions sont divisées selon les chefs, et la question est toujours : à qui faut-il faire allégeance? Il ne s’agit pas de savoir si c’est un bon ou un mauvais chef, mais s’il est le légitime successeur de Mahomet. Et cela se fait par autoproclamation du chef et par allégeance des chefs secondaires. Les factions de l’État islamique se sont un jour plus ou moins unies autour d’Abou Bakr al-Baghdadi.

La stratégie de l’État islamique pour imposer son califat consiste à renverser les pouvoirs nationaux. Elle peut se résumer ainsi : provoquer un déchaînement de terreur dans les pays qui se disent musulmans, mais ne sont pas conformes à la charia (selon eux). Sidérer la population, produire un chaos social, émietter la société pour arriver à l’anarchie ce qui va entraîner une violence horizontale entre les groupes d’opinion. Ces rébellions vont épuiser et disqualifier les structures étatiques au point d’engendrer une rupture de confiance vis-à-vis des « gouvernants corrompus ». Ensuite, saisir l’état de stupeur et d’anarchie pour apporter à la population des services sociaux et médicaux, la distribution de l’eau et de la nourriture, l’éducation coranique et surtout la sécurité d’un pouvoir totalitaire, prévisible, codifié et justifié par Dieu lui-même. L’information est le maître mot : la vérité est le Coran, il n’y a de mensonge que vis-à-vis de Dieu, mentir pour la vérité est non seulement légitime, mais la seule route possible pour arriver à l’islam (radical), c’est-à-dire la soumission et par cette soumission, atteindre la quiétude intérieure (l’élimination du doute) et politique (l’obéissance sans contestation).

L’État islamique profite de la révolution arabe en Syrie qui entraîne une répression sauvage et dégénère en guerre civile avec la dictature de Bachar-el-Assad. Ensuite, les États-Unis attaquent l’Irak. Stimulé par la haine qu’elle provoque, Al-Qaïda réussit à unifier cinq groupes djihadistes qui étaient divergents et à former le Conseil consultatif des moudjahidines d’Irak. Celui-ci proclame l’État islamique d’Irak. En 2012, il s’élargit et devient l’État islamique en Irak et au Levant, mais sa prétention est mondiale.

En 2014, il annonce le rétablissement du califat  dans les territoires qu’il contrôle indépendamment des frontières. Abou Bakr al-Baghdadi devient le calife et successeur de Mahomet sous le nom d’Ibrahim. Avec l’allégeance de nombreux groupes tels Boko Haram au Nigeria, Ansar Bait al-Maqdis en Égypte, Chabab al-Islam en Libye, son influence s’étend sur plusieurs pays. Il pénètre en Afghanistan où il lutte contre les talibans. Il mène des attentats jusqu’en Europe et en Amérique du Nord.

En 2014, une coalition internationale de vingt-deux pays menée par les États-Unis procède à une campagne de frappes aériennes contre l’EI. Il est aussi attaqué par les armées d’Irak, de Syrie et de Turquie, par les milices chiites d’Iran et d’autres milices, il perd nettement du terrain. Mossoul en Irak et Raqqa en Syrie tombent. Abou Bakr al-Baghdadi est assassiné en 2019, il est remplacé par Abou Ibrahim al-Hachemi al-Qourachi. L’organisation continue de commettre de nombreux actes terroristes. Il est présent partout actif ou en cellules dormantes : Afghanistan, Pakistan, Philippines, Somalie, Kenya, Tanzanie, Ouganda, Soudan, Égypte, bande de Gaza, Cachemire, Libye, Algérie, Tunisie, Nigeria, Mali, Mozambique, Russie, Ouzbékistan, Yémen…

On tue des gens, mais on ne tue pas une idéologie qui répond si bien à l’angoisse existentielle par des réponses simplistes et toutes faites. Seule l’éducation à l’exercice de la liberté responsable personnelle et collective peut y arriver. Mais comment l’instituer?

La perle des Antilles

Nous sommes sidérés par l’histoire d’Haïti qui toujours renaît de ses cendres. Sidéré, comme dans sidéral, le vertige paralysant entre l’infini noirceur du pire et l’illumination des étoiles de l’espoir. Qui suis-je, moi, être humain qui peut devenir pire que bête et mieux que saint? La question existentielle qui angoisse depuis toujours l’être humain. 

Dans un hôpital de Médecins Sans Frontières à Port-au-Prince, Lovely, 15 ans, arrive sur une civière[1]. Une balle a fracassé son col du fémur droit à l’articulation de la hanche. Elle est toujours consciente, elle voulait protéger un enfant des tirs d’un gang de rue. Elle l’a sauvé au prix de cette balle. Après deux opérations difficiles dans des conditions précaires, assistée d’un kinésiologue et d’un infirmier haïtien, elle s’est assise sur son lit. Quelle douleur déjà! Nous sommes le lendemain de sa deuxième opération. Elle regarde devant elle. Il s’agit d’attraper les bras d’une marchette et de se dresser. Un travail olympique. Un vertige la prend, le kinésiologue la rassoit : « Je reviendrai demain, tu n’es pas prête. » – « Non, maintenant », s’impose-t-elle. Elle clopinera tout le long du corridor pour aller s’asseoir avec les autres, dehors. Le kinésiologue n’en revient pas. Tout admiratif, il lui demande sa motivation. Elle répond : « J’ai un rêve. » – « Lequel? » – « Devenir plus forte, aller à l’école, partir, aider ma pauvre mère et toute ma famille. » Elle rayonne d’une détermination victorieuse. La mort, la souffrance, tout cela est en dessous, en bas, dans le chaos. Avant, c’était au-dessus d’elle, maintenant, c’est en dessous d’elle. La balle a renversé sa position existentielle. Un chanteur guitariste vient chaque jeudi, il chante : « Ne lâche pas Lovely… ». Elle frémit de joie. Son nom est devenue une prophétie, son nom est devenu Haïti.

Voilà le plus terrible paradoxe de l’être humain : la naissance d’une telle âme humaine ne semble possible que dans le pire chaos. L’échappée de la peur est l’échappée de la causalité. L’homme violent n’est plus la cause de Lovely. Son fusil est pendant à son bras sans menace, comme un membre mort, car Lovely ne sera pas causée par lui, mais par elle-même. Malgré leur absurdités, les délires collectifs peuvent servir de « rebutoires » à la conscience, et une jeune fille de quinze ans s’éveille avec une force morale et une beauté qui nous éblouissent. Elle est devenue source de son pays plutôt qu’effet du chaos. 

L’infirmier haïtien qui l’a soutenue vit dans l’angoisse. « Rien n’apporte de sécurité en Haïti », dit-il. La mémoire de son pays est truffée d’abominations, pas une fois l’État n’a été autre chose qu’un feu de Bengale au cœur d’une nuit obscure. « Traverser une rue est presque un exploit, aucune porte de la maison ou de l’hôpital n’arrête les balles, le prix du riz peut doubler dans une journée… Impossible de se projeter dans un avenir même court… Impossible », répète l’infirmier dans son angoisse. De toute son espérance, il a écouté Lovely raconter son rêve. Et maintenant, ce rêve le traverse.


[1] Voir le reportage : https://www.youtube.com/watch?v=bmQxquPG8pY

Haïti, l’éternel Phoenix

Après le départ de Christophe Colomb en 1492, les relations se dégradent entre la garnison espagnole et les Arawaks. Les autochtones les liquident. Les Espagnols reviennent. En moins de vingt-cinq ans, il ne reste presque plus d’Arawaks. Des esclaves noirs les remplacent en même temps qu’on débarque des chevaux, des vaches, des chèvres, des moutons, des porcs au point de rompre l’équilibre l’écologique de l’île qui devient le domaine des boucaniers. Elle est reconquise par les Français en 1764 pour des cultures intensives de tabac, d’indigo, de café et de canne à sucre. Pour chaque famille blanche, on compte une vingtaine d’esclaves. Inspirés par la Révolution française, les Noirs se révoltent : nombre de blancs sont tués et les plantations, incendiées. La suprématie noire est imposée, mais le travail forcé reste. Bonaparte envoie 42 navires militaires. Les Français reprennent le contrôle de l’île. La révolte se réorganise. L’armée des indépendants noirs reprend l’île. La population blanche est massacrée. La République noire est proclamée en 1804. Une première mondiale. 

Peinture Michel Casavant

Par la nouvelle constitution, tous les métis sont considérés comme « Noirs » et les survivants blancs sont spoliés de tout droit de propriété terrienne. Le chef du soulèvement se fait couronner empereur et remet en place le travail forcé salarié. Le peuple reprend les armes. L’« empereur » est assassiné par ses propres généraux. Les deux généraux se combattent; l’un d’eux se proclame roi. Il établit une noblesse, édifie des palais et reprend le système des travaux forcés. La population se révolte. Le roi se suicide. Le successeur procède à des distributions de terres au plus grand nombre. Une économie autarcique s’installe. Le président se nomme à vie, mais il meurt. Nous sommes en 1816. Le commandant de sa garde devient président. La culture du café prend son essor. Mais la compétition du Brésil et de Cuba, esclavagistes, fait baisser les prix de 75 %. L’économie s’effondre, Louis XVIII envoie des émissaires à Haïti, ils sont assassinés. Après plusieurs missions semblables, la France exige le versement d’une énorme indemnité en or contre la reconnaissance de l’indépendance. Un impôt spécial très lourd est levé. Le peuple se soulève. Le président abdique. Nous sommes maintenant en 1843.

Haïti sombre dans l’instabilité et la violence politique pendant près de 75 ans. Le pays est déchiré entre les élites métisses, les noirs propriétaires terriens, et la majorité très pauvre. Les dirigeants ne se soucient ni de gouvernance ni d’économie. Pour garder son pouvoir, le sénat ne permet l’élection que d’hommes très âgés et débilités. L’un finit, malgré tout, par se faire proclamer empereur. Il se lance dans une sévère répression. Il est renversé par un général. Le général rétablit l’ordre par la répression. Il développe l’instruction publique primaire et supérieure. Il instaure les corvées pour reconstruire le pays. Il réduit l’armée de moitié. Mais les finances sont toujours grevées par la dette à la France. La population se soulève, le général démissionne.

Des groupes de paysans armés, les « cacos », s’organisent. Ils forment une sorte de pouvoir politique. Plusieurs coups d’État se succèdent, entraînant des massacres avant, pendant et après. Un dénommé Salomon arrive au pouvoir par la force, il parvient à rétablir les finances du pays, la dette est enfin payée. Mais devant une révolte des cacos, il doit s’exiler. Nous sommes maintenant 1888. Après une année d’anarchie, un certain Hippolyte prend le pouvoir. Il tient tête à la volonté des États-Unis de se faire concéder une partie de l’île. Mais les luttes entre factions reprennent de plus belle. Le pays retombe dans l’instabilité et s’affaiblit. Des industriels américains négocient d’énormes concessions pour construire des voies ferrées et établir des plantations de bananes. Les paysans sont expropriés. La Banque National City achète la majorité de la Banque d’Haïti et prend le monopole de l’économie. Les États-Unis décident d’occuper militairement Haïti. Les « cacos » menés par Rosalvo Bobo se révoltent. Le président américain envoie les Marines, ils vont y rester pendant une vingtaine d’années. Ils font élire un Président et signer un Traité d’occupation. L’administrateur américain dispose d’un pouvoir de veto sur toutes les décisions et 40 % des recettes de l’État passent aux États-Unis.

Le racisme américain soude les Noirs et engendre une fierté raciale plus forte que jamais. La réaction populaire est violente. C’est l’insurrection. Les cacos sont plus de 40 000. Il faut deux ans aux Marines pour étouffer la révolte dans le sang. Les États-Unis envoient une commission d’enquête du Sénat. Nous sommes en 1922, les États-Unis fournissent à Haïti une aide politique et économique pour compenser l’occupation. L’administration et l’armée sont professionnalisées, et la corruption est combattue. L’instruction publique se développe, mais est presque entièrement orientée vers le travail compétent au service des entreprises.  

En 1929, la crise économique mondiale frappe les paysans déjà si mal payés. Haïti n’est plus rentable. Les troupes américaines partent du pays en 1934, mais gardent le contrôle des douanes. Après la Seconde Guerre mondiale, l’armée organise les premières élections présidentielles au suffrage universel. Au terme de son mandat, le président élu doit s’exiler devant l’ampleur des grèves. L’armée organise des élections. Duvalier, dit Papa Doc, gagne. Il se fait dictateur par tous les moyens habituels : armée, police secrète (les tontons macouts), assassinats, massacres, emprisonnements, tortures… Après un long règne, il s’exile en France. La junte militaire continue « le travail ». L’armée organise les élections de 1988 qui sont boycottées. Un nouveau coup d’État militaire porte au pouvoir le général Avril. Acculé au départ, il s’exile. 

Enfin! des élections sous contrôle international, et c’est le règne du prêtre Aristide, avocat des pauvres. Il a à peine le temps de redonner un peu d’espoir. Il est renversé par une junte militaire et plusieurs de ses « disciples » sont massacrés. La faction putschiste de l’armée connaît un essor considérable grâce au trafic de la drogue. 20 000 soldats américains débarquent en Haïti. Le président Aristide est rétabli dans ses fonctions, mais il transmet le pouvoir à Préval. S’ensuit une purge politique. Est élu Jean Bertrand Aristide alias Titid, sans légitimité à cause de fraudes électorales manifestes, il n’a pas d’autorité sur la junte militaire. Il est obligé de démissionner. Interviennent les Casques bleus. Une autre élection sous supervision internationale. En 2019, le FMI exige une hausse du carburant de 50 % et des mesures d’austérité pour paiement de la dette. Cette pression économique sur une population si pauvre, ainsi que de nombreux scandales de corruption provoquent des manifestations massives. Les conditions de vie de la population se dégradent encore… 

Le président Jouvenel Moïse est assassiné en 2021. Ariel Henry démissionne. C’est le chaos des gangs criminels. Les morts et les blessés ne se comptent plus.

Une histoire tragique qui donne le tournis, elle est poncturée de plus de 50 tremblements de terre et 35 ouragans particulièrement dévastateurs.

Le sens du non-sens

Nous avons parlé de deux gros bébés qui se disputent le trône du Soudan pour s’en mettre plein les poches! Cela ne serait qu’un fait divers, s’il n’y avait pas eu des enfants brûlés vifs, des viols, tant d’horreurs et de barbaries. Si nous étions eux, nous serions écœurés de nous-mêmes, reclus dans le remord. Et pourtant, on les voit sourire à la télévision. Des dignitaires leur donnent la main avec respect, ils viennent d’Égypte, de Libye, du Tchad, de la Centrafrique, du Zaïre, de Russie et de Chine. Le soir, les vendeurs d’armes arrivent avec filles et champagne… Où est le sens de cette comédie tellement tragique? 

Les machines n’ont jamais de sens en elles-mêmes, le sens est dans leur production, ou mieux dit, dans leur reproduction. Le sens de la machine à pain est de reproduire une même chose : le pain. La machine à pain n’aurait pas de sens si, par exemple, on s’en servait pour inoculer des moisissures dans le blé, et faire du poison. Ce serait, à proprement parler, une perversion de la machine à pain. Une telle machine serait totalement absurde.

La vie n’est pas une machine, son sens n’est pas extérieur à elle-même. Elle éprouve des besoins (1) de se différentier, (2) de s’associer pour s’organiser, (3) de se complexifier pour mieux s’adapter, (4) de jouer d’équilibre et de complexité pour trouver de nouveaux chemins, et (5) d’en éprouver des jubilations comme celles d’une volée de pinsons au petit matin. Le sens de la vie est de s’épater elle-même par du jamais vu. Mais la vie est un état proprement excentrique de la matière, une sorte de jeu d’équilibriste jongleur qui fait tourner des milliards de soucoupes sur de petits bâtons répartis sur tout son corps. Une petite erreur et tout se désorganise. Heureusement l’équilibriste, ici en question, a plus de trois milliards d’années de pratique. Mais si on se met à fabriquer des machines de fer au service d’une machination délirante, les forces de désorganisation sont excessives. Pourtant, la vie ne cède pas, elle invente contre les guerres de nouvelles jongleries, pour plus d’émerveillement. 

Exemple : du temps d’el-Bechir, à Khartoum même, s’était rassemblé des milliers de jeunes, frais comme l’aube et brillants comme le jour. Ils avaient rédigé une constitution. Ils allaient refaire le pays sur une nouvelle harmonie. Qui les empêcherait? Je regardais. Au milieu d’un groupe de femmes, soudain se dressa sur le toit d’une voiture une jeune universitaire. Elle s’appelle Alaa Salah, elle était habillée d’un thoup blanc qui dansait au vent, le vêtement d’une mariée. Elle chantait : « Les balles ne tuent pas, c’est le silence qui tue. » 

En 2018, une série de manifestations contre le président Omar el-Béchir eurent lieu. Malgré la répression, les manifestantes (70% étaient des femmes) ont réussi à faire reconduire el-Beshir en prison. Pour Alaa Salah et les siennes, ce n’était qu’un début. Il fallait faire naître une véritable démocratie, en réalité, une nouvelle humanité. Alors cette jeune femme dans son voile de soie immaculée, dressée sur une voiture telle une flamme frémissante de joie, à deux pas du Q.G. de l’armée, ce n’était pas juste un symbole, c’était la vie dressée contre la mort. Il n’y a pas d’autre futur possible. La vie est comme un fleuve : on peut bien dresser des barrages de ciment haut comme des montagnes, on n’empêchera jamais l’eau de rejoindre la mer. La vie est un fleuve vertical. Elle est de l’eau qui s’organise avec quelques autres molécules pour monter sur des montagnes de complexité afin de faire tourner des soucoupes sur chaque partie du corps, et de se régaler de beauté. Alaa Salah était la vie. La vie du Soudan dansait sur le toit d’une voiture, brûlante du désir de vivre, narguant les balles et les canons.

Guerre au Soudan

Il y a Israël qui se venge et veut prendre toute la Palestine, il y a la Russie qui veut refaire l’URSS de force (c’est au tour de l’Ukraine), cela est omniprésent dans nos journaux, mais il y a aussi, dans l’éclipse médiatique de l’Afrique, des massacres oublés. 

Le 15 avril 2023, les combattants des Forces de soutien rapide (FSR dirigé par Hemeti) attaquent plusieurs camps des Forces armées soudanaises (FAS dirigé al-Burhan) à Khartoum. Ils prennent possession de l’aéroport international et encerclent le palais présidentiel. Des affrontements à l’arme lourde sont signalés partout. Des MiG-29 (avions de chasse soviétiques) tirent des roquettes et des missiles sur les positions rebelles, sans épargner la population souvent forcée de servir de boucliers humains. Hemeti accuse Al-Burhan de tenter de ramener au pouvoir le dirigeant déchu Omar el-Bechir, un suprématiste arabe, condamné pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide durant la première guerre civile au Darfour (une région du Soudan abritant essentiellement des Noirs de religions animistes et chrétiennes). El-Béchir est emprisonné au Soudan après une révolte étudiante de grande envergure. Il utilisait les ressources du pays pour acheter des armes lourdes, gonfler deux armées, des milices, une police. Il s’était lié à Poutine et à Xi Jinping pour piller son pays trois fois et demi plus grand que la France et riche en pétrole et en or. Ce qu’il a fait durant trente ans de règne. Après une forte tentative de démocratisation d’environ deux ans, les deux généraux se sont associés pour prendre le pouvoir. Al-Burham contrôlait alors l’armée officielle de Khartoum, Hemeti dirigeait les forces d’interventions rapides qui ont commis le génocide et tellement d’atrocités au Darfour. Il s’est fortement enrichi par le pillage, il est soutenu par les pays périphériques (sauf l’Égypte). Hemeti a recruté les jeunes et les enfants de la misère, les payant 1000 dollars par mois, une fortune leur permettant de faire vivre leur famille. Il attaque son associé devenu son rival.

Peinture de Michel Casavant

Comme à peu près tous les pays d’Afrique, le Soudan est une entité nationale artificielle, fruit des colonisations. Les Noirs du sud-ouest avaient une longue histoire conflictuelle avec les Arabes du nord. Les Arabes ont été des commerçants d’esclaves sans pitié. Abandonner ces derniers à un gouvernement arabe avait toutes les chances d’aboutir à une guerre civile. Quelques jours après la déclaration de l’indépendance, les Arabes se sont retournés contre les ethnies du Darfour. Alors, les Noirs se sont unis et organisés pour se défendre. Il s’en est suivi une répression à grande échelle. Les massacres ont fait au moins trois cent mille morts et deux millions et demi de déplacés. Tout cela était évidemment exacerbé par l’abondance de pétrole et d’or dans le pays, ressource convoitée entre autres par la Russie et la Chine. La sécheresse accélérée par le réchauffement climatique est venue s’en mêler. La soif et la faim étaient devenues des armes de génocide.

Pour l’ex-président Omar el-Béchir, il n’y avait pas assez de ressources pour tout le monde, il fallait tout simplement forcer les Noirs du sud-ouest à partir ou à mourir. Pour cela, il avait financé les milices Janjawids* dirigées par Choukratalla, un homme qui ne reculait devant aucune cruauté et ensuite par Hemeti tout aussi cruel. Le génocide fut systématique et le gouvernement a tout fait pour empêcher les secours et l’aide humanitaire. La Syrie en profitait pour tester des armes chimiques. Durant ce temps, l’armée officielle de Khartoum et l’armée paramilitaire des régions absorbaient 80% du budget national. Les vendeurs d’armes jubilaient.

C’était trop, la jeunesse, surtout féminine, s’est soulevée en 2018 et a initié une transition démocratique. Les deux généraux ont pris le pouvoir en 2021 (l’avait-il perdu!).

Après la première attaque d’Hemeti, le 16 avril, l’opérateur de télécommunications a fermé les services internet dans tout le pays et la télé a interrompu ses émissions. Les crimes se font mieux dans le noir. Des soldats de l’un, puis de l’autre, pénètrent dans les hôpitaux de Khartoum, tuent et saccagent. Des bombes thermobariques (venant des Émirats Arabes Unis), tombent sur la ville. Le groupe Wagner (mercenaires russes habitués à torturer) passe des accords avec les FSR. En échange : l’exploitation de l’or du pays. Début décembre, les FSR contrôlent environ 90 % de Khartoum et quatre des cinq capitales du Darfour. Le 10 décembre dernier (2023), les FSR ont pris la grande ville Wad Madani, un nœud de communication et une région agricole aux terres encore productives. Un tournant fondamental.

Si l’année 2023 s’achève en faveur du général Hemeti, une victoire rapide et totale reste difficilement envisageable. Car l’armée régulière ayant distribué des armes aux populations de la vallée du Nil, elles se tiennent prêtes à défendre leurs villes et leurs villages. En outre, Hemeti ne peut pas compter sur le soutien des populations noires qu’il a tant massacrées.

Cette guerre qui continue la guerre d’el-Bechir a faits des milliers de morts et au moins 7 millions de déplacés, 80% des hôpitaux et centres de soin ne fonctionnent plus, 25 des 45 millions de la population ne survivent que par l’aide humanitaire. En février dernier (2024), un rapport de l’ONU dénoncait des crimes de guerre commis sur des populations civiles par les différentes factions, l’utilisation de boucliers humains, de nombreux cas de recrutement d’enfants-soldats. Médecins Sans Frontières alertent sur un niveau de malnutrition et un taux de mortalité infantile catastrophiques. 

Comme pour tant d’autres malheurs d’Afrique, on regarde ailleurs.

Demain, nous verrons l’étincelle de la beauté poindre dans la nuit.

Israël ou la boucle traumatique

Le dictionnaire Antidote définit personne : « Être humain, individu, homme ou femme. » C’est un peu abstrait. Dans les faits, chaque jour, je croise des personnes et la question qui m’importe : dois-je fuir ou m’approcher? Chaque personne que j’ai croisée dans ma vie a joué un rôle à cet égard : certaines ont augmenté mon réservoir de confiance, d’autres l’ont diminué. Pour le moment, globalement, je suis confortable en marchant dans la rue. Le dictionnaire Antidote définit peuple : « ensemble d’êtres humains appartenant à une même culture ». C’est un peu vague! Dans les faits, la question est simple : lorsque je descends d’avion pour m’insérer dans un peuple, dois-je me refermer, serrer les dents ou faire confiance? Je n’ai pas beaucoup voyagé, sinon en Europe. Les Français, les Suisses, les Allemands que j’ai croisés se sont montrés gentils, quelques-uns un peu brusques et pressés, aucun ne m’a sérieusement inquiété. Je suis confortable en Europe.

Je dois le dire, j’ai perdu cette confiance vis-à-vis du peuple d’Israël et pas à cause des Juifs que j’ai croisés dans ma vie, je n’ai vécu aucune expériences négative. Mais les membres qui gouvernent ce peuple actuellement, ceux que je vois ou que j’entends dans les reportages, me font frémir. Je n’aimerais pas descendre à Tel-Aviv, même dans un grand hôtel. Je me sentirais tout de suite en devoir de désapprouver, ou même de crier : « Arrêtez, Dieu du ciel, arrêtez! »

Peinture de Michel Casavant

Je me dis qu’un capital de confiance prend du temps à produire le plaisir de serrer une main, mais, il suffit de quelques personnes au gouvernail pour entraîner une partie importante d’un peuple dans un délire, dont il prendra des siècles à se relever. Reprenons la définition de peuple : un ensemble de personnes unies par une culture. Par cette culture, le peuple peut évoluer, s’adapter, s’harmoniser avec la nature et avec les autres peuples, mais cette culture peut aussi jouer le rôle de liant et entraîner une masse importante vers un délire paranoïaque collectif qui a souvent des bases réelles, des traumatismes historiques évidents, mais justement, cela rend le peuple vulnérable au délire collectif. Il suffit de tourner le fer dans le trauma et s’en servir comme énergie de vengeance. Le mal est fait. Quel psychiatre de peuples, pourrait bien débarquer à Tel-Aviv, et avec quelle équipe et quels médicaments, pour arrêter ce carnage dont Israël est la première victime et soigner cette blessure séculaire? Il y a des manières de gagner une guerre, et qui font tout perdre.

J’ai travaillé longtemps auprès des enfants de la protection le la jeunesse, les pires traumas que j’ai pu voir sont des boucles traumatiques. Je pense à un jeune homme nouvellement père, il a été systématiquement torturé par son père de sa petite enfance à son adolescence, traité pire qu’un chien, jusqu’à l’obliger à manger les excréments de son père, et là, il a un enfant dans ses bras, son enfant. Il a tellement peur de lui infliger ce qu’il a subi qu’il lutte contre lui-même jusqu’à l’obsession et l’épuisement. Un jour, il cède à une colère qui justement vient de son enfance, et il frappe son petit. Voilà une boucle traumatique : se voir devenir semblable à celui qui nous a fait tant de mal. Heureusement, il n’a pas désespéré de lui-même. Il s’est fait soigner, et c’est aujourd’hui un bon père, il sait se gouverner.

Qui délivrera Israël de la souffrance qu’il a subie et de celle qu’il inflige? Qui rétablira un lien de confiance pour que nous puissions, de nouveau, avoir du plaisir à commercer avec ce peuple, à le visiter, à considérer sa culture comme une grande culture?