La perle des Antilles

Nous sommes sidérés par l’histoire d’Haïti qui toujours renaît de ses cendres. Sidéré, comme dans sidéral, le vertige paralysant entre l’infini noirceur du pire et l’illumination des étoiles de l’espoir. Qui suis-je, moi, être humain qui peut devenir pire que bête et mieux que saint? La question existentielle qui angoisse depuis toujours l’être humain. 

Dans un hôpital de Médecins Sans Frontières à Port-au-Prince, Lovely, 15 ans, arrive sur une civière[1]. Une balle a fracassé son col du fémur droit à l’articulation de la hanche. Elle est toujours consciente, elle voulait protéger un enfant des tirs d’un gang de rue. Elle l’a sauvé au prix de cette balle. Après deux opérations difficiles dans des conditions précaires, assistée d’un kinésiologue et d’un infirmier haïtien, elle s’est assise sur son lit. Quelle douleur déjà! Nous sommes le lendemain de sa deuxième opération. Elle regarde devant elle. Il s’agit d’attraper les bras d’une marchette et de se dresser. Un travail olympique. Un vertige la prend, le kinésiologue la rassoit : « Je reviendrai demain, tu n’es pas prête. » – « Non, maintenant », s’impose-t-elle. Elle clopinera tout le long du corridor pour aller s’asseoir avec les autres, dehors. Le kinésiologue n’en revient pas. Tout admiratif, il lui demande sa motivation. Elle répond : « J’ai un rêve. » – « Lequel? » – « Devenir plus forte, aller à l’école, partir, aider ma pauvre mère et toute ma famille. » Elle rayonne d’une détermination victorieuse. La mort, la souffrance, tout cela est en dessous, en bas, dans le chaos. Avant, c’était au-dessus d’elle, maintenant, c’est en dessous d’elle. La balle a renversé sa position existentielle. Un chanteur guitariste vient chaque jeudi, il chante : « Ne lâche pas Lovely… ». Elle frémit de joie. Son nom est devenue une prophétie, son nom est devenu Haïti.

Voilà le plus terrible paradoxe de l’être humain : la naissance d’une telle âme humaine ne semble possible que dans le pire chaos. L’échappée de la peur est l’échappée de la causalité. L’homme violent n’est plus la cause de Lovely. Son fusil est pendant à son bras sans menace, comme un membre mort, car Lovely ne sera pas causée par lui, mais par elle-même. Malgré leur absurdités, les délires collectifs peuvent servir de « rebutoires » à la conscience, et une jeune fille de quinze ans s’éveille avec une force morale et une beauté qui nous éblouissent. Elle est devenue source de son pays plutôt qu’effet du chaos. 

L’infirmier haïtien qui l’a soutenue vit dans l’angoisse. « Rien n’apporte de sécurité en Haïti », dit-il. La mémoire de son pays est truffée d’abominations, pas une fois l’État n’a été autre chose qu’un feu de Bengale au cœur d’une nuit obscure. « Traverser une rue est presque un exploit, aucune porte de la maison ou de l’hôpital n’arrête les balles, le prix du riz peut doubler dans une journée… Impossible de se projeter dans un avenir même court… Impossible », répète l’infirmier dans son angoisse. De toute son espérance, il a écouté Lovely raconter son rêve. Et maintenant, ce rêve le traverse.


[1] Voir le reportage : https://www.youtube.com/watch?v=bmQxquPG8pY

Haïti, l’éternel Phoenix

Après le départ de Christophe Colomb en 1492, les relations se dégradent entre la garnison espagnole et les Arawaks. Les autochtones les liquident. Les Espagnols reviennent. En moins de vingt-cinq ans, il ne reste presque plus d’Arawaks. Des esclaves noirs les remplacent en même temps qu’on débarque des chevaux, des vaches, des chèvres, des moutons, des porcs au point de rompre l’équilibre l’écologique de l’île qui devient le domaine des boucaniers. Elle est reconquise par les Français en 1764 pour des cultures intensives de tabac, d’indigo, de café et de canne à sucre. Pour chaque famille blanche, on compte une vingtaine d’esclaves. Inspirés par la Révolution française, les Noirs se révoltent : nombre de blancs sont tués et les plantations, incendiées. La suprématie noire est imposée, mais le travail forcé reste. Bonaparte envoie 42 navires militaires. Les Français reprennent le contrôle de l’île. La révolte se réorganise. L’armée des indépendants noirs reprend l’île. La population blanche est massacrée. La République noire est proclamée en 1804. Une première mondiale. 

Peinture Michel Casavant

Par la nouvelle constitution, tous les métis sont considérés comme « Noirs » et les survivants blancs sont spoliés de tout droit de propriété terrienne. Le chef du soulèvement se fait couronner empereur et remet en place le travail forcé salarié. Le peuple reprend les armes. L’« empereur » est assassiné par ses propres généraux. Les deux généraux se combattent; l’un d’eux se proclame roi. Il établit une noblesse, édifie des palais et reprend le système des travaux forcés. La population se révolte. Le roi se suicide. Le successeur procède à des distributions de terres au plus grand nombre. Une économie autarcique s’installe. Le président se nomme à vie, mais il meurt. Nous sommes en 1816. Le commandant de sa garde devient président. La culture du café prend son essor. Mais la compétition du Brésil et de Cuba, esclavagistes, fait baisser les prix de 75 %. L’économie s’effondre, Louis XVIII envoie des émissaires à Haïti, ils sont assassinés. Après plusieurs missions semblables, la France exige le versement d’une énorme indemnité en or contre la reconnaissance de l’indépendance. Un impôt spécial très lourd est levé. Le peuple se soulève. Le président abdique. Nous sommes maintenant en 1843.

Haïti sombre dans l’instabilité et la violence politique pendant près de 75 ans. Le pays est déchiré entre les élites métisses, les noirs propriétaires terriens, et la majorité très pauvre. Les dirigeants ne se soucient ni de gouvernance ni d’économie. Pour garder son pouvoir, le sénat ne permet l’élection que d’hommes très âgés et débilités. L’un finit, malgré tout, par se faire proclamer empereur. Il se lance dans une sévère répression. Il est renversé par un général. Le général rétablit l’ordre par la répression. Il développe l’instruction publique primaire et supérieure. Il instaure les corvées pour reconstruire le pays. Il réduit l’armée de moitié. Mais les finances sont toujours grevées par la dette à la France. La population se soulève, le général démissionne.

Des groupes de paysans armés, les « cacos », s’organisent. Ils forment une sorte de pouvoir politique. Plusieurs coups d’État se succèdent, entraînant des massacres avant, pendant et après. Un dénommé Salomon arrive au pouvoir par la force, il parvient à rétablir les finances du pays, la dette est enfin payée. Mais devant une révolte des cacos, il doit s’exiler. Nous sommes maintenant 1888. Après une année d’anarchie, un certain Hippolyte prend le pouvoir. Il tient tête à la volonté des États-Unis de se faire concéder une partie de l’île. Mais les luttes entre factions reprennent de plus belle. Le pays retombe dans l’instabilité et s’affaiblit. Des industriels américains négocient d’énormes concessions pour construire des voies ferrées et établir des plantations de bananes. Les paysans sont expropriés. La Banque National City achète la majorité de la Banque d’Haïti et prend le monopole de l’économie. Les États-Unis décident d’occuper militairement Haïti. Les « cacos » menés par Rosalvo Bobo se révoltent. Le président américain envoie les Marines, ils vont y rester pendant une vingtaine d’années. Ils font élire un Président et signer un Traité d’occupation. L’administrateur américain dispose d’un pouvoir de veto sur toutes les décisions et 40 % des recettes de l’État passent aux États-Unis.

Le racisme américain soude les Noirs et engendre une fierté raciale plus forte que jamais. La réaction populaire est violente. C’est l’insurrection. Les cacos sont plus de 40 000. Il faut deux ans aux Marines pour étouffer la révolte dans le sang. Les États-Unis envoient une commission d’enquête du Sénat. Nous sommes en 1922, les États-Unis fournissent à Haïti une aide politique et économique pour compenser l’occupation. L’administration et l’armée sont professionnalisées, et la corruption est combattue. L’instruction publique se développe, mais est presque entièrement orientée vers le travail compétent au service des entreprises.  

En 1929, la crise économique mondiale frappe les paysans déjà si mal payés. Haïti n’est plus rentable. Les troupes américaines partent du pays en 1934, mais gardent le contrôle des douanes. Après la Seconde Guerre mondiale, l’armée organise les premières élections présidentielles au suffrage universel. Au terme de son mandat, le président élu doit s’exiler devant l’ampleur des grèves. L’armée organise des élections. Duvalier, dit Papa Doc, gagne. Il se fait dictateur par tous les moyens habituels : armée, police secrète (les tontons macouts), assassinats, massacres, emprisonnements, tortures… Après un long règne, il s’exile en France. La junte militaire continue « le travail ». L’armée organise les élections de 1988 qui sont boycottées. Un nouveau coup d’État militaire porte au pouvoir le général Avril. Acculé au départ, il s’exile. 

Enfin! des élections sous contrôle international, et c’est le règne du prêtre Aristide, avocat des pauvres. Il a à peine le temps de redonner un peu d’espoir. Il est renversé par une junte militaire et plusieurs de ses « disciples » sont massacrés. La faction putschiste de l’armée connaît un essor considérable grâce au trafic de la drogue. 20 000 soldats américains débarquent en Haïti. Le président Aristide est rétabli dans ses fonctions, mais il transmet le pouvoir à Préval. S’ensuit une purge politique. Est élu Jean Bertrand Aristide alias Titid, sans légitimité à cause de fraudes électorales manifestes, il n’a pas d’autorité sur la junte militaire. Il est obligé de démissionner. Interviennent les Casques bleus. Une autre élection sous supervision internationale. En 2019, le FMI exige une hausse du carburant de 50 % et des mesures d’austérité pour paiement de la dette. Cette pression économique sur une population si pauvre, ainsi que de nombreux scandales de corruption provoquent des manifestations massives. Les conditions de vie de la population se dégradent encore… 

Le président Jouvenel Moïse est assassiné en 2021. Ariel Henry démissionne. C’est le chaos des gangs criminels. Les morts et les blessés ne se comptent plus.

Une histoire tragique qui donne le tournis, elle est poncturée de plus de 50 tremblements de terre et 35 ouragans particulièrement dévastateurs.

Le sens du non-sens

Nous avons parlé de deux gros bébés qui se disputent le trône du Soudan pour s’en mettre plein les poches! Cela ne serait qu’un fait divers, s’il n’y avait pas eu des enfants brûlés vifs, des viols, tant d’horreurs et de barbaries. Si nous étions eux, nous serions écœurés de nous-mêmes, reclus dans le remord. Et pourtant, on les voit sourire à la télévision. Des dignitaires leur donnent la main avec respect, ils viennent d’Égypte, de Libye, du Tchad, de la Centrafrique, du Zaïre, de Russie et de Chine. Le soir, les vendeurs d’armes arrivent avec filles et champagne… Où est le sens de cette comédie tellement tragique? 

Les machines n’ont jamais de sens en elles-mêmes, le sens est dans leur production, ou mieux dit, dans leur reproduction. Le sens de la machine à pain est de reproduire une même chose : le pain. La machine à pain n’aurait pas de sens si, par exemple, on s’en servait pour inoculer des moisissures dans le blé, et faire du poison. Ce serait, à proprement parler, une perversion de la machine à pain. Une telle machine serait totalement absurde.

La vie n’est pas une machine, son sens n’est pas extérieur à elle-même. Elle éprouve des besoins (1) de se différentier, (2) de s’associer pour s’organiser, (3) de se complexifier pour mieux s’adapter, (4) de jouer d’équilibre et de complexité pour trouver de nouveaux chemins, et (5) d’en éprouver des jubilations comme celles d’une volée de pinsons au petit matin. Le sens de la vie est de s’épater elle-même par du jamais vu. Mais la vie est un état proprement excentrique de la matière, une sorte de jeu d’équilibriste jongleur qui fait tourner des milliards de soucoupes sur de petits bâtons répartis sur tout son corps. Une petite erreur et tout se désorganise. Heureusement l’équilibriste, ici en question, a plus de trois milliards d’années de pratique. Mais si on se met à fabriquer des machines de fer au service d’une machination délirante, les forces de désorganisation sont excessives. Pourtant, la vie ne cède pas, elle invente contre les guerres de nouvelles jongleries, pour plus d’émerveillement. 

Exemple : du temps d’el-Bechir, à Khartoum même, s’était rassemblé des milliers de jeunes, frais comme l’aube et brillants comme le jour. Ils avaient rédigé une constitution. Ils allaient refaire le pays sur une nouvelle harmonie. Qui les empêcherait? Je regardais. Au milieu d’un groupe de femmes, soudain se dressa sur le toit d’une voiture une jeune universitaire. Elle s’appelle Alaa Salah, elle était habillée d’un thoup blanc qui dansait au vent, le vêtement d’une mariée. Elle chantait : « Les balles ne tuent pas, c’est le silence qui tue. » 

En 2018, une série de manifestations contre le président Omar el-Béchir eurent lieu. Malgré la répression, les manifestantes (70% étaient des femmes) ont réussi à faire reconduire el-Beshir en prison. Pour Alaa Salah et les siennes, ce n’était qu’un début. Il fallait faire naître une véritable démocratie, en réalité, une nouvelle humanité. Alors cette jeune femme dans son voile de soie immaculée, dressée sur une voiture telle une flamme frémissante de joie, à deux pas du Q.G. de l’armée, ce n’était pas juste un symbole, c’était la vie dressée contre la mort. Il n’y a pas d’autre futur possible. La vie est comme un fleuve : on peut bien dresser des barrages de ciment haut comme des montagnes, on n’empêchera jamais l’eau de rejoindre la mer. La vie est un fleuve vertical. Elle est de l’eau qui s’organise avec quelques autres molécules pour monter sur des montagnes de complexité afin de faire tourner des soucoupes sur chaque partie du corps, et de se régaler de beauté. Alaa Salah était la vie. La vie du Soudan dansait sur le toit d’une voiture, brûlante du désir de vivre, narguant les balles et les canons.

Guerre au Soudan

Il y a Israël qui se venge et veut prendre toute la Palestine, il y a la Russie qui veut refaire l’URSS de force (c’est au tour de l’Ukraine), cela est omniprésent dans nos journaux, mais il y a aussi, dans l’éclipse médiatique de l’Afrique, des massacres oublés. 

Le 15 avril 2023, les combattants des Forces de soutien rapide (FSR dirigé par Hemeti) attaquent plusieurs camps des Forces armées soudanaises (FAS dirigé al-Burhan) à Khartoum. Ils prennent possession de l’aéroport international et encerclent le palais présidentiel. Des affrontements à l’arme lourde sont signalés partout. Des MiG-29 (avions de chasse soviétiques) tirent des roquettes et des missiles sur les positions rebelles, sans épargner la population souvent forcée de servir de boucliers humains. Hemeti accuse Al-Burhan de tenter de ramener au pouvoir le dirigeant déchu Omar el-Bechir, un suprématiste arabe, condamné pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide durant la première guerre civile au Darfour (une région du Soudan abritant essentiellement des Noirs de religions animistes et chrétiennes). El-Béchir est emprisonné au Soudan après une révolte étudiante de grande envergure. Il utilisait les ressources du pays pour acheter des armes lourdes, gonfler deux armées, des milices, une police. Il s’était lié à Poutine et à Xi Jinping pour piller son pays trois fois et demi plus grand que la France et riche en pétrole et en or. Ce qu’il a fait durant trente ans de règne. Après une forte tentative de démocratisation d’environ deux ans, les deux généraux se sont associés pour prendre le pouvoir. Al-Burham contrôlait alors l’armée officielle de Khartoum, Hemeti dirigeait les forces d’interventions rapides qui ont commis le génocide et tellement d’atrocités au Darfour. Il s’est fortement enrichi par le pillage, il est soutenu par les pays périphériques (sauf l’Égypte). Hemeti a recruté les jeunes et les enfants de la misère, les payant 1000 dollars par mois, une fortune leur permettant de faire vivre leur famille. Il attaque son associé devenu son rival.

Peinture de Michel Casavant

Comme à peu près tous les pays d’Afrique, le Soudan est une entité nationale artificielle, fruit des colonisations. Les Noirs du sud-ouest avaient une longue histoire conflictuelle avec les Arabes du nord. Les Arabes ont été des commerçants d’esclaves sans pitié. Abandonner ces derniers à un gouvernement arabe avait toutes les chances d’aboutir à une guerre civile. Quelques jours après la déclaration de l’indépendance, les Arabes se sont retournés contre les ethnies du Darfour. Alors, les Noirs se sont unis et organisés pour se défendre. Il s’en est suivi une répression à grande échelle. Les massacres ont fait au moins trois cent mille morts et deux millions et demi de déplacés. Tout cela était évidemment exacerbé par l’abondance de pétrole et d’or dans le pays, ressource convoitée entre autres par la Russie et la Chine. La sécheresse accélérée par le réchauffement climatique est venue s’en mêler. La soif et la faim étaient devenues des armes de génocide.

Pour l’ex-président Omar el-Béchir, il n’y avait pas assez de ressources pour tout le monde, il fallait tout simplement forcer les Noirs du sud-ouest à partir ou à mourir. Pour cela, il avait financé les milices Janjawids* dirigées par Choukratalla, un homme qui ne reculait devant aucune cruauté et ensuite par Hemeti tout aussi cruel. Le génocide fut systématique et le gouvernement a tout fait pour empêcher les secours et l’aide humanitaire. La Syrie en profitait pour tester des armes chimiques. Durant ce temps, l’armée officielle de Khartoum et l’armée paramilitaire des régions absorbaient 80% du budget national. Les vendeurs d’armes jubilaient.

C’était trop, la jeunesse, surtout féminine, s’est soulevée en 2018 et a initié une transition démocratique. Les deux généraux ont pris le pouvoir en 2021 (l’avait-il perdu!).

Après la première attaque d’Hemeti, le 16 avril, l’opérateur de télécommunications a fermé les services internet dans tout le pays et la télé a interrompu ses émissions. Les crimes se font mieux dans le noir. Des soldats de l’un, puis de l’autre, pénètrent dans les hôpitaux de Khartoum, tuent et saccagent. Des bombes thermobariques (venant des Émirats Arabes Unis), tombent sur la ville. Le groupe Wagner (mercenaires russes habitués à torturer) passe des accords avec les FSR. En échange : l’exploitation de l’or du pays. Début décembre, les FSR contrôlent environ 90 % de Khartoum et quatre des cinq capitales du Darfour. Le 10 décembre dernier (2023), les FSR ont pris la grande ville Wad Madani, un nœud de communication et une région agricole aux terres encore productives. Un tournant fondamental.

Si l’année 2023 s’achève en faveur du général Hemeti, une victoire rapide et totale reste difficilement envisageable. Car l’armée régulière ayant distribué des armes aux populations de la vallée du Nil, elles se tiennent prêtes à défendre leurs villes et leurs villages. En outre, Hemeti ne peut pas compter sur le soutien des populations noires qu’il a tant massacrées.

Cette guerre qui continue la guerre d’el-Bechir a faits des milliers de morts et au moins 7 millions de déplacés, 80% des hôpitaux et centres de soin ne fonctionnent plus, 25 des 45 millions de la population ne survivent que par l’aide humanitaire. En février dernier (2024), un rapport de l’ONU dénoncait des crimes de guerre commis sur des populations civiles par les différentes factions, l’utilisation de boucliers humains, de nombreux cas de recrutement d’enfants-soldats. Médecins Sans Frontières alertent sur un niveau de malnutrition et un taux de mortalité infantile catastrophiques. 

Comme pour tant d’autres malheurs d’Afrique, on regarde ailleurs.

Demain, nous verrons l’étincelle de la beauté poindre dans la nuit.

Israël ou la boucle traumatique

Le dictionnaire Antidote définit personne : « Être humain, individu, homme ou femme. » C’est un peu abstrait. Dans les faits, chaque jour, je croise des personnes et la question qui m’importe : dois-je fuir ou m’approcher? Chaque personne que j’ai croisée dans ma vie a joué un rôle à cet égard : certaines ont augmenté mon réservoir de confiance, d’autres l’ont diminué. Pour le moment, globalement, je suis confortable en marchant dans la rue. Le dictionnaire Antidote définit peuple : « ensemble d’êtres humains appartenant à une même culture ». C’est un peu vague! Dans les faits, la question est simple : lorsque je descends d’avion pour m’insérer dans un peuple, dois-je me refermer, serrer les dents ou faire confiance? Je n’ai pas beaucoup voyagé, sinon en Europe. Les Français, les Suisses, les Allemands que j’ai croisés se sont montrés gentils, quelques-uns un peu brusques et pressés, aucun ne m’a sérieusement inquiété. Je suis confortable en Europe.

Je dois le dire, j’ai perdu cette confiance vis-à-vis du peuple d’Israël et pas à cause des Juifs que j’ai croisés dans ma vie, je n’ai vécu aucune expériences négative. Mais les membres qui gouvernent ce peuple actuellement, ceux que je vois ou que j’entends dans les reportages, me font frémir. Je n’aimerais pas descendre à Tel-Aviv, même dans un grand hôtel. Je me sentirais tout de suite en devoir de désapprouver, ou même de crier : « Arrêtez, Dieu du ciel, arrêtez! »

Peinture de Michel Casavant

Je me dis qu’un capital de confiance prend du temps à produire le plaisir de serrer une main, mais, il suffit de quelques personnes au gouvernail pour entraîner une partie importante d’un peuple dans un délire, dont il prendra des siècles à se relever. Reprenons la définition de peuple : un ensemble de personnes unies par une culture. Par cette culture, le peuple peut évoluer, s’adapter, s’harmoniser avec la nature et avec les autres peuples, mais cette culture peut aussi jouer le rôle de liant et entraîner une masse importante vers un délire paranoïaque collectif qui a souvent des bases réelles, des traumatismes historiques évidents, mais justement, cela rend le peuple vulnérable au délire collectif. Il suffit de tourner le fer dans le trauma et s’en servir comme énergie de vengeance. Le mal est fait. Quel psychiatre de peuples, pourrait bien débarquer à Tel-Aviv, et avec quelle équipe et quels médicaments, pour arrêter ce carnage dont Israël est la première victime et soigner cette blessure séculaire? Il y a des manières de gagner une guerre, et qui font tout perdre.

J’ai travaillé longtemps auprès des enfants de la protection le la jeunesse, les pires traumas que j’ai pu voir sont des boucles traumatiques. Je pense à un jeune homme nouvellement père, il a été systématiquement torturé par son père de sa petite enfance à son adolescence, traité pire qu’un chien, jusqu’à l’obliger à manger les excréments de son père, et là, il a un enfant dans ses bras, son enfant. Il a tellement peur de lui infliger ce qu’il a subi qu’il lutte contre lui-même jusqu’à l’obsession et l’épuisement. Un jour, il cède à une colère qui justement vient de son enfance, et il frappe son petit. Voilà une boucle traumatique : se voir devenir semblable à celui qui nous a fait tant de mal. Heureusement, il n’a pas désespéré de lui-même. Il s’est fait soigner, et c’est aujourd’hui un bon père, il sait se gouverner.

Qui délivrera Israël de la souffrance qu’il a subie et de celle qu’il inflige? Qui rétablira un lien de confiance pour que nous puissions, de nouveau, avoir du plaisir à commercer avec ce peuple, à le visiter, à considérer sa culture comme une grande culture?

Dovômè, la femme libre

Je m’appelle Dovômè, je n’ai rien, je cueille du coton au Bénin. J’ai les mains en charpie, un bébé au sein, mes deux autres enfants travaillent avec moi. Deux fois par jour, nous mangeons un bol de farine de maïs délayée dans l’eau d’un marigot à six kilomètres du village. J’ai encore du lait dans mes seins, il fait beau ce matin. C’est l’eau qui nous manque le plus. Le coton boit comme un troupeau de chameaux. 

Comme tous les matins, à cinq femmes et trois filles en âge, nous sommes allées chercher l’eau. Nous la filtrons à travers un grillage recouvert de cendre, ça l’enrichit de potassium et nous ne sommes pas trop malades.

Peinture de Pierre Lussier

À notre mariage, mon mari a reçu de son père un gros camion 1967. Il transporte le coton de cinq villages vers l’usine. C’est toute une expédition, son fourgon est crevé de partout. La pompe à pétrole a rendu l’âme il y a longtemps, il n’a pas les moyens d’en acheter une autre. Il a installé un bidon sur le toit, mais il faut le remplir aux 10 kilomètres. Notre fils l’aide, car la transmission est brisée et il doit tenir la barre pour qu’elle ne décroche pas. 

Le soleil était couché lorsqu’il arriva déprimé. Une crevaison et puis une panne. L’alternateur a lâché. Il a dû le faire réparer. Son revenu de la journée y a passé. Il faudra diviser nos portions de farine. 

Qu’est-ce que je pouvais? Je lui ai dit : « Tu sais, t’es vraiment plus solide et intelligent que ta grosse Berta 67, tu t’en sors toujours, t’as toujours les sous qu’il faut. » J’ai dressé le bébé sur mon épaule, car il est beau et luisant comme la lune. J’ai dansé pour lui montrer que j’étais pleine de lait. Il a ri. J’ai pleuré.Voilà, je crois, la valeur du monde : une lune sur une épaule et tout prend la couleur de l’or

L’homme de pouvoir

À 20 ans, j’étais moniteur d’une colonie de vacances pour jeunes délinquants. Une nuit, trois d’entre eux ont volé un fusil de chasse dans un chalet pas très loin. Ils sont revenus au camp. Pointant leur fusil, ils se faisaient servir par nous, les moniteurs. De temps en temps, ils tiraient dans le vide pour garder leur pouvoir ou juste pour le plaisir de nous voir sursauter. Un coup d’État. Heureusement, un jeune ne s’était pas réveillé avec tout le monde, il se rendit compte de la situation, s’enfuit et téléphona. La police arriva à notre secours.

Bien armée, une personne peut se croire indépendante. Elle a faim, soif, elle obtient ce qu’elle veut sans effort. Si elle a beaucoup d’argent, elle peut se payer n’importe quoi. Si elle contrôle l’information, elle peut garder son trône. Pas besoin de travailler, je suis parfaitement indépendant, j’ai la force. Ce sont les autres qui dépendent de moi. Je pille le travail d’autrui, j’élève mon trône, je détermine le résultat des élections, j’écris la nouvelle constitution…

Peinture de Michel Casavant

Croire que je me sens indépendant pour touts mes besoins et envies, cela enlève toute valeur aux personnes qui m’entourent, sauf leur utilité. Et même les banquets, les villas, les voitures, les services sexuels n’ont aucune valeur autre que leur prix monétaire. Le problème, c’est que même moi, je n’ai plus aucune valeur, les gens qui m’entourent sont là par peur ou pour l’argent, leurs sourires sont faux, leurs paroles, mensonges. Je suis seul dans mon bagne de luxe.

En réalité, je porte maintenant le poids de tout ce qui va mal dans le pays. Tous sont délivrés de leurs responsabilités, tous peuvent se laver les mains dans le bénitier de l’obéissance, mais pas moi. Je suis pointé du doigt, un jour héros, demain peut-être assassiné. Je plane tel un dieu au-dessus du monde, seul et ravalant ma salive. En réalité, rien ne m’est cher et je ne suis cher à personne. 

L’enjeu de l’Ukraine : la valeur

« Les hommes de chez toi, dit le Petit Prince, cultivent cinq mille roses dans un même jardin… et ils n’y trouvent pas ce qu’ils cherchent… Et cependant ce qu’ils cherchent pourrait être trouvé dans une seule rose… »[1] Le totalitarisme : une lutte acharnée contre la valeur des personnes humaines prise dans leur singularité.

Une fois que deux personnes se sont apprivoisées et qu’elles se sont donné naissance par un lien responsable, alors chacun des deux possède une valeur inestimable l’un pour l’autre, et progressivement, toutes les personnes de la terre sont illuminées d’une valeur intrinsèque et sans prix, alors que des idées vagues comme « le Peuple », « l’État », « la Nation » apparaissent de plus en plus comme une sorte de brouillard cachant des abstractions. Le sens de l’État est renversé : l’État n’est plus le maître absolu des personnes, les personnes forment l’État comme leur organe pour y vivre et s’y épanouir, et non pour être tuer par lui.

Par leur combat historique contre les oppresseurs, beaucoup en Ukraine ont pris le goût à l’existence (existere = sortir d’un tout homogène). L’enjeu de la guerre d’Ukraine n’est pas tant l’indépendance nationale, ni la démocratie élective, mais le droit à l’existence personnelle, le droit de penser sans se faire tuer. Ce droit permet la démocratie. Mais ce droit n’existe que s’il devient notre responsabilité à mains nues, le regard droit devant les fusils et les canons.

Vous me demandez : pourquoi une personne aurait-elle une valeur plus grande que l’État? Pourquoi une rose aimée serait-elle plus importante que mille roses balayées par un regard indifférent ou simplement utilitaire? Pourquoi la valeur naît-elle uniquement de l’amour mutuel entre personnes désarmées qui se reconnaissent vulnérables et pourtant uniques? Pilate et les prêtres qui condamnèrent Jésus disaient : « Il est bon qu’un seul homme meure pour le salut du peuple ». Jésus répondait : « Gardez-vous de mépriser un seul de mes petits ». Malgré cette immense inversion sociale (c’est la valeur des personnes qui fait la valeur des multitudes), il a fallu attendre le Moyen-Âge pour que certains philosophes découvrent cette évidence : ce qui existe concrètement vaut vraiment la peine, les abstractions politiquement manipulables n’ont de valeur qu’en fonction des êtres réels. La Déclaration universelle des droits de la personne a été adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU en 1948. Cette charte place au-dessus de l’État et même comme finalité de l’État, le droit à la vie des personnes. Évidemment, ce n’est encore aujourd’hui qu’une aspiration, mais elle indique l’enjeu.

Si je ne suis pas attaché à personne et que je regarde le monde entier avec une parfaite et indifférente égalité, alors rien n’a réellement de valeur pour moi. Qu’il y ait de l’être ou qu’il n’y en ait pas, je m’en fiche, je ne fais même pas la différence entre une idée et une personne. Un être où même une chose n’a de valeur que si je m’en sens responsable, si par exemple, je suis prêt à aller à son secours en cas de besoin. Mon goût de vivre est né d’une rencontre bouleversante avec la femme qui m’a donné le jour et le lait en me regardant comme si sa vie dépendait de moi, alors que c’était l’inverse. Elle a été mon premier réverbère dans la nuit. Elle se serait jetée dans le feu pour m’en sortir.

La personne est l’exact contraire de l’individu. L’individu est une partie du tout. Si la population du Québec est de 8,9 millions d’individus, un individu vaut 1/8 900 000! Alors qu’une personne est unique, irremplaçable pour celui ou celle qui l’aime, sans elle le monde entier me semblerait indifférent. « Je me fous du monde entier/ Quand Frédéric me rappelle/ Les amours de nos vingt ans/ Nos chagrins, notre chez-soi… » 

Et ce n’est pas qu’un sentiment. Une famille inuit qui chasse dans le Grand Nord blanc est dans une situation si difficile que sans lien de responsabilité mutuel indéfectible, elle ne survivrait pas longtemps. Chacun est attaché à l’autre pour sa vie. L’interdit du meurtre et du mensonge est alors bien au-dessus de l’obligation de n’adorer qu’un seul tyran sous peine de mort. Toutes les femmes sont égales à mes yeux d’homme tant que je n’en ai rencontré aucune. L’amour est une sorte de jeu de cache-cache, où tout à coup, je trouve quelqu’un. Je sais alors la différence entre croire aimer et aimer. L’amour nous rend réels les uns aux autres. Au contraire, on ne peut haïr que des abstractions : « Les Arabes », « les Juifs », « les femmes », « les Noirs », « les infidèles »… Le propre d’une abstraction, c’est que je ne peux pas la rencontrer. Qui a déjà rencontré « les Chinois »?


[1] Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit prince, Galimard, Folio, 1999, page 85.

L’inévitable guerre d’Ukraine

Un État totalitaire comme la Russie ne pouvait qu’attaquer un État voisin riche en ressources industrielles et naturelles, un État démocratique où les personnes sortent de la grisaille, se lèvent vigoureusement debout, refusent les crimes d’État, l’assassinat, la torture et l’arbitraire. Pour un État totalitaire, c’est une insupportable provocation, d’autant que ce vent de libération des consciences est déjà en fleur en Russie où des hommes et des femmes risquent leur vie pour s’opposer aux crimes d’État.

Peinture de Michel Casavant

Dans une allocution télévisée surprise, Vladimir Poutine annonce le 24 février 2022 le début de l’invasion de l’Ukraine. Volodymyr Zelensky demande aux citoyens de résister par tous les moyens. Les cartes sont jetées : la force brute contre le droit à la vie pour les consciences libres. En réalité, il ne s’agit pas tant de lutter pour la démocratie que pour le droit de vivre sans risquer à tout moment l’emprisonnement arbitraire, la torture, l’assassinat. Une motivation vitale.

À Bakhmach, des civils se sont placés devant un tank russe pour l’arrêter. À Sumy, un tank russe est en panne d’essence, un homme arrête sa voiture et lui offre gentiment de remorquer son char jusqu’en Russie! Ailleurs, un citoyen est photographié seul, les bras en croix, au milieu d’une colonne de blindés qui n’ose plus avancer. Le président ukrainien avait encouragé les gens à fabriquer des cocktails Molotov, une brasserie de Lviv remplit ses bouteilles d’essence plutôt que de bière et les bouche avec des mèches. Dans les environs de Koryukivka, des civils ont bloqué les camions de ravitaillement  russes. Une petite foule les a encerclés. À Berdiansk, un regroupement a bloqué la route aux chars et entonné l’hymne national en face du monument des combattants de la liberté. À Melitopol, une vidéo montre une personne apostrophant deux soldats russes : « Je suis aussi Russe que toi, lance l’homme, mais je vis ici. Vous venez d’ailleurs. N’avez-vous pas vos problèmes chez vous? »

La Russie a lancé son offensive avec au moins 150 000 soldats équipés de chars lourds et pourtant, la stratégie stalinienne d’intimidation n’a pas marché. Des personnes sont sorties et, d’un regard, ont transformé certains soldats en êtres soudain incapables de tuer. La stratégie russe consistait en un coup d’État, elle reçut l’insoumission. Il a fallu se retirer, reconstituer les forces et tenter de prendre l’Est déjà fortement colonisé, tout en terrorisant la population à coups de drones et de missiles.

Après deux ans de guerre : 18% du territoire ukrainien est occupé par la Russie. En février 2024, le président Volodymyr Zelensky a déclaré que 31 000 soldats ukrainiens ont été tués durant la guerre. Les pertes russes seraient d’environ 120 000 soldats tués et 170 000 blessés. Que faisons-nous face à ceux qui risquent leur vie pour le droit à la vie? L’Union européenne s’est engagée à plus de 144 milliards d’euros d’aide à l’Ukraine, mais 77 milliards ont été affectés, 50 milliards seront livrés, dit-on, dans les prochains mois. Les États-Unis ont promis l’équivalent de 67 milliards d’euros, 42 milliards d’euros sont livrés. L’avancée russe est bloquée, mais la ligne de front qui couvre près de 1 000 kilomètres n’a pas beaucoup évolué la dernière année, elle est même actuellement en recul. C’est maintenant une guerre de position, de soldats tués, de missiles meurtriers sur les infrastructures, de propagande et d’usure. L’Ukraine a de meilleures armes, de meilleures stratégies et une bien plus grande motivation, mais la Russie peut sacrifier beaucoup d’hommes. Malgré quelques pertes sur le front, l’Ukraine a remporté plusieurs succès en mer Noire. Les frappes ukrainiennes sur les forces navales russes ont permis de rétablir le corridor céréalier afin de poursuivre l’exportation. Actuellement, les deux parties tentent de reconstituer leurs troupes.

Il n’y a jamais d’arbitre vis-à-vis des crimes de masse et la solidarité internationale fait défaut. Sous les ordres de Poutine, l’armée russe a attaqué des couloirs humanitaires, des hôpitaux, des écoles, des garderies, elle a utilisé des bombes thermobariques en zones urbaines, elle a assassiné des civils non armés, elle a torturé des personnes et violé de nombreuses femmes. Le mot « guerre » recouvre des saletés innommables qui ne sont pas symétriques : l’un viole le pays pour y installer le droit à la prison et à la torture, l’autre se défend, et plus loin on donne des armes pour lutter avec le sang des autres.

La personne ukrainienne

Que se passait-il en Ukraine alors que la Russie consolidait l’idée délirante de l’État totalitaire, c’est-à-dire l’idée d’un Tout (pourtant devenu un seul individu décideur) devant contrôler les éléments qui le composent jusque dans leurs pensées et sentiments les plus intimes? Revoyons très brièvement l’histoire de l’Ukraine.

Peinture de Michel Casavant

Antes, Huns, Avars, Bulgares, Khazars, Magyars, Petchénègues, Polovtses, Varègues forment les premiers noyaux de la population. En 1240, Kiev est pillée avec grande cruauté par les Mongols. Ensuite apparaît le règne des princes et des seigneurs propres au Moyen Âge. Au XIVe siècle, le territoire passe sous l’autorité de la Pologne-Lituanie. Il est habité par des Polonais, des Moldaves, des Allemands, des Arméniens, des Juifs et des Russes. Les paysans cosaques et les Tartares développent leur indépendance par opposition à l’assimilation polonaise. Se dessine peu à peu la polarité ukrainienne : le nord-ouest pro-européen et le sud-est pro-russe, mais un peu partout la personne tend à s’affranchir. Les Cosaques se soulèvent contre la noblesse polonaise. Ce soulèvement aboutit à la création d’un territoire cosaque autonome baptisé «Ukraine». Les Cosaques combattent la Pologne et plus tard la Russie afin de garder leur indépendance. En 1708, l’Ukraine devient vassal de la Russie, mais la Crimée tartare est soumise à l’Empire ottoman. Il y aura encore bien des départages selon les empires qui se disputent l’Ukraine comme une proie.

Avant la Première Guerre mondiale, l’Ukraine est découpée entre les Empires autrichien et russe et cela jusqu’à la Révolution de 1917. Elle est devenue le principal pôle de l’industrie lourde de l’Empire russe. Néanmoins, comme d’autres peuples en Europe, un mouvement de renaissance nationale ukrainien se fait jour. Des associations culturelles prospèrent et des mouvements politiques s’organisent, par exemple, l’Union pour la libération de l’Ukraine. Pour sa part, la Russie considère le pays comme sa « Petite-Russie ». C’est une terre d’émigration pour les Russes.

Après la Première Guerre mondiale, le 20 novembre 1918, le Rada proclame indépendante la République populaire ukrainienne. Cependant, quelques mois plus tard, l’offensive des Bolcheviks chasse le gouvernement de Kiev. En mars, Lénine livre l’Ukraine à l’Allemagne qui, elle, permet le retour du gouvernement à Kiev. En janvier 1919, les Allemands se retirent. Les troupes tsaristes (les Blancs), l’armée bolchevik (les Rouges), l’armée nationaliste (les Noirs) s’affrontent en pillant la paysannerie, en violant et en massacrant. Les Bolcheviks finissent par l’emporter. Durant tout ce temps, les Juifs sont sauvagement massacrés par de terribles pogroms. Le 30 décembre 1922, l’Ukraine entre dans l’URSS. Elle demande une fédération, Lénine qui rêve d’une révolution mondiale « dénationalisée » rejette l’idée. Son idée de communisme repose sur la dépersonnalisation du citoyen ouvrier au service de la totalité.  Après sa mort, Staline entre au pouvoir, on sait comment. Il ordonne la collectivisation forcée de l’agriculture qui va engendrer d’horribles famines, la terreur de la police secrète, les déportations massives dans les Goulags, en fait, tout ce que faisaient le Tsar et Lénine, mais à une échelle sans précédent. On évalue à quatre millions le nombre de morts, juste en Ukraine. Plus de 200 000 Ukrainiens, beaucoup de Juifs parmi eux, trouvent refuge au Canada et aux États-Unis. La stratégie de Staline consiste à diviser les communautés, mélanger les ethnies, les cultures et la langue, y aller arbitrairement, procéder par dénonciations. Impossible de faire confiance à qui que ce soit, plus de langue maternelle, plus d’amitié, plus d’intimité, plus d’initiative personnelle. La population ukrainienne a longtemps vécu à l’ombre d’états oppressifs, et c’est dans l’oppression qu’elle s’est forgé une solidarité d’aspiration à la liberté personnelle et qu’elle a conservé sa langue propre.

Les nazis vont exploiter la langue ukrainienne à des fins de propagande. Lorsque l’Allemagne nazie envahit l’URSS en 1941, certains Ukrainiens accueillent la Wehrmacht en libératrice. Ce qui n’empêche pas des massacres de Juifs et de rebelles. En 1944, l’Armée russe réussit à libérer l’Ukraine des nazis. Les Ukrainiens qui avaient supposément collaboré avec les Allemands sont internés dans les Goulags. L’armée insurrectionnelle ukrainienne continue son combat contre l’assimilation. À la fin de la guerre, les pertes ukrainiennes s’élèvent approximativement à 8 millions. Du fait de sa victoire, l’URSS entre au conseil de sécurité des Nations Unies avec un droit de veto et tous les crimes de Staline restent secrets. Victorieux, Staline déplace des frontières et des populations à l’intérieur de l’URSS, un demi-million d’Ukrainiens sont envoyés ailleurs en Union soviétique. La reconstruction commence, les autorités soviétiques choisissent de donner la priorité à l’industrie lourde au détriment de l’agriculture. Une troisième grande famine ravage le pays dont le potentiel agricole est unique, le fameux tchernoziom, une terre noire particulièrement fertile.

À la suite du décès de Staline en 1953, Khrouchtchev natif d’Ukraine et qui l’a gouvernée de nombreuses années va progressivement faire exécuter ses concurrents et obtenir les pleins pouvoirs de l’URSS (1958). Il transfère la Crimée à l’Ukraine. Les Tatares qui occupaient la Crimée avaient été déportés en Sibérie durant le règne de Staline. Les colons russes qui les ont remplacés ont cependant de la difficulté à s’adapter aux conditions climatiques. L’agricole s’effondre. Khrouchtchev qui a dénoncé les déportations menées par Staline envoie des dizaines de milliers d’Ukrainiens dans les Goulags pour avoir participé au mouvement nationaliste. On donne à L’Ukraine une mission essentiellement industrielle : grands barrages, usines chimiques, aciéries, un rôle majeur dans le programme spatial et le nucléaire civil. L’Ukraine est ainsi fortement liée à la Russie.

En 1986, boum! la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. L’Ukraine prend conscience qu’elle devient le dépotoir nucléaire de l’URSS. Cette même année, la libération d’un grand nombre de détenus politiques favorise l’organisation de groupes de défense des droits de la personne. En 1989, c’est la chute du mur de Berlin. En 1990, le bloc démocratique obtient environ 25 % des sièges au Parlement. Le Parlement adopte la Déclaration sur la souveraineté politique de l’Ukraine. En 1991, le président Kravtchouk fait du resserrement des liens avec l’Europe démocratique sa priorité. Son successeur, Koutchma, ramène l’Ukraine à la Russie, mais affirme ne pas vouloir devenir son vassal. Il raconte que sa priorité est d’intégrer l’Ukraine à l’Union européenne et à l’OTAN. Durant cette décennie, l’Ukraine connaît un effondrement économique, une redistribution très inégale des richesses et la montée des oligarques. Le gaz russe dont dépend l’Ukraine, ainsi que d’autres biens font l’objet d’un chantage. Se détacher de l’URSS sera très difficile économiquement autant que politiquement. En 2013, un accord d’association doit être signé entre l’Union européenne et l’Ukraine. En raison de pressions russes, l’accord échoue. Ce revirement entraîne d’immenses manifestations réprimées dans le sang. L’opposant Ioulia Tymochenko est libéré et fait sa première apparition le soir sur la place de l’Indépendance, en fauteuil roulant, après deux années de détention… En mars 2014, la Russie annexe la Crimée. La guerre commence.Volodymyr Zelensky arrive au pouvoir en 2021, il lutte contre les oligarques et contre la corruption (viscérale dans l’organisation étatique russe) et se tourne vers l’Europe et l’OTAN. Poutine nie le droit à l’existence d’un État ukrainien, mais surtout, à l’existence des personnes. Le citoyen n’est qu’un simple rouage d’un État totalitaire qui a droit de vie ou de mort sur ses sujets.