Nicolas de Cues (roman)

Jean Bédard

Prologue

« On verra sur terre une espèce animale qui sans répit se combattra elle-même avec grandes pertes. Elle n’assignera pas de limites à sa malice. Il arrivera donc un temps où elle ne tuera plus par milliers, mais par milliers de milliers. Elle éliminera   la peste et le choléra de façon à se rendre maîtresse de sa propre destruction. Elle arrachera à la nature ses droits sur la mort afin d’avoir plus de chairs à broyer dans ses guerres, ses déchirements et ses obsessions. Elle ruinera sa propre âme dans des machines infernales.

Ô terre ! que tardes-tu à t’ouvrir pour engloutir dans les crevasses profondes de tes abîmes cette espèce monstrueuse par trop cruelle ! Tu l’as attachée par des liens  qui  échappent  à  son entendement. Tu as écrit  tes  instructions dans une langue qu’elle ne peut comprendre. La voici folle de rage. Elle ronge ses  membres  comme un renard pris au piège. Elle s’enivre de  son propre sang. »

Cette prophétie de Léonard de Vinci, écrite quinze siècles après la naissance du Christ, acheva de me décider. Je devais écrire ce que j’avais vu et entendu avec une encre capable de traverser des guerres inouïes.

J’avais bien exposé mon aventure à quelques-uns du château de Milan, où s’était fixé  un  moment Léonard de Vinci, mais il m’apparaissait ignoble de l’écrire. Fallait-il nourrir ce monstre ? Car si vous donnez à cette bête une image d’elle-même, elle reconstruit ses chairs pour mieux se dévorer. Ne fallait-il pas la laisser dans la noirceur pour qu’elle s’apaise ? Ne plus jamais répéter l’erreur de Moïse, de Jésus, de Mahomet qui sont venus l’éclairer.

Par bonheur, j’atteignais l’âge où la main n’a plus le courage de la plume, j’allais mourir en emportant les traces que le singulier philosophe avait laissées en moi. C’est au moment où j’allais abandonner que je fus témoin d’un événement propre à m’arracher mes dernières œillères.

Ce matin-là, la pluie tombait comme en prémices d’un déluge. Avec de l’encre noire et une plume très fine, maître Léonard faisait des études sur le mouvement de l’eau, les trombes de pluie, les boucles qui se forment dans les torrents, les spirales que l’on voit dans les nuages d’orage. Il avançait, pointait, faisait glisser sa plume, dégageait, reculait, reprenait le geste, caressait le croquis, le tachait, le balafrait, le jetait par terre et recommençait. C’était une escrime frénétique et, au soir, le sol était jonché d’ébauches et d’éclaboussures sur des papiers malmenés, parfois déchirés.

Lorsque l’épuisement l’eut vaincu, il s’accroupit par terre au milieu de ses dessins. Je crus qu’il allait pleurer, mais il prit sa lyre et se mit à faire résonner une souffrance qui me déchira le cœur. Et puis, soudain, il se releva comme une flamme, étendit un petit carré de parchemin sur son trépied et exécuta une Vision du Déluge des plus étonnantes. C’est elle qui me libéra.

On aurait dit une nuit bouillante aux tourbillons inépuisables voulant avaler toute la terre. Mais telle était la magie du dessin : personne ne pouvait savoir s’il s’agissait d’une mort ou d’un commencement. La masse sombre pouvait tout aussi bien représenter la muqueuse d’un utérus en train de faire son petit que la fin de la bête. Rien ne se refermait, de telle sorte qu’il n’était jamais possible de discriminer la fin du début. C’était un chaos plein de rage, c’était la matrice d’une intelligence colossale, nul ne pouvait en décider d’avance. Nul ne sait le destin du monde.

Parce que l’éclat des étoiles est minuscule en comparaison de l’immensité de la nuit, parce que les fleurs sont dispersées ici et là sur la mince pellicule d’une terre aux abysses terrifiants, parce que les actes d’amour sont noyés dans les horreurs de la guerre, on a l’impression que le chaos l’emporte. Mais peut-être qu’un filet de lumière vaut un torrent d’obscurité !

Léonard venait de me décider, j’allais moi  aussi semer ma graine, jeter mon témoignage  dans le chaos de l’histoire.

Je décidai donc de prendre la plume et d’écrire.

L’Église victorieuse

J’ai horreur d’être ballotté dans un vulgaire chariot. Celui du cardinal de Cues est si lourd que l’on doit lui atteler quatre chevaux. Il préfère se déplacer à la façon d’un banal bourgeois plutôt qu’à la manière d’un prince de l’Église ! Et pour comble, il a fait graver ses origines de roturier sur les portières de sa fruste voiture : deux ridicules écrevisses rouges. Son père n’était qu’un simple batelier. Et le fils est aujourd’hui cardinal ! Où va-t-on ? Quant à moi, de noble lignée, il fallut que mon père perde le bon sens ! Et par cet accident, voilà que je cahotais sans titre de famille avec un cardinal plutôt singulier en direction du cœur de l’Italie. Nous étions en 1450 et l’Église nous appelait à son grand jubilé.

Dans ce chariot, ni soie, ni coussin, mais des étagères, un pupitre et des coffres débordant de papier. Le cardinal me dictait des lettres, des sermons, des traités. Pas facile d’écrire entre Cologne et Rome sur des routes boueuses avec des plumes qui s’ébrèchent ! Par bonheur, nous approchions enfin du berceau de l’Empire. Du vin de qualité, un lit confortable, la cour papale, quelques joyeuses servantes… De la beauté, du marbre, de la civilisation !

Quelle ne fut pas ma déception à l’approche des célèbres collines ! Le cardinal m’indiquait par la fenêtre San Lorenzo, Saint-Jean-de-Latran  et les colonnades circulaires de San Pietro, mais, tout autour, des moutons et des chèvres broutaient, des paysans sales et bourrus allaient et venaient… Là même où des empereurs et des sénateurs avaient élevé des villas, des temples et des statues, des bêtes et des bergers piétinaient des fientes.

Ici, à Rome, l’Agneau avait détrôné la Louve. À la masse ou à la pioche, des ouvriers démolissaient la cité d’Auguste en écrabouillant les mauvais marbres pour en faire de la chaux, en arrachant les meilleurs pour faire des églises. Les aqueducs étaient en pièces et les citadins allaient prendre l’eau à l’endroit même où ils urinaient, dans le Tibre. Notre grotesque chariot éclaboussait de boue les bâtiments délabrés ; des gueux, des aveugles et des boiteux se couvraient le visage pour se garder des détritus qui fusaient. Rome n’était plus une ville, mais un bourbier.

Le Christ ne devait-il pas réussir là où Jupiter avait échoué ! « Si les cirques sont en ruines, disait Pétrarque, il y a en dessous d’eux mille ossements de martyrs. » On les extrait comme de l’or, on les niche dans de précieux reliquaires, on les expose, on médite sur la mort et on obtient une rémission du purgatoire pour quarante-huit mille ans. C’est une bonne affaire et un commerce lucratif ! Changement de perspectives, certes ! Inversion des rôles, sans doute ! Le jeu est cependant le même : des os contre des os, de la chair contre de la chair, de la domination contre de la soumission. Nous  le savions tous les deux, le cardinal et moi, lorsque nous arrivâmes enfin à Rome.

Et la question se posait plus que jamais : pourquoi rien n’est-il raisonnable en ce monde ?

À part pour dicter, le cardinal n’avait presque rien dit durant tout le voyage. Dès sa nomination au cardinalat de Saint-Pierre-aux-Liens, il m’avait appelé pour être son secrétaire, son principal conseiller, moi, lecteur de Cicéron, de Lactance et de Virgile qui ne mets le nez dans les Saintes Écritures que par commandement et qui préfère le parfum des femmes à l’encens des églises. Je lui avais dit ma réserve. Il fit barrage à mes objections. « Si je voulais entendre mon écho, j’engagerais une montagne. Je veux un homme capable de me dire ce que je n’aime pas entendre. Je veux un autre que moi. Je suis d’ailleurs un peu fatigué de moi ! » termina-t-il avec un si délicat sourire qu’il me  mit  en  air  de  légèreté.  Alors,  je  répondis « oui », moi qui depuis ma naissance ne disais que

« peut-être ».

Nous ne nous connaissions pas et je n’ai jamais pu savoir sur quelles informations il m’avait choisi. Je l’avais rejoint à Cues où il faisait ses adieux à son vieux père après avoir reçu secrètement ses dernières volontés. L’homme rendit l’âme dans les bras de son fils. À la fin de son bref séjour, lorsqu’il embrassa sa sœur, je l’aperçus les yeux pleins d’eau. Puis, il entra dans un état de méditation dont, ma foi, il ne sortit pas avant Rome. Nous partîmes avec une escorte de convenance de douze cavaliers et nous logeâmes dans d’austères monastères plutôt que dans de luxueux évêchés.

Les foules arrivaient de partout. Les gens criaient et chantaient, c’était l’euphorie. Nos cavaliers s’exténuaient en vain à leur trompette. Notre lourd chariot n’avançait plus et les chevaux commençaient à s’énerver. Le cardinal se mit à sourire comme un enfant. On eût dit qu’il était lui-même happé par l’enthousiasme naïf qui emportait la populace.

Il fallait être à Rome pour se rendre compte à quel point ce grand jubilé, qui portait si bien son nom, n’avait rien à voir avec la raison. On venait  à la canonisation de Bernardin de Sienne, le fou de Dieu, et au couronnement de Frédéric III, le fou de lui-même, et le cardinal semblait, à son tour, quitter la raison. Je ne réalisais pas encore que c’était sa fête à lui, lui qui avait participé de si près à la résolution des deux schismes, à la paix,  à ce que célébrait le jubilé.

— Mon cher Henri, réclama-t-il joyeusement, je désire faire le reste du chemin à pied.

Je restai interloqué un moment.

— Mais, votre excellence, lui répondis-je, vous n’y pensez pas !

— Viens, enlevons nos manteaux et nos chapeaux, nos bagues et nos broches, et allons comme de jeunes clercs à travers la foule.

Il n’avait pas terminé sa phrase que tout ce qu’il portait de distinctif reposait sur le banc. Sa tonsure seule indiquait son état ecclésiastique. Pour ma part, j’étais plus long parce que moins modeste dans mes apparats. J’avais peine à retirer un collier d’argent qui s’était pris dans ma longue chevelure. Il parla au chef d’escorte et nous nous jetâmes dans la foule sans autre accoutrement que nos robes de lin. Et moi, non tonsuré, je pouvais passer pour simple notaire !

Ainsi nus de toutes distinctions, nous pûmes nous frayer un chemin et entrer enfin dans la cité. Les chants, les prières, les cris, le cornage des buccins qui ricochaient maintenant sur les murs et les tours prirent une résonance à rendre fou. Les hommes, la plupart ivres, dansaient jusqu’à tomber par terre, les femmes jetaient des fleurs devant des évêques en voiture d’apparat ou des princes en armes, les enfants donnaient des pommes ou des gâteaux aux chevaux, les boutiquiers lançaient dans la foule des morceaux de tissu et des bouts de ruban.

Le cardinal ouvrait allègrement le chemin. Je me glissais derrière lui, craignant à tout moment qu’un gueux ne me touche.

Oui ! la papauté était enfin rentrée à Rome et avait repris presque tous ses pouvoirs. Mais après quelle aventure ! Le pape avait quitté Avignon. Sa galère plaquée de cuivre avait paradé sur le Tibre. Mais il avait lancé sur la Toscane le plus belliqueux de ses cardinaux avec une meute de mercenaires bretons et anglais. Ils mirent à feu et à sang tout le pays. Villes contre villes, castes contre castes, on avait en Italie l’habitude de s’écorcher mutuellement.

Le pape avait-il bien fait de revenir à Rome ? Dès sa mort, les Romains avaient assiégé le conclave en réclamant un pape de leur noblesse. On choisit un moine de la Pouille. Le vieil ascète prit sa nomination très au sérieux. Il déclara la guerre à la simonie, au luxe et à la luxure en pestant contre tous les cardinaux, ce qui précipita un grand schisme. Heureusement, les papes meurent, et la volupté reste…

Je reçus tout à coup, en plein visage, une grosse boule de cuir gonflée d’étoupe ! Nous étions, le cardinal et moi, en plein milieu d’une joute de soule. Des paysans gras et noirs couraient vers nous. Ils se seraient jetés sur moi si je n’avais pas lancé immédiatement l’éteuf vers l’un d’eux. Ils se ruèrent dix sur lui en un grand rire. Une friponne couverte d’une peau de loup courait en criant :

« Au bûcher, les disciples de Jean Hus, brûlons les hussites ! » Ces hurlements me glacèrent le sang. Eugène, le pape, avait juré d’anéantir tous les disciples de Jean Hus jusqu’à radier leur mémoire de la face du monde. Mon père détestait ce pape. Un bon matin, il s’était levé de table, avait craché par terre et était parti pour la Bohème combattre aux côtés des hussites. Ma mère l’avait suivi. Dieu, qu’il y a de folie en ce monde !

Oui, la papauté est de retour à Rome. Alors, on fête. Mais on fête surtout le retour de l’Église  à la monarchie absolue. En effet, quelques années auparavant, il y eut une extraordinaire tentative de placer le concile au-dessus du pape. Le cardinal fit alors tout son possible pour justifier en droit ce renversement. Mais l’entreprise échoua. Le pape est resté l’empereur de l’Église.

Ghiberti avait ciselé pour Eugène une tiare de quinze livres d’or, d’émeraudes, de saphirs et de rubis. Avec les métaux précieux et les pierres rares de ses autres vêtements, il fallait désormais deux solides gaillards pour sortir le pape de son trône. Alors, jubilons en ce jubilé !

Je reçus soudain un fort coup de coude entre les  côtes,  ce  qui  me  fit  rager.  Le  cardinal  se retourna vers moi. Je le rassurai. Une femme pouffa de rire. Devant moi, des saltimbanques accompagnés de flûtes se hissaient les uns sur les autres en grimaçant. Ils s’élevaient ainsi jusqu’à ce que ceux qui étaient au sommet s’écrasent sur la foule. Un enfant vomit sur la robe de sa nourrice, un homme grossier plongea la main dans la chemise d’une jeune fille, un garçon s’apprêtait à lancer un crottin… L’Église jubilait !

L’Église, il est vrai, avait été capable de démontrer la présence de l’Esprit-Saint par un miracle que l’on n’espérait plus. Les patriarches d’Orient avec toute l’Église orthodoxe étaient entrés officiellement dans le sein de la grande Église, romaine bien entendu. Sur ce front encore plus que sur les autres, le Cardinal joua un rôle déterminant. Union plus que fragile. Mais qu’importe, fêtons la belle fête que voilà !

J’allais peut-être céder aux réjouissances lorsque le Cardinal et moi, nous nous retrouvâmes si près d’un bûcher que nos robes s’accrochèrent aux fagots. Un autre bûcher pour les hérétiques. Des souvenirs de gémissements remplirent mon esprit. Ces souvenirs, je ne pouvais les supporter…

Je n’arrivais plus à ouvrir les yeux. Il fallut que le cardinal me relève et me guide. Je quittai les lieux, tiré par la main comme un enfant.

Le cardinal connaissait très bien ma faiblesse, ma faille, cette cassure dans la trame de mon enfance qui m’avait fait passer d’un personnage au-dessus des choses à un enfant terrorisé. Nous entrâmes dans un halo de silence relatif, et il laissa tomber cette question :

— Où est l’Église ?

J’ouvris les yeux. Je crois qu’il aurait voulu répondre, trouver une explication, me rassurer, mais sa bouche resta muette un long moment. Moi, je n’attendais plus de réponses depuis longtemps. Enfin, il répondit à sa propre question :

— La véritable Église est ici, dans notre indignation.

Je ne connaissais rien autant que cette indignation. Mais ce jour-là, le jubilé m’avait enfoncé plus loin, il avait ouvert autre chose. Je me réveillais à une horrible évidence : j’étais un corps de chair, une chose molle que l’on peut, sans beaucoup d’efforts, brûler, trancher, écorcher. C’était une effroyable sensation…

Le cardinal m’amena plus loin, hors de la ville,  sur la rive gauche du Tibre. L’endroit était particulièrement paisible puisque tout le monde s’était engouffré dans les entrailles convulsées de Rome. Pour un instant, je crus  qu’il  n’y  avait  que nous dans tout l’univers et qu’il était possible de mourir en paix dans la consolation l’un de l’autre.

Nous nous assîmes sur l’herbe, l’esprit en quête de paix. La raison a si peu à dire lorsqu’elle rencontre brutalement l’humanité barbare. Nous sentions, je crois, tous les deux, à quel point la barbarie humaine constitue le plus grand mystère du cosmos. Pour ma part, j’avais l’impression que le réel se réduisait à deux choses : la violence et l’atterrement de la conscience devant la violence. Entre les deux, l’imagination fournissait les illusions nécessaires à la vie. C’était cela, la civilisation, rien de plus.

Je confiai au cardinal que la foi n’avait jamais pénétré mon esprit et qu’aucune raison ne pouvait justifier le mutisme du ciel devant l’horreur de la terre. Il objecta simplement :

— J’aime davantage ce début de clairvoyance que les superstitions auxquelles s’attachent trop de gens. La vraie foi pousse en terre de lucidité. Donc, si je t’entends bien, je ne suis pas vraiment ton cardinal. Cela me va. Alors, appelle-moi Nicolas, et réserve mon titre pour les affaires publiques.

La beauté du monde

Soudain, nous entendîmes le rire d’une jeune fille. Un oiseau s’envola, l’horizon s’élargit et nous fûmes témoins d’une des plus belles scènes qu’il m’eût été donné de voir. Sur une pierre à demi immergée couverte de mousse et encerclée d’écume, une très belle jeune fille à peine vêtue s’était assise et, dans une lumière éblouissante, elle riait de je ne sais quoi. C’était comme une vision.

Elle paraissait si naturelle qu’il était impossible qu’elle nous ait vus. Se penchant vers l’onde, elle se mit à faire des cercles dans l’eau avec une tige de jonc. Elle semblait appartenir à une nature différente et, dans cette nature, elle était entière. Si entière qu’il n’y avait pas de place en elle, semblait-il, pour la timidité, la tristesse ou la crainte. Une joie pure.

Nicolas, mon maître, regardait la scène à la manière d’une apparition. De grosses larmes mystérieuses coulaient sur ses joues. Cette jeune fille ouvrait son cœur sur des souvenirs que je connaîtrais bien plus tard.

L’adolescente n’était pourtant pas seule. Une personne que je pris d’abord pour un jeune homme se tenait sur un petit quai de bois près d’elle et la peignait. Nous ne voulions rien déranger à cette merveilleuse bulle de paix et restions immobiles et silencieux.

La peinture était assez avancée. L’effet de perspective et de rayonnement donnait à la toile une apparence si réaliste que la jeune fille de chair semblait n’être que l’ombre de la jeune fille peinte. La lumière sur la toile paraissait avoir trouvé sa véritable fonction : rendre beau.

J’aurais pu être touché, mais la scène me parut soudain invraisemblable. Comment se pouvait-il que le peintre ait assez de pureté pour ne rien déranger du naturel de l’adolescente ? Par quel miracle cet homme pouvait-il rester tout entier à son art alors qu’elle était devant lui presque nue, offerte, innocente ?

C’est à ce moment que le peintre se retourna et que la jeune fille plongea dans le fleuve. Je voulus fuir, mais Nicolas, essuyant ses inexplicables larmes, me prit par la main et marcha résolument à la rencontre du peintre. La jeune fille surgit de l’eau et se rhabilla. Elle me regarda de ses deux beaux  yeux  noirs  si  espiègles  et  égayés  qu’elle semblait sur le point d’éclater de rire. Le peintre lui fit signe que la session de pose était terminée. Elle partit en courant, sans pouvoir retenir son fou rire.

L’artiste retira délicatement son capuchon. C’était une femme dans la trentaine, et ses yeux nous perçaient comme des dards.

— Nous nous excusons de déranger pareil travail, commença Nicolas. Je n’ai rien vu d’aussi beau depuis ma jeunesse. Quelle lumière, quelle perspective !

La femme ne perdit rien de son aplomb. Sa chevelure soigneusement tressée couronnait son visage, et son long cou énergique lui donnait encore plus de noblesse.

— Il ne s’agit pas, continua Nicolas, d’un simple jeu de lignes vers un point de fuite, on dirait que la largeur, la hauteur et la profondeur surgissent de la lumière elle-même.

— Vous avez raison, répondit-elle, la perspective n’est pas que géométrie, la lumière  ne fait pas qu’éclairer, elle donne des formes à la matière…

Je n’avais jamais entendu une femme parler de cette façon. J’étais captivé par l’intensité de son regard…

— Et toi, cher Henri, qu’en dis-tu ? me demanda subitement mon compagnon. Je vous présente mon noble ami Henri de Pomert, continua-t-il, et moi, je me nomme Nicolas Krebs, serviteur comme lui d’un des prélats réunis pour le jubilé.

Et il mit chaleureusement la main sur mon épaule.

Mon esprit restait ébahi et, plutôt que regarder la toile, je fixai les yeux de la dame.

— Comment une telle beauté est-elle possible ? balbutiai-je.

— Oui, justement ! continua Nicolas qui ne manquait jamais une occasion pour se lancer en pleine philosophie. Comment est-ce possible ? Si à son origine le monde n’était que chaos de forces brutes, comment cette beauté a-t-elle pu advenir ? Henri et moi en parlions plus tôt…

Ce n’était pas là ma question. Je connaissais Platon et je savais bien que, logiquement, la beauté présuppose l’intelligence. Les Grecs l’avaient démontré mieux que quiconque. Mais ma révolte n’était pas une question, elle était une réaction, car le mal n’a justement rien à voir avec la logique.

— Vous n’êtes pas simple clerc, monsieur ? interrogea la noble dame qui voyait bien que l’homme qui se tenait devant elle n’avait rien de commun.

— Non ! répondit Nicolas en riant, je ne suis pas très clair…

— Allons donc, lui dit la dame en s’amusant de son jeu de mots. Qui êtes-vous ?

— Enfant, j’ai rencontré un artisan du bois. Il taillait une cuillère. Il me fit comprendre ce qu’est la forme chez Aristote. Mais vous, madame, votre tableau n’est pas statique comme une cuillère, il est vivant…

C’était sa manière. N’ayant jamais l’occasion de professer, il usait des moindres événements pour philosopher. Cependant, il n’obtint pas la réaction à laquelle il s’attendait. La femme n’avait rien d’une nubile en manque de précepteur.

— Rien n’est une forme statique, réponditelle, rien dans la nature n’est tout à fait droit, ni oblique, ni circulaire, ni triangulaire. Ce n’est pas la nature qui a tort de ne pas épouser les formes de la raison, c’est la raison qui a tort de vouloir tout fixer comme si le ciel n’était qu’un entrepôt de modèles et de lois. Ce que la raison tient pour parfait, un triangle, un cercle, une ligne, une loi, est bien moins parfait que la nature qui vacille, tressaille, bafouille.

— Madame, vous m’étonnez, répondit Nicolas. Deux petites rides palpitaient sur le coin de l’œil de la peintre. Nicolas la fixait. Tous deux étaient absorbés l’un par l’autre… Il m’apparut soudain évident que la dame avait lu De la docte

ignorance de Nicolas.

Je ne pouvais plus supporter d’être en reste et tendis ce piège :

— Bon alors, expliquez-moi depuis le début parce que moi, je n’entends rien à ce que vous dites. Vous semblez parler du traité De la docte ignorance, écrit par un certain légiste né à Cues et aujourd’hui cardinal…

Sur quoi Nicolas ne me laissa pas terminer…

— Alors, mon cher ami, puisque tu as lu ce traité, explique-nous sa philosophie.

Il savait fort bien que j’avais trop d’orgueil pour m’esquiver, et je dus me jeter dans mon propre piège. J’entrepris donc de résumer la thèse de mon ami, qui était devant moi, à une dame qui la connaissait sans doute mieux que moi :

— La vie est ondes et musiques, affirme ce cardinal, elle est une œuvre d’art. Or, tout créateur sait qu’il ne pourra jamais totalement connaître son œuvre, qu’il ne pourra jamais totalement circonscrire son œuvre par sa raison. Bref, l’intelligence est toujours plus créatrice que connaissante. C’est cela, la « docte ignorance ».

— J’aime cette idée, dit la dame. Ma peinture me dépasse moi-même, et c’est mon plus grand plaisir… Mais, dites-moi, tous les deux, si je comprends bien, vous affirmez en substance qu’une idée ne peut jamais saisir la vérité d’une œuvre. Donc, tenter de fixer la foi dans des dogmes, c’est tromper l’esprit. Alors, expliquez-moi ce que vous faites ici, à Rome, à servir des prélats qui n’ont de cesse qu’ils n’échafaudent des dogmes qu’ils imposent ensuite à coups d’épée et de bûcher.

— Oui, justement, expliquez-nous, monsieur Krebs, insistai-je en me tournant vers Nicolas.

L’homme d’Église appuya sa tête un instant sur ses deux mains. Lorsqu’il se redressa, il y avait sur son visage une sorte de tristesse sombre qui changea le climat de la discussion.

— Nous ne servons pas des prélats, nous les harcelons comme des taons harcèlent les paysans. Mais vous, madame, il semble que vous avez été capable de sortir de cette tombe ecclésiastique. Henri, fit-il, en me regardant droit dans les yeux, si tu crois que tout sort d’un chaos informe et brutal, d’où vient alors la beauté ?

— Monsieur Krebs, répliquai-je piqué au vif, la beauté n’est qu’une dentelle virevoltant au-dessus d’un brasier. Les soldats de l’Église violent des jeunes filles et brûlent des enfants. Je ne sais pas comment la beauté survit dans ce monde, mais j’en constate la précarité chaque jour.

Un très long silence s’installa. Je tremblais de tout mon corps, parce que chaque mot que je venais de prononcer portait d’épouvantables souvenirs : mon père écorché sur une place publique, ma mère décapitée et la plus jeune de mes sœurs violée et égorgée sous mes yeux. J’avais prié à genoux dans son sang, mais ma prière n’avait eu pour réponse que d’autres hurlements. Et aujourd’hui, en cette heure, le silence allait démontrer bien mieux que moi que l’esprit est muet devant le visage grimaçant du monde.

Mais c’était sans compter sur mon compagnon qui continua d’une voix éraillée par l’émotion :

— J’ai tout fait pour éviter ces horribles massacres. J’ai proposé un compromis face à la révolte des hussites… J’ai été mille fois découragé par la haine et la dureté des papes. Mais pouvons-nous simplement nous abandonner au désespoir ?

Le soleil déclinait et nos ombres s’allongeaient maintenant jusqu’au fleuve. L’artiste, qui se nommait Afra de la famille de Velseck du Tyrol, mais que l’on appelait Bella en Italie, nous convia au repas du soir. Nicolas, à ma surprise, accepta l’invitation. La dame monta sur son puissant cheval et partit en direction de sa villa après nous avoir dit qu’une voiture viendrait nous chercher.

J’appris d’un serviteur que la veuve avait reçu en douaire de son défunt mari une importante propriété qu’elle dirigeait d’une main ferme. Elle n’avait pour enfant qu’une jeune fille du nom de Catherine, celle-là même qui venait de poser pour elle avec tant d’ingénuité. Elle la destinait à un brillant avenir grâce à une imposante dot que lui réservait la famille. Mais l’enfant déclinait  tous les prétendants, les trouvant trop rustres, trop vieux ou trop gras.

La dame avait rédigé, « elle-même et en latin », insista le laquais, sous un pseudonyme masculin bien entendu, un traité sur la lumière. Ses tableaux étaient la plupart du temps envoyés en Flandre chez Christus de l’école de Van Eyck, où ils étaient vendus à bon prix.

Nicolas avait retrouvé sa bonne humeur :

— Comme je me sens libre sans mes accoutrements de cardinal et mes devoirs de prélat, me confia-t-il. Cette dame n’a pas fini de nous étonner. Un jour, les mœurs permettront à de telles femmes d’inonder l’Église. Cet espoir m’ouvre l’appétit.

— Ne craignez-vous pas pour votre célibat ?

Il me sourit un instant, et me lança cette phrase que je ne comprendrais que bien plus tard :

— Mon cœur est déjà capturé…

Puis, il détourna le visage en écarquillant les yeux et se précipita en direction d’un moine, un chartreux d’après la robe, qui allait sans doute au jubilé.

— Père Denys, cria-t-il, attendez !

Ce fut là une remarquable coïncidence qui allait donner un peu plus de profondeur à notre étrange rencontre. Le chartreux, célèbre pour ses écrits mystiques, profitait du jubilé pour aller rejoindre le prieur général et préparer la réforme.

Nicolas le connaissait depuis sa jeunesse à Deventer, au réputé collège tenu par les successeurs de Gérard de Groote. Mais depuis que son ami était entré à la chartreuse de Ruremonde, la vie leur donnait rarement des occasions de rencontre. Ils se contentaient d’échanger lettres et manuscrits.

L’homme était affable et engageant, en rien semblable aux austères cénobites qui faisaient dire à Laurent Valla que la chasteté est un crime contre la nature qui dénature l’homme au point de le rendre plus vicieux qu’un bouc et plus tordu qu’une souche.

Notre attelage arriva sur les entrefaites, et Nicolas, qui ne voulait ni rompre sa conversation avec le chartreux, ni se refuser à la dame, prit sur lui d’inviter le moine. Il lui demanda, à l’oreille,  de ne rien dire au sujet de son statut de cardinal. Le moine ne parut aucunement surpris.

La villa de la dame n’avait certes pas la grandeur d’un château, mais l’architecture était agréable et les terres, bien entretenues. Je secouai, sans succès, la main du chartreux pour qu’il accepte un instant de lever les yeux vers une femme. Les signes de la beauté sont si rares qu’il m’est toujours apparu bête de les bouder.

La veuve semblait soucieuse. Elle nous fit servir de bons vins, mais le repas tardait. Le soleil s’assombrissait, on alluma deux torches. Elle fit enfin signe, et nous pûmes manger.

Nicolas était en pleine conversation avec son ami, et la dame mangeait à peine. J’étais rêveur sans trop savoir pourquoi.

— Oui, certes, la docte ignorance nous empêche d’affirmer par la seule logique que le bien est premier et qu’en définitive il vaincra, disait Nicolas, mais l’expérience intérieure nous permet de l’espérer.

— J’ai lu dans le Trismégiste, répondit la dame, que toute chose, même petite, révèle la totalité de l’univers. C’est pourquoi une simple fleur peut nous enseigner l’univers entier.

— Alors, nous sommes perdus, répliquai-je brutalement, car j’ai vu aujourd’hui encore un bûcher. Si toute chose est un microcosme de l’univers, Dieu est un monstre.

Le moine tourna vers moi un regard choqué :

— Je crois qu’il n’est pas possible d’aboutir sur ce chemin sans d’abord fouiller notre propre âme. Vous êtes scandalisé par le mal, donc le bien vous habite.

À ce moment, je pensai davantage à la dame qu’à mon argumentaire. Alors, je puisai dans ma mémoire un trait d’érudition qui, je l’espérais, ravirait notre hôtesse…

— J’ai lu à Venise, dans un manuscrit perse attribué à Shabistari, ce magnifique poème soufi :

« Quelle est la nature des yeux divins et des lèvres ineffables ? Réfléchissons ! Ses yeux blessent et sa bouche enivre. S’il fronce les sourcils, le monde s’écroule et désespère. Il nous voit torturés entre le fond de nous-mêmes qui désire et le monde qui se refuse, c’est pourquoi sa bouche tremble de compassion. Pour nous garder vivants, il nous fait danser entre les boucles noires de sa chevelure. Tantôt  nous  désespérons,  tantôt  nous espérons, tantôt le feu rage, tantôt le fleuve apaise. L’amour est ainsi : cruel, il creuse ; bienveillant, il comble. » N’est-ce pas, cher père Denys, ce qu’en substance vous tentez de me dire ?

— Henri, s’exclama Nicolas, quelle merveille tu as trouvée à Venise ! Chez le cardinal Bessarion sans doute ? Ce poème me rappelle celui de Maître Eckhart : « La boucle des cheveux de Dieu est profonde et terrible. C’est une spire sans fond qui met en déroute la raison. Là règne un fond sans fond. » Sur ce, le capitaine de la garde familiale entra précipitamment, s’avança haletant vers la dame et, posant un genou à terre, annonça :

— Madame, votre fille Catherine a été enlevée. Des hommes l’ont aperçue dans un carrosse tiré par quatre chevaux et suivi d’une garde de dix cavaliers. Nous les avons poursuivis, mais ils nous ont échappé…

— La voiture du baron ? demanda la dame le regard atterré.

— Oui, madame.

Il s’agissait du baron Léonard de Velseck, chancelier du duc Sigismond du Tyrol. Son nom indiquait qu’il était de la famille de la dame, mais elle n’en dit pas plus. Elle laissa simplement entendre que le filou chassait la dot dans toute l’Italie.

— Henri, me demanda mon ami, je veux que tu accompagnes le négociateur que nommera la famille pour cette affaire. Dès que j’aurai pris possession de mon évêché de Brixen, je me chargerai d’amener le duc à corriger son chancelier. Madame, je le jure sur mon honneur, nous  ne vous abandonnerons pas.

La dame était évidemment surprise.

— Noble dame, dit le père Denys, cet homme est le cardinal de Saint-Pierre-aux-Liens. Demain, il recevra la charge de l’évêché de Brixen au Tyrol. Sigismond est sous sa dépendance, votre fille est sauvée.

La dame le regarda un moment, mais ne put répondre. Elle ne connaissait que trop le baron et ne pouvait guère se fier à un cardinal sans habit. Elle se retira et nous restâmes tous affligés.

Elle était là, dans la chapelle, affaissée sur un prie-Dieu. En face d’elle, le tombeau de son mari encastré dans la pierre. Un lourd cierge écarlate vacillait sur le monument. La noble dame tentait de contenir ses sanglots. Instinctivement, nous nous agenouillâmes dans l’obscurité qui baignait la crypte.

Bella était si absorbée dans sa prière qu’elle semblait n’être plus là. Aucun de nous n’osait s’approcher. Nicolas restait derrière. Il était si habitué à la prière de nuit que l’on aurait dit une statue bien droite. Le père Denys se tenait, lui aussi, immobile dans l’obscurité.

J’aurais tant voulu entrer dans leur état. Mais je coulais dans mes souvenirs et ma révolte. La douleur de mes genoux était devenue insupportable et je dus m’asseoir, alors que Bella souffrait devant moi. J’avais honte ! Au fond de mon cœur mijotaient d’abjects phantasmes. Je sauvais la jeune fille, je tuais le baron, je revenais triomphant et la dame me prenait dans son lit… Pendant qu’elle était là, brisée, je ne pensais qu’à coucher avec elle. Il me sembla qu’aucun coin de mon cœur n’avait la moindre pureté. Mon âme ressemblait au chaos originel : furie, violence, obscénité.

L’état  du monde

Le cardinal et moi partîmes pour le palais des Saints-Apôtres où il devait recevoir de nouvelles charges et assister au sacre de l’empereur. Il était docteur en droit canon, chanoine de Notre-Dame d’Ober-Wesel, doyen de Saint-Florin à Coblentz, archidiacre de Brabant, sous-diacre du pape, cardinal, et il venait à Rome prendre une charge plus lourde encore. On lui en donnait les moyens : chacune de ces responsabilités rapportait beaucoup, et en florins et en propriétés. Je découvris, plus tard à Salzbourg, des certificats lui donnant des droits sur la plupart des mines d’Autriche.

L’homme était l’un des princes les plus riches de l’Église. Mais tout cela, il le dépensait pour les missions qui lui étaient confiées. Son budget personnel ne dépassait guère celui d’un modeste curé. Et nous allions à pieds rejoindre notre escorte qui se rendait, elle, à cheval, au palais pontifical.

Parentuccelli, pape sous le nom de Nicolas V, n’était autre que l’ancien secrétaire de l’évêque de Bologne, le secrétaire le plus érudit et le plus fin d’esprit de toute l’Italie. Et il l’avait prouvé : avec mon maître et Piccolomini, il avait évité un schisme. On les appelait les Trois Hercules de l’Église.

Piccolomini, de la grande famille de Sienne, absent ce jour-là, se passionnait pour les arts et la littérature. Avec Nicolas de Cues, il était l’un des plus solides tenants des théories donnant priorité du concile sur le pape mais, comme lui, avait dû y renoncer. Cependant, il faisait quelque peu scandale, on le disait épicurien, il avait composé des poèmes érotiques, des comédies libres et même un roman d’amour.

Le cardinal de Cues, mon ami, n’était pas sans reproche non plus. On disait que c’était par intérêt personnel qu’il avait finalement milité pour le pape en défaveur du concile. C’était ne rien connaître ni de l’homme ni de ses idées. Pour le cardinal, la souveraineté se mesurait à trois conditions : premièrement, l’autorité du chef dépend du consentement du peuple ; deuxièmement, le degré de souveraineté du prince s’évalue par sa proximité aux principes  suprêmes que sont la justice, l’harmonie et l’unité ; troisièmement, tout souverain doit remplir une fonction ordonnée par et pour l’utilité publique, dont la paix est la première condition. Mon maître n’avait en rien renoncé au concile, il avait tout simplement démontré que ce n’était qu’un collège d’intérêts privés, ce qui lui enlevait  toute autorité.

Les Trois Hercules se retrouvaient aujourd’hui à la tête de l’Église avec l’intention d’y remettre de l’ordre, de l’intelligence et de la bienveillance. Cependant, l’Occident, uni en principe, se déchirait sur les champs de bataille. Les guelfes sapaient l’autorité de l’Empereur et les gibelins, celle du pape. Le pouvoir n’était qu’affaire de rivalité, de clans et de vengeance.

Nous apprîmes que la famille de Velseck s’était elle-même scindée en deux. Le clan du baron Léonard de Velseck, partisan de l’empereur, avait fait assassiner le mari de Bella, partisan du pape. La veuve s’était réfugiée en Italie grâce aux relations d’affaires de sa maison avec des prélats du château Saint-Ange en cité vaticane. Elle savait manœuvrer. Elle avait réussi à liquider la plupart de ses possessions contre des droits de commerce avec les évêques italiens. Et maintenant, Catherine faisait office d’otage et tout pouvait basculer.

Les commerces de la dame à travers les cols d’Autriche avaient de quoi attirer la convoitise. Les interminables guerres entre Français et Anglais entraînaient, en France surtout, un tel flot de bandits, de soudards et de mercenaires que le commerce y devenait impossible. Ceux de la dame en profitaient. L’Autriche, aux mains des Habsbourg par le duc Sigismond voulait tout contrôler, l’Empire et l’Église. Aussi la mission du cardinal, évêque du Tyrol, ne serait pas facile, pas plus que la négociation avec le baron de Velseck, ami du duc Sigismond, prince du Tyrol et neveu de l’empereur Frédéric.

Il y avait certes trois grands humanistes à la tête de l’Église, mais l’unité qu’ils avaient façonnée avec tant de peine se fragmentait comme une poterie dans un four trop chaud. Si les princes déchiraient par le haut la tunique de Jésus, c’était par le bas que venaient les pires menaces. Dans les villes, les commerçants et les artisans s’associaient de plus en plus avec la paysannerie en vue de renverser le pouvoir des nobles. Les jacqueries s’étaient mises en devoir d’exterminer les nobles, les évêques et même les bourgeois en faisant la promotion d’un gouvernement de la populace pour la populace !

Le pape reçut son ami le cardinal dans ses appartements privés. Il ne portait ni ornement ni tiare. Nicolas marchait près de lui en serrant sa lourde croix de fer.

— Mon ami, commença  le  pape,  nous  voici à la tête. Il nous faut maintenant libérer notre Église de sa folie. Ne partagez-vous pas mon sentiment ?

— Votre sainteté, répondit le cardinal, nous en parlons depuis si longtemps…

— Il convient donc, continua le pape, de vous confier le soin de purger l’Église de son ignorance et de sa barbarie. En conséquence, nous vous nommons légat dans toute l’Allemagne et la Bohème, ayant tous les pouvoirs pour y introduire la réforme. Nous vous donnons l’évêché de Brixen au cœur de l’Autriche. Ne faut-il pas commencer par assainir le pont qui, depuis l’Italie, rejoint l’Allemagne et la Flandre ? Vous avez devoir d’extirper les hérésies, de faire observer les saints canons, de rendre agréable à Dieu tout le clergé d’Autriche, de Bohème et d’Allemagne. Vous avez pouvoir et devoir de châtier selon votre conscience. Et pour qu’aucun obstacle n’entrave votre mission, nous suspendons tous les privilèges personnels ou seigneuriaux accordés par notre prédécesseur à Sigismond, duc du Tyrol.

À toute fin utile, le cardinal incarnait à partir de ce jour-là la papauté dans toute l’Allemagne et les royaumes circonvoisins. L’homme ne dit rien, mais lorsqu’il revêtit sa nouvelle chape, je le sentis fléchir sous le poids du manteau. Il se retourna cependant, revint près de son ami et le supplia :

— Organisons dès maintenant une croisade en vue de protéger Constantinople. Il ne faut pas attendre le succès du cardinal Isidore…

— Les murs de Constantinople sont inexpugnables, et Gène comme Venise s’assurent d’éloigner les impies.

— Mais, osa faire remarquer Nicolas, je ne parle pas de guerre, mais de paix. Gène et Venise rivalisent entre elles pour prendre la place de Constantinople dans le commerce et les affaires avec l’Orient…

— Mon ami, insista le pape, unissez l’Autriche et vous fermez les portes de Vienne ; l’Occident sera sauvé, la Serbie deviendra un sable dans lequel s’enliseront les musulmans.

Le pape avait fait son choix : il préférait Venise à Constantinople, et il laissait aux Serbes  le soin de contenir l’invasion ottomane. Il jouait ennemis contre ennemis.

Nicolas ne put rien dire ; le pape, par un large sourire, lui interdisant toute riposte. Nous repartîmes sans plus de faste qu’à notre arrivée. Nous n’avions assisté ni à la canonisation de saint Bernardin de Sienne, ni au couronnement de l’empereur.

Les sorcières

À Venise, nous rencontrâmes le cardinal Bessarion à sa résidence près du palais des Patriarches. L’ancien père d’Orient, ramené de Constantinople par Nicolas de Cues pour le Concile d’Union, n’était jamais retourné auprès de son empereur. Il avait rassemblé dans sa bibliothèque plus de six cents manuscrits grecs et quelques ouvrages perses. Nicolas voulut en profiter pour vérifier par luimême la citation de Shabistari que j’avais récitée de mémoire. Il me félicita pour ma traduction.

Chemin faisant, il me dicta un petit traité  qu’il appela Le Profane, une dissertation à propos de la quadrature du cercle et des notes sur les transmutations mathématiques. Ainsi allait la vie avec mon maître et ami : sans repos, et toujours aux limites de nos forces.

Nous gagnâmes Wiener Neustadt où l’empereur nous reçut. Il reconnut la légation du cardinal ainsi que son autorité d’évêque et promit de l’appuyer, dans la mesure de sa puissance impériale. Lorsque Nicolas lui apprit que le chancelier de Sigismond, le baron Léonard de Velseck chassait la dot en Italie, Frédéric ne sourcilla pas. Il prit congé quelques instants plus tard sans avoir répondu.

Puis nous partîmes en direction de Brixen. Nous avions maintenant trente cavaliers d’escorte et dix arbalétriers, tous dirigés par un valeureux chevalier, le capitaine Pierre d’Erkelenz. Nicolas ne voulut pourtant pas changer de chariot. Il se contenta d’ajouter aux armoiries de sa famille un écusson de légat. Sur le chemin, il prit un air léger et, comme s’il avait deviné ma rêverie, me lança cette proposition digne de Plotin :

— Si quelqu’un voit une belle femme, et qu’il est de ceux qui marchent en esprit, un tel homme attribue à Dieu l’honneur de cette beauté et il se tourne vers la Lumière dont cette beauté sensible n’est qu’une ombre très lointaine. N’est-ce pas, Henri ?

— Oui, monseigneur, répondis-je, mais n’avezvous pas écrit dans De la docte ignorance, je vous cite : « Et chaque chose se meut pour se conserver dans son être par l’union naturelle des sexes. Car, comme on le sait, dans la nature, les sexes sont enveloppés dans l’unité de Dieu… »

Il détourna les yeux en souriant et se plongea dans la contemplation du paysage qui se hérissait maintenant de pics enneigés. Le printemps remontait sur les rebords de la vallée avec de longs doigts verts. À travers la pierraille, des misérables attelés eux-mêmes à des araires tentaient d’effriter le sol encore lourd pendant que de jeunes sauvageonnes, à demi endormies, surveillaient les moutons. L’Autriche, terre de contraste, nous enveloppait de sa pelisse de neige et de pierres.

Nous approchions de Bruneck, dans la vallée de la Rienz, lorsque cela arriva. Nicolas venait tout juste de me dicter cette phrase : « Tout événement se ressent de l’Histoire du monde, tout drame est le drame à l’état réduit de notre monde tout entier… », lorsque l’on vit sur un gibet mobile deux femmes complètement nues. Elles étaient suspendues par des crochets de fer qui leur traversaient les muscles du dos. On fait ainsi avec les sorcières pour qu’elles ne touchent pas le sol et perdent ainsi les signes du démon, que Jacquier dans son Flagellum appelle les adminicules. Ainsi le veut la démonologie : « On prend la femme suspecte de sorcellerie, on la suspend au milieu d’une chambre, les jambes en croix. Là, on la veille et on la garde sans manger, ni boire, ni dormir durant quarante-huit heures. Il faut l’examiner en détail, car elle porte des signes du démon sous sa chevelure, ses régions axillaires ou dans les parties les plus secrètes de son corps. Pour la consoler, son esprit familier viendra la pénétrer. Il entrera sous forme d’un insecte, d’un serpent, d’un rat ou d’un lézard que l’on attrapera afin que la preuve du crime soit faite. »

Pour cette veillée de sorcière étaient généralement invités le bailli, le bourgmestre, le président des trésoriers, le ministre du culte, les administrateurs de la fabrique, le procureur du bailli et, évidemment, le bourreau. C’est lui que l’on chargeait d’attraper l’animal et de le piquer sur une planche que chacun signait ensuite à titre de témoin. Les deux nuits n’étaient pas trop pénibles pour ces honorables témoins, on y mangeait et on y buvait beaucoup. Le lupanar de la ville y faisait de bonnes recettes.

La « preuve » ayant été faite, on amenait ces sorcières aux officiers de justice du duc de Sigismond pour être torturées afin qu’elles avouent leurs crimes, ensuite de quoi elles seraient brûlées vives.  En terre  de  Tyrol,  le  pouvoir  de  juger la sorcellerie, sauf pour la sorcière hérétique, appartenait aux autorités séculières. Le commerce était lucratif, car tous les biens des familles des prévenues étaient saisis par les officiers. On disait de ces procès qu’ils étaient la meilleure des alchimies puisqu’ils transformaient le sang des femmes en or vif.

Le cardinal, sans même discuter avec le chef de la garde, ordonna que l’on les décroche sur-le-champ, qu’on les recouvre d’un drap et qu’on les amène dans les cachots de l’évêché où l’Officialité ecclésiastique verrait à leur jugement. Nos trente hommes d’armes avaient la main sur l’épée, et nos arbalétriers, le poing sur l’arme. Le chef de la garde céda avec un sourire que nous ne fûmes pas longs à comprendre.

Lorsque nous arrivâmes à Brixen, l’évêché érigé en forteresse était déjà occupé par un évêque nommé par le duc de Sigismond. Notre informateur principal n’avait pu nous prévenir, car il avait été lui-même séquestré. Nous dûmes nous réfugier avec nos hommes d’armes au château de Bruneck dont le châtelain appartenait au clan de Sigismond.

Notre escorte, sans le vouloir, avait donc livré les sorcières à un évêque appartenant au clan adverse. Furieux, le cardinal fit envoyer une demande de renfort à Rome. Sigismond allait  sans doute faire appel, et la procédure prendrait plusieurs mois. De mon côté, je commandai à notre capitaine de garde d’aller acheter, la nuit même, les informations les plus pertinentes au sujet des sorcières.

Dès le lendemain, mon maître et moi partîmes à dos de mulet pour l’évêché. L’évêque ne put faire autrement que nous recevoir. Le cardinal laissa alors entendre à l’imposteur qu’il aurait à répondre de ses actes à l’assemblée conciliaire qui se tiendrait à l’archevêché de Salzbourg au plus tard le 15 mars. Puis il demanda d’être amené devant les sorcières, rappelant qu’en cette matière le légat du pape avait autorité sur l’évêque. L’évêque hésitait à obtempérer. Le cardinal dut présenter une lettre marquée du sceau impérial.

Lorsque le cardinal entra dans la salle où se trouvaient les sorcières et qu’il vit l’assemblée de bourgeois et de notables qui se régalaient par la vue autant que par le goût, il entra dans une terrible colère. Il prit le bâton de bronze du bailli et, en frappant sur la table, exigea qu’ils quittent tous immédiatement les lieux et se rendent à la cathédrale pour entendre le premier sermon d’un prône qui durerait tout le carême. Il ordonna au bourreau de décrocher les femmes et de les vêtir convenablement jusqu’au procès. Puis il alla droit au salon où se trouvait le juge de l’Officialité et,  là, il me fit inscrire en tant que procureur du pape à ce procès.

— Si jamais une de ces femmes est de nouveau maltraitée, vous aurez à vous en repentir longtemps devant votre futur évêque dont voici l’insigne, termina-t-il en lui montrant sa bague.

Il était près de midi lorsque nous sortîmes de l’évêché. Nous nous précipitâmes à la cathédrale où le cardinal demanda au bedeau de sonner l’appel. Au bout d’une heure, la cathédrale était pleine. Nicolas, sans mitre, scrutait l’assemblée.

— Très chers fidèles, comme tant de chrétiens à l’heure actuelle, vous voici devant cette redoutable question : qui est votre pasteur ? Chacun d’entre vous devra trouver la réponse en lui-même. Seule l’Église choisit le pasteur. Alors, où est l’Église ? Certes, elle est au fond de votre âme et se développe dans toutes vos bonnes pensées, vos bonnes décisions et vos bonnes actions. Mais elle est aussi entre vous, où elle développe la coopération, l’harmonie, la fraternité. L’Église est cette vie et cet amour qui tendent constamment à la paix. Cependant, même si l’Église est en vous et entre vous sous la forme d’un esprit d’entraide, elle a besoin d’un corps. Et son corps est si gravement malade, si divisé qu’il vous faut aujourd’hui choisir votre pasteur évêque. Vous le reconnaîtrez à ceci : il lutte pour la justice, la concorde, l’harmonie et la paix.

– Sans doute me demanderez-vous : si l’Église est unité, alors pourquoi est-elle divisée ? Si elle est justice, alors pourquoi est-elle si injuste ?

– Voici ce que je vous propose, je vous propose une Église à reconstruire. Ne choisissez pas la force, mais la souplesse. Choisissez une Église qui ne se durcit pas dans une forme particulière, parce qu’une forme particulière entraîne toujours une forme opposée, choisissez une Église qui se laisse travailler par ceux qui l’aiment. Je viens parmi vous tenter avec vous de reconstruire la justice, l’harmonie, la paix. Vous me reconnaîtrez à mes actes. Mais je suis de chair, comme vous, et le bien que je voudrai faire produira sans doute aussi le mal que je ne veux pas faire.

– Demain, je serai devant vous en tant que procureur du pape au procès de deux femmes qu’il faut traiter avec justice. Je demande aux nobles ici présents de choisir un représentant, aux bourgeois d’en choisir un autre, et aux paysans d’en proposer un troisième. Ils seront mes conseillers.

– Le 15 mars aura lieu à Salzbourg une assemblée conciliaire où sera confirmé votre évêque. Cependant, dès aujourd’hui, je suis parmi vous comme légat de l’Église et, chaque semaine, je viendrai prêcher l’Évangile, c’est-à-dire l’amour et la justice. Je vous supplie de m’ouvrir votre cœur.

Après que tout le monde fut parti, Nicolas pria longuement.

Pour le procès des sorcières, Pierre, notre capitaine de garde nous avait apporté une copie de l’accusation et plusieurs témoignages de première main. Nous revînmes ensuite à l’évêché où nous fûmes conduits au cachot des sorcières.

Les femmes se tenaient blotties dans un coin, visiblement terrorisées par notre présence. Elles avaient toutes les deux Marguerite dans leurs prénoms, aussi les gens se contentaient de les appeler ainsi sans les différencier. Elles étaient jumelles et converses au couvent d’Ennenberg – dénommé Sonnenburg, ou Château du soleil –, près de Bruneck, dans le luxuriant val de St. Lorenzen. Les converses n’y étaient que les domestiques des sœurs de chœur, qui regroupaient les dames non mariées de la noblesse tyrolienne.

Le couvent exploitait plusieurs commerces visant à faciliter la vie de ces dames que l’on disait très enclines à la dépense. L’un de ces commerces n’était rien d’autre qu’un lupanar très fréquenté par les jeunes aristocrates ou bourgeois qui, en Autriche particulièrement, se marient assez tard. Il fallait aussi desservir un grand nombre de clercs laïcs ou ecclésiastiques à qui l’on interdisait le mariage. Les couvents étaient bien mieux entretenus que les bordels urbains, tout juste bons pour la paysannerie. On prisait particulièrement le Château du soleil. Mais qui dit lupanar, dit sorcières dont la fonction est de nouer les aiguillettes pour éviter les effets de l’accouplement. C’était le travail des deux jumelles.

Or il advint que le père des deux femmes, un commerçant de sel, découvrit dans l’une de ses mines un gisement de cuivre et d’étain que l’on disait très prometteur. Du coup, il y avait avantage, pour les dirigeantes de l’abbaye, à vendre les deux Marguerite aux magistrats ducaux pour qu’elles soient traduites en justice et que les biens de leur famille puissent être saisis.

Le cardinal s’approcha d’elles, je réquisitionnai un banc où il put s’asseoir.

— Mesdames, commença-t-il, je connais votre malheur et je viens vous demander votre aide pour la réforme de l’Église.

Les deux femmes, qui se ressemblaient beaucoup, tournèrent simultanément leur visage interloqué vers le cardinal. Elles le savaient légat, déjà elles ne pouvaient comprendre qu’un homme de si haut office se trouve dans leur cachot, et voilà qu’il leur demandait de l’aide en présentant un visage empreint de bonté…

— L’abbesse qui dirige votre couvent a trahi sa mission, continua Nicolas. L’abbaye où vous étiez de bonne foi s’est détournée de sa vocation. Vous êtes bien plus victimes que coupables. Mais maintenant les choses vont changer. Le couvent sera réformé. Voulez-vous m’aider dans cette mission ?

Les femmes hésitaient à donner leur confiance à un si étrange prélat. Il était si fréquent d’engager des rapporteurs pour faire parler les sorcières. Mais elles avaient vu l’homme dans un chariot avec écusson de légat, précédé d’une escorte de cavaliers et annoncé à coups de trompette. Elles l’avaient entendu exiger avec autorité qu’elles soient décrochées et revêtues. Mais à la fin, elles s’étaient retrouvées nues et suspendues dans une salle de l’évêché…

— Qui êtes-vous? demanda l’une des Marguerite.

— Je suis légat du pape, répondit Nicolas, j’ai autorité sur toute l’Autriche, la Bohème et l’Allemagne. J’ai été nommé évêque de Brixen, mais, comme vous le voyez et le subissez, ma nomination est contestée. N’ayez aucune crainte cependant, je serai bientôt sur le siège qui m’a été confié.

Cela n’avait rien pour les rassurer. Depuis trop longtemps en ce pays, le titre d’évêque était davantage synonyme de loup que de pasteur. Nicolas le comprit.

— Je ne suis pas un évêque simoniaque, comme ceux que vous avez connus, je suis un berger de l’Église de Dieu et j’ai à cœur le salut de mes enfants.

— Mais, interrompit l’une d’elles, il n’y a pas d’Église de Dieu pour nous. Ne savez-vous  pas qui nous sommes ?

L’autre voulut empêcher sa sœur de poursuivre…

— Oui, je sais ! dit Nicolas.

— Non, vous ne savez pas, continua la  femme alors que sa sœur venait d’éclater en sanglots, le visage contre terre. Il n’y a pas d’espoir pour les misérables. Tant que nous étions belles et jeunes, des hommes venaient… Et puis nous avons été désignées pour nouer les aiguillettes. On nous houssinait jusqu’au sang pour chaque naissance d’enfant. Malgré les plantes et les pierres que l’on mettait aux femmes, il y en avait beaucoup. Comme par miracle des démons nous n’avions pas d’enfant, ni moi ni ma sœur, et avions une tache de vin sur le ventre, c’est nous qui devions étouffer les nourrissons à leur naissance et les enterrer…

— Ah ! Dieu du ciel ! s’exclama Nicolas, qu’est-il advenu de tes enfants ?

— Je vais vous le dire, répondit la femme, alors que sa sœur lui empoignait les chevilles pour qu’elle se taise. Nous avons invoqué le diable et il est venu. Lui seul a le pouvoir. Nous avons pactisé avec lui. Nous avons fait des messes en son honneur. Nous avons mangé des aliments maudits, nous avons pris de la belladone et de l’aconit pour entrer en transe et aller jusqu’aux enfers. Nous avons renoncé au baptême et  fait des sacrifices à Lucifer. Nous avons maudit l’Église comme elle nous a maudites.

Nicolas prit la main de celle qui pleurait toujours.

— Et toi, qu’en dis-tu ? lui demanda-t-il.

Elle ne put que sangloter davantage en gémissant et en se frappant la tête contre le sol.

— Rien n’est jamais perdu, reprit doucement Nicolas. C’est le malheur qui vous a poussées dans cette noirceur. Assoyez-vous et écoutez-moi.

Il leur parla avec une telle considération que les deux Marguerite levèrent les yeux vers lui.

— J’ai tout dit et vous ne nous condamnez pas, soupira la femme qui avait parlé.

— Avez-vous déjà vu des lapines affolées manger leurs petits ?

Elles ne répondaient pas, paralysées de surprise par le ton aimable du cardinal.

— Alors, si vous avez déjà vu cela, vous pouvez comprendre ce que je vais vous dire. Si l’Église ne console plus les misérables, où donc peuvent-ils aller ? Ils n’ont plus  d’espoir. Alors, ils instituent une anti-église. L’Église sacrifie l’Agneau, l’anti-église sacrifiera des nourrissons. L’Église chante des litanies de saints, l’anti-église évoquera des démons. L’Église baptise, l’antiéglise débaptisera. Mais, plus terrible encore, ceux qui sont dans la misère se sentent à ce point bannis de l’humanité qu’ils instituent une antihumanité. Ne voyez-vous pas que vous vous êtes réfugiées dans cette anti-humanité parce qu’il  n’y avait pas de place pour vous dans  l’humanité ! Vous avez agi comme des lapines désespérées. Mais maintenant une porte s’ouvre, la prendrez-vous ? Chaque homme et chaque femme de bonne volonté aspire au maximum de ce qu’il peut être, compte tenu de ses connaissances et des circonstances. Maintenant, je vous tends la main pour que vous puissiez entrer dans le Royaume de la fraternité humaine.

Les deux femmes restaient muettes.

— Voici ce que je vous propose. Satan ne viendra plus vous importuner parce que mon ami qui est là veillera cette nuit avec vous, et vous ne serez plus laissées seules. Vous saurez ainsi que nous sommes plus forts que Satan. Demain, je parlerai en votre nom. Mais cette nuit même, j’enverrai un négociateur rencontrer votre père. J’ai des droits sur les mines d’Autriche et j’entends les faire respecter. En somme, d’ici demain, on saura que la fortune nouvellement acquise par votre père dépend de moi. Ensuite, je démontrerai que vos malheurs vous ont entraînées dans une hérésie dont vous devez répondre au légat du pape et non aux officiers de justice du duc, ni même à l’Officialité de l’évêque. Et moi, je ne vous condamnerai pas, mais vous enverrai dans un couvent réformé de Salzbourg où vous serez instruites. Ensuite, si vous le désirez, vous m’aiderez.

Sans attendre de réponse, Nicolas quitta les lieux, me laissant seul avec les sorcières.

Dans le cachot

Moi, Henri de Pomert, fils d’Octave de Pomert, docteur de l’université de Heidelberg, je chassais le démon pour des gueuses croupissant dans un cachot horriblement puant d’Autriche !

Cette nuit fut l’une des plus éprouvantes de ma vie. Je marchai toute une heure de long en large dans la geôle alors que les deux femmes s’agrippaient à leurs chaînes attendant sans doute que je les frappe, les humilie ou les viole. Celle qui parlait marmonnait des prières dans l’anti-langue des sorcières qui consiste à parler à rebours. L’autre pleurait en lançant de temps à autre de macabres lamentations…

N’en pouvant plus, je me tournai subitement vers elles.

— Je vais invoquer le démon à votre place, leur dis-je, exaspéré.

Et je récitai de mémoire une formule que j’avais lue dans un procès-verbal du jugement de Gilles de Rais : « Monseigneur et maître démon, je vous reconnais pour le plus grand. Dès à présent, je renonce aux autres. Je vous promets de faire le plus de mal possible et de vous rendre hommage au coucher du soleil. »

— C’est bien la formule, n’est-ce pas ? Quelle superstition !

Les femmes fixaient avec effroi une araignée grimpant sur le mur. Enlevant ma chaussure, j’écrasai l’insecte.

— Voilà ce que j’en fais de votre diable ! m’exclamai-je. Arrêtez de gémir ! C’est insupportable.

Je tremblais de tout mon corps. Je m’éloignai, pris quelques grandes respirations… Et puis il y eut un léger regain de vigueur dans mon esprit. Je crois surtout que je ne voulais plus entendre gémir ma propre angoisse dans la leur. Je décidai de me lancer, à haute voix, dans la préparation de mon plaidoyer :

— Le démon dans cette affaire n’est nul d’autre que le prince et seigneur du canton. Il y a des risques de soulèvements chez les paysans, chez les bourgeois… Les princes sont inquiets. C’est naturel. La loi salique ne punissait la sorcellerie que d’une simple amende. Le concile de Liptine prêchait la tolérance et Jean de Salisbury affirmait : « Le meilleur remède contre cette maladie, c’est de ne pas prêter l’oreille à ces folies produites par trop de misère. » Mais voilà ! Les princes ont découvert la bonne affaire. De tels procès remplissent leurs coffres et, surtout, affaiblissent la bourgeoisie et la paysannerie en les faisant jouer l’une contre l’autre, par le principe du paiement de la délation…

— Mais vous ne croyez donc à rien, monsieur, demanda la Marguerite qui parlait, l’autre restant atterrée face contre mur.

Je n’avais nullement l’intention de discuter avec ces femmes que je considérais aliénées, enchaînées dans leur monde imaginaire. Sans même me retourner, je continuai à marcher de long en large en développant mon argument jusqu’à ce que la fatigue me force à m’asseoir sur le banc que j’avais fait apporter pour Nicolas.

Je commençais à ressentir la faim, et demandai au garde de m’apporter quelque chose des cuisines. Ce qu’il fit promptement. Le vin me parut acceptable. J’avalais et buvais lorsque j’entendis grouiller les deux femmes. Je compris qu’elles avaient faim. Je déposai par terre, pour elles, un morceau de viande et un grand pichet d’eau.

La nuit avançait, il ne fallait pas que je dorme. Aucune place n’était d’ailleurs assez propre pour que je puisse m’y étendre. J’avais ordre d’éviter que les sorcières ne soient en proie à des hallucinations. Il aurait fallu un miracle ! La fatigue m’écrasait et embrumait mon esprit.

Je m’assis à nouveau sur le banc, la tête entre les mains.

C’est un drame d’avoir une aussi bonne mémoire en un tel lieu. Me méfiant de mes souvenirs, je pris les devants. Je m’efforçais de peindre Catherine dans mon imagination comme Bella l’avait fait sur une toile. Mais je n’étais pas Bella. Moi, je la voyais nue. Je la voyais lascive. Elle s’approchait de moi, me désirait, me prenait. Je cédais. Mais ce n’était plus elle. C’était une petite prostituée d’un couvent où j’allais au temps de mes études. À l’époque, je plaçais un drap sur son visage de peur de croiser son regard. J’essayais de l’échauffer avant de la pénétrer, mais elle restait tremblante et contractée. Une fois, je l’avais frappée et presque étouffée. Je n’en pouvais plus de  sa rigidité.

Je ne savais pas qu’il y avait une personne de l’autre côté de l’acte charnel. J’aurais voulu aimer, je souillais. Je ne voulais tellement pas ressembler aux autres hommes qui sont violents et vulgaires. Combien je prenais soin d’effacer toutes les traces de ces nuits d’agitation ! Je revenais impeccable : aussi bouclé, aussi fardé que si j’avais  été  à une noce…

Je me relevai de mon banc et fis quelques pas. Soulevant la paille, j’aperçus un bout de parchemin souillé de sang, mais encore lisible. Je parvins à lire une stupéfiante lettre que je glissai précieusement dans ma bourse.

J’entendis remuer les deux femmes. Je me levai, approchai la torche du lieu où elles se tenaient, et vis leur regard terrifié. J’eus l’impression d’enlever pour la première fois le drap d’ignorance sous lequel je cachais le visage de toutes les femmes. J’avais devant moi deux êtres exactement de la même espèce que moi : mélange de souffrance, de terreur et d’espoir.

J’étais fou. Je tombai à genoux devant elles,   et ces mots sortirent malgré moi :

— C’est moi le démon. Il est dans le fond de mon cœur.

Ma mémoire m’imposa sans pitié tous les visages que j’avais blessés, toutes les filles que j’avais humiliées, tous les êtres que j’avais couverts de mépris. L’enfer n’était rien d’autre qu’un miroir devenu stupidement sensible aux images qu’il reflète.

Comme hors de moi, je me mis à vociférer :

— Ô Raison, reprends-moi, arrache-moi à mes souvenirs !

En m’entendant, les femmes entrèrent en convulsion, déchirant leurs vêtements et se frappant la tête contre le mur. Sans réfléchir, je m’approchai d’elles et, leur prenant la tête dans mes bras, je dis à l’une comme à l’autre :

— Pardonnez-moi. J’étais devenu fou. Celle que je croyais muette voulut parler mais ne laissa sortir de sa bouche qu’un bruit guttural à peine audible. Le silence enfin couvrit ma mémoire de ses noirceurs.

Le procès

Les bruits du matin nous réveillèrent et nous fûmes, les sorcières et moi, amenés devant l’Officialité, présidée à ma surprise par l’évêque Wiesmeyer lui-même, flanqué de deux magistrats ducaux dont l’un n’était nul autre que le chancelier du duc Sigismond, Léonard de Velseck.

L’Officialité attendait le cardinal, ce ne fut  pas un cardinal qui entra, mais le légat du pape. Des trompettes l’annoncèrent. On annonça ses titres. Nos quatre palefreniers, habillés pour la circonstance, transportaient une solide tribune munie d’un petit trône emprunté au château de Bruneck. Ils l’installèrent devant les membres du tribunal, qui restèrent muets, à ce point hébétés par autant d’audace que d’instinct, puis se levèrent.

Le cardinal légat entra en grande pompe, suivi de deux serviteurs retenant au-dessus du sol la traîne de sa cape d’apparat et des trois représentants de la population : l’un pour les nobles, l’autre pour les guildes et le dernier pour les paysans. Le légat monta sur la tribune, prit place devant l’évêque et les magistrats, leur fit signe de s’asseoir et commença ainsi :

— Faites lecture de l’accusation, je vous prie. Ce qui était contraire à la procédure, car il était interdit de faire connaître aux sorcières les actes incriminants, de peur que le diable n’illumine leur esprit vers une meilleure défense. Wiesmeyer ne savait plus ce qu’il devait faire. Son magistrat commença la lecture sans même attendre le signe de son évêque :

— Ces femmes ont pactisé avec le diable, elles lui ont sacrifié des nourrissons, elles ont noué les aiguillettes, elles ont présidé des messes noires, elles ont participé à de nombreux sabbats…

— Je les ai rencontrées, interrompit le cardinal, et elles m’ont effectivement avoué ces crimes. Avez-vous quelque chose à dire qui soit susceptible d’éclairer mon jugement ?

Ne pouvant plus se contenir, le baron de Velseck se leva brusquement :

— Il appartient au civil de juger ces deux femmes.

— Eh bien ! répondit le cardinal, dans ce cas, que faites-vous à côté d’un prétendant à l’évêché qui n’est pas encore nommé, à conseiller une Officialité ecclésiastique qui n’est pas légitime ?

— Au Tyrol, se permit de dire le baron, tous les droits ecclésiastiques relèvent du duc Sigismond qui nomme lui-même les évêques.

— En somme, riposta le cardinal, vous me dites que le civil et le religieux sont ici confondus…

— Pas confondus, mais unifiés. Wiesmeyer est magistrat et évêque, affirma sans ambages le baron.

— Cette proposition sera étudiée à Salzbourg. D’ici là, monsieur, vous êtes devant un légat ayant pour mission de réformer l’Église au Tyrol et dans toute l’Allemagne. Je remarque que la réforme est ici plus urgente qu’ailleurs : beaucoup d’âmes se sont égarées. Et le salut des âmes, monsieur, m’intéresse au plus haut point.

— Le très grand savant Taincture de Tournai affirme que les sorcières sont des rebelles parce qu’elles mettent en danger l’ordre établi. De ce fait, ces deux femmes sont criminelles devant l’État, contre-attaqua le chancelier convaincu d’être compétent en droit.

— L’abbé de Tournai a fait cette déclaration, monsieur le baron, en tant que prélat de l’Église pour lancer une action de miséricorde, riposta le cardinal.

— Empêcher les effets du mariage nuit à la croissance de la nation. C’est donc une affaire d’État, ajouta le baron, toujours debout, et la main sur l’épée.

— Croyez-vous, monsieur, au pouvoir des nœuds en fils de dentelle pour empêcher la génération ? demanda le cardinal.

— Saint Thomas, répondit sans trop de flamme Wiesmeyer, n’a-t-il pas écrit : «… les hommes peuvent par une opération, la castration ou d’autres procédés, empêcher un homme d’accomplir la copulation charnelle ; donc le démon, qui est plus puissant, pourra le faire avec la permission de Dieu »…

— Il semble justement, l’interrompit le cardinal, que les deux femmes que voici sont accusées, non pour avoir réussi à convaincre le diable, mais au contraire parce qu’elles ont échoué dans cette tâche que d’autres leur avaient assignée. De ce fait, elles n’ont pas fait objectivement de tort à l’État, mais se sont plutôt égarées en esprit. Certes, elles ont, selon l’acte d’accusation, consenti à l’ordre d’étrangler des nouveau-nés. Mais elles l’ont fait sous la menace et la terreur. Soyez assurés que je ferai plus ample enquête sur ce crime et que tous les coupables seront, si nécessaire, abandonnés au bras séculier pour leur châtiment. Mais d’ici ce temps, j’ai besoin de leurs témoignages.

— Monseigneur légat du pape, intervint Wiesmeyer, dans le but évident d’éviter que l’audience n’aille plus loin dans cette direction, vous devriez prendre la sorcellerie plus au sérieux. La bulle Super illius specula de Jean XXII ne dit-elle pas, je l’ai ici et vous fais lecture dans le texte :

« Nous apprenons avec douleur l’iniquité de plusieurs femmes, chrétiennes seulement de nom. Elles traitent avec la mort et pactisent avec l’enfer en sacrifiant des enfants ; elles adorent les démons, fabriquent et font fabriquer des anneaux, des miroirs, des fioles dans lesquels elles les renferment ; elles les interrogent, obtiennent des réponses… Ô douleur ! Cette peste prend dans le monde des développements insolites, elle envahit de plus en plus le troupeau du Christ… » ?

— J’ai bien remarqué, très cher monsieur, qu’en effet cette peste court librement dans votre évêché. Je viens justement pour y apporter remède.

— Alors, brûlez ces sorcières ! cria le baron de Velseck.

— S’il fallait, monsieur le baron, brûler tous ceux qui se sont détournés de l’Église parmi les brebis dont votre prétendant évêque se dit responsable par autorité du duc, il n’y aurait pas assez de bois dans les forêts du Tyrol. Brûlez une sorcière, il en apparaîtra cent, convertissez un seul seigneur et juge, il en disparaîtra mille, rétorqua le cardinal.

Il y eut un grand silence.

— Avez-vous quelque chose à ajouter? demanda le cardinal.

Là-dessus, le baron de Velseck tenta de montrer un peu d’érudition, qui n’était en fait que lieux communs :

— Vous oubliez que nous parlons de femmes. Le nom de « femme » ne vient-il pas de « fe » qui signifie « foi » et de mina qui signifie « moindre ». Ne sont-elles pas, comme le dit si justement Sprenger, « les portes de Satan », « les oreillers du démon » ? Ne sont-elles pas issues d’une côte tordue d’Adam ? « La femme, écrit Sprenger, surpasse l’homme en superstition, sensualité, mensonge, frivolité, et dans son désir de vengeance, comme elle manque de force physique, elle cherche l’alliance du diable, et utilise ses charmes comme moyens de satisfaire sa lubricité. » Ne savez-vous pas le danger ? Ces filles effrontées qui ont eu accointances au sabbat, qui ont embrassé le diable sur toutes ses plus sales parties, expriment si joyeusement et avec une telle gaieté ses embrassements impudiques, la longueur, la largeur, la grosseur des instruments de la nature, que ces sordides interrogatoires ne peuvent passer par leur bouche jusqu’aux chastes oreilles des clercs sans  les  offenser.  De  toute  évidence,  les  juges laïques, gens rassis et réfléchis, mariés et pères de famille, échappent à ce genre de tentation…

— Restez-en là, cher comte, répondit le cardinal, votre éloquence en matière de préjugés en dit assez long sur votre caractère « rassis et réfléchi ». Une enquête plus poussée nous dira qui de l’homme ou de la femme ressemble le plus au Malin dans cette affaire. D’ici là, pour que tous soient entendus, j’aimerais recevoir la version du procureur du pape.

Ayant oublié mon rôle dans cette affaire, je restai un moment interdit. Cependant, je n’en étais pas à mon premier plaidoyer. La misère des sorcières avait rallumé ma révolte. Je secouai mes esprits alourdis par la fatigue, pris un peu d’eau, et me levai pour une attaque sans diplomatie :

— À force de doctrines tenant plus de l’ignorance que de la recherche de la vérité, on en arrive à un maximum de stupidité qu’il me fait honte d’entendre aujourd’hui de la bouche d’une personne de mon sexe. On imagine des coïts avec l’animal satanique. Mais cet animal se cache, en fait, dans la cupidité d’hommes qui se vantent de leur noblesse. Les femmes lubriques dont parle le baron existent bien et sont effectivement dans cette salle, mais elles ne peuvent être brûlées, votre révérence.

— Et pourquoi donc ? demanda le cardinal qui ne semblait pas non plus intéressé à la négociation.

— Parce qu’elles sont, répondis-je, dans les cerveaux des ignorants, et que pour les détruire, il faudrait brûler, non pas ces hommes, mais leur mentalité. L’antidote d’un tel mal ne peut être qu’une réforme des esprits. J’ai étudié attentivement le procès de Gilles de Rais, brûlé vif en 1440, et j’ai fouillé bien d’autres procès, dont ceux de cent dix femmes et hommes du Queyras dans les Hautes-Alpes, qui furent exécutés en 1447. Et si vous me le permettez, monseigneur légat du pape, je décrirai devant la cour de quelle manière on fabrique ici et aujourd’hui les sorcières.

Le cardinal leva un sourcil, m’invitant ainsi à continuer. Ce que je fis en m’adressant principalement aux trois représentants de la population.

— C’est une machine à deux versants. Sur un flanc, il faut beaucoup de cupidité et de concupiscence. La cupidité entraîne le désir de voler, la concupiscence, celui de souiller. L’homme devient alors un véritable prédateur, je parle ici des chasseurs de sorcières. Sur l’autre flanc, il faut beaucoup de misère et de désespoir, un désespoir tel que la mort ne suffit pas. Se jeter soimême en enfer éternel devient la tentative in extremis pour trouver une place au moins dans le monde imaginaire.

— Votre procureur devient fou ! s’écria De Velseck.

— Les chasseurs de sorcières, continuai-je sans même me retourner vers lui, inventent euxmêmes le culte du démon, puis, par la torture, mettent ce culte dans la bouche de femmes et parfois d’hommes dont la famille n’est pas sans possession, et ce, à l’encontre de la bulle papale qui limite la durée de la torture à moins d’une heure.

— C’est à cause du don de taciturnité, répondit le deuxième magistrat de l’Officialité. Le démon les empêche de parler et les rend insensibles aux souffrances.

— La démonologie nous prévient, je lis le texte, continua De Velseck en prenant son livre :

« Je n’ignore pas qu’il y ait des hommes de grand renom et de beaucoup d’instruction (il osa regarder le cardinal en face) qui tiennent ces malheureuses femmes pour moins dignes de châtiment que de pitié, estimant que c’est par l’éducation et les prières, plutôt que par le feu et la flamme, qu’il convient de les traiter… »

— Voilà justement, repris-je, ce qui complète et confirme bien mon propos, monseigneur légat. Ici même, dans les cachots de l’évêché, j’ai pu apercevoir une potence pour l’estrapade, des étaux pour écraser les jambes, des chemises de soufre pour brûler les poitrines, des torches que l’on fait pénétrer dans les parties intimes des femmes, et une vierge noire qui sert à les achever de la façon la plus atroce. Aucun démon ne pourrait imaginer pire…

— Ces instruments ne sont là que pour dissuader, reprit le prétendant évêque.

— Faux ! intervins-je, j’ai ici une lettre, adressée à une certaine Véronica, que j’ai trouvée cette nuit même dans le cachot réservé aux sorciers.

Je sortis la lettre de ma poche et, m’approchant des représentants de la population, je la leur lus avec difficulté, car l’écriture était plus que tremblante :

— « Cent mille fois bonsoir, Véronica,  ma  fille chérie. Innocent je suis venu en prison, innocent j’ai été torturé, innocent je dois mourir : car quiconque entre dans cette prison devient forcément sorcier ; il est torturé jusqu’à ce qu’il ait avoué. Dieu ait pitié de nous. Je n’ai jamais renié Dieu ; je ne voudrais pas le faire ; que Dieu qui le sait me soit secourable. Hélas ! vint le bourreau. Que le Dieu du ciel fasse miséricorde ! Il me mit les poucettes, aux bras et aux jambes ; le sang jaillit des ongles et de partout ; je suis resté quatre semaines sans pouvoir me servir de mes mains, et je ne m’en sers pas bien encore, comme tu le vois à mon écriture… J’étais tout nu, et j’étais glacé jusqu’aux os. Ensuite, on m’a lié les mains derrière le dos, hissé sur l’échelle et estrapadé. Il m’a semblé alors que le ciel et la terre s’effondraient ; huit fois on a tiré, huit fois on m’a fait retomber. Quand le bourreau me reconduisit en prison, il me dit :

« Monsieur, je vous en prie, pour l’amour de Dieu, avouez quelque chose, que ce soit vrai ou non ; car une torture suivra l’autre. » Chère enfant, garde ce morceau de papier bien précieusement, car il témoigne de ma fidélité pour les générations à venir. Mes petits-enfants seront pauvres, mais ne seront pas honteux. J’ai mis plusieurs jours à écrire cette lettre, mes mains sont si meurtries ! Et puis, je ne me tiens pas debout. Je t’en prie, au nom du Jugement dernier, ne te révolte pas contre Dieu. Tu peux hardiment jurer que je ne suis pas sorcier, mais un martyr qui meurt résigné. Bonne nuit. Ton père qui ne te verra plus. » Cet homme est mort avant même son procès, monsieur le cardinal, et si je n’étais pas resté toute la nuit avec ces deux femmes, elles seraient aujourd’hui si brisées qu’elles diraient n’importe quoi.

— Cet homme était le pire des sorciers, intervint le baron de Velseck, pendant que le prétendant évêque restait muet.

— Mais continuez, je vous prie, votre description de cette machine, en fait de cette machination à fabriquer des sorcières et des sorciers, interrompit le cardinal en me redonnant la parole.

— Ces aveux arrachés par tant de souffrance, les sorcières les signent avec leur sang, et ils sont criés sur la place publique lors même que le bourreau s’apprête à mettre le feu au bûcher. Cela impressionne plus qu’un sermon de saint Bernardin et devient plus contagieux que la peste. C’est une sorte de publicité pour le diable. Les plus misérables se croient soudain en proie aux démons et exécutent des rituels inversés. C’est ainsi que l’on fait le crime de sorcellerie : on l’invente dans les évêchés, et on en fait une promotion dramatique par les bûchers. Voilà le cercle vicieux de la chasse aux sorcières, voilà le crime de ces crimes. Et tous les nantis y gagnent : les seigneurs s’enrichissent, les pauvres s’appauvrissent, les hommes puissants voient s’élever aux nues leur religion du pouvoir, et l’Évangile, qui fait si peur à la noblesse, part en fumée.

— Arrêtez votre stupide plaidoyer, trancha un des magistrats. Ces femmes n’ont pas besoin de votre pitié. Elles ont tué des enfants…

— En somme, elles ont obéi à la lettre aux commandements de leurs supérieures, précisa le cardinal, et pour quel commerce ?

— Arrêtons ici, interrompit le prétendant évêque, il suffit de dire qu’elles sont sorcières.

Là-dessus tout le monde s’entend. Leur châtiment est prévu par la loi. Qu’on les brûle et n’en parlons plus.

— Cela, répondit le cardinal, consiste à  mettre des conjectures humaines à bien haut prix que d’en faire brûler tout vif des femmes et des hommes. Laissez-moi donc à ce jugement qui n’est pas de votre juridiction.

— Jamais, s’écria De Velseck en allant chercher un objet derrière une tenture, le duc du Tyrol ne le permettra jamais. Et c’est le Christ lui-même qui condamnera ces femmes.

Et il prit un ostensoir qu’il approcha des deux accusées.

— Regardez, cria-t-il, l’hostie saigne.

Le pain en effet était traversé d’une coulée écarlate. Les femmes se mirent à gémir à mesure que l’homme s’approchait. Dans leur folie, elles   se seraient peut-être elles-mêmes donné la mort à force de se frapper la tête contre le mur de pierre. Je ne pouvais supporter tant de souffrance, de désespoir et de bêtise. Je n’avais jamais ressenti un tel sentiment depuis la mort de ma sœur. Je tendis la main vers les deux femmes…

Étrangement, elles se turent et, après un moment, Marguerite, celle qui ne parlait jamais, prononça lentement mais distinctement ces mots :

— Jésus nous a rachetées.

Et elle s’effondra en pleurant.

— C’est vrai, reprit l’autre, nous sommes sauvées par le sang de Jésus.

— Vous êtes sauvées, mesdames, reprit le cardinal, non pas à cause de la supercherie du baron de Velseck, mais à cause de l’espérance que vous gardez malgré la folie du monde.

Le cardinal se retourna vers le baron et, avec une autorité qui le dispensait de hausser le ton, il continua ainsi :

— Quant à vous, monsieur de Velseck, retirez cette hostie dont vous faites commerce. Me croyez-vous à ce point ignorant ! Voici les faits (il s’adressa à l’assemblée) : cette histoire d’hostie saignante qui vous tient dans la terreur et la prostration a commencé à Bülow où une église fut accidentellement brûlée il y a plus de cinquante ans. On y découvrit trois hosties teintées de rouge. On organisa rapidement de lucratifs pèlerinages. La Flandre, l’Angleterre, l’Écosse, la Scandinavie ont acquis à prix d’or leur « saint sang ». Joyeux investissement qui rapporte abondamment grâce au commerce des pèlerinages. Mais ce que vous ne savez pas, c’est que l’on fabrique ces hosties ici même, au Château du soleil. (Il se retourna vers le baron.) Ce que vous faites passer pour du sang, monsieur de Velseck, n’est rien d’autre qu’une moisissure que vous entretenez dans un caveau et que vous transplantez d’une hostie à l’autre. Et ce n’est pas le seul commerce que vous y tenez…

— Nous levons l’assemblée, demanda précipitamment Wiesmeyer.

— Non, nous ne levons pas l’assemblée, monsieur Wiesmeyer. Il n’y a pas trois jours de cela, une dame s’appelant Afra de Velseck, plus connue sous le nom de Bella, est venue au Tyrol pour payer une forte dot pour sa fille. Non pas qu’elle voulait la marier mais, au contraire, pour empêcher une odieuse union. Elle obtint ainsi que sa fille soit mise au couvent plutôt qu’elle ne devienne la proie du baron qui vous sert de magistrat. C’est ainsi que le chancelier du duc procède pour capturer les plus belles filles d’Italie ou de France afin de renouveler son très lucratif lupanar, tenu au Château du soleil. Sur mon ordre, la fille et la mère sont maintenant sous ma protection dans un couvent soumis à la réforme. Mais ne doutez pas, monsieur le baron, que ce ne soit là que le commencement de la réforme. Ce lupanar vous enrichit d’une autre façon plus criminelle encore. Ne pouvant empêcher les nourrissons, vous faites commerce de leur graisse que l’on croit efficace contre l’impuissance sexuelle. La sorcellerie vous est à ce point lucrative que vous en propagez l’idée par tous ces injustes procès que vous tenez en Autriche. Procès d’ailleurs eux-mêmes fort rentables, puisque vous saisissez tous les biens de la famille des victimes. La perversion que des hommes comme vous ont fait entrer dans l’Église est telle qu’elle met en danger son existence même. Mais les choses vont changer, monsieur de Velseck, l’Église sera réformée. Dieu vous pardonne vos crimes !

Il y eut un très grand silence. Le cardinal se tourna vers les trois représentants de la population.

— Alors, messieurs, quelle est votre opinion ? demanda le cardinal.

Comme il fallait s’y attendre, ne sachant pas qui du duc ou du cardinal allait emporter la victoire, aucun n’osait parler.

— Eh bien ! reprit le cardinal, si vous n’avez rien à dire…

Le paysan se leva pour intervenir, mais aucun mot ne sortait de sa bouche. L’homme, qui se dénommait Gabriel Prack, mais que l’on surnommait Tête de taureau tant il avait le front large, plat et dégagé, restait droit comme un chêne, cherchant sans doute quelques mots acceptables pour exprimer sa pensée.

— Parlez, monsieur le représentant des paysans, allez, dites, l’encouragea le cardinal.

— Nous payons cher en grains, légumes ou volailles, notre dîme au couvent, monseigneur légat, finit par dire le paysan. Nous allons y faire des corvées tard le soir après notre dure journée de travail. Ce n’est pas juste ce qu’elles font. Nous payons pour des prières, et les dames du couvent nous livrent des péchés, elles nous volent, monseigneur légat.

— Vous pouvez vous asseoir, monsieur Prack, votre conseil est sensé.

Le cardinal surplomba toute l’assistance avec un regard que je n’ai connu que de cet homme,  un regard si plein de force tranquille, si exempt d’hésitation, qu’il imposait l’autorité. Enfin, il parla d’une voix à ce point douce que personne d’honnête ne pouvait faire autrement qu’ouvrir l’esprit.

— Alors donc, je rends mon jugement, reprit le cardinal. Les deux dames que voici ont été trompées. Pour trois ans, elles iront se faire instruire dans un couvent digne de ce nom, après quoi elles seront libres de leur avenir. Je renvoie à plus tard le jugement des vrais coupables qui ont transformé le couvent de Brixen en lieu de péché et en fabrique d’argent. Je leur demande de reconnaître leur tort, de se repentir sincèrement, de revenir à l’Évangile et de m’aider à la réforme. Ne voyez-vous pas que si l’Église est détournée de sa mission, l’humanité est en péril ? Si l’Église ne sert plus à civiliser les hommes, qui le fera ?

L’assassinat

La route qui nous ramenait au château de Bruneck décrivait de longues boucles le long des montagnes. Le soleil arrosait les cimes, la neige fondait et l’eau qui coulait le long des falaises roses apparaissait aussi écarlate que le sang. Nicolas voulut s’arrêter un moment. Nous sortîmes du chariot pour faire quelques pas.

J’étais épuisé et mon esprit semblait se déchirer sur mon cœur.

— Tout est si noir, confiai-je au cardinal.

— Mars et Vénus, guerre et amour, nous allons de l’un à l’autre…

— Que voulez-vous dire ?

— L’harmonie n’est pas l’absence de combat, au contraire, elle est un combat, mais un combat qui ne vise pas à écraser l’adversaire, un combat qui permet aux forces adverses, qui sont dans la nature et dans les hommes, de trouver une troisième voie de dépassement.

— Mais nous venons de lancer une déclaration de guerre…

— La peur du désir, voilà notre ennemi.

— Mais, ripostai-je, lorsque Psyché voulut affronter sa peur, elle alluma sa lampe pour apercevoir son amant, et du coup celui-ci s’évapora. La peur semble nécessaire pour préserver l’illusion de l’amour, mais, j’en conviens, elle le pervertit. Alors, comment combattre une perversion ?

— Voilà bien le fond de ton angoisse, Henri, comment combattre une perversion ? Comment libérer le désir de la peur ? Je ne sais pas si c’est possible sans croire en l’amour. Je ne sais pas si c’est possible dans une croyance comme la tienne, où l’amour ne serait qu’une illusion parce que le principe premier ne serait qu’un chaos de forces.

— … et Psyché donna naissance à sa fille Volupté, terminai-je.

Ce qui fit sourire Nicolas sans pour autant qu’il me suive sur le sujet. Il se contenta de détourner le regard sur le paysage qui nous enveloppait.

Le soleil étincelait, les montagnes éblouissaient, la beauté parlait en faveur de l’amour. Après tout, nous avions sauvé les sorcières. Elles étaient bien là, à l’arrière du cortège, assises dans une basterne tirée par un bœuf, et entourées d’archers aux aguets. Tête de taureau conduisait la bête.

Je reprenais mes esprits…

Mais je venais juste de remarquer que l’endroit était parfait pour une embuscade quand les deux femmes reçurent chacune, directement dans la poitrine, une flèche d’arbalétrier. Les hommes du baron, qui se tenaient derrière les rochers, prirent immédiatement la fuite sur une sente protégée par d’énormes pierres. Nos hommes ne purent rien faire.

J’étais paralysé, Nicolas aussi. Tête de taureau se lança en direction des cavaliers du baron. Il criait de toutes ses forces en brandissant son fouet à bœuf. Les deux sœurs s’étaient écroulées l’une sur l’autre. Je me précipitai vers elles. Montant dans la basterne, je pris leur tête dans mes bras comme je l’avais fait dans la geôle. Il me semblait que, si j’agissais ainsi, le temps reviendrait sur lui-même et que je pourrais les sauver. Mais personne n’arrête le temps.

Elles étaient toutes les deux transpercées de part en part. Tête de taureau étant revenu, il brisa les flèches sans les retirer. Les blessées lancèrent un affreux gémissement.

— Ma femme saura ce qu’il faut faire, dit-il.

La maison du paysan n’était pas loin. Nous nous y rendîmes. Les campagnards qui prenaient là leur dîner sortirent précipitamment de la maison, effrayés de ce qu’un cardinal entrait avec deux femmes ensanglantées. Je tenais toujours leurs têtes contre ma poitrine. Nous les étendîmes sur la table, mais je ne voulus pas relâcher mon étreinte dans l’espoir vain de les retenir à la vie.

La femme de Tête de taureau prit dans un pot des herbes qu’elle mit dans leur blessure. Les jumelles émirent d’horribles gémissements, puis ce fut le silence.

Nous n’entendions que le râle des deux femmes qui s’étouffaient peu à peu dans le sang de leurs poumons. Nous savions que la fin de leur supplice approchait. Nicolas, debout près de moi, récita la prière aux mourants. Il sortit de sa robe un petit flacon d’huile consacrée pour oindre les deux femmes. Les rustauds qui regardaient la scène par les carreaux d’une fenêtre laissèrent échapper des murmures de terreur. Sans doute craignaient-ils qu’à tout moment le démon ne surgisse de la bouche des femmes pour se venger d’un cardinal qui osait donner le dernier sacrement à deux prostituées de Satan.

Chacune de leurs respirations semblait une douleur atroce et je priai le ciel d’abréger leurs souffrances. Prière bien inutile parce que la nature suit son cours, indifférente aux souffrances des hommes comme à celles des bêtes…

Les deux sœurs me regardaient. Je crois qu’elles me pardonnaient. Et enfin ! ce fut la dernière expiration.

Je me mis à pleurer comme un enfant. Je me sentais tellement malheureux et désemparé. Moi, je ne pardonnais pas. Ceux qui avaient assassiné ma sœur, je ne leur pardonnerais jamais.

Je rapprochai les deux têtes de mon visage. Je n’avais pas réalisé combien ces deux femmes étaient légères. Avec Tête de Taureau, je les portai jusqu’à la basterne. Les campagnards nous lançaient des pierres. Nicolas leur dit de ne rien craindre parce que le démon n’était jamais entré dans ces femmes.

Nous continuâmes notre chemin jusqu’au château de Bruneck. C’est là que nous les enterrâmes, dans un coin du cimetière réservé aux serviteurs, en terre bénite, à l’intérieur de la petite clôture de pierres. J’étais à genoux sur la terre encore molle qui recouvrait leurs corps. Je n’arrivais pas à contenir mes larmes.

La réforme

À la suite de l’assassinat des deux jumelles, étant donné le caractère séditieux du crime, le cardinal proclama l’interdit dans tout l’évêché aussi longtemps que son titre ne serait pas reconnu en terre tyrolienne. Néanmoins, il continua de prêcher dans la cathédrale de Brixen chaque samedi à midi. Il insistait sur la nécessité d’une grande réforme car, disait-il : « Si l’Église ne revient pas à sa mission première, la barbarie reprendra ses droits sur la civilisation et les hommes se déchireront entre eux par guerres, cruauté et massacres. »

L’interdit était lourd pour la population, mais bien plus encore pour le prétendant évêque et ses curés qui se trouvaient privés du revenu des cérémonies religieuses. Mais le cardinal avait obtenu davantage. Bon nombre de princes des régions circonvoisines, encouragés par l’empereur, prohibaient l’achat des marchandises tyroliennes. Les Suisses, ennemis naturels de l’Autriche, étaient allés jusqu’à demander au pape l’autorisation d’envahir leur voisin rebelle. Nicolas V leur avait répondu de surseoir et d’attendre les ordres.

L’assemblée conciliaire de Salzburg avait été convoquée sous le conseil du cardinal, mais par ordre du pape. L’archevêque présidait l’assemblée. Devant nous se présentèrent Wiesmeyer, en robe noble et sans coiffe, trois chanoines, le baron de Velseck et un autre légiste.

Désigné pour la plaidoirie, je fis valoir que l’élection  de  Wiesmeyer,   non  seulement n’avait pas été agréée par le pape, mais n’avait pas même été canonique puisque faite sous la menace. En effet, je pus établir, grâce à des documents et des témoignages de première main, que les chanoines avaient été enfermés dans un châtelet entouré de gens armés et qu’ils y risquaient leur vie. De Velseck fit valoir que la nomination du cardinal par le pape contrevenait au concordat de la nation allemande.

Je contre-attaquai illico :

— Vous oubliez, monsieur, le récent concordat de Vienne, reconnaissant au pape le droit de nommer les sièges épiscopaux lorsque les élections ne sont pas canoniques ou même pour une cause raisonnable, lorsqu’il juge préférable la nomination d’une personne d’excellence pour arriver à une fin justifiée, telle une réforme par exemple. Or, le pape avait raison sur ces deux points. De plus, il était entendu entre le duc Sigismond et le pape (j’avais en main la lettre qui le prouvait) qu’après la mort de l’évêque, étant donné que déjà deux évêques avaient été désignés par le duc, le pape ferait lui-même la nomination. La provision de l’église de Brixen, ajoutai-je, est du ressort du pape, en vertu du concordat avec l’Allemagne,  du  droit  commun  et d’une entente formelle avec le duc. Et s’il faut ajouter quelque chose, rappelons que, pour éviter le scandale des nominations nationales en Autriche, Nicolas V a accordé à l’empereur le droit de proposer ses candidats. Or, nous avons ici une lettre signée de lui, agréant la nomination du cardinal. Que dire de plus ? Sinon que le refus d’obtempérer équivaut à une rébellion contre le pape, contre l’empereur et contre la parole du duc lui-même.

De Velseck resta sans argument. Pour éviter un déshonneur qui aurait pu déclencher un conflit armé, le cardinal proposa une compensation en florins. À cette clause, De Velseck proposa un ajout qui se lisait comme suit : « Après la mort ou la démission du cardinal, le chapitre sera libre de désigner un évêque. » Je m’opposai vigoureusement, car c’était mettre en danger la vie même du cardinal. Mais l’archevêque céda.

Un noble chevalier fut chargé par l’archevêque d’expliquer l’entente au duc Sigismond. Celui-ci signa diligemment la totalité des clauses sans tentative d’altération, sinon qu’il y ajouta

« et j’ordonne à mes chanoines d’obtempérer à mon nouvel évêque ». Cette prompte obédience de Sigismond me déconcerta autant qu’elle réjouit Nicolas, qui ne voyait dans les deux adjectifs possessifs (« mes » chanoines, « mon » évêque) qu’une habitude de seigneur.

Nous ne savions pas encore que Sigismond avait engagé le plus fin des renards, Grégoire de Heimbourg, celui-là même qui, du temps de Bâle, avait menacé la papauté en conseillant aux princes allemands une politique autonomiste. Cet avocat exceptionnellement habile vendait ses services au prix fort à qui en voulait. Et ceux qui en voulaient n’étaient autres que des princes nationaux revendiquant la totalité des pouvoirs ecclésiastiques contre le pape, et la totalité des pouvoirs civils contre l’empereur.

Grégoire de Heimbourg avait si bien réussi son alliance avec les princes nationaux que tout l’Occident était en train de basculer dans l’anarchie. En effet, les nations n’avaient pas la cohésion suffisante pour obliger leurs comtés, si bien que, dans les campagnes, les comtes et les barons s’entre-déchiraient et, dans les villes, la bourgeoisie accédait à l’autocratie. Les princes nationaux n’avaient pas d’autre choix que de canaliser cette énergie belliqueuse dans des guerres nation contre nation. Les guerres s’ajoutaient à l’anarchie, engendrant le pillage, la famine, la misère et la peste. La France et la Bohème en étaient de trop douloureux exemples.

Grégoire de Heimbourg conseillait le duc, mais nous ne le savions pas. Nonobstant ce fait, l’étrange et incompréhensible trêve qui suivit l’entente de Salzbourg permit au cardinal de revenir à Brixen avec tous les honneurs épiscopaux et légataires qui lui étaient dus. Pour ce faire, il voulut suivre l’ancienne coutume et entrer à dos de mulet. L’escorte militaire se tenait à distance. En revanche, les chanoines, en signe d’allégeance, allaient au devant en déclamant la bulle de nomination.

Le cardinal de Saint-Pierre-aux-Liens, légat de l’Autriche, de la Bohème et de l’Allemagne, venait prendre possession de sa charge d’évêque de Brixen avec l’intention de réformer l’Église. C’était la joie. On approchait, on accourait. On dansait, on chantait. Les bourgeois apportaient des cadeaux de leur art, les paysans, de la volaille et des semences. Des hommes d’armes venaient offrir leurs services et leur serment. Mais aucun noble, excepté le châtelain de Bruneck, n’entra dans la procession.

Le cardinal marchait maintenant devant son mulet. C’était un homme affable,  un  diplomate de renom, un savant respecté, un humaniste admiré. Il souriait à la foule et la foule le lui rendait. Le soleil aussi, car la journée se faisait grisante : les champs encore tendres ondulaient, les arbres en fleurs chatoyaient, les montagnes aux cimes enneigées scintillaient. On aurait dit une conspiration de la gloire, comme si l’Église allait enfin sortir de sa sombre nuit d’ignorance, de cupidité et de superstition.

Le cardinal convoqua les chanoines, les doyens, les hauts prébendiers, les abbés, les curés, les docteurs et les casuistes ; en somme, ceux qu’il considérait comme sa milice intellectuelle autant que spirituelle. Il les réunit à l’église de l’évêché et il leur parla, non pas monté en chaire, mais en s’avançant dans l’allée, en s’approchant d’eux avec une amitié qui ne réduisait jamais son autorité. Selon plusieurs, son sermon fut digne des plus grands maîtres d’université, mais j’avais l’esprit rêveur et ne pus en retenir que quelques bribes :

— Mes très chers confrères, que vos oreilles s’ouvrent et entendent. Dieu a créé le monde, mais il appartient au monde de se « ré-former », de revenir à sa source pour être reconstruit. « Mais comment est-ce possible ? » me direz-vous…

Le vaisseau central de l’église s’élevait particulièrement haut. La lumière entrait mollement par les collatéraux.

— Sur ces questions comme sur bien d’autres, nous sommes, par la bienveillance divine, abandonnés à l’incertitude. La certitude, voyez-vous, rendrait l’exercice de l’humanité impraticable. L’incertitude, au contraire, donne à la finitude sa liberté et son pouvoir de dépassement. Et pourtant, beaucoup la craignent, se cachent à eux-mêmes l’ignorance propre à la raison et s’inventent des réponses prématurées qui ne sont que des préjugés et des superstitions…

Une femme, de noir vêtue, s’était assise discrètement dans le déambulatoire. Un voile couvrait son visage. Elle se tenait gracieuse, mais si immobile que l’on aurait pu la confondre avec l’une des statues qui décoraient les colonnes du chevet. Nicolas, qui ne pouvait la voir,  avança  plus loin dans son discours :

— La première réforme et la plus importante de toutes ne peut être qu’une réforme intellectuelle. Le monde doit tendre à une intelligence des fins. L’humanité ne peut se réaliser qu’en progressant sur le fil de ses incertitudes vers une intuition de plus en plus claire de ses obligations. Si la raison est habile dans le domaine des moyens et des techniques, l’intelligence, elle, peut et doit avancer en direction d’une meilleure compréhension des fins…

La femme en noir se tourna un moment vers moi, mais sans lever son voile. J’aperçus néanmoins l’étincelle de son regard à travers la dentelle. Elle me regardait. Le cardinal continua :

— La lumière doit entrer dans ce monde comme elle entre dans cette cathédrale. L’âge de l’obscurité est terminé…

La femme se tenait toujours digne, élégante et immobile.

— Qu’est-ce que la réforme ? demanda le cardinal. La réforme consiste à exercer notre intelligence et notre raison pour assouplir la forme actuelle de nos mœurs et la rendre capable de la paix. Nous devons apprendre à vivre en paix…

Je sentis un frisson traverser la femme. Elle sortit un petit cahier de son sac de satin et nota quelque chose. Puis elle s’arrangea pour que le fragment de parchemin glisse hors de son cahier et tombe par terre sous le prie-Dieu.

— Mais quelle doit être la relation entre la raison et l’intelligence ? Que vient faire la raison face à l’espérance de la paix et à l’intuition de l’harmonie ?

Cette dernière question me plongea dans une profonde réflexion sur la beauté. Pourquoi donc une seule beauté n’est-elle jamais suffisante ? Pourquoi le plus beau tableau d’un peintre en entraîne-t-il un autre ? Pourquoi la beauté, qui est une, ne peut-elle s’exprimer que dans la multiplicité ? Y a-t-il sur terre, ou même dans le tréfonds de l’esprit, un visage, une forme qui puisse à elle seule satisfaire ? Pour ma part, je préférais la multiplicité…

La femme n’était plus là lorsque je sortis de ma distraction.

— … Voilà maintenant mon programme, conclut le cardinal : la réforme devant se faire par l’exercice de la sagesse dans ce qu’il y a de plus concret, il appartient donc au milieu local de définir les pratiques. Par exemple, à Saint-Martin, on récite la passion du Christ au son de la grosse cloche de l’église ; à Hildesheim, on chante l’angélus. Tout cela est bien, parce que cela correspond au meilleur des mœurs et des habitudes des gens. Vous tiendrez donc des synodes locaux pour délibérer des questions de mœurs et de rituels. Vous me présenterez vos propositions, nous en discuterons et, si je les approuve, ce sera la pratique chez vous.

Il continua en me jetant un regard dont je me souviendrai toujours, le regard d’un homme qui invite à la liberté :

— Et vous, mes amis, sortez du piège de votre égoïsme, vous devez être modestes plus que tous les autres, vous ne devez plus avoir les meilleurs chevaux, les lits les plus doux, les plaisirs les plus copieux. Vous ne devez plus avoir les corps les plus délicats, les plus belles femmes et les plus grandes richesses. Vous devez être loyaux à votre chef, car, si vous me trahissez, tout l’évêché sera divisé et pourrait basculer dans une effroyable guerre civile. Vous le comprenez, la trahison peut nous mener au carnage. Alors, si vous doutez, je vous en prie, venez m’en parler, n’agissez pas seul.

Il surplombait du regard toute l’assemblée.

— Il faut extirper la simonie, insista-t-il, il faut remettre les péchés sans contrepartie pécuniaire, les monastères ne doivent plus être réservés à la noblesse. Progressivement, il faut éliminer les superstitions : la magie, les incantations, la divination, etc. Et cela ne peut se faire que par une vaste entreprise d’éducation…

Il développa plusieurs questions d’importances diverses : la réforme du calendrier, le chant polyphonique, l’opuscule sur les articles de foi…  Il interdit le commerce dans les lieux sacrés, les offrandes avec ostentation, tout ce qui blesse la réserve et la simplicité. L’argent devait être remis aux Ordinaires pour leurs œuvres pies : construction des églises, entretien des pauvres, éducation, soin des malades, etc.

Il y eut plusieurs questions. Le cardinal répondit à chacune d’elles avec attention. Progressivement, la plupart des hommes présents furent gagnés. Ce n’était pas la première fois qu’un prélat venait annoncer la réforme, bien au contraire, ce mot revenait sur toutes les langues depuis longtemps. Mais cette fois, ces gens rencontraient une personne convaincue, soutenue par un pape résolu, dans un contexte qui, malgré bien des menaces, donnait à espérer.

Il garda les plus influents à l’évêché afin de s’entretenir avec chacun, discutant de leurs difficultés, de leurs problèmes, de propriétés, de relations avec les familles de la noblesse ou de la bourgeoisie… Il écoutait leurs objections, mais ne défaillait jamais dans sa détermination. Lorsque tous furent repartis, la terre avait été remuée, la réforme, semée, et nous avions tous les deux confiance que personne n’oserait le trahir.

La trahison

J’avais bien sûr ramassé à la dérobée le petit bout de parchemin qu’avait laissé tomber la dame en noir. Il y était écrit : « Venez me rencontrer à l’abbaye, je dois discuter avec vous de la réforme des couvents de femmes nobles ».

Le cardinal étant occupé du petit matin jusque tard le soir, je ne crus pas nécessaire de l’importuner avec cette question somme toute accessoire. J’étais au courant de toute l’affaire, j’allais simplement amorcer la discussion. Malgré leurs terribles crimes, comme le disait Nicolas :

« Le dialogue reste la meilleure solution puisque seule la persuasion peut gagner des âmes. »

Je décidai donc de me rendre au couvent que les gens de la région appellent encore aujourd’hui le « Château du soleil ». Ce couvent, qui ressemble plus à un fort qu’à un monastère, est abondamment entouré de vergers, de vignobles, de champs et de boisés. À part les femmes enlevées pour dot par De Velseck, l’abbaye recevait presque exclusivement des filles de la noblesse autrichienne. Par ignorance, ces pauvres femmes, dupées et peut-être menacées par le baron de Velseck, tenaient de très lucratifs mais honteux commerces dont elles ne voyaient guère le fruit, qui profitait avant tout à De Velseck et leur prince. C’était une véritable mine d’or pour un Sigismond aspirant à l’autonomie nationale.

Le statut de cloître assurait aux moniales un droit d’impôt digne de leur rang social. Leur domaine couvrait des terres fertiles qui rapportaient plus que nécessaire, elles possédaient d’ailleurs presque tous les pacages de Grunwald. À cela s’ajoutaient les autres commerces liés à des besoins moins nobles, dont le procès avait fait état, pour le scandale de toute l’aristocratie des environs ; commerces désormais empêchés par des hommes d’armes que le cardinal avait fait poster sur les routes menant au château.

Tout le long de l’allée, je ne pouvais chasser une vague inquiétude, surtout lorsque j’ordonnai à un garde d’aller prêter main-forte à un autre, qui disait avoir entendu du mouvement…

La femme que je rencontrai cette nuit-là s’appelait Verena de Suben, elle était l’abbesse du couvent. Pour plus de discrétion, elle me reçut dans ses appartements privés. Le foyer au milieu de son luxueux salon fut notre seul éclairage, et la licorne qui ondulait sur la lourde tapisserie, notre seul témoin. Elle portait une légère robe de soie noire, une écharpe couvrait ses épaules et une dentelle lui voilait le visage, mais ses mains révélaient une grâce rare que la délicatesse de sa voix n’allait pas contredire.

— Comme je suis heureuse que vous soyez venu, monsieur de Pomert, commença-t-elle.

— Honoré, moi-même, lui répondis-je.

— Je fais appel à vous parce que je vous sais noble et de haute famille, poursuivit-elle. Vous saurez donc comprendre les difficultés de ma responsabilité et me conseiller en ami.

— Mon père a trahi l’honneur de ma famille… objectai-je pour la refroidir, mais sans pouvoir terminer ma phrase.

— Votre père, monsieur, est mort courageusement pour la plus juste des causes, reprit-elle. Les hussites ont droit à la Bohème.

271

— Vous êtes bien la seule à le croire, avançai-je.

— Votre père est, continua la dame, connu dans tout le Tyrol comme un martyr des nations aspirant à la souveraineté. Les peuples doivent-ils être conduits par des étrangers, d’Italie s’ils sont papes, ou d’Allemagne s’ils sont empereurs ? On dit qu’en France une pucelle de la paysannerie est morte pour avoir témoigné de l’existence de l’âme nationale ; votre père, chevalier, fit autant…

— Si l’âme nationale mène à tant de folie et de guerres, il vaudrait mieux y renoncer. Jeanne d’Arc, elle-même, voulait combattre les hussites. La souveraineté est par nature relative, et la raison doit présider aux liens d’interdépendance entre les nations. C’est là toute l’espérance de la paix, madame. Faut-il vendre son honneur pour arriver à une souveraineté prise sur d’autres ?

— Vous avez raison, monsieur, reprit-elle en détournant le visage. Je n’ai pas su garder mon abbaye dans de justes limites. Mais je ne peux réformer mon couvent seule, vous devez nous protéger du baron de Velseck et, encore plus haut, du duc Sigismond. Ils exigent de nous des redevances qui dépassent la mesure.

— Nos hommes s’en chargent déjà, lui rappelai-je.

— Comme je suis redevable au cardinal ! ditelle en découvrant son visage.

De ma vie, je n’avais jamais vu si belle figure. Des larmes coulaient sur ses joues, un mélange de repentir et de gratitude, me sembla-t-il. Elle me fit asseoir sur un grand coffre matelassé et elle continua en me touchant presque les genoux :

— Le cardinal nous a délivrées du baron. Nous avons mis un terme au déshonneur qu’il imposait à nos filles. Cependant, les redevances dues au duc n’ont pas diminué. Que peuvent des femmes pour payer une telle rançon ? Vous, un cœur noble, vous savez ce qu’est une pauvreté indigne d’un nom. Ici, dans mon couvent, je dois m’occuper de nobles jeunes femmes sans mari. Doivent-elles, en plus, subir d’autres privations et vivre comme des paysannes ?

— Mais que puis-je ?

— Il faut nous comprendre, nous ne souhaitons que des conditions raisonnables. La réforme du cardinal veut nous imposer les exagérations de quelques saints qui ont cru bon de mortifier leur nature au-delà de la raison. Vous  avez  dû lire les traités de Laurent Valla, vous avez sûrement goûté Cicéron, Lactance et Virgile. Vous savez donc que le salut de l’âme n’est pas dans l’oppression de la chair. Le cardinal lui-même l’a affirmé avec sagesse : « Les mœurs changent et nous devons nous adapter. » N’est-ce pas la fonction des synodes locaux et régionaux ? Le cardinal ne soutient-il pas Laurent  Valla ? Trop de rigueur contre la nature mène à la perversion et à l’hypocrisie, ne l’avez-vous pas vous-même constaté ?

— Sans doute, madame, approuvai-je, en m’efforçant de ne pas rougir, mais je crains ne pouvoir vous aider.

— Vous êtes, monsieur,  un bel homme, vous avez de l’esprit et de la noblesse, vous êtes un homme d’avenir et de raison, soyez mon protecteur.

La dame touchait maintenant mes  genoux.  Le feu étincelait de ses yeux autant que de l’âtre, un feu trop vigoureux pour la saison. Elle avait chaud autant que moi. Elle enleva son écharpe, découvrant ainsi son col trop largement ouvert pour un homme faible comme moi.

— Je crains n’avoir pas l’autorité nécessaire, répliquai-je d’une voix qui commençait à trembler.

— Qui parle d’autorité, monsieur, soyez mon ami. Venez me voir chaque semaine. Vous me donnerez conseil. Diriger cinquante femmes condamnées à la privation, je ne le puis seule. D’ailleurs, dois-je l’avouer, je me sens incapable de contenir ma nature…

Fallait-il que j’agisse au Tyrol comme ailleurs ? Courir au bordel ? Ne valait-il pas mieux avoir une maîtresse noble et l’aider dans sa lourde tâche ? Je l’aimerais et cela atténuerait la faute. Si seulement il y avait faute ! Où était le tort ? La raison peut accepter de ne pas céder à la gourmandise, mais nous mangeons tout de même trois fois par jour. Assujettir les besoins de la chair à la raison, cela ne peut aboutir à la privation complète. Il suffit de retenir un peu la nature, de la lier à la considération de la femme et au devoir. Je la consolerais tout en aidant à une réforme raisonnable. Je pourrais m’assurer que l’on cesse, dans ce monastère, les commerces du corps et de la sorcellerie, tout en acceptant des compromis raisonnables…

La logique donc ouvrit la porte mais, lorsque la porte fut ouverte, ce fut toute la mer qui déferla sur nous…

Sur le chemin du retour, moi, le plus incroyant des hommes, j’étais tenaillé autant que Pierre au chant du coq. Le cœur est vraiment la partie la plus incohérente du corps. Il veut prendre, il donne ; il jouit, il réprouve. Allez comprendre quelque chose ! Perversion de la raison, le cœur est un organe que les anatomistes disent creux et contradictoire : il tire le sang autant qu’il le repousse. Sans doute ne sert-il qu’à oppresser la raison pour en obliger l’exercice. Avec le temps, espérons-le, j’arriverai à le soumettre à ce que la raison accepte de concéder à la nature. Il est tout de même plus conforme à la finalité du sexe de relier deux personnes dans la chair et le sentiment que de s’écouler en pure perte dans un drap rugueux…

Tous ces raisonnements n’y faisaient rien. J’étais Henri de Pomert, le noble clerc qui aspirait comme Laurent Valla à plus de sagesse devant la nature, et pourtant je tremblais comme une dévote devant un bénitier.

Quelque temps après cette torride veillée, j’appris que la nuit même où Verena s’était commise avec moi, une sœur de chœur avait profité de la brèche dans la garde pour se faufiler hors du couvent. Sur le dos d’un puissant coursier, elle s’était rendue jusqu’à Innsbruck rencontrer le duc pour lui livrer un important message.

Notre chef de garde lui-même me révéla le fait, mais il ne sut jamais que c’était moi la cause de cette brèche, et le contenu du message nous était pour l’instant à tous les deux inaccessible. Toutefois,  dans les  jours  qui  suivirent,  des  messagers ducaux vinrent régulièrement au monastère sans que nous puissions les empêcher, et le cardinal eut à trancher dans une chicane qui allait tourner au drame.

Le pendule

Les paysans de Grunwald, Tête de taureau en tête, avaient porté plainte auprès du duc au sujet d’un pacage de vaste étendue. Le duc Sigismond avait éconduit la demande, et réaffirmé que le pacage appartenait en entier aux sœurs et que nul habitant ne devait y laisser paître ses animaux. Cette année-là, la saison était médiocre et les paysans voulaient engraisser leurs bêtes avant les boucheries d’automne. Tête de taureau en appela au cardinal de la décision de Sigismond. Le cardinal fit aussitôt défense à Verena de répondre à la convocation du duc, parce que, en tant qu’évêque, il était l’avoué des religieuses et l’autorité légitime. Cependant, j’avais été la cause de la défaillance de la garde qui avait permis à Verena de communiquer avec Sigismond. Et celui-ci avait conseillé à l’abbesse la plus ferme des résistances, disant qu’en cas de besoin il lui fournirait des hommes d’armes.

Durant cette période, le cardinal publia dans tout son évêché un décret imposant la clôture pour toutes les abbayes de femmes ayant dans leur constitution le statut monastique. Il leur donnait trois mois pour obtempérer. Verena promit de se conformer au décret tout en suppliant le duc d’intervenir contre l’ordonnance de l’évêque.

Dès que le cardinal partit pour la diète de Ratisbonne, Verena publia une protestation contre la réforme, « réforme dictée, écrivait-elle, par la haine et contre l’autonomie des monastères ». Le duc Sigismond, non seulement attribua le pacage à l’abbaye, mais il somma Nicolas de s’expliquer sur ses intentions quant à la clôture, qu’il percevait comme un interdit de commerce et donc une ingérence dans les pouvoirs civils. Dans le ton de sa lettre, Sigismond considérait l’évêque comme son chapelain, ce qui fit bondir le cardinal. La garde fut doublée autour du couvent, et l’on s’efforçait de faire attendre plusieurs heures les messagers ducaux chaque fois qu’ils se présentaient.

Verena utilisait Sigismond contre le cardinal en s’appuyant sur le vif désir qu’avait le prince de conserver ses pouvoirs sur le monde ecclésiastique. Du moins, c’était ainsi que nous interprétions les événements, le capitaine de garde et moi, car c’est plus tard que nous sûmes que Sigismond s’était lié à Grégoire de Heimbourg. Verena avait d’ailleurs conquis la duchesse à sa cause, et celle-ci s’occupait d’entretenir le feu naturel de son mari en faveur de « l’indépendance » des monastères, c’est-à-dire, leur assujettissement au duc.

Lorsque le décret de clôture affecta le Château du soleil, les sœurs voulurent faire étudier le document par un homme compétent, en fait par un canoniste laïc, le baron de Velseck lui-même. Néanmoins, la visite de vérification prévue par le décret du cardinal fut effectuée, et bien effectuée, par deux bénédictins de Tegernsee, Bernard de Waging et Michel de Natz. Ils rapportèrent ce que nous savions déjà : quoique plus discrets, les commerces du monastère continuaient avec la complicité des messagers ducaux, et les amants des sœurs de chœur perçaient aisément notre garde moyennant quelques pièces d’argent.

Quant à moi, mes remords irrationnels se transformaient progressivement en remords rationnels, mais je n’avais pas pour autant le courage d’une confession.

Le cardinal redoubla ses efforts de négociation. Prétextant qu’il serait préférable d’engager un noble de la région, il me retira l’affaire. Le prévôt de Stuttgart, Jean de Westernach, ordonna à Verena et à sa parenté de lui résigner leurs fonctions contre une honnête pension. Le prévôt, en accord avec le cardinal, s’était entendu  avec les habitants de Bruneck et ceux de la vallée de St. Lorenzen pour verser à l’abbesse une provision de cent marcs bernois et avait confié la direction intérimaire de l’abbaye à la doyenne. Mais Verena, soutenue par ses sœurs, reprit en main le couvent. Le cardinal dut même envoyer au couvent des hommes d’armes pour délivrer la doyenne que l’on avait enfermée dans un cachot. On l’amena chez les clarisses de Brixen pour assurer sa protection.

Le 1er août, le cardinal exigea la soumission par écrit de Verena, mais l’abbesse en appela au pape. La résistance du Château fit relever la tête aux clarisses qui menaçaient maintenant et leur abbesse et la doyenne du Château du soleil. Les prémontrés de Wilten, qui étaient en bonne voie de réaliser la réforme reculèrent. Dans sa rigueur, la clôture ne fut acceptée nulle part, et le cardinal sentait de plus en plus gronder la colère de la noblesse.

Le 19 octobre de l’an 1454 arriva finalement la bulle du pape qui rejetait l’appel de Verena et demandait au cardinal de déposer immédiatement l’abbesse. Celle-ci fit appel à Sigismond qui lui prêta une puissante garde d’arbalétriers ainsi que trois chevaliers avec escorte. Notre garde dut se retrancher.

Le cardinal, toujours soutenu par le pape, répliqua par une sentence d’excommunication contre Verena. L’abbaye fut du coup privée des impôts versés par les paysans pour le service de la prière. Pendant que l’on éteignait les cierges de l’abbaye en signe de damnation éternelle, Sigismond nommait Balthazar de Welsberg pour l’entretien des religieuses. Welsberg possédait une solide armée de près de deux cents hommes qui extorquaient les impôts pour le Château par la force et la brutalité. Tout semblait nous diriger vers une guerre ouverte avec la noblesse.

Bien avant ces événements, selon leur volonté, Bella et Catherine avaient progressé dans leur noviciat chez les clarisses de Brixen, le couvent même où, aujourd’hui, on assurait la protection de la doyenne du Château du soleil, une abbaye quelque peu délabrée au cœur de la ville et qui acceptait les bourgeoises et les paysannes suffisamment dotées des environs. Catherine était prête à prononcer ses vœux, mais sa mère lui interdisait de le faire afin que le temps guérisse d’abord les blessures de son âme.

Bella n’avait attendu ni l’intervention du cardinal, ni la médiation de sa famille : elle avait directement proposé au baron de Velseck une rançon suffisante pour qu’il consente à libérer Catherine. Mais l’adolescente était dans un tel état de terreur et Bella dans un tel état de pauvreté qu’il fallut l’intervention du cardinal pour qu’elles soient acceptées, sans dot et sous protection, au couvent des clarisses.

La noble dame fit une telle impression au couvent qu’elle fut élue abbesse avant même d’avoir prononcé ses vœux. Une dispense lui fut accordée par Nicolas, son évêque. Catherine commençait à peine à sortir de sa cellule, mais jamais ne s’aventurait dans la cour ou le jardin. Elle ne voulut en aucun temps raconter ce qui s’était passé après son enlèvement, et n’aspirait plus qu’au silence de la réclusion.

Nicolas me demanda de l’accompagner au couvent où il voulait rencontrer Bella au sujet de la réforme. C’est dans le jardin, au milieu des fleurs, qu’eut lieu cette rencontre qui allait à nouveau ébranler mes certitudes.

Après qu’il lui eut confié officiellement la mission de réformer le couvent, Bella voulut s’enquérir de la manière.

— Par où commencer ? s’inquiétait-elle. Les femmes qui sont ici ne savent, pour la plupart, ni lire ni écrire. Elles vont à la messe comme les Romaines allaient au temple, dans le but d’ajouter un peu de magie à une vie qui leur paraît bien lourde et lugubre.

Après quelques conseils pratiques dont je n’ai plus mémoire (les belles femmes ont la propriété de distraire mon attention), Nicolas se lança dans une parabole dont l’image me hante toujours.

— Il y avait, raconta-t-il, dans un village, un pendule qui régulièrement mais délicatement venait frapper une cloche de verre dans laquelle était suspendue une perle rare. La cloche résonnait si agréablement que les gens de la région chantaient continuellement des airs de fêtes. C’est le pouvoir de la musique. La cloche de verre avait la proportion exacte prévue par les savants pour exprimer l’harmonie de l’univers entier. Dans le cosmos, chaque partie est toujours une réflexion du tout, mais lorsque la proportion entre la partie et le tout est parfaite, la partie fait entendre quelque chose de la musique même du cosmos. Voilà ce qu’est la méditation : écouter la résonance du cosmos dans notre propre âme. Mais si la cloche de verre se brise,  comment  nous accorder avec le tout ? Chaque élément entre dans l’errance et c’est la catastrophe. L’Église a échoué. La cloche est brisée. C’est par le cœur qu’il faut recommencer.

D’un seul coup, cette histoire résolut dans mon esprit deux grandes énigmes. D’abord, je ne comprenais pas comment Nicolas pouvait à la fois mener une vie active de prélat qui aurait épuisé n’importe qui, une vie intellectuelle digne des plus grands philosophes et une vie intérieure qui paraissait constante. Cela venait, je crois, de ce qu’il gardait son cœur en bon état. Nicolas avait ce que je n’avais pas : un cœur uni. C’est aussi cela, je crois, qui expliquait la deuxième énigme : pourquoi, moi, je ne pouvais pas vraiment aimer une femme ? Mon cœur avait été brisé et ma raison était hors de son lieu naturel, elle n’était plus qu’une raison soumise à mes contradictions, à mon cœur divisé.

— Mais comment éduquer le cœur ? demanda Bella. Comment le réunifier ?

— Comment cela s’est-il fait en toi ? lui retourna Nicolas.

— J’étais encore petite, raconta Bella, lorsque je sentis mon cœur pour la première fois. Je courais à vive allure, car mon frère qui me poursuivait voulait, par espièglerie, introduire un crapaud dans ma robe. Il avait abandonné la course depuis un bon moment déjà, mais moi, je courais comme si j’allais m’envoler. Je me sentais devenir de plus en plus légère. Les montagnes devinrent lumineuses, les arbres étincelants, les champs éclatant de fleurs. Mon cœur, je crois, entra un moment en résonance avec la beauté du monde. C’est tout, c’est toute l’histoire. Après, j’ai toujours cherché à retrouver cet instant.

— Les morceaux du cœur, fit remarquer Nicolas, sont comme des aimants : si l’on réduit les forces qui les séparent, naturellement ils se rassemblent à nouveau. Ce n’est pas la grâce spirituelle qui est déficiente, mais il y a un million de futilités qui gardent et entretiennent l’éclatement du cœur. Il suffit de les réduire. Reformer l’unité, c’est cela la véritable réforme.

— Mais si le cœur aime une femme ? demandai-je.

La question était sortie spontanément de ma bouche. Bella me regarda en sourcillant, mais ne put s’empêcher de sourire alors que moi, je ne pus éviter de rougir.

— L’attirance entre les sexes n’a rien de méprisant, réagit Nicolas. Mais la vie conjugale n’atteint l’harmonie que si chaque cœur est d’abord uni.

Son sourire semblait cacher un étrange secret. Avait-il jadis connu l’amour ? Portait-il en secret le souvenir d’une femme ?

Nicolas dut nous quitter pour une autre affaire. Il nous commanda de préparer un plan de réforme pour les clarisses. Ce plan allait devoir être discuté en détail avec toutes les sœurs, les sœurs converses autant que les sœurs de chœur. Mais il insista pour que la mission de contemplation de la communauté soit maintenue. « Car, dit-il, la foi, même si elle est un état de l’intelligence, n’a d’existence efficace que si le cœur est uni. Et l’unité n’est possible que si l’on choisit droitement. L’indécision brise le cœur plus qu’une mauvaise décision. »

Cela étant dit et l’intention de réforme clairement affirmée, la guerre froide que livrait le duc contre le cardinal ne cessa pas pour autant. Au contraire, elle prit des proportions incontrôlables. Le cardinal avait fait connaître à la famille de Freundsberg son intention de racheter le présidial de Steinach et la seigneurie de Matrei. Mais, à l’instigation de Sigismond, la famille refusa. La noblesse prit évidemment parti pour le duc. Le cardinal se fit donner une bulle papale pour faire respecter ses droits. Sigismond perçut cette bulle comme une deuxième déclaration de guerre. Les hommes de Welsberg tuèrent trois paysans qui refusaient de payer leurs impôts au Château du soleil. Tête de taureau, en secret, préparait une jacquerie.

Sigismond avait fait appel à un futur concile afin de gagner un peu de temps. Tout le monde savait que la noblesse était prête à se soulever et à protéger ses institutions ecclésiastiques les plus lucratives. Je ne savais si c’était l’inquiétude sourde que lui donnait son évêché, ou simplement l’air des montagnes, mais Nicolas souffrait de plus en plus de la goutte. Malgré ses douleurs et  le climat de tension qui envahissait tout l’évêché, il me dicta durant plusieurs nuits ses Conjectures sur la fin des temps, les Compléments mathématiques, ainsi qu’une longue et magnifique lettre à l’abbé de Tegernsee, Gaspard Aindorfeer, qu’il intitula La Vision de Dieu.

La chute de Constantinople

Un messager arriva précipitamment. Il annonçait que le cardinal Isidore arrivait de Constantinople avec une tragique annonce. Nous avions déjà  reçu par courrier des nouvelles de sa mission dans lesquelles il relatait les hésitations et les embûches à l’application des conditions d’Union des deux Églises : celle d’Orient et celle d’Occident.

Du temps du concile de Ferrare, Nicolas s’était consacré corps et âme à concilier les parties. Il avait été de la délégation du pape à Constantinople. Il s’était instruit des coutumes de l’Église d’Orient, de ses traditions et de sa théologie. Il avait ramené l’empereur et le patriarche en Italie, il avait discuté avec eux, il avait repéré les terrains d’entente. C’est au retour, sur le navire agité par les vents qu’il eut, selon son expression, « l’illumination intellectuelle » de la docte ignorance.

Il croyait bon et sain que l’Église de Rome s’enrichisse des traditions grecques. Un dialogue continu serait à l’avantage des deux cultures. Cependant, les Turcs s’approchaient de Constantinople. Les patriarches n’avaient guère le choix. Les Latins s’imposèrent et ne firent aucun compromis. Les Grecs ne pouvaient faire l’unanimité sur des concessions aussi unilatérales. Le cardinal Bessarion, diplomate d’Orient chargé de l’affaire, proposa finalement une formule assez vague qui accordait au pape romain toute une liste de titres mais préservait, sans les nommer, les droits et privilèges des patriarches. La délégation grecque reçut dix-neuf mille florins et des promesses de soutien contre les Turcs… Les Grecs allaient évidemment être réticents à accepter un tel traité d’union.

Par l’entremise d’Isidore, le pape Nicolas V avait mis Constantinople en demeure de reconnaître et de proclamer l’Union si elle voulait des secours  de  l’Occident.  Le  légat  avait  réussi  un premier pas : en présence de l’empereur, l’Union fut proclamée au cours d’une messe solennelle célébrée à Sainte-Sophie. Mais plusieurs Grecs avaient quitté l’église avant même le sermon pour signifier leur indignation, et certains laissèrent entendre qu’ils préféraient le turban de Mahomet à la tiare du pape. Nous craignions une rébellion. Mais bien pire allait être la réaction à l’annonce du légat Isidore.

Le légat entra dans le salon du cardinal accompagné d’un homme qui se nommait Cimabue, peintre à Constantinople. Isidore et Cimabue portaient, sans distinction, la pèlerine, la coiffe à large bord décorée d’une coquille, et s’appuyaient sur un bourdon de pèlerin. Nicolas les accueillit chaleureusement et leur fit apporter nourriture et vin. Ils se contentèrent d’eau et de pain.

— Constantinople est vaincue…

Voilà tout ce que put dire Isidore tant l’émotion l’oppressait. Il fit signe à son compagnon de continuer.

— Les Turcs ont encerclé la ville, commença à raconter Cimabue, le siège dura cinquante-deux épouvantables journées…

— Mais du côté de Pera, intervint  Nicolas,  les Turcs ne pouvaient tout de même pas boucler le siège.

Pera était la ville jumelle de Constantinople, de l’autre côté de la Corne d’Or, reliée à la capitale par un pont de pierres.

— Les Génois de Pera nous ont trahis, laissa tomber Isidore.

— Ils ont eu peur des cent cinquante mille Turcs qui encerclaient Constantinople, continua Cimabue. Ils ont craint leur monstrueux canon de bronze qui crachait d’énormes boulets de marbre, ils ont redouté leur machine à jets et leurs cris sauvages. Leur flotte encerclait les deux faces du triangle…

— Mais personne ne pouvait entrer dans la Corne d’Or, fit remarquer Nicolas, l’énorme chaîne ne peut être rompue.

— En effet, continua Cimabue. Mais c’était sans compter la ruse et la trahison. Les Turcs, alors que Pera restait endormie, transportèrent sur des trottoirs de bois bien graissés, soixante-dix caïques à vingt rames de la baie des Deux Colonnes à la Corne d’Or, en passant derrière la ville génoise…

Nicolas devint blême, quant à moi, le mot

« trahison » résonnait dans ma tête comme un marteau de forgeron sur l’enclume. Cimabue continua son récit :

— La veille de l’assaut, durant la procession du soir improvisée dans la ferveur pour précipiter sur la ville l’intervention divine, il avait plu des gouttes si énormes que l’on aurait dit des yeux de veau. Le sol s’amollissait et les moines qui portaient la Vierge vacillèrent. L’énorme monument tomba dans la boue. Tout le monde fut rempli d’angoisse. Depuis des semaines, le double rempart était régulièrement défoncé par le monstrueux canon turc qui visait toujours le même point fragile entre la porte de Charisios et la porte Saint-Romain.   Chaque nuit, on remplissait les brèches avec des sacs de pierres, des ballots de laine, des tonneaux. Mais toutes les trois heures, le canon rouvrait la plaie. Le chef des mercenaires de notre défense réussit, et avec quelle habileté ! à crever l’engin turc par un boulet envoyé directement dans sa gueule déjà compactée de poudre. Qu’à cela ne tienne, Mahomet II, le Grand Turc,  fit fondre le bronze de son canon pour en faire deux plus petits.

— Tout de même, Constantinople était maîtresse en feu grégeois, en lance-flammes et en grenades au soufre, intervins-je.

— L’huile de poix manquait cruellement. Les munitions étaient insuffisantes et les engins à poudre se faisaient rares. Constantinople n’avait que des balistes, des catapultes et des bombardes. Non, Constantinople priait, car tous savaient que seul le ciel pouvait quelque chose. La nuit même où le Grand Turc fit sonner la trompette du premier assaut, les citadins avaient prié avec ardeur et zèle à Sainte-Sophie, et des orantes y chantaient encore. Les jeunes filles de la noblesse et les jeunes mères, ne pouvant trouver le sommeil, s’étaient rassemblées à l’église Sainte-Théodosie. Nombre d’entre elles avaient leur bébé et leurs enfants avec elles.

Le peintre ne put retenir ses larmes et semblait hésiter sur la direction de son récit. Nicolas le regarda avec bienveillance. L’artiste ne put s’empêcher d’aller là où, je crois, il ne voulait pas.

— Parmi elles, se trouvait Irène, la plus belle des nobles dont j’avais commencé le portrait, continua Cimabue sur un ton hésitant, comme s’il s’avançait maintenant sur une mer agitée. Elle était âgée de dix-sept ans. Son père commerçait le parfum, et elle dégageait un bouquet de fleurs d’oranger des plus délicats. Je ne lui étais pas indifférent et, comme j’avais de la famille, rien ne m’interdisait de l’espérer.

L’homme était visiblement un pratiquant de l’apatheia, l’ascèse de la tranquillité, mais lorsqu’il prononçait le nom d’Irène, on avait l’impression que si les larmes se faisaient douces sur son visage, c’était à l’intérieur du sang qui coulait d’un cœur crevassé. Néanmoins, il souriait, et un fléchissement de la voix indiquait que son récit était indéfectiblement supporté par une prière incessante du cœur.

— Irène était à Sainte-Théodosie, continua Cimabue.

Il inspira profondément et se tut un moment.

— Un émissaire turc, poursuivit le peintre en se reprenant, était venu avant minuit avec une dernière proposition pour l’empereur : « Si tu acceptes de quitter la ville, conseillait le Grand Turc, et de m’en faire remettre les clefs, je te laisserai la principauté de Morée et nous resterons amis. » Constantin le renvoya avec ces mots : « Le Turc a lacéré notre pelisse. Il a fait crouler notre maison sur notre tête, son voisinage est comme celui du corbeau. » L’empereur n’était pas défait, loin de là ! Il avait été témoin des signes encourageants du ciel : l’explosion du canon turc, un château de bois incendié, et des sapeurs turcs avaient été brûlés comme des démons dans un tunnel qu’ils tentaient de creuser. Cependant, c’était du côté de la porte Saint-Romain que se concentrait l’attaque et rien n’était joué.

– Trois fois notre chef des mercenaires, le capitaine des chevaliers et un quarteron de barons grecs avaient réussi à repousser les assaillants. On avait fermé les portes du côté de la ville de sorte que les mercenaires, pris entre deux murs, ne pouvaient ni se retrancher ni fuir. Pour ma part, je savais que tout était terminé. Je m’étais donc réfugié à Sainte-Théodosie auprès de ma chère Irène. Nous n’entendions rien des clameurs, des trompettes, des flûtes de Pan, des cymbales et des cris de morts. Dans l’église brasillante de cierges et ornée de roses et de fleurs de grenadiers, les filles du grand-duc chantaient. Irène et moi étions en prière devant l’autel. Nous nous étions promis mutuellement la mort plutôt que la capture.

– Durant ce temps, la première marée des bachi-bouzouks réussit à grimper aux échelles. Ils formaient de véritables grappes de diables noirs, plus de cent par échelle. La défense les repoussait, on les jetait à la renverse. Les couleuvrines et les canons de rempart crachaient. Mais à chaque  fois, d’autres échelles et d’autres bachi-bouzouks. Ces démons n’étaient armés que de frondes ou d’armes blanches. Leur nombre était tel qu’ils remplissaient les fossés de leurs cadavres et de leurs blessés. Il fallut envoyer plus de trente hommes, parmi les plus forts, avec des fourches afin de libérer les fossés. Mais d’autres vagues de bachi-bouzouks arrivaient. Surpris par la résistance de la ville, certains cherchaient à fuir, mais les chaouchs les attendaient et les égorgeaient au cimeterre. Il fallait de la chair pour remplir les fossés.

– Cependant, les Turcs avaient d’autres matériels de comblement : des chariots plats, des tonneaux, des fascines, des poutres, des perches qu’ils amoncelaient en les retenant avec des cadavres, des blessés et des sacs de terre. Certains ponts ayant été ainsi improvisés, le Grand Turc envoya ses lions effrénés, les contingents d’Anatolie, solidement armés. Ce sont des religieux fanatiques qui désirent plus que tout tuer les « chiens de chrétiens » pour la gloire d’Allah. Ils sont suicidaires, et non seulement ne craignent pas la mort, mais la recherchent. La résistance commençait à faiblir. Par une brèche faite dans l’escarpe, plus de trois cents d’entre eux se précipitèrent dans la ville. Notre chef des mercenaires et les Génois les accueillirent à coups d’escopette, aucun ne survécut.

– C’est alors que le Grand Turc lança ses janissaires, son armée d’élite qui peut percer le cœur d’une balle de mousquet ou trancher la gorge d’un coup de yatagan avant même que l’on puisse crier gare. Ils sont comme les éclairs de Lucifer. Cette fois, nos mercenaires et les Génois reculèrent, et quelques janissaires pénétrèrent dans le péribole. Ce fut le corps à corps. Beaucoup de Génois furent tués, d’autres prirent la fuite.

– Notre chef des mercenaires demanda du secours du côté de la porte de Charisios. Dans leur précipitation, les soldats qui assuraient le portail du Cirque ne songèrent pas à le refermer. Des janissaires y pénétrèrent et vinrent, de revers, surprendre les défenseurs. Leur nombre et leur agilité avaient peu à peu raison des forces et du courage des nôtres. Déjà certains janissaires avaient réussi à dérouler l’étendard de Mahomet sur le palais impérial.

– Le chef de nos mercenaires fut atteint d’une balle qui traversa sa cotte de mailles. Lui qui avait consenti à se faire enfermer entre les deux murs afin d’empêcher la fuite de ses soldats cria à l’empereur de faire ouvrir la porte. Celui-ci refusa d’abord. Le chef hurla et le roi consentit. C’est alors que l’empereur se dévêtit de ses apparats, ne garda que ses bottes écarlates et ses armes, et se lança dans la mêlée. Ce n’était plus un empereur qui avançait, c’était un guerrier déchaîné qui chargeait. Il frappait de tous côtés, mais tomba fauché. La position était enlevée.

– Les Turcs franchirent le rempart. On déverrouilla de l’intérieur porte après porte. Le massacre et le pillage allaient commencer. La foule courait de tous côtés, mais la plupart allèrent s’enfermer à Sainte-Sophie pour prier. L’église était pleine à craquer. Durant plus d’une heure, à travers les rires grossiers des envahisseurs et les cris désespérés des victimes, on massacra, décapita et piétina tout ce qui bougeait. Un vizir surprit le carnage et donna ordre d’arrêter et de ne tuer que les enfants et les vieillards. C’est alors que le pillage et la profanation s’ajoutèrent au massacre. Des filles, des femmes et des adolescents furent violés sur l’autel, on alla jeter aux cochons les saintes reliques et on s’empara des coffrets d’or et d’argent.

– Les trois cents prêtres qui habitaient dans les dépendances de la basilique revêtirent leurs plus beaux ornements. Ils entrèrent en chantant dans l’église. Et furent décapités un après l’autre. Les enfants furent arrachés à leur mère et étranglés sur-le-champ. Les cris et les pleurs remplissaient l’église. La confusion était telle que je fus éloigné d’Irène. Je courais à quatre pattes sur le sol, je glissais sur le sang. Je me retrouvai de l’autre côté d’une minuscule porte de bronze donnant accès aux fondations. Je refermai la porte derrière moi, le silence fut instantané. J’avais perdu Irène.

Ce fut Isidore qui continua le récit :

— On retrouva le cadavre de Constantin. Sa tête fut amenée au Grand Turc. On la posa sur un plateau d’argent enchâssé dans un coffret de vitre que quarante vierges et quarante jeunes garçons escortèrent jusqu’en Asie Mineure, en Arabie et en Perse. Rome nous avait abandonnés, Rome nous a trahis.

Un silence de plomb s’appesantit sur nous.

La confession

Nous étions au monastère bénédictin de Tegernsee sur la route de Ratisbonne. Étaient présents avec nous l’abbé du monastère, le père Denys Rijckel, et Bella. Nicolas voulait discuter avec eux de certains points primordiaux touchant la progression spirituelle.   Constantinople n’était plus.  L’Islam menaçait. La chrétienté s’effritait de l’intérieur à cause des luttes de pouvoirs. Lorsqu’une forme de civilisation est menacée de toute part, son salut est à l’intérieur, dans sa capacité à prendre d’autres formes, à s’adapter sans disparaître. Le retour aux sources intérieures permet à une identité, qu’elle soit personnelle, nationale ou religieuse, de traverser le temps et même de s’enrichir des formes étrangères. Telle était, maintenant, l’idée de la réforme. Unir l’esprit d’Orient et d’Occident dans une spiritualité souple à même de traverser le temps en inspirant les cultures.

Pour Nicolas, il fallait multiplier les foyers de sainteté. Ce pouvait être des monastères, des villages, des familles, des personnes. Chaque foyer devait constituer une sorte de grand puits capable d’abreuver toute une région. Chacun de ces foyers devait se faire maître en joie, et donc savant dans l’art de descendre jusqu’au fond de sa propre

« citerne intérieure pour en remonter l’eau vive ». Sans cette eau, l’Église était perdue. Chaque religion, quelle qu’elle soit, n’a d’existence spirituelle que par les plongeurs du tréfonds. La religion n’est rien d’autre qu’une psychologie du tréfonds et une expérience de l’abîme. Là, toutes les religions touchent à la même « ténèbre d’inconnaissance, source de la docte ignorance et de l’espérance ». Ce n’est qu’en surface que les religions diffèrent, car « pour le sage, la joie est insondable et la tristesse est légère comme flocons de neige ». Il ne s’agit pas de sauver « notre religion », mais de garder l’âme attentive à la conscience grâce à l’Évangile.

C’était un soir froid et lugubre, tard en automne, nous étions tous les cinq dans un petit salon près des cuisines et un feu nous réchauffait. Les lueurs du brasier nous éclaboussaient le visage. Bella, à la manière des moines, avait recouvert sa tête du capuchon de sa soutane. J’espérais un regard, je n’eus qu’un sourire.

Depuis la tragique rencontre avec Isidore et Cimabue, Nicolas mangeait peu et parlait encore moins. Il était tout entier dans sa méditation. Les informations les plus sombres qu’il recevait de Pierre, notre chef de garde, au sujet de la résistance des nobles, le poussaient encore plus loin dans le silence. S’il y avait un homme au fond de la citerne, c’était bien lui. Il m’avait maintes fois interrogé : « Quelle folie, quelle dérive place l’Église dans un tel état de précarité ? Quelle est la source des guerres ? Pourquoi faut-il si souvent recommencer ? » Je citais les auteurs, hasardais des opinions. Il m’écoutait et replongeait.

Y a-t-il de la joie dans le tréfonds ? À voir son visage devenu sombre, on pouvait en douter !

Ce soir-là, il ne disait mot, il fixait le brasier. On aurait dit qu’il cherchait des réponses dans les flammes. Mais les flammes ne parlent pas, alors l’abbé de Tegernsee osa la première question :

— D’où vient que l’amour pour la religion, mère de l’espérance, soit la plus grande cause de guerres ?

Le père Denys jeta une bûche dans le brasier qui étincela, Nicolas toujours debout près du feu détourna un instant le regard de la flamme et essaya de répondre :

— Je ne sais pas, mais dès que le Bien prend une silhouette, une figure, une couleur, cette apparence doit succéder à une autre, sinon le feu s’éteint. Une forme devrait entraîner naturellement une réforme, mais elle se rigidifie et entraîne une forme contraire, ennemie. Pour chaque idée, une idée opposée. Cela ressemble à une loi de notre condition d’homme, qu’une longue habitude devienne pour nous une seconde nature, soit tenue pour vérité et défendue comme telle, et cela ne peut qu’entraîner des « vérités » antinomiques. Nous prenons alors la bûche pour le feu et, au prix du sang, nous défendons ce qui n’est qu’un morceau de bois. Et le feu s’éteint.

— L’Église du Christ et le culte de Mahomet auraient donc tous les deux péché par dogmatisme, laissa tomber l’abbé.

— Mais, sans tradition, fit remarquer le père Denys, il n’y a qu’une succession de flammes, rien qui apporte la sécurité.

— Pourquoi prenons-nous nos idées pour la vérité, nos religions pour la foi, nos lois pour la société ? intervins-je. N’est-ce pas parce que nous refusons d’accepter que tout est mortel, y compris nos idées ?

— Rien ne peut être absolument mortel, rien ne peut être absolument immortel, reprit Nicolas, la vie n’est possible qu’entre les absolus. Une idée n’est pas une forme permettant de sculpter un morceau de bois, mais le feu lui-même générateur et multiplicateur de formes. C’est pourquoi il est nécessaire d’aller jusqu’à la source.

Il y eut un grand silence, puis il continua :

— Regardez ! La source de chaque flamme n’est ni blanche ni noire, ni visible ni invisible…

— Oui, tout cela est bien beau ! m’exclamai-je.

Mais que va-t-il se passer maintenant ?

— Les Sarrasins vont refaire leur force, répondit l’abbé, acérer leurs armes et tenter, une fois encore, d’engloutir l’Occident.

— Et si les supposés motifs dogmatiques n’étaient que le déguisement de la recherche de l’or et de la puissance ? intervint Bella. Les guerres de religion ne diffèrent peut-être pas des autres par le but, mais simplement par les armes. Les ducs n’ont que des flèches et des épées, l’évêque dispose en plus du maniement de l’invisible. Je crois qu’il faut se dépouiller comme Jésus, comme François d’Assise. Si elle était vide de tout attrait matériel et de tout moyen de chantage, qui voudrait encore s’approprier l’Église ? Le foyer  d’une flamme est plein de possibilités, mais vide de richesse…

Ces mots saisirent Nicolas. Il entra dans une dangereuse rêverie qui semblait illuminer tout son visage, comme s’il avait trouvé ce qu’il cherchait. Allait-il passer à l’acte, et donner suite à la proposition de Bella ? Je le craignais.

Nous allâmes chanter none et la nuit m’emporta dans un sommeil  agité.  Qu’arriverait-il de moi si mon maître vendait tous ses biens et se faisait moine ?

Le lendemain, Bella était en train de lire son bréviaire, assise sous un majestueux noyer, mais à un angle de la cour intérieure où le soleil pouvait la réchauffer sans obstacle. Elle profitait des pleins rayons du midi. Elle avait laissé glisser son capuchon sur ses solides épaules afin que sa chevelure respire un peu de cet air doux et limpide qui s’égayait autour de la fontaine en soulevant feuilles et poussières.

Dès que je regardais cette femme, le reste de l’univers avec ses guerres et ses obscurités s’évaporait. Il n’y avait qu’elle. Comme le disait  Nicolas : « Le centre du monde est toujours là où nous sommes », il était là où elle était. Le reste faisait office de mise en scène, de décor : simple châssis de cette envie de vivre qu’elle éveillait en moi. Elle avait pouvoir d’appeler et de soulever tout ce qu’il y avait de germes en moi,  autant dans mon esprit que dans mon corps. Elle me rendait dangereusement vivant.

C’est elle qu’il me fallait pour maîtresse. Au contraire de Verena, jamais cette femme ne saurait me trahir… Mais voilà bien le drame,  puisqu’il faut tout de même un peu trahir pour aimer. Le cœur ne fait jamais unanimité et l’amour pour une personne exige une certaine trahison des autres. Aimer une femme en particulier n’estce pas tromper, jusqu’à un certain point, l’amour universel ? C’est pourquoi le mariage n’est toujours qu’une demi-fidélité à la femme. C’est ce que l’on enseignait et, sans doute, le croyait-elle. Verena pouvait duper allègrement qui elle voulait, elle pouvait donc m’aimer, mais elle ne connaissait pas de bornes et personne ne pouvait s’y fier. Bella pourrait m’être interdite pour la raison contraire. Saurait-elle endormir juste ce qu’il faut d’amour universel pour s’ouvrir à moi ? On me disait adroit dans l’art d’engourdir les scrupules par d’agréables paroles… Bella ne serait pas si facile…

Je n’étais pas à sa hauteur, je le savais, et j’aurais dû abandonner avant même d’entrer dans le jardin. Mais elle était là, assise sous une lumière intense, et la grâce de ses moindres mouvements me remuait jusqu’aux os.

Je m’assis à ses côtés, absorbé en apparence dans un livre saint. Nonobstant ma décision de la courtiser et mon expérience en la matière, je n’arrivais pas à faire sortir un seul mot de ma bouche. Toutes les phrases courtoises que je connaissais, et elles étaient nombreuses, se dissolvaient dans leur insignifiance tant la dame leur faisait contraste.

Cependant, mon âme (je n’ai d’autre mot) n’avait rien à faire de mon dessein. Pendant que je cherchais quelque chose de plaisant à dire, Bella soulevait en moi ce que je croyais jusque-là n’être plus qu’une poussière sans vie. Il me faut admettre qu’il existe en ce monde des vents qui ont pouvoir de ressusciter des carcasses et des ossements que l’on a pourtant pris bien soin d’enterrer profondément.

Mon cerveau était encore en train de chercher les mots d’un piège galant lorsque ma bouche, à ma plus grande stupéfaction, se mit à dire tout ce que j’avais fait et avec quelle intention je l’avais fait…

Ce fut une confession crue, sans ambages ni aucune justification. Tout  mon scepticisme  fielleux, les bassesses de mes actions et de mes intentions sortirent de ma bouche : ma rancœur pour mon père, ma lâcheté devant tout danger, y compris lorsque ma sœur fut violée devant mes yeux, ma convoitise pour les honneurs, ma fréquentation des bordels, mon appétit pour sa fille Catherine, ma liaison traîtresse avec Verena et mon intention de la posséder, elle, Bella, charnellement. Tout était dévoilé, tout reposait nu à ses pieds, alors que des larmes, qui venaient de je ne sais où, glissaient sur mon visage grimaçant.

On aurait dit un acteur qui, plutôt que de faire la tirade prévue en tenant bien solidement devant son visage son masque de plâtre, était livré tout entier à la lumière du jour : minable, veule, jouisseur. Il y avait bien un Henri onctueux et fier encore debout devant elle, mais ce n’était plus qu’une statue. Un enfant s’était écroulé en larmes en livrant sans réserve son cœur fait de haillons et de misères. L’emballage avait flambé, la matière humaine était là, grouillante de vilenies.

Et elle, elle était devant moi, à la fois étonnée et pourtant pas le moins du monde déroutée, belle à déchirer le ciel, souriante et compatissante comme une mère, plus encore, comme si elle connaissait l’homme dans sa nudité et sous l’implacable lumière du jour.

— Vraiment, Henri, me dit-elle, vous me touchez. Que de lumière aujourd’hui !

Je ne la voyais plus. Toute ma vie passa en jugement pour une deuxième fois. Mais plus brutalement encore. C’était comme si mon cœur s’était déchiré devant moi, se vidant ainsi de son contenu. Si Bella m’avait dédaigné, je crois que je me serais jeté dans le puits afin de faire disparaître de la terre ce nœud inextricable de perversité qu’était mon cœur. Elle le comprit sans doute et me prit la main avec fermeté.

— Mon ami, me dit-elle, c’est parce que la lumière est entrée en vous que vous avez déversé vos fautes devant moi. Mais la lumière ne fait pas que dénoncer, elle féconde. L’hiver est terminé, Henri, le printemps va commencer.

J’étais saisi, incapable d’émettre un son. Non seulement elle ne me condamnait pas, mais elle continua par ses mots et par son ton à apaiser mon âme. Elle me serra la main encore plus fort et continua :

— La pureté n’est ni dans l’intention ni dans l’action. La pureté consiste dans la sincérité du cœur.

— Vous parlez comme mon maître le cardinal, répondis-je, mais comment savez-vous que vous n’inventez pas simplement ce que vous espérez ? Vous créez des arrière-mondes qui expliquent tout mais, hélas ! n’existent pas.

— Et vous, Henri, comment savez-vous que vous n’inventez pas le chaos des forces que vous craignez ?

— Mais comment pouvons-nous savoir que l’univers finira par être bon ?

Son visage était si beau… Je voulus reculer, elle me saisit la main.

— Je ne suis pas certaine, me dit-elle, en effleurant de ses yeux mon regard toujours fuyant, que la vie monastique me convienne. Je crois vous aimer, Henri. Que Dieu éclaire notre chemin !

Elle m’offrait ce que je désirais mais, contre toute attente, je libérai ma main.

— Vous me chassez ! me dit-elle.

— Un homme perdu dans un désert ne repousse pas l’eau, mais craint, plus que tout, le mirage.

— Non ! Henri, c’est autre chose. Vous rejetez l’eau. Vous refusez le pardon.

J’étais défait lorsque notre chef de garde entra en catastrophe dans la cour intérieure. Il nous fallait revenir à la hâte à Brixen.

L’hécatombe

Chemin faisant, le chef de garde nous expliqua comment Verena, soutenue par les sœurs, avait repris en main le couvent. La doyenne du Château du soleil, favorable à la réforme, avait été enlevée en pleine nuit au couvent des clarisses. On l’avait ramenée au Château du soleil, sévèrement flagellée et enchaînée sans nourriture ni eau dans un cachot sous les latrines, où elle allait sans doute mourir en emportant avec elle d’inavouables secrets… Une troupe du cardinal réussit à la délivrer. Entre-temps, une bulle du pape était arrivée à Brixen. Il rejetait l’appel de Sigismond et prononçait une sentence d’excommunication contre l’abbesse. Sigismond entra dans une grande colère, il commanda de prendre de force les impôts dus à l’abbaye.

On avait vu une forte armée s’organiser à Innsbruck. À Bruneck, Tête de taureau n’entendait pas s’en laisser imposer. Les paysans en âge de se battre s’étaient rassemblés dans les bois, avaient fourbi leurs armes et attendaient les troupes de Sigismond de pied ferme. Ils avaient dressé une embuscade en aval du village, dans  le val d’Aurino.

Lorsque nous arrivâmes à Brixen, deux chevaux bardés nous avaient été préparés. On nous revêtit d’une cuirasse plaquée de bronze et nous partîmes pour le village de Bruneck, suivis de la petite troupe de l’évêché et de quelques chevaliers du château de Bruneck. L’objectif consistait à soutenir les paysans, mais surtout à négocier et à gagner du temps. Cependant, lorsque nous atteignîmes le village, sur les terres cultivées par Tête de taureau et ses amis, à l’endroit même où les sorcières avaient été amenées pour être soignées, un massacre avait eu lieu.

Les femmes, les enfants et les vieillards avaient été attachés et enfermés dans une grange à laquelle on avait mis le feu. Tout  n’était plus que cendres et odeur à faire vomir. Les familles qui hier riaient et s’amusaient dans les champs s’en allaient aujourd’hui au vent avec les autres poussières, confondues à elles, sans distinction. On croyait ouïr encore le cri de leur agonie.

Je ne supporte pas la mort, elle m’amène dans un état d’agitation, de fièvre et d’affolement où aucune seule parcelle de mon esprit ne reste intacte. Mais là, c’était pire encore. C’était ma faute, ma très grande faute. J’avais couché avec Verena,  j’avais trahi mon ami et maître, je  n’avais pas su le convaincre de la nature traîtresse de Sigismond, de ma nature traîtresse à moi, de la nature traîtresse des hommes. J’avais mis en poudre la verticalité de mon âme, j’étais un homme horizontal, une farine d’homme. C’était comme si j’avais mis moi-même le feu à la grange. Et de la poussière de femmes, d’enfants, de vieillards s’en allait dans toutes les directions. J’en avais plein les yeux, plein les cheveux…

Mais c’est la mort la grande coupable. C’est elle qui fait de nous des criminels. On la voit, debout, qui nous attend. Les loups montrent leurs crocs, les épidémies distendent leurs mâchoires, les famines élargissent leurs abîmes. L’homme s’affaisse et croule. Il devient lui-même une grande bouche. Alors la mort arrive par-derrière, et la poussière des corps calcinés couvre nos cheveux.

Je descendis de cheval, Nicolas fit de même. J’avais un corps en mettant le pied par terre, mais, lorsque je mis la main dans la cendre encore chaude du bûcher collectif de ces saints innocents, je n’en avais plus. J’étais devenu une pluie, je pleuvais à chaudes larmes sur les carcasses calcinées…

Nicolas voulut me prendre la main, mais il tremblait. Il était comme paralysé. Cependant, il me regardait. Ses larmes étaient de sang. Il savait qu’il était, lui aussi, coupable. Il savait qu’être un homme, c’est être coupable. Il savait qu’il avait contribué au massacre par trop de naïveté, par trop de confiance, par trop de bonté. L’amour des causes perdues, voilà l’essence du mal.

C’était un homme nu lui aussi, debout dans son ignorance, une ignorance qu’il voyait aujourd’hui criminelle. Il était une croix rapiécée, les bras ballants, la bouche ouverte. C’était la première prière debout que je voyais. Une pitié ! On aurait dit un guerrier mortellement blessé décochant sa dernière flèche en direction du ciel. Mais la flèche ne revient pas, elle ne retombe pas. C’est peut-être cela la seule espérance : un hurlement qui ne retombe jamais sur lui-même…

— C’est ma faute, criai-je, je vous ai trahi.

— C’est ma faute, je ne t’ai pas écouté, répondit Nicolas, en pleurant.

Il m’ouvrit ses bras, et je tombai dans son espérance.

Nicolas comprit en même temps que moi ce qui allait maintenant se passer. Tête de taureau avait sans doute senti l’odeur du feu, il était venu… Sa douleur avait allumé la torche de sa vengeance…

Nous remontâmes sur nos chevaux et nous galopâmes jusqu’au Château du soleil. Nos palefrois larges et lourds de leurs armures étaient devenus des vagues sur la mer. Le vent était chargé de flammes et de terreur, nous arrivâmes à l’abbaye bien avant les autres. Il était trop tard, ce que nous avions craint se trouvait devant nos yeux à nouveau horrifiés.

Tête de taureau s’était vengé. Partout, il y avait des cadavres d’hommes nus à côté de cadavres de femmes nues. Vraisemblablement, les hommes de Sigismond étaient venus au couvent, après le massacre, pour recevoir leur récompense. Quelques converses leur avaient été prêtées. Le vin avait coulé à flots et les robes s’étaient rapidement envolées. C’était dans l’étreinte que beaucoup avaient été égorgées par les paysans. Le sang maintenant les unissait.

Néanmoins, la plupart des sœurs, Verena était de celles-là, avaient été épargnées et simplement enfermées dans le cachot du donjon. L’abbesse enchaînée et muselée nous regardait atterrée. Nicolas la délivra. Elle n’avait aucune blessure, mais tremblait de tout son corps.

— Ce sont des barbares ! cria-t-elle, dès qu’elle comprit qu’aucun homme du cardinal ne lui ferait de mal.

Percevant soudainement ce qui allait suivre, car une vengeance en entraîne une autre, nous retournâmes en vitesse à nos chevaux et courûmes jusqu’au village.

Trop tard. Sur la place publique de Bruneck, suspendus par les poignets à des gibets, se tordaient encore vivants les corps entièrement écorchés de Tête de taureau et d’une vingtaine de paysans. Les représailles avaient été sans merci. Par compassion, Pierre, notre chef de garde, les transperça l’un après l’autre de son épée.

Nicolas était descendu de cheval, tomba à genoux et cria à travers ses larmes :

— Oh mon Dieu ! pardonnez-moi.

Nous revenions lentement vers Brixen, lorsque des soldats du cardinal vinrent à notre rencontre.

Ils nous informèrent que l’armée de Sigismond occupait maintenant l’évêché et que nous étions attendus au château de Bruneck.

Nous arrivions en retard sur tous les événements, c’était bien là l’essence même de l’ignorance. L’homme est celui qui arrive après le monde, qui le regarde atterré et sans rien comprendre. S’il pouvait, définitivement, saisir que ce retard est sa nature même, il serait peut-être moins dangereux pour lui-même.

Les troupes de Sigismond avaient encerclé le couvent des clarisses. Catherine avait été amenée prisonnière à l’évêché. On aurait dit que, depuis qu’elle avait posé pour sa mère comme symbole de la fraternité, elle était comme elle, sans cesse séquestrée par des hommes qui ne cherchaient que leurs intérêts personnels.

Un ambassadeur de Sigismond nous attendait au château de Bruneck. Sigismond exigeait maintenant la démission de Verena, elle devait se rendre au château de Villenberg près d’Innsbruck où l’on assurerait sa protection. Il acceptait, si le cardinal était d’accord, de se soumettre à l’arbitrage d’un tiers. Il demandait au prélat de bien vouloir signer un pacte de soutien mutuel. Il pardonnait à son évêque d’avoir été la cause de tant de sang et gardait avec lui Catherine en attendant que le pays soit en sécurité grâce aux concessions que lui, Sigismond, consentait à faire.

Au village, les paysans croyaient que le malheur venait des sorcières que leur cardinal avait refusé  de  faire  brûler. La rumeur courait qu’il avait eu pitié du diable. La noblesse avait humilié son évêque. Il était en fait, ce jour-là, assujetti au bon vouloir du prince et de ses barons. Et les paysans qui avaient cru en lui, maintenant, s’en méfiaient. La bourgeoisie qui allait toujours au plus fort revenait à Sigismond.

Le cardinal ne signa rien, mais fit un signe affirmatif à l’émissaire de Sigismond. Celui-ci fut satisfait et nous pûmes regagner l’évêché quelques jours plus tard. Catherine était sauve, mais elle était si bouleversée que sa mère, revenue de Tegernsee, ne pouvait la toucher sans qu’elle se mette à crier comme un animal affolé.

La tournée des villages

Nicolas résolut de partir à dos de mulet, de village en village, pour une tournée de l’évêché. Il voulait commencer par le commencement. « Car il n’y a qu’une façon de faire l’Église, disait-il,  c’est d’aimer, et l’amour, comme l’eau, court au plus bas. » Il voulait instruire et s’instruire, faire entrer son évêché en lui et lui, dans son évêché.

« On ne peut faire vibrer une cathédrale que de l’intérieur », disait-il.

Avant de partir, il alla avec ses chanoines prier à la cathédrale. C’était une belle cathédrale en vérité. Le transept entre les deux tours carrées était précédé d’un magnifique atrium éclairé par deux grandes fenêtres tréflées. La voûte de bois de la nef, avec ses poutres rouge sombre et ses planches orangées donnait l’impression d’un feu. C’était le lieu de prière de Catherine, elle s’y tenait prostrée comme une colombe blessée. C’était pitié de la voir.

Nous partîmes en pays de montagnes sur d’humbles montures, sans autre escorte que trois cavaliers qui avaient ordre de se tenir en retrait. Nicolas aurait bien voulu marcher devant les bêtes comme un simple paysan, mais la maladie qui grossissait ses articulations de doigts et d’orteils ne lui permettait pas de si longues randonnées à pied.

L’Autriche, ce n’est pas un pays, c’est une mâchoire monstrueuse aux dents de rochers et de névés, un visage surnaturel aux chemins torturés entre des lagons émeraude et des forêts ténébreuses, aux champs flamboyants autour de villages disséminés, aux brumes émiettées par des vouges de titans. Pour la traverser, il faut s’y briser. Nos bêtes peinaient. Nous les sentions trembler. Mais lorsqu’elles entendaient un ruisseau s’agiter entre les pierres, elles y allaient avec une joie bien difficile à retenir. Cette terre de roches paraissait tenter, dans la matière, la coïncidence des opposés dont parlait tant Nicolas : le très haut rejoint le très bas, le très doux rejoint le très rude, le très blanc rejoint le très noir. Dans cette énorme mâchoire à ciel ouvert, nous avons souvent perdu nos forces, perdu la cohésion de nos esprits, perdu le but immédiat du voyage, perdu le sens des proportions… L’Autriche nous avalait tout entier. Il fallait s’y égarer,  y semer nos sueurs, nos  larmes, nos labeurs, nos espoirs.

Je ne me souviens plus de l’ordre des événements. Je ne me souviens pas des grands prêches dans les chapelles, les églises ou les cathédrales, ni des discours, ni des instructions. Je me souviens simplement de quelques petites gouttes de temps où la grandeur des choses semblait interdire toute médiocrité.

Près d’une fontaine où des paysans prenaient leur repas du midi, après qu’il leur eut demandé un peu de pain, il y eut un moment magique où ces hommes sans culture ouvrirent leur cœur. Nicolas y déposa cette parole qu’ils n’allaient sans doute comprendre que par le travail des siècles :

— La source de la création, dit-il, regarde par tous les regards des hommes. La source de la création regarde par nos yeux, ici même, en ce moment. Faites-lui voir le plus beau du monde, donnez-lui à manger tout ce qu’il y a de beau en ce monde.

À un vieux curé de village qui cultivait ses légumes derrière sa cabane, il dit :

— Chacun des êtres est tout l’être, tout l’univers est dans chacune de ses parties, c’est pourquoi la source de la création regarde chaque être comme s’il était toute la création.

À quelques lieux de ce village, alors que nos mulets montaient sur une sente à pic, il s’arrêta et me fit signe d’avancer à ses côtés. J’étais particulièrement triste parce que je pensais à Bella qui jamais ne pourrait me pardonner.

— Ne sens-tu pas l’haleine d’une présence qui traverse tout le paysage ? Elle brûle d’amour pour toi. Tous ceux qui ne te pardonnent pas ne te pardonnent pas parce qu’ils ne te connaissent pas. Alors, toi, Henri, est-ce que tu te connais ?

J’étais interloqué et ne pouvais répondre. Alors, il continua en me montrant les montagnes :

— Et toi, est-ce que tu pardonnes à Dieu de ne pas être comme tu le veux ?

En prenant un dîner avec un groupe de femmes au milieu d’un champ de blé, après avoir récité l’angélus et expliqué le Notre Père, alors que quelques-unes s’égaillaient et que d’autres nourrissaient leur bébé, à un instant inattendu, mais exactement celui où la parole peut faire corps avec la gloire du moment, il dit :

— Voir, pour une mère, c’est s’émouvoir, et s’émouvoir, c’est se mouvoir, et se mouvoir, c’est  la façon de la lune et des planètes, de l’eau et du feu, des chevaux et des moutons. Vos bébés vous regardent avec émotion, et vous les regardez avec un sentiment qui les enveloppe tout entiers. C’est le cercle le plus divin du monde : voir et être vu. Entre les deux, c’est l’expérience de l’amour et non la sûreté d’une connaissance.

À l’approche d’une petite ville, un groupe de clercs en avait long à dire sur tous les vices et les péchés de chacun. On voulait que le cardinal y mette un peu d’ordre et de religion… Cependant, comme Nicolas ne parlait pas, les clercs cessèrent de vociférer. Alors, ils se rendirent compte que Nicolas regardait le ciel. Il y avait une grande fête dans le ciel qui était d’un bleu vif. Nicolas leur dit :

— L’homme voit ce qu’il veut voir. Qui  regarde la création avec indignation trouvera de quoi s’indigner ; qui regarde la création avec joie trouvera la joie. Le visage de la création porte le masque que le regard lui met. C’est pourquoi la création est couverte de cicatrices, de douleurs et de contradictions. Et la nature porte tout avec patience parce qu’elle sait qu’à force de regarder on finira bien par voir.

Le lendemain, très tôt, nous partîmes de cette ville. Le soleil venait à peine de se lever. On se serait cru entouré de murailles insurmontables, mais un filet de lumière du côté du Levant nous indiquait le col qu’il fallait prendre. Après l’office du milieu de la nuit, j’avais interrogé Nicolas sur le mur de l’inconnaissance, mais il ne m’avait pas répondu, il avait simplement fait signe qu’il allait y réfléchir. Plus tard, nous marchions côte à côte lorsqu’il commença :

— J’ai parlé d’un mur parce que l’univers est tout Dieu, mais de façon contractée, et l’homme est tout l’univers, mais de façon réduite. Alors, l’intelligence n’a accès qu’à des analogies, on ne voit que l’expression, jamais la source. L’intelligence ne peut pas envelopper sa propre source. Si nous pouvions cesser de prendre nos analogies pour des vérités, tout irait mieux.

— Mais, lui répondis-je, comment Dieu pourrait-il se donner à moi, alors que je ne connais que son ombre ?

— En te donnant toi-même à toi-même. Prendstoi, Henri, prends-toi avec tout l’amour dont tu   es capable… J’ai besoin de faire l’Église, la fraternité. Ne vois-tu pas que le monde n’a pas de fraternité et qu’il en meurt ? Alors prends-toi tout entier. Deviens tout ce que tu es, je te le demande, nous nous devons les uns aux autres. Si le monde est privé de toi, il va mal.

— Mais je suis incapable de me prendre moi-même autrement que dans une femme. J’ai l’impression qu’il me faut retourner là d’où je suis arrivé afin de me refaire tout entier…

Il ne me laissa pas terminer.

— Alors entre dans cet amour sans réserve.

Il y eut des silences insondables, des lumières et des pluies, des souffrances et des joies, des regards sévères et des regards joyeux, l’Autriche était vraiment l’univers entier à l’état contracté.

S’il avait parlé à d’autres moments, en d’autres lieux, par des saisons différentes ou sous un autre ton, il aurait été jeté pour fou dans une fosse. Mais il savait semer entre les pierres et récolter avant le gel. Il connaissait l’art d’extraire le diamant du fond des mines les plus sombres. Il avait prêché dans presque toutes les églises, il avait discuté avec les curés et les abbés, il avait mangé le plus souvent avec les paysans, il avait visité les guildes, il s’était intéressé aux affaires. La tournée avait duré sept saisons, le labour était profond, nous l’espérions.

Mais les nobles restaient polis, sans plus. C’était la trêve plutôt que l’adhésion. Trêve incomplète d’ailleurs, car d’autres soulèvements avaient eu lieu, tués sévèrement dans l’œuf par l’armée de Sigismond. On savait ce qui s’était passé à Bruneck et dans quelques autres villages, et pourtant Sigismond passait pour celui qui avait su mettre fin à l’escalade et qui, en bon prince, avait négocié en faveur de son évêque au moment même où il aurait pu l’écraser.

Nicolas mesurait ses forces et cherchait la réconciliation, mais il était blessé et cela faisait sourire les grandes maisons. Sauf pour quelques familles, ce n’était pas sur ce terrain qu’il avait avancé. C’était parmi les habitants qui avaient quelque chose à gagner et peu à perdre, ceux qui avaient besoin d’espérance et d’Évangile, qu’il avait conquis des cœurs. Cependant, il apaisait tout soulèvement potentiel.

Quelque chose avait changé, le cardinal ne voulait plus la victoire, mais la paix.

Durant le voyage, il avait glané des heures ici et là, pour lire et noter. Au retour, il me dicta des compléments mathématiques et des compléments théologiques.

Nous approchions de Brixen. Des enfants vinrent à notre rencontre en courant et en criant. La cathédrale n’était plus que ruines. Le feu avait ravagé entièrement la toiture, et grand nombre de pierres avaient basculé à l’intérieur de la nef. On avait réussi à sortir des flammes la pauvre Catherine. Elle n’était pas blessée, mais déçue d’être encore de ce monde.

Notre chef de garde arriva à cheval. Il croyait fermement que le feu avait été allumé par le clan de Velseck, mais il était impossible de trouver un témoin prêt à se compromettre. Le cardinal, qui voulait plus que tout sauvegarder la paix, refusa d’aller plus loin dans l’enquête.

Nous apprîmes que le pape Nicolas V était mort et qu’il avait été remplacé par un vieillard de soixante-dix-sept ans, Alonso Borgia, de la puissante famille de Borgia près de Saragosse. C’était la seule candidature qui pouvait rallier, pour un moment, les Orsini et les Colona. Il avait déjà lancé une armée contre les Turcs. Il était arrivé à Rome avec un grand nombre de Borgia, leur avait confié la levée d’une armée pour la défense de son patrimoine. À d’autres Borgia, il avait délégué la responsabilité de la curie. Déjà, il avait élevé au cardinalat trois de ses « neveux », qui étaient plutôt ses bâtards, dont un certain Rodrigo d’une immoralité publique révoltante.

Le maître des princes

J’étais seul dans le chariot épiscopal et j’espérais qu’il tienne bon jusqu’à Innsbruck. Les roues avaient été remplacées maintes fois, mais les essieux grinçaient et les cuirs craquaient. Les chemins de montagne ont la propriété de disloquer les ouvrages de l’homme quand ce n’est pas la cohérence de son esprit. Le temps passait ici, en Autriche, plus rapidement qu’ailleurs. Pour le chariot comme pour moi, l’apparence se gâtait, on le voyait à l’usure des capitonnages et des articulations. Cela versait de l’amertume dans mes artères. Le ciel, les pics, les crêtes, les massifs, les bois, les champs, les lacs, toute le Haut-Adige dormait dans une profonde grisaille. J’avais trente ans, j’en avais cinquante.

L’amer est un goût qui se développe avec l’âge. Pour se consoler, on se dit que, en restant derrière les extravagantes percées de Florence et de Pise, on sera mieux à même d’esquiver les mauvais coups. Mais c’est le contraire qui arrive. Devant passe l’homme jeune, impulsif et fougueux qui brise la coquille, s’empare du fruit et laisse l’amer aux philosophes hésitants.

Nous marchons derrière Cassius, Brutus, Caligula, Néron, dans une trace de sang… Constantinople n’est plus. Cent quinze empereurs romains et byzantins sont passés, dont cinquante-quatre sont morts assassinés, six ont été expulsés, six ont dû abdiquer, cinq se sont suicidés, deux ont été frappés de foudre et un a été enterré vivant… Nous marchons derrière les fous et les assassins qui ont ouvert nos administrations, nos écoles, nos églises… À travers eux, quelques sages ont passé, mais ils marchaient lentement, se tenaient derrière, expliquaient la tragédie et buvaient l’amertume. Socrate avait bien raison de dire que la méchanceté court plus rapidement que la mort. En effet, elle la précipite, elle la hâte, elle l’embrasse. La philosophie est l’âpre digestion de l’indigeste fureur des hommes d’action.

Ainsi Nicolas et moi allions derrière, buvant le sang et rédigeant la philosophie de notre défaite.

Toutefois, en ces premiers jours d’été, Nicolas voulut prendre les devants. Il avait avoué ne plus rien comprendre aux intentions de Sigismond. Il n’arrivait pas à prévoir les coups, n’esquivait plus rien, et craignait d’autres massacres. Il fallait utiliser la trêve. Découvrir d’où proviendrait la prochaine attaque. Il fallait surtout saisir, par-delà le but poursuivi par le prince, la mesure de sa détermination.

Durant l’hiver, nous avions été informés que Sigismond achetait, à très fort prix, les services de Grégoire de Heimbourg. L’homme était dangereux, nous le savions, mais rationnel tout de même et stratégique. Sans doute cherchait-il à faire de son prince un homme sans rival dans son royaume, mais pouvait-il aller jusqu’à mettre en péril l’équilibre des forces qui, entre l’Italie, l’Allemagne, la Suisse et l’Autriche, restait précaire ? À défaut d’unité, c’était pourtant cet équilibre des forces qui fermait la porte aux Turcs.

Durant l’été, le grand chevalier hongrois Jean Hunyade et son armée de croisés avaient remporté une éclatante victoire sous les murs de Belgrade, et le cardinal avait organisé une procession d’action de grâce. Mais là aussi, ce n’était qu’une trêve. Tout le monde savait que l’ennemi n’abandonnerait jamais. La détermination sans bornes des Turcs allait-elle donner le sens de la mesure à Sigismond ? Réaliserait-il à temps que les Ottomans arriveraient du côté de Vienne et que, s’il voulait se défendre et protéger l’Empire, il fallait maintenir l’alliance avec les Suisses, les Allemands et les Italiens ? Il ne devait donc pas trop offusquer le nouveau pape, Calixte, l’empereur Frédéric ou le prince Albert. La question était de grande importance, non seulement pour la paix en Autriche, mais pour l’avenir même de l’Occident.

Du temps de l’université, Grégoire avait été l’un de mes meilleurs amis, il était donc normal que Nicolas me demande de le rencontrer à Innsbruck avec mission de gagner du temps en lui laissant entrevoir que lui, le cardinal, était prêt à quitter l’Autriche. Mais là n’était pas l’essentiel  de mon ambassade, je devais revenir au plus tôt avec la mesure de sa détermination : l’homme pouvait-il ou non mettre en danger l’Autriche et tout l’Occident parce qu’il ne savait pas lever d’enceinte contre la cupidité de son prince ?

Grégoire me reçut avec son ami et clerc, Laurent de Blumeau, dans un des plus beaux salons attenant à la chapelle du château. Nous bavardions  de choses et d’autres, nous relançant sans cesse dans la gaieté par de joyeux souvenirs qui me blessaient cruellement… Je couvrais de rires ce qui m’apparaissait désormais n’être que bassesses. Laurent de Blumeau ne disait rien et, lui aussi, riait par convenance. Chaque soir, Grégoire entraînait Laurent par la main dans des appartements qui me restaient secrets.

Grégoire portait des souliers de cuir fin, une robe ivoire brodée d’or, un lourd collier ciselé, un chapeau de velours fin. De Blumeau avait d’aussi beaux atours, mais il les revêtait un peu gauchement et sans trop de fierté. Je me rendis soudainement compte que je ne m’habillais plus que d’une simple tunique de drap, d’une coiffure décolorée et de souliers terreux. Dans mon empressement, j’avais même oublié ma broche de famille.

Il m’avait fait préparer une chambre chaude de draperie rouge et de tapis spongieux avec, au milieu, un lit épais enveloppé d’un rideau de velours qu’une servante venait fermer avec le plus beau des sourires et non sans rester un moment sise près de la chandelle. J’étais étonné de l’indifférence où me laissait ce luxe. Je me sentais comme étranger à ma propre image. Je congédiais la servante avec quelques pièces d’argent et un air complice.

Quatre jours durant, je dus mimer ce que j’avais été afin que la porte s’ouvre et que la nature de Grégoire se découvre. Nous étions aux deux extrémités d’une grande table, et le lourd repas qui devait nous endormir nous amena doucement à la confidence. Laurent de Blumeau, assis près de Grégoire, resta infiniment discret et toujours d’accord avec son ami. La veille, à la dérobée, j’avais fait entendre à Grégoire et à Laurent que le cardinal avait projet de se retirer d’Autriche. Sans doute cette brèche suffisait à plus de fluidité dans l’élocution. Je le croyais.

— Ton sort me touche, commença Grégoire. Un talent pareil au service d’un homme, intelligent certes, mais tout en vapeur et si avare que te voilà couvert de vulgaire drap, sans réputation, ni possession, ni avenir…

— Aucune autre fonction ne m’a été offerte, et l’homme est riche et puissant. On le croit même digne du Saint-Siège…

— N’espère rien de ce côté, rétorqua Grégoire. Son ami Piccolomini le doublera encore une fois sur ce terrain. Ton prince préfère le Royaume de Dieu au monde des hommes.

— Tu n’as pas tort, lui dis-je, en espérant ainsi huiler quelques verrous qui se relâchaient.

— J’aurais bien meilleur projet pour toi, me proposa-t-il.

— Je t’écoute, répondis-je.

— Conseiller Sigismond, osa-t-il me proposer, et non sans privilèges ni prérogatives.

— Pour quel projet ? demandai-je.

— Consolider son royaume, répondit-il en haussant les épaules.

— Explique-moi cet art et j’en aurai le talent, m’avançai-je.

— Il suffit de suivre quatre règles, entreprit-il de m’enseigner.

— Si j’ai bien compris les derniers événements, la première règle est sans doute de ne jamais laisser un prince étranger s’introduire dans le royaume même sous le déguisement d’un pasteur. Mais je n’en saisis pas la mesure. Car la règle est une chose, la mesure en est une autre.

Je prenais là un bien grand risque, mais si je n’entrais pas dans son atelier, il ne m’en montrerait pas les artifices. Mon audace me valut du mérite et il s’ouvrit un peu plus.

— La politique n’a pour base que l’expérience des hommes réels et, comme tu le sais, l’homme réel a cette propriété de toujours rechercher l’honneur et la richesse.

— Mais les vertus ! m’exclamai-je.

— Évidemment, reprit Grégoire, les héros dont parle l’homme sont vertueux. Cela vient justement vérifier la thèse puisqu’il tire de cette image de lui-même gloire et honneur. Mais quelle que soit l’image, son moteur n’est rien d’autre que la nécessité d’être au-dessus des autres pour ne pas se retrouver en dessous. De ce simple constat découle le postulat que si on laisse entrer un prince étranger dans le royaume, tous les petits nobles et tous les grands bourgeois qui ont du chagrin d’avoir vu leur prince s’élever au-dessus d’eux vont se liguer avec l’étranger. Il y aura division dans la région, révolte et guerre.

— Mais si un deuxième prince survient, que faut-il faire, jusqu’où faut-il aller ? demandai-je en le voyant confiant.

Il prit d’un trait un grand verre de vin, me toisa et me lança :

— On ne doit jamais blesser une bête de bonne taille, elle voudra se venger. Le prince doit frapper de toutes ses forces ou pas du tout.

— Cette démonstration de force favorise sans doute l’allégeance des nobles et des bourgeois, mais les paysans, les jacqueries…

Il se mit à rire, montra le fouet de service bien en vue près de la cheminée et continua :

— Les pauvres sont comme des agneaux. Il faut les habituer à l’obéissance par la verge et la férule, mais sans y faire trop de dépense. Le mieux est de les tenir lourdement chargés. Un coq presque écrasé sous un sac de sable ne court pas loin. La noblesse ne se soumet jamais : elle pactise. Ses alliances vont au plus fort, on doit donc veiller à le paraître.

— N’est-ce pas là, justement, ce qui empêche les princes italiens de se tenir sur leur trône ? demandai-je.

Laurent versait le vin dans la coupe de Grégoire, et ce vin faisait son effet, de sorte que notre orateur se mettait progressivement à table.

— Ce sont les Français qui disent que les Italiens ne connaissent rien à la guerre. Mais moi, je dis que les Français n’entendent plus rien à la politique, sinon ils n’auraient jamais souffert que l’Église soit dirigée par des étrangers. Philippe le Bel l’avait pourtant bien compris. Si l’on ne veut pas que le royaume se divise entre des âmes qui rêvent de liberté et des corps qui plient sous la servitude, le prince a besoin de tenir aussi fermement la crosse que l’épée. Dès qu’un évêque cesse d’être le chapelain du prince, le royaume court à sa perte.

— Mais la division entre l’Église et l’État ne mène-t-elle pas les grandes familles à plus de liberté puisqu’elles peuvent composer entre les deux pouvoirs ?

— Voilà justement le drame. On ne doit jamais laisser un royaume dériver vers des libertés trop grandes. Un prince qui voudrait reconquérir un tel royaume ne pourrait le faire sans d’abord le raser. S’il ne le fait pas, c’est le royaume qui le détruira. Personne ne pourra oublier ses rêves de liberté, quelque bienfait réel que le peuple reçoive de son prince. La religion ne doit servir qu’à différer la soif naturelle de liberté vers un au-delà. C’est en cela qu’elle a de la valeur.

— En somme, si je comprends bien, il n’y a pas de mesure dans l’application de la première règle.

De Blumeau parut s’enfoncer en lui-même en entendant ma remarque. Mais ma conclusion semblait insaisissable à Grégoire. Laurent lui versa un autre grand verre de vin.

— La fin ne se mesure pas, répondit Grégoire, elle est donnée par la nature. Toute meute a besoin d’un maître unique, c’est le maximum de  la paix possible chez les loups. Si l’on ne se soumet pas à cette loi, le sang coule encore davantage. La fin, c’est la paix, et la paix suppose l’assujettissement à une seule et unique gouverne. Dès que l’homme veut faire mieux que la bête, il fait pire…

Grégoire sombrait progressivement dans l’ivresse. Il avait même attrapé la main de Laurent qui lui versait toujours le vin. Je n’avais plus beaucoup de temps pour lui faire jeter ses cartes.

— Et la deuxième règle ? demandai-je.

— La deuxième règle consiste à ne jamais laisser entrer de nouveautés dans le royaume. Rien n’est plus difficile à manœuvrer que des nouveautés. Celui qui les fait entrer se met à dos tous ceux que l’ancien état des choses avantageait, et il n’aura que les mécontents pour défenseurs, c’està-dire les pauvres. Le pauvre, certes, n’aime pas le bâton, mais il le préfère à une liberté qui le mettrait en demeure de se prendre en charge luimême. Ainsi celui qui introduit des nouveautés a pour ennemis des maîtres et pour amis des esclaves. Son sort est scellé.

Il commanda que l’on ouvre une autre bouteille. La servante s’exécuta, mais la nervosité lui fit répandre quelques gouttes sur la nappe. Grégoire la frappa brutalement. Puis, Laurent éloigna la jeune femme. Grégoire continua :

— La troisième règle consiste à bien paraître sans s’encombrer de l’être. Vois-tu,  cher ami, il y  a une distance infinie entre les motifs réels de nos actions et les vertus dont on se pare. Un prince qui réglerait sa conduite sur l’idée qu’il se fait des hommes plutôt que sur ce qu’ils sont en réalité irait à sa perte. La politique ne peut survivre que hors du champ de la morale. Le prince maniera les hommes tels qu’ils sont, mais exigera qu’ils se comportent comme il les veut. Il se présentera à eux tel qu’ils le veulent, mais agira tel qu’il lui convient.

— Mais, objectai-je, le prince a besoin de la loyauté de ses sujets, et la loyauté n’est possible qu’en réponse à une loyauté équivalente.

— Que de naïveté ! Le plus dangereux pour le prince est justement de croire à la fidélité de quiconque. La fidélité n’est jamais qu’un pacte provisoire. S’il est nécessaire de leur faire croire que vous avez confiance en la loyauté d’un vassal, vous ne comptez que sur la crainte que vous imposez. Il fait l’affaire des hommes de se croire dirigés par la justice, mais de se savoir menés par la force.

— Et pourquoi ? lui demandai-je.

— Cela rassure les serviles vis-à-vis de leurs frères qu’ils savent rapaces, répondit sans sourciller Grégoire. En effet, comment faire confiance à un prince honnête et bon, alors que notre voisin est crapuleux et que, s’il n’est pas dominé par plus fort que lui, il pourrait nous dévorer ? Vous acceptez d’être mordu par le prince parce que vous savez qu’il peut trancher la gorge de votre voisin.

— Alors donc, si j’ai bien compris, repris-je, le quatrième et dernier principe ne peut être que la synthèse des trois premiers : le prince ne doit garder en vue que la conservation de son pouvoir. Certes, le prince peut et doit faire souffrir son peuple, mais s’il veut se maintenir au pouvoir, le mal qu’il fait devra être circonscrit dans une certaine limite…

— Voilà bien, répondit Grégoire, qui me rappelle comment nous étions à Heidelberg, dans  nos conversations bien arrosées. Tu m’avais dit, t’en souviens-tu ? « Un prince domine un peuple comme un homme domine une femme. Il lui fait voir de la douceur pour qu’elle se prête à lui, mais le bâton reste à portée de main. Car si elle aime les caresses, elle n’est en sécurité que dans les bras d’un homme capable de la protéger. » Et nous allions à l’abbaye trouver de belles filles pour nous soulager.

Il me fallut rire.

Avais-je réussi à le convaincre ?

Assez pour que Grégoire accepte de me laisser partir le lendemain après le petit déjeuner.

— À bientôt, Henri, me dit-il,  en  refermant la porte du chariot avec un grand sourire énigmatique.

Il y avait dans ce sourire une pointe de condescendance, très délicate mais effilée comme un rasoir…

Sur le retour, je dus faire arrêter le chariot pour vomir. Je me croyais victime d’empoisonnement tant mon corps avait besoin de se purger. C’était bien de poison qu’il s’agissait, des poisons de la mémoire. Mais comment donc un serpent peut-il en venir à s’empoisonner avec son propre venin ? Car c’était bien là mon supplice. J’avais été  un  serpent,  j’avais reçu par un autre  mon propre venin, et, sur le retour, j’étais aussi malade qu’un chien mordu par une vipère !

C’était bien de moi qu’il avait été question durant toute cette éprouvante semaine. Grégoire était, en fait, mon fils spirituel. C’était moi qui l’avais conduit sur la route des princes qui se veulent des empereurs locaux.

J’aurais dû être fier de Grégoire, trouver chez lui l’alliance qui m’aurait rendu ma noblesse et ma richesse, mais je vomissais à quatre pattes sur le bord d’un chemin. Je crus même m’évanouir dans un fossé, si bien que le cocher dut me venir en aide. Oui, le cocher me prit par en dessous du bras et je ne l’ai pas repoussé. Si Grégoire m’avait vu ainsi souillé, couvert de boue, à plat ventre dans un fossé, relevé par un serviteur de troisième ordre, il aurait eu pitié de moi et m’aurait prêté sa dague pour que je fasse dans l’honneur écueil à ma honte.

Dans  le piège

Je n’avais pas traversé le col de Brenner que j’appris l’emprisonnement de Nicolas à l’abbaye des prémontrés de Wilten. Toutes les routes y menant étaient gardées par les hommes de Sigismond. J’aurais dû revenir à Innsbruck pour offrir mes services à Grégoire, sans doute était-ce ce qu’il prévoyait. Telle était probablement la signification de son dernier sourire. Il savait, lui, que je trouverais Nicolas tombé dans un piège.

Mais l’idée d’abandonner mon ami me traversa l’esprit sans même rencontrer d’hameçon. Au contraire, et à ma propre surprise, je changeai de vêtement, mis la plus belle robe de clerc qui se trouvait dans le chariot, me rinçai la gorge avec un peu de vin, et descendis de ma voiture en demandant d’être introduit devant mon évêque. On me lia les mains derrière le dos et, non sans brutalité ni dérision, on me poussa jusqu’au cardinal.

Il commanda que l’on me libère avec une telle assurance, et me prit dans ses bras avec un tel sourire, que je le crus libre.

— Quel bonheur de te revoir, Henri ! me dit-il dans son étreinte.

J’appris que le jour même où j’étais parti pour rencontrer Grégoire, Sigismond avait invité son évêque à le rejoindre à Innsbruck pour y traiter d’affaires importantes. Le cardinal, tout en se dirigeant vers la capitale du Tyrol, avait répondu qu’il ne pouvait pas entrer dans la ville parce qu’il y avait là un excommunié (Sigismond lui-même). On lui avait fait le message que le duc était parti pour Munich et que le baron de Velseck le recevrait avec ordre de régler l’affaire. Un conseiller de Sigismond était en chemin et devait le rejoindre à Sterzing. Heureusement, Pierre, notre chef de garde, à l’aide d’espions, avait infiltré le duché de Sigismond jusque dans les comtés du nord. Une femme informa le cardinal que Sigismond était en fait à Matreil avec des partisans, et qu’ils étaient tous déguisés en moines. Le cardinal emprunta un autre chemin. Il y eut bien d’autres pièges, et finalement il se retrouva prisonnier chez les siens.

C’est à ce moment-là que j’arrivai au monastère et fus joyeusement accueilli par mon maître et ami.

Son bonheur m’est toujours resté inexplicable. Mon ami avait cette étrange capacité de dicter d’un trait un livre, un traité, un sermon ou des pages dignes des plus grands mathématiciens, dans des périodes de confusion affolantes.

Je négociai pour que le camérier du duc Sigismond nous accompagne jusqu’à Brixen. Ce qu’il fit. Grâce à des espions et après bien des détours, nous approchions enfin, sains et saufs, de la ville. Une grande procession vint à notre rencontre. Il y avait des gens de Bruneck et de tous les petits villages de la Rienz, d’autres venaient de Wolkenstein et de la vallée du Grödnertal, j’aperçus même des dignitaires des guildes de Bozen et de Meran.

Entendre cette joie, ces exclamations, cette clameur euphorique me rappela Rome et le jubilé, mais cette fois j’appartenais à la joie. Je descendis du chariot, montai derrière le cheval du capitaine Pierre. Je laissai le frisson de la foule me courir sur les épaules. C’était grisant. Vraiment, le cardinal avait réussi à attirer à lui un amour et un dévouement tels que le peuple formait désormais un seul corps autour de son évêque. J’étais fier d’être son secrétaire et son conseiller.

Le cardinal aurait dû sortir du chariot, saluer, parler, animer cette foule prête à le défendre comme les bras ont le réflexe de protéger la tête. Mais il restait austère et silencieux dans sa voiture. C’était vraiment un homme paradoxal, gai lorsqu’il semblait impossible de l’être, sérieux et muet lorsqu’il aurait fallu le contraire.

Je voyais des visages pleurer de joie, et pas uniquement des femmes, des paysans costauds entraient dans l’espérance. Le cardinal représentait désormais la main tendue pour les protéger contre les abus du prince…

Mais en ce monde, jamais un peuple fidèle n’a rencontré de chef qui a réellement fait ses preuves. Lorsque le chef était bon, son peuple l’abandonnait, et lorsque le peuple était bon, son chef en abusait. Était-il possible qu’en ce lieu et en ce temps un chef digne rencontre un peuple  de mérite ?

Le cardinal était là, le peuple était là, mais rien ne se passait. Le cardinal attendit d’être à Brixen pour parler. La cathédrale n’était que  ruine noircie. Cependant, on avait vidé le vaisseau central de sorte qu’il y trouva une tribune et la population, une enceinte. Malgré la densité de la foule, le silence était de plomb.

— Comme je voudrais alléger votre fardeau, commença-t-il. Comme je souhaiterais la conversion de ceux qui vous oppriment. Mais vous me voyez impuissant et triste. Je vous aime et votre souffrance me va droit au cœur. Si je pouvais simplement porter votre joug… Je sais bien que vous avez le courage de vous battre, mais il n’en résulterait que d’horribles massacres. Le temps, hélas ! n’est pas mûr. Il faut attendre neuf mois pour qu’un enfant naisse. On ne peut précipiter sa venue. Mes amis, Jésus est venu semer la liberté intérieure, et tant que sa semence n’aura pas produit son fruit dans la majorité des êtres humains, il n’y aura pas assez de fidélité, de loyauté et de persévérance dans un peuple pour arriver à la concorde.

Le silence s’était déjà rompu. On entendait de-ci de-là des rumeurs et des chuchotements. Qui avaient mis le feu à la cathédrale ? Qui était pour le cardinal ? Qui était contre ? Cependant, le prélat continua sans faiblir :

— La paix s’appuie sur une coopération des hommes reposant sur la concorde et la concorde s’établit sur l’amour. Or, cet amour n’est pas aujourd’hui à pleine maturité. Le germe est bien là, mais fragile encore ! Notre ennemi est en nous : c’est la division des cœurs. Quand la conscience aura atteint sa maturité dans nos âmes, nous serons liés par un amour qui dépassera l’émotion, un amour assidu, un amour fidèle. Les despotes nous agrippent par le chignon de nos propres avidités et de nos propres peurs. Tant que nous sommes avides, ils nous achètent, et tant que nous avons peur, ils nous commandent. Alors, je  ne suis pas parmi vous pour tenter un acte téméraire qui nous mènerait à des bains de sang, non, je suis avec vous pour participer patiemment à notre maturation intérieure…

Au castel d’Andraz

Le cardinal reprit sa place dans l’évêché, mais nous savions déjà qu’il était menacé dans son propre palais. Des espions du duc avaient acheté des serviteurs et même des hommes de garde, il était impossible de savoir qui était avec nous et qui était contre nous. Nicolas pouvait être empoisonné ou poignardé. Par ailleurs, la présence du pasteur agissait comme un levain trop vigoureux pour la pâte. Des tentatives de soulèvement avaient eu lieu, ici et là des paysans s’organisaient.

Nicolas fit demander Bella et Catherine. Il n’était pas question de les abandonner. De Velseck les aurait prises de nouveau en otage, d’autant que Catherine était maintenant considérée comme la sainte du cardinal, elle ne mangeait pas, se mortifiait de toutes les manières et priait jour et nuit. On l’avait vue en extase dans la cathédrale et sortir indemne du feu. Des rumeurs couraient qu’il suffisait de la toucher pour retrouver la santé.

Nous nous remîmes en route, descendîmes jusqu’au défilé de Klausen. Ne nous sentant pas encore assez en sécurité dans le château escarpé de Seben, nous remontâmes le Grödnertal, et nous nous enfonçâmes au cœur du massif dolomitique, à l’extrême limite du diocèse, vers le val d’Ampezzo, presque en pays vénitien. Au milieu de l’été, nous nous enfermâmes, avec les serviteurs, courriers et hommes d’armes qui nous restaient sûrs, dans le castel d’Andraz.

Nous étions reclus dans un château plutôt inconfortable juché si haut dans les montagnes que nous en avions le souffle court. Nicolas avait tout perdu sur tous les fronts. Sa réforme, le peu qu’il avait pu faire, s’écroulait. Sa réputation devenait la risée de la noblesse. Son échec retentirait jusqu’à Rome. Lui qui avait mené à la réunification de l’Église n’avait même pas été capable de se tenir debout sur le minime trône de Brixen ! D’ailleurs avait-il réunifié l’Église ?  L’Orient  s’était écroulé sous les Turcs, et l’Occident se disputait toujours la papauté comme s’il s’agissait d’un pouvoir indispensable pour un empereur. Pendant ce temps, Mahomet avançait comme un crabe aux pinces d’acier. On l’apercevrait sans doute bientôt du haut des tours de Vienne à moins qu’il ne s’enlise à jamais dans la chair et le sang des Serbes. Et Nicolas rayonnait de joie !

En fait, je ne l’avais jamais vu aussi heureux. On aurait dit que ses souffrances articulaires avaient quitté le logis, alors même que ses doigts peinaient à tourner les feuillets de ses livres et qu’il clopinait plutôt qu’il ne marchait. Épicure affirme que la douleur peut enivrer, je craignais que Nicolas ne soit ivre.

Il était sur la terrasse à discuter avec Bella et Catherine. Je m’approchai d’eux et, n’en pouvant plus de tous ces bavardages dévots au milieu d’un tel malheur, je lançai au cardinal cette question chargée de toute mon angoisse :

— Qui y a-t-il de si joyeux en ce monde pour vous faire perdre ainsi le sens de la réalité ?

— Mais, mon ami, comment sais-tu que ces événements sont de si grands malheurs ? C’est la simple chute d’une illusion. Et parce que cette illusion est battue, nous revenons justement à la réalité. Nous avons accordé trop d’importance à la puissance de la main qui sème, et trop peu d’attention à la qualité de la semence. Alors revenons-en à la semence : le foyer du principe premier en nous et qui est aussi le foyer du cosmos et de toute la nature. On dit qu’il est vérité, j’en conviens, mais cela est insondable. On dit qu’il est bonté, je le veux bien, mais cela est intangible. Ce que je vois, en revanche, ce que je touche, ce qui m’accroche, c’est qu’il est beauté. Ne vois-tu pas la magnificence des massifs et des hauteurs ? Regarde un peu ces deux chaînes de montagnes qui fendent l’océan végétal comme des navires géants. Avec leurs pointes de rocher ocre couronnées d’une dentelle blanche, elles se préparent à recueillir le soleil pour le festin du soir. Les festins ont toujours lieu le soir, Henri, et toi, tu les veux en plein midi. Observe ces vallées profondes presque noires où toute vie prend racine, le ciel si pur, et nous, flottant comme des éperviers au milieu de cette beauté… Et il faudrait pleurer du seul fait que ce que nous avons cru être un chemin n’est qu’un bourbier ! Le jour creuse notre appétit et, ce soir, nous mangerons et boirons tout le suc de la beauté universelle.

— C’est une magnifique croix, je vous l’accorde, objectai-je avec une pointe de cynisme.

— Une rédemption, rectifia-t-il.

Il était entre Bella et Catherine, aussi naturellement que s’il avait été le frère de l’une et le père de l’autre. Cette vue me blessa.

— Mais je vous ai parlé de Grégoire de Heimbourg, intervins-je. C’est la guerre…

— On dit que les Chinois ont une technique de défense qui consiste à retourner, dans un mouvement de grande élégance circulaire, l’énergie meurtrière de l’agresseur à l’agresseur lui-même… commença de répondre Nicolas.

— En attendant, le duc en profite, rétorquai-je.

— Mais il ne peut gagner, reprit Nicolas. Grégoire t’a lancé par la tête un traité d’antipolitique et d’anti-christianisme : le prince dont il t’a parlé est l’assassin de tout ce qu’il y a de noble chez les hommes et donc de tout ce qu’il y a de royaume en nous. Chaque homme est un prince en puissance, car c’est ici, la cité de Dieu.

Il nous amena dans un coin de la terrasse où il nous était possible de nous asseoir tous les quatre. Cette fois, Catherine se  retrouvait  près de sa mère, mais celle-ci se tenait presque appuyée sur Nicolas. Bella ne semblait pas se rendre compte de l’échec cuisant du prélat qu’elle admirait tant.

— Suis bien mon raisonnement, continua-t-il en me regardant droit dans les yeux, il est un peu difficile mais d’une grande importance. Quand tu étais au début de ta vie, il y avait des milliers de Henri possibles devant toi. Un enfant est une infinité de possibilités, le futur est une mer de virtualités. Le futur est déjà dans le temps et l’espace qui nous entoure, mais à l’état de potentialité. Faire des choix, avancer des actions, c’est transformer le possible en une série de faits. Cette montagne, par exemple, est un fait, un moment  de l’histoire, ce château est aussi un fait, un instant dans notre histoire. Tout ce que nous percevons, tout le visible est la trace de la vie dans la mémoire des pierres, une trace qui lentement s’use et s’estompe. À l’inverse du passé qui est tout le visible, ce qui est invisible, c’est la substance du futur, la semence infiniment légère qui deviendra ceci ou cela…

D’un regard émerveillé, il fit un grand tour d’horizon. Les montagnes étaient en effet magnifiques et avaient un tel âge que, si nous faisions abstraction du castel où nous nous trouvions, nous n’avions plus de repères sur notre époque.

— Alors, qu’est-ce que l’espace ? nous demanda Nicolas.

Nous étions tous interloqués, le paysage,  trop puissant de beauté, paraissait débouter d’avance toute réponse purement géométrique sur l’étendue.

— L’espace matérialisé, je veux dire les montagnes et toutes les choses, c’est la mémoire, la trace du temps, répondit Nicolas. L’espace apparemment vide et transparent, c’est l’ensemble des histoires possibles. L’intellect divin écrit présentement devant nous son livre : le visible constitue ce qui est déjà écrit, l’invisible, c’est la page blanche déjà débordante des possibilités. Le monde se fait et nous y participons… Et il faudrait perdre espoir ! Le paysage de montagnes où nous étions m’apparut soudain comme une mer agitée : le castel formait notre bateau et nous allions je ne savais où. Nos yeux, par magie, avaient réussi à figer le temps de sorte que, pour un moment, nous goûtions la sécurité puisque la tempête était immobilisée. C’était un étonnant spectacle  que ces vagues de pierre gelées dans leur fureur. Les houles s’étaient élancées au point de déchirer la voûte du ciel, puis tout s’était figé et la mer était maintenant de grès. Sincèrement, j’aurais voulu que nous soyons les seuls êtres vivants dans ce monde arrêté.

— Le cosmos n’est qu’un extraordinaire processus de spatialisation, de développement d’un germe créateur, continua Nicolas. Dans l’instant, c’est une musique ; dans la mémoire, c’est un paysage ; pour l’heure, c’est une tragédie ; dans le futur, c’est une apothéose. Donc, et voilà dans quelle espérance je suis, tout ce que les princes croient écraser se déplace, s’élargit et s’agrandit, car le cœur humain existe, de sorte que les princes seront bientôt submergés et noyés dans le royaume de la justice. Voilà, je crois. Ce que les Chinois appellent la loi circulaire du mal qui finit malgré lui par engendrer le bien, c’est l’histoire de l’humanité.

— Et par quel miracle connaissez-vous la fin ? demandai-je.

— Parce que l’univers est enchaîné à la beauté qui vit et se multiplie à partir de la source, du foyer intérieur de toute âme, y compris de l’âme du cosmos et de la nature…

— Mais la mort ? objectai-je.

— Il n’y a pas, dans tout l’univers, de mort absolue ; il n’y a que des déplacements et des transformations. Chaque être qui disparaît ici réapparaît ailleurs. Nous ne connaissons pas les fils et les connexions qui relient tous ces états d’être mais, s’ils n’existaient pas, l’univers ne serait pas un et il n’y aurait pas ce paysage qui nous enveloppe dans sa beauté unifiée…

— Et voilà une magnifique leçon de perspective, reprit Bella. L’univers est liens et lumière.

— Parce que le monde est beau, termina Nicolas, parce qu’il resplendit dans des proportions qui mettent l’âme à la renverse, le bien devient l’obligation du monde…

Je restais à la surface de son intuition. J’aurais voulu toucher le fond, mais je n’y arrivais pas.

Il y avait grand nombre de lettres à rédiger, certaines destinées à l’empereur, d’autres à Albert de Bavière-Munich et à son fils Jean, mais la plupart devaient partir pour Rome : il fallait aviser Capranica, les membres de la curie et du bureau ainsi que le récent pape, Calixte III. Malgré ce travail, Nicolas avait plus de liberté que d’habitude : il était en fait prisonnier dans le comté, n’avait que peu de livres à sa disposition pour ses études et aucune population à édifier. Ses temps libres, il les passait avec Bella et sa fille. L’été était splendide et le soleil, de plomb.

On eût dit que Catherine renaissait de ses cendres. Je l’entendais rire presque à chaque phrase du cardinal. Sa mère s’était remise au dessin. N’ayant pas ce qu’il lui fallait pour peindre, elle se contentait d’esquisses rapides qu’elle affichait sur les murs de la salle à dîner afin de les regarder à distance, d’y réfléchir et de pousser plus loin son projet de représenter l’église véritable, la fraternité humaine.

Dans toutes ses poses et ses mouvements, Catherine semblait être le modèle parfait. Sa mère la plaçait dans des creux de pierre, des massifs de roc, des dents de granite, des dalles zébrées, des dièdres profonds… Une petite racine encore hâve qui plonge dans les échancrures et les blessures de la pierre, c’était bien l’église véritable, l’église malgré l’institution de l’Église.

Nicolas les accompagnait, discutait avec elles des endroits et des postures, des jeux de lumière, de la perspective, du scintillement de la pierre, de sa couleur, etc., et cela m’agaçait énormément.

Je restais dans ma sinistre chambre. L’idée même de les accompagner m’était insupportable. Avoir à pâtir du spectacle : Nicolas joyeux et volubile entre les deux plus belles femmes du pays m’était insupportable. Les entendre papoter, rire, s’amuser m’écorchait les oreilles. Un épouvantable mal de tête m’empêchait de sortir. Je ne supportais plus la lumière…

La sainte

Le lendemain, Catherine avait disparu. Nous avons appelé, couru dans les sentiers, mis toute la campagne sens dessus dessous. Trois jours, nous avons cherché. Personne ne l’avait vue. Trois nuits, nous avons fouillé les montagnes avec des torches, personne ne l’avait entendue. Et puis, au lever du soleil, abattus, nous nous assîmes, près d’un puits.

— Elle n’est pas dans la montagne, dit Nicolas.

— Elle est au village d’Andraz ! s’exclama Bella après un instant de silence.

C’était évident. Durant toutes ces journées à poser, à palabrer, à flotter avec Nicolas et sa mère à la cime des plus hautes montagnes de l’esprit, elle n’avait cessé de parler des pauvres, des enfants, des petits, des riens qui dans le monde chuchotent en travaillant la terre. Nicolas lui avait raconté la vie des grands saints, ceux qui s’étaient fondus dans le rien du monde, ceux qui avaient épousé les blessures de la terre, ceux qui s’étaient perdus dans la souffrance des hommes. Il lui avait parlé de Marguerite Porète et des béguines.

Elle était sans doute chez les plus pauvres du village d’Andraz.

Nous arrivâmes à Andraz tard le soir. Le petit village était entré dans sa coquille nocturne. Un muret tout au plus protégeait le bourg contre les bandits et les armées en mal de butin ; il n’en fallait pas plus parce qu’ici tous étaient pauvres. Nous savions qu’elle était là, sans doute parmi les plus indigents. C’est au matin que nous la trouvâmes. Non, elle n’était pas comme Jésus à ses douze ans dans un temple de pierres taillées, elle était plutôt comme Jésus à sa naissance, dans le fond des fonds. Il y avait une grotte près d’un petit marais, où se réfugiaient les malades, les mourants et les pauvres d’entre les pauvres, ceux qui n’avaient pas de place, ceux que les chiens du village tenaient à l’extérieur des murs, elle était là comme une fleur dans une crevasse.

Nous la reconnûmes à sa voix. Elle s’était esclaffée et nous avions suivi le rire. Le même rire qu’à Rome elle avait semé, une petite traînée de ricanements comme un jet d’eau sur des rochers. Elle était au plus profond de la caverne au milieu d’un groupe d’enfants. Elle leur racontait des histoires. Pas des histoires vraies, ni même des contes, non, des histoires de rien, des chats qui font courir des poules, des moutons qui sont ivres du lait de leur mère, des chèvres qui grimpent sur les montagnes…

Nous restâmes longtemps à simplement l’entendre, nous ne voulions rien déranger. Des yeux de Bella coulaient des larmes qui venaient de je ne sais quel sang. Dans quelle aventure s’était engagée sa fille ! Nicolas s’était assis, écrasé de fatigue. Il était totalement plongé en lui-même. Je ne sais combien de temps nous demeurâmes dans un coin sombre de la grotte à entendre ces voix d’enfants.

Pour un instant, moi, Henri de Pomert,  j’ai cru espérer.

Les jours passèrent. Ni Nicolas ni Bella n’avaient tenté de soustraire Catherine à sa vocation. Mais pour « donner au ciel le moyen de sa fonction », selon l’expression du cardinal, il demanda à des sœurs réformées de la Vénétie de venir à Andraz afin de construire un petit hôpital.

Nicolas débordait d’énergie et, voyant que je restais sceptique devant le « beau rêve de Catherine », il m’ouvrit son sentiment :

— Catherine m’a fait comprendre ce qu’était la fraternité des pauvres et j’ai plus que jamais le désir de protéger cette fraternité. C’est à cela que sert un évêque digne de ce nom : protéger dans sa région l’église véritable qui naît d’en bas et veut grandir.

— Mais les princes ont déjà violé l’Église, ils l’ont prise d’assaut et s’en servent comme d’une fille de joie, pour leurs intérêts personnels. Un Borgia est sur le trône de Pierre…

— Ne nous décourageons pas, Henri, notre combat est à son début. Maintenant, il nous importe de libérer l’Église d’Autriche de la tutelle de Sigismond.

— La bataille est perdue, rappelai-je au cardinal.

— Peut-être, répondit-il, mais le combat n’est pas terminé…

— Soit ! Mais comment éviter nous-mêmes le fanatisme ? La religion mène au fanatisme.

— L’église affirmative devient forcément fanatique si elle n’est pas doublée d’une église négative. Si toutes les religions savaient autant se nier que s’affirmer, il y aurait moins de guerre. Vois-tu, Henri, pourquoi tu es aussi nécessaire à l’église que Catherine !

Le cardinal commença par se tourner vers le doge Francesco Foscari pour obtenir l’autorisation de recruter une garde de mercenaires vénitiens. Le cardinal Bessarion facilita l’entreprise. Il n’avait pas l’intention d’attaquer, mais simplement d’intimider quelque peu Sigismond, de changer les rapports de force.

Le courrier nous arrivant de Rome était encourageant. Les lettres du cardinal avaient provoqué une explosion d’indignation. Dominico Capranica, un des plus grands prélats de Rome, fondit en larmes en entendant les récits de notre messager. Le pape, sans condition, soutenait son cardinal. Mais les Électeurs de l’empereur témoignaient de plus en plus d’hostilité contre la papauté. Ils percevaient la famille Borgia comme une rivale.

Pour donner plus de force à son soutien, Calixte confia au cardinal, par une bulle, la mission de défendre les intérêts de la papauté auprès des princes et des prélats. Il somma Sigismond de rendre la liberté au cardinal. L’intention du pape était en fait d’éloigner le cardinal, de l’envoyer en mission en Bavière et en Allemagne, afin qu’il y cherche des alliances et ne revienne en Autriche que lorsqu’il serait en force et que les tensions se seraient calmées.

Sigismond, conseillé par Grégoire, avait cependant pris les devants. Il protesta de l’authenticité des informations que le cardinal faisait circuler, poussant l’audace jusqu’à prétendre que le cardinal faisait des abus, qu’il achetait des châteaux et des propriétés, qu’il accaparait des droits de mines, et ce, pendant qu’il faisait circuler d’épouvantables calomnies allant jusqu’à laisser croire qu’il aurait été victime d’un attentat de la part du duc.

Loin de profiter de l’occasion que lui offrait  le pape de s’éloigner du diocèse, le cardinal décida de tenir tête. Il pensait à tous ceux qui avaient besoin de sa protection.

Avec l’aide de Pierre, notre chef de garde, et de plusieurs espions, il accumulait les preuves. Un boulanger de Mühlbach attesta devant le prévôt d’Illmünster que les troupes de Sigismond avaient l’intention de pendre le cardinal, et il indiqua même l’arbre où il était prévu de le faire. Les documents étaient signés et contresignés par des officiels.

Le cardinal réussit à rassembler les documents et à faire tenir la preuve. En possession de témoignages et de papiers incontestables, d’une petite armée de Vénitiens, de l’appui d’Albert de Bavière-Munich et du pape, il s’élança contre Sigismond. Il demanda au prince, afin d’établir une paix durable, d’abandonner à l’évêché les châteaux de Rodeneck, de Gufidaun et de Welturn, dont la proximité était une menace, de se jurer mutuellement une alliance que le peuple ferait serment de respecter nonobstant tout ordre contraire. Et il rappela  brièvement les anciens privilèges de l’évêché dont il pourrait réclamer l’application, si jamais le duc Sigismond se proposait autre chose que d’assurer à son évêque la liberté d’exercer en paix son ministère spirituel.

Une discussion sur ces bases s’ouvrit à Innsbruck. Le cardinal voulait en réalité profiter de l’injure qu’on lui avait faite pour consolider ses pouvoirs. Mais le conciliabule d’Innsbruck fut prorogé (sans doute sous un conseil de Grégoire). Le cardinal laissa alors entendre que, si ses revendications étaient acceptées, il quitterait Brixen.

Cela se retourna évidemment contre lui. Voyant que le cardinal montrait des signes de fatigue, Sigismond saisit l’occasion pour s’agripper. Il fit avancer ses troupes et montra ses forces. Le cardinal ne voulait pas d’autre massacre. Il demanda l’intervention du pape, espérant que Sigismond accepte l’arbitrage.

Mais Sigismond s’absenta de son royaume pour une longue période de façon à obliger la commission papale à surseoir. Finalement, grâce aux bons offices de la duchesse Éléonore et de l’évêque de Trente, une rencontre avec le duc, à Lüsen, donna de bons résultats : le cardinal pouvait se consacrer à sa mission spirituelle. Néanmoins, Sigismond restait le maître, ses armées se tenaient aux aguets et mille embarras étaient inventés pour entraver l’évêque.

À Rome, la mesure

À la suite du décès de Calixte, tel que prévu par Grégoire, Piccolomini fut intronisé à la papauté.  Il prit le nom de Pie II et n’attendit pas un instant pour demander à Rome son ami Nicolas afin de lui donner charge de vicaire général des aspects matériels de l’Église à Rome car, disait-il, dans sa missive : « Je ne sais comment je pourrai satisfaire à la dignité qui m’est confiée, si vous ne revenez ! Instruit par vous, je naviguerai plus sûrement sur cette mer qu’agitent les tempêtes… »

Piccolomini lui donna toute latitude pour gouverner, administrer et réformer la cité pontificale de Rome et le patrimoine de saint Pierre. C’était un grand honneur pour le cardinal et pour moi, juste élévation. Mais il me venait un doute : Piccolomini était particulièrement lié à l’empereur (il avait été son secrétaire) ; peut-être voulait-il simplement éviter l’affrontement entre Sigismond et l’Église ! Après tout, il importait au plus haut point d’unir les forces afin d’organiser une croisade contre les Turcs. Le cardinal éloigné, il serait plus facile de s’entendre directement avec Sigismond en usant de l’influence de l’empereur. Il était question d’une conciliation qui se ferait à Mantoue…

Quoi qu’il en soit, une trêve fut signée et nous quittâmes le Tyrol en laissant derrière nous deux procurateurs. Bella ne voulut pas nous suivre et retourna chez les clarisses avec quelques pères de la stricte observance dans l’espoir d’y achever la réforme. Cependant, elle s’y réfugiait comme veuve et sans intention de prononcer de vœux.

À la recommandation du cardinal, Pie II prit pour secrétaire apostolique nul autre que Laurent Valla, l’auteur de De Voluptate, qui soutenait l’excellence du plaisir sensuel et dénonçait comme criminelle l’institution de la virginité chrétienne. Le pape avait l’intention de reprendre la politique humaniste de Nicolas V, d’enrichir la bibliothèque du Vatican, de promouvoir les lettres romaines, la philosophie et une religion plus raisonnable et ouverte.

Piccolomini, du temps où il était secrétaire de l’empereur, avait eu grand plaisir à initier son maître à la douceur voluptueuse des vers de Cicéron et de Virgile. On disait qu’à la cour de Frédéric, où Piccolomini agissait, la femme n’était pas uniquement louée pour sa dévotion. Toutefois, ce n’était pas pour son projet d’élargissement de la pensée que Piccolomini désirait à ses côtés le cardinal, mais pour la vie matérielle et sociale de la cité pontificale.

Rome était aux prises avec un brigandage invétéré, des épidémies de dysenterie, des rixes et des incendies, tous causés, selon Nicolas, par une trop grande misère. Or, dans le Latium s’étendait une plaine longeant la mer tyrrhénienne jusqu’à Terracina. Des manuscrits indiquaient que l’endroit avait été fertile et cultivé avec bonheur sous la République. Cependant, il avait été abandonné dès le Haut-Empire. Les marais s’étaient reconstitués, des saulaies et des aulnaies avaient repris leurs droits, la population s’était retirée et les brigands s’y étaient établis.

Le projet du cardinal consistait à drainer, irriguer et lotir plusieurs de ces marais pontins afin de permettre aux plus indigents de Rome d’y venir se nourrir en cultivant un lopin. Certes, le sol brun était lourd et argileux, mais, avec les nouvelles charrues de fer et de meilleurs attelages, on pouvait le retourner et lui permettre de rendre généreusement. C’était donc dans les marais de Rome que Nicolas comptait renouveler l’Église.

L’habitude voulait que l’Église cède à un seigneur le droit de faire mettre en culture un maquis, un bois, une friche ou un marais, contre de l’argent sonnant ou une part des récoltes. Les paysans du seigneur venaient s’installer dans les clairières peu à peu conquises et fondaient ainsi des villages de défrichement. Les curés venaient ensuite percevoir la dîme, le seigneur et ses guerriers, la taille, les amendes et le cens, les paysans gardaient le reste. Cette « protection » du ciel et de la terre leur coûtait cher ! Le cardinal eut l’idée de procéder autrement et de confier directement le commandement des opérations à des contremaîtres choisis parmi les meilleurs paysans et reconnus par eux. Aux équipes de paysans serait attribué, par l’Église et sans autre intermédiaire, un droit de cultiver.

Une telle pratique aurait pu lui mettre à dos la noblesse de Rome et des alentours, mais, cette fois, le cardinal devança les attaques et fit si bien qu’il refréna les ardeurs des Savelli, des Colona, des Anguillara. Il apaisa même les litiges entre les administrateurs de la ville. Ceux-ci étaient d’accord pour « se soulager des miséreux en les déversant dans un immense marais où pullulaient moustiques et brigands ».

En peu de temps, le produit des salines fut régulièrement perçu et le cardinal disposa d’importants fonds pour son projet. En domestiquant les marais pontins, il permit à des citadins de revenir en campagne pour y construire des villages neufs. Ce qui allégea la ville de nombreux sujets de tension. Une gendarmerie relevant directement du cardinal fut organisée. On promettait aux brigands qui se rendaient d’eux-mêmes à la justice le droit de racheter leurs fautes par le travail et, après ce rachat, l’autorisation de cultiver pour leur compte aux mêmes conditions que les autres. À mesure que le travail gagnait sur la nature, Rome s’assainissait et le brigandage diminuait.

L’humidité était pénible pour Nicolas, car la goutte lui donnait par moments des attaques qui le raidissaient. Le matin, surtout, il paraissait  figé dans sa douleur et il fallait l’aider à monter dans sa voiture ou sur son cheval. Néanmoins, le travail progressait rapidement. Toutes les techniques de construction y étaient appliquées. Des canaux étaient creusés et enrochés grâce à des attelages bien balancés et à des pelles à bascule parfaitement équilibrées. On utilisait des leviers, des roues à écureuil et des trépigneuses. Mais le génie du cardinal consistait dans la précision. Pour chaque tâche, il calculait le nombre d’hommes et de bêtes nécessaires au travail. Il utilisait les leviers avec une étonnante exactitude de façon à économiser les énergies, à répartir les forces. Hommes, bêtes et machines étaient si bien agencés qu’ils réalisaient le maximum de travail.

Il fallait permettre au sol de donner son maximum, le maximum était la hantise du cardinal. La largeur, la profondeur et la pente des canaux d’irrigation devaient être compassées avec la plus grande rigueur de façon à faire descendre le niveau de l’eau juste en dessous de la profondeur habituelle des racines céréalières. Les sols étaient étudiés selon leur odeur, leur densité, leur texture et, surtout, leur poids de matière sèche. Des amendements étaient prescrits : chaulage, fertilisation, marnage, plâtrage, ameublissement au sable, etc.

Nicolas ne négligeait rien. Il encourageait ceux qui désespéraient, élevait à des postes de commandement ceux qui montraient du talent, réalisait des conciliations. Il tenait des assemblées pour entendre l’opinion des gens. Mais surtout il montrait l’exemple, n’ayant jamais crainte de mettre les pieds dans la boue pour participer à un essartage particulièrement difficile.

Les chantiers et les futurs villages n’étaient pas organisés en grandes cabanes comme autrefois, avec regroupement de clans. Non, il préférait les petites demeures en blettissement, les fonds de cabane avec des ateliers domestiques disposant d’un feu. Les parcelles autour des agglomérations étaient loties en rayons inégaux, et distribuées au mérite. Pour chaque village, une chapelle, une halle, un moulin, un pressoir, un lavoir et une forge étaient construits. La communauté prenait vie et les gens se mettaient à aimer leur terre. Car c’est bien cela qu’il fallait faire naître : l’amour de la terre. Par cet amour, les villages avaient de la fierté et, par cette fierté, ils ajoutaient à la beauté des lieux.

De la beauté, il y en avait de plus en plus. De-ci de-là, des hêtres entremêlaient leurs couronnes en formant d’immenses bouquets. Des bouleaux autour de landes à ajoncs lézardaient la lumière de leur flanc blanc. Des genêts à fleurs d’or, des bruyères violacées encerclaient des îlots de culture où les carrés d’avoine au vert si doux succédaient aux carrés de froment plus olivâtre. Chaque village blotti autour de sa chapelle se gorgeait d’enfants joyeux. Un certain bonheur de vivre écumait peu à peu des rigueurs du travail. La beauté, l’espérance et la sécurité faisaient bien mieux que les gendarmes.

Si Bella avait été avec nous, elle se serait installée au-dessus d’une petite colline et aurait étendu sur sa toile toutes les couleurs du pays que nous faisions apparaître. Elle aurait été notre miroir et ma joie. Elle était notre manque et ma tristesse. Lorsque j’apercevais une femme au lavoir, la poitrine quelque peu découverte par l’effort du lavage, mon cheval se mettait à courir et il me fallait aller arracher des souches ou transporter des pierres. À ces exercices, mon corps prenait de la vigueur, et l’image de Bella brillait encore davantage.

Malgré ses douleurs, Nicolas semblait plus jeune dans les pontins qu’à Brixen. Tous les deux, nous débordions d’énergie. Tous les jours, nous étions à cheval à diriger les contremaîtres, à faire des calculs pour l’emplacement des leviers, la répartition des bêtes de somme, les canalisations. Le soir, nous allions souper avec les notables du village, discuter avec le curé et les chefs de travaux. Les gens nous aimaient.

Il arrivait des moments où nos limites étaient dépassées. Après une douleur extrême, une sorte d’euphorie s’emparait de nous et il n’y avait plus de contour à nos corps.

Avoir des feuilles et surplomber un pays, avoir des racines et plonger dans des eaux profondes, monter dans la sève, descendre dans la lumière, nourrir un petit peuple, être tout le monde et plus personne, se tenir vivant dans l’éternité, c’est un peu comme épouser le temps, l’étreindre jusqu’à la moelle. Appartenir à une vie qui s’arrache désespérément à la mort pour, un temps, être le printemps… Tant qu’à  mourir, aussi bien le faire à fond. Ainsi donc, alors que nous mesurions tout pour les machines, nous allions nous-mêmes sans mesure.

Mais il n’y avait pas que nos corps qui se donnaient. La raison, dans les marais pontins, n’avait aucun loisir. Nicolas avait fait venir de Florence différentes balances d’une précision d’un demi-grain pour les trébuchets et d’un demi-scrupule pour les romaines. Il avait reçu du cardinal Bessarion des clepsydres de très grande exactitude.

Lorsqu’une personne malade s’était confiée à lui ou à un de nos médecins, il pesait l’eau s’écoulant d’une clepsydre durant cent battements de son cœur. Il comparait ce poids au poids d’eau pour une personne en santé. Il notait minutieusement les différences. Il classait ainsi les maladies par catégorie de poids ! Par un raisonnement similaire, il cherchait à classer les sols. Mais il fallait d’abord les assécher, séparer les argiles, les sables, les humus bruns et les humus noirs, peser et calculer les proportions : de cette façon, les fonds de terre étaient catégorisés. Le poids de rendement à l’are de chaque type de sol était noté. Après quelques saisons, les paysans les plus expérimentés pouvaient prescrire les amendements à apporter aux différentes catégories de sol.

Il voulut vérifier combien de poids de sol prenait une plante pour sa croissance par rapport au poids d’eau qu’elle absorbait. Il fit pousser un arbuste dans une quantité précise de terre. Il pesa toute l’eau que l’on donnait à la plante. Puis il pesa séparément la plante et la terre. Il découvrit que la plante était essentiellement composée d’eau et de quelques scrupules de terre. Mais une question restait : la lumière que la plante avait reçue avait-elle un poids ? Comme il ne trouvait aucun moyen assez subtil pour peser la lumière, il supposa que celle-ci avait un poids très infime.

Il affirmait que l’eau n’était pas un élément, comme le supposait Aristote, puisque son poids pour un même volume variait. Pas plus que l’eau, l’air ne pouvait être un élément. Il avait d’ailleurs réussi à peser différentes sortes d’air d’après leur teneur en eau. Il mesurait cette humidité en comparant le poids d’une ouate soumise à un vent humide quelconque avec une même quantité de ouate parfaitement sèche. Grâce à ce stratagème, il s’amusait à prédire la pluie et ne se trompait pas plus souvent qu’un vieux paysan.

Pour analyser la profondeur des lacs, il inventa un système à ressorts comprenant un ballon accroché à une boule de plomb qui se libérait dès que la pesée touchait le fond. Pour connaître la profondeur des eaux, il suffisait de calculer le temps écoulé entre la lancée et la remontée. En soumettant à une expérience pondérale similaire le mouvement de la Lune et du soleil, il pensait possible de déterminer leur distance à la Terre.

Étant donné la dépense qu’il faisait pour son cahier des poids, je me crus en droit de lui demander des explications. Il me fit asseoir, me versa une petite coupe de vin et commença :

— Rationnellement, connaître n’est rien d’autre que relier des quantités ; la raison relie des mesures, elle les compare, elle établit des relations mathématiques. Sur cela tout le monde peut s’entendre et faire unanimité. C’est le fondement des sciences. Le poids est la mesure la plus universelle, car il ne tient pas compte de la qualité. Un tableau d’une grande beauté peut avoir le même poids qu’un tableau très médiocre. Il ne peut donc pas y avoir une science de la beauté…

— Mais, objectai-je, justement, un poids ne dit presque rien d’une chose. Dix scrupules d’or ou dix scrupules de plomb, c’est toujours dix scrupules…

— Tu as tort. Archimède pouvait distinguer l’or d’un autre métal grâce à son poids pour un même volume. Les poids volumiques sont comparables et vont un jour nous permettre de connaître les éléments de la matière.

— Vous m’avez toujours demandé d’être sincère, puis-je l’être encore aujourd’hui ? lui demandai-je.

Il se contenta de sourire. Alors je continuai :

— Dieu est par définition qualité pure, comme la beauté ou la bonté. De ce fait, il n’a ni poids ni mesure, il échappe donc complètement à la science. Vous dites que Dieu est accessible non à la raison, mais à l’intelligence et à la sensibilité comme le beau et le bien. Comme le beau et le bien, Dieu serait une expérience intérieure non comparable. Je veux bien. Mais alors, comment s’entendre sur quelque connaissance que ce soit à propos de Dieu ? Et si cela n’est pas possible, comment fonder une religion ?

— Voilà une superbe question ! s’exclama Nicolas. Je crois sincèrement que seule la docte ignorance peut fonder la fraternité des hommes et éliminer les guerres de religion et d’idées. Jamais les hommes ne pourront s’entendre sur une connaissance affirmative de Dieu, du beau, de la justice, mais ils peuvent s’entendre sur leur ignorance. La connaissance de cette ignorance, qui est aussi une intelligence et une sensibilité, croît avec le cheminement intérieur et son résultat est l’amour. Et cet amour est la base de la paix…

La discussion s’arrêta là. Les marais pontins nous appelaient. On avait attelé nos chevaux…

Deux hommes, dont l’un était beaucoup plus âgé que l’autre, une femme et sa petite fille s’étaient engouffrés dans un bourbier. Lorsque nous arrivâmes, les quatre rescapés gisaient sur le sol, épuisés, couverts de boue, mais vivants.  Les deux hommes haletaient, assis la tête entre les genoux. La femme tenait sa fille contre son sein. Le visage et les cheveux de l’enfant ne portaient aucune trace de boue, on aurait dit qu’une auréole l’avait protégée tant elle apparaissait lumineuse. L’enfant souriait et cherchait à consoler sa mère. Un colosse se tenait auprès d’eux, couvert de vase.

Un clerc nous raconta ce qu’il avait vu. Alerté par des cris, il s’était précipité sur les lieux, mais quelqu’un l’avait précédé. C’était un homme de forte constitution, un commerçant habillé d’une casaque et d’un pantalon italien. À la grande surprise du clerc, il portait un turban sur lequel était cousu un écusson indiquant qu’il détenait un passeport de Venise.

— L’homme déroula son turban, raconta le clerc, il l’attacha à un arbre et, nouant l’autre extrémité à son pied, se jeta à plat ventre dans la mare, rampa jusqu’à ce qu’il attrape la main du plus jeune des deux hommes. L’homme réussit à s’agripper et à ramper sur le dos du colosse jusqu’au talus. L’étranger fit de même avec la  femme qui tenait son enfant à bout de bras. Mais l’opération fut longue et l’homme âgé coula à pic. Le colosse plongea, retrouva le malheureux et, avec force et agilité, réussit à le remonter à la surface en se servant uniquement de son pied qu’il enroulait autour de son turban. L’infortuné restait étouffé, le nez et la bouche remplis de boue. L’étranger lui libéra les orifices, souffla de toutes ses forces dans sa bouche, écrasa sa poitrine à deux mains, et le vieil homme reprit son souffle.

Cet étranger s’appelait Bâbâ Hamadani. Il commerçait pour son propre compte et voyageait beaucoup. Il avait été en Chine, avait traversé la Pologne et la Prusse, il avait été maintes fois en Terre sainte et connaissait la plupart des pays arabes. Il était originaire d’Hamadân en Perse. Il était sans doute musulman. Le cardinal Bessarion l’avait reçu. À la bibliothèque de Venise,  il avait  lu la plupart des traités de Nicolas de Cues, et c’était l’auteur lui-même qu’il venait rencontrer, ici dans les marais pontins.

L’union  des Églises

Nous ramenâmes l’homme à Rome afin qu’il puisse se nettoyer, et lui prêtâmes des vêtements, car il n’avait aucun bagage. Cependant, il restait muet. Il fallut attendre que son turban soit bien lavé, bien séché et bien enroulé autour de sa tête. C’est à ce moment que Bâbâ Hamadani, sans détour aucun, solennellement, mais avec le plus large des sourires, demanda à Nicolas :

— Je souhaite participer à vos côtés à l’émergence de la fraternité de toutes les religions dans les marais de Rome, je veux participer à la fraternité des hommes.

Nicolas se figea, interloqué. Le Perse éclata de rire et Nicolas resta décontenancé.

Sans doute, Bâbâ avait-il lu le traité de Nicolas intitulé La Paix de la foi où celui-ci discutait de son espérance de rallier toutes les religions au principe premier. Cette idée était si généreuse que l’on ne pouvait que la souhaiter, mais si impossible qu’il était difficile de la prendre au sérieux. Bâbâ riait et, pourtant, son propos semblait très sérieux.

Nicolas connaissait assez bien l’histoire de l’Islam et avait quelques rudiments des fondations mazdéennes de la Perse musulmane. Il avait annoté d’anciennes traductions de la tradition et du Coran. Lorsqu’il avait été à Constantinople, il avait étudié l’œuvre de Mahomet chez les dominicains du faubourg de Pera. Mais il n’était pas satisfait, et dans sa naïveté il croyait fermement qu’il était possible de s’entendre avec les musulmans sur les principes à la base de toute religion. Il était donc des plus heureux de recevoir chez lui ce commerçant perse qui semblait sage et instruit, à la fois fasciné par le projet du cardinal et conscient de sa démesure.

Cependant, l’homme restait discret. Il détournait les questions importantes par des rires joyeux et nous pressa d’aller aux marais, car le travail y abondait. Ce qui semblait lui importer au plus haut point, ce n’était pas de discuter du principe premier, mais de bâtir des villages heureux dans les marais pontins.

Il fut plusieurs mois notre compagnon, et savait y faire. C’était un mathématicien remarquable et il pouvait exécuter, sans papier aucun, les  calculs les plus difficiles nécessaires à l’utilisation des poulies et des treuils, à la mesure des dénivellations, à l’aménagement des terrassements, et bien d’autres choses.

Il discutait avec les clercs comme un ami. Avec les manœuvriers, il ne commandait jamais, n’ordonnait rien, ne suggérait même aucune solution. Mais il était toujours au bon endroit au bon moment, à mettre de l’entrain, à tirer avec ceux qui tiraient, à pousser avec ceux qui poussaient, à bêcher avec ceux qui bêchaient, à racler avec ceux qui raclaient. Toujours il y mettait du rythme. Les hommes chantaient, la cadence coordonnait l’effort et les travaux allaient bon train. Il ne semblait connaître ni la tristesse, ni l’hésitation, ni la fatigue.

Les ruraux, les nouveaux paysans, les anciens larrons, les clercs, enfin, tout le monde appréciait cet homme qui parlait peu, agissait beaucoup, souriait toujours et complétait tout le monde. Avec lui, nous avions le sentiment de nous incorporer aux communautés  naissantes.  On  finit  toujours  par appartenir à un symbole. Nous participions à la naissance de cette âme insolite et presque immortelle que l’on appelle « humanité ».

Peu à peu, je prenais conscience que ce que nous faisions pouvait étonner. Les villages que nous étions en train de bâtir n’appartenaient à aucun seigneur, chacun y creusait ses racines par le travail de la terre. Le cardinal consultait la population avant de nommer un curé. On choisissait presque toujours des hommes plus habiles à la charrue qu’au sermon.

L’effort, la sueur, la fatigue, le contact avec la masse des hommes et des femmes, l’absence de Bella agissaient sur moi comme un vin. Entraîné par Bâbâ et par Nicolas, je quittai le promontoire sur lequel j’avais réussi à me maintenir depuis le jour où ma sœur était morte. Ce jour-là, la folie du monde s’était imposée à moi et je m’étais hissé sur un poteau pour voir de haut. J’y restais à une certaine hauteur où je pouvais montrer mon refus et mon dédain. Je refusais la terre, je refusais le ciel. En ces jours-là, mon poteau était aussi fragile qu’un roseau et je tanguais sur les mêmes demihauteurs. Je disais « non » à une terre, je disais

« non » au ciel. Ce « non » était devenu moi, et ce moi tremblait.

Tout à coup, je vis le marais, je vis les deux hommes étranges, dont l’un me semblait trop haut et l’autre, trop bas, et mon roseau fléchit, et je mis pied à terre.

C’est lentement que je sortis de ma torpeur  et que j’enfonçai les mains dans la terre chaude et spongieuse du marais. Mais c’est rapidement que je pris conscience de ce que Bâbâ enseignait : on ne peut vivre près des choses qu’aux dépens de son individualité. Il n’y a pas de place en ce monde pour la gourmandise d’une individualité déformée par trop d’insatisfaction. Ou bien vous êtes sur terre sans cupidité ni envie, ou bien vous êtes cupide et envieux, ailleurs, dans un petit royaume artificiel.

Bâbâ vivait sur terre depuis longtemps. Il y était si joyeux que j’en oubliai ma peur et mon refus. Je le rejoignis dans ce marais qui devient bourbier dès que l’on prend du poids. Je ne m’en rendis pas compte sur le coup, il y avait tant à faire. Dans cet abaissement, l’être n’existe pas, il faut le faire.

Après quelques heures à tirer de tout mon poids sur la corde épaisse d’un énorme palan, au moment où la douleur de mes mains rejoignit la douleur de mes entrailles, je sentis les odeurs, j’entendis les sons, je goûtai l’humidité de l’air et vis soudain les personnes qui m’entouraient. Comme ils étaient beaux, ces gueux édentés, lacérés de cicatrices, au nez tordu par d’anciennes cassures, aux lèvres écarlates, aux haillons couverts de boue ! Comme ils sentaient bon : une odeur épicée de fromage fondant sur un croûton de blé noir. Et qu’il était doux le bruit des dents qui grinçaient à l’effort, le gémissement riant du don du corps, l’éclatement de joie lorsque la pierre était enfin assise sur son socle. Appartenir à ceux qui ne sont rien et qui de leur rien font le monde, c’est ressentir la joie de rentrer chez soi.

C’est en voyant cette beauté que je me rendis compte que mes pieds avaient touché le limon fertile du commencement de tous les hommes. Tout est beau dans ce lieu, voilà seulement ce que je peux en dire.

L’ancien brigand qui était à côté de moi, mon copain de corde, s’appelait Horus (ces hommes ont des noms). Il était gras, il avait des yeux de mulet, il souriait en roulant sa langue écarlate entre ses deux dents noires, et il m’apparaissait bien plus beau que les anges de la Sainte-Chapelle. C’était l’être le plus beau que j’avais jamais vu. Sa lèvre supérieure était déchirée par une ancienne blessure qui allait jusqu’au milieu de sa joue. Ses pommettes dépassaient son nez écrasé. Ses cheveux noirs ressemblaient à un buisson. Ses épaules avaient quelque chose du cheval, ses mains aux doigts monstrueux enserraient la corde comme pour l’étrangler. Il me souriait comme un petit enfant, mettait tout son poids à tirer et tressautait à chaque fois que la pierre bougeait. Je n’avais jamais vu rien d’aussi beau que cette souffrance qui se détachait de la terre.

Bâbâ remarqua sans doute que j’étais entré dans le monde. Il vit que je voyais enfin la terre. Il riait de bon cœur.

Nicolas vint nous rejoindre. Nous étions quatre sur l’énorme palan, et la pierre s’élevait comme une lune au crépuscule. Bâbâ fit pivoter le timon et nous descendîmes le bloc de granite sur son socle. Les ouvriers des alentours applaudirent.

— Tu es vraiment un frère, dit Nicolas à Horus, ton village sera le plus beau.

De l’eau perlait des yeux du cardinal, car le sourire d’Horus touchait à la pureté d’un nouveau-né.

Moi qui croyais que les saints aimaient les pauvres par charité ! En réalité, le saint est attiré par le pauvre comme l’homme est attiré par la plus belle des femmes.

Ce moment sur terre dura trois jours. Pendant trois jours, je connus ce que c’est que vivre parmi les hommes. Pas seulement durant la journée, car la nuit j’allais dormir avec eux dans l’étable, avec les chevaux, les vaches, les mulets. L’haleine des bêtes me réchauffait. Trois nuits de Noël où je riais des âneries, des pitreries, des danses à califourchon, des chansons, des comptines, des grivoiseries d’un petit peuple de gueux. À cette hauteur du sol, il n’y a ni vertige ni inquiétude. La mort est notre familier, la souffrance, notre compagnon, et le renouvellement des forces nous tient la tête au-dessus du marais tel un lotus.

Vraiment l’Évangile n’a pas tort : ce sont la boue et la salive qui ouvrent les yeux.

Dans une conscience comme la mienne, cela ne dura pas et je repris place sur mon poteau avec le simple souvenir d’avoir vécu trois jours sur terre. Néanmoins, quelque chose avait changé. J’avais séjourné un moment dans le pays du très beau. Je savais qu’il existait.

Le musulman récitait des extraits du Livre de l’anéantissement de Djunayd Baghdadi qui répétait : « Il n’y a ici rien de moi. » Il connaissait tant de poèmes de son pays ! Je me souviens de celui-ci de Saïd abi-l-Khayr : « Je suis allé sur la montagne, je suis allé dans le désert, j’ai cherché Dieu dans tous les endroits. Il m’est arrivé quelquefois de le trouver et quelquefois de ne pas le trouver. Mais maintenant, je suis devenu tel que je ne trouve même pas ma propre personne. »

Un jour, je demandai à Bâbâ pourquoi il portait un turban. Il me répondit :

— « Les boucles des cheveux du Très Grand sont sur moi. » Enrouler sa tête dans la boucle de Dieu, c’est comme avoir la tête dans la lumière.

— Alors, s’il faut couvrir sa tête, pourquoi faut-il découvrir le gland de l’organe mâle ?

Il éclata de rire.

— Sache, mon ami, qu’un bon musulman enlève toujours son turban avant d’honorer une femme.

Le cœur de Bâbâ avait trouvé le cœur du cardinal. C’était dans le travail qu’ils s’étaient connus. Une confiance mutuelle liait maintenant les deux hommes, les portes de la parole allaient s’ouvrir. Nous étions tous les trois dans le laboratoire à faire des calculs. Nicolas s’occupait de maintenir l’athanor à température constante. Je pesais un même volume de mercure à différents degrés de température et dictais les poids à notre étrange ami quand une larme coula sur sa joue brune. Nous lui demandâmes spontanément à quoi il pensait, il nous récita un poème de son pays :

— « Que veux-tu faire de mon âme déchirée ? Toi qui m’as abandonné dans cette misère. Pourquoi donc viens-tu maintenant me tourmenter dans mes rêves ? Je contemple la campagne, je te vois. Je contemple la mer, je te vois. Partout où je pose mon regard, j’aperçois ta silhouette. Alors, vous tous qui avez le cœur brisé, venez vous assembler. Parlons l’un à l’autre. Montrons nos chagrins. Apportez vite une balance et comparons nos tristesses. Le plus affligé sera premier à parler. » Il faut enlever le capuchon de ses sentiments, tel est le sens profond de la circoncision.

Nicolas et moi comprîmes qu’il s’agissait d’une introduction. Nous laissâmes le silence préparer le terrain.

— On mesure un homme, continua Bâbâ, en le trempant dans sa pleine solitude, à température constante, pendant une longue période. Ce qu’il en reste, c’est sa mesure.

Et en riant, il replongea dans son travail.

Mais Nicolas ne voulut pas qu’il s’échappe. Il lui mit la main sur l’épaule et, le regardant droit dans les yeux, lui demanda :

— Mon ami Hamadani, de tout cœur, je te demande de nous expliquer l’Islam.

Bâbâ Hamadani vit que Nicolas était sincère. Le mercure fut enlevé du four, et nous allâmes dans le jardin, à l’ombre d’un grand olivier car le soleil était vif.

— Voici ma vie, commença Bâbâ. L’Islam est le plus grand des sentiments. C’est le sentiment de l’homme qui se courbe vers le  sol,  ébloui par la grandeur, la clarté, l’unité et la transcendance absolue de Dieu. L’Islam dit « oui » à Dieu et dit

« non » à ce qui n’est pas Dieu. La pureté mène au commencement  de  tous  les  chemins.  Dans  ce commencement, Dieu est le dissemblable, l’infiniment autre. Il y a mille pas à franchir pour arriver au seuil de la porte, et il y a mille façons d’avancer sur cette voie. Sur ce chemin, l’individualité égoïste est désagrégée dans l’amour. Alors, qui y a-t-il de l’autre côté de la porte ? Il y a le même être que devant la porte, sauf que rien d’artificiel ne le recouvre.

— Mais dis-moi, demanda Nicolas, pourquoi une religion aussi similaire dans son fondement au christianisme est-elle devenue l’ennemie des chrétiens ?

— C’est, répondit Bâbâ, qu’il n’y a sur terre que très peu de musulmans et très peu de chrétiens. Tous se sont éloignés de leur commencement et se sont perdus dans des dogmes, des corollaires, des déductions, des rituels… Ceux qui s’entre-tuent ne sont ni chrétiens, ni musulmans. Ils croient avoir quitté le commencement et avoir atteint des connaissances supérieures, mais en fait ils ne sont pas même arrivés au commencement.

Pour ma part, je ne m’étais jamais rendu au commencement de la religion, car je restais choqué par tout ce que je voyais dans le monde. Alors je demandai à Bâbâ :

— Pourquoi est-ce si difficile d’arriver au commencement de la religion ?

— Tout commence par une révolte, Henri. Moïse, Jésus et Mahomet étaient incapables d’accepter ce qu’ils voyaient autour d’eux. Alors, ils   se sont retirés dans le désert pour se laver afin de ne jamais être semblables à ceux qui les révoltaient. C’est dans le désert et la solitude que se trouvent tous les commencements de religion. C’est là que l’homme prend sa mesure et qu’il découvre infailliblement qu’il est l’infiniment  petit de l’infiniment grand et que, donc, tous les êtres forment la communauté des chercheurs de l’introuvable. Cette terrible égalité est insupportable pour les princes parce qu’ils dépendent de leurs serviteurs, et elle est insupportable pour les serviteurs parce qu’ils n’ont de sécurité qu’auprès de leur prince. La mesure de l’homme n’est rien d’autre que l’égalité, c’est sur cette pierre que se sont heurtés le judaïsme, puis le christianisme, et enfin l’Islam.

— Tu es donc un soufi comme Shabistari ? conclus-je.

— Je n’en ai pas la dignité, mais l’intention, répondit Bâbâ. Très tôt, il y eut parmi les Arabes, parmi les Perses et parmi les Turcs, des « amants du vin » qui faisaient montre d’indifférence face au pouvoir séculier et au pouvoir religieux, ne prêtant attention qu’à l’état du cœur.

— Mais par quel chemin allez-vous à Dieu ? demanda Nicolas.

— Le soufi débute dans le dégoût que lui inspire la folie du monde. Il arrive au portail le jour où il n’a même plus souci de ce dégoût parce qu’il est envoûté par la beauté du monde.

Nicolas et moi étions frappés par l’extraordinaire similitude entre l’éloignement chrétien et l’éloignement musulman, entre le pur christianisme et le pur islamisme. Bâbâ, qui avait voyagé encore plus que Nicolas, comprit ce que nous ressentions, mais il laissa la parole au cardinal :

— Lorsqu’un visage se regarde dans un miroir, commença Nicolas, rien n’apparaît changé sur l’image et, pourtant, tout ce qui est à gauche se trouve à droite et tout ce qui est à droite se trouve à gauche. Il n’y a que la ligne du milieu qui est parfaitement intacte. N’en serait-il pas ainsi des religions. Tout ce qui est éloigné du centre, du commencement, de l’origine trouve son contraire dans les autres religions et, pourtant, à bonne distance, ce contraire apparaît bien similaire.

— Mais alors, observai-je, seuls les muets font partie de cette religion de toutes les religions !

— Tu as raison, reprit Nicolas, seul les bouches bées devant la beauté du monde et la misère des hommes vivent la fraternité.

Et s’adressant à Bâbâ :

— Toi, mon frère, en me parlant sincèrement, tu m’as vraiment aidé à saisir encore plus solidement et plus profondément l’essence de ma propre religion.

— Je ne venais pas pour vous instruire, répondit Bâbâ. Je venais, au contraire, à la recherche de ma propre religion. Depuis que je voyage, j’ai compris que ma religion est forcément dans celle des autres et que, si je la retrouve dans celle des autres, je la trouve avec plus de pureté que dans la mienne. Car je suis habitué à ma religion et je m’y endors. Lorsque je découvre ma religion dans celle des autres, elle me réveille.

Le lendemain matin, Bâbâ n’était plus là. Il avait laissé sur un plateau de balance ce petit poème perse : « Écoute le roseau, celui que tu tiens dans ta main. Écoute sa plainte. Il te parle de séparation. Depuis qu’il a été coupé de la jonchaie, son souffle fait gémir tous les hommes. Alors je veux pour ami un cœur déchiré par l’exil afin de lui conter ma douleur. J’ai marché dans bien des mondes, foulé de nombreuses terres, compagnon heureux des plus pauvres, chacun s’est cru mon ami, mais dans mon cœur nul n’a cherché mon secret… » Il avait ajouté au poème ces cinq mots :

« Sauf vous, mes deux amis. »

Je courus à la petite bibliothèque que nous avions fait construire dans les pontins, car je savais que Nicolas serait là. Il y était en effet. Appuyé sur sa table de lecture, baigné dans la lumière éclatante qui entrait par les multiples ouvertures du dôme, il pleurait. Il me regarda un moment et se ressaisit.

— Viens, assieds-toi, mon ami.

Ce que je fis. Je sentis, à l’enflure et à la chaleur de ses articulations, qu’il était secoué par une terrible crise de goutte.

— Vous souffrez ? demandai-je.

— C’est ma consolation, me répondit-il. Cette réponse me choqua. Il le comprit.

— Ne t’offusque pas, intervint-il. Tu connais aussi bien que moi cette solitude sur laquelle il faut déposer cataplasmes et emplâtres. Si je n’ai plus que la souffrance pour pansement, qu’y puis-je ? Aussi bien son étreinte. C’est déjà une présence.

— Mais vous avez Dieu !

— Mon pauvre Henri, Dieu n’est pas une poupée de paille qu’un enfant presse sur son cœur pour s’endormir. Il oppresse l’homme de son absence, il passe comme un ouragan, il vide la maison, mais ce n’est pas assez, il souffle les murs, pulvérise les plafonds. Dieu, c’est le manque infini. Il n’y a pas plus de ce que tu appelles

« dieu » en moi qu’il n’y en a en toi. La seule différence, c’est que moi, je pâtis de mon désir alors que toi, tu le maudis… Je t’en prie, ne me juge pas. J’ai besoin d’un ami.

— Bâbâ est parti…

— Je le sais. Et maintenant, il y a un gouffre de plus dans mon cœur. Toujours ils partent. Ils n’ont que ça à faire, partir. Mais toi, tu ne me laisses pas. Au milieu de son rire, des larmes coulaient,

incompréhensibles.

— Tu vois, je retourne en enfance. Je pleure. Son sourire en effet lui donnait un air d’en-

fant. Mais moi, cette solitude ne cessait de me rendre amer.

— Si la solitude est inhérente à la conscience, pourquoi donc l’Église décourage-t-elle le mariage ? Pourquoi ajouter du poids à ce qui est déjà si lourd ? demandai-je en m’éloignant.

Il voulut s’approcher de moi, mais ses articulations refusaient d’obéir.

— Les mœurs sont ce qu’elles peuvent être, répondit-il. Autres lieux, autres temps, autres mœurs… Mais l’amour entre deux êtres est une autre affaire. Il exige tout. Il ne faut jamais le fuir, car l’amour vient élargir, agrandir et approfondir la solitude.

Il resta un moment figé dans le silence. Il essuya son visage, se redressa tant bien que mal et commença :

— J’avais environ vingt-quatre ans, mon doctorat était terminé, mais j’assistais fréquemment au cours d’Heimeric de Campo, à la Faculté des arts de l’Université de Padoue. On m’avait donné la cure d’Altrich, avec dispense, car j’hésitais devant l’ordination. Je m’étais rapidement lié d’amitié avec Heimeric qui nous passionnait tous pour la philosophie d’Albert le Grand. C’était un étrange mystique. Il disait qu’il fallait plonger nu dans l’abîme. Il nous ramenait sans arrêt au poème d’Eckhart : « Cela gît paisiblement tout nu, sans vêtement. Qui connaît sa maison ? Ah, qu’il en sorte ! et nous dise sa forme… Deviens tel un enfant. Laisse le lieu, laisse le temps… Sur le sentier étroit, tu parviendras jusqu’à l’empreinte du désert. Ô mon âme, sors ! sombre en ce fleuve sans fond ! » J’étais, je l’avoue, grisé par ses appels et je connus mes premières vraies solitudes, celles à partir desquelles, lois, règles, coutumes semblent bien dérisoires.

— Coutumes qui pourraient être bien mieux ajustées à la nature des hommes, observai-je.

— Je te l’accorde. Par trop de rigidité, on obtient l’effet contraire. Mais voici ce qui advint. Durant cette même période, Heimeric me fit connaître une noble veuve qui me demanda de prendre en charge l’éducation de sa petite fille de onze ans. Cette veuve me plaisait beaucoup et son enfant était tout simplement adorable. Elle avait de la curiosité pour tout. Tous les jours, nous allions à travers les champs, nous avions projet d’un herbier, nous faisions collection d’insectes et, certaines nuits j’allais la chercher pour lui montrer l’emplacement des étoiles et suivre leur mouvement. En quelques mois, elle manipulait l’astrolabe à la perfection, faisait des calculs fort compliqués, elle semblait percer les plus grands mystères, mais éprouvait de grandes difficultés à la lecture. Nous y passions des heures. Sa mère n’était pas insensible à moi, et cela l’éloignait. Elle fuyait l’amour. Un hiver, elle confia l’enfant à un serviteur assez négligent, pour fuir je ne sais où. La petite fille tomba gravement malade. La fièvre l’amena dans des cauchemars que la solitude aggravait. Je décidai de la veiller jour et nuit. Elle ne supportait pas que je la quitte un instant. Je n’ai jamais rien rencontré d’aussi beau que cette enfant. Rassurée par ma présence, elle s’en allait dans ce mystère comme dans un bois. Elle observait tout, n’appréhendait rien. Elle me décrivait avec détails les animaux étranges qu’elle voyait, les sentiers, les odeurs, les couleurs, les mouvements, les voix, les chants… Elle m’emmenait avec elle. Elle s’en allait avec mon cœur et mes douleurs qu’elle traînait derrière elle comme des rubans. Je la berçais, je la serrais dans mes bras, je lui caressais le visage, et puis, doucement, elle s’est abandonnée en m’emportant avec elle. Lorsque sa mère apprit la terrible nouvelle, elle se jeta dans un fleuve. Mon cœur s’est refermé sur la mère et l’enfant. Tu vois, je ne fuis pas l’amour, je le supporte comme une mère supporte un bébé dans son ventre…

De grosses larmes débordaient de ses yeux.

Un  mois plus tard, je  reçus une  lettre de   Bella.

« Très cher Henri, je suis ici dans la plus grande des retraites. Il y a maintenant près de trois ans que je n’ai pas vu ton visage. Un vent de sable n’a cessé, depuis, d’user mes vieilles peines. J’ai presque entièrement perdu le poids de mon ancien amour. Mais je ne suis pas légère pour autant. Je ne suis pas faite pour un tel désert et mes souvenirs ont été remplacés par des désirs. Ta silhouette me hante. On dirait un mince bouleau fiché entre des pierres sur le bord d’un cap. On le croit fragile, toujours prêt à se briser au premier vent. Mais c’est tout  le  contraire,  ses racines ont défoncé la surface des petites religions, des petites adorations, des minuscules croyances, des maisons de poupées. Tes racines, Henri, ont pris dans les plus grands abîmes, là où il n’est plus possible de différencier Dieu du chaos, la  beauté, de  l’inquiétude,  la bonté, de l’angoisse. Le bouleau n’a plus rien d’artificiel, en lui l’infinie fragilité coïncide avec l’infinie ténacité. Je t’aime, Henri, veux-tu être mon époux ? J’ai passé la quarantaine, j’ai le corps et le cœur plutôt usés, mais je n’ai plus peur des abîmes. »

J’étais assommé et réveillé, atterré et ragaillardi, prêt à éclater. Heureux, angoissé, je ne savais plus. En tout cas, j’étais  déchiré.  D’un  côté Nicolas, de l’autre Bella, je ne  savais  plus qui aimer et qui décevoir. J’aimais cette femme, mais j’avais peur de la briser. Mon cœur s’était figé contre lui-même et ressemblait à une pierre.

L’humiliation

L’assemblée de Mantoue fut un fiasco. Sigismond ne se hâta pas pour s’y rendre. Il se laissa devancer par le cardinal, les représentants du chapitre et les délégués de l’empereur.

Grégoire de Heimbourg commença par faire une longue allocution sur l’honneur de la maison d’Autriche et la nécessité d’organiser une croisade contre les Turcs, laissant entendre que le duc y participerait « avec le même cœur et la même dépense qu’il met, en Autriche, pour la conversion des âmes ». Ensuite, il salua l’humanisme de Pie II en rappelant, devant tout le monde, qu’il était un lecteur assidu des voluptueux Cicéron et Virgile. Il alla jusqu’à déclamer quelques strophes inconvenantes écrites de la main même de Piccolomini du temps où il était le secrétaire de l’empereur et l’affidé des Habsbourg. Il le félicita ironiquement d’avoir pris Laurent de Valla pour secrétaire apostolique…

Après cette pompeuse introduction qui ne visait qu’à hausser son maître et à abaisser le pape, il se porta plaignant. « L’évêque de Brixen, dit-il, a blessé l’honneur du duc d’Autriche en l’accusant, sans preuve, d’avoir attenté à sa vie. Il en a fait courir le bruit afin de rendre détestable le duc au peuple et d’ajouter à sa propre gloire. » Finalement, il imputa au cardinal de mésuser de ses droits en achetant des propriétés nobles, en affamant les abbayes, en soutenant des paysans rebelles, en jetant l’interdit un peu partout et en opprimant le chapitre.

Sigismond, précédé d’un magnifique cortège de cavaliers et de nobles seigneurs, arriva en grande pompe et fut reçu avec honneur. Le pape voulait ménager sa personne dans l’espoir de l’amadouer en vue d’une croisade bien nécessaire, car les Turcs venaient de détrôner le dernier despote de Morée. On l’avait recueilli à Rome avec d’autres princes en exil. La Bosnie, la Valachie, la Moldavie et la Crimée étaient tombées ou sur le point de l’être.

Mais Grégoire fit avorter toute chance d’entente, ne cherchant qu’à conduire son maître au dédain complet du Saint-Siège. Il sut transformer une dissension locale en question de principe. Pour lui, il s’agissait de la liberté des princes de disposer des institutions de leur royaume menacé par une Église qui se prenait pour un empire.

Pour ma part, j’exposai sobrement les revendications du cardinal relatives à la souveraineté de l’évêché de Brixen. Je devais ramener le débat à ses proportions d’origine. Peine perdue, Grégoire repoussa du revers de la main l’arbitrage du pape et se réclama de la convention de Salzbourg qui attribuait le pouvoir de nomination de l’évêque au duc.

Sur ce, Sigismond quitta Mantoue y laissant ses conseillers subalternes. Ceux-ci se retranchèrent promptement derrière l’insuffisance de leur pouvoir, et il fallut s’en remettre à l’évêque de Trente, représentant direct de l’empereur.

Cette mascarade ne fut qu’une humiliation publique de la papauté, et le cardinal comprit immédiatement  que  celle-ci  n’était  plus  en  position  de le soutenir. Avec les Turcs et les princes, Pie II ne savait plus où donner de la tête. En fait, Nicolas était abandonné.

C’est dans la plus grande tristesse que nous reprîmes place dans le vieux chariot apostolique plus disloqué que jamais. Pour Nicolas, Mantoue n’avait été qu’une flèche de trop. Le cœur était touché.

— Il reste les écrits, laissa-t-il échapper sur le chemin, une poignée de semence lancée en plein désert…

À la demande du cardinal, j’avais envoyé à Mayence, chez maître Jean Guldenschaiff, des copies de plusieurs de ses traités. Celui-ci s’intéressait à une invention de Gutenberg, une sorte de presse qui permettait de reproduire d’innombrables copies d’un même texte. Nicolas trouvait là une grande espérance, car il était de plus en plus convaincu que la réforme ne pouvait être qu’une question de dialogue et d’éducation, donc une question de temps. Or, comme on le sait, si le désert est infertile, il a pour propriété de conserver la semence jusqu’à la prochaine averse, quelques siècles si nécessaire !

— Pour ce qui est des combats, continua Nicolas, je n’ai pas connu de victoire, tous mes vaisseaux coulent à pic.

— Ne soyez pas si pessimiste, vous avez agi en maître…

Il me lança un regard dru. Puis, il détourna les yeux. Dehors, la forêt ne laissait voir ni ciel ni clairière. Je lui servis un petit verre de son vin préféré.

— En réalité, mon cœur est resté à Cues où je suis né, dit-il, en goûtant une lampée de son précieux breuvage.

Nicolas n’aimait pas d’autres vins que ceux  de son pays.

— Rien ne transmet mieux un pays que le vin… Je devais avoir dix ou douze ans… Un bon matin où je rêvais à la proue de la barque… Tu sais combien magnifique est la Moselle dans ses lacets qui vont de Trêves à Coblence par vallons doux et vignobles bordés de boqueteaux et de futaies : c’est à rêver ! C’est justement ce que ne voulait pas mon père… N’est pas batelier sur une voie aussi tortueuse, celui dont la distraction est facile. Pris de colère, encore une fois mon père allait m’affubler de son étrivière, mais je sautai à l’eau, nageai jusqu’à la rive et m’enfuis chez le comte de Manderscheid, un ami de mon père qui m’avait fait un compliment sur ma mémoire et mon intelligence. Celui-ci convainquit mon père de m’envoyer étudier à Deventer où il allait financer mes études. Tu vois, j’ai quitté assez tôt la vie contemplative par souci de combattre une injustice dont je me croyais victime. Là n’est pas mon péché, mais il y a dans chaque histoire un événement qui enveloppe tout et dont tout est le développement : j’ai plongé.

La forêt était maintenant hachurée de prés et l’on apercevait les premières dents de l’Adige se dessiner au loin.

— Plus tard, peu de temps après la mort de la petite fille dont j’étais le précepteur et de sa mère, à la suite de mon ordination, je n’arrivais plus à supporter ma solitude. Orsini était légat apostolique en Allemagne. J’avais vingt-cinq ans, un doctorat en droit canon en poche et de l’ambition. Le prélat lança un concours sur une affaire pendante entre le curé de Bacharach et l’Électeur palatin. Ma proposition dut lui plaire. Parmi quelque soixante consultants, il choisit et mon plaidoyer et mon service. Je devins son secrétaire. Je n’avais d’autre désir que celui de m’élever. Ma mère mourut. Une occasion de gloire me fut donnée lorsque le comte de Manderscheid, mon protecteur, doyen du chapitre de Trêves, fut évincé. J’avais l’occasion de le défendre au concile de Bâle. J’y apportai mon De Concordantia, et fis un imparable plaidoyer en faveur d’un concile légitime au-dessus du pape.

— Mais où est la faute ? demandai-je.

— La faute ! Je souffre du mal dont toute l’Église est contaminée : la fuite de soi dans l’appel du pouvoir.

— Vous êtes injuste envers vous-même, objectaije. Il n’y a pas d’échappatoire en ce monde. Nous sommes tous soumis à la loi du plus fort. Le bien surgit par pur hasard des folies du monde comme une écume fragile. Lorsqu’il arrive, c’est un accident. L’essence de la civilisation, c’est de tenter d’abriter et de conserver tous ces accidents…

— Tu confirmes mon péché. Tout ce qui est bon n’est justement pas un accident.

— Les faits prouvent le contraire, réfutai-je.

— Mais, Henri, les faits, tu n’en as qu’une représentation. La seule action qui permet d’entrevoir les faits, c’est plonger et non fuir.

— Mais qu’est-ce que plonger ?

— Tu approches, Henri, tu approches… Et au bout d’un très long silence :

— Henri, tu es mon plus grand ami, par tes doutes tu m’aides à clarifier ma vision mieux que tous les docteurs de l’Église. Tu es mon remède, Henri.

Nos chevaux commençaient à monter les premiers cols menant à Bolzano. Une sorte d’angoisse me serrait la gorge.

— Je voudrais abandonner le combat, passer les dernières années de ma vie au monastère, à Tegernsee. Tu viendrais me visiter avec Bella et Catherine…

Je ne répondais rien. Il me fit ouvrir une bouteille d’un des vins les plus mordants d’Autriche et nous en bûmes une coupe débordante.

— Quel pays ! dit-il. Allons-y.

Nous n’étions pas arrivés à Brixen que Pierre, notre chef de garde, venant à notre rencontre, nous avisa que les membres du chapitre, joints à des bourgeois de Brixen, de Bruneck et de Klausen, et en faisant beaucoup de tapage, avaient décampé pour Innsbruck afin d’implorer le duc Sigismond d’accorder protection au chapitre et aux villes, insinuant que le cardinal revenait pour se venger. Même les paysans, ceux qui n’avaient pas suivi Tête de taureau, craignaient la vengeance du cardinal.

Le pape avait éloigné le cardinal de son évêché et la calomnie n’avait pas traîné à se répandre. Le pape poussait maintenant le cardinal dans son évêché, le piège n’allait pas tarder à se refermer.

Le cardinal laissa entendre que son séjour ne serait pas long. Il demanda au duc Sigismond de lui envoyer un représentant à Bruneck afin de conclure une trêve. Il convoqua un synode  en  vue d’apaiser les craintes, mais le terrain n’était plus qu’un marécage. Autant le cardinal rassurait, autant on s’en méfiait. Les clarisses de Brixen furent assiégées dès lors que le cardinal y envoya une garde de protection. Nous ne pouvions avoir de nouvelles de Bella ni d’aucune autre clarisse.

Nous n’étions plus en sûreté ni à Brixen ni à Bruneck, et tous nos mouvements mettaient en danger les clarisses et les paysans. Nous dûmes retraiter. De village en village, nous nous réfugiâmes finalement au château d’Andraz. De là, Nicolas me dicta une lettre à l’intention du chapitre de Brixen où il affirmait sa résolution de défendre jusqu’au bout la liberté de son Église. Il rassembla à Andraz une petite troupe et nous partîmes au milieu de la nuit avec l’intention de nous gagner le synode de Bruneck. Mais une embuscade nous attendait à Mühlbach, plusieurs hommes furent blessés et nous dûmes revenir sur nos pas. Nous étions seuls contre tout un royaume.

Des rumeurs nous parvenaient du village au sujet de Catherine. Elle était partie au loin en vue de vivre comme les béguines des premiers temps.

Notre chef de garde ne pouvait rien affirmer. Plusieurs de nos espions avaient été emprisonnés, les autres se taisaient. Mais tout portait à croire que les clarisses restaient fidèles à la réforme. Avec les frères mineurs, elles avaient engagé une petite défense composée de paysans sympathisants. Pour l’instant, les hommes de Sigismond se contentaient de les affamer par un siège très efficace.

Nicolas restait muet. Il ne quittait sa chambre que pour aller à la chapelle où il priait des heures durant. Il demandait qu’on lui apporte un peu de pain et sombrait dans de profondes torpeurs.

Un soir, il me sollicita auprès de lui. Il avait fait allumer un feu. Ses douleurs aux articulations des doigts et des pieds ne faisaient qu’augmenter, certaines jointures se déchiraient sous la pression des sels acides et je devais souvent renouveler ses bandages. Il respirait avec difficulté, non pas que ses poumons avaient été embarrassés par l’hiver, sa respiration n’était pas sifflante, mais comme si une douleur au cœur l’obligeait à prendre l’air par petites bouffées. Pourtant, des étincelles scintillaient à nouveau dans ses yeux.

— Si l’épreuve est démesurée, l’homme ne peut y faire face. Mais s’il y fait face malgré tout, l’impossible peut advenir. Daniel devant les lions s’est mis à chanter le plus beau des cantiques. Il m’est demandé l’impossible. Il n’y a pas de solution à la difficulté qui est devant moi. J’ai beau envisager toutes les possibilités, il n’y a pas d’issue. Il faut donc que j’aille au-devant de cette épreuve, désarmé. Il est peu probable que j’en sorte vivant. Le moment est donc venu pour moi de te remercier de tes services.

J’ouvris la bouche, mais aucun mot n’arrivait à se former dans ma gorge.

— Comme je t’aime, Henri, continua-t-il. Ne crains rien, tu auras ton ultime moment, toi aussi, et tu sauras l’affronter. Tu verras alors que ce n’est pas le courage qui nous tient debout devant l’épreuve, je n’ai pas de courage, c’est la nécessité, la simple et pure nécessité d’advenir à soi. Cependant, ton heure n’est pas arrivée. Je veux donc que tu partes d’ici avec Pierre. Il devrait être possible pour vous deux d’entrer de nuit chez les clarisses. Le capitaine restera au couvent pour diriger la défense. Toi, tu t’enfuiras avec Bella. Vous irez à Florence. Mariez-vous selon votre cœur.

— Mais, répondis-je, je n’ai plus de famille, je ne peux me marier à une noble.

— À Florence, reprit Nicolas, tu trouveras l’atelier d’Andrea del Verrocchio. Cet homme t’aidera.

Je restai déconfit devant le sourire du cardinal…

Je ne sais pas comment je me suis retrouvé dans mes appartements, je n’ai aucun souvenir d’y être revenu. Il était tard dans la nuit ou tôt le matin, je ne sais pas. J’étais étendu sur mon lit, écrasé. Avoir toute cette liberté devant moi me paralysait…

Nicolas me brassait les épaules. Nous étions au beau milieu de la nuit. Il semblait très inquiet, mais je restais dans mon rêve.

Des hommes étaient arrivés durant la nuit avec d’affolantes nouvelles. Sigismond en présence de cinquante-trois nobles avait déclaré la guerre au cardinal. Cinq cents cavaliers et trois mille fantassins assiégeaient Bruneck. Avec le secours des paysans voisins, les habitants défendaient au mieux leur ville, mais le chapitre, effrayé, sans ordre du cardinal, envoya des délégués au-devant du duc Sigismond, à Sterzing.

Avant même de venir m’arracher à mon rêve, le cardinal avait commandé à Pierre de se rendre à Sterzing avec une lettre de concession dans laquelle il s’en remettrait à trois conseillers ducaux mandatés pour négocier son départ. Dès que je fus remis de ma torpeur, Nicolas me signifia de partir, car le siège était imminent. Je refusai.

La défaite

Le lendemain, au cœur de la nuit, un courrier nous annonça que Sigismond et son armée marchaient en direction d’Andraz. Plusieurs nobles s’étaient ajoutés à la cavalerie, et l’armée s’était accrue de plus de mille hommes. Au matin, une première garnison encerclait le bourg. Ils enflammèrent une grosse meule de paisseaux devant la porte. Notre troupe de défense ne décocha pas une seule flèche. Le bourgmestre et les bourgeois, sans même attendre le consentement du cardinal, coururent au-devant du duc Sigismond et lui présentèrent leur soumission.

Andraz prise, des cavaliers et des fantassins avancèrent en direction du château. Le cardinal demanda que  l’on  suspende  les  hostilités  afin qu’on le conduise devant Sigismond. Mais l’armée s’en tint à ses instructions et s’empara du fort, qui n’avait opposé aucune résistance, et de la personne du cardinal. Nous fûmes contraints, tous les deux, de monter dans une pièce forte du donjon où l’on nous enferma.

Après deux jours d’une négociation qui se fit en présence de quatre soldats et par échange de billets, le cardinal dut abandonner au duc le domaine de Taufers et payer une rançon de dix mille florins. De plus, tous les châteaux d’Autriche appartenant au cardinal devaient être remis à leur chapitre qui devait nommer un capitaine agréé par le duc. Quant aux titres de propriété des mines de sel, de cuivre, d’étain et de magnésite, ils seraient tout bonnement soumis à l’arbitrage d’Albert d’Autriche. Et pour ajouter à l’humiliation, le cardinal devait lever l’interdit qui pesait contre le duc et ses curés, et demander au pape l’absolution inconditionnelle de Sigismond, des nobles du Tyrol, de sa cour et de ses troupes.

Ayant pratiquement tout perdu, sauf notre chariot, nous fûmes forcés d’y grimper. Une assemblée de nobles s’était réunie pour assister à notre départ, De Velseck en tête. Une escorte nous rattrapa et nous mena jusqu’à Ampezzo, au pied des montages, à la frontière de la Vénétie.

De là, le cardinal, devant notaire et témoins, proclama la nullité juridique des actes qui lui avaient été extorqués par la force, et il appela la riposte du pape. Puis, il sombra dans un abattement que je ne lui avais jamais connu. Il ne mangeait plus, ne dormait plus, devenait sépulcral.

Cependant, il ne restait pas inactif en lui-même et, après quelques jours, il émergea. Il était blême mais apaisé.

— Je suis maintenant certain, me dit-il, que les évêques ne doivent pas thésauriser, mais distribuer leurs biens aux pauvres. Bella avait parfaitement raison, j’ai péché. Croyant servir les pauvres, j’attirais simplement la convoitise des riches. Moi qui voulais tant la paix, j’ai produit la guerre.

Des larmes coulaient sur ses joues. J’avais l’impression que toute sa vie se déroulait à rebours devant ses yeux…

— Je me suis trompé dès le départ, je te l’ai confessé déjà, mais tout ce sang versé…

Pour ma part, j’étais amer et en colère, et cette colère diffuse allait prendre des proportions plus qu’amères avec l’arrivée de Pierre. Sa figure était encore boursouflée par la bataille, une taillade lui traversait la joue, et il ne disait mot. Il fallut attendre un interminable moment.

Pressé par Nicolas, il nous fit son sinistre rapport :

— En premier, ils s’en sont pris aux pères de la stricte observance. L’un mourait autant de faim que de soif, enfermé depuis des semaines dans un donjon, il fut achevé au fouet. Un autre fut ligoté et traîné derrière un cheval jusqu’à Innsbruck, il mourut en chemin. Les autres ont été sauvés in  extremis  au  milieu  des  tortures  grâce  à  la conspiration de quelques bourgeois qui ont pu acheter leur délivrance. Aucun n’a renoncé à la réforme.

— Et Bella ! intervins-je.

Il détourna le regard et continua :

— Les religieuses, elles aussi, refusaient de se soumettre. Devant cette résistance, Sigismond vint lui-même à Brixen assiéger le couvent, jurant de ne quitter la ville qu’après le départ des sœurs supérieures et un serment de soumission de toute la communauté à son autorité. Les religieuses étaient prêtes à mourir de faim. Au bout de quelques jours, on saisit plusieurs d’entre elles. Après leur avoir lié les mains et les pieds, on les jeta brutalement dans un chariot afin de les amener pour leur jugement à Innsbruck.

— Bella était-elle du nombre ? insistai-je. Il se mit à trembler.

— Nous avons tenté une embuscade à quelques lieux au nord de Varna. Pendant que nous nous battions, un garde jeta une torche dans le chariot afin de nous persuader d’abandonner. Deux sœurs brûlaient dans leur robe, leurs cris étaient horribles. Nous nous sommes enfuis espérant que les soldats éteindraient le feu…

L’homme s’écroula en larmes. Je compris que Bella était parmi les victimes.

Mon cœur se transforma instantanément en pierre. Je n’appartenais plus au règne animal, je faisais partie des minéraux. Le drame était là devant moi, et moi, j’étais aussi froid qu’un cap de pierre. La dernière phrase du messager résonnait dans l’écho, mais je n’arrivais pas à en déchiffrer le sens : « Elle n’est pas morte… »

Le chariot s’était rendu à Innsbruck, puis à Kempten et à Pfullendorf, où Michtilde, épouse  de l’archiduc Albert, recueillit les sœurs et soigna les deux blessées. Mais cela, je ne l’entendais pas. Quelque chose m’empêchait de la considérer vivante, quelque chose que je n’étais pas capable de m’avouer.

Sommé par le pape de comparaître à Sienne, Sigismond refusa de s’y rendre et y envoya le plus fameux de ses docteurs : Laurent de Blumeau. Le malheureux se fit jeter en prison comme suspect d’hérésie. Pie II prit en main l’administration du diocèse de Brixen. Il ordonna à un chevalier allié du cardinal de hisser sur la place de Bruneck les deux drapeaux, le pontifical et l’impérial. Le duc fut excommunié. Sigismond devait remettre les choses dans l’état où elles étaient avant l’emprisonnement du cardinal. Il refusa. Grégoire de Heimbourg adressa, à la chrétienté et aux princes, un manifeste contre les actes de Pie II et fit appel à un futur concile pour « contenir enfin les pouvoirs excessifs du pape et l’invasion de son autorité dans les royaumes ».

Le pape réussit à s’allier les villes de Venise, de Trente, de Bâle, de Kempten, de Constance, de façon à réduire le commerce avec le Tyrol. Le Liechtenstein continua de soutenir Bruneck. Les Suisses entrèrent dans la partie. Chacun voulait sa part. Pie II encouragea les Suisses à se faire les « vengeurs de Dieu ».

C’étaient des mots. Le doge Malipiero offrit une médiation que le pape accepta. Plusieurs villes de l’Empire se montraient sympathiques au duc Sigismond. Le rapport des forces n’augurait plus du gagnant, seule un armistice pouvait régler l’affaire. En fait, il s’agissait d’une guerre d’usure qui corrodait davantage le pape que les princes. Les pouvoirs religieux sont ainsi faits qu’à se rendre visibles ils montrent leur vide et perdent toute efficacité. L’épée, éternellement, l’emportera sur les épouvantails religieux.

Au Vatican

Nous étions revenus à Rome. Le projet d’assèchement des marais pontins avait été abandonné, le plan d’exécution de l’entreprise avait été classé quelque part dans les archives de la bibliothèque du Vatican, et la plupart des villages neufs avaient été fermés. « C’était un magnifique projet ! » disait-on au cardinal chaque fois que l’on nous croisait dans une salle ou un corridor. « C’était un magnifique projet ! » telle était la phrase fatale et assommante que l’on appliquait à tout ce qu’avait fait ou tenté de faire Nicolas, applicable autant à ses œuvres philosophiques, scientifiques, diplomatiques que matérielles.

L’homme était laissé dans ses appartements, quelque part en cité léonine, assez loin pour ne pas déranger, assez près pour garder un œil sur lui. On ne lui commandait rien, on ne le consultait pas, on ne le condamnait pas, on ne s’en approchait pas, simplement on l’oubliait, et si par mégarde on le croisait, on le félicitait pour tout ce qu’il avait fait. Il suffisait d’accentuer légèrement le plus-que-parfait du verbe et le compliment s’emplissait de morgue. Pierre par pierre, on murait ainsi Nicolas dans le plus terrible des asiles, celui de la condescendance.

Moi-même, je l’avais abandonné, vu que je n’étais plus qu’une pierre. J’étais, parmi les clercs du Vatican, telle une stèle dans une nécropole. En effet, peu en ces lieux appartiennent aux vivants. Certains étaient plus mobiles que d’autres, ils déambulaient nerveusement, mais ils n’en étaient pas moins morts. Ils transportaient simplement à vitesse accrue les rumeurs, les parchemins, les décisions, les sanctions, les admonestations, que les autres, plus mécréants, charriaient avec moins d’empressement. Moi aussi, j’allais ici et là transportant de l’encre sur du papier. J’espérais faire comme les autres : pénétrer dans cette encre, entrer dans son abstraction, en faire ma religion, y disparaître tout entier, devenir un pur être de rhétorique. Mais non, je restais à distance, infiniment seul, exclu du papier que je déménageais.

À travers une fenêtre obscure de ma conscience, j’apercevais Nicolas, j’étais le témoin de sa chute et de son exclusion. D’un côté, tous les moulins à vent du Vatican s’agitaient autour d’un seul axe : la volonté de vaincre les princes sur leur terrain et par leurs propres moyens. De cette façon, plus les princes soufflaient sur le Vatican, plus  les  moulins  à  vent  s’agitaient.  À  vouloir répondre aux puissances, on en devient les pantins. De l’autre côté, Nicolas faisait signe de procéder autrement, de changer de route, de revenir à l’humilité. Le pauvre homme n’était tout simplement plus de la fête. On attendait que sa goutte et ses tophus l’achèvent. Déjà ses mains ressemblaient à des sarments dénudés d’automne et tout son corps se tordait tel un cep abandonné sur une corniche devenue trop vertigineuse.

Moi, je tournais dans les moulins du Vatican, car ma peine me rendait inaccessible à moi-même autant qu’aux autres. Ma conscience se tenait derrière un visage de femme que je craignais ne pouvoir reconnaître, derrière un nom que je ne pouvais plus prononcer…

Nicolas et moi, nous étions tous les deux hors jeu. Dans ma solitude, j’aurais dû traverser le mur, aller le rejoindre, tenter cette expérience unique d’une solitude rencontrant une solitude. Mais je suçais mon amertume comme un bonbon.

Nicolas, lui, était supplicié. Il y a mille manières de lapider un homme, celle du Vatican en vaut bien d’autres. Il suffit de vider les mots de toute sincérité pour en faire des pierres plus mortelles que des boulets de canon.

Un tel homme aurait pourtant mérité la confrontation. Il aurait tant voulu que l’on mette sa vie au feu des plus vives discussions, que l’on en fasse fondre le trop gras pour en saisir l’essence. C’est tout ce qu’il voulait. Il savait qu’il était à l’image de l’Église, un atome divin qui s’était noyé dans la graisse de son or. C’est ainsi qu’il se jugeait. Si l’on avait fait son procès, on aurait fait le procès de l’Église. Son chemin de purification aurait été le chemin de purification de l’Église. Mais on  lui  faisait  des courbettes.

Toute cette mascarade cynique et condescendante le meurtrissait au plus haut point. L’arthrite faisait éclater ses articulations. Ses poumons, son cœur, toutes ses entrailles étaient de plus en plus calcifiés, obstrués par les sels acides d’une Église qu’il avait trop aimée. L’homme se courbait autour de sa douleur comme un soldat blessé. Mais il n’abandonnait pas et travaillait sans relâche. Il voulait revenir à l’essentiel de la réforme : la pauvreté et la simplicité.

Il tirait la manche des cardinaux, des évêques, des clercs, des philosophes, de tout ce qui bougeait autour de lui : « Arrêtez, disait-il. Ne voyezvous pas que j’ai échoué là même où vous allez ? N’en tirerez-vous donc jamais de leçon ! Ne voulezvous pas prendre quelques minutes pour réfléchir aux fins plutôt qu’aux armes ? » Mais on le félicitait du courage qu’il avait démontré jadis, devant les princes et toute la noblesse.

Ne pouvant d’aucune façon entrer en communication avec ses contemporains, il finit par consacrer l’essentiel de ses énergies à parler au monde à venir, aux êtres du futur. Espérant que l’imprimerie ouvrirait progressivement les vannes de l’intelligence, il me dictait les fruits de sa vie.

Et puis, un beau matin tout ensoleillé, exténué, ayant enfin vidé sa coupe, il me vit, là, devant lui.

— Et toi, Henri, que fais-tu de ta blessure ? me demanda-t-il.

— Il est interdit de parler aux pierres, lui répondis-je.

Il y a parfois des mots qui précèdent la pensée comme pour l’amener et l’encourager à venir. La phrase qui sortit de ma bouche provoqua un rire, et ce rire, d’abord mécanique, fit une brèche dans mon cœur. J’étais prêt à réentendre mon ami. Alors j’osai poser ma question, car la vie de chaque homme est une question. La mienne, ma question, celle qui avait sculpté toute ma vie s’énonçait en peu de mots :

— Pourquoi tout ce que nous faisons produitil tant de mal et de souffrance et si peu de bien ? demandai-je.

Il connaissait la chair et le sang de ma question. Il en saisissait toutes les veines et les artères, puisqu’il avait été témoin de ma vie et qu’il savait lire une personne encore mieux qu’un livre. Au fond, je lui demandais pourquoi ma fidélité m’avait valu d’être complice d’autant de massacres. N’était-ce pas parce que l’univers n’est  que désordre absurde ?

— La question, répondit Nicolas, n’est pas de savoir si l’origine est un chaos ou un hasard de forces. La question est de vérifier ton hypothèse et, pour cela, d’aller en sens contraire. Tu pourrais peut-être découvrir une loi. Par exemple : là où prime le mal, même le bien engendre la division. La guerre et de grandes souffrances en résultent. Moïse, Jésus, Mahomet le prouvent. Introduire de la lumière dans la nuit ne se fait pas sans déchirement. Même si toi et moi avions eu la pureté d’un François d’Assise, nous n’aurions pas échappé à cette loi. Les conflits auraient sans doute pris un autre visage, mais le malheur aurait été égal. À l’inverse, là où le bien prime, même le mal engendre le bien. Les méchants ne réussissent qu’à rendre les hommes bons encore meilleurs.

— Si je comprends bien, ripostai-je avec un certain cynisme, le monde extérieur sera de  plus en plus effrayant, et le monde intérieur de plus en plus divin. À ce  rythme, dans cinq ou  six siècles, on mourra par millions dans toutes sortes de guerres alors que les saints toucheront à l’ineffable.

— Va maintenant plus loin. Le monde ressemble à tous les hommes, il est comme toi et moi. Avec le temps, l’extérieur supporte avec peine et souffrance ce que l’intérieur n’est pas arrivé à résoudre. Pendant que l’extérieur se dégrade, l’intérieur revient à la source. Et puis, un jour, trop de souffrances allument la conscience. Alors, c’est à toi de m’expliquer, Henri, pourquoi n’as-tu pas utilisé les lieux et les temps qui t’étaient offerts pour advenir à ce que tu es ? Pourquoi t’es-tu refusé à toi-même malgré la douleur ? Tu me demandes pourquoi le mal, je te réponds explique-moi le bien ! Pourquoi es-tu resté en surface ? Pourquoi n’as-tu pas plongé dans tes peurs, dans tes incertitudes, dans tes douleurs et dans tes amours ? Il n’y a qu’un mal : se tenir à la surface. Dis-moi, je t’en prie, pourquoi as-tu abandonné ta bien-aimée ? À fuir la souffrance, on se refuse au bonheur.

Il avait entré le glaive jusqu’au cœur.

Nicolas, lui aussi, agonisait, isolé à mort. On tentait par tous les moyens de faire de lui un vieillard. Il suffit de ne plus rien attendre de quelqu’un, de laisser gentiment tomber dans le vide sa parole et de lui rappeler uniquement ce qu’il a fait de bien, pour transformer l’homme le plus vaillant en vieillard radoteur. Pouvait-on imaginer plus grand supplice pour cet homme d’action qui continuait à se lever bien avant l’aube, à prier sur ses genoux déchirés, à lire à la chandelle, à se perdre en mathématique, en astronomie, en métaphysique, dans une volonté inébranlable de produire justement des conséquences, de les évaluer dans la confrontation, de se redresser et de se reprendre ?

Nicolas ne supportait plus l’air du Vatican. Il se réfugia à Orvieto, dans la douce Ombrie, avec l’espoir de reprendre quelque force.

L’Ombrie

La douceur des collines et la magnificence du lac de Bolsena ramenèrent Nicolas à son cloître intérieur. Il n’en sortait presque jamais. À travers les terribles douleurs de son corps et de son cœur, il semblait cultiver un petit coin de jardin lumineux et heureux.

Il était très tôt, le ciel encore étoilé semblait attendre le jour et les arbres scintillaient comme pour appeler l’aurore. J’avais cherché Nicolas et ne l’avais pas trouvé comme j’aurais dû à la bibliothèque, et il n’était pas non plus à l’oratoire ni dans sa chambre. Je n’osais l’appeler de peur de réveiller les coqs et d’ameuter les paysans. J’avançais silencieux dans la forêt de façon à écouter les moindres indices. Je me dirigeais vers le cœur du bois où tout se tait et retient son souffle. Car c’est dans ces trous de silence qu’il aimait s’asseoir lorsque ses douleurs se faisaient trop lancinantes.

J’entendis d’abord le rire d’un enfant, puis la voix d’un homme. Je m’approchai et, à ma très grande surprise, je reconnus Cimabue, le peintre de Constantinople, accompagné d’un enfant. Nicolas était avec eux.

Au milieu de la clairière où ils étaient, il y avait une fondation circulaire en grosses dalles grises, sans doute le vestige d’une ancienne tour romaine. Avec une pierre crayeuse, Nicolas avait dessiné son jeu de boules. Depuis notre dernier retour en Italie, il pratiquait cette activité de son invention presque à tous les matins. Il traçait neuf cercles concentriques sur lesquels, les yeux fermés, il jetait un caillou. Ensuite, il se lançait dans une sorte d’exercice arithmétique et symbolique qui le préparait, semblait-il, aux plus hautes spéculations métaphysiques. Sauf que là, il laissait le bambin, qui semblait être l’enfant de Cimabue, courir sur les dalles et aller chercher le galet qu’il portait aussitôt à sa bouche en riant. Ce qui, au lieu de mener à une discussion sur les étapes de la vie spirituelle, arrachait des larmes de joie aux yeux du cardinal.

Je n’osais m’approcher davantage et, caché derrière un olivier, me contentai de regarder et d’écouter. Cimabue restait debout, hors de la fondation, du côté opposé au cardinal qui, lui, était assis appuyé contre un grand cèdre.

— Rapporte-moi la pierre, demandait Nicolas à l’enfant.

L’enfant sortait le caillou de sa bouche, le tendait vers Nicolas, mais restait à tituber à l’intérieur des trois cercles du milieu. Il remettait la pierre dans sa bouche et continuait à la mordiller.

— Va, donne au cardinal, insistait Cimabue. L’enfant faisait un pas en direction du vieil-

lard, puis revenait dans les cercles intérieurs et remettait la pierre dans sa bouche. Nicolas tendait la main, Cimabue encourageait l’enfant.

L’enfant avançait, reculait, faisait des ronds, mais n’osait s’approcher du prélat. Des larmes d’émotion coulaient des yeux de Nicolas. Pour attiser l’enfant, il fit mine de regarder ailleurs et se mit à gratter le sol avec une brindille de façon à débusquer des fourmis. Et hop ! le bambin jeta le caillou en direction de Nicolas. Celui-ci cacha l’objet un instant dans sa main couverte de bandages et le lança directement au centre des neuf cercles. L’enfant ramassa aussitôt le projectile, le mit dans sa bouche et le relança en direction de Nicolas. Le vieillard le reprit et le jeta une fois encore au centre des cercles.

L’aurore commençait à illuminer la forêt, on entendit un coq chanter. Cimabue s’était éloigné un peu. Une brume flottait entre les arbres. Un parfum de fleur d’oranger circulait entre les couleurs du matin, rappelant sans doute au peintre sa belle Irène.

— Apporte, demandait toujours Nicolas à l’enfant.

Le stratagème dura je ne sais combien de temps, mais chaque fois l’enfant s’approchait un peu plus du vieillard. Et puis, soudain, le garçonnet se précipita dans ses bras. Après un bref moment, le jeu reprit. L’enfant ne donnait toujours pas la pierre, mais il se lançait sans préavis dans les bras tremblotants du prélat. Leur accolade se prolongeait de plus en plus et, finalement, le petit s’endormit sur la poitrine du vieillard qui le mouillait de ses larmes.

Le silence devint si profond que l’on aurait dit qu’il donnait de la sonorité aux gouttes d’humidité qui perlaient sur toute la végétation. La lumière du jour, filtrée entre les brumes et le feuillage, conférait à la scène une grâce presque surnaturelle. Cimabue sortit une craie noire et un parchemin de son bissac afin de fixer la scène. Pas un mot, pas un son, le silence était total. Le parfum d’oranger allait et venait comme une robe de femme. Nicolas, appuyé sur son arbre, s’était lui-même endormi en serrant l’enfant dans ses bras. Sa respiration était sifflante, irrégulière et si légère que l’on aurait pu croire, par moments, qu’il nous quittait.

Je me suis souvenu de ce que m’avait raconté Cimabue, le lendemain de la terrible nouvelle de l’effondrement de Constantinople. Il voulait purifier son art jusqu’à la naissance de l’Enfant sur une toile de lin. Il disait qu’on le préparait depuis toujours pour cette tâche.

Le temps était suspendu, les gestes du peintre ressemblaient à une danse infiniment lente, comme celle des ombres sous l’avancée du soleil. Tournant le dos à une scène que je ne voulais en rien troubler, je me laissai glisser le long de l’olivier. Appuyé contre l’arbre, le silence de ce matin si calme finit par m’emporter.

Me réveillant, j’entendis Nicolas au milieu d’une conversation :

— Tu  as bien fait de le prendre avec toi, disait-il.

— Il n’aurait pas survécu, répondit Cimabue.

— C’est un si charmant bambin, affirma Nicolas.

— Mais quels souvenirs réveille-t-il ? demanda Cimabue qui percevait Nicolas touché au plus profond de lui-même.

— Il est mon enfant, répondit simplement Nicolas, gardant pour lui son trop grand souvenir.

— Mais dites-moi, comment peut-il être votre enfant ? demanda Cimabue en prenant au pied de la lettre les mots du cardinal.

— Un livre, répondit Nicolas, comprend les vingt-six lettres de l’alphabet, et il contient ainsi virtuellement tous les livres possibles. Cet enfant contient lui aussi tous les éléments du cosmos. Je pourrais passer l’éternité uniquement avec lui et tout connaître.

— Alors je veux, moi aussi, passer l’éternité avec lui.

J’entendis gazouiller l’enfant qui devait commencer à se réveiller. Le petit garçon, qui n’avait sans doute pas encore trois ans, se mit à maugréer.

— Viens, allons prendre le petit déjeuner, proposa Nicolas… Aie ! geignit-il en se levant, car toutes ses articulations résistaient au mouvement.

Cimabue le soutint et ils quittèrent les lieux. Le silence peu à peu m’encercla. L’odeur d’oranger se dissipa. Je restai longtemps sous l’olivier méditant sur ce que j’avais entendu. Bella passa comme un arôme printanier. Elle était peut-être la porte de ma propre vie.

Nicolas passait tout son temps avec le bambin. Il lui montrait des enluminures, lui apprenait à suivre la trace de grandes lettres qu’il dessinait sur les dalles de la chapelle. Il riait et, dans sa douleur, le rire faisait gicler des larmes. De longues heures au soleil, il berçait l’enfant. Lorsque le petit se réveillait, il s’éloignait pour jouer, mais toujours il revenait comme un oiseau à son nid.

Finalement, Cimabue repartit avec l’enfant. Nicolas avait pu lui obtenir des papiers d’adoption, si bien que Cimabue s’en retourna chez son ami légat, Isidore, avec un fils légitime à un avenir prometteur.

La fin

À la suite de cet événement, un grand rassemblement de vie se mit à émerger sur le visage du cardinal. Il en est des hommes comme du blé. À l’automne, toute l’énergie se rassemble vers le haut, vers l’épi, vers la graine. Le corps meurt progressivement en illuminant le visage. Nicolas devenait une gerbe dorée. Chaque peine, tourment ou  écorchure  de  sa  vie,  chaque  plaisir, joie  ou amour de son cœur faisait sa ride sur sa figure. Cela rendait Nicolas aussi beau qu’un enfant.

Il souriait maintenant de toute sa douleur et de tout son bonheur. Sa figure était la configuration d’un sentiment si profond, si large, si nuancé qu’il ne pouvait trouver ni nom ni verbe ailleurs que dans l’expression de ce visage. Son visage était devenu le voile infiniment mince de son esprit. Le germe était là, à fleur de peau, prêt à féconder, et il n’y avait plus personne pour le recevoir.

L’homme désirait mourir debout en soldat de la paix. Je l’aidai à reprendre place dans le vieux chariot qui tombait en ruine, et nous partîmes pour Ancône avec l’intention d’aller signer un document permettant de résoudre, croyait-il, la crise hussite. Nous dûmes nous arrêter à Todi, Nicolas n’arrivait plus à souffler. C’est avec  grande peine qu’il pouvait parler, mais une urgence semblait le pousser.

— L’Église ne se réformera pas, me dit-il, en sortant du chariot. Elle ne le fera pas parce qu’elle ne s’occupe pas des petits enfants, elle a perdu contact avec les femmes et les bébés.

Je dus le soutenir jusqu’au presbytère.

— Donc cette civilisation ira au bout de ses contradictions, continua-t-il avec grande douleur dans l’élocution. Cette civilisation mettra fin ellemême à ses jours. Qu’importe ! L’essentiel est ailleurs. Il y a dans le fond des fonds un point de solitude où personne d’autre que soi-même ne peut aller. C’est la racine de la fraternité, et il n’y en aura jamais d’autre.

— Mais vous vous fatiguez, intervins-je.

— Tu écriras cela sur le carnet, insista-t-il. Tu entends bien cela, Henri ? Dans ce fond, l’être n’est pas (son souffle manquait) tant qu’il n’a pas pris le risque de lui-même. Sors de toi-même, Henri, car il fait magnifiquement beau dehors.

Je le transportai à la chapelle où il  voulait dire une messe avant d’aller se coucher.

— Te souviens-tu de ce que Bella nous avait demandé la première fois que nous l’avons rencontrée à Rome ?

— Non, lui répondis-je.

— « Que faites-vous à Rome ? » avait-elle questionné. Elle demandait cela parce que nous n’étions pas dans notre lieu propre et parce que Rome n’est pas le lieu propre de l’Église. Connais-tu la question de ma vie ?

— Non, dus-je admettre.

— Où est l’Église, où est la fraternité, où est mon enfant ? Voilà ma question.

Il prit une profonde respiration qu’il ne put compléter à cause de la douleur qui le traversait.

— Eh bien voilà, j’y suis, continua-t-il, haletant. Je connais en ce moment la béatitude. Sais-tu pourquoi un homme désire une femme ?

Je n’osais répondre.

— C’est parce que sa béatitude est dans son origine…

Nicolas ne mourait pas, il ressuscitait. À mesure que la messe avançait, son corps chancelait, mais son sourire rayonnait.

Comme il m’avait blessé à mort, je lui devais la  même  compassion.  Aussi,  au  moment  de  la consécration, lorsqu’il souleva le calice, je ne pus m’empêcher de murmurer :

— Allez, allez, mon père, mon frère, mon  ami, votre petite et sa mère vous attendent.

Son sourire perdit un moment toutes ses rides tant cette enfant lui traversait le visage, et je crus qu’il allait enfin s’effondrer. Mais il se reprit et continua jusqu’à la fin. Ce n’est que revenu à la sacristie, à l’abri des regards, qu’il se tourna vers moi et s’affaissa dans mes bras.

— J’y vais.

Et il expira pour la dernière fois.

Je sentis son corps s’imprimer sur moi comme sur de la cire tiède, et peu à peu la cire se refroidissait en retenant le sceau.

La rencontre

Le pape mourut trois jours après Nicolas, si bien que l’enterrement de son vicaire général au temporel, bien que conforme aux convenances, passa presque inaperçu, pour ainsi dire à l’ombre de celui du pape. Il y a comme ça, à Rome, des ombres auxquelles l’on n’accorde plus aujourd’hui aucune attention. Et pourtant, l’ombre,  selon mon ami Léonard de Vinci, est le « recueillement de la lumière ».

Pour ma part, je ne suis pas retourné à Rome. Je suis resté là où j’étais, à Todi. Mon ami n’était plus. Il fallait que je mette en terre cette absence, car il n’y a rien au monde de plus lourd qu’un être que l’on a aimé et qui sécrète son éternelle absence. J’étais à l’ombre d’un olivier pas très loin du village, j’avais dans ma poche la petite pierre que lançait Nicolas à l’enfant… Comme une chatte qui enterre son petit, je creusai avec mes ongles. Il n’était pas difficile de creuser parce qu’il pleuvait comme au temps de Noé. Je déposai la pierre, refermai. Un moment, j’éprouvai du soulagement…

Le mois qui suivit, à chaque fois qu’il pleuvait, et il plut beaucoup cet automne-là, j’allais au pied de l’olivier. Comme il pleuvait, je n’avais pas besoin de pleurer, d’ailleurs une pierre, ça ne pleure pas.

Il arriva un temps où le mal du vide devint insupportable. J’étais sous l’olivier et j’exerçais ma fonction de pierre tombale lorsque cela arriva. Soudain, une petite fleur sortit de la boue. Cela   fit si mal que je ne tenais plus en place. Je serais sans doute mort, mais on ne peut pas mourir avant de naître, alors je brûlais comme consumé dans le vide.

Chaque nuit, je dormais dans le vieux chariot du cardinal en compagnie d’un chien du village.  À travers ses poils détrempés, je trouvais assez de chaleur pour survivre. Les pierres tombales et les chiens ont quelque chose en commun : à  l’orée de la nuit, lorsque la lune est grosse, la pierre comme le chien aboient et crient leur amertume. Seuls les chiens entendent le hurlement des pierres dans les cimetières. Mais ce soir-là, mon vagissement resta coincé dans ma gorge comme une arête. J’étouffais.

J’attelai les chevaux, montai sur le chariot et nous partîmes, le chien et moi, pour je ne sais où, en direction nord. Au nord, il fait froid, la douleur gèle.

Un chien dispose de bien plus d’instinct qu’un monument funéraire ; aussi, après des semaines épuisantes, je me retrouvai en pays hussite, là où mon père avait combattu au côté des disciples de Žižka. C’était le chien qui m’avait guidé jusqu’à  cet endroit, car moi, je ne savais même pas où se trouvait ce champ de bataille, je ne savais rien de la Bohème, je ne savais rien des hussites et je ne voulais rien savoir de ces mouvements grégaires où un troupeau tente de devenir une nation. J’allais nulle part, j’étais nulle part et je me fichais des lieux, je cherchais des remèdes.

Arrivé de nuit, le chien hurlait comme un loup, alors qu’il n’y avait pas l’ombre d’une lune. Il faisait si froid que la terre fumait, mais ma douleur, plutôt que de geler, me transperçait de mille couteaux. Le chien me tira par la manche et m’amena à l’endroit exact, derrière le rocher précis où ma vie s’était arrêtée, glacée dans sa peur alors que l’on déchiquetait ma sœur devant moi.

Il y avait là, juste à l’endroit où on l’avait violée, une flaque d’eau pas très grande dans laquelle les trombes de pluie venaient faire des fontaines. C’était une flaque d’eau agitée par un cri qui tentait de s’arracher du sol, mais y retombait sans cesse, comme retenue par une immense pesanteur. On aurait dit des doigts qui, dans cette chair, voulaient s’échapper et s’envoler comme des oiseaux.

Elle étouffait sous cette chair comme sous un drap souillé de boue. Elle était là, sous cet homme, comme une minuscule marguerite écrasée par une pierre, et son sang giclait sans jamais pouvoir s’envoler. On écorchait devant moi une âme jusque dans ses moindres recoins intimes, et moi, je restais gelé dans ma peur.

Le chien m’arrachait la manche à force de me tirer. Il parvint à me traîner si près de la flaque d’eau que j’aurais pu la toucher. Jamais il ne mit  la patte dans la flaque et il me laissa seul devant elle comme devant une porte close. J’étais totalement paralysé.

Elle était à un doigt de moi. J’entendais le gémissement de son silence, je percevais la frayeur de son agitation. Il y avait dans cette eau des ombres qui vacillaient, il y avait dans ce vacillement une infinité de visages terrifiés qui auraient pu sourire et s’offrir. On n’a pas idée de ce que l’on tue lorsque l’on détruit à coups de pierre un petit sachet de graines, une fécondité humaine, une femme. Si l’homme avait simplement passé son chemin, au lieu de ce trou, il y aurait aujourd’hui une petite maison chargée d’enfants.

Est-ce pour cela que l’univers est si noir ? Est-il possible que dans le charbon du ciel se cachent des étoiles enterrées vives dans notre peur ?

C’était une enfant, une petite fille pas plus grande qu’une flaque et bien plus fragile que l’eau. Du sang, simplement du sang chaud propulsé par un étrange goût de vivre à l’écart de la boue. Il ne fallait pas déchirer l’enveloppe. Si l’on déchire l’enveloppe, le sang se répand et perd sa chaleur. C’est simple à comprendre. C’est la petite différence entre un enfant et une flaque. Mais l’homme déchira l’enveloppe, et moi, je suis mort derrière le rocher avant même de naître. Elle poussa un gémissement, elle s’agita comme un faon dans la gueule d’un loup. Il aurait pu simplement la tuer en enfonçant dans sa poitrine une épée bien droite et bien propre, mais non, il fallut qu’il y verse son venin, il fallut qu’il fasse de sa mort un déni absolu de ce que sont toutes les petites filles.

J’avais beau entrer mes ongles dans la terre tout autour de la flaque, déchirer la boue avec mes doigts, mettre en bouillie cette bouillie, découper cet homme, lui arracher les tripes, lui briser les os, lui cracher sa moelle à la figure… Rien ne redonnait vie à cette flaque. Pas plus ma vengeance que ma lâcheté. Je déchirais cette pourriture d’homme de mes griffes, j’épuisais l’élan qui aurait dû me pousser alors contre ce monstre. Mais le temps se fout des retardataires, il court sur son cheval, et les impulsions qui arrivent trop tard retombent derrière lui dans leur néant.

Je pris dans ma main droite un éclat de  pierre et, comme si c’était un marteau, je me frappai la main gauche, encore et encore, jusqu’à ce que le sang gicle. Cette douleur locale me soulagea un peu de ma souffrance infinie. Mon sang se mêla à la boue et il y eut une petite accalmie. Mais la flaque, elle, restait là, à hurler sous la pluie. Cela faisait trente ans qu’elle s’agitait ainsi dans sa douleur.

Pourquoi l’enfer n’existe que pour ceux qui ont encore leur cœur, alors que tous les autres dorment dans leurs certitudes ?

Le chien se mit à hurler. La pluie cessa un instant.

Un croissant de lune apparut dans la flaque. Il y avait mon visage dans le miroir de l’eau, on aurait dit qu’il était de marbre blanc. Le chien hurla une dernière fois. Une petite brise caressa tendrement la flaque et je vis son visage. Ma petite sœur. Un instant, je vis clairement son visage, c’était le plus beau visage du monde. Plus beau que celui de Catherine, plus pur encore, et elle me sourit avec un tel amour qu’il sembla un moment que toutes les boues du monde allaient être lavées.

— Pardonne-moi, petite sœur.

C’était moi qui hurlais dans la nuit. Je plongeai le visage dans la flaque. Il pleuvait à nouveau à grandes trombes.

Épilogue

Nicolas avait raison, un mur me séparait de Bella. Mais quel était ce mur ? J’avais simplement peur que l’amour n’existe pas au-delà de la première attirance. Je craignais qu’un simple regard sur  son corps mutilé fasse disparaître l’enchantement, et que je me retrouve comme un homme pervers noyé dans le chaos de ses passions. Il y avait ce terrible doute qu’entre l’amour et la débauche il n’y ait que la distance d’une illusion. Je pourrais me retrouver dans l’homme qui avait violé ma petite sœur. Et cela me faisait bien plus peur que la mort.

Ce jour-là, en route vers les clarisses de Brixen, je n’étais plus sûr que le mal fût le principe premier. J’avais le goût de l’expérience et de la vérité. On verrait bien qui j’étais et quel était le principe premier de l’être !

Je la trouvai dans la cour intérieure du cloître. Je ne pouvais observer que son profil à travers quelque feuillage. C’était pénible à regarder. Seul son œil, toujours étincelant, illuminait les ombres violacées de ses cicatrices. Il y avait dans ces ombres une tristesse immense. Je ne sais pas si ce fut sous l’effet du choc, mais cette tache aux couleurs des bourbes du vin me parut soudain être à l’image du cosmos : une sorte d’analogie de la nuit. Je fus pris de vertige.

Il y avait quelque chose de sublime dans ce visage ombreux. Je me souvenais d’avoir trouvé cette beauté dans les marais pontins. Le visage d’Horus, la beauté du versant obscur de la vie.

Je pris le temps de regarder, et j’ai vu. Je la voyais, elle, sous ses joues brûlées. Cet œil avec son sourcil intact, ses cils longs qui s’ouvraient comme des ailes d’oiseaux me suffisaient.

Quelqu’un lui adressa la parole et elle se retourna. Miracle, l’autre côté de son visage était immaculé, plus beau qu’autrefois encore, car l’âge avait ajouté de la mémoire à sa douceur naturelle. Lorsque l’on voit sur le côté indemne comment devrait être le côté brisé, on est d’abord intensément outré du contraste, comme si un côté portait ombrage à l’autre, comme si un côté niait l’autre. Mais après ce moment de révolte où la lumière tente de nier l’ombre, où le malheur tente de ridiculiser le bonheur, je me rendis compte qu’il y avait quelque chose de fascinant dans un tel visage. Le côté mutilé, abîmé, effrayant donne à l’autre côté un tel éclat que l’on ne peut jamais s’habituer. Le travail des opposés rend le monde attachant autant que vivant.

L’univers est ainsi fait que si par mégarde vous arrivez à voir réellement une fleur, une petite fille, une insignifiante grenouille dans un étang, une étoile scintillante dans une embrasure, un détail quelconque de l’immensité, vous ne pouvez plus supporter ni la laideur, ni la mort, ni la méchanceté. Vous vous sentez dans l’obligation de nier l’un ou l’autre. Moi, je niais l’existence des fleurs et des petites filles, je ne regardais que la noirceur. D’autres, au contraire, ne portent attention qu’aux couleurs des anges. Les deux font erreur. Il faut regarder les choses en face, la symétrie des opposés tient dans l’unité et, par l’unité, engendre l’amour.

Nous partîmes pour Florence. À l’atelier d’Andrea del Verrocchio, je trouvai non seulement de l’aide, mais les titres de propriété d’une magnifique petite maison à flanc de coteau, sur le côté sud de l’Arno, et aussi des titres de noblesse que Nicolas avait réussi, à mon insu, à obtenir de la famille de ma mère. Il avait aussi déposé chez les Médicis une dot en florins sonnants permettant à Bella de retrouver  sa dignité.  Nous nous mariâmes à la cathédrale, et la fête aurait été discrète sans la présence de notre ami Léonard de Vinci, qui n’avait d’intérêt que pour l’invention.

De Vinci dévorait tout ce que Bella ou moi disions du cardinal. Il avalait tous les textes que je lui donnais, les traités, les sermons, les dialogues… Il semblait le guetter dans tous les dessins, les croquis, les peintures que Bella lui faisait.

Un matin très tôt, j’entendis une exclamation, comme un grand cri dont il était impossible de savoir s’il s’agissait d’une agonie ou d’une intolérable joie. Cela provenait de l’atelier de la maison. Je me précipitai, Léonard, comme transfiguré, était ébahi devant une grande toile de la Madone tenant son Enfant. C’était à vrai dire la plus belle peinture qu’il m’ait été donné de voir. La Madone n’était rien nulle autre que Catherine, mais l’Enfant, je ne le reconnus pas sur le moment.

La Madone nous regardait, l’Enfant nous regardait, et, partout où nous étions, ils semblaient nous toucher avec une affection telle que nous avions la certitude d’être leur seul objet d’amour. Cela venait de ce que leurs regards, quoique distincts, ne semblaient former qu’un seul regard.

Bella accourut. Elle regarda de Vinci, et elle s’exclama :

— Mais quel Enfant vous avez fait, maître, pour ma Madone !

— Je n’ai rien fait, répondit de Vinci, je venais jeter un coup d’œil à votre travail, et voilà que l’Enfant était terminé. En une seule nuit !

Et puis, soudain, je le reconnus, c’était l’orphelin de Cimabue.