Deux mots, deux sous-titres.
1- Philosophie…
Il y a beaucoup de préjugés à propos de la philosophie. On dit que c’est un exercice cérébral inutile qui n’aboutit à aucune conclusion définitive. Mais qui aimerait vivre dans le définitivement clos!
Revenons à la signification du mot philo-sophie : Amour de la Sagesse.
- L’amour est un élan affectif vers la beauté qui entraîne tout notre être (corps, cœur*, esprit formant un seul être).
- La sagesse (du latin sapere) consiste à avoir du goût. Le goût est un sens comme l’odorat, c’est-à-dire un rapport avec le réel.Le goûtest aussi une expérience, c’est-à-dire un rapport réciproque avec le réel.
Mais la philosophie est le goût de quoi? Qu’est-ce qu’on goûte lorsqu’on philosophe?
On goûte des prises de conscience. Il s’agit de comprendre comme lorsqu’on dit que l’utérus comprend le fœtus et que lui-même, l’utérus, est compris dans le corps. Comprendre veut dire inclure en se percevant inclus.
Comprendre est l’expérience…
- corporelle de contenir et d’être contenu;
- affective d’étreindre et d’être étreint;
- intellectuelle d’embrasser des significations qui nous embrassent.
En réalité, la philosophie veut tout comprendre parce que l’acte de compréhension est forcément total et s’adresse à une totalité* qui nous comprend. Ce qui signifie d’arrêter d’imaginer que la pensée s’arrête là où moi, je pense.
Notre besoin de comprendre ne peut pas être atteint par un acte partiel, par exemple : comprendre une fonction physiologique n’a de sens que si on peut la situer dans son ensemble et dans l’ensemble de la biologie, et ensuite situer l’ensemble de la biologie dans l’ensemble de la vie, et saisir l’ensemble de la vie dans l’univers, puis se situer soi-même dans l’univers. Ce qui signifie que l’univers n’est pas mon étranger et que je ne suis pas son étranger.
La philosophie ne peut donc pas se contenter d’analyses et de synthèses, c’est un acte qui commence par des perceptions pour aller jusqu’à des prises de conscience. La conscience* garde un pied dehors et un pied dedans si bien que son champ embrasse la pensée et le réel comme s’il s’agissait d’une même réalité.
Peinture de Pierre Lussier
Tout le monde vit dans une philosophie, c’est-à-dire dans un organe de compréhension, dans une organisation de préalables à partir de laquelle nous tentons de nous comprendre nous-mêmes et de comprendre le monde qui nous entoure. Mais rares sont les gens qui connaissent la philosophie dans laquelle ils vivent et par laquelle ils tentent de comprendre le monde.
Au début, on comprend d’abord le monde dans la philosophie et par la philosophie qui nous a été donnée, que la majorité partage plutôt inconsciemment. Nous ne connaissons pas la philosophie dans laquelle nous croyons pensons et dans laquelle nous ne pensons pas vraiment du fait des habitudes de penser. Notre philosophie commune constitue l’ossature de nos conditionnements.
Actuellement, dans notre culture, nous tentons de nous comprendre nous-mêmes et le monde, dans et par une philosophie dite matérialiste. Nous imaginons que c’est notre cerveau qui pense, que la pensée est un effet des mécanismes matériels, qu’on dit « matériel » justement parce qu’on suppose qu’il ne s’agit pas de pensée, mais autre chose, quelque chose qui ne pense pas et qui même n’a jamais été pensé, mais qui, organisé en cerveau par hasard et par évolution, produit des flux électriques que nous appelons pensées.
En réalité, notre philosophie matérialiste n’est que la moitié d’une philosophie dualiste plus englobante. Cette philosophie dualiste sépare matière et esprit, corps et âme*, sujet et objet… Comme elle est dualiste (deux principes premiers* parallèles qui ne se rejoignent pas), il y a forcément des contradictions idéologiques qui donnent lieu à de dangereux clivages sociaux :
- les matérialistes pensent que la réalité est matérielle et que la pensée n’est qu’un effet abstrait de la matière*;
- les spiritualistes pensent que la réalité est spirituelle et que la matière* n’est qu’un effet de l’esprit.
Si le matérialisme se concrétise dans le scientisme* (l’idéologie* voulant que seule la science dit vrai), le spiritualisme se concrétise dans le fondamentalisme religieux (seule la religion dit vrai). Matérialisme et fondamentalisme religieux sont les deux côtés d’une même philosophie et forment une seule mentalité, c’est pourquoi beaucoup de sociétés (comme les États-Unis) sont très polarisées entre fondamentalisme religieux (associé à la droite) et matérialisme scientiste (associé à la gauche).
On cherche toute sorte de causes à la crise humanitaire et écologique, c’en est certainement une.
Pourquoi ce dualisme est-il fondamentalement dangereux? Parce qu’il sépare la matière* et l’esprit et pour faire cela, il faut d’abord s’être culturellement découplé du réel. Ce sont donc, tous les deux, des idéologies*. Elles empêchent l’expérience réfléchie du monde réel et donc la prise en considération des effets de notre pensée agissante sur le réel.
L’expérience du réel exige de comprendre la différence extraordinaire entre le réel et le représenté que la conscience (cette étonnante dimension de la pensée) perçoit clairement.
Le réel est toujours au-delà de nos capacités de le représenter parce qu’un être réel est infini en détail (avec son organisation moléculaire et atomique), en temporalité (en métamorphose depuis le début de l’évolution), en complexité* (pensez à la pyramide organisationnelle d’une seule cellule), en interactions (pensez à toutes les interactions entre un brin d’herbe et tout l’environnement jusqu’au soleil), en significations (en lui-même et avec tous les êtres qui l’entourent), en valeurs* (sa valeur propre et sa valeur pour tous les êtres qui l’entourent), etc.;
Nos représentations (que souvent nous appelons connaissances) sont schématiques, réductionnistes, simplistes. Elles ne peuvent pas être autrement.
Or le matérialisme comme le spiritualisme confondent le monde des représentations (toujours rachitiques) et le monde réel (toujours insondable). Pour cela, il faut soustraire la conscience de la pensée. La conscience est justement ce perçoit cette différence extraordinaire.
Aussi, si nous désirons réconcilier la pensée et la réalité, il faut d’abord restituer la conscience dans la pensée, et se rendre compte que si les représentations de la pensée sont loin de la réalité, cela démontre que la conscience est prégnante dans la réalité, elle en a une sorte de prescience, elle partage avec elle la même expérience de l’infini. Et c’est par cela qu’elle voit la différence existentielle entre une représentation et une réalité. Le dualisme réalité-pensée existe parce que la pensée est confondue avec les représentations qui elles, sont des schémas abstraits, et évidemment, ces schémas abstraits ne sont pas du même ordre que la réalité. Et justement, la conscience s’en aperçoit.
La vie consiste à affronter l’infinie réalité. Les connaissances toujours doivent être utilisées avec d’infinies précautions, parce qu’effectivement elles sont très en deçà de la réalité.
Le propre de la pensée habitée de conscience est de pouvoir se penser elle-même, voir les limitations de ses représentations. Elle peut les voir, car elle touche à la réalité qui est, elle aussi réelle. Elle ressent son être dans l’être et saisit son infinité.
***
Pour aimer la sagesse, il faut la goûter, percevoir qu’une image de fraise ne goûte pas la fraise, mais la fraise, oui. Les vrais scientifiques (ceux qui ne sont pas contaminés par le scientisme) n’oublient jamais cet écart, ils ont la tête dans leurs connaissances, mais sentent leurs limites, font avancer les connaissances vers la réalité parce qu’ils gardent le nez dans l’infini des détails, des dimensions, des nuances, des complexités, des relations…
La conscience (con-science) est l’aspect de la pensée « sciente » du réel. Cela suppose une expérience de tous les sens qui sont les organes préhensiles de la pensée. L’enfant est nu sur le balcon, il sent le vent. Il baigne dans l’infini de ses sensations, il reçoit du réel une infinité d’informations : thermiques, gravitationnelles, de pressions, de proprioceptions… Et ce, dans des milliers de nuances très subtiles et en mouvement. En trente secondes, il reçoit des influences sensorielles impossibles à réduire sans une perte qui peut nous perdre. À partir de là, la conscience est capable d’entendement, c’est-à-dire qu’elle est capable d’entendre ce qui se passe en elle quand le monde la traverse de ses influx sensoriels. La conscience commence par l’entendement.
Pour la conscience les mots sont insuffisants, chaque mot est un peu faux. Heureusement, nous sommes tous capables de repérer dans notre vie des expériences qui nous permettent de comprendre au-delà des mots.
Le critère pour savoir si je suis en philosophie est le suivant : si j’avance dans l’inconnu, je suis philosophe. Si je reste dans la maison des connaissances, je ne le suis pas.
La philosophie consiste à sortir des philosophies ambiantes pour voir, entendre, sentir, comprendre notre réalité intérieure et la réalité extérieure en tant qu’expérience d’une même réalité. L’expérience est ce lien entre l’intérieur à l’extérieur. S’il y a un lien, cela veut dire que ces deux dimensions sont forcément quelque part une même réalité. Comme dans des vases communiquant, quelque chose passe de l’un à l’autre.
Cependant, développer une philosophie est difficile, la conscience est très difficile à satisfaire parce qu’elle goûte aux infinis.
Il lui faut :
- un ancrage profond dans les sensations (l’état sensitif du corps);
- une solide perception de la relativité de nos connaissances (la docte ignorance);
- une cohérence interne dans notre compréhension du monde (logique interne);
- une cohérence avec les données les plus sûres de la science (l’évolution des connaissances);
- une signification pour notre conscience (est-ce que cela a du sens?);
- une valeur* pour la vie en société et dans l’écologie de la vie;
- et que ça réponde aux besoins authentiques de notre âme*.
Personne n’est capable d’élaborer une philosophie. On ne peut pas y arriver seul ni même à plusieurs, il nous faut l’histoire des grandes sagesses confrontées aux contraintes de la réalité.
2- …spirituelle
Spirituelle! Qu’est-ce à dire?
Pour répondre à cette question, le pire chemin consiste à tenter de définir spirituel et matériel l’un par l’autre par opposition. Car cela consiste à distinguer deux supposés contraires qu’on ne clarifie jamais. Spirituel serait le contraire de matériel, mais on ne sait pas ce que veut dire matériel. Matériel serait le contraire de spirituel, mais on ne sait pas ce que veut dire spirituel.
Comme les présocratiques ou les premiers peuples, je préfère me mettre à la recherche d’un seul Principe premier*. Car de deux choses l’une, si deux principes premiers* avaient quelque chose de commun, ce serait cette chose, le principe premier; si deux principes premiers n’avaient rien de commun, chaque principe premier serait le principe premier de son monde absolument isolé. Il faudrait alors comprendre chacun des deux mondes par lui-même comme s’il n’y avait pas l’autre monde. Par exemple, s’il y avait la matière et la pensée sans rien de commun entre eux, on ne pourrait pas penser la matière, ni la matière ne pourrait penser. Or nous pensons, mais nous pensons dans un système de contraintes que nous nommons matière. On doit donc se mettre à la recherche d’un principe commun.
Certains philosophes ont proposé la Matière comme principe premier. Mais cette Matière n’a plus rien à voir avec un ensemble d’atomes statiques (genre grains de sable) dynamisés par une énergie qui leur donne une forme en les assemblant entre eux. Car alors on aurait trois principes premiers : les matériaux, l’énergie et la forme (auxquels il faudrait ajouter l’espace et le temps). Comment ces principes si absolument différents pourraient-ils se rejoindre et interagir pour former par exemple un lapin?
Ne serait-il pas mieux de partir d’un principe commun capable de réconcilier tous les aspects d’une même réalité?
- Quelque chose qui joue le rôle de ce que nous appelons traditionnellement « matière », c’est-à-dire qui stabilise les transformations pour les rendre connaissables (sinon, on ne pourrait rien savoir du monde et le monde n’aurait aucune consistance, il serait mouvement du mouvement du mouvement du mouvement, à l’infini).
- Quelque chose qui transforme et qui, de ce fait, réunit l’énergie et l’information, quelque chose qui est à la fois l’acteur des transformations et la forme qu’il leur donne.
- Cela ne suffit pas, car les transformations répondent, entre autres, à des fonctions mathématiques. Ce qui veut dire qu’elles sont intelligibles, compréhensibles.
Il nous faut concilier matériaux, énergie, information, intelligibilité. On peut imaginer un Principe premier qui soit quelque chose qui se transforme lui-même, en lui-même, par lui-même de façon à se rendre perceptible (visible, audible, tangible…) et intelligible.
Dans sa métaphysique, Aristote, pourtant dualiste, a été obligé de dégager un principe commun entre matière et forme qu’il devait lier à l’intelligibilité. Il a appelé ce principe « Intellect ». Il lui a découvert deux aspects : l’Intellect actif, organisateur des formes-matière et l’intellect réceptif, sorte de réservoir de la logique, des mathématiques, de la musique qui rend cohérent le jeu des transformations. Au Moyen Âge, Albert le Grand et ensuite plusieurs autres ont articulé ce principe d’Intellect et utilisait le plus souvent le mot « esprit », car esprit signifie « insuffler une forme », donner de l’information avec une énergie, une vie, un sens, une valeur, un art… On retrouve ce même principe, sous d’autres noms, en Chine, par exemple, le Tao-te-King nomme le Principe premier TAO, et il a deux aspects, yang l’actif, yin le réceptif.
Pour ma part, je me suis avancé dans cette orientation parce qu’elle donnait espérance en même temps qu’elle m’apparaissait lucide et très cohérente. À ce titre, je peux être considéré comme un philosophe de « l’intellect » ou de « l’esprit » (au Moyen Âge, ils étaient synonymes). Cependant, il ne faut pas comprendre cet « esprit » comme immatériel, au contraire, il est la matière entendue comme souffle, comme dynamique intelligente apte à exprimer l’infini qu’on retrouve dans toute réalité (ce sont les représentations qui sont finies, définies, schématiques).
Indépendamment des noms, la réflexion sur le Principe premier n’est pas sans difficulté.
Premier problème. On ne peut pas définir (transformer en représentation) un Principe premier comme le reste des autres réalités. Car les autres réalités se définissent par ressemblances et distinctions. Or le Principe premier ne ressemble évidemment à rien et ne se distingue de rien. Il est incomparable. Alors, on doit sortir de l’idée même de « dé-finition » pour aller du côté de l’intuition pure, de l’expérience directe de la conscience.
On peut assez facilement dire ce qu’il n’est pas, et ainsi s’approcher de lui. Mais dire ce qu’il est, est impossible, c’est comme vouloir tendre un élastique autour de l’infini. Chaque phrase doit être corrigée par une autre. Il faut dégager le sentiment* d’ensemble. Mais cela ne veut absolument pas dire que c’est un mystère incompréhensible. Au contraire, lorsqu’on s’en approche, il nous donne à comprendre ce que nous sommes et ce dans quoi nous vivons.
Ce n’est jamais un objet devant nous, nous ne sommes jamais hors de lui et lui, hors de nous. C’est un principe premier, il n’est donc jamais ni objectif ni subjectif, il doit permettre au sujet de comprendre des objets et aux objets de se laisser comprendre par un sujet. Mais le sujet dont nous parlons ici, n’est pas forcément un « je » humain narcissique, c’est n’importe quel « je » apte à la connaissance et à la créativité, donc capable de lier le singulier à l’universel.
Alors quand nous disons Esprit, ou Pensée*, ou Intellect, ou Matière-énergie-information-intelligible-et-intelligente, il ne faut pas s’accrocher aux définitions habituelles. La poésie devient le moyen privilégié. Poésie du grec poieīn veut dire « faire » par opposition à prose qui veut dire « parler ». La poésie est un acte créateur qui brasse le corps et l’esprit comme la musique. Nous mélangerons les deux, car ce traité se veut une simple initiation, un commencement..