L’art de la paix

Introduction

L’art commence lorsque j’ai perdu l’idée de transiger pour un bénéfice. On entre dans l’art lorsqu’on sort du commerce, car alors on découvre la valeur des êtres singuliers et irremplaçables qui sont là devant soi à tenter d’exprimer leur joie d’exister. L’abeille ne représente plus le miel, mais ce que c’est vivre. Bien plus, elle cesse de représenter autre chose qu’elle-même, tout à coup, elle se présente. Si jamais cette abeille disparaissait, il n’y aurait plus rien, puisqu’elle est, pour le moment, le seul être à m’empêcher de me disperser dans tout le reste, à retourner avec elle dans l’ensemble infini des composantes du monde. Grâce à elle, je me suis tenu tout un instant dans une bulle d’existence. Pour un instant, elle et moi, nous avions acquis une valeur inestimable et irremplaçable.

La science va en sens contraire : l’abeille x est semblable aux autres; ses composantes sont semblables à celles de n’importe quel insecte. Elle est composée de cellules semblables. En réalité, ce qui intéresse, ce sont les interactions, les relations universelles, séquences prévisibles, parce que cela donne du pouvoir sur la réalité, par exemple, lutter contre une maladie. Qu’une abeille meure n’a pas beaucoup d’importance, car avec les mêmes énergies de base et les mêmes informations fondamentales, n’importe qui peut reconstituer la même expérience. Le scientifique comme l’abeille n’ont plus de valeur particulière. Ce sont les principes universels qui en ont.

Une œuvre d’art révèle la valeur de chaque être singulier. Pour un instant, nous nous retrouvons inestimables; cet événement unique, je tente de le partager. Non seulement, il ne me viendrait pas à l’idée de tuer l’abeille (disons ukrainienne) pour la remplacer par une autre (disons russe), mais je ne pense qu’à éterniser cette rencontre singulière et irremplaçable qui nous a éternisés. Si chaque instant est banal, le temps est banal, ma vie est banale. Et si ma vie est banale, toute vie est banale. L’art est l’acte par lequel les êtres acquièrent de la valeur.

L’artiste lutte non pas contre la banalisation de la violence, mais contre la banalisation tout court. Le meurtre insignifiant. Tout artiste est donc un artiste de la paix.

C’est ce que je voudrais maintenant développer blogue après blogue, comme une application de la métaphysique de l’art que nous avons quelque peu discuté dans les blogues précédents.

Pour plus d’information sur les Artistes pour la paix : http://www.artistespourlapaix.org

Peinture de Pierre Lussier

Saloperie de guerre; Art de paix

Pour faire la guerre, il faut canaliser la haine, rassembler la cupidité et pervertir la transcendance, un travail de démon.

La haine. En organisant une société sur l’injustice, on engendre de multiples frustrations. Elles devraient normalement se diriger contre les responsables de ces injustices, elles seront redirigées vers des ennemis extérieurs et des boucs émissaires intérieurs sous forme de haine. Sans ce détournement d’énergie, on assisterait à une formidable transformation sociale, ce qu’il faut éviter à tout prix. La guerre est une révolution détournée.

La cupidité. Pour fonder une société sur l’injustice, chaque être doit perdre sa valeur irremplaçable (sa dignité d’être humain) pour recevoir une valeur d’échange (ses revenus et ses biens). La cupidité peut alors prendre prise. On réalise des échanges totalement injustes : par exemple, une heure paysan pour un dixième de seconde du travail d’un PDG d’entreprise). Le mieux consiste à prendre toutes les ressources d’un pays par la force. La guerre est un pillage pur et simple.

La transcendance. La guerre est toujours une idée placée au-dessus des êtres vivants, tuer au nom d’une idéologie. Cela n’a rien à voir avec l’expérience de la transcendance, au contraire, c’est une perversion pure et simple de la transcendance. Car justement qui a fait une expérience de la transcendance a réalisé de façon intime et irréversible que la vie prime sur l’idée. La guerre est un ensemble de meurtres.

Pour faire la guerre, on doit créer, entretenir, catalyser et canaliser ces trois éléments. La guerre est forcément le fait d’une certaine tyrannie.

Traiter celui qui se défend sur le même pied d’égalité que celui qui attaque est sans doute la plus grande des injustices.

La guerre en Ukraine est une guerre contre la démocratie, contre l’humanité (bienveillance et compassion pour autrui), le combat de l’inconscience contre la conscience, le résultat d’un processus de refoulement des ressentiments utilisés par un tyran pour sa propre survie politique. La paix ne peut être qu’un effort de la conscience qui éviter le refoulement en orientant les frustrations légitimes vers plus de justice. C’est pourquoi la prévention gagne la guerre alors que la passivité la perd à tout coup. 

Une fois la guerre commencée, la défense doit être immédiate et décisive. Nous n’avons pas le droit de laisser la victime à elle-même. Ce n’est pas une question de sécurité pour l’Europe, mais de sécurité pour l’humanité, ce n’est pas une question de solidarité dans l’OTAN, mais de solidarité humaine. Chacun d’entre nous est appelé à la défense de chaque Ukrainien et de chaque Russe refusant la tyrannie : qui, en relayant des images et des informations; qui, en arrêtant de consommer directement ou indirectement des produits de l’attaquant; qui, en méditant ou en priant; qui, par des dons; qui, en accueillant un réfugié; qui, par des cris d’espérance… 

Et chacun poussant dans le dos des gouvernements pour les sortir de leur peur et de leur torpeur. Tous dans la rue. La nourriture du tyran, c’est celui qui ne veut rien perdre, garder tous ses privilèges, profiter des ressources du tyran, parler en refusant le moindre sacrifice. Chaque petite complicité tue, chaque action de solidarité donne vie.

Le courage de la paix

En l’honneur de Marina Ovsiannikova, la manifestante qui a interrompu le téléjournal russe.

« Si tu veux la paix, prépare la guerre. » Quelle bêtise! Imaginons le scénario de deux voisins. L’un d’eux commence à s’armer dans le but d’intimider ou de tuer son prochain pour élargir son territoire. L’autre s’arme contre lui. Le maire du village se dit : « Qu’ils règlent leurs différends entre eux. » Alors les trois conditions de la guerre sont assurées. Qui arrêtera ensuite l’attaquant? Pourquoi ne continuerait-il pas son stratagème?

Au contraire, le voisin fait appel au maire et à tout le village et que tout monde se ligue pour la justice, la violence sera évitée. En effet, si on menace et on tue pour obtenir quelque chose d’injuste, tout le village, tout le pays, toute l’humanité est concerné. La paix se fait par solidarité pour la justiceparce que la justice est très précisément ce qu’il y a de mieux pour tous et, par ce fait, elle est la meilleure garantie pour la paix. Donc, si tu ne veux pas la guerre, prépare la paix, c’est-à-dire défends chaque personne victime d’injusticemême au prix de ta petite paix, même au prix de ta vie

Depuis le néolithique, tribus, peuples, nations, empires se sont équipés d’armes pour le pillage. Et ils ont été admirés comme héros de l’histoire plutôt qu’arrêtés. Aujourd’hui, les armes sont telles que la même attitude nous mènera à la destruction générale. Nous ne sommes pas au début du néolithique, mais forcés d’en finir avec le pillage. Lorsque l’attaque est lancée, la défense doit être totale et globale et non pas partielle et locale, parce nous sommes tous concernés.

L’Art de prévenir la guerre s’est présenté plusieurs fois à la fin de guerres épouvantables, sanglantes et généralisées. Dans les ruines et les pleurs, tout le monde se disait : « Plus jamais, nous sommes tous concernés par la justice. » Chaque fois nous avons raté l’occasion. Le conseil de sécurité des Nations-Unies a accordé un droit de veto aux plus armés!

La paix n’est pas l’absence de guerre, la guerre suspendue ou la guerre en préparation. L’attaque est toujours un acte de lâcheté, la paix, un courage héroïque. La paix suppose un travail acharné et constant pour éviter les déséquilibres, les injustices, les inégalités, les préjugés qui engendrent les ressentiments. Les ressentiments finissent toujours par exploser soit par révolte soit par guerre. L’attaque est presque toujours l’irruption d’une grande révolte réorientée avant son explosion par un homme fou de pouvoir vers un ennemi intérieur et un ennemi extérieur. 

La paix demande l’énorme courage… 

  • de refuser les privilèges injustes et toute complicité avec la violence;
  • d’intervenir immédiatement et globalement lorsqu’une personne, une communauté, un peuple, un pays est menacé ou attaqué;
  • de s’assurer que la défense ne soit jamais injuste, abusive ou inspirée par la vengeance.

Si par lâcheté, on détourne le regard, ce n’est pas une personne, une communauté, un peuple ou un pays qui perd ses droits, c’est la justice, c’est l’humanité, c’est nous tous. Le courage de Marina Ovsiannikova est digne de Gandhi, Bouddha, Jésus et quelques autres sages qui ont compris qu’accepter la violence, c’est la propager.

Le devoir de protection et le prix de la paix

Dans toutes les confusions de la guerre, quatre principes m’apparaissent limpides :

  • la violence est le résultat de l’inconscience morale, et même parfois d’une inconscience extraordinairement soucieuse de le rester. Comme le disent les psy. : la violence se légitime « de distorsions cognitives et de dénis ». La violence est contagieuse par effet de foule, comme une panique;
  • l’autodéfense est légitime en conscience et en droit, elle est un acte de la conscience tant qu’elle ne verse pas dans la vengeance;
  • le devoir de protection (défendre une victime) exige une conscience assez avancée pour accorder aux autres une valeur équivalente à soi, elle exige même parfois le courage de risquer sa vie;
  • la paix est le résultat de la conscience la plus désillusionnée (la moins naïve) et même d’une conscience devenue collectivement soucieuse de préserver la justice et de prévenir la violence partout où elle fait souffrir. Elle s’allume, personne par personne, par éclairs de lucidité et engagements créatifs. 

La « guerre » en Ukraine n’en est pas une. Il n’y a pas eu de déclaration de guerre ni de réponse à une telle déclaration. En principe, une guerre « honnête », ressemble à deux combattants qui se lancent un défi et l’acceptent. Ils décident de quitter le monde du droit commun pour entrer dans le monde de la violence (loi du plus fort). Ils renoncent évidemment aux droits de protection. L’Ukraine n’a ni consenti ni répondu à l’invasion par une intention de guerre : auquel cas, elle se sentirait légitime, si elle en avait les moyens, d’envahir la Russie selon la loi du plus fort. Aucune loi de guerre n’a été respectée. Donc, le devoir de protection s’applique.

Il s’agit en réalité d’un viol (attaque contre l’intégrité) où la victime se défend de toutes ses forces pour sauvegarder sa probité la plus légitime. Au-delà d’elle-même, elle défend l’intégrité des autres démocraties. Nous avons un incontestable devoir de protection vis-à-vis d’elle. Ce devoir dépasse l’OTAN et même les Nations-Unies (qui ont déjà jugé de la criminalité de l’attaque russe), il concerne absolument toutes les démocraties et même plus largement, tous ceux qui croient à la valeur du droit au-dessus de la violence, tous ceux qui aspirent à la paix. Ne pas agir ou différer indument l’action, c’est se rendre complice.

La paix qui suit une négociation dans laquelle le plus violent sort gagnant est une « paix pourrie » (comme le disait Bernanos) parce que injuste. C’est presque toujours le cas de négociation sous la menace. Une paix pourrie est une bombe enfouie.

À nous d’agir. Imaginons que des milliers de personnes et de journalistes venant de tous les horizons arrivent en Ukraine pour aider concrètement, protéger par leur présence et alerter l’opinion; imaginons que des millions de personnes font la grève de toute complicité avec l’agresseur par achats, revenus ou autrement; imaginons que des milliers d’artistes de tout genre organisent un énorme festival mondial à Kiev pour le premier mai; imaginons que savants, philosophes, musiciens, danseurs russes et dissidents soient invités à New York pour une réunion extraordinaire au Nations-Unies… Tant d’autres actes de solidarité petits ou grands… Je rêve? Peut-être! Mais la paix mondiale comme l’équilibre écologique n’arriveront pas autrement; tout le poids de notre amour, de notre espérance, de notre créativité et de notre courage est nécessaire. J’expliquerai bientôt pourquoi.

L’arrière-plan géo-philosophique

Une immense plaque tectonique s’est formée après l’effondrement de l’URSS par réaction de survie. Actuellement, l’OCS (Organisation de coopération de Shanghai) vise à assurer la sécurité collective de ses adhérents : la Chine, la Russie (et plusieurs de ses satellites), l’Inde, le Pakistan et l’Iran. Elle représente plus de 50 % de la population mondiale et une puissance économique et militaire presque équivalente. Elle vise à maintenir un équilibre stratégique global favorable à l’expansion de son modèle appelé « solution chinoise ». La « solution chinoise » peut se résumer ainsi : si vous désirez une économie capable de répondre d’abord aux besoins premiers de tout le monde sans empêcher l’enrichissement sélectif de quelques-uns, il faut une planification stratégique à long terme… Pour que cela fonctionne, il faut un gouvernement fort et stable à long terme pour que l’intérêt collectif prime sur le développement personnel. Le bien collective avant la liberté individuelle. L’État avant la personne.

Sur l’autre plaque tectonique, nous retrouvons les démocraties libérales : des pays politiquement démocratiques, mais économiquement « libéraux » (dont l’économie est libre par rapport au pouvoir politique et soumise à la loi du plus de profit possible). La libre concurrence sans planification globale de l’économie. La personne avant l’État. Ce modèle, plutôt « anarchique » du point de vue économique, a toutes les chances du monde d’engendrer la pauvreté extrême des travailleurs non spécialisés et des travailleurs de réserve (chômeurs et exclus de la société).

Ces deux plaques ont pour base deux visions de l’être humain et de la société. Pour la « solution chinoise », la société est une sorte de totalité et les individus en sont les composantes. Mais cette totalité n’est pas vue comme un corps organique, mais mécanique. On peut donc planifier sur papier la chaîne des besoins et la chaîne des productions pour répondre aux besoins de base de tout le monde. C’est du moins l’idéologie du modèle. Pour les « démocraties libérales », l’État est inquiétant, il risque d’exercer une violence verticale et d’assujettir les individus à une autorité trop puissante. Il vaut mieux l’équilibre des forces horizontales qu’un État fort. La violence horizontale est moins dangereuse que la violence verticale. On croit que l’épanouissement de chacun est la finalité de la société, et on est prêt à accepter les conséquences d’une non-planification globale de l’économie. C’est du moins l’idéologie du modèle.

Dès qu’on regarde l’un et l’autre de ces modèles, on se rend compte de leur inadaptation soit à la nature humaine (qui ne se perçoit pas un moyen, mais une fin), soit à l’organicité des sociétés (qui ne sont pas des mécanismes, mais des organismes). Aucune des deux solutions n’a d’avenir : dans un cas le tout domine les parties, dans l’autre les parties dominent le tout. Ce sont deux modèles sclérosés par des idéologies (idées séparées de leurs conséquences dans le monde réel). Les deux modèles doivent donc évoluer en interconnexion et avec la réalité pour arriver à une solution adaptative et donc viable. On évolue par la confrontation pacifique des différences. C’est pourquoi je pense que la société civile doit se réveiller, cesser d’être passive devant l’oppression « totalitaire » ou « libérale ». Si la société civile ne se réveille pas, c’est deux modèles risque de se fracasser l’un sur l’autre en nous entraînant dans leurs pertes. Leurs dynamiques doit passer de la guerre militaire à la compétition adaptative comme dans le monde écologique. Ce sera la première étape. L’étape suivant sera apprendre l’un de l’autre. Dans le prochain bloque : où se situe le Canada par rapport à l’enjeu de l’Ukraine et que peut-il faire?

L’enjeu ukrainien est nôtre

Qui a lu même minimalement l’histoire de l’Ukraine (par exemple, à travers le roman extraordinaire de Eli Chekhman, EREV) ressent les souffrances, les déchirements, les combats plus que centenaires qui ont mené à leur miraculeuse démocratie. Pour ceux qui, comme moi, habitent le Québec et le Canada depuis des générations, il est difficile de ressentir la valeur d’une démocratie (même aussi imparfaite que la nôtre). Néanmoins, il me semble qu’une partie significative de notre conscience collective perçoit l’enjeu actuel : il en va de nous que nous puissions ancrer nos démocraties assez profondément pour qu’elles puissent maîtriser une économie de consommation et de profits qui nous mène à notre perte.

Mais pour le moment, nous sommes rejetés en arrière, dans le siècle passé. Nous avions cru que la mondialisation de l’économie nous avait fait passer de la guerre militaire à la compétition économique. Je connais le caractère impitoyable du colonialisme économique. Je ne parle pas de cela. L’interdépendance économique est normalement symétrique et réciproque. J’espérais qu’elle nous libère des attaques à coup de missiles parce que de telles attaques seraient devenues exagérément perdantes. Je reste convaincu qu’il s’agit d’une étape nécessaire. Je nourris peu d’illusions sur le désarmement qui ne peut, d’ailleurs, qu’être symétrique. Je serais déjà content si, dans l’équilibre des forces militaires, nous franchissions l’étape que nous avons déjà commencée : l’interdépendance économique mondiale. Nous pourrions y arriver déjà maintenant en utilisant réellement l’arme économique. À quoi nous servirait d’avoir construit cette mondialisation si au moment où il faudrait s’en servir, nous hésitions? Nous devons impérativement couper tous les pipelines de l’attaquant et en même temps valoriser l’art et la culture russes (car humilier un peuple, c’est courir après la guerre). Une fois la guerre terminée, renforcer encore davantage l’interdépendance économique de sorte qu’une attaque entraîne une défense économique rapide et insurmontable.

Le risque immédiat, c’est que, n’ayant pas le courage de payer le prix d’une telle rupture de lien économique, nous embarquions dans une guerre conventionnelle plus ou moins mondiale. Encore là, seule la société civile peut réagir et forcer les gouvernements démocratiques à user de toutes les armes économiques possibles plutôt que contre-attaquer militairement. Une règle cependant doit être respectée : si la population de l’attaquant en vient à souffrir dans ses besoins vitaux, s’assurer d’une aide humanitaire directe.

Dans les prochains blogues, je voudrais me concentrer sur ce qui n’est pas assez abordé : c’est bien de vouloir freiner la guerre militaire par la guerre économique, mais cela ne nous fera pas traverser tout un siècle, nous devons arriver à la paix, or l’absence de guerre n’est pas la paix. La paix, nous ne la connaissons pas; si nous la connaissions, elle s’infiltrerait comme de l’air frais dans notre monde social, politique, économique; elle prendrait toute la place et il n’y en aurait plus pour la guerre, même pas pour cette guerre contre la nature qui risque de nous emporter aussi bien qu’une guerre atomique.

Le paradoxe de la paix

Augustin disait que le mal est l’absence du bien, peut-on dire que la guerre soit l’absence de la paix? Siddharta, ancien prince guerrier, en était convaincu, ce serait même l’essence du bouddhisme : fomenter la paix pour qu’il n’y ait plus de place pour la guerre. Mon roman Sur la route des grandes sagesses nous introduit charnellement à cette recherche d’homéostasie et de dépassement de soi qu’est la paix.

Ici je voudrais me concentrer uniquement sur le paradoxe de la paix conçu comme une sorte d’inondation des moteurs de la guerre qui les rend inopérant. Dans les blogues subséquents, nous tenterons de dénouer ce paradoxe.

  • Faire entrer la paix en soi jusqu’à la quiétude parfaite produit un tel bonheur que la personne atteinte de paix risque d’abandonner le monde politique et économique aux rapports de forces (le samsara : cycle des existences conditionnées soumises au malheur et aux conflits par éloignement de soi et de la nature).
  • Tenter de faire entrer la paix dans une collectivité hyper-conditionnée est un tel défi qu’il n’est presque pas possible de s’y consacrer sans perdre la paix intérieure. Le malheur du « pacifiste agressif ».

Malgré ce paradoxe, et peut-être à cause de lui, peut-on appeler « sage » un être qui a échoué à réconcilier ces deux dimensions de la paix :  intérieure et extérieure?

La difficulté de conciliation ne vient pas de ce que la paix intérieure diffère de la paix extérieure (collective), au contraire les deux partagent les mêmes exigences :

  • faire en sorte que la vie et la conscience des êtres ainsi que leur libération soient la finalité de la vie sur terre et non un moyen pour répondre à un moyen dans une roue de conditionnements sans fin;
  • faire en sorte que les besoins essentiels (au contraire des besoins et des désirs conditionnés) soient répondus dans un équilibre évolutif et lorsque c’est impossible, qu’ils soient sublimés dans le dépassement de soi, la compassion et l’amour.

Pour cela, tous les besoins vitaux de toutes les consciences doivent être entendus et pris en compte dans la participation de chacun à la paix de tout le monde, bref : la justice et la démocratie véritable.

L’éducation à la libération des conditionnements et à l’exercice responsable de la liberté personnelle et collective est évidemment la clé de cette « démocratie » intérieure et extérieure

La paix ne serait rien d’autre que l’accomplissement (dans le sens de combler) de la conscience personnelle dans la vie collective partagée.

Ce passé qui se retrouve toujours devant soi.    

Le premier obstacle vers la paix collective est sans doute la naïveté engendrée par la vie superficielle. Tant que nous flottons grisés de confort, nous confondons la paix avec ce confort. On se dit : « Quel prince serait assez fou pour risquer son palais pour plus de soucis? » Pourtant, si une fois, nous avons quitté notre petit palais en nous disant : «  Je vais simplifier ma vie, quitter mon travail et mes habitudes de consommation pour un an. Je vais aller me faire un petit camp dans le bois juste pour répondre à mes besoins essentiels et ainsi trouver une paix qui n’est pas une fuite. » Si j’ai fait cela, alors, sous mes pieds, le sol superficiel s’est ouvert et je suis tombé dans un puits sans fond. J’ai fait l’expérience de l’absolu, non pas l’expérience d’une idée de l’absolu, mais l’expérience de l’absolu qui ne donne aucune prise aux idées. J’ai ressenti l’effroi, le vertige des infinis.

Dans cette expérience, deux routes s’ouvrent :

  • La panique existentielle qui nous pousse à refermer à jamais cette ouverture. Et pour ce faire, il n’y a qu’une possibilité : écrabouiller sa conscience. La personne qui a fait l’expérience de l’absolu ne peut plus se supporter, elle est poursuivie par son expérience : son passé est toujours devant elle comme un trou noir. Pour tuer sa conscience, son meilleur chemin est la cruauté. La cruauté consiste à tenter de se prouver que la conscience (qui a toujours une dimension morale) n’existe pas. Pour y arriver, la personne se dit en elle-même : « En torturant, en soumettant un autre à l’effroi qui m’habite, il va se décomposer et devenir comme moi, me prouvant ainsi que j’ai raison. S’il résiste à ma cruauté, je le torturerai davantage. C’est le délire cruel.
  • La confiance existentielle qui me pousse à tenir dans l’expérience de l’absolu comme un bébé. Un bébé n’a pas le choix, il passe de l’homéostasie biologique, au vide et à la dépendance complète vis-à-vis de sa mère. Il ne peut pas dire : « Maman, tu n’es pas assez consistante, j’en veux une autre. » Il fait face à la réalité, il compose sa vie avec sa mère. C’est la route du mystique qui tient le coup face à l’absolu. À un moment, il découvre dans l’absolu le sein nourricier et créateur. Il s’en remplit, et finalement il déborde d’amour et de créativité au point de quitter la forêt pour aimer. Il est équipé pour faire face au délire cruel, car il est délivré de la peur de l’absolu.

On raconte que dans sa jeunesse, le prince Siddharta doit défendre son royaume. Il gagne la guerre. La coutume veut qu’il tue ou enferme à jamais l’attaquant qui a fait preuve de cruauté gratuite. Mais il ne le fait pas, il lui laisse sa liberté, en se disant, il va comprendre, il va reconnaître la valeur de la paix. Ce n’est pas ce qui arrive, au contraire, le prince belliqueux revient en force et il massacre, torture, d’autant massivement qu’il a accru son cheptel de psychopathes. Siddharta arrive sur les lieux du massacre, il est si troublé par l’horreur causée par son erreur de jugement qu’il quitte sa femme, son enfant, son palais pour se jeter dans l’absolu intérieur. Il va en ressortir Bouddha et guider les personnes dans leur affrontement avec l’absolu.

Gandhi devant Poutine

Max Windisch m’a écrit : « Je viens de finir la lecture de Sur la route des grandes sagesses. Je repensais à Gandhi… Saurait-on reproduire ce genre de miracle?… Il existe une réalité hors du monde… l’unique intermédiaire par lequel le bien puisse descendre de chez elle au milieu des hommes, ce sont ceux qui ont leur attention et leur amour tournés vers elle. »

Pourquoi le seul moyen d’éradiquer la guerre est-il de produire la paix?

En physique, il existe une grande loi qu’on appelle la « thermodynamique ». On peut la traduire ainsi : construire une ville demande de la conscience, de l’attention, de l’intelligence, du travail; cessez ce travail et la ville tombe en ruines. Après avoir fait quelque chose, si on ne fait rien pour l’entretenir, cette chose se dégrade par le seul passage du temps. Tous les jours, on remarque que faire du ménage est un effort, une série d’actes, alors que le désordre semble se faire tout seul.

Lorsqu’on voit la ville de Marioupol en Ukraine avant la guerre et après la guerre, on remarque que la guerre n’a fait qu’accélérer cette loi de la thermodynamique que l’on nomme « entropie ». Ce qui aurait pris deux siècles d’inaction s’est fait en quelques jours. La guerre n’est pas un acte de la conscience, ni de l’attention, c’est un laisser-aller face aux forces inconscientes, c’est de la dégradation mentale, du ressentiment qu’on a laissé accumuler, puis laissé exploser.

La paix au contraire est un acte qu’il faut refaire comme le ménage, ou l’entretien d’une ville, un travail de tous les jours contre la dégradation. Tout le monde a expérimenté que produire une solution constructive est un travail, alors que blâmer, dénigrer, partager des ouï-dire n’est qu’un laisser-aller. On a tous découvert un jour qu’entretenir la joie dans sa famille est un effort, un travail qui demande beaucoup d’attention, alors que si on laisse tomber, la tristesse, les idées sombres et l’agressivité reviennent. Le bonheur est une œuvre d’art à recommencer chaque jour. Quel amoureux ne sait pas que l’amour exige des actions, sinon, il se dégrade. Une dépression vient de ce que l’énergie pour entretenir l’amour, la joie, le bonheur est tombée. Il faut recharger nos batteries solaires, faire l’effort minimum pour exposer notre conscience à la lumière, par exemple : lire du Félix Leclerc assis sur un banc de neige face au soleil.

Ce qui est surprenant, ce n’est pas la guerre : la haine n’est qu’une explosion entropique. On peut détruire le monde par simple soumission aux conditionnements de la pensée. La pollution, le réchauffement climatique sont de simples abandons à de tels conditionnements. Non! ce qui me surprend, c’est le fait d’honorer les victimes de l’inconscience collective, plus précisément, ceux qui sont le miroir entre leur dérèglement traumatique et ceux de leur population. Ils n’ont pas besoin d’admiration, mais de soins psychiatriques en milieu fermé.

Pour avancer calmement dans la paix, la sérénité et l’amour, sans arme, en direction d’un fusil ou d’un tortionnaire afin que soit vu un moment ce que serait le monde si une partie significative de sa population vivait activement en paix, oui! pour marcher ainsi en paix, il faut une vie consacrée à l’exercice de la conscience dans toutes ses dimensions. J’honore les femmes et les hommes qui travaillent en ce moment à faire la paix. Je tourne vers eux mon attention. Un jour, chaque ébranlement de la folie trouvera devant lui une procession de gens de paix.

Gandhi devant Poutine 2

Qui forcera le Bloc dit « de la démocratie » et le Bloc dit « communiste » à négocier la paix en Ukraine ?

Dans une négociation de guerre, celui qui l’emporte force la négociation de l’autre, et ce qu’il a emporté par violence, il le garde. C’est un peu comme un vol à main armée : j’ai pris ta maison, donc j’ai prouvé que je pouvais prendre le reste, alors négocions maintenant ton garage. Si la guerre est telle que l’attaquant n’emporte rien et que l’attaqué n’a pas envahit l’attaquant, la négociation peut donner un traité de paix jusqu’à ce que l’un se sente plus fort que l’autre. Si une force bien supérieure à l’attaquant peut intimider l’attaquant, cette force peut forcer une négociation comme cela est arrivé après la Guerre de six jours entre Israël et l’Égypte. On le voit, la loi de la force est au-dessus de la justice tant qu’il n’y a pas de force de justice supérieure aux forces des belligérants. À l’intérieur d’une nation, la police, l’armée, le ministère de la Justice peuvent faire régner la paix par la force s’ils disposent d’une force suffisante, sinon, c’est la violence horizontale ou ls guerre civile.

Bref, dans l’histoire d’une humanité qui tente de civiliser sa violence, nous n’avons pas encore atteint le stade d’un « État de droit international » fondé sur la justice et non sur la force. La force prime toujours. Par « État de droit international », il faut entendre un état de l’intelligence et de la conscience collectives qui serait fondé sur un principe autre que « la force des armes contraignant l’obéissance ». Y a-t-il quelque chose dans l’être humain qui lui permet de refuser de se soumettre à une puissance de mort, de terreur et de torture? Est-ce seulement possible d’y arriver? Comment le droit (la conscience de la justice) pourrait-il s’imposer sur la force sans jamais utiliser les armes ni menacer de les utiliser?

C’est là où Gandhi a changé la donne. Il a rassemblé assez de conscience collective autour de son « autorité morale » pour que la volonté de justice impose à la Grande-Bretagne de libérer les Indes. Son « arme »: la résistance pacifique, la menace d’une désobéissance civile coordonnée à très grande échelle. Évidemment, globalement l’humanité n’en était pas là, la force a repris immédiatement le contrôle, mais, pour un moment, les consciences ont entrevu ce que pourrait être le principe d’une paix mondiale. Les cyniques diront que c’est encore une force au même titre que les armes. S’ils ont raison, alors, il n’y a plus d’espoir pour l’être humain, car la force brute nous détruira tôt ou tard, soit directement soit à travers une crise de l’environnement qui nous emportera.

L’humanité est l’espoir que l’intelligence consciente finisse par transcender l’assujettissement aveugle à la peur qu’imposent les armes. Et la voie de Gandhi est la seule possible. C’est pourquoi l’espoir, et le seul espoir est d’éveiller une société civile transcendante au nationalisme, aux religions, aux races, au patriarcat qui soit capable d’une désobéissance à grande échelle et donc capable de sacrifier tout privilège indu pour élever la justice au-dessus de la force.

Un pacifiste est celui qui place la justice au-dessus de la force en y sacrifiant tous ses privilèges afin de gagner l’autorité morale nécessaire pour rassembler ne serait-ce que quelques personnes éclairées par l’amour de la justice, « l’amour de l’autre comme soi-même ». Une élévation au-dessus de la peur. Il faut donc avoir fait l’expérience que l’amour apporte un état de plénitude dans la conscience qui transcende la peur.

Gandhi devant Poutine 3

On peut facilement rire de Gandhi. Le trouver utopique. Mais actuellement on préfère armer l’Ukraine, faire la guerre avec le sang des autres parce que l’on a pas le courage de Gandhi. La méthode de Gandhi exigerait une grève totale de la consommation de tous les produits qui nourrissent le dictateur, en premier le pétrole et le gaz. On dit que cela aurait trop d’inconvénients! La tuerie et la destruction en Ukraine ne sont-elles pas un « inconvénient » ? Surtout si l’on considère que le moindre territoire cédé au dictateur pave le chemin d’une autre guerre.

On me dira que c’est « leur » guerre, alors qu’ils fournissent le sang et nous, les armes. Retour des méthodes de la Guerre froide,

Mais c’est Faux! C’est notre guerre, c’est la guerre de la démocratie contre un dictateur qui attaque sans merci et sans la moindre humanité un peuple démocratique. Le principe de UE, de l’OTAN et de toute démocratie devrait être clair et simple : lorsqu’un dictateur utilise l’armée et les ressources militaires du pays qu’il parasite pour attaquer une démocratie, les démocraties devraient s’unir pour couper tout lien économique avec ce dictateur.

La mondialisation économique a été pensée, entre autres, pour bloquer les guerres militaires par une rupture des liens économiques. Il s’agissait de produire tellement d’interdépendance que toute rupture de solidarité serait extrêmement néfaste. Élever la force de l’argent au-dessus de la force des armes (logique puisque les armes coûtent cher). Le système est actuellement solidement en place. Si une fois qu’il faudrait l’utiliser, on tergiverse à cause des sacrifices qu’il faudrait faire, alors qu’on se prépare au pire.

La guerre d’Ukraine est un test : ou c’est l’escalade de la barbarie ou c’est la transition vers l’arme de la solidarité imaginée par Gandhi. Un blocus économique n’est pas une sinécure, c’est même beaucoup de sacrifices, mais c’est certainement mieux qu’un conflit cruel et destructeur comme celui de l’Ukraine.

Si nous n’arrêtons pas Poutine, comment arrêterons-nous Xi Jinping?

Les décideurs démocratiques disent craindre que la population ne suive pas. Stratégiquement, cela les place sur la réserve alors que le dictateur ne craint pas sa population, il la méprise. C’est pourquoi je pense qu’il appartient à la société civile, chacun de nous, de tenter de faire voir à nos amis qu’il est souvent nécessaire de sacrifier un certain confort pour en conserver un autre plus juste et pour plus longtemps.

L’être humain devant son destin

Comme tous les êtres vivants, nos actes individuels sont liés à notre destin collectif par le lien indéfectible des conséquences. Une loi qui assure à la nature d’avoir toujours le dernier mot dans sa pédagogie évolutive. S’adapter ou disparaître. Je ne connais pas une seule personne qui mettrait sa main au feu pour me prouver le contraire. Pourtant, personne ne retire sa main du feu, bien mieux, d’une main nous ajoutons au feu, alors que l’autre est en train de cuire.

Crise climatique, extinction des espèces, épidémie, retour aux guerres les plus cruelles du vingtième siècle, rien n’y fait. Beaucoup placent leur espérance dans de fausses solutions évidemment vouées à l’échec, par exemple, replacer le parc des automobiles à explosion par un parc d’automobiles électriques sur la même trajectoire de croissance infinie. Qui est à ce point faible en intelligence pour ne pas voir l’impasse?

La grande majorité des enfants de dix ou douze ans n’arrivent pas à saisir pourquoi des évidences aussi simples n’arrivent pas à prendre racine dans la tête de leurs parents. Que se passe-t-il entre l’enfance et l’âge adulte qui provoque cette chute extraordinaire de l’intelligence la plus primaire? Cette question a été étudiée dans en philosophie, en psychologie, en sociologie, en anthropologie, en économie politique et pourtant, personne ne s’intéresse à ce passage de la sagesse primaire à l’idiotie collective généralisée.

Nous sommes en train de répondre à l’examen prévu par le Conseil scolaire de la nature. Attention aux mauvaises réponses. Si nous ne sommes pas promus, la nature misera sur une autre espèce.

On me demande souvent pourquoi je suis optimiste sur le long terme et pessimiste sur le court terme, pourquoi je continue à miser sur l’espèce humaine, alors que les coquerelles ont de bien meilleures chances? Je reviens toujours à la même réponse : la nature mise sur la conscience, donc je mise sur la conscience. C’est pourquoi je me fâche contre nos actes économiques bêtement mimétiques et mets tout mon amour à allumer de petites bougies pour faciliter la fluidité de la conscience dans sa traversée du dédale des pièges sociaux et mentaux dressés par nos peurs inconscientes et notre angoisse existentielle. 

L’inconscience de la guerre

Je crois qu’on n’a pas bien mesuré l’irruption de l’inconscience comportementale que suppose une attaque invasive visant l’assimilation et sans limites de violence. On réagit presque toujours comme s’il s’agissait d’une démarche rationnelle comme celle d’un pilleur qui veut s’enrichir. Mais je le répète, une telle attaque est plus proche du viol que du vol, elle est un acte, non de colère, mais de haine, et presque toujours d’une haine de soi projetée sur l’autre. 

Ensuite la victime est bien obligée de se défendre. Et alors une rhétorique d’égalisation apparaît : le mot « guerre » devient un terme générique par lequel l’attaquant et l’attaqué deviennent également « ennemis » l’un de l’autre et, soudain, la « violence » de l’un vaut la violence de l’autre. On parle de deux belligérants, de deux armées, de deux combattants. On se sent dans un conflit entre deux adversaires moralement (ou immoralement) égaux. 

Cependant, l’attaque est un comportement de haine accumulé, organisé, intentionnel, stratégique, ce qui ne veut pas dire conscient, mais seulement rationalisé. Au contraire, c’est un comportement de refoulement et de défoulement, un comportement d’inconscience. Pour le comprendre, il faut revenir à ce qu’est la conscience, un bien grand mystère qui comporte au moins six dimensions : (1) L’entendement avant la rationalité (la conscience dans le sens d’un savoir avant la science) : l’intuition. Cette dimension permet de relativiser la science en fonction de l’immensité de l’ignorance et de la grandeur du mystère de la réalité. (2) La perception de soi dans la totalité (la conscience dans le sens de se savoir avec et dans la totalité) : le rapport fonctionnel entre le tout et ses participants dont nous constituons une infime partie. (3) La perception de sa propre présence dans la présence totale : le rapport existentiel entre le tout et ses participants qui nous permet de saisir notre communion de nature avec la totalité de la réalité. (4) La pensée de deuxième niveau : l’intelligence réflexive et la perception des finalités. (5) La perception de la valeur de l’être humain, des êtres vivants, de la vie, bref, la transcendance des êtres réels sur les idées morales. (6) Le lien entre nos actes personnels et collectifs et leurs conséquences. (7) La perception de ce qui se passe dans notre inconscient personnel et collectif.

Si l’attaque invasive d’une violence illimitée est un acte de haine qui vient des souterrains de l’être humain, la défense, elle, se doit d’être un acte de la conscience. Elle ne vise pas seulement à se protéger soi-même, mais surtout, elle vise à faire voir que l’attaquant constitue un danger global contre la conscience et contre l’ordre éthique et moral du monde. L’attaquant constitue une volonté d’entraîner l’être humain dans les sous bassement de ses angoisses et de ses souffrances les moins assumées.

Pour l’humanité, c’est une très grande occasion de devenir meilleure que chaque fois, nous ratons en passant de la défense consciente à la mêlée désorganisée. Toutes les anciennes techniques d’autodéfense sont fondées sur la différence morale entre l’attaquant et l’attaqué, qui, lui, porte la responsabilité et le devoir fondamental de défendre la justice en plus de se défendre lui-même. C’est pourquoi, tous ceux qui se sentent consciemment concernés par la justice doivent se tourner vers l’Ukraine pour une défense franche, frontale, déterminée et massive, car c’est la solution qui engendre le moins de souffrance et qui seule peut arriver à une paix réelle à long terme.

La démocratie en danger (1)

J’ai soutenu que la guerre était un produit de l’inconscient, un refoulement qui a mal tourné, et encore plus précisément, une perversion. J’utilise un vocabulaire philosophique précis.

J’ai défini la conscience comme l’organe de l’intuition, de la perception de soi, de l’intelligence des finalités, du jugement éthique et esthétique (si souvent en contradiction avec la morale apprise). Si telle est la conscience, l’inconscience est son en deçà, c’est-à-dire le lieu des conditionnements sociaux, des interdits et des prescriptions inculquées, des automatismes, donc du « surmoi », mais aussi le lieu du refoulement, le lieu de ce que l’on ne veut pas voir.

Dans cette perspective, il y a une certaine sédimentation de l’esprit qui, en nous, va de la biologie aux conditionnements sociaux, des conditionnements à l’intelligence réflexive, de l’intelligence réflexive à la conscience. Traditionnellement, on a défini la perversion, comme le retournement d’une strate au-dessus vers une strate en dessous; le plus souvent, il s’agit de sacrifier la conscience, afin d’utiliser l’intelligence des moyens pour assouvir une vengeance, une humiliation ou une haine refoulée. Un détournement de la finalité de l’intelligence. À ce titre, l’agression d’une dictature pour briser une démocratie est évidemment une perversion dont les conséquences sont graves pour toute l’humanité.

Encore là il y a souvent confusion, on peut croire qu’une démocratie peut très bien diriger un empire pouvant lutter contre un autre empire, mais alors ce n’est plus une démocratie, mais une perversion de la démocratie. La démocratie, il ne faut pas l’oublier, est non seulement le mouvement de la conscience vers la participation de tous aux responsabilités et aux décisions communes, mais c’est aussi et surtout la justice sociale : l’éducation de tous à l’exercice responsable de la liberté, l’ensemble des conditions de vie accessibles à tous (air respirable, eau potable, nourriture, logement, soin de santé),une justice indépendante des revenus et des partis politiques, une égalité politique, économique, sociale, indépendante des sexes, de la race, de la religion, etc. Il n’y a pas encore d’État qui soit démocratique, mais certains États se sont avancés vers la démocratie, poussés par des mouvements sociaux persistants et éclairés.

La lutte pour la démocratie et contre la dictature nous concerne tous. S’il y a actuellement un ennemi bien plus dangereux que Poutine, c’est bien l’impossibilité d’informer une partie de plus en plus importante de la population parce qu’elle est prisonnière d’un silo de mensonges minutieusement construits pour la manipuler et la radicaliser. Une telle population captive permet d’atteindre ou de se maintenir au pouvoir. Ce phénomène est actuellement mondial et dépasse de beaucoup les États-Unis trumpistes, la Chine et la Russie.

Violence et solidarité

Il me semble à propos de rappeler les quatre niveaux de responsabilité que Karl Jasper distingue à propos du génocide des Juifs que l’humanité n’a jamais été capable de digérer : criminel, politique, moral et métaphysique. La responsabilité criminelle concerne les actes directement criminels : tuer, torturer, violer… La responsabilité politique vient des citoyens qui restent passifs devant leurs gouvernants explicitement ou implicitement criminels. La responsabilité morale dépend de la conscience des personnes : plus nous sommes conscients, plus nous nous sentons responsables, alors que le plus souvent, les coupables ne se sentent pas responsables. La responsabilité métaphysique est en fait une brisure de solidarité dans le tissu de l’humanité, le préjugé pourtant insoutenable qu’une injustice survenant quelque part puisse ne jamais nous atteindre. L’idée étrange qu’une tumeur au foie est sans danger pour le cœur, la tête ou les poumons.

Or, toute violence comporte tous ces acteurs : il faut un acteur du crime, une complicité politique (par exemple : la libre circulation des armes), une conscience morale endormie (les gens qui détournent les yeux) et surtout, une rupture de la solidarité humaine.

Dans le cas de l’Ukraine, un chiffre révélateur : la Russie a réalisé des profits records de 93 milliards d’euros par ses exportations de pétrole, de gaz et de charbon au cours des 100 premiers jours de l’invasion de l’Ukraine. Quelle complicité! Sans cette rupture de solidarité sous prétexte d’inconvénients jugés plus graves que la mort de milliers de personnes, la guerre serait déjà terminée. Et si la solidarité mondiale devant de telles agressions était un acquis, c’en serait fini de ces attaques injustifiables.

Et cela est vrai pour toute violence qui saute aux yeux, que ce soit auprès des autochtones, des femmes, des homosexuels, les tueries, l’extrême pauvreté, etc. La violence est d’abord le signe de la faiblesse du tissu de l’humanité. L’écologie en est certainement la preuve incontestable. Ensuite viennent la faiblesse de la responsabilité morale, puis le sommeil de la conscience éthique de laquelle découle la culpabilité politique et en bout de piste, survient la culpabilité criminelle.

Lorsqu’on comprendra qu’il faut inverser l’idée que nous nous faisons de la causalité du mal, lorsqu’on verra que le criminel est un acteur presque inconscient de ce qu’il fait parce que l’humanité (qui vit en chacun de nous) ne se sent pas assez responsable de sa propre intégrité, ce jour-là, les guerres seront du passé. Les problèmes psychiatriques produiront immédiatement une réflexion collective à propos de ce qui ne va pas dans notre culture et l’extrême pauvreté forcera l’économie à changer sa mécanique aveugle.

Bonheur et barbarie

La grande question des philosophes du XXe siècle peut s’exprimer ainsi : pourquoi l’humanité au moment même où elle s’est mise à disposer des moyens matériels du bonheur a-t-elle choisi la voie du malheur et de la destruction? Plus concrètement : Un peu de justice sociale et tous les êtres humains pouvaient être logés, nourris, éduqués, mais les privilégiés ont préféré la guerre comme moyen de préserver leurs privilèges, pourquoi?

Des dizaines de réponses ont été données. Voici celle qui m’a le plus interpellé : la raison technique qui nous a donné la possibilité de répondre à nos besoins physiques, éducatifs et sociaux s’est faite au prix de l’aliénation de notre humanité.  Qu’est-ce que cela veut dire? 

Pour nous consacrer presque exclusivement au développement technique, il fallait sacrifier notre raison d’être qui consiste à nous percevoir comme finalité et non comme moyen. Prenons l’exemple le plus simple, l’aliénation de la science. La science a été développée pour répondre à un être humain qui ressent du bonheur à connaître. Par la technique, la connaissance a été détournée de sa finalité, elle n’est plus qu’un moyen : tout à coup, connaître fait de nous une main-d’œuvre spécialisée. De finalité, nous sommes passés à moyen. Nous pourrions prendre plusieurs autres finalités : vibrer à la musique, devenir juste, aimer… Être une finalité, c’est devenir sujet de musique, de justice, d’amour… Ce qui a été appelé le bonheur : vibrer dans l’épanouissement de nos possibilités. Tout cela était accessible dès le début du XXe siècle, mais par le processus même de la technicisation et de l’industrialisation, nous sommes devenus des outils jetables après usure. Même l’idée de la justice sociale s’est transformée avec la révolution industrielle. Justice sociale n’est plus la possibilité de jouir de la vie, mais le droit au travail salarié (devenir un moyen de profit).

Ces aliénations de notre humanité ont donné tout le carburant nécessaire (l’énergie, la technique, l’industrie, la main d’œuvre) pour gonfler le pouvoir des hommes les plus aliénés d’entre tous : ceux dont le vide intérieur les pousse à se détruire en entraînant avec eux ceux qui les servent. Le XXIe siècle leur donne un moyen supplémentaire : la « vérité » n’est plus une finalité, mais un moyen; elle n’existe plus en tant que notre aspiration, il ne s’agit plus du bonheur d’être vrai, mais de la folie de pervertir les faits et sa personne pour devenir puissant, c’est-à-dire devenir un formidable moyen de destruction. 

Dans ces conditions, qui peut résister à se faire serviteur des grands barbares? Comment travailler et répondre à nos besoins réels en vue de notre épanouissement, plutôt qu’en complicité avec un système aux mains de la destruction?

La valeur de la paix

Qu’est-ce qu’une valeur? Ce n’est ni un objet social qu’on peut décrire par un mot, ni un concept, c’est une aspiration ressentie dans la conscience, un désir qui peut entrer dans l’existence si jamais nous le tissons jour après jour entre personnes complices. Comme lorsqu’on enfante, le résultat nous étonnera et semblera avoir sa propre vie. Les valeurs ne vivent pas isolément les unes des autres, au contraire, elles sont le réseau même qui forme peu à peu notre humanité.

La guerre n’est pas une valeur, la paix en est une. Cette valeur est si fortement liée à la justice, qu’une paix injuste n’est pas la paix, mais au contraire, une violence parachevée. Lorsqu’un lien de domination, donc un lien d’injustice est arrivé à sa forme achevée, il n’est plus nécessaire de faire agir les canons; l’emprisonnement, l’endoctrinement, l’ensorcellement des salaires et des privilèges suffisent. La violence s’arroge le mot « paix » comme dans l’expression « Pax romana ». Beaucoup pensent qu’il n’existe pas d’autres formes de paix. C’est tout à fait vrai pour le moment. Comme je le disais, une valeur est une possibilité. Aujourd’hui, armés comme nous le sommes, cette possibilité est nécessaire. Et elle se joue maintenant et pas seulement en Ukraine. La Russie a attaqué le point faible des États-Unis par la désinformation. Le trumpisme a visé juste : directement dans une des failles mortelles de la constitution américaine : la non indépendance de la justice vis-à-vis de la politique partisane. Et maintenant, le clivage américain approche de son paroxysme. Libération des armes d’assaut, criminalisation de l’avortement, blocage de la lutte contre la crise climatique, la bombe est en pleine explosion. Peut-être que l’Ukraine gagnera sa guerre, mais les Etats-Unis la perdront certainement si nous ne faisons rien pour l’aider à achever sa démocratie.

Les fondement de la barbarie

On sait que Heidegger a soutenu le nazisme. En 1928, dans sa leçon inaugurale à l’université de Fribourg, il lançait : « Le Néant est originellement présent à l’intérieur de l’Être. Cette contradiction brise définitivement l’entendement. Jamais, la philosophie ne peut être mesurée à la mesure de l’Idée. Il faut tourner le dos à l’héritage de la raison… » De mon point de vue, Heidegger venait de fonder le nazisme qui n’est rien d’autre que la Volonté de Puissance l’emportant sur la déconfiture de la raison.

Or, ce « fondement » n’a aucun sens, plus que cela, il sonne l’entrée du non-sens dans la culture occidentale. On peut dire que l’idée de néant est nécessaire à la compréhension de l’idée de l’être, mais justement, l’idée de l’être que nous obtenons alors ne contient aucun néant. Pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien? La réponse est simple : s’il n’y avait rien, il n’y aurait pas d’être du tout, pas même une seule vibration. L’Être et le néant sont deux absolus incompatibles, et cela est justement le fondement de la logique et de la raison.

Heidegger fait une grave erreur logique et ensuite il affirme que la logique ne peut rien fonder. Non seulement cette distorsion cognitive laisse la volonté de puissance libre de tout dévaster, elle l’encourage. Heidegger lance l’angoisse à l’assaut de l’esprit par l’intermédiaire de la force.

Ce qui reste de cela est présent dans notre culture comme l’air que nous respirons, cela consiste à affirmer que toute valeur n’est qu’une opinion et que toutes les opinions se valent puisqu’il n’y a aucun fondement. Tout jugement est la simple expression d’un préjugé, et notre faculté de jugement n’est qu’une poche de préjugés. Ainsi restons-nous collectivement paralysés devant la puissance de la force et pourtant la force n’existe que parce que nous sommes paralysés.

Il faut que cela cesse. Le droit et la justice qui sont l’exercice de la raison appliqué à des totalités doivent se placer au-dessus de la loi du plus fort, et elles ne peuvent le faire que si chacun d’entre nous y participe.

La paix, l’accomplissement de la justice

J’ai dit que la paix est une valeur, mais qu’elle dépend de la justice. Si je vais chez le maraîcher du village et que je réalise une transaction vraiment satisfaisante pour lui, pour moi et pour notre relation, cela procure une joie en moi, en lui et entre nous qui assure la bonne entente à long terme qu’on appelle la paix. Si la transaction est injuste, qu’elle me donne plus qu’elle lui donne, c’est déjà une petite guerre en moi, en lui et entre nous.

Dans une société où pratiquement aucune opération économique ne recherche la justice, mais l’avantage de l’un sur l’autre, l’accumulation des petites guerres est simplement inévitable. Un jour, c’est la révolte intra-nationale ou la guerre internationale.

La grande difficulté est de passer du système qui nous rend malheureux parce que notre bien-être dépend de la misère de l’autre (et donc je sens que je suis assis sur un volcan), à un système qui rend heureux, en paix avec soi et avec les autres. Bref comment me vêtir, me nourrir, me construire en toute justice? Acheter à proximité n’est pas une solution en soi, il faut aller à la ferme et s’assurer que l’agriculteur vive aussi bien que moi. Son bonheur sera le mien.  L’achat personnalisé et direct est rare, mais c’est le seul qui mène à la paix. La paix est un accomplissement collectif résultant de la justice.

Si on veut un jour vivre, dans des sociétés en paix avec elles-mêmes, avec les autres et avec la nature, cela se fera par mille efforts concrets pour des transactions justes. Personne ne s’en sortira en méditant en pleine conscience puisque dans un tel état, l’injustice devient insupportable. La paix intérieure ne vient que parallèlement à tous nos actes révolutionnaires pour changer le système injuste de l’exploitation des uns par les autres.

J’appelle à tous les vieux qui, comme moi, ont moins à perdre, à sortir de leur antre, à se révolter avec la jeunesse montante pour la justice économique qui seule peut conduire à une réelle démocratie.

Dernier siècle des hommes; premières lueurs de l’aube

Avant la Première Guerre mondiale, il régnait une atmosphère étrange : le sentiment que le continent européen, dans son entier, avait besoin d’une purge, d’un énorme rituel purgatif nécessaire au « redressement moral ». Par « redressement moral », on entendait essentiellement « affermir encore plus les valeurs de la virilité » : force, obstination, sacrifice, flegme devant les massacres et devant sa propre mort et une certaine vénération pour la pratique du viol. Pour une purge, Ç’en fut une. Mais elle se termina par une humiliation de la « virilité » de l’Allemagne. 

Arriva Hitler (la virilité incarné!), la Deuxième Guerre et ses atrocités si monstrueuses qu’elles ont entraîné un immense refoulement traumatique. Sur ce refoulement s’éleva la guerre froide, non par un retour du bon sens, mais par le fait de la bombe totale. Il fallait transférer la guerre et le colonialisme dans le monde économique. Dans cette guerre froide, l’URSS dut rendre les armes en 1990, ce qui entraîna les États-Unis au paroxysme de l’extase du coq dont ils ne sont jamais sortis (fanatisme religieux, tueries de masse, contrôle du corps des femmes, racisme, pornographie…). Peut-on se surprendre que d’autres coqs (russe, chinois, turque…) soutiennent aujourd’hui le défi? 

Bref, nous sommes en état de guerre chronique, quand elle n’est pas militaire, elle est économique. Et elle accélère la crise écologique (destruction des espèces, crise climatique, crise des déchets, acidification des océans…) et la crise sociale (des riches de plus en plus riches, des pauvres de plus en plus pauvres).

Si la guerre est devenue chronique dans l’histoire de l’humanité, c’est qu’il n’y a pas eu d’histoire de l’humanité, mais uniquement l’histoire de la « virilité » entendue comme la peur inversée de la mort. Dans toute ma vie d’homme et d’écrivain, j’ai cherché à me corriger de ce mal par un retour aux philosophies féministes de l’Antiquité et du Moyen Âge et surtout en devenant paysan sur une terre communautaire. Je n’ai jamais pu rallier beaucoup de lecteurs ni beaucoup d’apprentis paysans, mais je ne désespère pas, parce qu’il n’y a pas d’autre chemin que celui de la justice. La force, c’est toujours l’injustice. Nous ne sommes pas à une croisée, nous sommes engagés dans un goulot d’étranglement. L’humanité qui traversera le filtre ne sera pas la même, elle sera composée de femmes et d’hommes aimant leurs enfants plus que leurs privilèges, ils ouvriront leur avenir plutôt que de le refermer.

L’art écologique

Comment pratiquez-vous l’art à Sageterre?

Sageterre est une œuvre d’art, un Acte de beauté.

N’est pas le sujet de ton film.

Mais qu’est-ce qu’une œuvre d’art?

En science on recherche l’universel : un chien est une espèce animale, ce qui intéresse se sont les caractéristiques communes qui font d’un animal un chien. Un peintre lui, voit ce qu’il y a d’unique, de singulier dans ce chien-là qui vient de le fasciner. Il y a bien des fermes écolos, mais toi tu as été fasciné par Sageterre.

Mais quelle sorte d’art est Sageterre?

Pas une œuvre musicale, pas une œuvre théâtrale, mais une œuvre vitale : un art fait avec l’art de la nature.

Mais est-ce que vraiment la nature est une œuvre d’art?

Tout est unique dans la nature, pas un moustique ne nous pique de la même manière, pour lui chacun de nous a une saveur unique.

Et chaque totalité est un paysage unique, encore plus unique selon le moment unique de la journée.

Chaque parti et chaque totalité est un acte de beauté.

Mais un acte de beauté est d’abord une relation. Chacun de nous avons écouté différemment le concert de ce soir, nous en ressortons avec une œuvre d’art différente.

Mais pour écouter un concert comme ce soir, il faut une disposition particulière. Si je n’ai pas la bonne disposition, je part les mains vide.

La même chose pour faire un beau jardin : il faut d’abord écouter le paysage avec la bonne disposition. Ensuite, on peut sentir l’harmonie, alors seulement on peut ajouter une valeur sans briser l’harmonie.

L’école de l’harmonie

Une fois notre enracinement brouillé avec la nature, c’est le chaos dans la psyché humaine, car la nature est l’acte de l’harmonie.

Dans la nature, il y a combat et collaboration, diversification et équilibre, accord et désaccord, complexité et simplicité, toutes les oppositions y sont, mais nous sommes loin du chaos, au contraire, il s’y développe une harmonie dans chaque singularité et dans toutes les totalités. L’harmonie n’est ni l’ordre ni le désordre, mais une sorte d’agencement dynamique évolutif qui peut à tout moment dégénérer. Si vous avez un minimum d’expérience en peinture, en musique, en poésie, en jardinage, vous connaissez la difficulté que représente l’harmonie, par exemple : dans un jardin lorsque les doryphores (communément appelés « bébittes à patates ») détruisent totalement les plants de patates dont, pourtant, leur vie en dépend. La nature cependant reprend sans cesse le chemin de l’harmonie.

Une fois terminée la rupture avec la nature, l’être humain devient le doryphore de son environnement. Ce n’est pas un hasard, c’est la loi de l’entropie : dès qu’on relâche l’effort de l’harmonie, c’est la guerre. La guerre est la simple dégénérescence de l’harmonie. Elle vient presque toujours d’une tentative d’ordonnance forcée en vue de rendre semblables les fidèles, les citoyens, les patriotes, les partisans… Ce qui entraîne la polarisation sociale, la division interne, l’amour du semblable et la haine du non semblable. L’harmonie est le contraire de l’homogénéité. 

Initiative rare au milieu des combats israélo-palestiniens, une école mixte arabo-hébraïque a été fondée en 1997 à Jérusalem en pleine zone de friction entre le territoire arabe et le territoire juif. Le bruit des mitraillettes et des bombes ne décourage pas l’extraordinaire équipe qui y travaille à l’harmonie, c’est-à-dire à la paix. Donc, pas de religion commune, pas de croyances communes, pas de langue unique, pas de culture supérieure, car cela mène inévitablement à la guerre. Au contraire, on propose l’acceptation des différences et même des oppositions, des discussions et même des disputes, car, justement, il faut sans cesse travailler à l’harmonie et non à l’aplatissement des différences et des différends. 

L’école applique le principe de mixité Arabes/Juifs et hommes/femmes à tous les échelons, une démocratie bicéphale, collégiale et décentralisée, l’apprentissage des deux langues, la discussion ouverte, l’effort de compréhension, de complémentarité, de collaboration. Les cours d’histoire ne sont ni pro-arabes ni pro-juives, on enseigne les faits, les différents points de vue, les contradictions entre historiens… Les sciences et les arts sont les deux pieds de la démarche de l’esprit. Apprendre à reconnaître ce que l’on ne sait pas, ce qui ne peut pas être l’objet d’un savoir, mais seulement d’une expérience intérieure permet de combattre le fanatisme de la raison autant que le fanatisme de le la perte de la raison.

La paix dans le monde ne pourra pas se faire autrement que par de telles initiatives.

Gorbatchev n’est plus, il nous en faut un autre.

Dans les années 1990, Michaïl Gorbatchev cherchait à sauver l’URSS de la faillite par des traités économiques et de désarmement avec l’Europe et les États-Unis. Ronald Reagan en a profité pour le faire danser, le mettre à genoux juste pour le plaisir d’amuser son électorat. L’URSS s’est disloquée au grand plaisir d’une certaine Amérique qui en a abusé sans la moindre honte. Durant ce même temps, la Chine ouvrait son marché aux investisseurs étrangers et partait à la conquête économique du monde avec son immense bassin de petits salariés. Aussi bien dire que le capitalisme perdait toute opposition et devenait le modèle unique. Mais quel « capitalisme »?

Ce « capitalisme » est aussi loin des principes du libre marché que le communisme russe et chinois peuvent l’être des principes du communisme. En réalité, il n’y a, actuellement, qu’un seul système : le « capitalisme » des oligarques qui se développe à l’infini sans opposition. On dirait un rouleau compresseur écrasant la substance humaine et terrestre pour la convertir en énergie dévastatrice. 

Aujourd’hui, après la révolution industrielle et la révolution russe, on peut dire que ni le communisme ni le capitalisme n’ont vraiment existé. Partout, les multimilliardaires prennent le contrôle des armes, des banques et des médias. Ils capturent l’imaginaire populaire pour maîtriser totalement les démocraties aussi bien que les dictatures.

Dans ces conditions, comment redresser la « machine »? C’est la fuite en avant : s’il ne pleut pas, on cherche à voler la pluie qui irait tomber sur le pays voisin; s’il fait trop chaud pour respirer, on ajoute des climatiseurs; si les automobiles polluent trop par kilomètre de route, on les remplace par des voitures qui feront plus de kilomètres pour arriver au même résultat. Toujours des solutions qui grossissent le problème. 

Pourtant, le 21 janvier 1990, stimulée par la présence de Gorbatchev au Kremlin, la population ukrainienne a formé une chaîne humaine de 500 kilomètres reliant Kiev à Lvov, un chaîne souvent large de trois rangs : une protestation contre l’emprise des oligarques sur la vie de leur pays. Aujourd’hui, cette chaîne humaine devrait faire au moins quatre fois le tour de la terre. Nous devons reprendre la route de la justice. Il nous faut cesser de consacrer notre vie à élever au-dessus de nos têtes des milliardaires qui sont fous d’eux-mêmes. En réalité, malgré leur orgueil, ils ne font que jouer du système pour s’engloutir dans son absurdité. 

Mais il y a un Gorbatchev, encore plus visionnaire celui-là. En 1994, avec Maurice Strong (président du Sommet de la Terre), il a relancé le processus d’élaboration de la Charte de la Terre des Nations-Unies, en tant qu’initiative de la société civile. Cette charte est au fondement de notre ferme écologique Sageterre. 

C’est un héritage inestimable dont voici les principaux principes :

I. Respect et protection de la communauté des vivants

Respecter la Terre et toute forme de vie. Prendre soin de la communauté des êtres vivants avec compréhension, compassion et amour. Bâtir des sociétés démocratiques, justes, participatives et pacifiques. Préserver la richesse et la beauté de la Terre pour les générations présentes et futures.

II. Intégrité écologique

Protéger et rétablir l’intégrité des écosystèmes de la Terre. Empêcher les dommages causés à l’environnement. Adopter des modes de production et de consommation qui préservent les capacités régénératrices de la Terre, les droits de l’homme et le bien-être commun. 

III. Justice sociale et économique

Éradiquer la pauvreté économique, sociale et environnementale. S’assurer que les activités économiques et les institutions à tous les niveaux favorisent le développement humain. Affirmer l’égalité et l’équité des genres comme condition préalable au développement. Défendre le droit de tous les êtres humains, sans discrimination, à un environnement naturel et social favorisant la dignité humaine, la santé physique et le bien-être spirituel, en portant une attention particulière aux droits des peuples indigènes et des minorités.

IV. Démocratie, non-violence, et paix

Renforcer les institutions démocratiques à tous les niveaux. Intégrer au système d’éducation formelle et à la formation continue les connaissances, les valeurs et les compétences nécessaires à un mode de vie écologique. Promouvoir une culture de tolérance, de non-violence et de paix.

La démocratie en danger (2)

Le fondement de la démocratie est forcément l’éducation à l’exercice de la liberté responsable dont une des dimensions est l’esprit critique. La valeur acquise par adaptation avec la nature est sans doute la réalité, sinon un ours imaginaire ou un ours réel sont équivalents, ce qui entraîne évidemment l’incapacité de survie dans la nature. La principale valeur acquise par adaptation sociale est sans doute la vérité, sinon le mensonge n’existe pas, alors, il est impossible de se fier aux autres, ce qui entraîne évidemment l’écroulement de la société. La liberté responsable n’a de sens que si la vérité et la réalité sont des valeurs pratiquées, c’est-à-dire des intuitions de la conscience ressentant les risques pour la survie et agissant pour les prévenir.

Les médias de l’information sont maintenant scindés en deux systèmes d’information disjoints : l’un cherchant à informer la population pour permettre la démocratie; l’autre cherchant explicitement à manipuler l’information pour ruiner les démocraties. Bref, les deux valeurs fondamentales (vérité et réalité) sont maintenant minées à la source. 

Le rejet d’une constitution démocratique par le Chili, la simple possibilité de l’élection de Bolsonaro en Brésil, la popularité de Trump aux États-Unis malgré l’évidence d’une tentative de coup d’État et ses attaques explicites contre les institutions démocratiques, le maintien d’Erdogan en Turquie malgré les emprisonnements et les assassinats de journalistes, la dictature de Bachar el-Assad en Syrie qui persiste par la torture et le meurtre, etc., dans tous les cas, on voit bien qu’une partie significative des populations est à ce point manipulable, qu’il est facile de la séquestrer dans un système parallèle fondé sur le mépris de la réalité et de la vérité. 

La démocratie est loin d’être acquise, ce n’est qu’une tentative très récente et très fragile pour favoriser la paix interne d’un pays en tentant de limiter l’exclusion des pauvres des pouvoirs économiques, politiques et médiatiques. Leur mise à l’écart mène toujours aux révolutions violentes et aux guerres civiles. Pas de paix sans justice. L’avancée du web devait aider les démocraties, sa prise de contrôle par les mégamonopoles d’algorithmes (les GAFA) visant la manipulation des populations (exemple parmi d’autres : Facebook) a permis à Trump aux États-Unis et à d’autres ailleurs de séquestrer cette partie de la population pour l’utiliser à fin de déstabilisation les démocraties chancelantes pour prendre le pouvoir.

Néanmoins je reste confiant, car si la vie a misée sur la conscience, elle en reste la gardienne. Elle a tellement misé sur la conscience qu’elle va se charger elle-même de rendre impossible la survie des désadaptations à la nature et à la vie sociale. Néanmoins il est bien préférable de prendre les devants. Par exemple : attaquer l’inflation par sa cause principale, les profits sans plafond.

La volupté de la soumission

Nos démocraties représentatives démontrent à elles seules qu’il faut beaucoup moins de meneurs que de suiveurs (exemple, au Québec, 64000 de population pour un député). Pourquoi? 

Je pense que la volupté de la soumission est plus grande que celle de la domination. La soumission est un bonbon en soi, c’est ensuite que le dominateur utilise cette « passion ». 

S’abandonner à une impulsion, une sensation, un psychotrope, une distraction, n’est-ce pas l’essence du plaisir! Le plaisir n’est-il pas une certaine soumission! Déjà notre famille nous a appris qu’il est plus facile et plus doux de se soumettre que de se rebeller, la récompense affective vaut mieux que la punition. Les religions ont su cultiver le plaisir de la soumission, de l’adoration, et même du sacrifice au « Maître des cieux ». Et puis, c’est un énorme défi que de lutter contre des conditionnements et tellement plus agréable de s’y soumettre. S’ajoute la volupté d’appartenir à un groupe, à une foule, à un peuple. La joie est réservée à celles et ceux qui montent la montagne de leurs aspirations souvent à contre-sens des chemins très fréquentés. Le plaisir est pour la descente dans le sillon des impulsions ou des conditionnements, le résultat d’une certaine suspension de notre conscience, de notre sens critique et de notre volonté. Au fond, c’est pour canaliser sur lui tout ce plaisir du laisser-aller que les « Césars » s’autoproclament chefs. L’homme dominateur est au fond le « supra-soumis » à ses propres impulsions, aux forces de son inconscience et même, à ses perversions violentes. Il incite à glisser en bas dans son toboggan.

Évidemment s’ajoute à cette volupté de la soumission, la peur du rejet. Le loup qui veut quitter la meute doit faire face à la forêt, trouver seul sa nourriture, affronter tous les dangers… La plupart du temps, c’est la meute elle-même qui risque de l’attaquer. L’angoisse séculaire de la solitude nous refoule dans la sphère du contrôle social.

Dans cette glissade du plaisir et de la lâcheté, il arrive un moment où on se sait manipulé. Évidemment, on ne se l’avoue pas, mais on goûte la volupté de ne pas décider. Acheter en faisant du lèche-vitrine, ou après avoir surfé sur le web fait partie de cet abandon. En gros, pour la classe qui a une marge de manœuvre au-dessus des besoins essentiels, acheter est un acte de soumission.

Les GAFAM (Google, Appel, Facebook (Méta), Amazon, Microsoft) ont réussi le tour de force d’élever au-dessus du pouvoir des États (démocratique ou dictatorial, qu’importe) une puissance mondiale de structuration des sociétés par monopoles, algorithmes souterrains, partages de contenus fondés sur le réflexe du perroquet, vitesse de réitération des opinions, consommation impulsive grâce au crédit immédiat, vente de données à des fins commerciales ou politiques… L’essentiel vient de l’illusion de décider (micro décisions) sur un échiquier comportemental prédéfini, c’est comme entrer dans un grand centre de programmation.

Nous y reviendrons, car c’est sans doute la plus grande attaque contre les démocraties chancelantes. Elle prépare le terrain pour les démolisseurs de démocratie tels Trump et tant d’autres. Et nous avons les nôtres au Canada et au Québec.

Les GAFAM

Nous avons dit précédemment que les GAFAM (Google, Appel, Facebook (Méta), Amazon, Microsoft) ont réussi le tour de force d’élever au-dessus du pouvoir des États (démocratiques ou dictatoriaux, qu’importe) une puissance mondiale de manipulation des comportements de consommation, de polarisation sociale, d’orientation politique, de regroupement en tribus fermées… L’essentiel vient de l’illusion de décider (micro décisions) et de la volupté de se laisser capturer par des stimulus visuels dans une machine à nous programmer. Le plaisir de se laisser décider par des clics impulsifs et l’errance mentale.

Leurs chiffres d’affaires dépassent déjà 10 000 milliards de dollars américains (6 fois le PIB du Canada). De semblables puissances couvrent la Chine, d’autres, la Russie, séquestrant le monde en trois plaques apparemment indépendantes entre elles, mais fondées sur le même pouvoir suprême de manipulation.

Les nations ne sont plus qu’un rêve. Oui, les pouvoirs nationaux se servent de ces superpuissances structurantes pour leur propre contrôle social, mais pour s’en servir, ils doivent les nourrir. Oui, les pouvoirs nationaux achètent des données, mais eux, les GAFAM de ce monde, les recueillent, les contrôlent, les vendent.

À vue d’œil, il est trop tard, le parasite a conquis les empires d’Occident, du Moyen-Orient et d’Orient. Non seulement il ne nous sauvera pas du drame écologique, mais il nous y précipite. Déjà le groupe GAFAM à lui seul produit 4% des gaz à effet de serre, et il devrait atteindre 8% dans peu de temps nous disent les experts. Mais surtout, l’ensemble de ces groupes de géants nous emprisonnent dans deux grandes illusions : la démocratisation des opinions et la libération de la réalité (pour nous faire oublier les conséquences). Le salut par le Métavers (l’univers virtuel en 3-D). Disparaître dans la planète imaginaire d’un riche illuminé. C’est comme sentir le gaz propane et ensuite, se mettre des lunettes de « réalité augmentée » pour éviter l’explosion! Une schizophrénie volontaire.

Essayez de transmettre des textes de fonds, des informations solides, des questions qui éveillent la conscience à travers le web, et vous verrez jusqu’à quel point le web est séquestré par des algorithmes d’abêtissement.

Pourtant la conscience finira par transcender la manipulation de masse, parce qu’elle apporte une joie mille fois au-dessus du plaisir de la soumission et de l’errance, la joie d’être présent et de se sentir réel. Une fois les pieds dans le réel, on peut se servir du web pour communiquer.

Haïti, notre avenir possible

Radio-Canada international écrivait sur son site web (https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1919379/onu-haiti-alarme-desespoir-violence):

« Pillages, pénurie de tout, hôpitaux fermés… Des responsables de l’ONU ont décrit lundi une situation de « désespoir » humanitaire en Haïti […] Des manifestations, des barrages routiers et des scènes de pillage traversent le pays […] Haïti a malheureusement atteint un nouveau degré de désespoir, a déclaré Valerie Guarnieri, directrice exécutive adjointe du Programme alimentaire mondial (PAM). Alors que le prix du panier alimentaire moyen a grimpé de 52 % en un an, nous nous attendons à ce que la sécurité alimentaire se détériore encore cette année […] Le travail des humanitaires est de plus en plus dangereux. L’ONU a d’ailleurs décidé d’évacuer son personnel non essentiel […] Une crise économique, une crise des gangs et une crise politique ont convergé pour créer une catastrophe humanitaire […] L’état de siège depuis plus d’une semaine du terminal pétrolier de Varreux, le plus important du pays, bloqué par des gangs, a créé une pénurie à travers le pays et conduit à la fermeture d’hôpitaux[…] Le Conseil de sécurité avait adopté une résolution demandant aux États membres de l’ONU d’interdire le transfert d’armes légères aux gangs sévissant en Haïti, sans aller jusqu’à décider d’un embargo[…] Si la violence des gangs n’est pas stoppée, il ne sera pas possible de stabiliser le pays […] L’ONU estime qu’au moins 1,5 million de personnes ont été directement impactées par les récentes violences des gangs, a souligné Helen La Lime. Avec les violences basées sur le genre, et en particulier le viol, utilisées de façon systématique. »

Ce scénario du désespoir et de l’anarchie (dans le pire sens du mot) est déterministe, il permet de voir ce que sera n’importe quel avenir de n’importe quel pays à partir du moment où sa gouvernance (qu’elle soit de constitution démocratique ou autoritaire) a perdu toute crédibilité. Aucune gouvernance n’est possible sous l’égide unique de la répression, de l’inégalité sociale extrême et de la manipulation de masse. Lorsque la confiance atteint le point zéro, que l’anomie sociale touche son point de rupture et que la population n’a plus rien à perdre, c’est la désorganisation, c’est-à-dire la loi des armes individuelles ou de gangs. Les États-Unis, la Russie, l’Iran, la Syrie, et bien d’autres sont assez proches de leur point de rupture. La montée de l’extrême droite populiste est un signe avant-coureur, car elle démontre la réactivité d’une partie importante de la population devenue totalement manipulable. Lorsque cette population prendra conscience qu’elle a été trompée, elle cessera d’être gouvernable par son « gourou » sans être gouvernable par une autorité légitime. Et c’est inévitable, car la conscience est fondamentalement incorruptible et au réveil, elle vit un moment de révolte tout azimut.

Arrivée à « l’état d’Haïti », comment la population (et n’importe quelle population) divisée en factions et retournée contre elle-même peut-elle établir une démocratie d’avenir?

Il nous faut réfléchir en profondeur sur la liberté de paix.

La paix climatique

Selon une étude publiée dans la revue Science, 2022, un réchauffement de la planète au-delà de 1,5 °C devrait déclencher au moins 5 « points de bascule » climatiques, c’est-à-dire des réactions en chaîne menant à des réorganisations brutales et irréversibles du système climatique global qui le rendra chaotique et désastreux. Or, on atteindra probablement ce résultat en moins de 20 ans, puisque rien n’est prévu dans l’immédiat pour freiner les émissions de gaz à effet de serre.

Deux de ces points de bascule concernent l’Arctique, l’Antarctique et le Groenland : (1) le dégel brutal du pergélisol et (2) la réduction drastique du transfert de chaleur dans la mer du Labrador. C’est deux faits vont accélérer le réchauffement et surtout, nous en faire perdre le contrôle. À supposer que la trajectoire du réchauffement suive une courbe similaire à des réchauffements climatiques anciens (avant l’existence de l’homme), les mers devraient monter de 10 mètres dans un horizon temporel difficile à prédire. Cela accélérerait l’aggravation déjà marquée des tempêtes et de la mousson. On estimait les seuils de déclenchement de ces points de bascule dans une fourchette de 3 à 5 °C de réchauffement, or les progrès dans les observations et les modélisations du climat, ainsi que dans la reconstitution des climats passés ont drastiquement abaissé cette évaluation.

Bref, nous avons vingt ans pour changer drastiquement nos comportements. Pendant ce temps, les grandes plaques de décisions, États-Unis, Chine et Russie sont fortement menacées d’instabilité interne, instabilité provoquée par le clivage social, lui-même précipité par les géants de l’information qui manipulent les algorithmes informationnels.

Comment espérer! Les premières lueurs de l’aube ne sont peut-être pas encore visibles, mais les oiseaux du matin commencent à chanter (les professeurs d’espoir). La lucidité négative (conscience critique), elle aussi, a son point de bascule. À un moment de tension sans doute imprévisible, les consciences personnelles entrent dans un état de lucidité positive (conscience des issues). 

La conscience a pour propre de percevoir les deux dimensions du temps : 

  • Le temps qui va des causes aux conséquences, donc, du passé vers le futur. Cette dimension est déterministe, on peut l’analyser par la science des prévisions. 
  • Le temps qui va des actions aux résultats, donc du futur vers le passé en changeant les trajectoires. Cette dimension est politique au sens propre du terme. 

À la charnière du temps politique et du temps déterministe, on retrouve des personnes affranchies des conditionnements sociaux et pouvant jouer un rôle d’alarme et d’orientation, un rôle politique. Des agents de transformation.

J’aimerais approfondir ce processus, car j’y vois un motif d’espérance pour la paix entre les hommes et avec la nature que j’appelle la liberté de paix.

Liberté de paix

Réflexion à partir du Traité des valeurs de
Louis Lavelle et de la notion de noosphère dans Teilhard de Chardin

Jean Bédard, septembre 2022

« Notre monde est abîmé par la guerre, frappé par le chaos climatique, meurtri par la haine, couvert de honte par la pauvreté et les inégalités » Antonio Guterres, 2022, Assemblée annuelle des Nations Unies

On ne peut pas avoir la paix, ni la réclamer, ni la donner, ni la promettre, ni l’imposer, ni en faire un traité signé, ce n’est pas un droit ni un pouvoir d’État. Elle ne peut descendre d’un pouvoir, elle n’est dans le pouvoir de personne, elle est le fruit d’un travail extrême contre nos tendances à la soumission et pour s’approcher de soi et des autres, un travail personnel et collectif. Jean Bédard

Un problème inquiète : un fusil tue en une seconde un artiste, un saint, un sage, un pacifiste, un acteur de changement qui a travaillé sa vie entière à la paix. Quelques colonisateurs détruisent en quelques années une culture pacifique multimillénaire. L’économie sauvage peut jeter dans l’extrême pauvreté des peuples entiers. Les algorithmes de manipulation par ordinateurs peuvent ruiner en une année un travail d’éducation de longue date. On pourrait réussir à implanter dans le web un métavers capable de séquestrer le tiers de l’humanité hors de la réalité. Bref, la violence, le marché débridé, la manipulation des consciences l’emportent toujours sur l’effort de paix et de fraternité. Où est l’espoir?

Je l’ai cherché toute ma vie, mes romans sont cette recherche, j’ai écrit deux essais sur le sujet : Le pouvoir ou la vie, L’écologie de la conscience, je schématise ici ma réflexion pour stimuler la vôtre. Même dans le monde de la pensée, la critique négative est immensément plus facile que l’effort de trouver une issue. On a même insinué que l’espoir est un crime contre l’évolution parce que l’humanité est une fausse piste qui doit disparaître.

Introduction

La noosphère est, pour Pierre Teilhard de Chardin et Vladimir Vernadski, la « nappe » psychique qui se surajoute à la biosphère progressivement avec l’avancée de la pensée dans les plantes et les animaux. Pour eux, l’espérance de la paix par la formation d’une humanité planétaire.

En effet, on pourrait imaginer l’humanité en voie de « planétisation ». Mais je pense personnellement qu’il s’agit plutôt, dans un premier temps, de la vie planétaire ouvrant à la possibilité de libérer les consciences personnelles. Dans un deuxième temps, il appartient à chaque conscience de s’échapper (toujours partiellement) des déterminismes de la biologie et des conditionnements de la société. Sinon, on pourrait se voir emportés par quelque chose qui nous sauvera des conséquences de nos actions et de nos réactions de masse. Or c’est loin de ce que l’on voit. L’inconscience ou plus précisément, la soumission à l’inconscience bio-sociale nous emporte vers la guerre, le maltraitance de la nature et le malheur.  Néanmoins, si on voit la noosphère comme la sphère de la liberté pouvant mener à une éthique nous permettant de transcender la supposée « loi du plus fort » qui n’est pas dans la nature mais dans nos sociétés fondées sur la soumission (et donc sur la domination), alors oui! chaque libération et chaque œuvre créatrice engendrent une culture de la liberté dans nos cultures de la soumission et peu à peu, personne par personne, la noosphère se développe.

La conscience, se libérant des déterminations et des conditionnements de l’inconscience, tisse progressivement une réelle noosphère, une fraternité qui, loin d’être assurée par des « lois » qui nous transcendent, est inspirée par un désir de liberté et de créativité immanent et même profondément intime. Intime veut dire « incorruptible », toujours capable de liberté. Bref, de mon point de vue, la noosphère n’est pas le produit d’une évolution qui nous emporte, mais le résultat de sauts de liberté qui évidemment ne peuvent se faire que personne par personne, sinon ce ne serait pas de la liberté, mais encore de la soumission à des forces obscures pouvant nous sauver de nous-mêmes. Mais si la liberté est une méta valeur, une valeur des valeurs immanente et virtuelle reposant dans le silence dans notre intimité profonde, alors oui la noosphère est une espérance, mais elle est en nous, en chacun de nous et non en dehors de nous.

Évidemment, cela suppose que l’évolution de la biosphère ait amené la vie à ouvrir de plus en plus les portes de la liberté par l’invention de cerveaux réflexifs. Mais imaginer une évolution automatique qui introduirait de la réflexivité dans la « nappe » humaine pour en faire une sorte de méga cerveau réflexif, c’est trop espérer en dehors de nous. Un illusion qui pourrait nous amener à une certaine passivité. Si un tel processus existait, jamais nous n’atteindrions la fraternité. L’amour ne peut être que libre et interpersonnel, donc personnel. Oui, il n’est pas impossible que la fraternité un jour nous réunisse dans une démocratie directe et réflexive, mais il faudra attendre que ce soit le résultat d’un bon nombre de consciences libres.

Cette philosophie de la liberté et de la fraternité née avec le christianisme et le néoplatonisme du troisième siècle, consolidée par Marguerite Porète, Maître Eckhart, Nicolas de Cues, Comenius, analysée et soutenue en profondeur par Louis Lavelle dans son œuvre magistrale. Il y manquait cependant la pensée écologique de Vernadski. C’est pourquoi j’ai cru bon d’écrire ce petit traité de la conscience libre pour concilier Teilhard de Chardin, Vernadski et Louis Lavelle dans une espérance réaliste et mobilisante pour chacun.

La liberté de valeur

Une plante, un animal, un humain est privé de liberté si on l’empêche de se développer, si on le met dans un environnement dans lequel il ne peut pas s’étirer, prendre sa place, exercer sa vie. Être empêché de réaliser l’œuvre de sa vie, c’est être étouffé, c’est avoir sa liberté brisée.

Il n’y aurait pas de liberté si notre personne ne pouvait pas voir, vouloir et exécuter une œuvre sienne, la réaliser, obtenir un résultat et ainsi se réaliser. Cela consiste à introduire du rêve, c’est-à-dire du futur dans le présent, par exemple bâtir une maison et dire « c’est moi qui l’ai faite ». Ce futur entrera dans le temps causal (la chaîne des causes aux effets) et subira l’usure propre à cette dimension du temps qui va du passé vers le futur (le passé déterminant le futur).

La route de la causalité (du passé vers le futur) est déterministe, donc sans liberté et entropique, donc sans perspective d’avenir. Entropique, parce que tout échange d’énergie entraîne une réduction de la complexité, une perte d’information, il y a usure, dysfonctionnement, besoin de réparation et éventuellement désorganisation que nous appelons mort. Il faut sans cesse entretenir nos œuvres si nous ne voulons pas qu’elles s’effacent et tombent en ruines. Il faut donc entretenir notre existence si nous ne voulons pas qu’elle s’efface. La liberté est un combat pour faire entrer du futur dans la trajectoire de la fatalité, de la détermination.

Mais nous sommes libres, nous pouvons sans cesse agir sur le flux du temps causal, introduire des œuvres qui deviendront des causes venant de notre liberté. La source de ces œuvres est dans notre conscience qui désire et veut plus que ce qui lui est donné, travaille à des améliorations, des préférences, c’est-à-dire des « valeurs ». Une valeur est quelque chose qui ne viendrait pas à l’existence sans nous. 

Pour cela, notre esprit découvre des possibilités, en invente s’il le faut. Il oppose « mieux » au réel pour que le monde soit plus « valable » (d’où le mot valeur). Par le fait même, notre personne produit une direction nouvelle dans le temps, une direction qui lui donne un « sens » orienté vers un futur désirable, une signification orientée vers un futur compréhensible, un espoir orienté vers le mieux-être et le bonheur. Et ainsi nous nous réalisons libres, nous nous épanouissons, nous devenons… Demain sera meilleur qu’aujourd’hui. Nous sommes des personnes lorsque nous résistons au temps causal et fatal, pour le croiser avec du temps « libéré ». Nous obligeons le temps à se tourner vers mieux.

Bref, le rôle de la liberté, c’est de produire du temps créateur dans le temps entropique comme la condition de son exercice et le véhicule de ses valeurs : forcer le temps « matériel » à se retourner pour prendre la direction et le sens de nos désirs profonds, et non de nos tendances à nous abandonner à la causalité et à la fatalité. Il nous faut la science pour démonter la causalité et développer les techniques qui la feront courber vers le mieux, le plus valable, il nous faut l’art pour exprimer l’oppression du temps causal et ouvrir le chemin du désirable, il nous faut la conscience pour découvrir mieux que la route entropique vers la mort, c’est-à-dire mettre en œuvre des valeurs.

Libérer l’écosphère

La liberté est capable de mettre du jeu et de l’élasticité dans la chaîne causale ou elle n’existe pas. La théorie de la liberté peut se développer dans une dialectique du relatif et du souple vis-à-vis du définitif et du fixe en fonction de finalités qui se démultiplient et reculent constamment avec l’horizon. Elle suppose une conscience génératrice du temps qui va à contretemps. Les valeurs arrivent dans des rêves de monde meilleur qui doivent pourtant descendre dans le temps qui s’écoule des causes vers les effets. Le désirable n’est jamais une chose, bien qu’il ait besoin du concours des choses pour changer les choses.

On doit faire ici une nuance qu’il n’était pas possible de faire avant 1920 (avant les découvertes de Ilya Prigogine). Le temps causal de la nature n’est pas absolument déterministe, au contraire, il est chargé de créativité et tend vers des finalités. Il contient donc déjà une dimension temporelle qui va du futur (les finalités) vers le passé. Par exemple, il tend vers le maximum de différentiation (ne jamais reproduire exactement la même chose), de complexité (ajouter de l’information lorsque c’est possible), d’équilibre et d’harmonie dans le combat pour la durée.

Ce temps créatif lutte lui aussi, contre le pur déterminisme et contre l’entropie (l’usure), il introduit du jeu dans la chaîne causale, des marges de liberté et même certaines finalités qui empêchent le temps causal de s’enfermer dans des répétitions sans fin.

Cependant, la créativité immanente dans la nature n’est pas inconstante et changeante comme la nôtre, elle est extraordinairement cohérente et s’inscrit parfaitement dans le temps causal pour le faire « évoluer ». Évoluer non pas vers un but, mais au contraire vers une ouverture des finalités qui empêche de prévoir le futur au-delà d’un horizon (appelé horizon de Lyapunov), afin, semble-t-il, qu’il y ait constamment des surprises. Il agit comme un romancier qui ne voudrait pas qu’on s’ennuie.

Aussi, notre créativité incohérente et mal ajustée fait face non seulement aux chaînes causales et entropiques, mais aussi à l’écologie créative et évolutive. Oui, nous voulons faire entrer du désirable dans la nature, mais il y en a déjà. Cependant, le désirable qui y est déjà ne nous suffit pas, nous voulons ajouter « nos » valeurs (par exemple : la diminution des souffrances et des violences, l’augmentation des facilités et du confort…), mais notre liberté n’y arrivera pas si nos valeurs ne sont pas « acceptées » par l’évolution naturelle. On doit composer avec la créativité inhérente à la nature. On doit coopérer avec elle et non pas imaginer que nous agissons sur une mécanique neutre en elle-même.

C’est tout le défi de l’écologie, un changement radical de mentalité, car il faut cesser de se voir au-dessus de la nature pour la dominer, mais en-dedans de son mystère (qui nous dépasse presque infiniment) pour y développer nos nids de valeurs sans nuire à son évolution globale.

La valeur de la liberté

La conscience est l’organe de l’esprit qui permet d’introduire de l’avenir désiré (du rêve) dans la trame du temps. Ainsi la juste introduction d’un peu d’avenir désirable dans la chaîne des causes et des effets donne une valeur d’existence à la liberté. Sinon, la liberté ne vaudrait rien. De cette façon, l’avenir s’ouvre comme le champ de possibles que la liberté peut réaliser, mais une fois réalisés, une fois devenus des faits, ils sont emportés dans le temps causal de l’entropie et de l’évolution. Il est vrai qu’on imagine souvent l’ordre temporel comme un ordre nécessaire et totalement déterminé, mais c’est à condition d’imaginer le monde dans lequel nous sommes comme une grosse machine et non comme un organisme vivant.

En s’imaginant le monde mécanique, cela simplifie grandement nos approches scientifiques et nous apporte des résultats rapides qui semblent confirmer que nous avons raison de le traiter de machine. Mais, si on lève les yeux, on voit le ravage écologique auquel cette attitude nous mène. Voyant la nature comme mécanique, on imagine que nos actions agiront elles-mêmes de façon automatique comme si on programmait un système d’engrenage. Ensuite, il suffit d’oublier la plus grande partie des conséquences et on croit progresser.

Le triple sens du temps (causal, entropique et créatif) non seulement rend possible la liberté, mais il la contient et surtout, nous force à l’exercer à tout moment. Le temps de la nature ne cesse de nous placer dans des situations de choix qui nous obligent à l’exercice de la liberté, et cela, à une vitesse qui ne nous laisse pas toujours le loisir de la plus profonde réflexion. Nous devons apprendre sur le tas, le plus vite possible et à la dure. La nature ne nous fait pas de quartier sur les conséquences prévisibles et imprévisibles de nos actions. On peut dire du temps qu’il met en lumière toutes les modalités de notre liberté forcée à l’apprentissage, à la réflexion et à la sagesse pour éviter que nos actions individuelles et collectives engendrent notre malheur.

1° Notre volonté se trouve toujours associée au temps causal déterministe, inertiel (ralenti par la masse) et sujet à l’usure (entropique). Ce temps imprègne nos corps et nos mouvements d’un besoin d’efforts; il tend à réduire notre concentration cérébrale et à détruire nos ouvrages.

2° Nos actions se trouvent toujours engagées dans l’évolution de la nature organique et non dans une simple mécanique entropique. Ce temps nous oblige à apprendre sur les possibles insertions de nos œuvres dans l’écologie locale et globale du monde.

3° Nos actions sont aussi forcément engagées dans le temps social et impactées par lui. Nous n’arrivons pas au début de l’histoire humaine, nous ne sommes pas seuls à exercer notre liberté, et la culture nous conditionne fortement et pas toujours dans un sens adaptatif.

4° Nos actions, dès qu’elles entrent dans le passé, deviennent irréversibles, ne disparaissent pas du tout, au contraire, elles se retournent vers nous et nous obligent à des adaptations ou à des changements de trajectoire.

5° L’avenir même dans lequel nous nous engageons est le champ des possibles entre lesquels nous avons à faire des choix en fonction de ce que nous avons déjà fait, de nos apprentissages et de l’incontournable adaptation à la nature. Dans ces choix, nous n’avons pas le choix de choisir entre nos désirs désirables et nos désirs indésirables. 

Dans tous les cas, notre aspiration est de « valoriser » le temps au lieu de seulement le subir.

Trop peu trop tard

C’est parce que la liberté s’exerce dans le va-et-vient entre notre imaginaire, nos valeurs et le réel qu’elle peut tendre vers un but sans qu’il puisse coïncider ni avec nos valeurs ni avec la réalité. Elle ne peut avancer vers un résultat positif que par une double démarche : la connaissance de la nature et de sa nature. Car ni l’une ni l’autre n’obéissent aveuglément.

Mais qu’est-ce que la liberté? 
1- La possibilité à l’infini, sans contrainte ? 
Oui! dans l’imaginaire, non! dans la réalité. 
2- La nécessité d’ouvrir du possible lorsque tout apparaît déterminé et fatal? 
Elle n’a pas le choix si elle veut augmenter son espérance de vie. 
3- L’analyse des possibles pour mettre en action le souhaitable? 
Oui! dans la mesure où les possibles sont « découverts » par la connaissance du réel. 
La liberté est la puissance qui crée des possibles dans l’imagination, qui les étudie dans la réalité, qui les filtre à travers son apprentissage avant d’être la puissance de les choisir et de les actualiser.

La genèse des possibles s’opère elle-même en deux temps :
Dans un premier temps, nous convertissons les données de la réalité en possibilités, car nous pensons toujours que ces données pourraient ne pas être données. Certes, nous avons la capacité de voir le réel autrement, mais nous n’avons pas la capacité de le voir tel qu’il est. L’imaginaire est notre force et notre faiblesse. Le propre de la science, c’est de nous prouver que le réel nous échappe toujours par sa complexité et son intelligence. Nous apprenons de lui, assez durement, qu’il est notre maître incontournable. 
Dans un deuxième temps, les possibles réels s’opposent sans cesse aux possibles imaginés à l’infini si bien que la liberté peut « geler » dans l’imaginaire et devenir un tyran. Et pourtant, l’action doit s’insérer dans le temps en marche qui change sans cesse les données de la réalité. Le temps concret nous force à agir, sinon à réagir, sans qu’on puisse parfaitement se synchroniser avec lui. 

On peut dire que la fécondité infinie de notre esprit est trop large pour l’étroitesse des fenêtres du temps. Si bien que notre volonté doit prendre la responsabilité de son action bien avant de pouvoir en répondre. Nous sommes condamnés à l’erreur tout en ne pouvant échapper aux conséquences.

Nous sommes toujours responsables, mais rarement coupables. Responsables non par choix, mais parce que les conséquences reviendront sur nous et les autres sans notre permission. Nous sommes coupables dans la mesure où nous pouvions prévoir les conséquences. Néanmoins, nous devenons imputables lorsque les conséquences étaient nettement prévisibles et évitables et que nous avons agi trop peu trop tard.

La liberté dans l’harmonie

Toute liberté particulière est solidarité avec le Tout. On ne peut pas créer entre la nature et nos valeurs une contradiction à long terme, on est forcé à l’harmonie.

La liberté nous fait voir : 

(1) Jusqu’à quel point, il nous faut savoir être de petits créateurs dans le grand créateur. Ne jamais oublier que nos actions font du présent qui devient du passé et que ce passé conditionne le futur. 

(2) Jusqu’à quel point, il nous faut comprendre que les valeurs ne sont jamais des cibles à atteindre, des formes pour mouler le présent et le futur mais du levain qu’on insère dans le réel pour qu’il s’ajuste à lui. 

C’est pourquoi chaque valeur n’est accessible à la pensée que par le négatif, par exemple, il est facile de dénoncer l’injustice, mais impossible d’énoncer la justice; facile de dénoncer le mensonge, mais impossible d’énoncer la vérité… Les valeurs n’ont de valeur qu’en faisant face à leurs résultats concrets.

Heureusement que la nature résiste à la liberté pour exiger l’harmonie. Il ne s’agit ni de vaincre la nature ni de se laisser vaincre par elle, mais de se rendre docile à elle en la rendant docile à nous dans la recherche d’une harmonie qui dépasse si possible celle déjà donnée. Ce qui, reconnaissons-le, est un défi énorme pour des esprits aussi petits que les nôtres dans une nature aussi vaste et complexe que celle qui nous est donnée.

La liberté nous permet de transfigurer la nature, mais surtout elle permet à la nature de nous transfigurer. L’idée est de tenter de dépasser la nature sur le plan des valeurs sachant qu’elle nous dépasse de beaucoup sur le plan de son harmonie totale. Aucune action de la liberté ne peut aboutir sans la coopération de la nature. Et c’est pour cela que la possibilité se trouve toujours dans chaque être fini dans la rencontre de la liberté et de la nature. Aussi, à l’égard du possible, la conscience doit se tourner vers la nature non pas seulement avec sa faculté de connaître, de calculer et de vouloir, mais encore avec sa faculté d’apprentissage et de sagesse, de patience et d’espérance.

Nous participons de la nature, nous lui empruntons ses valeurs et nous la faisons participer à nos valeurs. 

Nous devons faire face au fait que nous sommes destinés à être les éthiciens de la nature malgré que nous en sommes ses tributaires.

Tendances

C’est la tendance qui exprime la possibilité en tant qu’elle est devenue la spontanéité de notre personne. La tendance est : 

  • notre passé accumulé qui, par sa seule force sollicite, appelle déjà notre avenir ; 
  • nos impulsions naturelles qui reflètent l’aventure génique de notre espèce, l’histoire primitive de la genèse de l’être humain; 
  • nos facilités et nos talents génétiques, épigénétiques et développés dans notre enfance; 
  • les conditionnements sociaux que nous avons intériorisés qui nous inhibent ou nous poussent dans certaines directions.

C’est par la tendance que la vie nous traverse et nous porte, que le passé tend à définir notre avenir. Le propre de la conscience doit être de pénétrer les tendances pour les rendre siennes plutôt que de les refouler pour s’en imaginer libre. La liberté ne se passe pas des tendances ; elle en a besoin pour agir, et même, elle a d’autant plus d’efficacité qu’elle aura réuni plus de tendances qui lui fourniront à la fois la matière et l’énergie de sa propre opération. 

Néanmoins, nous ne pouvons pas nous y abandonner aveuglément, car les tendances sont pleines de contradictions. Notre tâche est de les découvrir, de les sélectionner, de les choisir et de les embarquer dans notre aventure. Dans le passage du possible à l’action libre, la tendance joue le rôle de catalyseur et de médiateur.

Évidemment, le propre de la valeur, c’est de tenter de briser nos liens avec la nécessité, le conditionnement et l’habitude, de chercher dans l’intemporel ou même dans l’absolu, la source d’une création qui nous donnerait une satisfaction pleine. Mais, c’est seulement un idéal limite, car la liberté est toujours engagée dans une nature qui la borne et une société qui la conditionne tout en lui donnant les moyens pour agir. La conscience ne peut s’en séparer qu’afin de retrouver en elle une signification qui la contente et une force qui la soutient, mais ensuite, la conscience ne peut imaginer seule, elle doit composer avec les autres, et toute l’écosphère.

L’humilité de la puissance

Si le propre de la liberté est d’éclater les possibilités, ce sont les tendances qui donnent à ces possibilités le pouvoir de se réunir et de se réaliser : elles deviennent alors des puissances. Ce qui nous permet de réhabiliter une notion (la puissance) qui mérite toutes les critiques quand on la considère comme exprimant une existence objective et indépendante, une sorte de surpuissance propre aux dieux, mais qui est, au contraire, inscrite dans la vie comme l’humilité parfaite d’une action encore hésitante. C’est dans la réalisation du possible, en tant qu’elle s’exprime par une actualisation de nos puissances si impuissantes, que se trouve le nœud du problème de la valeur. Nous parlons alors d’une mise en valeur de nos valeurs et d’une mise en œuvre de notre monde intérieur. Il arrive même que ce soient ces puissances que l’on considère former la valeur propre de chaque personne. Je suis ce que je peux.

Cependant, il ne faut pas oublier que les puissances ne sont rien tant que la liberté n’en dispose pas. En disposer, c’est d’une certaine manière les « faire être » en se donnant à soi-même l’être. Le propre de la puissance, c’est qu’on ne la connaît qu’en la faisant exister pour qu’elle nous fasse exister. Elle n’apparaît que dans le travail cohérent et continu et se désarticule dès qu’on s’imagine seul.

Ainsi le rapport de la possibilité et de la puissance montre assez clairement comment le possible se réalise, mais comment, en se réalisant, il nous réalise. Jusque-là la valeur du possible n’était qu’une hypothèse. Sa réalisation (rendre réel) vérifie l’hypothèse. Elle franchit alors la distance qui sépare le subjectif de l’objectif (c’est-à-dire l’intersubjectif). Et c’est parce qu’elle implique toujours la réalisation que la valeur évoque le courage de se mettre au monde et la nonchalance de rester dans sa coquille d’obéissance.

Libérer la valeur

Il y a dans chaque être une certaine potentialité accumulée qui ne s’épuise jamais. Elle n’est rien pourtant tant qu’elle ne s’actualise pas ; mais pour cela il faut d’abord qu’elle se découpe en puissances différentes, car il faut bien coordonner nos puissances pour aboutir à une œuvre cohérente. C’est l’œuvre propre de notre liberté lorsqu’elle s’attaque à notre vie entière pour en faire une œuvre. Car les puissances sont des possibilités non seulement pensées par nous (la nature et notre éducation nous en donnent la disposition), mais aussi agissent par nous (coordonner pour agir de façon congruente sur l’ensemble de notre vie). Or, la liberté serait incapable d’agir si elle ne portait pas en elle la valeur d’unité de vied’identité d’auteur et de créateur.

Si la valeur est la raison d’être de l’être, elle ne peut jamais devenir une chose, car elle réside dans la source de la création. Qu’elle se manifeste en nous ou dans la nature, elle est inhérente à l’acte créateur, à l’art de mettre en œuvre sa vie. Toute valeur est suspendue à la liberté de conscience, si bien qu’elle disparaît si elle est imposée. Quand nous mettons la valeur au-dessus des personnes, c’est que nous nions aux personnes leur valeur. Et c’est ce qui arrive lorsqu’on tue ou torture une personne au nom d’une valeur. Quand nous mettons la valeur au-dessus de la nature, c’est que nous nions sa valeur pour en faire un monceau de possédables. 

Le réel serait dépourvu pour nous d’intelligibilité et de signification si son existence n’était pas sur le chemin des valeurs. On abolirait cette intelligibilité et cette signification si l’on voulait qu’il y eût d’emblée identité entre l’existence et la valeur. Le monde n’a de sens que s’il est un acte de valeur et non un tas de valeurs.

La valeur jaillit toujours d’une rencontre.

Noël, fête de la liberté

Nous fêtons un événement éminemment banal : une femme accouche dans une étable parce que les gens ne veulent pas d’elle à la maison. Le bébé est maintenu en vie grâce à l’incubateur le plus primitif qui soit : le souffle chaud d’un bœuf et d’une ânesse.

Pourquoi est-ce la plus grande fête de l’année?

Parce que si ce n’était pas la plus grande fête, qui serions-nous? Si nous ne tombions pas à genoux devant tant de pauvreté qui affecte tant de femmes, surtout celles méprisées parce que juives ou arabes, afghanes ou africaines, chrétiennes ou athées.

Si on ne les honorait pas, qui le ferait? Et que serait l’être humain s’il était sans compassion pour un tel traitement de la source même de sa naissance?

C’est pourquoi Noël est la fête de la liberté, parce qu’en ce jour, il faut descendre dans la rue et crier : « Finie la persécution de celles qui nous ont donné la vie. Que les universités leur appartiennent et je jure que le monde ira mieux. Que les peuples leur laissent les grandes décisions de vie et nous aurons la paix. »

Échapper à l’étroitesse

L’essence de la conscience libérée, c’est d’être elle-même la source de sa propre existence. 

Le moi, la personne comme telle ne peut être confondue avec une aveugle spontanéité ; elle est une participation à la puissance créatrice de la nature non seulement en créant des œuvres, mais en se créant elle-même. Et pour la grande tradition, cette création d’elle-même échappe à l’anéantissement parce qu’elle n’est pas créature, mais source créatrice. Auteure.

La conscience libre, c’est l’être s’affirmant lui-même, se voulant lui-même, voulant durer et se démontrer ouvrier de son être en œuvrant à l’œuvre de la vie. 

Cette source est en dessous de l’être puisqu’elle n’est qu’origine possible. Pourtant, elle est au-dessus de l’être, puisqu’elle est la mère de son propre être.

Autrefois, on disait que la liberté s’exerce dans le passage de l’essence à l’existence, ce qui veut dire dans la capacité à matérialiser (faire exister) des valeurs (l’essence). Mais elle s’exerce aussi et en même temps dans le passage de l’existence (faire exister) à la transcendance (son propre être en tant que source d’être). 

En cette nouvelle année, il est bon de prendre conscience de tout ce que la pensée matérialiste nous a fait perdre.

Liberté de tolérance

La liberté est nécessairement double : il y a un usage défavorable à la vie et un usage favorable à la vie. Sinon, il n’y a pas de liberté. La tolérance est donc par le fait même une valeur nécessaire à l’existence de la liberté.

Mais quelle est alors cette liberté de tolérance nécessairement au-dessus de la liberté de parole et d’action? Quelles sont ses conditions? Car qui ou quoi peut être l’autorité qui sait ce qui est favorable ou défavorable à l’évolution de la vie sur terre? Voilà le problème politique fondamental. 

Cette liberté de tolérance forcément au-dessus de la liberté de parole et d’action, donc la liberté politique, oscille nécessairement entre deux pôles :

1° La liberté d’indifférence, tout est « bon ». Mais cela équivaut à laisser la destruction dépasser un seuil acceptable de tolérance.

2° La liberté de toute puissance, rien n’est « bon » sauf ce qui est permis. Mais cela consiste à concentrer le pouvoir de parole et d’action et à éliminer la liberté de tolérance, ce qui permet un pouvoir de destruction sans limites.

Les êtres libres sont donc forcés, au péril de leur existence même, d’organiser un pouvoir collectif capable d’imposer des seuils de ce qui est tolérable ou non tolérable pour le développement de la vie. Mais on voit toute de suite le danger de cette nécessité. 

D’où vient ce danger? La liberté n’est rien de favorable à la vie si elle n’est pas dirigée par une « nécessité » intérieure d’élever la valeur de la vie au-dessus de son nombril individuel. À défaut d’y arriver, il vaudrait mieux qu’il n’existe pas d’espèce animale consciente sur terre.

Or, pour l’instant, la conscience semble plus appartenir à la personne alors que les comportements conditionnés et donc non libres semblent plus appartenir à la collectivité. Apparemment, seules les personnes peuvent échapper aux conditionnements.

C’est pourquoi le politique est toujours une question de choisir les personnes à qui on délègue une autorité de liberté de premier niveau (liberté de tolérance). Ne pas choisir, c’est choisir que ceux-là s’autoproclament. Hélas, nos démocraties nous condamnent encore à choisir entre des personnes qui s’autoproclament candidats! Alors, le nombre et la décentralisation semblent pouvoir réduire les dégâts que peuvent faire ces personnes, mais aussi en même temps leur capacité à réduire les dégâts que peuvent faire une masse d’êtres humains fortement conditionnés.

Bref, à l’heure où on se parle, nous avons collectivement le sentiment que dans l’ensemble planétaire, il n’y a aucune autorité légitime et éclairée capable de freiner la sur-tolérance qui nous mène droit au mur. C’est pourquoi, il faut nécessairement repartir de la base : les personnes libres et aptes à échapper aux conditionnements destructeurs doivent prendre le pouvoir sur les pouvoirs politiques pour établir une nouvelle forme de pouvoir politique capable d’éviter la catastrophe. Un défi énorme. Nous le sentons tous sous forme d’anxiété qu’il nous faut canaliser et non pas neutraliser.

Il n’y a que l’amour…

La liberté n’aurait aucun mouvement pour nous détacher des faits, pour désirer le désirable, pour l’imaginer possible et le réaliser, si elle n’était pas animée par l’amour. Sans l’amour, la conscience libre serait inerte et resterait inanimée. 

C’est le désir de rencontre d’une autre conscience qui m’oblige à rompre l’indifférence, à rechercher une présence créatrice, à m’inspirer de ses œuvres, même les plus petites, pour qu’avec plusieurs foyers de libertés engagées, le monde s’améliore. 

L’amour est animé de valeurs : brûler de justice, brûler de prendre soin, brûler de connaître, de partager, brûler de beauté… Tout cela n’existe qu’entre deux pôles liés par une énergie extraordinaire : le pôle des je et le pôle des tu. L’amour nous pousse à réaliser (rendre réel) l’élan, car l’autre est là et nous sommes attirés l’un vers l’autre comme s’il en était de notre existence que l’autre existe. L’amour naît dans l’intervalle qui nous sépare de l’autre, il nous tient séparés (le respect), il nous tient unis (la compassion). La compassion, c’est-à-dire la conscience que l’autre me fait exister dans la mesure où je le fais exister. L’amour est cette énergie qui nous sort du néant de l’indifférence pour nous donner de l’être, c’est-à-dire de l’élan.

Ici, il nous faut comprendre que seule la maladie peut mener à la santé. L’équilibre parfait est la mort. L’amour est un déséquilibre, une maladie qui peut nous guérir de l’ennui, de l’indifférence, de l’inanition. C’est parce que c’est une maladie que la guérison n’est pas assurée. Mon guide : la liberté croissante que se donnent les personnes qui s’aiment, liberté croissante qu’on remarque à leur capacité de se réaliser, de se créer en créant.

Pour que la rencontre soit possible, il faut la présence, cet acte avant l’acte. La présence est l’état de l’être qui n’est Source que dans la mesure où il fait boire, et il ne peut faire boire que s’il boit lui-même à la Source de l’autre. La Valeur est le liant des êtres.

Bref l’amour est une méta valeur. L’amour, c’est la valeur se voulant par et pour l’autre, car autrement l’être est sans plaisir, sans joie et ne vaut rien. Il est impossible de récuser la valeur des êtres que nous aimons (qu’il soit un chat ou le monde entier). Si humble soit l’être aimé, il vaut tout, car sans lui, l’être est sans valeur, ou ce qui revient au même, l’être est sans l’amour, l’être est sans vie et n’intéresse personne. 

Or, il arrive que si l’être n’intéresse personne, il devient un objet de haine. Il n’y a pas de place dans la vie pour l’indifférence; sans l’amour, on se met à haïr le simple fait qu’il y ait de l’être. On est mobilisé à anéantir l’être.

La face secrète du mal

Un jour, mon premier cheval, une grosse jument percheronne, a tout donné pour hisser un traîneau chargé de bois afin que ma famille puisse se chauffer l’hiver. Nous vivions alors dans un camp forestier par choix. Ce jour-là, ma jument m’a arraché les larmes des yeux. Je découvrais sa valeur inestimable. Lorsque tout à coup, on découvre la valeur d’un être, une plante, un chat, un cheval, un enfant, un ami, on ne peut imaginer lui manquer de respect, le trahir, être injuste…

Ce n’est pas parce qu’on a la « valeur » du respect qu’on respecte les êtres, c’est parce qu’on a découvert la valeur des êtres qu’on les respecte. Sinon, le respect n’est qu’un conditionnement social qui peut s’effondrer à la moindre occasion. La justice n’est pas une valeur. La découverte de la valeur d’une personne, puis d’une autre, puis d’une autre, fait que je n’accepterais jamais une injustice.

Seuls les êtres valent quelque chose, les notions éthiques ne tiennent le coup que par la découverte de la valeur des êtres. Et dès qu’on rencontre véritablement un être, c’est plus fort que nous, on l’aime, c’est-à-dire qu’on lui accorde une valeur inestimable, en réalité une valeur fondamentalement incalculable.

Le monde est neutre au départ, il m’est donné neutre. Mais il y a en moi une source qui le remplit de valeur. Et sans la valeur, tout est neutre et sans valeur. Immerger dans l’être, je m’y ennuie. Tant que je n’ai pas accordé de valeur aux êtres, je n’ai pas de valeur à mes propres eux, je ne suis qu’un tas d’organes chargés d’hormones.

Lorsque tout est neutre, le mal n’existe pas. Si un enfant et un grain de poussière ne sont ni l’un ni l’autre remplis de valeur, écraser un grain de poussière ou écraser un enfant c’est pareil. Il n’y a alors aucun mal à faire travailler des enfants douze heures par jour dans le fond d’une mine de charbon. Un enfant et un montant d’argent peuvent s’équivaloir. 

Le sentiment du mal n’arrive à la conscience qu’avec la valeur des êtres qu’on découvre, rencontre par rencontre. Le sentiment du mal est donc la plus grande preuve de l’émergence de cette illumination de l’être qui en donne la valeur par la puissance de notre conscience.

C’est pourquoi les anciens disaient que le mal est la plus grande preuve de Dieu. Qui n’aime pas ne ressent pas le mal. Et dans toutes les grandes traditions, l’amour est la divinisation du monde accomplie par la participation des âmes.

La fraternité

La conscience libre et vraie est l’acteur premier des valeurs parce qu’il est fondamentalement désir d’expression, d’accueil, de rencontre. On ne pourrait rien comprendre des origines du cosmos et de son déploiement si on ne percevait pas en lui le désir de déployer un théâtre vivant de participation à une œuvre collective gigantesque. 

Sans l’amour, l’univers entier resterait à jamais absurde. Et si le cosmos n’est pas volonté de participation, il n’y a pas d’amour possible. Sans l’amour, soit que le Tout détermine les parties, soit que les parties déterminent le tout. L’amour est la réciprocité dans les aspirations, les inspirations, les valeurs et les liens. Il se déploie pour nous séduire, mais il reste inachevé tant que nous y participions. Sans nous (la totalité des consciences dans tout le cosmos), il n’est qu’un décor; avec nous, il est un roman d’amour, une tragédie, une suite de chutes et un dépassement du possible. L’ennui n’y est possible que dans l’isolement égocentrique. Le désir est torture tant qu’il n’est pas communion.

L’être est l’acte de la conscience libre. Avant l’acte, l’être n’est que l’abîme qui ne se sait pas encore créateur. « Nous », c’est Tout, Tout est conscient, et aucun élément du tout ne peut être absolument inconscient, tout évolue vers une conscience totale.

Cela signifie que : 

  • prégnant à la biosphère, il y a forcément l’écosphère (interdépendance de tous les éléments vivants dans un tout en harmonie relative en évolution); 
  • prégnant à l’écosphère, il y a la noosphère, la fraternité naissante des consciences libres. 

Bref, la conscience créatrice s’incarne dans ses créatures pour leur donner l’opportunité de devenir libres, et cela, de la bactérie aux humanoïdes en mal de s’exercer à l’humanité. 

La noosphère

L’animal à potentiel humain s’exerce à la fraternité, mais il le fait impérativement. Il n’a pas le choix de la fraternité, sans elle, il ne survivra pas. Il n’a pas le choix d’y parvenir, car s’il n’y parvient pas, il s’autodétruit. Il lui est impossible de franchir l’étape de la puissance scientifique et technique sans la fraternité, car alors, il acquiert la puissance de se détruire avant de pouvoir s’empêcher de le faire.

La fraternité se constitue entre consciences libres, ce ne peut pas être seulement un « mécanisme » de survie inscrit dans les gènes. C’est une éthique de la liberté, sinon, on ne parlerait pas de fraternité, ni d’amour, ni même de troupeau, mais de compétitions sans limites, de violence sans frein, de guerres sans bornes. La paix est un impératif au stade de la technologie où  nous en sommes. Or la paix n’est pas l’absence de guerre, mais la fraternité unie contre les détraqués qui tentent de la rompre. 

La noosphère a été proposée comme espoir. Toutes les œuvres (scientifiques, sociales, artistiques…) portent et font vivre « l’âme » de leur auteur, je veux dire l’œuvre en tant qu’organe des valeurs de l’auteur. Évidemment, les œuvres se sont incarnées dans le temps causal entropique et, à ce titre, elles s’usent et disparaissent à la vitesse des matériaux dont elles sont constituées. Mais elles sont aussi transmises et organisées dans et par la culture. Cependant, la culture contient autant d’œuvres de soumission que d’œuvres de création, des musiques de guerre ou des musiques de paix, et le meilleur peut être délaissé aux dépens du pire. 

Mais Teilhard de Chardin a voulu montrer qu’il existait une sorte de mémoire vitale de toutes les consciences libres dans l’Évolution créatrice de la nature. En cela, il ne faisait que donner une image moderne à une conviction profonde de presque tous les peuples premiers.

Cela n’est possible que si l’Évolution créatrice (la Mère première, dirait un Innu), rassemble le vrai résultat de chaque planète douée d’intelligence et de conscience. Une telle synthèse est forcément plus que personnelle, mais pas moins, comme nous qui unissons toutes nos cellules, nous sommes plus que personnel, mais pas moins. Personnel veut dire ici conscience en marche par réflexion vers un centre synthèse.

Conclusion de notre petit traité des consciences libres

Notre salut repose sur une sorte de fraternité qui est à faire dans la maison des œuvres, notre création dans la création. Si nous imaginons qu’une planète comme la terre a pour but d’engendrer une masse inconsciente et automatisée par des conditionnements, et que cette masse puisse survive, alors nous serons déçus, car une telle masse est inadaptée et inadaptable par essence. Elle ne peut que disparaître même si elle était très bien programmée.

À l’étape où nous en sommes, les sociétés forment surtout un terrain de naissance, un tremplin pour les consciences personnelles qui échappent à la programmation sociale… Ce qui est en pleine production depuis les premières manifestations de la conscience réflexive dans l’animal, ce sont des personnes qui, justement, se détachent de la masse soumise pour produire des œuvres mathématiques, scientifiques, artistiques, sociales, originales…

Personne par personne, œuvre par oeuvre se forme la noosphère. 

Le monde qui nous est visible est le présent s’enlisant dans le temps causal entropique. Mais ce temps lui-même est mémoire. Les roches sont des mémoires, on peut y lire l’histoire géologique; les rayons de lumière sont aussi mémoires, on peut y lire l’empreinte des étoiles d’où vient cette lumière; les arbres sont mémoires, toute l’histoire de l’évolution des plantes est gravée dans leur biologie; nos os, nos dents, nos cellules sont mémoires… Aucune de ces mémoires n’est morte. Elles vivent en se décomposant et en se recomposant sans cesse dans l’évolution. Rien ne passe dans l’univers sans devenir mémoire active, apprentissage des actes créatifs passés pour les actes créateurs futurs. 

La noosphère n’est pas une abstraction flottant au-dessus de l’écosphère, elle est dans l’écosphère comme le levain dans la pâte, elle est la réintroduction des consciences personnalisées et de leurs œuvres, dans la Conscience en marche qui ne peut être d’une sorte de méta personne collective en formation. Elle est la production essentielle de notre planète. 

Le béton, les structures de l’économie, les mœurs, les écoulements de l’inconscience qui forment le trafic des automobiles et des avions, de la production et de la consommation ne sont que les dépôts, les scories, les décombres qui se sédimentent pour nourrir les créations de la conscience… Je parle de la production extraordinaire des êtres qui se sont donné l’existence à eux-mêmes en donnant naissance à des œuvres. Voilà le vrai fruit de la Terre.

Qui pourrait survivre aujourd’hui sans les œuvres musicales, les peintures magiques, les grandes architectures sculpturales, la trace des bouddhas qui se sont incarnés, le sceau du visage de Jésus dans le malheur de Jérusalem? S’accumule dans la noosphère chaque acte original de chaque conscience qui s’est détachée de la masse pour replonger en elle et la transformer. 

La masse elle-même finira par s’organiser en fraternité, parce que aucun artiste connu ou inconnu, aucune œuvre apparemment éphémère ne sont perdus. 

Un jour, la noosphère va nous plomber, elle va tellement nous envelopper de son poids vital et de sa force créatrice, que nous entendrons surchauffer les machines aux engrenages de fer et les puces électroniques, nous verrons se désarticuler les méga entreprises qui nous programment. Nous aurons enfin dépassé l’âge du viol et du meurtre. Nous tomberons, un genou à terre, le visage dans les mains, incapables de retenir nos larmes, enfin prêts à reconsidérer notre rôle dans l’Acte créateur de la biosphère. 

L’aube approche doucement (l’accumulation de la lumière du matin, la noosphère). Seules les consciences libres l’annoncent, car elles seules vibrent déjà aux premières lueurs. Mon espérance ne repose pas dans les comportements de l’inconscience des masses, mais dans la noosphère qui finira par nous emporter dans ses actes de valeurs.