Quels que soient notre milieu, nos parents, le monde qui nous entoure, tant que l’enfant ne pose pas de questions, cela est le monde, même au milieu de Montréal ou de la jungle amazonienne. Il n’y a pas d’autre monde. L’enfant ébranlera le monde lorsqu’il demandera : « Est-ce juste? » « A-t-on le droit? » « Pourquoi c’est comme ça? » « Ça sert à quoi? »
Toutes ces questions seront rapidement colmatées par à peu près n’importe quoi. Par instinct de protection, on enterre les questions aussi bien que les morts. Car il faut marcher sur un filet tissé serré. Les êtres humains peuvent s’entretuer pour défendre ce filet qui nous préserve d’une rencontre bien plus angoissante que la mort. Car la mort, elle, est accrochée au filet par sa définition : arrêt permanent des fonctions cérébrales, caractérisé par l’absence de conscience et de réflexes du tronc cérébral, dont la capacité de respirer de façon autonome. Comme pour toute réalité prise au filet, c’est un jeu de nœuds qui nous retient de tomber dans… dans quoi? Justement, on ne sait pas, ce n’est pas noué dans le filet. C’est le trou dans la cave. L’immense déni.
Certains enfants sont passés à travers le filet. Plus tard, ils sont revenus. Ils étaient bizarres, mais pas malheureux. Je suis l’un d’eux. Vous êtes très probablement l’un d’eux, sinon, comment auriez-vous supporté si longtemps mes « élucubrations métaphysiques »?
Pour ma part, ce fut d’abord un accident. Mon chien Princesse était complètement inerte, froid, impossible à réveiller. J’ai demandé à papa ce qui était arrivé. Il m’a répondu : « Il a perdu la vie ». Quoi! On pouvait perdre la vie comme une bille, une clef ou un jouet. J’ai cherché. Puis, j’ai compris! La vie est invisible. Elle ne s’attrape pas.
J’ai été emporté dans la rivière de l’au-delà des mots. Je ne savais pas nager. Mais on apprend vite à nager une fois dans le courant. Il suffit de ne pas paniquer, de se détendre, de faire confiance. Les questions, les émotions, les sentiments forment comme un fluide. Ici on est dans le mode des « comme », on emprunte au filet le mot « fluide », mais on veut parler d’autre chose qui déborde des mots.
Nous nous sentons rivière, nous coulons entre les écueils. « N’essaie pas d’agripper les rochers, tu te feras râper les doigts. N’essaie pas d’attraper les poissons, ils vont t’échapper. N’essaie pas de boire l’eau, tu pourrais en avoir le souffle coupé. » C’est mon ami Max qui m’explique. Il continue : « Les mathématiques (il est chimiste et enseigne les mathématiques), c’est pour la pensée suivre la voie facile, comme l’eau de n’importe quelle rivière suit toujours la voie facile, la voie entre les impasses. Si tu cherches à t’accrocher, à te rattraper, c’est un simple réflexe de peur. Alors tu compliques tout, ça tourbillonne et c’est foutu. Le filet t’a rattrapé. L’eau de la rivière n’a absolument pas peur des obstacles ou des grandes chutes dans le vide. Car elle est déjà rendue à l’autre bout. C’est simple, simple comme la musique. Fais trois notes sur le piano et ensuite ajoute la quatrième, celle qui vient d’elle-même. Généralement, il n’y en a qu’une ou peut-être deux. Quand c’est elle qui sort et au bon moment, tu as nagé dans la musique. »
Avec lui, j’ai appris que je ne nageais pas dans la musique, mais dans la philosophie.
Peinture de Pierre Lussier
Mes rencontres, comment les raconter?
Exemple : Avec moi, mon épouse, nous arrivons sur les Templates du parc Gros-Morne de Terre-Neuve. Nous sommes sur la Lune, c’est complètement minéral, orange rouille à cause du fer du manteau de la Terre oxydé soudain dans l’air. En effet, il est là, le manteau de la terre sorti entre des montagnes. Phénomène presque unique, c’est comme un gros homoplate habituellement callé sous des kilomètres d’écorce terrestre. Soulevé par une blessure du temps, il ne ressent pas la déchirure; il est l’os profond, immuable et sans nerfs. Il est là sous nos pieds, il ne sait que faire de son corps fait pour la noirceur la plus profonde et le silence clos des borborygmes du magma terrestre. Là, au soleil, il se fait désintoxiquer et rouille doucement à l’air libre. Il n’est pas fait pour l’herbe ou même le lichen, il n’est pas fait pour la vie, il est le sous-bassement. Ses minéraux sont poisons, il ne risque pas la colonisation des plantes ni l’envahissement des arbres.
Il jette un coup d’œil morne sur le parc Gros-Morne hirsute comme un porc-épic, vert forêt et bosselé comme une grosse mer. Cent millions d’années ne sont, pour lui, qu’une photographie. Nos pieds sur sa tête sont déjà poussière au vent. À peine a-t-il eu le temps de voir le règne des dinosaures. Il compte les explosions d’étoile et l’apparition des nouvelles nébuleuses.
Mon épouse me serre la main pour m’arrêter. Dans une fente, trois délicats bouquets de fleurs blanches, des Minuartia Marcesens. Marie me montre le nom et l’image sur son feuillet couleur. C’est bien la plante. Les cinq pétales minuscules sont lignés vert forêt. Les menues fleurs sont dispersées par trentaine sur une touffe de feuilles étroites très fines, foncées et luisantes. Personne n’oserait les caresser même si elles attirent les doigts comme de petits chinchillas blottis. Nous avons même l’impression que c’est impossible. Les bouquets sont au début du monde. Nous sommes ici, maintenant, par un accident du temps. Les petites pionnières à nos pieds travaillent à digérer la serpentine et autres minéraux toxiques à mort. C’est ce que décrit le feuillet que me lit Marie. De vie en mort, solitaires et solidaires, elles préparent la venue des mousses, des fougères, des prèles et bien plus tard, l’arrivée des mangeurs de mousse, et encore plus tard, nous qui les avons presque écrasées. Nous sommes terriblement loin dans l’avenir.
Marie me regarde atterrée. Nous revenons à la voiture, les yeux fixés sur le sol pour ne pas même approcher de ces êtres absolument extraordinaires qui gantent les doigts de la Vie.
***
Que dire d’autres!
Violette de Sainte-Florence me regarde de ses pupilles en rectangles sans perdre un instant de son broutage effréné du matin. Elle ne veut rien manquer, ni cette fleur-là, ni la vesce, ni le mil, ni le trèfle… Tout le monde est couché, la chèvre est seule. Je m’approche lentement de la corde que je lui laisse au cou pour mieux l’attraper le matin. Je l’ai depuis deux ans, elle nous donne deux tasses de lait à l’aube, une, à la brunante. Si elle a les pupilles en rectangle, c’est pour voir en périphérie sur le cercle presque complet de sa zone de sécurité, un cercle d’au moins cent mètres de diamètre. Elle n’a pas besoin de lever la tête. Ses oreilles mobiles complètent son système de radar. Qu’un prédateur s’approche du pourtour, elle détale aussi rapidement qu’un cerf.
Violette est très douce et docile, elle ne renverse jamais le bocal que je place entre ses jambes pour recueillir son lait. Elle aime être soulagée par mes mains douces. Il faut juste le temps. Elle a son temps à elle, son horloge propre.
Je suis un peu tôt. J’ai une grosse journée en tête : le moment de faucher est arrivé et, dans la région, les fenêtres de quatre jours sans pluie sont rares. « Si tu veux de l’herbe cet hiver, ma belle, on ne fera pas de chichi ce matin. » Hélas! malgré mon silence, elle a reçu le signal. Je l’ai senti. J’approche très prudemment de la corde, j’ai la main sur elle, elle donne un coup de tête et va plus loin, dans l’herbe haute. J’approche. Je touche la corde. Encore un coup de tête, et la voilà quelques mètres plus loin. Je lui parle doucement, lui chante la pomme, l’avoine et l’orge, j’en ai même un peu que je fais trembler dans le pot. Elle vient. Cette fois, la corde la suit, elle n’est pas de mon côté. Je lui touche le collet. D’un coup sec, elle m’échappe en reversant le grain.
J’aurais dû laisser tomber. Revenir et déjeuner. Son pis se serait gonflé, elle en souffrirait, reviendrait. Mais, par un ensorcellement de je ne sais quelle neurone d’âne, je me suis entêté. Elle s’est amusée de moi peut-être encore dix fois. J’en étais à me jeter à plein ventre sur la corde. Je l’ai saisie une fois, mais elle m’a traîné. J’ai craqué. Je me suis mis à taper des mains et des pieds comme un bébé, à pleurer de même manière. J’ai abandonné, fatigué, humilié, épuisé.
Et puis, j’étais dans la rivière et c’était tellement doux. Je ne sais combien de temps j’y suis resté. Violette est venue me lécher les cheveux. Je me retournai. Un regard : une compassion, l’œil luisant, tellement triste, tellement contrit…
Le vertige de l’absolu nous saisit n’importe quand, car les trous dans les mailles sont partout. On dit « une chèvre », c’est n’importe quoi! On en rencontre une, c’est aussi grand que la Voie lactée.
***
J’étais jeune travailleur social, vingt-quatre ans. J’allais en visite pour évaluer une famille désirant devenir famille d’accueil. En réalité, il s’agissait d’une femme célibataire qui avait une petite fille. Elle voulait une amie pour sa fille. C’était écrit dans la lettre de demande. Qu’importe, nous avions besoin d’augmenter notre banque de places.
La maison modulaire n’est pas très loin de Senneterre, la petite ville d’Abitibi que nous desservons et où j’habite. C’est un peu à l’écart, un peu plus pauvre que notre logement, à nous, jeunes mariés bénis d’un premier bébé. Il y a peut-être une dizaine de petites maisons de ce genre autour, longues et étroites, faites en usine, perdant de la valeur chaque année et tombant en ruine après quinze ou vingt ans de vie.
La jeune femme me fait visiter. Elle est habillée, mais porte sur ses vêtements, une épaisse robe de chambre. La maison est froide. C’est aussi désordonné que chez nous. Pas plus propre non plus. Nous revenons à la salle à manger qui fait corps avec la petite cuisine. Elle se met à plier une montagne de linge sur la table. Elle parle, parle… Je n’ai pas besoin de poser de questions. Elle me devance. Elle n’a jamais eu de mari et n’y pense pas. Le père de son enfant n’est qu’un homme de passage, un camionneur. Elle travaille parfois au dépanneur, si on vient la chercher, car elle n’a pas de voiture… Elle est très naturelle, n’a visiblement rien préparé, la plupart des rideaux sont encore négligemment fermés. Mais il y a beaucoup de lumière. La poussière dans l’air épais forme une sorte de brouillard rosâtre.
Je ne sais pas pourquoi, rapidement, je me sens chez moi. Le même désordre, les mêmes odeurs, le même naturel. Une vie ordinaire. Elle ne semble ni heureuse ni malheureuse. Apparaît ne rien désirer vraiment, sinon, un autre enfant, pourquoi pas! Ce ne serait pas beaucoup plus de travail… Elle n’est ni jolie ni laide, ne me regarde jamais, elle est juste affairée dans sa vie. Ses cheveux frisottés, négligés tombent sur ses épaules. Je ne pense plus au rapport que je devrai écrire. Je ne suis pas pressé de partir. Elle ne m’offre ni café ni thé. Elle m’a soudain oublié, fouille ici et là dans les armoires, range le linge un peu partout dans la maison. Elle sort l’aspirateur…
Je me retourne, une petite fille est là, six ans peut-être, elle mordille la main de caoutchouc de sa poupée et, soudain, elle me lance un regard tellement droit, tellement pur, bleu comme la nuit. Je détourne les yeux. Je reviens à elle. Elle me regarde encore. J’y vois comme une imploration et un jugement, ou plutôt comme si elle fouillait en moi pour se faire un jugement sur moi. Impossible pour moi de soutenir cette pureté. Je suis traversé. Je me détourne. Je me sens si petit, ado, dépourvu, incompétent… La sueur perle sur mon front. Je reviens à ses yeux. Le même regard qui sonde mon rien.
Je me sens incapable de rester. Je dis « Au revoir » et quitte comme si le feu avait pris dans mes vêtements. Tout le long du retour, on m’a klaxonné, on a baissé la vitre, crié… J’étais en conduite dangereuse.
Ç’a été comme le jugement de Dieu. Non pas une accusation, non, rien de cela. Mes gestes bons ou mauvais n’avaient rien à faire là-dedans. C’était si petit, si ridicule, ma vie, mon travail, ma famille. Hors de proportions! J’étais, simplement, juste démesurément vide. Tellement vide. Incapable de faire face au regard d’une âme…
Elle avait ouvert une grande fenêtre, elle était là dans la fenêtre : une immense galaxie encore sans étoile, une galaxie qui attend un être qui va allumer ses étoiles. Juste l’attente d’un allumeur d’étoiles, juste l’attente d’un père.
Et moi, j’étais une toupie japonaise.
***
La rencontre de l’absolu mesure notre démesure dans les deux directions : infiniment petit devant la mer, infiniment trop vaste pour entrer dans un jeans.
Devant nous : des arbres, des oiseaux, le ciel, les nuages, la lune, les astres.
Que faut-il enlever à l’être pour que nous nous retrouvions, comme nous le sommes, dans un infini organisé s’organisant tellement grand, tellement complexe, tellement vivant, à partir de tellement rien?
Il faut sortir tout ce qui est plein, compact, dense, opaque, complet, inerte, sinon on est dans le béton. Sortir toute l’énergie possible, la jeter dehors, pour enfin voir. Sortir tout ce qui est fait, parfait, défini, compact, redondant. Sortir les informations en boucles, redondantes, répétitives. En fait, il faut qu’il ne reste rien, sinon l’élan et l’inspiration. Tout le reste, dehors.
Si le signe = signifiait une sorte de vomissement, la masse infiniment compacte de l’absolu impossible serait vomie en énergie en engendrant l’espace grâce au temps que prend l’information (informée et informante) pour garder l’unité de cette grande sortie de soi.
Tout l’intérieur est à l’extérieur, mais évidemment le lien est tout entier vital. L’intérieur et l’extérieur sont une seule rivière, un seul fleuve, une seule mer. L’artiste est dans sa musique, car rien ne peut être divisé. Chaque élément du grand jaillissement est lui-même un jaillissement, mais pas une reproduction du jaillissement, sinon, il serait d’une autre nature, ce qui n’est ni possible ni sensé. Par le fait même, partout on a un auteur de même inspiration, mais pas de même talent ni de même couleur. Une hydre aux milliards de têtes, des têtes aux milliards de neurones, une conscience aux milliards de reflets.
Voilà la sorte d’absolu dont nous avons parlé.
Nous jouons notre vie dans toutes nos histoires d’amour. Nous en sortons plus vigoureux ou plus brisés. Et parfois, un aviateur tombe en panne dans le désert. S’acharne à réparer son appareil brisé afin de toucher une dernière fois un visage qui l’a ébahi. Un Petit Prince lui apparaît et le harcelle de questions.
Tout est rencontre, tout est rencontre de l’absolu. L’ineffable présence est là, invisible dans le visible.
L’environnement n’est pas un simple décor, mais un tissu vital et mortel infiltré d’une inspiration créatrice qui ne nous veut pas à sa merci, mais libre, et même libre de se donner naissance ou pas. Ma vraie naissance n’est pas donnée. Ma vie n’est pas jouée. Je ne deviens qu’en advenant. C’est en découvrant que je ne suis pas vraiment, que je n’ai pas été donné à l’être comme un fait accompli, mais prêté à l’espérance que, seul et craintif, je ferai mes premières brasses décidées dans la rivière des grandes musiques.
Je me crée en participant à la création du monde. Celui qui se cherche dans un coffre ne trouvera aucun objet dans ce coffre portant son nom et le code secret de son être. C’est l’acte de nager qui fait la différence entre le nageur et le noyé, entre le créateur affranchi et l’engrenage enfermé sur son moyeu.
Néanmoins, nous commençons un peu préfabriqués, propulsés par un corps étranger dans un monde étrange, pauvres en tout, mais riches en potentiels dont on ne peut faire l’inventaire. Nous commençons riches de quelques talents, mais aussi riches en handicaps qui aideront notre liberté… Oui! on a tout cela donné ou refusé. Ensuite les événements nous arrivent, plus ou moins raides, comme des ballons de football qu’il faudra faire avancer afin d’avancer soi-même en valeur et en vigueur. Il n’est pas dit que nous ne serons pas jetés par terre ou même terrassés. Oui! les autres nous prendront pour un objet plus ou moins utile et nous ferons sans doute de même, il y aura de la tricherie, mais il sera toujours possible de passer entre les mailles du filet pour une rencontre acceptée ou refusée. Oui! beaucoup de choses seront possibles, mais pas tout. Il est vrai que notre vie franchira des chaos inévitables, mais rien ne sera jamais n’importe quoi. Il sera toujours possible de composer notre mélodie.
Nous sommes un organisme écologique vivant dans une nature écologique, nous avons une nature animale et consciente. Aucune des deux ne nous lâchera. Alors nous apprendrons de gré ou de force qu’il y a un Tréfonds en nous et dans la nature qui demande cohérence et harmonie. Nous participons de quelque chose et non pas de rien, et nous sommes libres de participer à quelque chose ou de nous rebuter, de fuir dans le monde des objets pour devenir une chose mécanique.
Il n’y a pas de fond dur sur lequel prendre appui, mais une inspiration assurée et rassurante.
Par le Tréfonds, chaque sujet touche à l’universel dans son fondement logique, mathématique, scientifique, éthique, artistique dans l’écologie cosmique, tout en étant unique dans son expression et sa participation. Aucun musicien n’épuisera la musique, car les musiques réalisées ne sont pas les simples extériorisations de toutes les possibilités de la musique. Chaque œuvre diversifie, complexifie, approfondit, soude l’univers à des sentiments qui élargiront finalement l’âme humaine, l’âme planétaire et l’Âme universelle.
Entre le potentiel et le réalisé, l’acte créateur participe de la réalité pour participer à la réalisation de quelque chose qui nous dépasse.
Tout participe de tout dans la nécessité de la cohérence du tout, et pourtant, chaque sujet est la finalité du tout.
***
Je ne Te cherche plus comme un enquêteur, portrait-robot en mains, connaissez-vous monsieur Dieu? L’avez-vous rencontré? Croyez-vous seulement qu’il existe?
Je prends les choses autrement. Ce dans quoi je suis, c’est à cet être que je veux parler.
Je suis en Toi comme un fœtus dans le ventre de sa mère, tu m’enveloppes; ta nature est visible, palpable, audible, vitale, mortelle, insaisissable. Qui peut en douter! Je sais bien que l’utérus t’appartient avec ses fibres galactiques, ses nébuleuses et ses incroyables aspérités, mais comment, inondé en toi, puis-je Te connaître? Comment le fœtus peut-il connaître sa mère ?
Ton ventre immense est aussi une œuvre d’art. Une œuvre que tu as lancée de tout ton cœur telle une symphonie plus qu’ardente; de tout ton esprit aussi, tel un jaillissement mathématique ingénieux. Elle s’auto-organise*, se diversifie, se complexifie, évolue vers je ne sais quelle fin improbable. C’est à couper le souffle tellement c’est incommensurable et pourtant détaillé jusqu’aux liaisons les plus infimes de l’ordre du quantum.
Et elle te reflète comme toute œuvre reflète l’artiste.
Pourtant, à regarder notre petit lac au camp des grenouilles et des moustiques, des bouleaux et des épinettes, des oiseaux et du sifflement du vent, j’ai l’impression que tu as fait le minimum, que tu ne pouvais pas faire moins, que si tu avais pu, tu l’aurais fait. Un croquis opaque grouillant de potentialités placées sous nos pieds pour nous inspirer, des lignes de lumière nous tirant par les cheveux pour nous allonger et qu’on regarde plus loin que le bout de son nez. Quand je marche autour du lac, je sens ton invitation insensée : « Fais-moi plus doux, plus juste, plus harmonieux, plus joyeux. Fais mieux. Je te jure, tu peux faire mieux. »
Tout se passe comme si tu attendais de moi, de nous, que nous tirebouchonnions nos entrailles, nos cœurs et nos cerveaux pour que nos intelligences créatrices et morales complètent le tableau.
Je le sens bien, tu te retiens d’agir. Tu fais comme si tu avais déposé en moi, en nous, le meilleur de toi, non pas pour te reproduire (à quoi cela servirait-il?), mais pour exalter* tout ce que nous pouvons devenir dans tout ce que tu peux devenir. Et même au-delà : que le pire de nous serve de tremplin, que l’inimaginable amour jaillisse. Tu l’as caché en nous, non pas sous forme de puissance magique, mais sous forme de manque.
Tu veux que nous donnions ce que nous n’avons pas reçu, car si tu nous l’avais donné, nous ne serions rien par nous-mêmes.
Tu as déposé la moitié de ton germe dans notre cœur; tu as fait le ciel et la terre, ta Présence nous sert d’atmosphère, et voilà que certains d’entre nous ont plongé d’amour dans nos enfers les plus sordides, et qu’ils en ont sorti avec des trésors de guérison, de courage, de don, de tendresse, de paix, de confiance, d’intelligence, de joie… Ils ont fait comme le lichen du Grand Nord, comme Minuartia Marcesens : tirer de la pierre, la nourriture et les remèdes pour le caribou social de demain, l’humanité qui finira par advenir.
Je suis foudroyé par leurs exemples. Quand j’entends le son des cornes de l’appel dans les montagnes si proches, j’ai peur. Je clame dans mon silence : « Non, pas moi! Je suis trop petit, trop faible. »
À l’heure où nous sommes, il y a déjà longtemps qu’un grand nombre s’est enfermé dans une bulle artificielle qui les aveugle sur les conséquences cumulatives. La coquille thermique et morale qui se referme devient si rigide et totale qu’elle se fissure. Inévitablement elle se fissure. On brûle là-dedans.
Qu’est-ce que j’y peux! M’échapper! Je ne peux.
« Élargis les fissures. La lumière fera le reste. »
Mon vertige moral me prend à la gorge et pourtant je veux marcher avec eux vers la délivrance. Tu ne changeras aucune des lois de la nature parce que tu es certain que nous sortirons incroyablement grandis de cette fournaise que nous avons fabriquée et allumée.
Tu te blottis en moi, prêt à bondir dès que je bondirai;
en moi, en même temps que moi,
sans que je puisse distinguer ta force de la mienne.
Tu crois trop en moi. Je n’ai pas assez foi en toi.
Tu es ma légèreté, lorsque j’abandonne la lourdeur.
Tu es la douceur, lorsque j’abandonne la rigidité.
Quand je brûle sous le soleil, tu es mon lac d’eau fraîche.
Quand je suis glacé dans la nuit, tu es mon édredon lunaire.
Tu es mon espérance lorsque j’abandonne le désespoir.
Tu es la confiance lorsque j’abandonne la peur.
Tu es la vérité dans le spectacle du mensonge,
la paix sur le champ de bataille,
l’endorphine du dernier moment.
Tu es ma force, lorsque je suis à bout de force,
l’étrange frisson de plaisir dans mes douleurs.
Si mes jambes viennent à manquer, tu me tiens debout.
Aveugle, tu me donnes le sens du toucher.
J’ai reconnu mon frère dans l’étranger,
ma sœur dans la femme humiliée.
La guerre là-bas, c’est la mienne.
L’homme que l’on torture, la femme que l’on viole, c’est moi.
Tout le poids que je ne porte pas, c’est lui qui m’écrase,
Tout le poids que je porte, tu en fais mon deltaplane.
Je pars en perçant un grand trou dans la nuit.
J’étais seul, tu m’as présenté une compagne.
Quand je me quitte, je la trouve.
Comme Béatrice, elle a traversé enfer et purgatoire.
Comme le souffle ascendant élève l’oie des neiges,
elle me précède.
Ce que tu unis ne sera jamais séparé.
Glisse ta sève dans l’arbre de notre vie,
Nous avons tellement soif.
Glisse ton esprit dans notre esprit,
Nous sommes si embrouillés.
Comme le petit enfant rend tout à sa mère
d’un seul sourire plein de confiture,
je comblerai ton cœur de joie.
Je te donnerai des frissons,
en tapant dans la mousse de mon bain.
Que puis-je faire d’autre que marcher dans ton école en sifflotant!
Ce matin, oui! ce matin, je serai avec tout le monde
sur le sentier de l’harmonie à venir.
Non!
Plus jamais servile ou béat.