La fraternité

On ne pourrait rien comprendre des origines et du déploiement du cosmos si on ne percevait pas en lui le désir de déployer un théâtre vivant de participation à une œuvre collective gigantesque. C’est lui qui prend l’initiative, sa séduction attise notre désir de participer à son entreprise. L’amour est relation.

Sans l’amour, l’univers entier resterait absurde. Et si le cosmos n’était pas volonté de participation, il n’y aurait pas d’amour possible. Sans l’amour, soit que le Tout détermine les parties, soit que les parties déterminent le tout. L’amour est la réciprocité dans les aspirations, les inspirations, les valeurs et les liens. Sans la réciprocité, il n’y a pas de liberté : le Tout décide des atomes ou les atomes décident du Tout. 

Le Tout se déploie pour nous séduire, mais il reste inachevé tant que nous n’y participons pas. Sans nous (la totalité des consciences), l’univers n’est qu’un gros décor; avec nous, il devient une histoire d’amour, une suite de chutes et de dépassements. L’ennui n’y est possible que dans l’isolement égocentrique. Le désir torture tant qu’il n’est pas communion.

Peinture de Pierre Lussier

L’être est l’acte de la conscience libre. Avant l’acte, l’être n’est que l’abîme qui ne se sait pas encore créateur.

Cela signifie que : 

  • prégnant à la biosphère, il y a forcément l’écosphère : l’interdépendance de tous les éléments vivants élaborant une harmonie relative et évolutive; 
  • prégnant à l’écosphère, il y a la noosphère, la fraternité naissante des consciences libres. 

Bref, la Conscience créatrice s’incarne dans ses créatures pour leur donner l’opportunité de devenir libres, et cela, de la bactérie à nos tâtonnements périlleux. 

La face secrète du mal 

Un jour, mon premier cheval, une grosse jument percheronne, a tout donné pour hisser un traîneau chargé de bois afin que ma famille puisse se chauffer l’hiver. Nous vivions alors dans un camp forestier par choix. Ce jour-là, ma jument m’a arraché les larmes des yeux. Je découvrais sa valeur inestimable. Lorsque tout à coup, on découvre la valeur d’un être, une plante, un chat, un cheval, un enfant, un ami, on ne peut imaginer lui manquer de respect, le trahir, être injuste…

Ce n’est pas parce qu’on a la « valeur » du respect qu’on respecte les êtres, c’est parce qu’on a découvert la valeur des êtres qu’on les respecte. Sinon, le respect n’est qu’un conditionnement social qui peut s’effondrer à la moindre occasion. La justice n’est pas une valeur. La découverte de la valeur d’une personne, puis d’une autre, puis d’une autre, fait que je n’accepterais jamais une injustice.

Seuls les êtres valent quelque chose, les notions éthiques ne tiennent le coup que par la découverte de la valeur des êtres. Et dès qu’on rencontre véritablement un être, c’est plus fort que nous, on l’aime, c’est-à-dire qu’on lui accorde une valeur inestimable, en réalité une valeur fondamentalement incalculable.

Le monde est neutre au départ, il m’est donné neutre. Mais il y a en moi une source qui le remplit de valeur. Et sans la valeur, tout est neutre et sans valeur. Immerger dans l’être, je m’y ennuie. Tant que je n’ai pas accordé de valeur aux êtres, je n’ai pas de valeur à mes propres eux, je ne suis qu’un tas d’organes chargés d’hormones.

Lorsque tout est neutre, le mal n’existe pas. Si un enfant et un grain de poussière ne sont ni l’un ni l’autre remplis de valeur, écraser un grain de poussière ou écraser un enfant c’est pareil. Il n’y a alors aucun mal à faire travailler des enfants douze heures par jour dans le fond d’une mine de charbon. Un enfant et un montant d’argent peuvent s’équivaloir. 

Le sentiment du mal n’arrive à la conscience qu’avec la valeur des êtres qu’on découvre, rencontre par rencontre. Le sentiment du mal est donc la plus grande preuve de l’émergence de cette illumination de l’être qui en donne la valeur par la puissance de notre conscience.

C’est pourquoi les anciens disaient que le mal est la plus grande preuve de Dieu. Qui n’aime pas ne ressent pas le mal. Et dans toutes les grandes traditions, l’amour est la divinisation du monde accomplie par la participation des âmes.

Il n’y a que l’amour

La liberté n’aurait aucun mouvement pour nous détacher des faits, pour désirer le désirable, pour l’imaginer possible et le réaliser, si elle n’était pas animée par l’amour. Sans l’amour, la conscience libre serait inerte et resterait inanimée. 

C’est le désir de rencontre d’une autre conscience qui m’oblige à rompre l’indifférence, à rechercher une présence créatrice, à m’inspirer de ses œuvres, même les plus petites, pour qu’avec plusieurs foyers de libertés engagées, le monde s’améliore. 

L’amour est animé de valeurs : brûler de justice, brûler de prendre soin, brûler de connaître, de partager, brûler de beauté… Tout cela n’existe qu’entre deux pôles liés par une énergie extraordinaire : le pôle des je et le pôle des tu. L’amour nous pousse à réaliser (rendre réel) l’élan, car l’autre est là et nous sommes attirés l’un vers l’autre comme s’il en était de notre existence que l’autre existe. L’amour naît dans l’intervalle qui nous sépare de l’autre, il nous tient séparés (le respect), il nous tient unis (la compassion). La compassion, c’est-à-dire la conscience que l’autre me fait exister dans la mesure où je le fais exister. L’amour est cette énergie qui nous sort du néant de l’indifférence pour nous donner de l’être, c’est-à-dire de l’élan.

Ici, il nous faut comprendre que seule la maladie peut mener à la santé. L’équilibre parfait est la mort. L’amour est un déséquilibre, une maladie qui peut nous guérir de l’ennui, de l’indifférence, de l’inanition. C’est parce que c’est une maladie que la guérison n’est pas assurée. Mon guide : la liberté croissante que se donnent les personnes qui s’aiment, liberté croissante qu’on remarque à leur capacité de se réaliser, de se créer en créant.

Pour que la rencontre soit possible, il faut la présence, cet acte avant l’acte. La présence est l’état de l’être qui n’est Source que dans la mesure où il fait boire, et il ne peut faire boire que s’il boit lui-même à la Source de l’autre. La Valeur est le liant des êtres.

Bref l’amour est une méta valeur. L’amour, c’est la valeur se voulant par et pour l’autre, car autrement l’être est sans plaisir, sans joie et ne vaut rien. Il est impossible de récuser la valeur des êtres que nous aimons (qu’il soit un chat ou le monde entier). Si humble soit l’être aimé, il vaut tout, car sans lui, l’être est sans valeur, ou ce qui revient au même, l’être est sans l’amour, l’être est sans vie et n’intéresse personne. 

Or, il arrive que si l’être n’intéresse personne, il devient un objet de haine. Il n’y a pas de place dans la vie pour l’indifférence; sans l’amour, on se met à haïr le simple fait qu’il y ait de l’être. On est mobilisé à anéantir l’être.

Vie politique et liberté de tolérance

La liberté est nécessairement double : il y a un usage défavorable à la vie et un usage favorable à la vie. Sinon, il n’y a pas de liberté. La tolérance est donc par le fait même une valeur nécessaire à l’existence de la liberté.

Mais quelle est alors cette liberté de tolérance nécessairement au-dessus de la liberté de parole et d’action? Quelles sont ses conditions? Car qui ou quoi peut être l’autorité qui sait ce qui est favorable ou défavorable à l’évolution de la vie sur terre? Voilà le problème politique fondamental. 

Cette liberté de tolérance forcément au-dessus de la liberté de parole et d’action, donc la liberté politique, oscille nécessairement entre deux pôles :

1° La liberté d’indifférence, tout est « bon ». Mais cela équivaut à laisser la destruction dépasser un seuil acceptable de tolérance.

2° La liberté de toute puissance, rien n’est « bon » sauf ce qui est permis. Mais cela consiste à concentrer le pouvoir de parole et d’action et à éliminer la liberté de tolérance, ce qui permet un pouvoir de destruction sans limites.

Les êtres libres sont donc forcés, au péril de leur existence même, d’organiser un pouvoir collectif capable d’imposer des seuils de ce qui est tolérable ou non tolérable pour le développement de la vie. Mais on voit tout de suite le danger de cette nécessité. 

D’où vient ce danger? La liberté n’est rien de favorable à la vie si elle n’est pas dirigée par une « nécessité » intérieure d’élever la valeur de la vie au-dessus de son nombril individuel. À défaut d’y arriver, il vaudrait mieux qu’il n’existe pas d’espèce animale consciente sur terre.

Or, pour l’instant, la conscience semble plus appartenir à la personne alors que les comportements conditionnés et donc non libres semblent plus appartenir à la collectivité. Apparemment, seules les personnes peuvent échapper aux conditionnements.

C’est pourquoi le politique est toujours une question de choisir les personnes à qui on délègue une autorité de liberté de premier niveau (liberté de tolérance). Ne pas choisir, c’est choisir que ceux-là s’autoproclament. Hélas, nos démocraties nous condamnent encore à choisir entre des personnes qui s’autoproclament candidats! Alors, le nombre et la décentralisation semblent pouvoir réduire les dégâts que peuvent faire ces personnes, mais aussi en même temps leur capacité à réduire les dégâts que peuvent faire une masse d’êtres humains fortement conditionnés.

Bref, à l’heure où on se parle, nous avons collectivement le sentiment que dans l’ensemble planétaire, il n’y a aucune autorité légitime et éclairée capable de freiner la sur-tolérance qui nous mène droit au mur. C’est pourquoi, il faut nécessairement repartir de la base : les personnes libres et aptes à échapper aux conditionnements destructeurs doivent prendre le pouvoir sur les pouvoirs politiques pour établir une nouvelle forme de pouvoir politique capable d’éviter la catastrophe. Un défi énorme. Nous le sentons tous sous forme d’anxiété qu’il nous faut canaliser et non pas neutraliser.

Peinture de Michel Casavant