Épistémologie, philosophie des sciences 2

Rasoir d’Ockham*

Un moine franciscain du Moyen Âge du nom de Guillaume d’Ockham a voulu résoudre ce conflit idéologique entre la métaphysique (souvent confondue avec la théologie et la religion) et la science (souvent confondue avec la technologie).

Il a énoncé ce qu’il croyait être les principes de formulation des questions scientifiques pour les départager des questions métaphysiques. Un peu à la manière des mathématiques, la science devait avancer en prouvant ses affirmations, mais de façon expérimentale. Ce qui voulait dire qu’elle ne pouvait s’adresser qu’à un type spécifique de questions, des questions qui peuvent trouver leurs solutions dans une expérience répétable et contrôlable (on oublie si souvent cette évidence). 

Seules certaines hypothèses peuvent être énoncées de telle façon qu’on puisse, après expériences, affirmer qu’elles sont fausses ou vraies jusqu’à preuve du contraire. On dit « vrai jusqu’à preuve du contraire » parce que le faux peut être clos, mais le vrai reste toujours ouvert… 

Dans le développement de sa méthode, Ockham avait en tête le problème de la peste qui menaçait la survie de l’être humain. Expliquer la peste par « une punition de Dieu », par exemple, était peut-être vrai, peut-être faux, qu’importe, cela ne nous avançait pas pour contrer l’épidémie. Il fallait trouver la cause immédiate, celle qui était premièrement la plus facile à démontrer et deuxièmement sur laquelle on pouvait agir le plus aisément

En épistémologie, cela s’est appelé le « rasoir d’Ockham* » : entre deux propositions (deux hypothèses) causales démontrables par expériences, toujours choisir la plus facilement démontrable et la plus décisive. Si je pense que le souffle du pestiféré communique la contagion, c’est une bonne hypothèse pour le moment. Qu’est-ce qui, dans le souffle, produit cette contamination? On verra plus tard. Les hypothèses doivent être hiérarchisées du plus déterminant au moins décidable.

Le rasoir* d’Ockham a permis à la science de développer sa méthode, une méthode par petits pas solides faits pour éliminer le faux afin d’avancer vers l’ouvert. La science, pourtant si pointue, s’élargit constamment vers l’ouverture de nouvelles questions. Mais jamais Ockham n’a pensé que la chaîne des causes directes suffisait pour comprendre ce qu’est la peste. Il aurait réagi à une conclusion du genre « la peste n’est que la contamination d’un virus propagé par les voies respiratoires». Oublier les causes sociales, économiques, politiques, morales, psychologiques, ou même téléologiques* (tourner vers les finalités) l’aurait certainement fait sursauter. Le « ne que » constitue une fermeture qui est par ailleurs très rarement démontrable. Cependant il faut pouvoir distinguer la logique, les mathématiques, les sciences déterministes, les connaissances, les pratiques empiriques et la philosophie.

Le problème de la rupture entre la métaphysique et la science vient d’une erreur pourtant manifeste : le passage d’une proposition méthodologique à une proposition ontologique* (concernant l’être). Au lieu de dire : « En science, nous devons faire comme si le monde était déterminé, et donc nous allons découvrir nécessairement des processus déterminés et rien d’autres », on se met à dire : « La réalité est déterminée parce qu’en science nous découvrons des processus déterminés. » C’est comme dire : en ce monde il n’y a que des vis parce que je n’ai qu’un tournevis; supposer que tout ce qui n’est pas science, n’est utile qu’en attendant qu’on trouve les processus déterministes sous-jacents. Ce qui est évidemment une idéologie, l’idéologie scientiste, en principe aussi totalitaire qu’une idéologie religieuse.

Évidemment, pour démontrer expérimentalement une hypothèse scientifique, il faut que la chaîne des causes soit déterminée ou probabiliste, sinon comment reproduire l’expérience? Ce qui veut dire qu’on peut définir des systèmes bouclés et décrire leur réalité. Par ailleurs, la logique a pu démontrer que, si elle voulait être vraiment cohérente, il fallait qu’elle soit un système ouvert!

En science comme en métaphysique, le faux se détermine, et ce qui n’est pas faux n’est pas pour autant vrai au sens affirmatif absolu, il est simplement ouvert, on peut avancer dedans avec un certain degré de conviction.

À partir de là, le dialogue entre métaphysique et science est possible, car aucun ne se prend pour la solution totale et chacun reste dans son domaine.

Épistémologie, philosophie des sciences, 1

Par quel mystère la conscience* se sait-elle ignorante? Pour rechercher des connaissances, il est nécessaire de savoir qu’on en manque et qu’on peut en découvrir. Sans ces deux jambes, on ne peut avancer.

On a compris que l’on pouvait avancer lorsque la logique et ensuite les mathématiques ont commencé à se montrer efficace sur le réel. Une découverte à peu près universelle dans toutes les cultures. Le réel obéissait aux mathématiques. La science venait de naître de la foi en la capacité de la pensée à se lier à la réalité et réciproquement. Plus l’être humain apprenait de la raison (logique, mathématiques) plus il devenait lié à la nature et plus il pouvait tirer parti d’elle tout en participant à son épanouissement. Découvrir le tréfonds de la pensée pour adoucir notre rapport avec la nature.

Le savoir de l’ignorance et le pouvoir de la connaissance sont deux expériences de la conscience au cœur même de la science. Mais comment les articuler ensemble?

Les questions inutiles

Une bergère observe ses moutons brouter et soudain, elle se demande comment l’herbe peut arriver à devenir une brebis! Ce genre de question totalement inutile est le début de la science. 

Aujourd’hui, un comité multidisciplinaire chargé de rassembler l’ensemble des processus physico-chimico-biologiques permettant à la brebis de se reconstituer par l’herbe qui, elle-même, vit et se reconstitue par la transformation des molécules de la terre grâce à l’énergie photonique de la lumière, ce comité n’aurait certainement pas assez de plusieurs rayons d’une grande bibliothèque pour répondre en détail à la question de la bergère. Et un aussi grand rayon pour la liste des questions non encore résolues à ce sujet. 

Quatre mille ans de recherche, des centaines de chercheurs qui y ont consacré leur vie, des millions d’heures de discussions, d’expérimentations, de vérifications, de calculs pour une question, au départ, inutile, puisque la nature réalise tout cela sans la moindre difficulté comme si, non seulement elle savait tout, mais comme si ce savoir lui était si « naturel » qu’elle ne semble pas y penser, mais seulement le réaliser mécaniquement. Un savoir apparemment inconscient (non-scient). Dans le contexte d’une pensée humaine qui se sait sans savoir, mais capable de savoir plonger dans un monde qui sait tout mais ne les sait pas, comment échapper au sentiment d’être un étranger dans la nature?

Il faut dire que pour nous, humain, penser égale hésiter, prendre le temps de voir, prendre conscience, chercher à découvrir des moyens plus faciles de se nourrir. La nature, elle, semble exercer son savoir en se fiant presque entièrement aux mémoires apparemment « mécaniques » des atomes, des molécules, des cellules, dès gènes, des neurones… Pour la nature, tant que ça marche, l’hésitation de la brebis est plutôt nuisible, car le loup n’hésitera pas longtemps. Pour nous, penser consiste à entraver l’habitude (mémoire automatisée) pour favoriser l’invention. La conscience se place entre le réflexe de reproduire le même et l’imagination de meilleurs moyens pour atteindre de meilleurs résultats. La science naît dans cette hésitation : mes habitudes de penser sont de mauvaises conseillères.

Ce constat établi, dites-moi par quelle magie, une espèce animale dépourvue de crocs, de griffes, de fourrure, si écrasée par des problèmes adaptatifs pour se nourrir, lutter contre les maladies, affronter les carnivores et les ennemis de toutes sortes, a-t-elle gardé en tête la question de la bergère tout ce temps avec tant d’efforts, non pas pour répondre à « comment défendre les brebis contre les loups », mais à « qu’est-ce que se nourrir, qu’est-ce que cette transformation de l’herbe en animal? » 

La conscience* voit des processus comme l’herbe qui pousse, le lièvre qui mange, l’abeille qui butine, le soleil qui reparaît à l’Est alors qu’il a disparu à l’Ouest, etc., tout cela fonctionne parfaitement et donc n’a pas besoin d’être pensé par moi, c’est rassurant, mais qu’est-ce que c’est que ce monde?

Seul un être naturellement potentiellement créateur peut se demander comment fait la nature pour arriver à créer des êtres aussi invraisemblables que l’herbe, la brebis et moi! Un peu comme Pinocchio lorsqu’il entra dans l’atelier de son père marionnettiste en se demandant : Comment a-t-il fait pour me fabriquer? Il avait pour seule expérience sa propre capacité inventive, sa capacité de mentir.

Si j’arrive à mieux saisir comment fait la nature, je pourrai, moi aussi, faire des merveilles. Chercher le secret des araignées pour faire de la fibre plus résistance que l’acier. Évidemment le défi est presque dément, on est loin de pouvoir transformer l’herbe en brebis comme la brebis peut le faire, mais on est proche de synthétiser des fils d’araignées! 

C’est bien ce qui a ralenti la science durant des siècles : tenter de connaître comment fait un créateur aussi génial que la nature! N’est-ce pas un peu dément? L’humilité tuait la science chez les peuples premiers, mais elle ne tuait pas la curiosité. Il y avait toujours une bergère ou un Pinocchio pour poser une question inutile. Sans doute parce qu’une question existentielle (métaphysique) restait sous-jacente : je dépends de la nature, je vis en elle, elle a un pouvoir de vie, de souffrance et de mort sur moi. À qui ai-je affaire? Que cherche-t-il celui-là ou celle-là à réaliser? La question avait trois volets : comment, qu’est-ce que et pourquoi?

La conscience pense, espère, imagine qu’elle peut passer de comment à qu’est-ce que et à pourquoi. Elle imagine que le comment aidera à comprendre qu’est-ce que et que qu’est-ce que permettra de comprendre pourquoi. Elle a meilleure prise sur le comment. Mais elle avance si lentement, un petit détail à la fois parmi des milliards de processus et pourtant, elle ne lâche pas, car il en va de son sentiment de sécurité. Parfois, dans un détail, elle découvre une fonction universelle, et cela éclaire beaucoup, mais « qu’est-ce que c’est » reste en suspens et « pourquoi » aussi. La science n’aide pas beaucoup la métaphysique mais la métaphysique (surtout si elle est inconsciente) influence énormément la science.

Il faut une autre condition. Ma pensée doit croire en la pensée, sinon elle aurait démissionné depuis longtemps. Logique, mathématiques, théories cohérentes, hypothèses formulées de façon expérimentable, expériences décisives, contre-vérifications, mise en application, examen des conséquences positives et négatives, retour aux bases théoriques, etc. Quelle ténacité! 

La science est une double découverte : 

  • il est impossible de trouver des réponses valables dans une seule vie, il faut collectiviser l’effort dans le temps en mettant en place des méthodes sûres; 
  • cela est possible, on peut l’espérer, car la pensée est capable de l’être.

Cet acte de foi est le cœur de l’épistémologie, il serait bien difficile de l’expliquer en détail à partir du jeu causal de l’herbe dans notre cerveau. La science peut dégager les processus mécanique de beaucoup de choses, mais pas ceux qui agissent dans la science elle-même. Et pourtant, elle y croit. Cette foi est si forte que par moments la tentation lui vient de conclure : « Nous y sommes presque. »

Mais si jamais nous arrivons à démontrer que notre foi en la pensée vient totalement du jeu des causes, de l’herbe et du soleil, des atomes et des interactions mécaniques d’un jeu de blocs totalement fermé, il faudra accepter que nous soyons simplement des résultats. Que c’est la nature qui opère en nous, bref que nous ne sommes rien en particulier, mais tout en général! 

Tant de recherches pour nous nier! Tant de recherches pour conclure que dans l’acte de la connaissance nous ne sommes pas le sujet mais l’objet! 

Voilà, je pense, le nœud « métaphysique » de la science dans la conscience.

Au fond d’elle-même, la science lutte contre une identification au processus naturel, elle voudrait pouvoir démontrer que quelque chose échappe à la nature, et ce quelque chose est celui qui fait de la science. C’est pourquoi les techniques qui résultent de la science luttent contre le déterminisme de la nature en inventant des prouesses qui nous font croire que nous lui échappons, mais la science, comme telle et pour le moment, ne peut reposer que sur une vision mécaniste et déterministe. À remarquer que le déterminisme comprend le probabilisme qui n’est qu’un déterminisme complexifié.

Au fond d’elle-même, la science voudrait satisfaire la conscience qui cherche à démontrer que le « comment » n’arrivera jamais à répondre au « pourquoi », parce que si cela se pouvait, il en résulterait la preuve de l’absurdité du monde, c’est-à-dire de bouclage sur lui-même d’une mécanique sans faille (système fermé). Bref, nous serions uniquement créatures mécaniques parmi les créatures mécanique ayant perdu tout statut d’esprit, car l’esprit, par définition, est créateur et non réitération du même.

La question est la suivante : 

Comment la conscience peut-elle accompagner la science afin qu’elle puisse arriver au statut de sujet créateur responsable de son action? 

Cela suppose de poser le conflit entre métaphysique et science, de façon à ce que la métaphysique respecte la science et que la science respecte la métaphysique. La mélasse entre les deux n’est bonne que pour attraper des mouches.

Conclusion à la métaphysique

Pour conclure la partie Métaphysique de notre petit traité de philosophie spirituelle

Reflet cosmologique

J’ai laissé entendre que le cosmos est esprit, pensée créatrice. La pensée a pour propre d’agir sur elle-même de façon à faire surgir des formes nouvelles qui évolueront ou disparaîtront selon leurs capacités d’adaptations et d’harmonisations avec ce qui est déjà là dans la matière, c’est-à-dire dans la mémoire.

Dans l’univers en train de se penser, on trouve l’espace, le temps, l’énergie et l’information. Einstein a relié l’espace, le temps, l’énergie (et son équivalent en masse). La thermodynamique a complété l’ensemble par les équations reliant l’énergie et l’information : tout échange d’énergie entraîne une perte d’information. La loi de l’entropie. Si on en restait là, le cosmos serait une sorte de cerveau voué à la sénilité, incapable de réellement se penser, se renouveler, se dépasser. Il commencerait par beaucoup de complexité, comme s’il avait été créé chargé d’information et finirait par une distribution des énergies au hasard dans un grand froid glacé. Il aurait été une sorte de mémoire programmée (chargée d’avance comme dans un ordinateur), incapable de se recréer en mieux.

Tableau de Pierre Lussier

Le prix Nobel de chimie Ilya Prigogine a sauvé ce « cerveau » né d’un Big Bang et voué à la mort pour lui donner la faculté de se penser, c’est-à-dire d’engendrer de l’information à partir de l’entropie. Le cosmos serait une sorte d’immense compost dans lequel la décomposition renouvelle la recomposition avec une plus-value. Qu’est-ce à dire? Est-ce que cela consiste seulement à rajouter de l’information pour compenser la dégradation comme si la néguentropie était le parfait symétrique de l’entropie? Est-ce que l’ajout de complexité n’est que le retour de la décomplexifiaction? Qu’est-ce que l’information? L’énergie porte et transmet une forme, une configuration, elle est de l’organisation, c’est-à-dire des ensembles de liens structurés d’une façon précise (un atome, une molécule, un virus, une bactérie, une plante, un animal, un écosystème, un système planétaire, une galaxie, des amas galactiques, des bulles galactiques…).

Cependant, la complexité n’est pas seulement une organisation compliquée, on y trouve une totalité, une unité, une beauté, une harmonie, une grâce comme la grâce d’un cheval au galop dans une steppe. Totalité, beauté, harmonie, grâce qui supposent une tendance à la diversification, à l’inventivité, à l’équilibre ouvert plutôt que fermé, à l’évolution vers un dépassement : ce qui suit est plus impressionnant que ce qui précède… Si bien qu’à un certain moment, le cosmos se goûte lui-même dans son évolution vers quelque chose qui n’est pas une forme, une information, mais une sorte d’idéal justement jamais formel, c’est-à-dire ouvert.

Tentez, par exemple, de définir l’harmonie. Vous ne pourrez jamais la définir de façon univoque, selon une forme, vous serez obligé de « sentir » une tendance. Vous pourrez découvrir que telle ou telle forme est harmonieuse, mais aussi tant d’autres encore. En réalité, une infinité de formes peuvent être harmonieuses. Donc l’harmonie n’est pas une forme, elle est métaformelle. C’est ce que les anciens appelaient une finalité, une sorte d’idéal qui guide l’évolution des formes sans jamais les contraindre.

La beauté, la fraternité, la grâce d’un élan, tout cela agit comme un aimant et provoque un ébranlement, une élancée qu’on appelle l’amour. Bref, quelque chose transcende l’information, le cosmos n’est donc pas seulement un cerveau, il se pense, se transforme lui-même par lui-même en se complexifiant vers des finalités non formelles, non contraintes, mais appelées à l’existence par l’amour. C’est ce que nous appelons l’Esprit.

Métaphysique 5

Malgré la difficulté de mes blogues, je continue mon petit traité de philosophie spirituelle, car certain, comme moi, éprouve un besoin criant de fondements. Nous sommes encore en pleine métaphysique. Nous irons ensuite du côté de la philosophie des sciences, puis nous engloberons l’éthique et les arts dans notre approche.

Entre la kénose* et l’hypostase*

Quand je t’ai vu, je me suis replié.
Ton amour trop vaste m’avait arqué sur moi-même.
Tombé à genoux sur le sable, le front dans l’obscurité,
Tu me faisais enfant dans ton ventre agité.

« Tu me faisais enfant dans ton ventre agité. »

Fusain de Pierre Lussier

Rien n’est une chose en soi, sinon, il n’y aurait pas de création. Toute création est une relation entre un « je » source actif, et un fond répondant. Tout « je » est un alter ego dans l’Esprit. Tout est relations. Des relations naissent les êtres qui, ensuite, peuvent participer au jeu des relations. C’est l’amour accepté et donné qui nous met au monde en tant que créateurs de nous-mêmes en lien avec les autres.

Pour les êtres psychiques, le monde qui nous est présenté est comme un amas de vibrations. La création telle que nous la voyons est, en fait, l’œuvre d’une relation entre un psychisme doué de sens et un amas de vibrations hautement organisées que nous appelons cosmos ou nature. Notre milieu psychique se forme dans cette relation. Nous nous représentons le monde

Les créations suggestives de la nature m’incitent et me stimulent à y participer par mes propres créations.

Voilà un autre résumé de ce que nous avons réfléchi jusqu’à maintenant, mais quelle est la relation première de l’Esprit avec lui-même?

L’esprit doit créer une différence entre Lui et Lui, sinon, c’est la fusion à soi et le paradoxe de l’Absolument plein de soi. Comment cela est-il possible? C’est une des premières questions métaphysiques qu’on retrouve autant dans l’ancien Orient que dans l’ancien Occident et qui a mené aux différentes visions de la Trinité. 

Qu’est-ce qui a « dérangé » la quiétude supposée absolue de l’Être premier?

Les anciens nommaient kénose en grec (faire le vide), l’acte de quitter l’identité parfaite avec soi afin de se réaliser dans un devenir. L’acte de la « kénose », le renoncement à l’image parfaite de soi, forme le mouvement intérieur qui permet l’extériorisation de soi, la création. Sinon, l’Esprit se reproduirait identique et s’enfermerait dans le plein de lui-même. Dieu serait le Narcisse absolu. La kénose* consiste à quitter l’hypothèse fermée de l’Être parfait. Ce n’est évidemment pas un processus temporel, mais une nécessité pour sortir de l’hypothèse de l’Être plein et donc statique. 

La kénose permet d’ouvrir l’Esprit à l’existence. Exister, existere, sortir de soi, suppose de rentrer en soi, d’enfouir l’identité dans un fond sans fond (comme le tréfonds de la logique ou le tréfonds de la musique). Sans cette intériorisation-extériorisation-réalisation (la trinité), il n’y aurait pas de création, mais uniquement la transposition du dedans au dehors. Un clonage mortifère.

Notre monde intérieur est ainsi. Il apparaît un gouffre, mais c’est un gouffre trinitaire et créateur.

J’ai voulu être parfait, car je t’aimais.
Avec ta montagne, j’ai construit un temple.
J’ai adoré ma propre image de pierre.
Pour te plaire, j’ai versé le sang sur la dalle de ton Temple.
Et tu as pleuré sans que j’entende tes éclairs et ta colère.
Tu me voulais fulgurant et non esclave,
aimant, mais pas délirant.

« J’ai voulu être parfait, » voilà l’essence du mal. 

Nous l’avons dit : ce qui ne peut exister longtemps peut tout de même entrer dans le monde réel pour un temps (parfois long à notre échelle). Le narcissisme, cette illusion tenace d’être quelque chose de plein de soi qui peut se refléter dans un miroir, se connaître en regardant le miroir, cette idée fausse de l’être et de la vérité, entraîne le psychisme dans des ténèbres sans fond. Combien de temps y restera Narcisse? Le temps d’apprendre son impasse : à force de se complaire en soi, de se prendre pour centre d’intérêt, il oublie le bien commun. Or ce bien commun est son principal bien (air, eau, terre arabe, mer fertile, harmonie sociale…); sans lui, il est perdu.

L’idée d’identité parfaite se nomme en latin perfectio, qui veut dire « achèvement ». Tout serait fait en conformité avec un plan parfait dessiné d’avance. Si le cosmos finissait par être conforme au plan, à quoi aurait servi toute son histoire?

La kénose sépare à jamais le commencement et la fin.

Les anciens nommaient « Lucifer » (et non pas Dieu) celui qui se croyait parfait et donc, était incompatible avec l’Esprit. Le cercle plutôt que la spirale et ses turbulences. Lucifer est le paradoxe parfait tel que, si la pensée l’acceptait, elle ne pourrait plus penser, car penser, c’est rechercher un aboutissement qui soit autre et mieux que l’idée de départ. Lucifer est la non-pensée.

Combien d’idées abstraites de la perfection ou de la connaissance ont entraîné de souffrances! C’est l’histoire des religions dogmatiques, des empires imposant leur droit, des guerres et des malheurs. Au nom du « Bien », engendrer le malheur.

« Tu me voulais fulgurant et non esclave, aimant, mais pas délirant »

Malgré l’incapacité du mal à tenir longtemps dans l’existence, à durer à travers l’évolution écologique, le mal reste une sorte de maladie qui permet aux personnes* et aux collectivités d’apprendre à s’en défendre sans tomber dans sa violence. À l’échelle des montagnes, c’est un mauvais moment à passer pour faire surgir l’inattendu, l’improbable, le surpassement de l’Être. 

Tu me réponds enfin : « Tu étais là, pauvre mâle, incapable d’enfants, acte incomplet.
Tu frémissais de désir sur le bord de mon sein.
Soudain, l’envie d’être moi te prit à la gorge
comme un lasso attaché sur un côté au cheval du désir et sur l’autre, à celui de la peur. »

Narcisse croit à l’identité déterminée des sexes et au pouvoir déterminant du mâle. Le mâle est né de la femelle, alors, il se définit comme « non femelle ». Mais comme il ne sait pas et ne veut pas savoir ce qu’est l’identité femelle, il la définit comme molle et indéterminée pour se définir, lui-même, déterminant et ainsi gagner sur elle. Cela s’est passé dans toutes les cultures de la domination, c’est-à-dire les cultures obnubilées par l’idée du bien défini, de la vérité déterminée, de la justice consignée dans une loi.

De même que la perfection ne peut être qu’une image dangereuse, le pouvoir ne peut être qu’une volonté périlleuse.  Si le pouvoir se prend pour Narcisse, il tend à se reproduire lui-même dans l’autre. L’autre est son instrument. « Je me veux, écrase-toi. » 

Le pouvoir vise des buts (des images déterminées, précises, mesurables de la fin à atteindre). Cela suppose la perte de conscience des finalités ouvertes de l’existence qui sont justement l’échappée de l’image. C’est pourquoi le premier signe du pouvoir narcissique, c’est la planification par projection d’un but. L’Esprit est l’absence de ce genre de pouvoir dominateur, il est création et donc relation, rencontre, amour.

La domination n’est rien d’autre que la volonté cherchant à abolir la pensée, c’est la définition même de la violence. Or la violence oblige à se défendre ou à disparaître (ce qui lui laisserait le champ libre). Comment se défendre sans utiliser la violence tout en gagnant sur elle? Toute l’histoire de l’humanité semble tourner autour de ce conflit, que seule la solidarité peut résoudre

Soudain, l’envie d’être moi me prit à la gorge comme un lasso attaché sur un côté au cheval du désir et sur l’autre, à celui de la peur. La solidarité n’est possible que lorsque l’amour l’emporte sur la peur. Elle commence par un « Je t’aime » décisif et fidèle.

« Nous, c’est moi, c’est toi…
Eux, que font-ils à notre fenêtre?
Je me suis crispée.
Nous aurions pu faire un orchestre
et sonner notre musique dans l’harmonie. »

L’Esprit n’est ni nom, ni perfection, ni pouvoir, il est Verbe, évolution, rencontreLa kénose fait que l’Esprit ne crée rien de parfaitement « à son image », mais il crée des semblables-différents eux-mêmes hantés par le désir de se réaliser par différenciations et rencontres.

L’Esprit, tout esprit, se réalise en créant. Sa création lui ressemble, mais elle est différente. Elle est libre, mais elle n’est pas n’importe quoi. La pensée est une nécessité de cohérence. Donc dès l’instant qu’elle crée, cette création est réelle, c’est-à-dire qu’elle fait maintenant partie de la mémoire du monde et oblige une cohérence logique et écologique. 

Notre pensée est très faiblement cohérente, elle a tendance à oublier ce que nous avons déjà lancé, les chaînes de causalités que nous avons libérées. Mais la nature est une pensée extraordinairement cohérente, elle en garde mémoire et la mémoire est causalité, conséquences. 

Eux (les conséquences), que font-ils à notre fenêtre? Me voilà surpris que la nature n’ait pas reflété ce que je voulais, mais ce que j’ai fait.

« Si tu savais comme mes hanches sont douces et tendres,
tu te balancerais sans te cabrer.
Tous tes excès, pour de vrai, sont faux.
L’amour ne s’empoigne pas. 
Ouvre la main, déploie ta vitalité en moi.
Tu n’en mourras pas. »

Tous tes excès, pour de vrai, sont faux.

Rien ne peut être absolument vrai ou faux. Ce sont là des excès dangereux, embryons de guerre. Entre l’absolument faux et l’absolument vrai, il y a une infinité de nuances et les deux extrémités sont des idées dangereuses. C’est le fondement de la logique floue, parfois appelée logique souple qui replace la logique dite atomiste (sans intermédiaire entre vrai et faux).

Plus important encore : le faux est identifiable, mais pas le vrai, le vrai reste toujours ouvert. Le faux définit une impasse et non pas la fin de l’histoire. Le vrai se faufile entre les impasses. Le faux et le vrai ne sont pas symétriques. Le faux indique qu’une relation frappe une impasse. Le vrai n’est pas un aboutissement, mais un commencement, il indique qu’on peut aller plus loin.

« Ouvre la main, déploie ta vitalité en moi. Tu n’en mourras pas. » Vivre, c’est partir d’un état de relation pour aller à un autre état de relation. La vie est un jeu de va-et-vient relationnels dans lesquels on ne peut pas tomber ni dans le parfait ni dans le néant.  Alors, pourquoi avoir si peur, comme si la fin du monde était possible ?

« C’est vrai que je suis belle,
tu en oublies mes volcans.
Quand je gronde et lance mes laves,
tu oublies que je féconde tes forêts.
Ne me crains pas. Si je tisonne tes entrailles,
c’est parce que tu en étouffes le feu. »

« Si je tisonne tes entrailles, c’est parce que tu en étouffes le feu. » 

Les relations sont des verbes, et tout verbe est complexe, il est la différenciation en marche. Il va de l’intérieur (le sujet du verbe) vers l’extérieur (un complément du verbe) et réciproquement. Tout sujet est aussi un résultat de verbe, il a été fait, il s’est rendu ici par un verbe et il prononcera le verbe de son prochain pas. Tout objet a été fait par un verbe, s’est rendu ici par un verbe et est susceptible de se lancer dans un verbe à venir.

Le sujet est le verbe allant vers l’intérieur (il est une intériorité), l’objet est le verbe allant vers l’extérieur (il a une extériorité). Le verbe taquine le sujet pour l’ouvrir et l’objet pour le discerner, et cela, en les reliant. Si le verbe ne tisonnait pas le sujet, il pourrait devenir un objet, une chose définie, déplaçable, contrôlable par un autre sujet. De même, si le verbe ne tisonnait pas l’objet en le considérant comme vivant, l’objet ne réagirait plus, il pourrait figer dans la chaîne des causalités.

« Quand je gronde et lance mes laves, tu oublies que je féconde tes forêts ». Notre pensée est constamment en danger de fixation. On mange une pomme, on jette ses pépins sans les semer. On est dans la douleur, on oublie la transformation qu’elle opère.

Je n’ai jamais su ce qui guidait mon chant.
J’y vais d’instinct. Je vocalise.
À mon insu ma voix cherche la syntonisation
et le son qui suit enchante l’oreille.
Le mystère de l’harmonie.

« Je n’ai jamais su ce qui guidait mon chant. »

Cependant, si le verbe n’avait aucune identité, s’il était n’importe quoi, tout serait bon, tout serait mauvais; la liberté serait comme un espace-temps infini; tous, nous serions emprisonnés dans la dilution de notre esprit comme le sel dans l’eau, ou les vaches dans l’herbe. 

La kénose*, le gouffre au cœur de l’identité de chaque esprit qui le rend insaisissable doit être compensé par son contraire. C’est pourquoi les anciens ont découvert la fonction de l’hypostase*S’hypostasier, c’est comme dédoubler son identité, mais pas dans une image de soi, l’hypostase projette l’identité dans un sentiment de soi. Car la kénose agit toujours pour empêcher que l’identité tombe dans ce qu’elle veut être et s’y fixe comme Narcisse dans son image. 

Le sentiment de soi dans le fond de notre cœur* engendre des finalités dont le propre est de ne pas être des images ou des buts à atteindre. Par exemple : la diversification n’est pas n’importe quoi, mais elle ne peut être prédéfinie dans une image de l’avenir. On peut penser à des finalités comme l’épanouissement, le développement, la complexité, la beauté, la justice… Personne ne peut dire ce que c’est, mais tout le monde peut s’y diriger en découvrant ce que ce n’est pas. L’harmonie, elle, est une finalité englobante, elle dépend de tous les êtres en relation. Elle opère par sentiment. Elle n’est jamais accomplie, mais elle est toujours en train de travailler à s’accomplir. « Le mystère de l’harmonie »