Rappelons que notre but ici est d’esquisser une métaphysique de l’art. Métaphysique : découvrir les principes fondateurs (dans ce cas-ci de l’art) un peu comme les métamathématiques développent les théorèmes qui fondent les mathématiques. Sauf, qu’ici, en art, la philosophie n’est qu’à ses premiers balbutiements.
Pourquoi une telle entreprise? Parce qu’on pourrait découvrir que le destin de la conscience, n’importe où et dans n’importe quel temps, est la création artistique, et que cela pourrait ouvrir une brèche dans l’absurdité apparente de l’histoire humaine et donner de l’espoir.
Un lectrice assidue de mon blogue qui commente chacune de mes publications avec sa belle écriture et par courrier postal, voulant devancer ma réponse à la question « Qu’est-ce que l’art? », écrit : «L’art m’apparaît comme étant le choc entre la pensée et le ressenti, entre le manifesté et l’intériorisé. Ce choc se produit à des moments-clés d’un patient parcours-travail afin de se comprendre et de comprendre le monde. De ce choc résulte une étincelle qui crée de l’Ouvert. Ce moment privilégié induit en soi un fort sentiment de transcendance qui ouvre à la conscience une porte donnant accès à un indicible bonheur.»
Signé Diane Roy, Longueuil, 22 janvier.
On retrouve des bases semblables pour une métaphysique de l’art dans le Traité des valeurs de Louis Lavelle :
« Les valeurs esthétiques résident dans ce plaisir désintéressé que nous donne le pur spectacle des choses; les choses appartiennent par suite à l’ordre de la contemplation […] Il nous appartient de produire [cette contemplation] par les ressources de l’art. […] Comme en science, cette contemplation est tournée vers le réalisé, mais à l’inverse de la science […] elle nous met en contact avec le dedans qui est en réalisation […] Ce que cherche la conscience, c’est beaucoup moins le réalisé que l’acte par lequel il se réalise […] dans le regard du contemplateur qui essaie de retrouver le geste créateur lui-même. Dans la contemplation esthétique [d’une œuvre d’art] nous retrouvons le même rapport du spectacle à l’acte créateur […] et nous n’atteignons cette valeur que dans la mesure où cette contemplation nous arrache à la succession temporelle et éternise un aspect de l’existence. [L’art] exprime mieux qu’aucune autre valeur la rencontre du dedans et du dehors, de la conscience et de l’univers et en nous-même de l’âme et du corps par laquelle s’assure notre propre participation à un univers qui nous dépasse et qui joint toujours en nous l’activité et la passivité […] de telle sorte que notre propre conscience semble pénétrer à l’intérieur des choses et les choses participer à la vie même de notre conscience, [si bien que] ce sont les choses elles-mêmes qui deviennent le visage sensible de l’esprit. »
Dans le sens de l’art, Tagore ira dans le même sens en ajoutant que :
« Le fait que nous existons a sa vérité dans le fait que tout le reste existe, et le Je suis en nous réalise sa propre extension, sa propre infinité, chaque fois qu’il réalise vraiment un autre objet. […] Nous connaissons un objet parce qu’il appartient à une classe; nous voyons un objet parce qu’il n’appartient qu’à soi-même; non parce qu’il a réussi à s’identifier, mais par qu’il a son individualité [sa singularité]. »
L’art viendrait du choc de notre singularité (le spectateur) devant une singularité autre que nous (l’œuvre), les deux se retrouvant intimes l’une à l’autre dans cette rencontre.
Résumons maintenant ce que nous avons dit jusqu’à maintenant sur la métaphysique de l’art.
L’axiome premier de la logique est simple : le néant n’existe pas. L’art dépasse la logique par l’exercice de l’imagination qui supporte facilement l’illogique. L’art nous fait sentir la peau fébrile entre le néant et notre existence qui, elle, aurait pu ne pas exister, l’angoisse du néant. Sur cette peau, l’art fait apparaître une épaisseur de dépassement de l’être et du non-être. La peau de l’imagination sent alors l’abîme du néant que la logique referme. L’art est une sortie hors de l’horizon de l’être.
Ce dépassement nous accule à l’Absolu. L’Absolu comprend tout ce qui peut être, tout ce qui est et tout ce qui ne peut pas être. L’Absolu porte en lui l’intuition de l’irréalité du néant. Et on ne ressent jamais mieux cette intuition que dans l’acte créateur qui justement sort de l’abîme quelque chose qui va vivre parmi nous. L’artiste fait cet acte en tremblant : peut-être a-t-il sorti de l’abîme quelque chose qui n’appartient pas à ce qui peut subsister! Peut-être a-t-il mis au monde quelque chose qui retournera au néant en emportant un malheur avec lui. L’art porte l’angoisse morale de tous nos actes.
Dans l’art, une source cherche non pas seulement à communiquer quelque chose, mais à se communiquer elle-même sans vouloir ni assimiler l’autre ni se faire assimiler par lui. L’art est toujours configurant (il figure), il réfléchit l’auteur en préservant une distance d’intimité entre la liberté créative de l’auteur et la liberté réceptive de spectateur. Il s’agit toujours de les faire communier en ajoutant de la différence.
L’art déjoue nos perceptions et les complexifie afin que nous puissions rejoindre la complexité infinie des êtres singuliers. L’art va en sens inverse de la science. L’art simplifie le réel pour rejoindre les lois universels qui gèrent les relations et les équations qui produisent les singularités. L’art fait un pas de plus, il détache l’être singulier et nous fait voir qu’il est toujours un peu plus que ce que l’univers en fait. Il y a toujours un hiatus entre l’espèce chat et mon chat Mathusalem et entre Mathusalem et la peinture de Mathusalem. Le premier hiatus nous fait voir les chats, le deuxième, nous fait voir l’originalité de Mathusalem. C’est assez déterminant, car tuer un chat, il reste toute l’espèce, mais tuer Mathusalem, et un être irremplaçable vient de disparaître. En ce sens l’art sacralise les êtres, donne une valeur inestimable à chaque être vivant. Aussi, il devient sacrilège de donner un prix à Mathusalem et un prix à la peinture qui fait voir l’originalité de Mathusalem.
L’art montre l’aspect profane et profanateur de l’économie. L’art est donc le révélateur des valeurs ontologiques (valeur des êtres). L’art est une affirmation ontologique (valeur de l’être en tant qu’être).
L’art est une fonction de l’imagination, c’est pour cela qu’il danse entre l’être et le non-être, entre le pensable et le non-pensable, entre l’avouable et le non-avouable, entre le beau et le laid, entre le bien et le mal… Non pas qu’il est amoral et indécis, mais au contraire. il pousse sa lanterne en avant de l’acte moral pour l’éclairer.
La lumière se voit dans l’ombre, l’ombre est impossible à voir sans la lumière. Toute forme et toute couleur n’est pas le mélange des deux, mais leurs interactions organisées. Cela veut dire que toute création est évolutive parce qu’elle est collective dans un environnement vivant.
Tout ce qui entre dans l’esprit humain est une intrication de la pensée humaine dans la pensée du monde, une intrication des imaginations humaines dans l’imagination universelle, c’est toujours une composition à multiples acteurs dans une totalité qui les préexiste. L’art est une inspiration évolutive et jamais une révélation définitive.
Précisons ce que nous entendons par évolution. Un homme qui fait une action juste fait apparaître une action injuste. Imaginons un maître qui décide de traiter son esclave comme son frère, il fait apparaître aux yeux de tous, l’injustice de l’esclavage. Continuons l’histoire par avancements et reculs dans la grande histoire de la justice : la justice se consolide infiniment lentement, par petites actions lucides et courageuses dans la ténébreuse rapacité humaine. Jamais la justice parfaite ne sera réalisée, car il y a une infinité de manières d’être juste que seules des injustices spécifiques peuvent faire apparaître. Ici, le mot justice n’est pas une idée morale, un révélation définitive, qu’on peut clarifier d’avance hors des réalisations, hors de l’expérience. Au contraire, c’est le résultat d’un processus évolutif à travers un combat entre ce qui peut durer parce que adapté et ce qui ne peut pas durer parce qu’inadapté.
L’art est le moteur de cette évolution. Sans lui, il n’y aurait que nos actes et nos conséquences vus par la science, et donc pas d’évolution, parce que pas d’imagination. On ne pourrait pas sentir que cela peut être autrement, que cela va devenir insupportable si ça ne devient pas autrement, que cela serait même tellement plus agréable si c’était autrement.
Évolution veut aussi dire : impossible de reculer. Seule la complexification permet aux idées simplistes qui luttent l’une contre l’autre de trouver une certaine harmonie en se dépassant. L’art est à mon sens incompatible avec les idéologies quelles qu’elles soient, parce qu’il tend vers la singularité et l’originalité, donc vers la complexité distinguante. En musique, s’il y a des sons incompatibles, l’art cherche à les faire travailler ensemble à se dépasser. L’art pictural fait de même avec les formes et les couleurs.
L’œuvre d’art révèle le visage de l’auteur (toujours un peu spectateur) et du spectateur (toujours un peu auteur) et ainsi ils se transcendent, sinon, il n’y a pas d’inspiration, pas d’œuvre d’art, pas d’évolution culturelle.
L’art ne peut perdre de vue le refoulé qui revient toujours en force. C’est probablement à ce moment-là que l’art devient une nécessité de notre existence dans le monde réel. Par exemple, inutile de développer des techniques admirables pour nous sauver du dérèglement climatique si, dans l’ombre, nous refoulons des angoisses inexprimées qui nous amèneront à utiliser ces belles techniques contre la vie. L’art consiste, entre autres, à « faire sortir le méchant » pour l’exorciser. Et c’est tout un art, car le simple défoulement ne défoule pas, il faut faire voir « la bête », trouver son sentiment, son vocabulaire, ses peurs, ses souffrances, ses angoisses et leur principe de guérison. Car une des fonctions de l’art est de guérir.
On dira facilement que l’art est fait de quelque chose qui engendre au minimum un étonnement. Il faudra ajouter le critère de l’émerveillement. Le cheval au galop m’émerveille. Mais déchiré entre les crocs d’une meute de loups, je suis horrifié. L’art me fait osciller entre l’enchantement et l’effroi au point de produire une sublimation des deux dans ma conscience. Il me fait aussi osciller entre le sens et l’absurde. Il ne m’abandonne jamais sur un pic de parousie ou d’anéantissement.
Cette tension est difficile à supporter parce qu’elle nous rend responsable. Dans le bien parfait, nous ne sommes pas responsables; dans le mal total, nous ne sommes plus responsables. Mais dans leurs interactions nous sommes responsables. L’art, indirectement et parfois directement, nous rend responsable.
Mais peut-être que la fonction principale de l’art est de me donner le sentiment que je n’existe que si je me crée en créant dans un monde qui se crée en me créant.
À la fin de cette synthèse, on comprend que philosopher sur l’art n’est qu’un préambule, un préambule nécessaire pour un artiste philosophe. L’art s’échappe toujours de toutes les mains qui ont cherché à l’attraper. C’est même son essence. Et j’en suis. C’est pourquoi tout cet effort de mes blogues sur l’art vise à préparer une œuvre d’art, un roman immersif dans lequel je suis déjà plongé. Une grande aventure de quelques années sans doute.