Aux fondements de l’art

Rappelons que notre but ici est d’esquisser une métaphysique de l’art. Métaphysique : découvrir les principes fondateurs (dans ce cas-ci de l’art) un peu comme les métamathématiques développent les théorèmes qui fondent les mathématiques. Sauf, qu’ici, en art, la philosophie n’est qu’à ses premiers balbutiements.

Image mosaïque du centre de la Voie lactée captée dans les ondes radio. Les filaments magnétiques correspondent aux structures verticales sur l’image. PHOTO : UNIVERSITÉ NORTHWESTERN

Pourquoi une telle entreprise? Parce qu’on pourrait découvrir que le destin de la conscience, n’importe où et dans n’importe quel temps, est la création artistique, et que cela pourrait ouvrir une brèche dans l’absurdité apparente de l’histoire humaine et donner de l’espoir.

Un lectrice assidue de mon blogue qui commente chacune de mes publications avec sa belle écriture et par courrier postal, voulant devancer ma réponse à la question « Qu’est-ce que l’art? », écrit : «L’art m’apparaît comme étant le choc entre la pensée et le ressenti, entre le manifesté et l’intériorisé. Ce choc se produit à des moments-clés d’un patient parcours-travail afin de se comprendre et de comprendre le monde. De ce choc résulte une étincelle qui crée de l’Ouvert. Ce moment privilégié induit en soi un fort sentiment de transcendance qui ouvre à la conscience une porte donnant accès à un indicible bonheur.» 
Signé Diane Roy, Longueuil, 22 janvier.

On retrouve des bases semblables pour une métaphysique de l’art dans le Traité des valeurs de Louis Lavelle : 

« Les valeurs esthétiques résident dans ce plaisir désintéressé que nous donne le pur spectacle des choses; les choses appartiennent par suite à l’ordre de la contemplation […] Il nous appartient de produire [cette contemplation] par les ressources de l’art. […] Comme en science, cette contemplation est tournée vers le réalisé, mais à l’inverse de la science […] elle nous met en contact avec le dedans qui est en réalisation […] Ce que cherche la conscience, c’est beaucoup moins le réalisé que l’acte par lequel il se réalise […] dans le regard du contemplateur qui essaie de retrouver le geste créateur lui-même. Dans la contemplation esthétique [d’une œuvre d’art] nous retrouvons le même rapport du spectacle à l’acte créateur […] et nous n’atteignons cette valeur que dans la mesure où cette contemplation nous arrache à la succession temporelle et éternise un aspect de l’existence. [L’art] exprime mieux qu’aucune autre valeur la rencontre du dedans et du dehors, de la conscience et de l’univers et en nous-même de l’âme et du corps par laquelle s’assure notre propre participation à un univers qui nous dépasse et qui joint toujours en nous l’activité et la passivité […] de telle sorte que notre propre conscience semble pénétrer à l’intérieur des choses et les choses participer à la vie même de notre conscience, [si bien que] ce sont les choses elles-mêmes qui deviennent le visage sensible de l’esprit. »

Dans le sens de l’art, Tagore ira dans le même sens en ajoutant que :

« Le fait que nous existons a sa vérité dans le fait que tout le reste existe, et le Je suis en nous réalise sa propre extension, sa propre infinité, chaque fois qu’il réalise vraiment un autre objet. […] Nous connaissons un objet parce qu’il appartient à une classe; nous voyons un objet parce qu’il n’appartient qu’à soi-même; non parce qu’il a réussi à s’identifier, mais par qu’il a son individualité [sa singularité]. »

L’art viendrait du choc de notre singularité (le spectateur) devant une singularité autre que nous (l’œuvre), les deux se retrouvant intimes l’une à l’autre dans cette rencontre.

Résumons maintenant ce que nous avons dit jusqu’à maintenant sur la métaphysique de l’art.

L’axiome premier de la logique est simple : le néant n’existe pas. L’art dépasse la logique par l’exercice de l’imagination qui supporte facilement l’illogique. L’art nous fait sentir la peau fébrile entre le néant et notre existence qui, elle, aurait pu ne pas exister, l’angoisse du néant. Sur cette peau, l’art fait apparaître une épaisseur de dépassement de l’être et du non-être. La peau de l’imagination sent alors l’abîme du néant que la logique referme. L’art est une sortie hors de l’horizon de l’être.

Ce dépassement nous accule à l’Absolu. L’Absolu comprend tout ce qui peut être, tout ce qui est et tout ce qui ne peut pas être. L’Absolu porte en lui l’intuition de l’irréalité du néant. Et on ne ressent jamais mieux cette intuition que dans l’acte créateur qui justement sort de l’abîme quelque chose qui va vivre parmi nous. L’artiste fait cet acte en tremblant : peut-être a-t-il sorti de l’abîme quelque chose qui n’appartient pas à ce qui peut subsister! Peut-être a-t-il mis au monde quelque chose qui retournera au néant en emportant un malheur avec lui. L’art porte l’angoisse morale de tous nos actes. 

Dans l’art, une source cherche non pas seulement à communiquer quelque chose, mais à se communiquer elle-même sans vouloir ni assimiler l’autre ni se faire assimiler par lui. L’art est toujours configurant (il figure), il réfléchit l’auteur en préservant une distance d’intimité entre la liberté créative de l’auteur et la liberté réceptive de spectateur. Il s’agit toujours de les faire communier en ajoutant de la différence. 

L’art déjoue nos perceptions et les complexifie afin que nous puissions rejoindre la complexité infinie des êtres singuliers. L’art va en sens inverse de la science. L’art simplifie le réel pour rejoindre les lois universels qui gèrent les relations et les équations qui produisent les singularités. L’art fait un pas de plus, il détache l’être singulier et nous fait voir qu’il est toujours un peu plus que ce que l’univers en fait. Il y a toujours un hiatus entre l’espèce chat et mon chat Mathusalem et entre Mathusalem et la peinture de Mathusalem. Le premier hiatus nous fait voir les chats, le deuxième, nous fait voir l’originalité de Mathusalem. C’est assez déterminant, car tuer un chat, il reste toute l’espèce, mais tuer Mathusalem, et un être irremplaçable vient de disparaître. En ce sens l’art sacralise les êtres, donne une valeur inestimable à chaque être vivant. Aussi, il devient sacrilège de donner un prix à Mathusalem et un prix à la peinture qui fait voir l’originalité de Mathusalem. 

L’art montre l’aspect profane et profanateur de l’économie. L’art est donc le révélateur des valeurs ontologiques (valeur des êtres). L’art est une affirmation ontologique (valeur de l’être en tant qu’être).

L’art est une fonction de l’imagination, c’est pour cela qu’il danse entre l’être et le non-être, entre le pensable et le non-pensable, entre l’avouable et le non-avouable, entre le beau et le laid, entre le bien et le mal… Non pas qu’il est amoral et indécis, mais au contraire. il pousse sa lanterne en avant de l’acte moral pour l’éclairer.

La lumière se voit dans l’ombre, l’ombre est impossible à voir sans la lumière. Toute forme et toute couleur n’est pas le mélange des deux, mais leurs interactions organisées. Cela veut dire que toute création est évolutive parce qu’elle est collective dans un environnement vivant. 

Tout ce qui entre dans l’esprit humain est une intrication de la pensée humaine dans la pensée du monde, une intrication des imaginations humaines dans l’imagination universelle, c’est toujours une composition à multiples acteurs dans une totalité qui les préexiste. L’art est une inspiration évolutive et jamais une révélation définitive.

Précisons ce que nous entendons par évolution. Un homme qui fait une action juste fait apparaître une action injuste. Imaginons un maître qui décide de traiter son esclave comme son frère, il fait apparaître aux yeux de tous, l’injustice de l’esclavage. Continuons l’histoire par avancements et reculs dans la grande histoire de la justice : la justice se consolide infiniment lentement, par petites actions lucides et courageuses dans la ténébreuse rapacité humaine. Jamais la justice parfaite ne sera réalisée, car il y a une infinité de manières d’être juste que seules des injustices spécifiques peuvent faire apparaître. Ici, le mot justice n’est pas une idée morale, un révélation définitive, qu’on peut clarifier d’avance hors des réalisations, hors de l’expérience. Au contraire, c’est le résultat d’un processus évolutif à travers un combat entre ce qui peut durer parce que adapté et ce qui ne peut pas durer parce qu’inadapté. 

L’art est le moteur de cette évolution. Sans lui, il n’y aurait que nos actes et nos conséquences vus par la science, et donc pas d’évolution, parce que pas d’imagination. On ne pourrait pas sentir que cela peut être autrement, que cela va devenir insupportable si ça ne devient pas autrement, que cela serait même tellement plus agréable si c’était autrement.

Évolution veut aussi dire : impossible de reculer. Seule la complexification permet aux idées simplistes qui luttent l’une contre l’autre de trouver une certaine harmonie en se dépassant. L’art est à mon sens incompatible avec les idéologies quelles qu’elles soient, parce qu’il tend vers la singularité et l’originalité, donc vers la complexité distinguante. En musique, s’il y a des sons incompatibles, l’art cherche à les faire travailler ensemble à se dépasser. L’art pictural fait de même avec les formes et les couleurs. 

L’œuvre d’art révèle le visage de l’auteur (toujours un peu spectateur) et du spectateur (toujours un peu auteur) et ainsi ils se transcendent, sinon, il n’y a pas d’inspiration, pas d’œuvre d’art, pas d’évolution culturelle. 

L’art ne peut perdre de vue le refoulé qui revient toujours en force. C’est probablement à ce moment-là que l’art devient une nécessité de notre existence dans le monde réel. Par exemple, inutile de développer des techniques admirables pour nous sauver du dérèglement climatique si, dans l’ombre, nous refoulons des angoisses inexprimées qui nous amèneront à utiliser ces belles techniques contre la vie. L’art consiste, entre autres, à « faire sortir le méchant » pour l’exorciser. Et c’est tout un art, car le simple défoulement ne défoule pas, il faut faire voir « la bête », trouver son sentiment, son vocabulaire, ses peurs, ses souffrances, ses angoisses et leur principe de guérison. Car une des fonctions de l’art est de guérir.

On dira facilement que l’art est fait de quelque chose qui engendre au minimum un étonnement. Il faudra ajouter le critère de l’émerveillement. Le cheval au galop m’émerveille. Mais déchiré entre les crocs d’une meute de loups, je suis horrifié. L’art me fait osciller entre l’enchantement et l’effroi au point de produire une sublimation des deux dans ma conscience. Il me fait aussi osciller entre le sens et l’absurde. Il ne m’abandonne jamais sur un pic de parousie ou d’anéantissement.

Cette tension est difficile à supporter parce qu’elle nous rend responsable. Dans le bien parfait, nous ne sommes pas responsables; dans le mal total, nous ne sommes plus responsables. Mais dans leurs interactions nous sommes responsables. L’art, indirectement et parfois directement, nous rend responsable.

Mais peut-être que la fonction principale de l’art est de me donner le sentiment que je n’existe que si je me crée en créant dans un monde qui se crée en me créant.

À la fin de cette synthèse, on comprend que philosopher sur l’art n’est qu’un préambule, un préambule nécessaire pour un artiste philosophe. L’art s’échappe toujours de toutes les mains qui ont cherché à l’attraper. C’est même son essence. Et j’en suis. C’est pourquoi tout cet effort de mes blogues sur l’art vise à préparer une œuvre d’art, un roman immersif dans lequel je suis déjà plongé. Une grande aventure de quelques années sans doute.

L’Art du tricot

Nous l’avons dit, l’être humain est un animal angoissé, c’est-à-dire tendu entre deux peurs : celle de mourir et celle de ne jamais mourir. À cela s’ajoute le paradoxe de la souffrance : lorsqu’on lit un roman dans lequel un personnage subit de fortes épreuves et s’en sort grandi, plein de dignité, on s’identifie à lui avec bonheur. Mais si on nous disait : « Bon! alors viens, on va te faire subir les mêmes épreuves », on s’opposerait de toutes nos forces. La peur de souffrir et la peur de ne jamais avoir souffert nous tiennent en haleine. On plonge dans des films ou des romans tragiques pour être sûr d’avoir au moins souffert par procuration.

Toute physique, toute énergie, toute information, toute vie est un tricot se formant entre deux broches à tricoter qui s’opposent pour créer. Tout dans l’univers est acteur et acté, rien n’est totalement séparé en deux verbes : agir ou subir. Rien n’est seulement cause, ou seulement effet. Rien n’est seulement particule ou seulement onde. C’est une des grandes découvertes du XXe siècle. Ce fait devient existentiel chez l’être humain dans l’expérience de notre créativité et de notre « victimité ». Créateurs, nous nous sentons transcendants et invulnérables; créatures, nous nous sentons infiniment vulnérables, nous subissons les chocs de la vie, la vie semble jouer avec nous comme avec une victime. 

Deux sentiments se confrontent : 

  • le sentiment d’être comme en dehors du monde, de pouvoir l’observer, l’étudier, le critiquer, d’agir sur lui, de le transformer comme s’il était, lui, un objet; 
  • le sentiment d’être son objet, un infime insecte qu’on peut écraser, brûler, torturer, tuer sans qu’il puisse faire autre chose que de se débattre, inpuissant.

Tant que la vie est confortable et sécuritaire, on se sent plus puissant et plus invulnérable. Le monde est comme de l’autre côté de la fenêtre avec ses tempêtes, ses ouragans, ses misères. Le monde est de l’autre côté de l’écran où les personnages peuvent se massacrer sans que cela nous concerne. Mais si je suis moi-même poursuivi la nuit par un gang de rue, je me sens soudain victime.

La grande difficulté, c’est que, d’un côté, plus la personne se sent indépendante de la nature, au-dessus d’elle, plus elle risque de jouer avec elle comme si c’était un système mécanique contrôlable. Et comme ce n’est pas le cas, dans son sentiment de surpuissance, l’être humain devient un grave danger. C’est la tentation idéaliste ou scientiste dans le sens de croire que nos idées et nos techniques sont omnipuissantes et en devenir aveugle sur les conséquences. 

De l’autre côté, plus la personne se sent dépendante, plus elle se sent victime d’une réalité qui la dépasse, objet subissant les chocs de la vie, elle se sent mortelle et impuissante, elle a tendance à démissionner, à se résigner à la fatalité. C’est la tentation démissionnaire

Dans les deux cas, l’humain n’arrive pas à s’humaniser. Soit qu’il s’abstrait des contraintes de la vie (illusion de la puissance), soit qu’il s’identifie aux objets contraints (illusion de la fatalité). Dans les deux cas, il n’est plus en adaptation et en évolution.

D’un côté vont se développer les « fous » dominateurs, d’un autre, les « fous » dominés. Je dis « fous », parce que la perte de contact avec la réalité (qui n’est jamais totalement l’un ou l’autre) définit justement la folie. Le fou croit en ce qu’il pense au point de devenir aveugle à ce qu’il est. L’histoire et surtout l’histoire du XXe siècle nous a appris jusqu’à quel point les fous de surpuissance (Hitler, Staline et tant d’autres) associés aux fous passifs (les autruches la tête dans le sable) peuvent produire des hystéries collectives effrayantes menant à des massacres, des guerres d’une cruauté sans nom, des génocides et des désastres naturels.

Entre les deux, il existe une conscience humaine en évolution qui saisit toujours plus clairement la différence et la complémentarité entre ce qui est interne (sentiment d’immortalité) et ce qui est externe (sentiment de « victimité »). Cette conscience évolue dans la mesure où elle participe à la transformation sociale d’un monde viable. Tant qu’on tente, soit de mouler le monde comme si c’était un objet, ou de le subir comme si on était un objet, la conscience n’évolue pas, elle tourne en rond dans un système clos qui se polarise, se guerroie et se détruit. 

Actuellement, le scientisme et la technologie, la création d’un monde virtuel qui nous donne l’impression de tout contrôler, l’éducation encore basée sur l’opposition du sujet et de l’objet, l’érosion de la réalité au détriment de n’importe quelles opinions qui se valent, la tendance à voir la route de la vie comme une série de choix sur un menu électronique, tout cela nous pousse dans l’illusion de la surpuissance.

Mais pendant qu’une partie de notre esprit s’enferme dans cette illusion, la violence des rues, la polarisation de la société en deux tribus qui se regardent en chiens de faïence, le glissement du grand nombre vers la pauvreté extrême et du petit nombre vers la richesse scandaleuse (et donc le pouvoir excessif), les guerres, les massacres, les lapidations, les génocides, les famines, la crise climatique, l’extinction des espèces, tout cela qui s’accélère et accentue notre sentiment d’impuissance. On imagine agir, mais on ne fait rien.

Écartelés entre la surpuissance et le sentiment d’impuissance, il nous faut devenir humain, c’est-à-dire animal conscient évolutif capable d’agir prudemment sur une nature qui agit sur nous irrémédiablement, en apprenant d’elle autant qu’elle apprend de nous. Réaliser une rencontre réciproque, empathique et intercréative et coévolutive.

L’espoir que je poursuis, je le place dans l’art, parce que l’art est à la fois créateur et impuissante (au sens direct du terme). Il est l’absence de l’illusion de domination et l’absence de l’illusion de soumission.  Évidemment, il est toujours en danger de récupération par l’industrie des arts et le vedettariat, mais tant que l’art échappe à la récupération, il y a de espoir pour l’évolution de la conscience.

Mais qu’est-ce que l’art? 

L’éléphant sur le pont

La conscience n’est pas la science, elle n’est pas le savoir expérimenté, mais elle sait une chose : pour savoir, il faut tenter l’expérience, crever le mirage, se jeter dans le réel à ses risques et périls. Le réel, c’est ce qui fait vivre et mourir. La conscience ne peut échapper aux lois de l’apprentissage et de l’évolution. 

La conscience n’est pas que con-science, elle est aussi con-sens, elle sent. Sentir est l’acte de synthèse de tous les sens qui forment du sens. Le sens, c’est la direction en avant du temps. Cela veut dire produire de l’avenir avec du passé. De ce seul fait, la conscience voit qu’elle est une source créatrice, elle fait du chemin devant elle. 

En tant que source créative, elle se sent relativement indépendante du temps (puisqu’elle y participe) et de la mort (puisque le présent meurt derrière elle, devient passé, mémoire). Mais cela, elle le sent, elle ne le sait pas puisqu’elle n’a pas encore expérimenté sa mort. Elle peut encore imaginer que dans sa mort, le présent arrêtera de se transformer en passé. 

Bref, la conscience ne sait pas encore qu’une part d’elle-même est si interne qu’elle ne peut qu’être sentie et qu’une autre part d’elle-même est si externe qu’elle ne peut que nous échapper. Aussi la conscience se sent immortelle, mais s’imaginemortelle. Elle n’est plus seulement un animal qui a peur de mourir, elle est un animal angoissé qui a autant peur de mourir que de ne pas mourir. Imaginer terminer ou imaginer ne jamais terminer, les deux ne sont pas jojo. Mais nous vivons entre les deux, alors, nous tremblons doublement.

tendanceouest.com

Pour savoir ce qu’elle sent et connaître ce qu’elle pense, la conscience doit entrer dans l’expérience. En science, expérimenter c’est espérer avoir raison, mais tenter de prouver qu’on a tort. Si l’expérience ne peut pas renverser l’hypothèse, l’expérience n’est pas valide ou l’hypothèse n’est pas bien formulée. Nous sommes comme un éléphant qui avance sur un pont nouveau sur lequel aucun éléphant ne s’est encore aventuré. Il avance, donc, il fait l’hypothèse que le pont tiendra, mais il cogne du pied, il saute un peu pour vérifier le contraire. À chaque coup de pied qu’il donne, il espère avoir tort. Tel est le principe de l’expérience, un mélange de foi et de doute : la foi pour avancer, le doute pour vérifier.

Mais la conscience n’avance pas seulement par son contact avec le réel. L’éléphant est aussi un ingénieur, il a fait des plans. Il a fait des calculs et selon sa démarche abstraite, le pont devrait tenir le coup. C’est l’expérience imaginaire abstraite, intellectuelle, logique et mathématique. La conscience fait ici l’expérience du sens lui-même, car si elle réfléchit au pont, si elle fait des calculs et le dessine, c’est pour une fin. Le sens du pont, du moins son premier sens consiste à porter l’éléphant. Ce premier sens du pont est le sens utilitaire. 

Dans l’imaginaire rationnel, c’est le sens qui guide la démarche. La conscience se soumet alors à des preuves par l’absurde : elle pense en produisant du sens, elle fait une expérience abstraire de logique, de mathématique, de calcul, si elle aboutit à l’absurde dans son plan, c’est qu’elle s’est trompée quelque part. Par exemple, si le pont mène à un marais sans fond dans lequel l’éléphant sera pire qu’avant, le pont est absurde, il a été mal pensé dans une de ses finalités.

Il y a donc deux sens au moins au pont : le sens utilitaire : porter l’éléphant; le sens finalitaire : arriver à une situation meilleure. 

De ce qui a été dit, on peut conclure que dans notre traversée de la vie, il y a toujours deux ponts : l’expérience du pont concret et l’expérience du pont pensé (le plan du pont) et il y a toujours au moins deux sens interdépendants l’un de l’autre : l’utilité et la finalité

Pendant que nous avançons sur le pont imaginaire et rationnel (le plan du pont), nous avançons forcément et, en même temps, sur le pont réel. Car dans la vie, on ne peut pas penser avant de vivreil faut faire les deux à la fois

Le pont réel est le pont des conséquences physiques : si des fissures se forment sur le pont réel, l’éléphant doit reculer, sinon, il court à sa perte. 

Le pont sur papier, le plan du pont doit avancer lui aussi, il doit avoir un sens, il ne doit pas être absurde. Lorsqu’on avance dans le dessin du pont, un calcul ou un raisonnement qui aboutit à l’absurde me force à reculer. Je ne peux pas dire : « cela n’a pas de sens ». Mon acte de pensée est le sens et ce sens doit avoir du sens, c’est mon travail. 

Mais il y a plusieurs sens, il y a plusieurs absurdes possibles. 

  • Il y a l’absurde logique et mathématique : le raisonnement est fallacieux, les calculs sont erronés. Alors il y a danger que le pont s’écroule de lui-même. 
  • Il y a le sens de l’utilité : le pont peut-il réaliser sa fonction et porter l’éléphant?
  • Il y a le sens de la finalité et là c’est moins simple. Traverser le pont devrait nous mener à une vie meilleure. Il faut alors connaître les besoins de l’éléphant. Mais ce n’est pas tout, je dois aussi comprendre la finalité de l’éléphant lui-même. Si l’éléphant n’a aucune valeur, pourquoi lui donner une vie meilleure? Si l’éléphant est destructeur, s’il tue tout sur son passage, s’il menace la planète entière, pourquoi lui faire un pont suffisamment fort pour le porter?

Ces finalités nous mènent au sens existentiel, à l’expérience existentielle de ne pas exister d’avance, mais de devoir s’engendrer soi-même, se créer en créant. Plus je dessine des plans dans mon imaginaire ou sur papier, plus je transforme le monde à l’aide de ces plans, plus je sens que je participe à une création qui est déjà là et qui a sans doute son plan à elle. 

Je suis un petit créateur dans un grand créateur et non pas un créateur sur une feuille blanche, un imaginaire vierge, avec une liberté sans contraintes. Cette idée de vivre sur une terre vierge est une illusion de colonisateur. Il y a aussi l’illusion de croire que je suis créé d’avance, que je suis un être déterminé qui avance dans un être déterminé, que je suis d’avance une femme, un homme, volontaire ou lâche, bon ou méchant… Cette idée est celle d’un colonisé. Non! ce que j’expérimente, c’est que j’expérimente : tout est en train de se créer, y compris moi-même. Donc je n’existe que si je me crée en créant dans un monde qui se crée lui-même en créant

L’acte et le mouvement de création traversent le temps, l’acte est immortel. Tout ce qui est créé (le plan du pont et le pont) s’érode, se défait, meurt par en arrière. Ma non-existentialité me force à l’expérience qui me fait exister. Je dois me lancer avant d’avoir des ailes, c’est dans la chute que je formerai mes ailes. Je dois me lancer dans la musique avant que mon cerveau, mes bras, mes mains, mes doigts deviennent musicien. Évidemment cela engendre une angoisse existentielle créatrice. 

L’éléphant fait le pont non seulement pour traverser la rivière, non seulement pour arriver à une situation meilleure, mais aussi pour devenir un bon éléphant, bien développé dans toutes ses possibilités créatrices, un éléphant qui a un sentiment d’exister, d’avoir une valeur et qui a foi en lui-même, un éléphant solidaire avec toute la création. La valeur de son être, il ne l’a pas d’avance (sinon en potentialité), il doit la faire. Il doit arriver à se faire valoir à ses propres yeux et aux yeux de tout ce qui se crée autour de lui. La valeur est une réalité relationnelle… 

Dans notre expérience collective actuelle, nous sommes précisément à l’étape où le pont se fissure parce que le plan est absurde, et le plan est absurde parce que l’éléphant hésite à se créer lui-même, il hésite à se créer lui-même, car il est traumatisé. Il est traumatisé parce que c’est le centième pont qu’il construit et que tous les précédents se sont écroulés. Tous ces empires s’écroulent dans de grandes souffrances et de terribles désastres. 

L’éléphant doit remettre en question les trois dimensions de son expérience, et ce, avec une très faible estime de sa valeur et un grave syndrome post-traumatique. Heureusement, malgré lui, ses cellules se reforment, ses pensées se reforment, la vie se renouvelle. Il constate que la vie est infiniment persistante et résistante, que c’est elle qui le précède et tient le match en vie. Cette fois sera la bonne justement parce qu’il n’en est pas à sa première tentative. Il peut apprendre de son expérience, mais pour cela, il doit comprendre son traumatisme et son erreur. S’il fait la même chose, cette fois, ce sera pire, parce que maintenant, ses techniques lui permettent d’aller très très loin dans le vide, le déséquilibre, le funambulisme. Ce n’est pas qu’il fait des erreurs en construisant son empire, c’est que l’idée même d’empire est absurde et dans tous les sens de l’absurde. « Empire » veut dire dominer. Dominer est absurde d’entrer de jeu, puisque dominer n’est pas une fin, mais un moyen, et un moyen qui tue la finalité, puisque c’est un moyen qui se prend pour la finalité.

L’art peut seul sauver la donne, car non seulement il donne de l’air à la finalité, mais surtout il l’ouvre.

Métaphysique de l’art

Revenons à notre question : qu’est-ce que l’art? De quoi est fait l’art? Quel est son être?

On répondra facilement qu’il est fait de quelque chose qui engendre au minimum un étonnement. Par exemple, un être rationnel comme Pythagore qui serait assommé, mais garderait toute sa raison tout en perdant la mémoire d’être né et d’avoir vécu sur terre, s’attendrait à se réveiller dans un monde à géométrie plane, fait de cercles, de cubes, de triangles. Il serait bien étonné de voir un cheval détaler dans un grand champ d’herbes fraîches. Il serait même émerveillé, il se dirait à lui-même : Je ne suis pas dans la maison d’un géomètre de ma petite cervelle, ce que je vois est extraordinairement plus complexe, invraisemblable, époustouflant… Suis-je dans une œuvre d’art?

Tambour d’orignal, d’un mètre de diamètre, ma création d’automne

Pour répondre à sa question, il faudrait ajouter un critère à l’étonnement et même à l’émerveillement. Le cheval au galop m’éblouit. Cependant, lorsqu’il est attaqué par une meute de loups, déchiré entre leurs crocs, moi spectateur impuissant, je ne suis plus dépassé par la beauté, mais envahi par l’horreur. J’oscille maintenant entre l’enchantement et l’effroi. Est-ce encore une œuvre d’art ou une machination?

Je pense que l’art arrive lorsque, tout à coup, le merveilleux et l’horrible sont sublimés. Sublimé est le processus par lequel je suis brisé par la contradiction du beau et de l’atroce, mais ne fuyant pas la contradiction ni dans le beau ni dans l’horrible, j’accède graduellement à un surplomb sur lequel je les vois tous les deux travailler à quelque chose d’immense, de si immense et ineffable que tous les dieux forgés (idées du bien et du beau) et tous les démons imaginés (idées du mal et du laid) ne sont plus que poussière. En somme, l’art transcende à la fois la nature (la contradiction) et la culture (la tentative de se réfugié dans le beau ou l’horrible).

L’art serait quelque chose qui nous fait dépasser l’habitude par l’étonnement, supplanter l’étonnement dans l’émerveillement, puis je suis doublé par l’horreur, et enfin, l’art me fait dépasser la contradiction par son acte transcendant de sublimation. Alors que la raison lutte contre les contradictions, l’art les fait travailler ensemble jusqu’à être ravi de nous-mêmes. La musique, la peinture font jouer les contraires, les dissonances, les atonalités, jusqu’à une frontière qui ferait grincher des dents ou plisser les yeux, ne la traverse pas, mais emprunte une tangente et sort du cercle.

Évidemment peu d’œuvres d’art se rendent jusqu’au bout. La nature elle-même ne va jusqu’au bout que par certaines consciences qui sont arrivées à cette sublimation: Mozart, Beethoven en musique, Van Goth et Chagall en peinture, Tagore et Hess en littérature, Fellini au cinéma, et tellement d’autres connus ou oubliés. En réalité, il y a une véritable artosphère dans la noosphère et il est possible que l’essentiel du destin humain consiste à l’élaboration de cette artosphère susceptible d’éclairer l’intégration nécessaire de l’écosphère dans la sphère des valeurs de la conscience. La nature sera humanisée dans la mesure où l’être humain sera « naturé ».

On n’a trouvé, ici, qu’une piste en ce qui concerne la fonction de l’art : Envelopper la nature et la culture d’une aura de sens provenant de la sublimation du pire et du meilleur. Ouvrir

Mais de quoi est fait l’art? Qu’est-ce qu’il est pour ainsi produire ce dépassement allant jusqu’à la sublimation du pire et du meilleur? Qu’est-ce qu’il est pour faire exploser le cercle de la création qui tente, à chaque instant, de se satisfaire de sa production, mais n’y arrive jamais?

Nous avons jusqu’ici répondu qu’il est fait d’une pensée créatrice qui ne crée pas quelque chose qui lui est extérieur, mais qui se produit elle-même comme une danseuse se produit elle-même « état de mouvement » (donc toujours visible et invisible, forme et énergie, passé, présent et avenir). Mouvement d’autotransformation, d’autoséduction qui doit nécessairement tenir compte de ce qui est déjà produit pour faire une suite évolutive dans laquelle il se complexifie et se dépasse

Pour se dépasser, la Pensée créatrice arrive à la conscience. Par la conscience, elle se participe, c’est-à-dire que les « turbulences » qu’elle engendre en elle-même s’autonomisent et participent du mouvement d’ensemble en y ajoutant leurs mouvements propres et libres (relativement et en relation). Cela évidemment perturbe l’harmonie, mais justement l’art n’est pas l’harmonie, mais le dépassement des contradictions dans l’Ouvert. Chacun d’entre nous est ce genre de « turbulence ».

Bref, la nature est une grande œuvre d’art mais qui veut se faire transcender par la participation de ses propres « turbulences ». Et nous faisons partie de ces petits « tourbillons » en crise de libération dans la pensée cosmique, si bien que le destin de l’être humain consiste peut-être à passer d’économia (gestion équitable d’ensemble) à écologia et, ensuite, d’écologia à artégia. Si c’est le cas, on doit constater que la course au profit personnel bloque notre accès à la première étape « économia ». Nous n’arriverons jamais à une société écologique tant qu’il y aura des gens qui meurent de faim pour que d’autres sèchent d’opulence.