Pédagogie du miroir

Si le cosmos est une pensée vivante et créatrice dans la présence de l’Absolu, il reste logique, il reste ancré dans les nécessités d’une pensée qui embrasse forcément le possible, le virtuel, la réalisation dans un processus d’entropie et de néguentropie. Il est donc engagé dans un processus d’apprentissage et d’évolution. Entropie et néguentropie, désorganisation et organisation, vie et mort, tâtonnement et apprentissage ne sont pas des contraires, mais des complémentaires. Des pôles qui sont nécessaires l’un à l’autre. Il n’y a pas d’entropie absolue menant à l’anéantissement, il n’y a pas de mort absolue. Cela est un mythe. Lorsque l’énergie-information descend un tout petit peu en bas du zéro absolu, la chaleur est relancée, mais ce n’est plus une chaleur statistique, désorganisée, c’est une chaleur ordonnée, et nous sommes dans un autre ordre de monde et non dans le néant. Cette découverte est d’une importance capitale, ainsi que toutes les autres découvertes à propos des processus néguentropiques qui relancent l’organisation du cosmos. Lire : https://www.sciencesetavenir.fr/fondamental/particules/peut-on-aller-en-dessous-du-zero-absolu_150193

Dans la pensée qu’est le cosmos, il n’y a pas de polarisation absolue, mais simplement des tensions qui se résolvent en relançant une dynamique d’évolution à l’infinie. À ce titre, la pensée qui vit dans le cosmos est sage. Qu’en est-il de la pensée humaine?

Dans la pensée humaine, le bien et le mal, la vie et la mort sont souvent considérés comme des absolus, et cela mène aux guerres et aux violences les plus extrêmes. Vouloir détruire le mal au nom d’un idéal considéré comme absolu engendre violence sans limites. Vouloir imposer une idée du bien absolu produit le même effet. L’absolu collé à un des éléments d’une polarité enlève la capacité de rééquilibration, la violence entre alors dans un cercle vicieux qui culmine jusqu’à sa propre destruction (après des malheurs à l’infini comme dans le nazisme ou le stalinisme).

Seules les contraintes du milieu écologique vont mettre une limite aux destructions dues aux contradictions poussées à l’absolu par l’infirmité de la pensée humaine. Bref, la nature qui est une sagesse de l’équilibre dynamique d’une pensée en évolution, cette nature qui évidemment domine l’être humain puisque l’être humain dépend entièrement d’elle, va se charger d’imposer une limite à sa violence. 

Par exemple : faire du profit un objectif transcendant tous les autres (un objectif quasi absolu), pousse l’économie à détruire l’environnement par surconsommation et la société par inégalités. Quelque chose va bloquer cette chute dans l’absurde, car la nature, l’écologie réelle, ne peut supporter les extravagances d’une pensée qui a perdu le sens de la réalité.

L’intuition que je défends avec quelques autres philosophes, c’est que l’immense pensée cosmique qui se déploie devant nos yeux a sans doute, elle aussi, les dimensions :

  • de la conscience; 
  • de la pensée créatrice; 
  • de la pensée cognitive; 
  • de la mémoire; 
  • d’une intention ouverte (donc sans buts spécifiques).

Et sans doute à un niveau extraordinairement supérieur au nôtre. On peut la croire plus que personnelle, mais certainement pas moins que personnelle. Nous-mêmes sommes habités de raison et de conscience, même dans nos réactions visant à les éliminer. Notre volonté peut vouloir se couper de la conscience, s’imaginer indépendante d’elle et de la réalité, s’imaginer indépendante de toute vérité, néanmoins, elle ne l’est pas. Plus on se ment, plus le mensonge nous détruit.

La pensée ne fonctionne pas en faisant un plan et ensuite, en appliquant ce plan. L’univers n’est pas le résultat d’une planification. Pourquoi? Parce que la volonté est toujours subordonnée à la pensée créatrice, lorsqu’elle veut dominer la pensée, donc lorsqu’elle veut tout organiser d’avance, c’est la désorganisation. Faire de la volonté une faculté transcendante (le propre de la modernité) équivaut à perdre presque toute capacité d’adaptation, il en surgit tellement de conséquences néfastes que la volonté finit par apprendre à se subordonner aux contraintes de la pensée et de la réalité. 

Mais après combien de malheurs?

Deux erreurs qui sont, en fait, une seule mènent à une violence incapable d’autolimitation :

  • Les idéologies qui élèvent à l’absolu des contractions qui sont pourtant vitales à la dynamique même de la vie (par exemple : le bien relatif et le mal relatif);
  • L’élévation de la volonté au-dessus des contraintes de la raison et de la réalité, c’est-à-dire la volonté de puissance.

La pensée n’est jamais unidimensionnelle tant qu’elle ne perd pas contact avec la conscience. Sous la lumière de la conscience, elle ne s’imagine pas de buts spécifiques qui rendraient compte absolument d’une seule finalité. Les finalités sont toujours ouvertes et demeurent nécessairement reliées à une évolution indéfinie (si elle est était définie, ce ne serait justement pas une évolution), donc une finalité est libératrice de l’infini des possibles, y compris des possibilités qui apparaissent à mesure que la création avance. C’est pourquoi la pensée, pourtant simple dans ses bases logiques, complexifie ses réalisations dans son évolution. Organiser, ce n’est ni bureaucratiser ni mécaniser, c’est-à-dire simplifier et répéter des opérations simples, mais inadaptées; ce n’est pas non plus compliquer les choses, mais les complexifier : ajouter des niveaux de relations, accroître les différences, développer des réciprocités, des niveaux de rétroactions, de la collaboration, de l’adaptabilité, de la souplesse… 

La conscience et la complexité impliquent que :

  • les possibilités deviennent virtuelles, puis se réalisent dans un processus de complexification. Par exemple, le processus d’implosion et de fusion solaire complexifie les atomes et même produit des molécules complexes. Le flux d’énergie entropique solaire en devenant complexe se stabilise et rend possible la néguentropie (l’organisation) menant à la vie, et la vie rend possible l’aboutissement d’une intelligence prenant progressivement conscience des conséquences de ses actes à force de s’infliger des difficultés et des souffrances.
  • la pensée ne peut fonctionner sans les contraires relatifs tels le dynamisme et le statisme, la lumière et la noirceur, la qualité et la quantité, la division et l’unification, la création et la destruction… Non seulement ce genre de contradictions (forcément non absolues) font partie de la logique, mais ils sont même nécessaires à toute création. Sans eux, pas de complexification. Cependant, les idéaux contraires élevés au-dessus de la vie par une volonté de puissance forment des contresens d’une violence telle qu’ils ne peuvent durer. Même le sens n’a de sens que sur un fond de non-sens relatif. Trouver un sens absolu à notre vie annihilerait tous les autres sens, si bien que ce serait un sens absurde et destructeur ! Par exemple, vivre uniquement pour être heureux dans l’au-delà rend absurdes autant cette vie-ci que celle de l’au-delà. Aucune finalité ne peut être élevée à l’absolu, car c’est alors un simple but, une volonté de puissance. 
  • Il faut le souligner : élever des contradictions à l’état d’absolu et ensuite vouloir éliminer un des pôles de la contradiction pour imposer l’autre pôle est un contresens destructeur, une source de violence sans limites.
  • La conscience est toujours une conscience reliée à l’Absolu, mais rien dans la conscience ne peut être absolu, au contraire tout y est relatif. Par exemple, la conscience du temps exige de placer le temps dans l’éternité et non pas dans le temps, car alors il y aurait un commencement et une fin absolus, ce qui est absurde. Bref, le temps et l’éternité sont relatifs l’un à l’autre, c’est-à-dire reliés, donc ils ne sont pas des contraires absolus qui cherchent à s’éliminer l’un l’autre. Rien ne peut aboutir à l’éternité seule, ou au temps seul. 
  • La conscience ne peut vivre que sur fond d’inconscience. Néanmoins, elle est le liant de toute pensée en acte. Elle se personnalise, mais ne s’individualise jamais totalement. Elle constitue une présence, donc cela nécessite une absence relative permettant la participation d’alter egos.
  • La conscience est source, elle abreuve la pensée créatrice, aussi, elle échappe partiellement à l’aventure de la création. L’artiste n’a pas le même destin que son œuvre. La pensée créatrice reste relativement indépendante des instruments cérébraux qu’elle a développés pour s’aider à créer. Ces instruments l’aident à la complexité, mais aussi conditionnent ses œuvres. La conscience doit les transcender sans pouvoir s’en échapper absolument.
  • Dès que la pensée crée, trois résultats sont manifestes : des réalisations expressives (une œuvre), des changements dans l’appareil de pensée lui-même (transformation du cerveau), des informations qui vont modifier l’environnement et même changer les autres participants à la vie collective. En créant, nous changeons nous-mêmes notre cerveau, notre environnement et les autres. 
  • Par bonheur, notre cerveau (et tout notre corps) est prisonnier de l’entropie, de la dégradation et de la mort, ce qui force des mutations. Un peu comme un utilisateur d’ordinateur, lorsque celui-ci est devenu déficient ou insuffisant, il en profite pour transférer les informations importantes dans un ordinateur plus performant. La pensée qui utilise l’ordinateur se sent indépendante de lui. Mais pour nous, changer de cerveau et de corps, c’est la mort suivie d’une résurrection sans doute dans un cerveau et un corps beaucoup plus subtils, complexes, souples…

Dès que nous nous engageons dans l’aventure de nous personnaliser en participant au développement de l’humanité, nous cessons d’être exclusivement programmés par notre contexte social et éducatif, nous transformons notre cerveau pour mieux penser et agir personnellement. À force de tenter de dépasser les limites de notre programmation sociale, nous devenons plus conscients de notre relative indépendance vis-à-vis de notre cerveau, puisque nous le transformons.

Mais alors quel est le destin de notre humanité? Que vient faire l’humanité dans le processus évolutif du cosmos? C’est la question que nous aborderons dans le prochain blogue.

Le cosmos, une œuvre participative?

Dans cette série de blogues sur la métaphysique de l’art, j’ai fait jusqu’ici un raisonnement en deux temps, à la manière de Copernic : Si deux théories expliquent une même réalité, choisir la plus simple.

  1. Si nous supposons que le réel est quelque chose de complètement autre que de la pensée, tout est compliqué, nous n’arrivons pas à comprendre par quelle « magie » la science peut être capable de connaissances efficaces sur le réel. Nous sommes obligés de faire comme Descartes, d’imaginer une synchronisation entre la pensée et le monde. Descartes faisait appel à Dieu qui aurait ajusté le monde et notre pensée en les créant tous les deux compatibles. Il y a bien eu par la suite plusieurs entourloupettes imaginées par certains phénoménologues pour éviter de faire appel à Dieu, mais elles n’expliquaient pas le caractère efficace de la connaissance. Car nous pensons, et si nous pensons correctement, ça marche : on envoie une fusée et elle arrive à l’endroit prévu au moment prévu avec une faible marge d’erreur.
  2. Alors que si nous imaginons que le réel est un acte de pensée similaire à notre pensée (puisque nous en faisons partie), alors tout devient simple. Évidemment, il ne faut pas imaginer la pensée comme quelque chose d’abstrait qui se passe en dehors de l’énergie et de ses exigences. Car alors nous retombons dans le dualisme de deux réalités absolument différentes, et tout se recomplique. 

Si ce raisonnement basé sur le principe de la simplicité est juste, nous serions une œuvre dans une œuvre d’ingénierie informationnelle en cours d’action (pas un plan déjà pensé qu’on applique ensuite dans une matière). Une œuvre en train de se faire avec son énergie créatrice, une sorte de pensée inséparable des conséquences de sa pensée, une pensée qui n’est peut-être pas impitoyable comme on pourrait le croire, mais qui est aux prises avec les ombres inévitables qui résultent du paradoxe de la création : créer, c’est devenir son propre étranger dans sa création (sinon, on ne crée pas, on s’extériorise). Créer c’est aimer, c’est tenir la tension entre l’intuition de ce que l’on est et l’œuvre qui apparaît en contredisant cette intuition, l’œuvre toujours en même temps semblable et différente du créateur. Le créateur est toujours plus libre des formes qu’il a créées, que sa création qui peut encore penser, inventer, créer, mais qui est emmêlée dans le créé, dans le temps, dans les nécessités engendrées par le déjà créé.

En 1572, un astre inconnu surgit dans le ciel alors réputé immuable, obligeant les astronomes à repenser la cosmogonie. Cette image, issue des observations combinées de plusieurs télescopes (Chandra, Spitzer et Calar Alto), montre les résidus de la supernova vue en 1572 par l’astronome danois Tycho Brahe. Image : YAR -XADRNAHC. Science et Avenir : https://www.sciencesetavenir.fr/espace/systeme-solaire/l-etoile-qui-bouleversa-notre-vision-du-cosmos_156254

Notre cerveau serait un peu à l’image du cosmos, en beaucoup plus primitif. Dans un cerveau, chaque élément participe du tout et participe au tout, il n’y a pas d’obéissance aveugle, mais collaboration étonnamment sophistiquée. La pensée n’est pas une dictature utilisant des cellules pour faire sa volonté. C’est un tout organisationnel où tous les éléments participent au fonctionnement de l’ensemble et où la totalité joue un rôle d’harmonisation nécessaire.

On dit alors que la pensée cosmique est « participée », sinon, elle ne tendrait pas à l’altérité, elle ne ferait que réfléchir absolument ce qu’elle est. Cela signifie que la pensée de l’acte cosmique engendre des pensées qui ont une certaine autonomie et qui participent de l’acte créateur (chaque être est un microcosme) tout en participant à l’acte créateur (le macrocosme). C’est un peu comme dans notre cerveau, chaque neurone constitue un cerveau en miniature, et en même temps participe au tout. La différence, c’est que dans le cosmos, la cohérence est phénoménale. Le cosmos est une intelligence-cerveau semblable à la nôtre (mais c’est nous qui sommes semblables à elle), car elle a plus de treize milliards d’années d’expérience. Pourtant ce cosmos n’est qu’une expression artistique de la pensée totale toujours transcendante à sa propre création-transformation.

Cette philosophie de la participation est très ancienne et très moderne aussi. On retrouve des traces de son histoire dans des légendes, des théologies, des genèses, des philosophies, des épistémologies (fondements scientifiques), dans toutes les régions du monde.

La participation implique que :

  • L’Acte cosmique se personnalise en engendrant des personnalités qui progressivement formeront une grande personnalité que les anciens ont parfois appelée « Suprême » (celui qui vient en dernier et qui, pourtant, est premier). 
  • Ce « Suprême » est un « système vivant » qui se personnalise en personnalisant le vivant sur des planètes viables, il unifie progressivement ses milliards de personnalités dans une grande fraternité toujours un peu tourmentée (similaire à la fraternité des cellules dans le corps).
  • Le « Suprême » émerge comme résultat même s’il est premier, car le cosmos est une sorte d’exultation de lui-même : l’hymne qu’il forme en lui-même ne peut se boucler complètement sur lui-même.  
  • Évidemment, rien n’est totalement personnel et rien n’est totalement impersonnel, rien n’est complètement conscient et rien n’est complètement inconscient. Il y a nécessairement des contraintes logiques à la pensée, il y a des contraintes mathématiques aux ondulations qui la constituent, il y a des contraintes physiques aux réalisations des possibles à travers les virtualités… La liberté n’est possible que dans les contraintes. Toute personnalisation demande un environnement relativement impersonnel. Tout est une délocalisation de ce qui est un centre partout. Toute singularité n’a de sens que dans l’universel.

Mais qu’en est-il du sort de cette fraternité « suprême » que la Renaissance a appelé « humanité », parce qu’elle jugeait que sans fraternité, l’être humain n’avait aucune chance de traverser le temps? 

C’est ce que nous verrons dans le prochain blogue.

Conférence, Sur la route des grandes sagesses

Ci-haut, version audio.

Quand une de mes petites-filles, de 18 ans à l’époque, a montré de graves signes de détresse, je me suis dit, je dois faire quelque chose pour elle et pour toute notre jeunesse aux racines flottantes. Écrire une sorte de trousse de survie dans un monde qui apparaît désorienté et en grave danger de survie. 

Voici ce que je lui dis en préface :

Ma très chère petite-fille,

Il y a quelques mois, tu m’as demandé : « Pourquoi un si grand décor pour une pièce si pitoyable : naître, souffrir, mourir ? J’ai dix-huit ans. Dis-moi quelque chose. » C’était après ta tentative. Sur le coup, je suis resté muet. Une bonne équipe t’avait prise en charge, nous n’étions plus inquiets. Mais la question reste. Continuer à me taire est trop lâche ; t’entraîner dans un « merveilleux mirage » serait trop odieux. Alors je vais te raconter une histoire qui s’est passée il y a deux mille ans sur la route de la soie parce qu’elle n’est ni illusoire ni désespérante, mais elle peut tout changer.

Pourquoi j’ai choisi de raconter une histoire plutôt qu’un petit traité d’orientation?

Un roman est une sorte de film qui se forme avec l’imagination du lecteur, cela déplace son attention de ses souffrances personnelles vers les souffrances de d’autres personnes qu’on appelle «personnages». 

Un processus basé sur l’empathie. On entre dans la vie de ces êtres. C’est étrange, car on se débat avec eux dans leur vie, on jouit avec eux, on souffre avec eux, oui, mais dans une position de compassion. On souffre par solidarité et, en même temps, on ressent le plaisir de cette solidarité. Sinon, on ne lirait pas de roman et on n’irait pas au cinéma.

C’est grâce à cette empathie que le lecteur traverse une vie entière en quelques heures, y acquiert une sagesse provenant d’une succession d’épreuves véritables. 

Bref, dans un roman, on ne transmet pas des idées ni même des sentiments, on vit une série d’expériences qui engendrent en nous des visions nouvelles du monde, des sentiments jusqu’alors inconnus et même une sagesse de vieux cœur éprouvé. Mais pour cela, il faut quatre caractéristiques au roman :

  1. il doit mettre en jeu des êtres aussi complexes que des vraies personnes;
  2. une vie aussi imprévisible et pourtant aussi bien orchestrée que la vraie vie;
  3. comme dans la vie, les arbres, les plantes, les animaux, les maladies, les accidents, les rencontres sont vitales;
  4. et tous ces êtres sont plongés dans un combat pour sauver leur peau, leur cœur et leur âme, les trois et jamais un seul. 

Sans ces caractéristiques, le roman ne nous transfère pas dans une réalité transformante. Il nous fait patauger seulement dans des idées et des émotions comme avec des manèges, rien de grave ne peut arriver, car on est juste en train de lire. 

Dans un vrai roman, rien de tel, on ne lit pas, on part dans une aventure dont il n’est pas certain qu’on en sortira vivant. Il se pourrait très bien que cela change complètement notre vie. On risque gros.

Et lorsqu’à la fin, on lève les yeux sur le monde qui est là, ce n’est plus le même monde. Nous reprenons notre vie non plus comme une vie parmi d’autres, mais comme un roman initiatique unique.

L’éditeur, mon directeur littéraire, et quelques lecteurs m’ont dit que j’avais un bon roman. Christian Desmeules écrivait dans Le Devoir, 21 août 2021 : Refusant de recourir aux mirages, Jean Bédard nous livre avec son roman  Sur la route des grandes sagesses, dans une prose simple et limpide, un traité de sagesse œcuménique sans lourdeur, mais chargé de compassion, d’espoir et d’harmonie universelle. Un roman lumineux dont le cœur vibre de cette injonction à emprunter les chemins de traverse : « Vivre, c’est s’échapper du plan. »

La raison de cette critique, c’est que ce roman a pris racine dans mes racines, dans mon expérience et non pas dans ma tête ou dans une imagination nue. 

J’ai des racines chrétiennes par mon enfance, des racines grecques par mes études en philosophie, des racines bouddhistes et taoïstes par ma pratique de la méditation, des racines zoroastriennes par mon amour de la poésie. 

J’ai donc écrit à ma petite-fille un roman solidement enraciné, inspiré par mon amour pour elle et pour toute la jeunesse assoiffée de comprendre.

Qu’est-ce qu’une sagesse?

Si vous entrez dans une salle de cinéma tellement en retard que vous n’assistez qu’à un petit bout de la fin, vous ne pouvez rien comprendre. Il vous faut une perspective historique.

Si en plus, le film fait appel à une expérience qui vous est totalement étrangère, vous ne comprendrez rien non plus. Il vous faut la perspective d’une résonnance avec votre propre expérience. Donc quelque chose d’universel.

Par contre, si vous comprenez immédiatement tout du film parce qu’il est presque identique à votre vie, alors vous ne comprenez rien, pas plus qu’une taupe ne peut comprendre qu’elle est une taupe tant qu’elle n’est pas sortie de terre. La compréhension suppose le choc le l’étranger, du cas particulier, et même du cas unique

Une culture privée de d’autres cultures est simplement aveugle. On se comprend soi-même que si on sort de soi-même. Pour comprendre, il nous faut une perspective transculturelle.

Mais, ce n’est pas tout. Presque toutes les sagesses se sont développées sur la route de la Soie entre Jérusalem et Loyang. Aujourd’hui, il faudrait traverser la Syrie, l’Irak, l’Iran, l’Afghanistan, le Pakistan, le Cachemire, le Tibet… 

Des terres de guerres, de feu, de conquêtes depuis toujours. Et ce n’est pas un hasard si la sagesse pousse en milieu hostile. Elle est justement l’art de sortir vivant de l’épreuve. Elle suppose une perspective verticale entre la mort et la vie, la violence et la paix, l’injustice et la justice.

La sagesse résulte d’au moins cinq perspectives : historique, universelle, singulière, transculturelle et éthique. 

Et pourtant, elle surgit par éclairs. Elle est inspirée, spirituelle.

Qu’est-ce que cela veut dire?

Un jour, un disciple va demander au plus grand gourou de l’Inde : 

— Sans l’amour, je perds le goût de vivre. Je voudrais apprendre à aimer. Guide-moi.

Après plusieurs jours à se faire casser les oreilles avec cette question, le gourou entraîne l’importun vers le lac. Lorsque l’eau leur arrive aux aisselles, d’une main ferme, le maître cale le disciple et lui tient solidement la tête dans l’eau.

Celui-ci réfléchit sur le sens du geste, mais il finit par manquer d’air, il étouffe. Le maître ne lâche pas prise. Utilisant toutes ses forces, l’homme émerge et prend une grande respiration.

Le maître lui dit : 

— Voilà, maintenant tu aimes l’air. Il te reste à faire de même avec l’eau, la nourriture, les arbres, les bêtes, les femmes, les hommes, les enfants, et quand tu aimeras chaque être, tu aimeras la vie. 

On dit parfois que tant qu’une personne est en état de survie, elle n’a pas accès à la sagesse. Je pense le contraire : Seuls ceux qui se sentent en état de survie, en dépendance totale avec l’air, l’eau, la nourriture, le paysage entier, l’humanité entière, le système solaire et tout le reste découvrent le sens de la vie.

  • Il me faut tout l’univers pour que je vive. C’est la première découverte.
  • Il faut que je vive pour que l’univers prenne tout son sens. Ça, c’est la deuxième découverte.

Elle est de l’ordre de l’empathie.

J’ai trouvé cette expérience dans une légende inuit. Imaginez la femme première. Comme elle est première, elle est femme et il n’y a rien autour d’elle d’engendré, elle est infiniment seule. 

Comme elle est seule, elle ne peut s’adresser qu’à son âme. Elle la prie, car elle étouffe dans la solitude comme le disciple de tantôt manquait d’air la tête immergée dans le lac.

— Oh! Mon âme, je souffre tant de solitude.

Et son âme ne répond pas. Elle attend, elle attend que le désir monte si fort qu’elle ne puisse faire autrement qu’accoucher de ce dont elle désire.

Après des années de silence, son âme lui dit :

— Va sur la banquise, creuse un trou, et jette ta ligne.

C’est ce qu’elle fit. Alors sortent du trou, les phoques, les poissons, les oiseaux, les hommes, les femmes, tous ceux qu’elle désirait de toutes ses forces.

C’est pourquoi chacun d’entre nous est indispensable à la création parce que nous sommes chacun la femme première.

Cette expérience a été nommée par les anciens « la foi » : se découvrir créateur du monde dans lequel nous sommes plongés.

Chacun d’entre nous est plongé dans le monde qu’il a créé à partir du monde qui lui a été imposé. Mais chacun d’entre nous peut élargir ce monde en rencontrant d’autres consciences créatrices.

Tout cela est possible par la foi en notre source intérieure : elle n’est pas confuse, elle sait ce qu’elle fait, et elle le fait en harmonie avec toutes les créations dans la création.

Bon, tout cela pour dire que j’ai écrit un roman initiatique de sagesse.

Alors, qu’est-ce que cette histoire?

C’est un grand voyage sur la route de la Soie au temps de Jésus, entre l’an 30 et 70, entre le début de la vie publique de Jésus et l’année de la destruction de Jérusalem par les Romains.

Jaïre, un Juif, un pharisien pas comme les autres, n’en peut plus de la violence de Rome et de l’étroitesse d’esprit des siens. Il reprend la profession de son père, commerçant de manuscrits sur la route de la Soie. Il part avec sa fille de 12 ans pour Srinagar au Cachemire. Il se rendra jusqu’au Tibet. Un énorme enfoncement dans des déserts, des montagnes, des paysages à couper le souffle.

Ils vont rencontrer de cruels tyrans et des sages : la vie avec ses événements mordants, essoufflants, toujours imprévisibles…

C’est en revenant en Palestine que Jaïre découvrira que tout le long de son voyage, il tenait la main de son bonheur.

Mais quelle est l’origine mystérieuse de la fille de Jaïre ? Vous avez lu dans l’Évangile de Luc que le Charpentier de Nazareth a sauvé cette enfant de 12 ans plongée dans un coma profond… Qu’est-ce qui l’a rendue aussi gravement anorexique? 

Dans le roman, elle représente ma petite-fille et une bonne partie de la jeunesse d’aujourd’hui. Sans le savoir, car privée de perspective historique, universelle, singulière, transculturelle et éthique, elle est coincée entre la vision grecque et la vision juive du monde.

Par la vision juive, nous sommes coupables de tout ce qui va mal en ce monde. Aussi, nous portons le poids énorme de la réparation du monde. Or le train du monde roule à toute vitesse vers le mur des conséquences, et la jeunesse bouillonne contre les générations précédentes.

Par la vision grecque, nous sommes épicuriens, matérialistes : c’est la matière et son déterminisme qui sont coupables de ce qui arrive. Nos sciences sont grecques, elles nous aident à connaître ce qui détermine le monde et les scientifiques sonnent l’alarme

Mais le paradoxe reste : parce que le monde est déterminé, on peut le connaître, mais parce qu’il est déterminé, nous sommes impuissants. Paradoxalement, nos technologies sont enracinées dans la science déterministe, mais sont présentées toutes puissantes contre la fatalité.

Alors notre jeunesse est coincée dans des sentiments contradictoires de responsabilité, de toute-puissance technologique, de fatalité et d’impuissance.

C’est pourquoi la fille de Jaïre est mourante. Mais le Charpentier de Nazareth lui donne la main, il l’embarque dans son sentiment de confiance et la relève.

Ensuite, le père et la fille partent pour la Syrie avec Balaham, l’âne biblique qui sait faire sa tête de mule lorsque Jaïre se trompe de route.

En Syrie, le vieux sage qui les accompagne demande à Jèm, la fille de Jaïre qui a toujours 12 ans et qui a traversé une expérience de la mort imminente : 

— Si tu te souviens, dis-moi comment est la mort. 

Elle réfléchit un moment :

— Tu regardes un homme monter une montagne en face de toi, tu ne le perds pas de vue. Il est maintenant en haut. Tu le vois encore très bien. Et puis il continue, tu ne vois plus ses jambes, tu ne vois plus son dos, tu ne vois plus sa tête, il a disparu derrière le sommet. Pourquoi t’inquiéter ? Tu sais qu’il redescend tout bonnement de l’autre côté. Lui-même, l’homme ne s’est jamais rendu compte qu’il était disparu pour son ami. Si je plonge un roseau dans l’eau pour chatouiller un poisson, le roseau apparaît se casser sur la ligne de l’eau. Mais c’est parce que je suis sur la rive et que je regarde de l’extérieur. Le petit insecte qui marche dans le creux du roseau ne remarque rien. Moi non plus, je n’ai rien remarqué. La seule chose que je puisse dire, c’est que tout à coup j’étais le petit insecte : je ne voyais plus mon existence que de l’intérieur. Alors je n’ai vu aucune frontière, aucun obstacle, aucun trou, aucun gouffre ; le chemin continuait, c’est tout.

— Et ton retour ?

— Quel retour ?

— Tu es là, tu me parles…

— Je ne suis pas revenue, rabbi Maïmon. Je ne me suis jamais retournée sur mes pas. J’ai continué, et un monde nouveau m’est apparu, un monde si étrange : des insectes, des plantes, des arbres… Et je me demande pourquoi les gens autour de moi regardent les palmiers sans vouloir les toucher, les gratter, voir ce qu’il y a à l’intérieur, voir comment ils font pour faire des feuilles avec l’eau qu’ils aspirent du bout de leurs racines… Pourquoi est-ce que tout cela n’intéresse personne ? Le savez-vous ?

Plus loin, Jaïre et Jem traversent ce qui est aujourd’hui l’Irak. Près de Babylone, il rencontre un prêtre de Zoroastre. Voici un extrait de leur dialogue :

Le prêtre :

— Zoroastre a simplement fait une expérience intérieure lucide ; pas une expérience que les autres doivent croire, mais une expérience que les autres peuvent vivre. Il se heurta aux vieilles familles de prêtres. Il dut fuir pour sauver sa vie. Dans le désert, il fit l’expérience du tourment de l’amour, le feu. Dans le feu de l’amour, ce qui n’est pas donné et reçu revient sur soi, s’enfonce dans le milieu, se comprime et finit par éclater comme un volcan. Voilà l’origine de la violence humaine.

Jaïre continue sa route. Parmi les commerçants de la grande caravane s’est glissé un trafiquant d’esclaves sexuelles filles et garçons hautement sélectionnés. Ceux-ci sont dispersés incognito dans l’ensemble de la caravane. Un des esclaves se retrouve sous la responsabilité de Jaïre. Cela va entraîner Jaïre dans une complicité paradoxale et dramatique, car cette esclave a été achetée par un très puissant satrape (un roi) parthe. 

Arrivé à Hamadam, la ville du satrape, Jaïre est séquestré par le roi avec devoir de développer une grande bibliothèque dans laquelle on trouverait les grandes lois de la domination : celle des Égyptiens, des Grecs, des Romains, des Perses, des Indous, des Chinois…

Ce satrape est l’exemple parfait de la volonté de puissance des tyrans d’hier et d’aujourd’hui. 

Après plusieurs années de captivité, un jour il s’adresse ainsi à Jaïre :

— Je t’ai accordé amplement de temps et de moyens. Il serait temps que tu répondes à mes questions ! Parle-moi honnêtement. Quelle loi permettrait à un empereur d’élargir son empire tout en traversant le temps?

— Imitez Rome. répond Jaïre.

— Rome a déjà atteint ses limites : lorsqu’elle gagne à l’Est, elle perd à l’Ouest, ce qu’elle prend au Nord, elle le perd au Sud ; par son élargissement, elle détruit sa longévité. Elle s’écroulera de l’intérieur, par voracité, comme tous les empires. Non ! dis-moi comment faire l’ordre chez les êtres humains sans engendrer des révoltes finalement pires que la tyrannie ? Telle est la question à laquelle doit répondre une loi.

— Tant que l’homme voit la nature comme une sorte de désordre, il n’y aura pas d’ordre… La création, la vie n’est pas le désordre, au contraire, elle est de l’ordre, mais de l’ordre fait pour les vivants et non pour les morts…

— Je sais… Tu me répéteras que si chacun a suffisamment à boire, à manger, à se vêtir, à se loger, à s’instruire, la paix s’installe peu à peu dans le pays. Tu me dira que la justice est la loi. Mais si je tente l’expérience de la justice ici, à Hamadān, les nobles vont négocier en secret avec Rome pour garder leurs privilèges, et les soldats iront de leur côté. Rome nous écrasera avant la fin d’une seule année, car ceux qui ont obtenu des privilèges ne les abandonneront jamais pour l’amour de la justice. Comme tu vois, la force est l’éléphant ; la justice, l’herbe qu’il piétine.

— Vous avez raison maître, tant que des hommes préféreront tirer des avantages au détriment de la justice, les empires se remplaceront les uns les autres jusqu’à la fin des temps. Et partout, il n’y aura que désordre, angoisse et désolation…

Jaïre et Jèm sont relâchés et continuent leur route vers le Cachemire. Sur la route, bien d’autres aventures les bousculeront.

Entre autres, Jem interviendra auprès de son père pour sauver une femme gravement violentée par son mari. Les lois tribales sont terribles, et le père autant que l’enfant sont bien impuissants, car « l’honneur » des hommes consiste à mépriser ce qu’ils possèdent, et la femme fait partie de leurs possessions.

Dans ce périple, ils rencontrent un sage bouddhiste. Et la question est toujours de tenter de découvrir quel est le moyen de contrer la violence venant de la volonté de puissance de ceux qui dominent la vie politique, la vie économique et la vie sociale.

À Hérat, Yaïr espérait y découvrir des textes pour la pratique du bouddhisme, car deux siècles plus tôt l’empereur Ashoka, qui a réuni par la violence les Indes et le Khorassan, s’est converti au bouddhisme, et il a favorisé l’implantation de cette philosophie dans tout son Empire. Plus que cela, il y a expérimenté une politique de non-violence que l’on peut retrouver dans ses édits.

Hélas, dès qu’Ashoka installa, grâce au bouddhisme, la paix sociale et la justice pour tous, un conquérant yuezhi s’est emparé du pays par une violence extrême et, après plusieurs massacres, l’a pillé : villes, villages et campagnes. Ensuite, pour recevoir un tribut, il y a inclus les plus grandes cités dans son empire du Kouchan. Néanmoins, il favorisa le bouddhisme. Par le commerce et les caravanes, le bouddhisme s’est introduit dans les grandes steppes du nord, tout le Khorassan, le sud de l’Himalaya et, contournant le désert de Takla-Makan par le nord et par le sud, il entra en Chine.

Yaïr connaissait le charme du bouddhisme : comme l’eau s’introduit dans l’éponge asséchée, le bouddhisme gonfle l’âme assoiffée de paix. Mais la question reste : le bouddhisme se propage-t-il facilement parce qu’il est encouragé par les empereurs qui adorent cette paix intérieure puisqu’elle décourage la révolte mieux que la torture et donc facilite la docilité, ou bien le bouddhisme se répand-il parce qu’il propose une réelle pratique de l’élimination de la violence, y compris de la violence politique et économique ?

C’est habité par cette question que Jaïre deviendra moine bouddhiste dans les hautes montagnes du Cachemire. Encore là, les épreuves de la réalité vont bousculer les lois apparemment simples du bouddhisme, la paix intérieure n’assure pas la paix politique, économique et sociale. Il faut plus. Jèm, sa fille toujours enfant, vit une tout autre expérience. 

Elle s’approche de la vieille ânesse qui les a conduits au sommet de la montagne de bouddha. L’ânesse est mourante et un vieux paysan s’est approché de Jèm pour l’accompagner dans sa démarche de recevoir l’âme de l’ânesse.

— Tu vois son silence, fit remarquer le grand-père, tu vois sa résignation, elle t’a portée jusqu’ici. Et maintenant tu es assise dans la paille à côté d’elle. Dis-moi, est-ce qu’elle t’a raconté sa vie ?

— Non.

— Est-ce qu’elle t’a parlé des jours où, sans doute, on l’a battue, fouettée, poussée à bout par des maîtres intransigeants et pressés ?

— Non.

— Est-ce qu’elle t’a parlé en mal d’un seul des hommes qui lui ont fait du mal ?

— Non.

— A-t-elle décrit les fardeaux qu’elle a portés, leur poids, leur dureté sur ses côtes, la pression qu’ils faisaient sur ses sabots qui devaient composer avec les écueils de la montagne ?

— Non.

— Est-ce qu’elle t’a parlé de la nourriture qui a manqué, du foin d’hiver souvent pourri ou poussiéreux, de l’eau malpropre, et de toutes les pommes qu’elle n’a jamais croquées parce qu’on ne lui en donnait pas ?

— Non, grand-père, elle n’a rien dit de cela.

— Et toi, y as-tu pensé ?

— Oui, j’y ai pensé tout le temps.

— Alors tu es bien plus paysanne que petite moine.

Le vieillard discerna son cœur se dit à lui-même : « Tout n’est pas perdu pour elle : qui s’attache à une ânesse est capable d’une vie heureuse. »

Tant d’autres aventures vont survenir de façon à mieux comprendre l’origine du malheur et du bonheur à travers les grandes sagesses.

Au cœur du Tibet, ils vont rencontrer un sage taoïste chinois. Jaïre le questionne :

— Comment gouverner, ne serait-ce qu’un tout petit bout de sa vie ? Car, si l’on ne gouverne rien, on donne tout à gouverner, et le monde court à sa perte.

Le sage taoïste lui répond :

— Chacun pense savoir la différence entre le beau et le laid, le féminin et le masculin, le bien et le mal, alors, chacun tranche entre les deux, et tout est perdu.

L’espace entre le Ciel et la Terre est comme nos poumons : il se vide pour se remplir, il se remplit pour se vider. L’espace entre le Ciel et la Terre ne meurt pas parce qu’il aime également le vide et le plein. Hélas ! tout le monde veut être soit comblé, soit vidé.

Le sage accepte d’être atteint par la flèche. Car qui d’autre pourrait la recevoir sans s’effondrer ?

Puis, ils reviennent en Galilée. Là, Jaïre fait son enquête. Il veut savoir ce qui est arrivé au Charpentier qui avait guéri sa fille autrefois. 

Il rencontre plusieurs témoins, entre autres un aveugle.

— Serais-tu l’aveugle que le Charpentier a guéri ? lui demande-t-il.

— Homme, tu n’es pas d’ici. Tu ne le sais pas ! Personne ne m’adresse la parole.

— Tu ne me vois pas. Je suis de Capharnaüm, j’ai environ ton âge, j’ai connu le Charpentier, mais ensuite je suis parti en voyage durant plus de trente ans.

— Est-ce qu’il t’a touché ?

— Il travaillait au chantier des Zébédée, il était là à mon mariage, il a guéri ma fille.

— Il a touché ta fille, mais toi, est-ce qu’il t’a touché ?

— Je ne me souviens pas.

— Comment peux-tu dire : « Je ne me souviens pas » ?

— Est-ce si important ? Raconte-moi ce qui t’est arrivé.

— Tu es le premier. Le sais-tu ?

— Le premier ?

— Oui.

— Est-ce possible ? Les témoins…

— Il n’y a pas eu de témoins. Il m’a amené hors du village, cela s’est passé à l’écart.

— Tu étais aveugle, comment l’as-tu reconnu ?

— C’est lui qui est venu à moi. Comme de coutume, j’étais ici ; je n’ai pas le droit de m’approcher davantage. On m’apporte à boire, on me donne à manger, je ne suis privé de rien.

— Mais la nuit ?

— Je dors dans la hutte que mon père a construite, à distance. J’avais trois ans lorsque je suis devenu aveugle. Mon père a fabriqué la hutte plus tard.

— Et ta mère ?

— Elle était déjà morte.

— Et tes frères, tes sœurs ?

— Je ne sais pas où ils sont. Je te le dis, je suis aveugle. On ne me voit pas.

Yaïr n’avait pas réalisé comment le malheur, n’importe quel malheur répugnait à Israël ; c’était comme un péché, il ne fallait pas s’en approcher, une impureté.

— Raconte-moi, demanda Yaïr.

— J’étais assis, ici même. J’entendais discuter. Une petite foule s’était rassemblée autour de la fontaine. Et puis il y eut un grand silence et, dans le silence, des pas venaient vers moi. L’homme me dit : « Que fais-tu là ? » Je lui réponds : « J’ai la permission. » Il me dit : « Viens avec moi ; éloignons-nous un peu pour être à notre aise, car je t’ai vu, et tu restais tranquille et silencieux comme un assoiffé qui a renoncé à boire. Ne renonce pas. Ne te résigne pas. » Il me prit la main pour m’aider à me relever ; ensuite, il mit ma main sur son épaule pour que je n’aie aucune peine à le suivre. Est-ce que tu comprends cela ?

Yaïr ne répondit pas.

— Je vois que tu ne comprends pas, reprit l’aveugle. Qu’importe. Je te le dis, j’étais là : il s’est approché, il m’a pris la main pour me relever et il l’a mise ensuite sur son épaule. J’étais debout et je marchais la main sur son épaule. En marchant, il m’a demandé mon nom. Je te jure, il m’a demandé mon nom. Il me fallut quelque temps pour que je m’en souvienne ; je ne l’avais entendu que deux ou trois fois dans ma vie. « Gad », lui dis-je. « Es-tu de la famille de Fishel ? » me demanda-t-il. « Comment le sais-tu ? Qui t’a parlé de moi ? » « Personne n’a parlé de toi. C’est pourquoi j’ai pensé que tu étais le fils de Fishel. Ensuite, je me suis dit : “Cet homme est bien seul et pourtant il résiste. Je veux connaître sa force, son courage et ce qui le fait vivre. Un tel homme a certainement acquis une valeur particulière inaccessible aux autres.” » Il a bien vu que je ne comprenais pas, comme toi en ce moment tu ne comprends rien à ce que je dis. Alors il a continué en me parlant ainsi : « Imagine, Gad, tu arrives de Nazareth, il y a un homme à la fontaine de Bethsaïde, on le laisse seul, on ne lui parle pas, on ne s’intéresse jamais à lui, on ne le voit pas parce qu’on dit qu’il est aveugle. Même son père ne vient pas le voir. Les femmes ne le regardent pas, il n’a pas le droit de toucher leur visage, il n’y a pas d’enfants qui viennent jouer autour de lui, on agit comme s’il était un arbre, et même pas, car on recherche l’ombre d’un arbre alors que, son ombre à lui, on ne la recherche pas. Et pourtant cet homme vit encore, tranquille, doucement. Il se tient résolument assis, dignement droit près de la fontaine ; il entend chaque personne qui ne vient pas à lui, oui, il entend ce que les gens se retiennent de dire, il entend les mots qu’il lui plairait d’entendre, mais qui ne viennent jamais à ses oreilles ; c’est assourdissant de mots tus. Et cet homme n’a pas désespéré des hommes ni des femmes. Selon toi, y a-t-il un prophète dans tout Israël qui ait plus de valeur que lui ? » J’étais incapable de répondre. « Gad, raconte-moi ; je veux savoir comment tu as fait pour grandir, manger, boire, vivre et même trouver un certain bonheur dans une telle condition. Raconte-moi. » Je n’avais rien à lui raconter. Comprends-tu cela, toi, l’étranger ? Ma vie, je ne la connaissais pas, elle se tenait en moi comme un poulain oublié dans l’étable. Le poulain n’a jamais bondi, ni couru, ni brouté librement un champ d’herbe. Il ne sait même pas qu’il est un jeune cheval.

— Tu veux dire que tu n’avais jamais rien vu de toi-même parce que personne n’attendait rien de toi.

— Ensuite il m’a dit : « Gad, tourne ton visage vers moi. Tu ne me vois pas, mais fais comme si tu me voyais, comme si tu étais à ma place. Touche mon visage. » Je pris beaucoup de temps à faire le tour de son visage. Je n’en saisissais pas l’expression. C’était le premier visage que je touchais et ce fut le dernier. Il continua à me parler : « Gad, je ne pensais pas qu’un homme puisse avoir une force morale comme la tienne, une beauté pareille, et l’extraordinaire puissance de faire vivre en lui mille choses qu’on ne lui a jamais donnée. Alors toi, Gad, tu es aussi bien créateur que moi, car tu t’es engendré dans la douleur. » Et il me prit dans ses bras. Je sentis ses larmes qui coulaient sur ma joue. »

La sagesse du Charpentier, c’est sa capacité de rencontrer les plantes, les animaux, les enfants, les femmes, les hommes. Et parce qu’il les rencontre, il les aime. Et parce qu’il les aime, ils gagnent en valeur. Et parce qu’ils gagnent en valeurs, ils sont capables de penser par eux-mêmes, de résister à ceux qui veulent les dominer. Tel est le meilleur moyen de contrer la violence politique, économique, sociale.

Lorsque la plus grande partie de l’humanité aura cessé d’obéir aveuglément à ceux qui cherchent à les dominer politiquement, économiquement, socialement, la paix s’installera dans le monde.

Car la force est sans force devant l’être humain qui a pris conscience de sa valeur et qui, à cause de cela, refuse d’être utilisé pour enrichir ceux qui croulent sous la richesse, qui refuse d’aggraver les dégâts du pétrole, qui refuse de fermer les yeux devant la violence conjugale ou familiale…

Sur la route des grandes sagesses :

  • Le judaïsme passe de la culpabilité à la responsabilité.
  • Le déterminisme grec passe de la fatalité à l’action politique.
  • Le bouddhisme passe du salut personnel au salut collectif.
  • Le taoïsme passe du désir intérieur à l’harmonie avec la nature.
  • Le christianisme passe du sacrifice à l’amour libérateur.