La dérive de l’agriculture : Genèse
À l’origine, nous étions trois jeunes, posés sur le bord d’un lac à St-Narcisse-de-Rimouski en plein après-midi d’été. Une vieille barque sans rame était accostée près de nous. La faim nous travaillait depuis un moment déjà. Pour ma part, j’avais abandonné quelques semaines plus tôt un emploi « environnemental » que j’avais occupé à peine un mois par soucis de subsistance. À la recherche d’un je-ne-sais-quoi, j’avais marché les quelques kilomètres qui séparaient Montréal de la Rive-Sud avec un ami pour arriver finalement aux abords d’une route. Pouces levés, nous avons attendu là quelques instants, inconnus à l’idée que nous nous dirigions vers des moments décisifs de nos vies.
À cette époque aussi, j’étais encore étudiant à la maîtrise en sciences de l’environnement. Dans quelques semaines, je devais me rendre au Brésil, dans la région amazonienne, afin d’y conduire une étude auprès de producteurs de soja. Une vie à obsolescence programmée m’y attendait pour six mois, le temps de trouver la raison d’être de ma science et quelques agriculteurs volontaires pour répondre à un questionnaire encore à préparer.
Toujours sur le bord du lac, nous nous activions. Deux cannes à pêche, quelques vers trouvés de peine et de misère sous des roches et deux pelles en métal pour remplacer les rames absentes. Nous avons poussé l’embarcation à l’eau, convaincus que nos estomacs vides allaient y trouver leurs combles. Quelques mètres plus loin, nos lignes plongeaient dans la surface opaque du lac. Une sorte de fébrilité nous accompagnait, émanée par l’image lointaine d’une faim calmée. Pour une rare fois dans ma vie jusqu’alors, je vivais un semblant de survie : si, par cette journée chaude de juillet, nous étions là, c’était plus par nécessité que par divertissement.
Dans l’attente, le silence devait être brisé. « Il me semble que j’y verrais quelque chose de tellement cohérent à avoir un immense jardin et quelques animaux, produire ma nourriture, ne plus dépendre d’entreprises multinationales pour assouvir ma faim. » Nos yeux étaient braqués sur les fils blancs qui partaient de chacune de nos cannes à pêche, et on constatait, un peu désespérés, deux appâts gisant dans l’immobilité totale. « On n’en serait peut-être pas là, à saliver sur des images mentales de poissons qui cuisent sur la braise ».
Les circonstances nous avaient plongés dans un scénario imaginé alors que le vide à combler cherchait à se remplir. « Des légumes, des œufs, de la viande. Toujours à portée de mains. Il n’y a pas si longtemps, c’était la norme pour beaucoup de gens. Et nous, dans la marche du progrès, on se contente d’une nourriture industrialisée! » On abordait pour la première fois cette idée d’autosuffisance alimentaire et notre bateau se distançait plus encore de la rive.
« C’est rendu plus normal d’aller se trouver un emploi quand tu as faim que de simplement manger : c’est à se demander c’est qui qui se nourrit pour vrai, le capitalisme ou toi-même? ». Notre cynisme face aux institutions et aux systèmes économique et politique, dans un contexte de changements climatiques et d’injustices sociales aux allures inarrêtables, grandissait à la même vitesse que la catastrophe s’aggravait. Nos paroles, qui en étaient teintées, prenaient tranquillement le contrôle de notre embarcation. « Le droit à l’alimentation est reconnu par tous les messieurs à cravate sur la planète qui nous servent de dirigeants, mais du moment où l’argent te manque, ton droit disparaît et tu crèves de faim dans l’indifférence la plus totale ». Quelques minutes plus tôt, on se projetait à nos prises grillant sur un feu de braises. Maintenant, la faim s’était comme métamorphosée en soif. « Comme si ton droit était conditionnel à ta richesse. Viens me dire que c’est ça, un droit! »
Le lac était grand. Et si au départ, nous nous retrouvions d’un côté, là, nous étions à l’extrémité opposée. Non pas qu’on désirait être où on était, même si cela nous importait peu, mais notre bateau répondait à peine à nos commandes et nos têtes étaient, de toute façon, trop occupées pour commander nos bras. Et puis, vous avez déjà essayé de ramer avec une pelle? Nous étions à la dérive… dans l’indifférence la plus totale. Ce qui importait alors étaient nos mots, transformés dorénavant en projet, en contestation affirmée, en lutte. Ces champs rêvés nous approchaient du concret. Nés têtus, nous avions une idée en tête, que pouvait-il donc arriver?
La suite sera publiée dans deux semaines, car nous alternerons Jean et moi et les blogues sont publiés chaque samedi.