La liberté dans l’harmonie

Toute liberté particulière est solidarité avec le Tout. On ne peut pas créer entre la nature et nos valeurs une contradiction à long terme, on est forcé à l’harmonie.

La liberté nous fait voir : 

(1) Jusqu’à quel point, il nous faut savoir être de petits créateurs dans le grand créateur. Ne jamais oublier que nos actions font du présent qui devient du passé et que ce passé conditionne le futur. 

(2) Jusqu’à quel point, il nous faut comprendre que les valeurs ne sont jamais des cibles à atteindre, des formes pour mouler le présent et le futur mais du levain qu’on insère dans le réel pour qu’il s’ajuste à lui. 

C’est pourquoi chaque valeur n’est accessible à la pensée que par le négatif, par exemple, il est facile de dénoncer l’injustice, mais impossible d’énoncer la justice; facile de dénoncer le mensonge, mais impossible d’énoncer la vérité… Les valeurs n’ont de valeur qu’en faisant face à leurs résultats concrets.

Heureusement que la nature résiste à la liberté pour exiger l’harmonie. Il ne s’agit ni de vaincre la nature ni de se laisser vaincre par elle, mais de se rendre docile à elle en la rendant docile à nous dans la recherche d’une harmonie qui dépasse si possible celle déjà donnée. Ce qui, reconnaissons-le, est un défi énorme pour des esprits aussi petits que les nôtres dans une nature aussi vaste et complexe que celle qui nous est donnée.

La liberté nous permet de transfigurer la nature, mais surtout elle permet à la nature de nous transfigurer. L’idée est de tenter de dépasser la nature sur le plan des valeurs sachant qu’elle nous dépasse de beaucoup sur le plan de son harmonie totale. Aucune action de la liberté ne peut aboutir sans la coopération de la nature. Et c’est pour cela que la possibilité se trouve toujours dans chaque être fini dans la rencontre de la liberté et de la nature. Aussi, à l’égard du possible, la conscience doit se tourner vers la nature non pas seulement avec sa faculté de connaître, de calculer et de vouloir, mais encore avec sa faculté d’apprentissage et de sagesse, de patience et d’espérance.

Nous participons de la nature, nous lui empruntons ses valeurs et nous la faisons participer à nos valeurs. 

Nous devons faire face au fait que nous sommes destinés à être les éthiciens de la nature malgré que nous en sommes ses tributaires.

Trop peu trop tard

C’est parce que la liberté s’exerce dans le va-et-vient entre notre imaginaire, nos valeurs et le réel qu’elle peut tendre vers un but sans qu’il puisse coïncider ni avec nos valeurs ni avec la réalité. Elle ne peut avancer vers un résultat positif que par une double démarche : la connaissance de la nature et de sa nature. Car ni l’une ni l’autre n’obéissent aveuglément.

Mais qu’est-ce que la liberté? 
1- La possibilité à l’infini, sans contrainte ? 
Oui! dans l’imaginaire, non! dans la réalité. 
2- La nécessité d’ouvrir du possible lorsque tout apparaît déterminé et fatal? 
Elle n’a pas le choix si elle veut augmenter son espérance de vie. 
3- L’analyse des possibles pour mettre en action le souhaitable? 
Oui! dans la mesure où les possibles sont « découverts » par la connaissance du réel. 
La liberté est la puissance qui crée des possibles dans l’imagination, qui les étudie dans la réalité, qui les filtre à travers son apprentissage avant d’être la puissance de les choisir et de les actualiser.

Peinture de Louise Boubonnais

La genèse des possibles s’opère elle-même en deux temps : 
Dans un premier temps, nous convertissons les données de la réalité en possibilités, car nous pensons toujours que ces données pourraient ne pas être données. Certes, nous avons la capacité de voir le réel autrement, mais nous n’avons pas la capacité de le voir tel qu’il est. L’imaginaire est notre force et notre faiblesse. Le propre de la science, c’est de nous prouver que le réel nous échappe toujours par sa complexité et son intelligence. Nous apprenons de lui, assez durement, qu’il est notre maître incontournable. 
Dans un deuxième temps, les possibles réels s’opposent sans cesse aux possibles imaginés à l’infini si bien que la liberté peut « geler » dans l’imaginaire et devenir un tyran. Et pourtant, l’action doit s’insérer dans le temps en marche qui change sans cesse les données de la réalité. Le temps concret nous force à agir, sinon à réagir, sans qu’on puisse parfaitement se synchroniser avec lui. 

On peut dire que la fécondité infinie de notre esprit est trop large pour l’étroitesse des fenêtres du temps. Si bien que notre volonté doit prendre la responsabilité de son action bien avant de pouvoir en répondre. Nous sommes condamnés à l’erreur tout en ne pouvant échapper aux conséquences.

Nous sommes toujours responsables, mais rarement coupables. Responsables non par choix, mais parce que les conséquences reviendront sur nous et les autres sans notre permission. Nous sommes coupables dans la mesure où nous pouvions prévoir les conséquences. Néanmoins, nous devenons imputables lorsque les conséquences étaient nettement prévisibles et évitables et que nous avons agi trop peu trop tard.

La valeur de la liberté

La conscience est l’organe de l’esprit qui permet d’introduire de l’avenir désiré (du rêve) dans la trame du temps. Ainsi la juste introduction d’un peu d’avenir désirable dans la chaîne des causes et des effets donne une valeur d’existence à la liberté. Sinon, la liberté ne vaudrait rien. De cette façon, l’avenir s’ouvre comme le champ de possibles que la liberté peut réaliser, mais une fois réalisés, une fois devenus des faits, ils sont emportés dans le temps causal de l’entropie et de l’évolution. Il est vrai qu’on imagine souvent l’ordre temporel comme un ordre nécessaire et totalement déterminé, mais c’est à condition d’imaginer le monde dans lequel nous sommes comme une grosse machine et non comme un organisme vivant.

En s’imaginant le monde mécanique, cela simplifie grandement nos approches scientifiques et nous apporte des résultats rapides qui semblent confirmer que nous avons raison de le traiter de machine. Mais, si on lève les yeux, on voit le ravage écologique auquel cette attitude nous mène. Voyant la nature comme mécanique, on imagine que nos actions agiront elles-mêmes de façon automatique comme si on programmait un système d’engrenage. Ensuite, il suffit d’oublier la plus grande partie des conséquences et on croit progresser.

Le triple sens du temps (causal, entropique et créatif) non seulement rend possible la liberté, mais il la contient et surtout, nous force à l’exercer à tout moment. Le temps de la nature ne cesse de nous placer dans des situations de choix qui nous obligent à l’exercice de la liberté, et cela, à une vitesse qui ne nous laisse pas toujours le loisir de la plus profonde réflexion. Nous devons apprendre sur le tas, le plus vite possible et à la dure. La nature ne nous fait pas de quartier sur les conséquences prévisibles et imprévisibles de nos actions. On peut dire du temps qu’il met en lumière toutes les modalités de notre liberté forcée à l’apprentissage, à la réflexion et à la sagesse pour éviter que nos actions individuelles et collectives engendrent notre malheur.

1° Notre volonté se trouve toujours associée au temps causal déterministe, inertiel (ralenti par la masse) et sujet à l’usure (entropique). Ce temps imprègne nos corps et nos mouvements d’un besoin d’efforts; il tend à réduire notre concentration cérébrale et à détruire nos ouvrages.

2° Nos actions se trouvent toujours engagées dans l’évolution de la nature organique et non dans une simple mécanique entropique. Ce temps nous oblige à apprendre sur les possibles insertions de nos œuvres dans l’écologie locale et globale du monde.

3° Nos actions sont aussi forcément engagées dans le temps social et impactées par lui. Nous n’arrivons pas au début de l’histoire humaine, nous ne sommes pas seuls à exercer notre liberté, et la culture nous conditionne fortement et pas toujours dans un sens adaptatif.

4° Nos actions, dès qu’elles entrent dans le passé, deviennent irréversibles, ne disparaissent pas du tout, au contraire, elles se retournent vers nous et nous obligent à des adaptations ou à des changements de trajectoire.

5° L’avenir même dans lequel nous nous engageons est le champ des possibles entre lesquels nous avons à faire des choix en fonction de ce que nous avons déjà fait, de nos apprentissages et de l’incontournable adaptation à la nature. Dans ces choix, nous n’avons pas le choix de choisir entre nos désirs désirables et nos désirs indésirables. 

Dans tous les cas, notre aspiration est de « valoriser » le temps au lieu de seulement le subir.

Libérer l’écosphère

La liberté est capable de mettre du jeu et de l’élasticité dans la chaîne causale ou elle n’existe pas. La théorie de la liberté peut se développer dans une dialectique du relatif et du souple vis-à-vis du définitif et du fixe en fonction de finalités qui se démultiplient et reculent constamment avec l’horizon. Elle suppose une conscience génératrice du temps qui va à contretemps. Les valeurs arrivent dans des rêves de monde meilleur qui doivent pourtant descendre dans le temps qui s’écoule des causes vers les effets. Le désirable n’est jamais une chose, bien qu’il ait besoin du concours des choses pour changer les choses.

On doit faire ici une nuance qu’il n’était pas possible de faire avant 1920 (avant les découvertes de Ilya Prigogine). Le temps causal de la nature n’est pas absolument déterministe, au contraire, il est chargé de créativité et tend vers des finalités. Il contient donc déjà une dimension temporelle qui va du futur (les finalités) vers le passé. Par exemple, il tend vers le maximum de différentiation (ne jamais reproduire exactement la même chose), de complexité (ajouter de l’information lorsque c’est possible), d’équilibre et d’harmonie dans le combat pour la durée.

Ce temps créatif lutte lui aussi, contre le pur déterminisme et contre l’entropie (l’usure), il introduit du jeu dans la chaîne causale, des marges de liberté et même certaines finalités qui empêchent le temps causal de s’enfermer dans des répétitions sans fin.

Cependant, la créativité immanente dans la nature n’est pas inconstante et changeante comme la nôtre, elle est extraordinairement cohérente et s’inscrit parfaitement dans le temps causal pour le faire « évoluer ». Évoluer non pas vers un but, mais au contraire vers une ouverture des finalités qui empêche de prévoir le futur au-delà d’un horizon (appelé horizon de Lyapunov), afin, semble-t-il, qu’il y ait constamment des surprises. Il agit comme un romancier qui ne voudrait pas qu’on s’ennuie.

Aussi, notre créativité incohérente et mal ajustée fait face non seulement aux chaînes causales et entropiques, mais aussi à l’écologie créative et évolutive. Oui, nous voulons faire entrer du désirable dans la nature, mais il y en a déjà. Cependant, le désirable qui y est déjà ne nous suffit pas, nous voulons ajouter « nos » valeurs (par exemple : la diminution des souffrances et des violences, l’augmentation des facilités et du confort…), mais notre liberté n’y arrivera pas si nos valeurs ne sont pas « acceptées » par l’évolution naturelle. On doit composer avec la créativité inhérente à la nature. On doit coopérer avec elle et non pas imaginer que nous agissons sur une mécanique neutre en elle-même.

C’est tout le défi de l’écologie, un changement radical de mentalité, car il faut cesser de se voir au-dessus de la nature pour la dominer, mais en-dedans de son mystère (qui nous dépasse presque infiniment) pour y développer nos nids de valeurs sans nuire à son évolution globale.