Dans notre parcours nous avons proposé que l’art puisse accepter les dimensions suivantes sans en exclure d’autres :
- se révéler à soi et aux autres;
- lier nos sens ensemble;
- relier intériorité et extériorité;
- nous faire sentir les infinis impliqués dans les êtres singuliers;
- révéler le singulier en découvrant son « visage » au-delà de son image;
- nous rendre sensible la valeur incomparable d’un être singulier;
- stimuler les désillusions et les sublimations (plutôt que l’un ou l’autre) des rencontres avec les êtres singuliers.
L’art serait une sorte de transformation de l’écoute et du regard, du sentir et du toucher, du goût et de l’aperception qui nous pousse à transcender l’utilité, à nous faire entrer dans le total pour y vivre une expérience de perte des repères, de dépassement et de sublimation des limites.
Biologiquement, on voit en fonction de nos besoins, de nos désirs et de nos vouloirs. Un arbre est une poutre ou un outil; un cheval, un moyen de transport; une fleur, l’annonce d’un fruit… Mais on peut voir autrement, voir un tout singulier, une œuvre qui induit une présence insaisissable : le génie d’un arbre, l’esprit d’un cheval, le mystère d’une tulipe… Cependant, on peut en rester à une utilité magique : l’art de l’incantation, l’art pour guérir, l’art pour séduire, l’art fétiche…
Mais sur le chemin des rencontres avec le réel intérieur de notre être singulier et le réel extérieur des êtres singuliers, on passe forcément de désillusion en désillusion, on perd nos attentes magiques. Il arrive un temps où je n’ai plus rien à perdre et plus rien à gagner, alors je peux voir quelque chose de totalement nouveau : le « visage expressif » de ce qui est là. Cet état, j’essaie ensuite de le partager par une œuvre d’art.
L’art commence lorsque j’ai perdu l’idée de transiger pour un bénéfice. Alors je commence à découvrir les êtres singuliers et irremplaçables qui sont là à exprimer ce qu’il sont, c’est-à-dire leur acte d’exister. Cette contemplation induit l’expérience que je suis, moi aussi, dans ce réseau relationnel des « actes singuliers d’êtres ». Je suis moi-même un acte d’expression qui me constitue et qui n’a pas besoin d’être utile, mais seulement de s’exprimer, de se faire découvrir, de se faire « visage ».
Si je suis un gars titillé par le désir, le regard fixé sur la fille d’en face en me demandant si elle ressent la même chose pour moi, cette fille n’a pas encore de « visage », elle est une image désirée. Plusieurs filles différentes peuvent remplir ce rôle. Quelque chose, en moi, perçoit alors une sorte d’universel : un désir me relie à un être qui pourrait en être un autre, qui pourrait donc être comparé à un autre. Je perçois sa valeur relative. La singularité me reste cachée.
Dans l’aventure de la vie, je peux perdre assez d’illusions pour me détacher de mes perceptions structurées par l’utilité. Il peut alors arriver que je vois la singularité de cette fille, son caractère unique en fait une valeur incommensurable. Non pas parce qu’elle est belle ou laide, avenante ou pas… Aucune catégorie, ni cumulation de catégories ne peuvent révéler un être singulier. Il ne s’agit pas de découvrir les valeurs qu’on attribue à des caractéristiques, mais de découvrir l’expression d’un être (ici acte expressif, être singulier, présence sont équivalents). Sans attente aucune, je peux découvrir un « visage ». Voyant son visage (son être expressif), je perçois son acte d’être, c’est-à-dire son acte de libération continue des formes qui l’expriment un moment mais ne doivent pas l’enfermer. Je vais alors forcément me ressentir moi-même acte de libération. Les limites sont arrachées dans une relation d’expression gratuite. Une sublimation (arrachement des limites et des formes) de nos valeurs relatives se produit. Notre singularité acquiert une valeur inestimable.
Dans le cas de l’universel vu en général, une chose ou une personne peut être belle ou pas, la beauté est un acte de comparaison; dans la singularité d’un « visage », il n’y a pas de beauté relative, car il n’y a plus de généralités. Et comme il n’y a pas de généralités, il n’y a plus de critères. Rien n’est comparable.
L’acte de voir et de rendre un « visage », l’œuvre d’art, crée un attachement à une présence, un amour singulier. La sensation d’avoir vécu quelque chose que je ne revivrai plus jamais. En science, la reproductibilité d’une expérience est fondamentale pour démontrer sa vérité universelle. En art, le caractère unique de l’expérience est fondamental pour démontrer sa vérité singulière. En science, les valeurs sont relatives. En art, les valeurs sont incomparables.
Le mot « visage » fait appel à une présence entière révélée dans une forme en transformation expressive unique qu’aucun dessin, aucun poème, aucune mélodie ne peuvent refléter totalement. L’œuvre est à la fois l’expression insuffisante de cette rencontre et un moment de valeur inestimable.