Maître Eckhart (roman)

Jean Bédard, 1998

Prologue

Nous sommes en l’an de grâce 1345, au mois des premières tulipes. Le soleil rayonne et je m’ap prête à partir pour Bruges. Je me décide finale ment à retirer la pierre qui, dans le mur de ma cellule, cache depuis quinze ans ces étranges notes compilées par moi-même. Je n’ai pas le courage de les relire. J’y ajouterai simplement ce court prologue, ensuite je les replacerai dans leur cachette. Mais peut-être devrais-je les détruire ?

Après que tout fut terminé, lorsque le père général me demanda de lui remettre ces notes qu’il m’avait lui-même ordonné de prendre, je les lui remis en effet, mais non sans en avoir fait une copie. Comme je l’avais prévu, le père général brûla les feuillets sans même les parcourir. Je ne sais pas pourquoi j’ai conservé cette copie, c’est la seule vraie désobéissance de ma vie. Bien des fois, il m’est venu à l’esprit de retirer la pierre, tantôt pour relire mes notes, tantôt pour les détruire. Finalement, je n’ai jamais fait ni l’un ni l’autre.

Aujourd’hui, je suis mandaté pour une dernière mission à Bruges et je quitte définitivement notre monastère de Cologne. Je vais retourner mon manuscrit dans son cercueil de pierre. S’il y reste éternellement, ma désobéissance ne me sera jamais imputée, mais, si par malheur quelqu’un le trouve et le lit, il me fera désobéir et risque de me faire basculer du purgatoire en enfer. Par ma désobéissance, il y a un fil qui part de ce récit et vient jusqu’à moi, pour ma perte éternelle si le « trouveur » le lit, ou pour mon salut s’il le détruit. Cependant, il me faut avouer que je ne sais pas vraiment si ce fil me tient uniquement par ma désobéissance ou parce qu’il relate les pensées et les gestes d’un possible hérétique, pensées qui peuvent tordre l’esprit et l’enfermer dans un labyrinthe fatal. Pour être franc, je ne sais même pas si cet homme est hérétique. En tout cas, s’il ne l’est pas, il est certainement saint. Je ne peux donc affirmer hors de tout doute que ce fil me relie aux enfers ! Il se pourrait que l’on découvre un jour que l’homme n’était pas dans l’erreur par ce qu’il disait, mais simplement parce qu’il le disait trop tôt. Si tel est le cas, il se pourrait que le lecteur me propulse au ciel par la bonne action que j’accomplirai en lui et, à travers lui, dans son siècle et ceux qui le suivent. Par le lecteur, ma copie aura renvoyé la parole du Maître à l’âge où elle aurait dû être entendue. Mon manuscrit aura servi de pont à un homme qui n’était pas né au moment où il aurait dû naître. Il se pourrait alors que ma désobéissance ne me soit pas comptée pour mauvaise, mais pour bonne !

Toi seul, qui décides de continuer ta lecture, le sais. Si tu le refermes amélioré, je contemple le ciel, si tu te perds, je me tords en enfer. Quoi qu’il en soit, tu me rejoindras là où je suis ! Nous sommes liés l’un à l’autre parce que ma désobéissance m’a rendu éternellement responsable de ce récit.

Je n’ai jamais pu être certain d’un seul de mes choix dans toute mon existence, alors j’ai décidé de voguer un pied dans une chaloupe et un pied dans une autre, me disant que, si l’une des deux coule, il me resterait l’autre. Mais même de ce choix, je doute parce qu’il se pourrait bien que je n’aie finalement mis le pied que dans la mer qui sépare les deux chaloupes. Eckhart ramait sur la mer, le reste du monde rame sur ses habitudes, et je n’ai pas été capable de choisir.

Si je me suis perdu dans le doute, je dois néanmoins en faire l’éloge. J’y ai vécu des moments où le jugement fut à ce point suspendu que tous les possibles s’y trouvaient soudaine ment à égalité. Cela me ramenait inévitablement à l’un des événements clefs de mon existence. Je devais avoir douze ans lorsqu’un dimanche, en route pour l’église, je me suis retrouvé seul devant une meute de loups tout aussi interloqués que moi. Le temps s’est arrêté et j’ai perçu l’égalité de deux trajectoires. Dans la première j’étais dévoré, dans la suivante, la meute s’enfuyait. C’était aux loups de décider ! Le chef de la meute hésitait de la même manière que moi, je le voyais à la modulation de ses babines tantôt rageantes tantôt timorées. Ces deux possibilités étaient à ce point égales que ni lui ni moi ne bougions, ni même ne ressentions quoi que ce soit de précis, de crainte d’activer un possible et de détruire l’autre. L’indéterminé régnait dans cet étrange bout d’éternité, quand soudain un homme du village arriva à l’impromptu faisant culbuter accidentellement une pierre, ce qui fit déguerpir les loups.

Le temps reprit sa course de sorte que je me mis à trembler de tout mon corps. Curieusement, je ressentais le soulagement en même temps que la terreur, et non l’un à la suite de l’autre. L’émotion était si extrême qu’elle enserra ma vie dans ma conscience, me la rendant tout à coup infini ment précieuse. Plutôt que de m’avoir enlevé la vie, les loups me l’avaient rendue plus chère. J’ai fui sur l’heure les frivolités du monde, je voulus m’assurer de mon futur grâce à une vie retirée. Mon père y consentit et je rentrai au monastère. Mais il n’y a pas de retraite en ce monde.

Le doute est ainsi fait qu’il égalise les possibles, qu’il nous ramène à l’indéterminé, comme si de nouveaux commencements surgissaient sans cesse dans lesquels le passé ne décide plus de l’avenir. Pour un moment, tous les futurs se pré sentent libres, l’avenir est affranchi. Cependant, le promeneur n’exercera sa liberté qu’à la seconde où il basculera du virtuel au réel.

Platon a dit que l’origine était un Bien qui contenait dans ses idées tout ce qui sera. Pour lui, le futur ne pouvait être que la manifestation de ce qui est déjà dans l’éternité. L’éternité décide du futur. Aristote l’a contredit en rappelant que les effets suivent les causes et que c’est donc le passé qui décide du futur. «L’homme, faisait remarquer Maître Eckhart, a si peur de l’indéterminé qu’il consacre tous ses efforts à dominer le futur, ce qui l’empêche de se comprendre lui-même. De cette façon, plus il domine le futur, moins grande est la sécurité de son avenir. Parce que les hommes craignent l’indétermination, ils craignent aussi les femmes. Chaque femme n’est-elle pas une nouvelle source créatrice ? De même que l’homme cherche à dompter le futur, de même cherche-t-il à contraindre la femme. L’intelligence ressemble à une femme, c’est une source créatrice. S’il y a de l’intelligence dans le cosmos, alors le futur existe et la science n’est plus l’acte de le soumettre, mais un état de dialogue ; la philosophie n’est plus une technique pour le réduire, mais l’art de l’élargir ; la morale ne consiste plus à tenter de le mater, c’est l’élan pour y participer.»

Il disait cela, mais je ne comprenais pas.

Le crime

En l’an 1326, après un hiver particulièrement froid, je prends la plume et commence la rédac tion de ces notes sans autre souci que de rapporter les faits dont j’ai été témoin.

Sous les règnes successifs des papes Clément V et Jean XXII, un nombre considérable de béguinages a envahi la principauté ecclésiastique de Stras bourg. Il y en avait plus de 425 dans cette seule ville. Chaque béguinage forme un enclos grou pant des maisonnettes où des femmes pieuses, mais dangereusement émancipées, tentent l’aven ture des saints sur des pistes voisines des hérésies.

Elles ne doivent obéissance qu’à la grande demoiselle. Au lieu de vœux, elles ne font que des pro messes. Elles vaquent à leurs occupations durant le jour, et les portes de leur enceinte se ferment une heure avant le crépuscule. Qui peut alors vérifier ce qu’elles y font ? Les cérémonies, les préparations, les médicaments, les onguents…

Ce mouvement a pour effet d’écarter les femmes de la gouverne d’un mari ou d’un monastère dûment assujetti, comme il se doit, à un Ordre masculin. Pitié de voir l’errance qui s’ensuit !

« Indéterminée et indéfinissable est la femme non assujettie », disait Aristote. Et si l’indéterminé pénétrait le temps, pourrait-il aller jusqu’à détruire l’Église et aussi l’État ? Déjà en 1250, Matthieu Paris écrivait : « En Allemagne est apparue une multitude innombrable de femmes célibataires qui s’appellent béguines : un millier ou plus d’entre elles vivent rien qu’à Cologne. »

Certes, il y eut Hadewijch d’Anvers, la béguine des nouveaux poèmes qui sut inspirer Pierre de Dacie, honorable dominicain, mais que de chardons pour une seule rose ! Heureusement, en 1273 l’évêque d’Olomouc, Bruno, assuma ses responsabilités et dénonça cette licence permettant à des filles d’échapper à la fois à la nécessaire obéissance due aux prêtres et à l’indispensable coercition des liens maritaux. D’où le remède qu’il suggérait au pape : « En faire des épouses ou les expédier dans un Ordre agréé. » Alors se tint le concile de Vienne où l’on condamna les erreurs des béguines. « C’est pourquoi, affirma sa Sainteté, nous avons décidé et décrété, avec l’approbation du concile, que leur mode de vie doit être interdit définitivement et exclu de l’Église de Dieu. » Plus près de nous, en 1317, Jean Ier de Zurich entama, le 13 août, une action contre les béguinages. Lors de révoltes, des fidèles indignés, mais peu sages, sans autorisation de l’Église, noyèrent un grand nombre de ces malheureuses dans le Rhin. Heureusement, l’évêque reprit l’affaire en main, de sorte que les récalcitrantes furent brûlées avec chance de repentir et espoir de miséricorde, plutôt que plongées dans le symbole même de leur sexe à leur perte éternelle. Les autres se soumirent pour la plupart, et des moines de notre Ordre ont redoublé d’ardeur pour leur salut.

Il était donc acceptable, quoique exceptionnel, que le Maître lui-même soit envoyé auprès de l’une d’elles qui avait chuté dans l’hérésie et se préparait aujourd’hui à se convertir ou à brûler sur un bûcher. On dit qu’elle est fort aimée du peuple et qu’elle se destine à devenir grande demoiselle. Le Maître était sans doute le mieux placé pour une si dangereuse tâche. N’est-ce pas à ce Maître, qui enseigna contre les Franciscains à l’Université de Paris puis au studium generale de Cologne, que fut confié, avec l’assistance du lector Nicolas de Strasbourg, le territoire de Teutonia ? Le général avait alors insisté sur la nécessité d’accorder une attention particulière aux béguines. Il leur prêcha et en sauva plusieurs. Mais aujourd’hui, l’une d’elles, qui se fourvoie et en entraîne beaucoup dans sa chute, a été livrée à l’Inquisition.

Étant son secrétaire, moi, Conrad de Halberstadt, signataire de ces notes, j’accompagne le Maître pour qu’il ne soit pas exposé au danger de se trouver seul avec une femme, et pour être témoin de leurs dires afin que la sainte Inquisition puisse sceller hors de tout doute la fin tragique de cette femme.

Nous étions au monastère de Strasbourg. Les boues de mars rendaient la geôle infecte et délétère. La frêle béguine menaçait de mourir de colite ou de dysenterie. Ayant sa garde, je l’avais fait mener au dépôt que nous avions dans les combles de la tour, près d’un pigeonnier. Nous nous y rendions.

Nous avions chanté vigiles, le déjeuner avait été particulièrement frugal non seulement à cause du carême, mais surtout parce que les réserves de légumes s’étaient gâtées plus rapidement que de coutume. Le matin avait beau se faire superbe, il y avait quelque chose d’insalubre dans l’air, comme une odeur de soufre et de putréfaction. Nous soupçonnions la béguine d’être à l’origine de ces maux.

En traversant la cour, à travers les bruits des bœufs que l’on apprêtait pour les labours, j’en tendis comme un gémissement étouffé. Mais ce pouvait être tout autre chose. J’ai réputation d’avoir l’oreille fine ; malheureusement, le cri ne se répéta pas et les bœufs n’arrêtaient pas de beugler contre le serrement des jougs qu’on leur mettait. Un peu distraitement, j’abordai le Maître :

— Il convient que je vous rappelle les conseils d’usage.

L’homme âgé qu’il était s’arrêta et me fit signe de me taire, comme s’il cherchait à discerner un son particulier à travers le bruit. J’étais surpris, car le Maître a l’oreille un peu dure, et il n’avait sans doute rien entendu de ce qui aurait pu être tout autre chose qu’un cri.

— C’était le cri d’une pie, lui dis-je pour le rassurer, je l’ai vue déguerpir par là-bas.

Il ne pouvait que se fier à mon oreille qu’il savait fine. Il reprit donc son souffle, redéploya son sourire, mais garda un sourcil froncé et une oreille tendue. Le bruit ne se reproduisit pas. Une bête s’approcha de nous. Père Eckhart lui tapota le cou, et de l’index me fit signe de continuer.

— Plus la femme est douce au regard, plus il faut la craindre…

Insistant pour que j’avance, il m’interpella avec une goutte d’impatience :

— Tout cela, tu me l’as répété mille fois. Conrad, mon ami, je voudrais plutôt savoir autre chose, tu es médecin… Alors, objectivement, d’où vient le danger ?

Il accéléra le pas. Je crus qu’il voulait simple ment me détourner de mon devoir :

— Oh ! Ne levez pas la garde, Maître. La médecine confirme ce que la sagesse affirme. « Car la sagesse, dit le proverbe, viendra dans ton cœur et la connaissance fera les délices de ton âme. La réflexion veillera sur toi. L’intelligence te gardera, pour te délivrer de la femme étrangère… »

— Étrangère, dis-tu.

Je n’étais pas pressé d’arriver à la tour et pris le temps d’élaborer ma réponse.

— Oui, répondis-je, tout est là. La femme est une étrangère. Galien le dit par la science des causes : « Au sud appartiennent le chaud et le sec, le feu, l’été, la bile jaune et les tempéraments colériques. À l’est appartiennent le chaud et l’humide, l’air, le printemps, le sang et le caractère sanguin. L’homme est chaud et humide. À preuve, son organisme est capable de purifier les composantes de son corps pour en faire une semence blanche et générative. Mais à l’ouest appartiennent le froid et le sec, la mort, la terre, l’automne, la bile noire et la mélancolie. Au nord appartiennent le froid et l’humide, l’eau, l’hiver et le flegme. Les femmes, on le sait, sont plus froides que les hommes. Man quant de feu, elles ne peuvent purifier les constituants de leur corps. Au lieu de semence, elles laissent écouler un flux presque noir incapable de produire la vie, à peine capable de nourrir la semence de l’homme. Et lorsque ce flux fait éruption à l’extérieur, il empoisonne, donne la rougeole aux enfants et la peste aux hommes… »

Il s’était arrêté de marcher.

— Mais leur lait n’est-il pas blanc et nécessaire à la vie ?

— Pardonnez-moi, Maître, mais je constate que votre mémoire faiblit. Le lait vient directe ment du sang menstruel ; certes il est plus pur que lui, mais il reste non génératif, simplement nourricier. Un célèbre distique de l’école de Salerne rappelle que la première étape de l’embryon est comme le lait avant que n’apparaisse le sang, plus flou et indéterminé que lui. Dois-je vous rappeler que la femme est plus proche du chaos que l’homme ? C’est l’homme qui détermine l’organisation de la vie ; la femme ne fournit que la matière indéterminée : menstruelle pour le fœtus et lactée pour le nourrisson. Alors que l’homme donne de son cerveau à travers sa moelle épinière et produit une semence capable de déterminer la vie, la femme n’arrive qu’à porter et nourrir cette semence. Ce que l’homme fait en acte, elle le reçoit en puissance ; cela est indubitable puisque Aristote l’affirme.

— Il me vient parfois des doutes…

— Oh, combien je vous respecte, Maître ! Ne le prenez pas comme un soupçon. Non jamais ! Mais c’est mon devoir de vous rappeler que de tels doutes viennent de notre pente à tous, et je suis là pour vous soutenir comme vous me soute nez. J’ai à l’esprit un argument qui ne peut que vous redonner la certitude et vous rassurer définitivement. Platon dans son Timée, déclare :

« … c’est cette moelle que nous avons appelée dans nos discours “sperme”. Elle a une âme et elle respire. L’ouverture par laquelle elle respire lui donne la concupiscence vitale de sortir au dehors. Et c’est ainsi que la moelle a produit l’amour de la génération. »

— Voudrais-tu dire que notre faiblesse pour la femme nous vient de notre virilité et non de la femme ?

— Non, pas du tout. Dans La Question sur les animaux, Maître Albert soutient la thèse d’Avicenne : le sperme parvient au quatrième stade de purification. Mais la femme ne peut atteindre que le troisième stade, et encore uniquement dans son lait qu’elle ne peut produire que si l’homme la féconde. Évidemment, l’homme épuise son cerveau,

ses yeux et sa moelle à disséminer son sperme ; aussi la chasteté est meilleure ; l’homme marié s’abrutit, mais son sacrifice permet la perpétuation de l’espèce. Pour cette raison, il y a deux grandes vocations : les hommes chastes qui assurent la reproduction de l’esprit et les hommes mariés qui garantissent la régénération des corps. Peut-il y avoir argument plus convaincant ?

— Cela convainc, frère Conrad ! Alors, prenez garde à votre pente, car vous risquez de prendre froid et de nous donner à tous un fort gros rhume.

Il allait rire, mais se reprit et continua :

— L’humilité devrait nous faire remarquer que, sans nos mères, nous n’existerions pas. Pour ma part, je crains que l’âge ait fatigué mes peurs.

— Craignez la femme ! Vous connaissez le fœhn des Alpes, ce vent chaud et sec qui descend des sommets vers le sud de la Bavière et de la Souabe. Il éclaircit le temps et donne mal à la tête, et parfois il prend une force étonnante ; rien alors ne peut contenir l’air chaud et l’empêcher de se précipiter dans les vallées. C’est le froid d’en bas qui l’attire. C’est une terrible chose qui peut casser le blé, arracher le chaume et causer bien d’autres dégâts. Voilà ce qu’il faut craindre : être précipité dans les gorges sans fond d’une femme. Gentile da Foligno nous avertit que, dès que l’homme désire toucher une femme, il commence déjà à perdre sa substance cérébrale… C’est du devenir de l’humanité que nous parlons !

— Mais, mon ami, si la beauté des femmes n’allumait pas le désir, ce serait la disparition de l’espèce humaine qu’il faudrait craindre.

J’étais si décontenancé que je ne pouvais répondre. Alors il continua :

— Nous ne ferons pas long avant que tu aies l’occasion de dépasser tes craintes. Vois-tu, mon ami, ce que tu sais des femmes ne nous en donne pas l’intelligence.

— Mais, Maître, quelle différence faites-vous entre le savoir et l’intelligence ?

— On ne peut comprendre une femme sans changer de point de vue, et on ne peut pas changer de point de vue sans dialoguer avec elle.

— Mais la vérité de nos connaissances médicales et scientifiques ?

— Un savoir ne peut pas être vrai, toutefois certains savoirs sont moins faux que d’autres. Mais, Conrad, il faudra que tu me dises un jour pourquoi la crainte de la pensée est à ce point associée à la crainte des femmes que ceux qui combattent la pensée sont toujours aussi ceux qui combattent les femmes !

Il donna une tape amicale sur la fesse du bœuf, qui fit un soubresaut et nous éclaboussa de vase en quittant la cour pour le champ. Le Maître s’esclaffa d’un grand rire d’enfant, comme il en avait de temps à autre depuis que l’âge avait com mencé à ronger sa mémoire, et continua sur un autre ton :

— Allons sans inquiétude rencontrer cette femme. Pour ta consolation, Hermann de Summo, qui lui a enseigné le catéchisme alors qu’elle n’avait pas encore sept ans, m’a affirmé qu’elle apprenait plus vite qu’un garçon…

— Elle est simplement plus curieuse…

Il me fit signe de me taire, mais cette fois en serrant les mâchoires sous l’effet d’une de ses rares manifestations d’impatience. Cependant, il m’était impossible d’arrêter mon esprit de plus en plus agité. Mon Maître ne semblait pas comprendre que cette « fille de Dieu », comme il disait, était non seulement une femme, mais aussi une hérétique.

Il s’arrêta, nous étions dans les escaliers de la tour. Je sentis qu’il souhaitait prendre un moment de silence. Ce qu’il fit. Il sembla s’absorber dans une étrange méditation, esquissa peu à peu un discret sourire de ses yeux délicatement bridés et presque noirs. Son regard plongeait à travers un créneau de la tour d’où il semblait retirer des merveilles.

— Respire un peu, mon ami. Regarde comme le printemps est merveilleux et doux.

Je m’approchai pour regarder à mon tour dans l’archère. Je haussai les épaules, il n’y avait rien, absolument rien dans toute la campagne.

— Certains aiment imaginer Dieu, continua-t-il, moi je préfère le regarder.

— Mais il n’y a rien dehors, des champs, des arbres, des bêtes, c’est tout, lui répondis-je.

— C’est bien cela. Il y a ce que tu dis, mon frère, et c’est tellement beau !

Il ouvrit la porte, une lame de lumière le força à fermer un moment les yeux. Le matin était vrai ment superbe. Je me retournai immédiatement afin que le regard de la femme ne me touchât pas, et je m’assis sur la dernière marche, dos à la pièce. Il me suffisait d’entendre et de noter en priant les saints de préserver mon âme. Lui, hésita un instant, sans doute à cause de la lumière ou par simple prudence. J’entendis la femme gémir. Le Maître entra finalement dans le dépôt et poussa un cri qu’il aurait sans doute voulu contenir. Sans réfléchir, je me levai pour voir ; la jeune femme était nue, son bliaud à ses pieds.

— Apporte-moi immédiatement de l’eau, me demanda-t-il.

— Mais rhabillez-la, Maître, lui dis-je presque en criant.

— Ne vois-tu pas ces lacérations qui lui couvrent tout le dos? Est-ce toi qui l’as fait battre ainsi?

— Mais, Maître, il est coutume d’affaiblir une prisonnière avant qu’elle rencontre son confesseur.

— Est-ce la manière ? demanda-t-il.

— Non, non, j’ai ordonné simplement de la battre au crin sans la déshabiller ainsi. Son sang aurait pu éclabousser les frères que j’ai envoyés pour l’affaire et provoquer une épidémie…

— Tais-toi et apporte de l’eau.

Il y avait près d’une corniche un vase servant à la faire boire. Il m’ordonna de laver ses plaies, mais je tremblais. Il continua lui-même l’opération en m’enjoignant d’aller chercher des huiles et des onguents. Je me précipitai à l’officine pour revenir rapidement assister le Maître. À mon retour, il alla à la fenêtre pendant que je mettais les onguents sur les blessures de la femme. Je vou lus recouvrir sa nudité, mais il prit lui-même la robe et la recouvrit avec une douceur hors de convenance. Il semblait triste et presque abattu. Il ne cessait de répéter :

— Quelle folie ! Mon Dieu, quelle folie !

Je sortis le plus tôt possible et repris ma place sur la dernière marche de l’escalier. J’étais prêt à prendre en notes tous les détails de la confession, mais ils ne parlaient ni l’un ni l’autre. Finalement, c’est elle qui ouvrit la bouche en premier.

— Vous êtes bien, je l’espérais tant, le Maître qui vint nous enseigner, il y a déjà trop longtemps, à notre béguinage.

— Tu n’es en rien obligée de me parler, ma fille. Reprends plutôt ton souffle et apaise ton cœur, répondit le Maître.

— Vous nous aviez si bien parlé. Il prit une voix très douce :

— C’était un bel endroit ! Mais le supérieur général, Barnabas Cagnoli, préférait que je limite mes visites…

Le Maître devait pleurer, je n’en étais pas sûr, mais il y avait quelque chose de si triste dans le silence qui éloignait les phrases les unes des autres. C’est elle qui semblait maintenant consoler le

Maître :

— Ne soyez pas triste, Maître. Réjouissez-vous plutôt.

— Mais regarde-toi, mon enfant, tes blessures…

— Oubliez ces souffrances, lui répondit-elle. Il y a longtemps que la coupe a débordé. Souffre-t-on d’une piqûre de mouche lorsque l’on a été transpercé d’un glaive ! Je suis devenue étrangère à mon corps. Ce n’est pas le monde qui a été sauvé, ni le corps. Voyez vous-même : la peste et les rats, la haine et la folie, la guerre et le sang. Non, ce n’est pas le monde qui a été sauvé, c’est l’âme. La souffrance nous purifie…

C’était presque le discours des hérétiques, exactement ce qu’il me fallait noter et rapporter au général qui, lui-même, le transmettrait à l’Inquisiteur. Mais le Maître s’en rendit compte et intervint :

— Que racontes-tu là, mon enfant ! Tu ne sais pas ce que tu dis ! La fièvre t’emporte. Tu répètes sans rien y entendre les propos des cathares, non celui des béguines. N’en sais-tu pas le prix ?

— Qu’importe que l’on me condamne comme on a condamné Jésus, répondit-elle. Je veux boire la coupe et ne plus revenir en ce monde.

— Je vois que tu es blessée bien plus profondément qu’il n’apparaît. Que t’ont-ils donc fait ?

— En ce monde de péché, une fille n’échappe que rarement à l’humiliation, répondit-elle.

— Surtout lorsqu’elle est gratifiée d’une beauté dont on parle dans tout le canton.

— C’est bien pour souffrir davantage.

— Que les hommes ont de faiblesse et de violence !

Il y eut un long silence.

— Grâce aux souffrances de ma vie, répondit elle enfin, j’ai traversé de l’autre côté. La beauté périssable a été pour moi une calamité, mais cette calamité s’est transformée finalement en bénédiction, elle m’a poussée du côté éternel des choses. Cette vallée de larmes ne m’attire plus, je n’ai plus de désir…

— Crois-tu vraiment que se délivrer du désir nous avance ?

— Vous nous l’avez enseigné. Vous parliez d’une cime de l’âme. Cette cime est si totalement simple qu’aucune puissance ne peut jamais y jeter un regard, à moins de s’être perdue…

— Tu as bonne mémoire, mon enfant, cependant tu répètes sans comprendre…

— Maître, j’en ai fait l’expérience.

— Je crains que tu ne confondes l’expérience spi rituelle avec l’expérience émotive. Les souffrances peuvent amener les femmes comme les hommes à des états étranges, jusqu’à la dissolution momentanée de leur conscience du réel, mais cela n’a rien de spirituel. La véritable spiritualité n’est pas un état d’ivresse, mais, au contraire, un état de pleine lucidité.

— Il y eut un temps où je souffrais beaucoup, mais j’ai appris à quitter ce corps.

— Chut ! chut ! marmonna-t-il, je ne suis pas seul.

Le Maître faisait tout pour la ramener au bon sens et lui éviter de se dénoncer elle-même, mais elle continuait de plus belle :

— C’était l’œuvre de Dieu, non de la nature.

— Il aurait fallu penser le contraire… Qui t’a donc blessée à ce point qu’aujourd’hui te voilà si confuse et emmêlée ? Je t’en prie, restes-en là pour le moment ! Repose-toi, mon enfant. Je veillerai à ce que l’on ne vienne plus t’importuner.

Et il se retira sur-le-champ. Pourquoi n’avait-il pas continué l’interrogatoire ? Dans sa confiance, elle aurait sans doute raconté tout le reste : les rituels, les incantations, les cérémonies, les transes, les accouplements avec des démons…

Il attendit d’être dans la cour avant de me parler. Il regarda tout autour, et lorsqu’il fut certain qu’il n’y avait personne :

— Conrad, mon secrétaire, tu es de ceux en qui j’ai confiance.

— Je ne vous trahirai jamais, répondis-je.

— Je ne suis pas certain que tu comprendras mes faits et gestes dans les jours qui viennent. Mais tu me seras loyal, n’est-ce pas ?

— Je sers l’Église.

— L’obéissance chez toi est rassurante. Je te prie d’être discret en tout et de ne parler à personne de la démarche que je te demande de faire.

— Mais quoi donc, Maître ?

— Cette femme n’a pas seulement été sauvage ment battue, ceux qui l’ont frappée ont profité d’elle.

— Que dites-vous là, Maître ?

— Ne fais pas mine de ne rien comprendre.

— Vous croyez qu’elle a réussi à entraîner un de nos moines dans sa lubricité…

— Ouvre les yeux, Conrad, ouvre donc les yeux. Deux hommes sont montés, peut-être avant laudes, ils ont battu et violé cette femme non à cause de sa concupiscence à elle, mais à cause de la leur.

— Mais ce que vous dites n’a aucun sens…

— Qu’importe, je t’ordonne d’enquêter sur ce crime. Tu me rapporteras les noms des coupables, et veille à ce que cela ne se reproduise plus, tu entends. Tu as la garde de cette femme et je t’en tiendrai personnellement responsable.

Il me fut aisé de vérifier les événements de la veille, mais je n’en dis rien au Maître. Le lende main, assis sur la dernière marche de la tour, je prenais note de la suite de la confession. Le maître s’assura de la santé de la prisonnière. Les onguents l’avaient soulagée, elle se sentait bien. Il lui permit de s’asseoir. Puis, alors qu’elle allait naïvement se confesser, il la retint encore :

— Katrei, je te prie, cesse d’attiser un feu qui pourrait te perdre. Les souffrances que l’on s’impose font horreur à Dieu.

— Je suis prête pour ce sacrifice. Que l’on me brûle, je serai libre.

— Ô Dieu du ciel, qu’avons-nous fait ! Qui a bien pu pervertir à ce point la signification de l’Évangile ! Lui qui est la Sagesse est devenu un fanatique, lui qui est la justice est devenu l’injustice, lui qui est la bonté est devenu la haine. Pauvre fille ! Embrasser le christianisme, c’est accepter de passer par l’intelligence pour aller jusqu’aux pro fondeurs de la vie spirituelle !

— Mais Maître, la pensée nuit à la foi…

Il s’arrêta soudain, fit quelques pas nerveux et continua :

— Tu es inconsciente de ce que tu dis. Alors, pour le moment, réponds simplement à mes questions, sans plus.

Il dut s’asseoir juste en face d’elle. Sans doute plongeait-il ses yeux sombres et profonds dans les siens comme il le faisait parfois avec ses élèves, sans aucune complaisance, mais avec une bonté parfaitement droite :

— De quelle façon t’es-tu retrouvée à l’école du monastère ?

— Ma mère est morte tout de suite après la naissance de mon frère Albéron, je n’avais pas tout à fait cinq ans. C’était en juillet, je m’en

souviens, il y avait une crevasse dans la colline juste au nord de la chaumière ; j’y ai couru, m’y suis cachée. J’étais si perdue, j’avais si peur. J’ai pleuré, je ne sais pas combien de temps. J’ai dû m’endormir là. C’est dans cette grotte que j’ai eu le don.

— Le don ! s’exclama le Maître.

— Il y avait une chatte qui devait mettre bas, je voyais ses petits dans son ventre et leur couleur aussi. Je les ai dessinés pour ma grande sœur, et, quand la chatte a accouché, elle a eu très peur parce que mes dessins étaient vrais. Si une femme porte un bébé, je vois la position du bébé…

— Un don n’est rien en soi, l’interrompit le Maître, ce qui importe, c’est son usage…

— On m’a encouragée à le développer et à l’utiliser toutes les fois que c’était possible, répondit-elle.

— Qui donc ?

— Hermann de Summo et aussi Guillaume de Nidecke, les deux dominicains qui m’ont enseigné. Ils voulaient m’aider à développer ce don.

— Ils voulaient plutôt te rendre suspecte de sorcellerie dès le départ. Ils t’ont amenée au couvent ?

— Oui. Ils voulaient m’éduquer.

— Mais il est rare qu’un enfant soit admis gratuitement au couvent, surtout une fille.

— J’avais le don, c’est pour cela qu’ils m’ont instruite. Il fallait presque chaque jour vérifier si j’étais possédée du diable ou de Dieu. Nous étions pauvres. Mon père était heureux de me savoir en sécurité.

— Et que faisaient-ils pour vérifier si le don venait de Dieu ou des démons ?

Elle ne disait rien, ne bougeait plus, ne respirait plus, je n’entendais que la respiration fibreuse du Maître.

— Je suis un vieil homme, Katrei, et je ne crains plus la réalité toute crue. Alors, parle-moi franchement. Une aussi jolie petite fille quelque peu déséquilibrée par le décès de sa mère n’est pas forcément entrée au catéchisme par la bonne cha rité de moines désintéressés.

Ces dernières paroles s’étaient enfoncées dans un silence qui prit une lourdeur effrayante. Ce silence mortel se prolongea un temps qui me parut inter minable. Ma plume restait suspendue. Une goutte d’encre tomba sur le parchemin. La tâche était effrayante et, pourtant, je n’arrivais pas à m’enlever l’image de la jeune fille nue et si frêle dans la lumière. J’étais prieur au couvent lorsque Hermann et Guillaume enseignaient à l’école du couvent. Le démon connaît toutes les ruses. Par un charme, la petite fille avait dû subtilement s’introduire en eux et les avait vaincus. Dieu sauve leur âme ! Et mainte nant, elle était dans mes entrailles à moi comme un cheval de Troie. Malheureux ! Je n’avais rien vu de la chute de mes propres frères Hermann et Guillaume. Le Maître interrompit ma rêverie :

— Que faisaient-ils ?

— Je ne sais pas, finit-elle par dire en pleurant, je n’étais pas tout à fait là lorsqu’ils le faisaient.

— Ils mettaient un bandeau sur tes yeux, continua-t-il à sa place, et quand ils relevaient ta robe tu avais si peur que tu quittais ton corps.

— Vous avez le don, Maître ?

— L’âge et l’observation des hommes peuvent aisément compenser l’absence de don. Mais réponds-moi encore, qu’est-ce qui leur permettait de savoir si tu étais habitée par un diable ou par un ange ?

— Les diables, il faut les fuir, ils sont dans le corps, ils se tortillent dans le corps qui n’est que saleté. Si je veux rester bonne, je les laisse châtier mon corps, mais ne les laisse jamais entrer dans mon esprit. Il ne faut pas que je les voie, que je porte attention à leur présence. En plus, les démons parlent toujours et disent des choses obscènes, des choses qui ne se peuvent pas, alors il ne faut jamais les répéter.

— Si je comprends bien, les démons pénétraient dans ton corps, mais il ne fallait pas que tu le dises, il ne fallait même pas que tu te l’avoues à toi-même.

— Si on se l’avoue à soi-même, c’est qu’ils ont pénétré dans l’esprit, et s’ils pénètrent dans l’esprit, ils y transportent des images horribles et sales.

— Peux-tu me décrire une de ces images ?

— Non, je n’ai jamais laissé une telle image se former dans mon esprit.

— Alors fais attention à ceci : ce n’étaient pas les démons qui te pénétraient et qui te châtiaient, c’étaient eux, Hermann et Guillaume. Ils t’ont menti pour que tu ne les dénonces pas. Ils ont profité de ton innocence. Ils ne voulaient pas que tu les voies, ils ne voulaient pas que tu saches que c’étaient eux. Mais tu le sais ! Au fond de toi, tu t’en souviens, car on ne ligote jamais totalement la conscience, il y a toujours quelque chose qui voit. Et la vérité affranchit.

Le Maître comprenait à l’envers. C’est elle qui pénétrait d’abord dans ces deux pauvres moines…

Katrei finalement corrigea le Maître :

— Mais, Maître, je vous l’ai dit, Dieu m’a donné un don, mais la nature, une tare. Ce sont eux qui étaient envoûtés par mon corps de femme. Il fallait punir ce corps.

— Quelle honte pour notre communauté ! Comment ont-ils pu aller jusque-là dans leurs machinations ? Et voilà que toi, tu t’accuses de leurs péchés à eux, et si je n’arrive pas à te faire entendre le bon sens, tu risques de te condamner toi-même devant un tribunal qu’ils ont saisi eux-mêmes. Tu te laisseras brûler pour sauver leur pauvre âme. Mais si tu veux vraiment les sauver, donne-leur la vérité. Si tu es encore capable d’un peu de miséricorde pour ces misérables, donne-leur ta vérité.

Le Maître sortit brusquement, il semblait furieux. Je ne l’avais jamais vu ainsi. Il prit de profondes respirations, du moins les meilleures que lui permettait le début de phtisie qui déjà l’oppressait. Tout en bas de l’escalier, dans l’es poir de réduire sa colère, j’osai lui chuchoter :

— Cette femme n’est pas si folle. Elle connaît sa faute et nous évitera le déshonneur.

C’est alors qu’il empoigna ma soutane avec une force terrifiante. Mais il prit une respiration, une autre encore plus profonde et une autre, et finit par dire :

— Tais-toi, Dieu du ciel, tais-toi, tu ne sais pas ce que tu dis. Va me chercher ces deux ban dits. Non seulement ils ont profané cette enfant, mais ils ont perverti sa pensée au point où elle ne peut plus se défendre ni devant les hommes ni devant elle-même.

Je n’osai répondre, mais priai Dieu de tout mon cœur pour qu’il assiste le Maître et le redresse.

La veille de Pâques, le Maître insista pour que j’accélère mon enquête. Et il exigea que Guillaume de Nidecke et Hermann de Summo lui soient amenés. Il insista avec une telle autorité et une telle urgence que je dus lui annoncer la veille ce que je devais lui apprendre le lendemain, après la messe du Saint jour.

— Maître, lui dis-je, le supérieur général vous fait demander à Cologne dès que possible.

— Je termine ma visite ici et rentre à Cologne le mois prochain tel que prévu.

— Il vous faudra, je crains, partir dès votre messe de Pâques terminée, c’est l’ordre écrit du supérieur général.

— Il me faut rencontrer ceux qui ne sont pas dignes de notre Ordre et voir à ce qu’ils soient chassés ; de plus, il me faut continuer d’entendre Katrei avant qu’on ne la condamne. Est hérétique non pas celui qui se trompe de route, mais celui qui, en connaissance de cause et après avoir été correctement instruit, s’entête sur un chemin de déchéance et en entraîne d’autres avec lui. Katrei est innocente, mais son âme est confuse et mérite consolation et rectification. C’est mon plus grand devoir, alors je partirai pour Cologne à la date prévue.

— Maître, cela est impossible !

— Et pourquoi donc ?

— Ceux que vous désirez chasser, ce sont ceux-là qui vous font demander à Cologne. Ils ont produit une demande à l’archevêque, Henri II de Virneburg, pour que soient étudiés certains de vos enseignements suspects. Ils vous attendent là, et vous devrez vous justifier devant eux.

— Jamais, répondit-il sèchement !

Il prit une respiration si profonde et si lente que je crus qu’il allait s’effondrer. Il fut un moment comme paralysé. Puis il reprit douce ment son souffle. Au bout de quelques instants, il enfonça son regard dans le mien si longtemps que je ne fus plus capable de le supporter. Il semblait capter en moi des images que je ne voyais pas moi-même. Finalement, il rompit sa contention :

— Le paysage s’éclaircit, oui, il s’éclaircit et se montre enfin. Dis-moi, tu avais ordre de prendre note de l’interrogatoire non seulement pour sa condamnation à elle, mais aussi pour la mienne, n’est-ce pas ?

— Maître j’ai obéi à mon supérieur général comme vous le faites chaque instant. En aucun cas, je n’ai craint pour vous, pas même après avoir entendu vos hésitations devant la diablesse. Hermann de Summo et Guillaume de Nidecke vous en veulent parce vous n’avez cesse de leur faire reproche sur tout.

— Ils méritaient pire, et autant toi que moi sommes coupables d’une tolérance bien plus insane que chrétienne. Le résultat de cette tolérance est là dans la tour et remet en question nos lieux communs.

— Mais ils ne peuvent rien contre vous. Vous avez une conduite irréprochable depuis toujours, vos prêches, quoiqu’un peu emportés par moments, sont d’une orthodoxie incontestable. Ce n’est là qu’une occasion d’affirmer vos idées et de les faire confirmer et si…

Je voulus retenir le reste de ma phrase, mais il ne me le permit pas.

— Si… Si par malheur et sans mauvaise volonté de votre part, certaines expressions sont jugées malsonnantes, il vous sera facile d’en ajuster le propos. Par ailleurs, votre position favorable aux béguines, ennemies de l’Église et du pape, donne l’impression, je dis bien l’impression, que vous pourriez condescendre à leur philosophie…

— Que de tortillons et surtout que de naïveté pour un homme de loi et de science comme toi ! La politique est comme le vent ; tantôt elle va dans un sens, tantôt, dans un autre. Celui qui suit le vent marche en zigzag et, à force de chercher à éviter un vent de face, il finit par frapper des murs de pierre. La vérité parle d’elle-même et n’a besoin que de la simplicité du cœur pour être comprise. Veille simplement à cette simplicité et tu reconnaîtras par toi-même le juste de l’injuste. Com ment peux-tu faire confiance à ton supérieur si tu ne peux pas juger par toi-même de la valeur de ses dires et de ses conduites ? À partir de quoi choisi ras-tu ton guide si tu n’es pas capable d’entendre à l’intérieur de toi celui qui te le recommande ? L’obéissance ne consiste pas à nous décharger sur les autres de nos responsabilités les plus fondamentales.

Il regarda un long moment le ciel. Les étoiles scintillaient avec force. Je me retirai sans qu’il donne indice de l’avoir remarqué. De ma cellule, je le voyais encore, il était toujours là.

Le sermon

Dès les premières cloches de l’aube, je le rejoignis à sa cellule. Je remarquai sur son visage cette pro fonde ride entre les sourcils qui ne se formait que lorsqu’il avait veillé toute une nuit. Il me prit par l’épaule avec une étrange force, se délia la gorge par quelques toux sèches, puis me dit :

— C’est une belle journée, n’est-ce pas, mon ami?

— Pâques est un jour de gloire.

— La lumière peut inonder les gouffres les plus profonds. Ce sera mon dernier sermon ici, à Strasbourg, où plus de femmes que d’hommes paraissent recevoir convenablement l’Évangile…

— Et dont plusieurs, hélas ! sont béguines.

Il fit une pause, plongea son regard dans mes yeux, et il continua :

— Nous les aimons comme il se doit, chacune d’elles. Je célébrerai la messe ici, au monastère. Il y aura beaucoup de monde, la cérémonie aura lieu dans la cour, en direction sud, devant la tour…

Il inspira profondément et me saisit par les deux épaules :

— L’obéissance a ses priorités, n’est-ce pas ?

— Que voulez-vous dire, Maître ?

— Que tu me dois obéissance tant que celle-ci ne te met pas en contradiction avec notre général Barnabas Cagnoli.

— C’est exact.

— C’est toi qui as la garde de Katrei. Je veux qu’elle soit amenée avec nous à Cologne.

J’hésitai un moment. Je n’arrivais pas à évaluer l’importance de l’injonction que j’avais reçue d’ailleurs. Finalement, je lui dis naïvement :

— Ceux qui nous demandent là-bas m’en ont déjà donné l’ordre.

Il écarquilla les yeux et parut lire dans mon regard ce que je n’appris que bien plus tard, puis il se recueillit un moment.

— Tu viens de confirmer la hauteur de la montagne qu’il nous faudra gravir et me souffler un dernier vœu. Tu veilleras à ce que le père de Katrei puisse entrer au monastère et visiter sa fille, seul à seule, avant la messe. Je voudrais aussi que le seigneur chevalier Gauthier de Bruges et sa femme, qui sont de passage à Strasbourg, me soient présentés immédiatement après le déjeuner. Tu leur diras que c’est urgent, ils viendront et tu nous laisseras seuls.

Il me sourit et continua :

— Et c’est un ordre. À ceux qui sont venus fouetter la prisonnière pour qu’elle m’implique dans sa propre condamnation, tu diras qu’ils n’étaient pas obligés de la souiller parce qu’elle refusait de se parjurer. Tu ajouteras, et j’y insiste, que cette femme jeune, frêle, fragile et naïve démontre un courage dont ils ne seront jamais dignes. Quant à toi, Conrad, il n’était pas nécessaire de me cacher cette bassesse de mes accusateurs puisqu’il ne s’agissait en rien d’un ordre du supérieur général, mais simplement d’une initiative d’Hermann de Summo avec la complicité de Guillaume de Nidecke, et sans doute l’approbation d’Henri de Virneburg.

J’étais atterré, comment avait-il su ?

Il était pour le moins inusité de faire la cérémonie face à la chapelle plutôt qu’adossé à son mur tan gent. C’était pour que la voix résonne, disait-il. Mais c’est en participant aux préparatifs que je compris que le Maître voulait se faire entendre et même voir par l’hérétique. J’en fis remarque au prieur qui me répondit assez sèchement :

— Dominique, notre saint fondateur, avait prêché en pays cathare et constaté la nécessité de proposer des modèles spirituels en accord avec les nouveaux problèmes de notre monde. Les pauvres gens ne reconnaissent plus le Jésus défiguré par certains évêques. Jamais Dominique ne fut en faveur des persécutions qui n’encouragent qu’à fuir l’Église plutôt qu’à s’en approcher. N’est-il pas normal qu’un des plus grands instructeurs de notre Ordre suive notre plus fondamentale tradition ?

— Mais, père prieur, lui répondis-je, les béguines…

— Dis-moi, en quoi sommes-nous dignes d’elles ? Nous avons plus d’une fois trahi nos propres vœux en les déshonorant, elles vivent plus pauvrement que nous, elles se consacrent aux miséreux et consolent bien des femmes bafouées. Sans notre perversité, nous aurions avantage à les côtoyer. Notre père Eckhart est un de ceux qui se sont montrés plus que dignes de leur confiance, et il me fait pitié de te voir placé ainsi en travers de son chemin. Je te pardonne parce que tu ne connais pas ceux qui te manipulent. La messe sera entendue par Katrei, et tu la placeras de façon à ce qu’elle voie le Maître de la tour.

J’avoue n’avoir rien saisi sur le moment de cette remontrance du prieur.

Sous un soleil radieux et malgré une fraîcheur qui venait du Rhin, la messe eut lieu à l’endroit et au moment prévus. La foule était immense, on venait de la ville et des campagnes, les enfants s’accrochaient à la robe de leur mère, les hommes formaient des petits groupes et discutaient sans doute de l’avancement des labours et des semences. Certains s’étaient déjà agenouillés et priaient, d’autres se hissaient sur la pointe des pieds et cherchaient le Maître du regard. Le père et la famille de Katrei étaient dans l’assistance. Le rus taud avait rencontré sa fille plus d’une heure. Mais que faisaient le seigneur Gauthier de Bruges et sa noble femme Jutta d’Anvers si près de ce robuste paysan mal débarbouillé, aux yeux écartés comme ceux d’une bête ? Il y avait là quelque chose de déplacé qui choquait.

À l’avant, Tauler discutait avec Suso, du couvent de Constance, de passage chez nous. Inévitablement, ces inconditionnels du Maître devaient spéculer sur le prêche qu’il ferait. Ils se préparaient à boire ses paroles sans trop de discernement. Ne se rendaient-ils pas compte que le Maître devait freiner ses ardeurs, à cause non de la justesse de sa doctrine, mais des oreilles grossières des femmes et des paysans ? Il insistait sur la pauvreté en pointant du doigt les clercs et même les évêques, il exacerbait ainsi la hargne naturelle des miséreux contre le noble clergé. Cela donnait à penser aux esprits rustres qu’il critiquait le pape. Des femmes transcrivaient ses sermons que l’on répandait sans distinction dans tout le pays…

Ma pensée vagabondait. Lorsque le Maître monta sur la tribune de bois improvisée pour l’occasion, je fus fort contrit de n’avoir rien entendu du kyrie et du gloria. Je sortis ma plume pour prendre en note le sermon.

Il rassembla ses forces, qui étaient encore considérables, le silence couvrit l’assemblée qui sembla soudain se rendre compte de l’importance du moment, et il commença :

— Très nobles gens et honnêtes paysans, réjouissez-vous de ce que le Seigneur ressuscité ait d’abord été reconnu par Marie-Madeleine avant de se présenter à ses apôtres. Il est écrit dans l’Évangile : « Notre Seigneur Jésus monta à un petit château fort et fut reçu par une vierge qui était une femme. » Il y a juste derrière moi une tour qui se termine par une toiture conique pointée vers le ciel. N’est-ce pas une belle représentation du petit château fort dont parle l’Évangile ? Eh bien ! prêtez-moi votre attention : il faut de nécessité qu’ait été vierge la mère de Jésus. Vierge n’est pas d’abord un qualificatif charnel. On doit s’élever plus haut. Vierge veut dire rien de moins qu’être dépris et délié de tout. Vous pourriez demander : comment l’être humain peut-il être ainsi dépris ? Prêtez attention à cette distinction. Si j’étais sans attachement pour aucune représentation au point que je me tienne libre et dépris, en vérité je serais vierge, aussi vierge qu’un petit enfant, et je pour rais voir toute chose clairement, et cela même si j’avais connu le plaisir charnel ou l’humiliation d’être profané. L’entendez-vous, la virginité est une attitude de liberté vis-à-vis de nos préjugés. Je dis en outre : que l’être humain libre et sans entrave participe à la création. Mais écoutez encore ceci ! Si l’être humain était vierge pour toujours, aucun fruit ne proviendrait de lui. Doit-il devenir fécond, il lui faut donc être une femme. Femme est le mot le plus noble que l’on puisse attribuer à l’âme, et il est bien plus noble que vierge…

Sa voix forte et vibrante frappait sur le mur nord de la chapelle et revenait plus forte. Il continua :

— Sont peu féconds ceux qui, une année durant, s’attachent aux prières, aux jeûnes, aux veilles et à toutes sortes d’exercices qui les éloignent de leur corps. S’attacher à une vision du détachement, voilà ce que j’appelle une année perdue, car notre âme ne donne alors aucun fruit. Seul l’attachement aux êtres réels nous détache de nos préjugés. J’ai dit parfois qu’il est une puissance dans l’esprit qui vit seule et libre. Parfois, j’ai dit qu’elle est un rempart, parfois, j’ai dit qu’elle est une lumière, parfois, j’ai dit qu’elle est une étincelle. Mais je dis maintenant : ce n’est ni ceci ni cela, c’est un quelque chose de plus intérieur, c’est la source de toute création. Je dois mainte nant partir pour Cologne afin de me justifier. N’ayez crainte et l’amour gagnera…

Le reste de la messe se déroula dans un silence inexplicable vu la foule, les artisans, les paysans, les enfants, les femmes, les gueux, les estropiés et sans doute, cachés sous toutes sortes d’apparences, les hérétiques.

Après la cérémonie, ils furent nombreux à rester pour assister au départ du Maître. Il donnait l’im pression d’être au meilleur de sa forme, saluait les uns, conseillait les autres, avait un bon mot pour chacun. Plus ils étaient pauvres et lents à s’expri mer, plus il leur accordait d’attention. À un moment, il alla jusqu’à jouer avec un groupe d’enfants comme s’il avait complètement oublié l’urgence du départ et la gravité de la situation.

Impatient, j’attendais que le prieur le presse, mais il n’en fit rien. Au contraire, il me demanda d’aller chercher le père Tauler et lui confia, à lui qui venait tout juste de terminer sa théologie, le soin d’assurer la sécurité du Maître et de la béguine. J’en fus décontenancé et lui indiquai que, vu la situation, le Maître devait avoir meilleure escorte. Il ne broncha pas.

Tauler était un homme trapu, costaud, au nez carré et plat bien enfoncé dans son large visage énigmatique. Il était particulièrement brillant et, il faut bien le dire, en tout irréprochable. Il avait été choisi pour aller se parfaire au studium de Cologne et éventuellement être envoyé à Paris.

La foule ne se dispersa que tard dans l’après-midi et, même ensuite, un grand nombre d’hommes mais surtout des femmes s’attardaient autour du Maître. Le prieur m’envoya, sans doute pour m’éloigner un peu, aider Tauler aux préparatifs.

Dans la cour, le Maître était toujours là, des femmes lui avaient apporté du pain et du fromage, il mangeait et discutait. Le prieur parais sait ravi de tout ce qu’il voyait. Ce n’est qu’à la dernière cloche que l’on se résigna à le laisser. Il était visiblement épuisé, il s’endormit près du puits où le supérieur alla le chercher pour le reconduire à sa chambre.

Le lendemain, après avoir chanté matines et laudes, nous partîmes enfin dans une petite embarcation en direction de Cologne. Sur le quai, le prieur semblait particulièrement anxieux. Il n’était pas difficile d’augurer que le départ du Maître allait accentuer la division des moines : les uns favorables au prieur qui d’évidence se montrait sympathique à la pensée d’Eckhart, et les autres, ses ennemis jurés qui craignaient ses sévérités. À tout cela s’ajoutaient des passions plus violentes. Pour certains, choisir Eckhart, c’était choisir la rigueur de pensée et d’action ; s’en éloigner, c’était glisser peu à peu dans la médiocrité. Pour d’autres, le monastère se voulait un lieu de protection contre l’insécurité du siècle plutôt qu’un lieu d’engagement spirituel. Pour ceux-là, le départ du Maître allait enlever la pression qui les empêchait de réclamer la tête du prieur. Comment cimenter un minimum d’unité nécessaire à l’harmonie du couvent alors que se retirait l’autorité du Maître qui, tout en étant occasion de division, assurait l’équilibre précaire des parties ? Deux hommes d’armes habillés en paysans avaient été demandés par Tauler pour nous accompagner. Suso venait puisqu’il allait, lui aussi, parfaire ses études quelque temps avant de retourner à Constance. Étant donné la présence de Katrei, selon la convenance, on avait désigné une femme pour nous accompagner. Nous l’at tendions en bavardant dans la barque. Elle arriva enfin. Le capuchon de son manteau de laine brune voilait presque entièrement son visage. Elle avait une drôle de démarche pour une paysanne. Mais lorsque le Maître prit sa délicate main pour l’ai der à franchir le rebord du quai, je la reconnus ; la dame n’était nulle autre que Jutta, l’épouse du seigneur Gauthier.

En nous éloignant, plusieurs d’entre nous, le prieur particulièrement, avaient les yeux pleins d’eau.

Dans la barque

La barque glissait sur le fleuve, la vallée prenait vie sous l’effet du printemps. Ballons touffus, collines fleuries, vallons verts, adrets piqués de vignes s’ouvraient devant le fleuve tranquille. Ici et là, la fumée des chaumières, les pleurs d’un bébé qui perçaient entre ceux des bêtes, une cloche qui rappelait le ciel. Tantôt une barge chargée de bois ou de marchandise poussée par de puissants rameurs, tantôt la somptueuse barque d’un seigneur qui prenait son faste dîner en compagnie de dames joyeuses et frivoles ; la variation du monde s’écoulait en périphérie de nos regards inclinés par la règle et la prière.

Le père Tauler avait préparé le voyage avec soin. Nous chantions et priions les heures, nous respections les temps de silence et d’oraison, et nous faisions nos lectures aux repas. Nous gardions l’essentiel de la vie monacale. Il aurait pourtant fallu faire plus. J’arrivais à contenir mes yeux selon la règle, mais des parfums de femmes s’engageaient dans l’embrasure de mon capuchon… J’eus beaucoup à lutter, et lorsque nous chantâmes : « Heureux tout homme qui craint l’Éternel… Sa femme est comme une vigne féconde à l’intérieur de sa maison… », j’avais tendance à imaginer le corporel plus que le spirituel.

Le Maître connaissait mon combat et cherchait à attirer mon attention sur des particularités de la nature, un arbre singulièrement pittoresque, un oiseau étonnamment agile, un cerf gracieux qui bondissait sur la rive. Cela me soulageait un instant. Le père Suso maintenait son regard si égal, paraissait si renfoncé en lui-même que l’on eût dit qu’il n’avait pas conscience des deux femmes. Quant au père Tauler, il s’était sans doute réfugié ailleurs, il présentait une lippe étrangement jobarde, la bouche entrouverte et le regard vide. Sentait-il leur odeur ? Tous deux étaient vraiment chastes. Mais moi, les entendre, les sentir, les entre voir… Je ne pouvais plus aligner un seul Notre Père sans y retrouver leur image. Le Maître, lui, parlait aux femmes avec un cœur léger.

Entre deux phrases, il me lança, sans avertissement :

— Mon ami, regarde ces chevaux qui galo pent librement dans le pré, voilà ce que je veux dire par « être dépris » ; dépris, cela veut dire dan ser, jouer sans résistance et sans crainte sur la vie, sans se laisser engloutir par des peurs et des inquiétudes inutiles.

Je restai muet et caché dans mon capuchon. Perçut-il l’inexplicable larme que sa parole fit couler sur ma joue ?

Il prenait de l’eau dans ses mains et la buvait. J’étais scandalisé de ce qu’il semblait mélanger deux choses aussi différentes, la vie mortelle et la vie éternelle. Il dut le deviner :

— Mon ami et fidèle frère, si tu es perdu dans la forêt, le meilleur chemin est de continuer en direction de ton choix, sinon, tu iras à gauche, puis à droite et à gauche encore, de façon à allonger ta route ou, pire, à tourner indéfiniment en rond. Chaque personne ne peut exprimer qu’une seule manière de vivre. Et il ne sert généralement à rien de regretter un choix. Que chacun conserve sa voie, il y fera entrer toutes les autres voies. Tu peux être fécond dans ta voie, c’est cela qui importe.

Jutta resta songeuse et posa sa propre question:

— Mais moi, je suis noble, riche et mariée. J’ai de beaux enfants, j’adore mon mari et j’ai plaisir à vivre, alors je m’inquiète de mon salut. Devrais-je me retirer du monde ?

— On m’a posé cette question bien souvent, répondit le Maître. Bien des gens aimeraient se retirer du monde et vivre dans la solitude pour y trouver la paix. Serait-ce là ce qu’il y a de mieux à faire ? Je réponds non ! Celui dont l’attitude est droite se trouve bien en tous lieux et avec tout le monde. Mais celui qui manque de rectitude se trouve mal en tous lieux et avec tout le monde.

Plus le Maître parlait, plus je me sentais pitoyable. Le Maître continua :

— Il existe deux espèces de repentir : l’un est contre soi et rend triste, l’autre est pour soi et rend léger.

Cette phrase qui m’était en fait destinée ne me secourut point, au contraire, elle m’enfonça davantage. L’un des deux hommes de main, le plus jeune, hasarda naïvement cette question :

— Est-ce vrai ce que l’on dit, qu’une bonne mère qui rend l’âme en donnant naissance a de bonnes chances de gagner le ciel sans passer par le purgatoire ?

— C’est pure vérité ! Tu vois, mon ami, toute la beauté du monde. Alors, dis-moi, comment concilier cette beauté avec quelque chose d’aussi atroce que la mort d’une mère ?

L’homme osa répondre au Maître :

— Le monde n’est pas merveilleux.

— Je vois que la mort prématurée de ta mère te révolte. Cette révolte a peut-être été ta première réaction spirituelle…

— Ce n’était pas spirituel. Je rageais contre Dieu, riposta-t-il.

— Cette rage n’était possible que parce que tu percevais que cette mort n’était pas en accord avec la justice. Tu en étais scandalisé parce que tu saisissais au fond de toi-même ce qui aurait dû se passer : le simple bonheur de l’accouchement. La révolte contre Dieu est nécessaire à notre existence, elle nous permet la distance indispensable à la formation de notre identité propre. Mais c’est aussi une invitation à changer de point de vue. Si l’on se fixe obstinément sur une façon de voir, on perd le mouvement d’ensemble, on n’en sort pas. Je ne te demande pas de croire que le monde est beau, je t’invite à le découvrir.

Katrei ne put se retenir de continuer là où le Maître s’était arrêté :

— C’est certain que si tu crois que notre mère n’est plus, le monde n’est pas merveilleux du tout, c’est un monde où la cruauté l’emporte. Mais alors c’est dans ton esprit que maman est morte… L’homme de main n’était nul autre qu’Albéron, le jeune frère de Katrei. Comment Tauler avait-il bien pu permettre…

Le scandale

Le lendemain après-midi, nous débarquâmes près d’un hameau niché dans le fond d’un méandre particulièrement profond du Rhin. Le ciel était gris et une éminence rocheuse formait une muraille qui assombrissait encore davantage les lieux. Nous étions près de Bingen, mais je ne connaissais pas ce village. Le cimetière se trouvait sur un palier verdoyant donnant sur le fleuve et on y enterrait un petit enfant. L’attroupement dépassait en nombre ce que la cérémonie justifiait. Tout naturellement, nous nous sommes approchés pour participer à l’événement. L’hiver avait dû être cruel pour le prêtre des lieux, sa soutane rapiécée cachait mal son état de maigreur extrême. Je me rendis compte que la plupart des paysans avaient dû en souffrir tout autant. Le curé, que tout le monde appelait simplement Walter, haranguait la foule d’une voix rauque et frémissante :

— L’enfant que nous enterrons ajoute une pierre de plus sur nos cœurs déjà lourds. Trop d’innocents petits sont morts cet hiver parce que le cens, le champart, la taille, le tonlieu, le chevage et quoi encore, payés au seigneur pour ses droits de ban, nous ont laissé trop peu. À cela il faut ajouter la dîme et le pouillé pour l’évêque qui vit dans le luxe et la luxure. Il ne reste plus au paysan qu’un manse trop petit pour nourrir sa famille. Voilà la vérité. Devons-nous encore cour ber l’échine et laisser nos enfants mourir de faim ? Je ne dis pas cela pour vous pousser à une révolte qui nous conduirait à une mort encore plus immédiate. Pensez à ce qui est arrivé aux paysans qui ont voulu croiser la faucille contre l’épée ! Non, je l’exprime comme une plainte à la face de Dieu pour qu’il nous entende. Je pleure à la manière de Job, impuissant et malheureux. Nous devons pourtant sauver l’Église. Est-ce mal d’endiguer le mal ? Ne serait-ce pas au contraire péché que se soumettre aux imposteurs qui nous ont volé notre Église ? Mes frères, mes amis, regardez le visage de cette mère qui pleure son enfant, regardez le visage de toutes les mères qui pleurent avec elle un enfant ! Si cette souffrance nous était venue de la mauvaise saison, de la vermine ou des rats, elle coulerait comme une rivière jusqu’à la mer qui redonne vie. Mais la souffrance de ces femmes ne s’apaise pas, elle résiste, elle se retourne dans le cœur. Elle espère de nous une action…

Le prêtre n’avait pas repris son souffle que Katrei, notre prisonnière, continua sur sa lancée avec force de voix :

— La véritable Église n’est pas de ce monde… Sur ces mots et sans avertissement, une garde formée de quatre cavaliers armés de fléaux et de matraques et une dizaine d’archers nous cernèrent. Ils sommèrent Walter de les suivre. Katrei voulut intervenir, mais cette fois, le père Tauler lui prit solidement la main, et le Maître intercéda

auprès des soldats :

— Il faut excuser cette femme que nous accompagnons jusqu’à Cologne…

— À Cologne ! répéta le chef du groupe du haut de son cheval. Mais ne seriez-vous pas juste ment le dominicain que l’on amène à l’archevêque Henri de Virneburg pour répondre d’enseignements douteux ? Et cette femme ne serait-elle par l’hérétique que l’on dit vous être chère ?

Les archers se mirent à ricaner. Albéron voulut les refroidir, mais son compagnon le retint. Tauler prit la relève d’Eckhart :

— J’ai la responsabilité d’amener le Maître et cette femme à Cologne. Le moine qui vient de vous parler est parmi les plus grands théologiens du monde chrétien et, n’était sa miséricorde, il pourrait vous tenir rigueur pour vos propos. Moi-même, je pourrais rapporter vos paroles, mais je remarque simplement que vous avez été mal informé. Le Maître se rend à Cologne par obéissance à son général et non à l’archevêque. Quant à la femme, nous l’amenons devant l’Inquisition qui la veut vivante et apte à répondre de ses gestes et de ses dires. J’ai ici l’ordre de mon supérieur général Barnabas Cagnoli…

En réponse au regard impératif de son com mandant, un soldat s’approcha de Tauler et appuya fortement sa dague sur son dos. Nous dûmes alors les suivre jusqu’au château, où l’on nous enferma dans la tour alors que Walter fut jeté au cachot.

Le château était en fait un modeste manoir niché sur un promontoire près de Rupertsberg, à quelques lieues du monastère fondé par Hildegarde. De la fenêtre on pouvait observer, dans les eaux du Rhin, la « tour aux souris » sur une île rocheuse. On raconte partout que l’évêque Hatto de Mayence y avait entassé des réserves de céréales en temps de disette, et que, exaspéré des réclama tions et des plaintes des pauvres et des affamés qui l’assaillaient, il les fit enfermer dans une grange à laquelle il mit le feu. « Entendez-vous sif fler mes souris ? » vociférait-il en écoutant leurs cris. La nuit même, des foules de souris envahirent son palais ; il se jeta dans le Rhin pour leur échapper, mais elles le poursuivirent et il se noya. Aussi, à la vue du rocher, Katrei se mit à gémir, comme si elle pouvait faire encore davantage pour sa propre condamnation :

— Dieu a noyé Hatto parce qu’Il aime son Église, et Il veut la purifier.

Ce à quoi les gardes répondirent en hurlant et en tapant à coups de matraque sur la lourde porte de bois :

— Faites-la taire, sinon nous l’égorgeons sur-le-champ.

Et un autre d’ajouter :

— Nous la brûlerons avec Walter l’hérétique. Albéron se précipita vers la porte en criant :

— Il faudra d’abord me tuer.

— Tout de suite si tu veux, répondirent-ils en ouvrant la grille.

Katrei se jeta sur son frère pour le faire reculer, tandis que Tauler s’approchait d’eux en ripos tant avec force :

— L’Inquisition n’entend pas à rire. Qui s’interpose sur le chemin de l’Inquisiteur prend le risque de se retrouver parmi les suspects !

Tauler soutenait leurs regards sans broncher, ils refermèrent la grille. Le moine se retourna vers Katrei et l’avertit sèchement :

— Que tu cherches le bûcher pour toi-même, cela t’appartient. Mais si tu entaches le Maître et l’entraînes avec toi dans le feu, je suis sur ton chemin. Quant à toi, Albéron, souviens-toi du ser ment que je t’ai obligé à faire avant de t’accepter parmi nous.

Ces mots les saisirent tous deux, et il ne fut pas nécessaire de les répéter. Katrei se retrancha derrière le silence qui convient aux femmes.

Des trois jours qui suivirent, nous ne rencontrâmes jamais le seigneur des lieux. On nous dit simplement qu’il était parti en voyage. Il nous fut tout aussi impossible d’adresser un courrier au général. Il fallut se contenter d’attendre. Au rythme des cloches, nous continuâmes nos prières conformément à notre règle.

Le Maître ne paraissait préoccupé que du salut de Katrei, à qui il consacrait tous ses temps de parole.

— Ma fille, dit-il à un moment, pourquoi veux-tu à ce point détruire ton corps ? Quelqu’un fait-il ici la différence entre les désirs qui mènent au malheur et les désirs qui mènent au bonheur ?

N’obtenant de chacun de nous qu’un silence interrogateur, il continua :

— Prenons l’exemple du désir de la propriété. Pour s’approprier dix arpents de terre, il faut se désapproprier de tout le reste de la terre. Il faut rompre l’égalité du regard, il faut se dire: «Je suis responsable de ce petit bout de terre, donc je ne suis pas responsable du reste. Que la terre périsse, je m’en fiche.» Cela est un désir qui mène au malheur.

— Surmonter de tels désirs est difficile, répondit Jutta.

— Tu as des enfants et ils sont grands mainte nant, continua le Maître.

— Oui, j’ai un fils et deux filles, dont l’une a fait ses promesses à Bruges.

— Tu les aimes plus que toi-même, alors tu devrais chercher à ce qu’ils reviennent dans ton ventre et s’y dissolvent à nouveau…

— Non, Maître, je ne l’ai jamais souhaité. Au contraire, j’ai toujours désiré que chacun d’eux soit différent, qu’ils prennent leur envol, j’aime les regarder vivre.

— Tu es une mère sage et aimante, Jutta.

Dieu non plus ne souhaite pas notre servitude.

Nous entendîmes des cris dans la cour. Il s’y était rassemblé une vingtaine de paysans et quelques femmes. Ils clamaient :

— Libérez Walter, libérez notre prêtre…

Le prisonnier les entendit et se mit à hurler du fond de sa geôle :

— Allez-vous-en. Allez-vous-en. Ils vous tueront. Mais la parole du prêtre produisit l’effet inverse. Ils crièrent de plus belle. Les gardes s’en moquaient. L’un d’eux prit un fouet de corde et se mit à frapper une des femmes avec une telle vio lence qu’elle en tomba par terre. Un des hommes, peut-être son mari, sauta sur le garde. Il reçut un coup de masse d’arme sur le crâne et s’effondra raide mort. Il s’ensuivit une lamentable échauffourée.

Nous étions tous atterrés, incapables de par ler, comme plongés dans une méditation profonde où se mélangeaient crainte et incompréhension.

Cette nuit-là fut torride. On se serait cru au cœur de l’été. Il y avait de la poussière partout, un relent lugubre et mystérieux s’insinuait dans la pièce. J’étais épuisé. Le vent s’engouffrait dans les fenêtres. Il semblait apporter avec lui du sable et de la cendre. Tant d’images se bousculaient. Ma volonté faiblissait, mon imagination remuait des obscurités terribles et bientôt honteuses. Je respi rais à peine, comme si, en suspendant mon souffle, je pouvais ravaler mes tourments. Et voici que je courais à travers les flammes. Je tenais une jeune femme par la main, des enfants suivaient. Je portais une robe de paysan et elle, une laine légère. J’avais sous le bras un bambin. Nous courions de toutes nos forces mais, épuisés, n’avancions que lentement…

— Aaah ! s’écria en même temps Katrei.

Je me réveillai en sueur. Le Maître était déjà près d’elle. J’étais désemparé, angoissé et coupable. Le frémissement du désir charnel était si voluptueux. Je repris lentement mes esprits, priai Dieu de me délivrer de la femme, et de me donner assez de souffrance pour m’arracher à sa douceur.

Le Maître rassurait Katrei, qui était recroquevillée sur la paille, la tête presque sur ses genoux. Elle était transie comme si elle venait vraiment d’échapper à l’horreur. Non pas à la mort, la mort, elle s’en moquait, non, à quelque chose de beaucoup plus terrifiant, l’enfer sans doute. On dit que les succubes sont si cruels qu’ils ne dévorent pas leurs victimes avant de les avoir atten dries par toutes sortes de tortures.

Le Maître posa sa large main sur le dos de la femme. Elle s’apaisa un peu. Il dit doucement :

— Parle, je t’écoute.

Elle se dressa sur ses genoux. Son visage exprimait une terreur indicible.

— Il y avait un cheval blanc. Ses sabots et ses yeux, noirs comme le graphite, perçaient et pénétraient dans toutes les directions. Je montai sur le cheval et nous courûmes comme l’ouragan. Le cheval avait les membres si libres et si habiles, les gestes si puissants et si précis qu’il semblait voler sur le feu sans jamais le toucher. Mes longs cheveux couvraient derrière moi tout l’horizon. Mon corps était devenu mon âme tant il était léger. Soudain ! Une flèche frappa la cuisse du cheval qui culbuta en m’emportant avec lui. Tout l’univers paraissait faire corps avec le cheval de sorte que le ciel azur, la prairie verte et le feu du soleil furent emportés avec le cheval en un terrible tour billon. Le tourbillon s’engouffra dans un trou creusé dans le milieu d’un crâne. Le cosmos n’était qu’une idée dans ce crâne et moi, j’étais l’angoisse du crâne.

Katrei tremblait de tout son corps. Peu à peu, elle s’abandonna aux larmes. Il n’y avait pas de fin à son chagrin. Je ne savais pas qu’il y avait tant de larmes dans une femme. Je restai blotti et silencieux. Puis l’aube toucha sa chevelure.

Katrei écarta les mains de son visage et elle sembla un instant pétrifiée. Le Maître lui toucha la main. Elle se remit à pleurer, encore plus inconsolable qu’auparavant. Alors je me souvins de quelque chose que je n’avais pas vu, ou plutôt que je n’avais pas voulu voir. Je tremblai de tout mon corps. Allait-elle le dire ? Allait-elle faire éclater cette horrible vérité au grand jour ? Fallait-il cette confession ? Ce péché devait-il sortir de l’ombre où je l’avais enfoui en moi à jamais ?

Il y eut un grand silence, la vérité s’apprêtait à éclater.

— Ils m’ont enlevé mon bébé, le bébé qu’ils m’ont fait, ils me l’ont enlevé, ils lui ont tordu le cou en disant que c’était le diable.

Alors qu’elle disait ces mots, sa souffrance se transforma en rage. Et moi, je me frappai le front sur le mur. J’avais entrevu la scène, mais refusé d’y faire face. Hermann de Summo et Guillaume de Nidecke avaient assassiné leur propre enfant. Au fond de mon cœur, dans un sillon inavouable, j’avais agréé au geste pour éviter le scandale. Mon péché valait leur péché.

L’impasse

Le lendemain, à l’aube, il y avait de grands bruits dans la cour. Nous pouvions distinguer, à travers le treillage de la fenêtre, des manœuvriers s’affairer, des chevaux tirer des charges, des contre maîtres crier des ordres et, tout autour, une agitation de gueux, de fripons, de goliards venus pour fainéanter, s’amuser ou détrousser. On construisait d’un côté une tribune et de l’autre un bûcher.

Nous avions presque oublié Walter, mais eux, non. Le malheureux n’était qu’un simple clerc sous l’autorité directe du seigneur qui l’avait nommé sans approbation épiscopale. Hélas ! la famille de Walter l’avait ensuite renié et personne n’était en position d’intervenir. « L’aigle se désintéresse de chaque aiglon qui ne supporte pas la vue du soleil », le soleil étant l’Église. L’adage est bien connu et bien appliqué. Sans famille et sans sou, qui pourrait payer l’énorme rançon ? Les paroissiens de Walter n’étaient que serfs, misérables paysans. Sans protection des hommes et abandonné de Dieu, son seigneur n’avait pas besoin de déranger l’Inquisition pour en finir de lui. Alors pourquoi le brûler comme hérétique plutôt que le pendre sans autre procédure ? Sans doute pour faire de sa mort un avertissement. Mais dans ce cas, le comte avait-il obtenu le sceau de l’archevêque, son ami ? Était-ce la raison de son absence ? Quoi qu’il en soit, tout ce remue-ménage signifiait que le châtelain était de retour et qu’il nous libérerait bientôt avec mille excuses avant d’expédier l’infortuné Walter dans les flammes. En effet, avant même la cinquième heure, il nous fit venir dans la grande salle. Un repas copieux reposait sur les tables et l’hôte nous présenta ses excuses du bout des lèvres. Ni Tauler, ni le Maître ne voulurent répondre à cette mascarade. Nous ne touchâmes qu’au pain et à la soupe sans dire un mot. À notre grande surprise, à la fin du repas, le Maître s’adressa au comte en ces termes :

— Il se peut que le bon prêtre, qui enterra il y a trois jours un petit enfant mort de faim, se trompe sur plusieurs points de la religion ou de l’ordre public. L’erreur est une affaire d’intelligence qui se corrige avec l’instruction, mais l’hérésie est une affaire de volonté. Aussi, j’aimerais…

— Bon Maître, célèbre en théologie et ancien prieur de votre Ordre, répondit mielleusement le comte, j’ai réponse à vos inquiétudes toutes légitimes. Nulle injustice ne sera faite, j’ai ici ordre de l’archevêque seigneur Henri de Virneburg lui-même. Qui plus est, l’ordre est contresigné par l’Inquisiteur Maître Rainer, docteur comme vous en très sainte théologie. Ceux-ci destituent le coupable de sa charge de curé et le donnent au bras séculier pour qu’on lui procure occasion de salut par le feu…

— J’espérais parler à un seigneur, non à un valet. Alors, que l’on me conduise au condamné afin que j’entende sa confession.

— C’est hors de question, mon père. Dois-je vous rappeler que l’on vous accuse vous-même ? J’ai ici une deuxième lettre qui me demande de vous tenir escorte jusqu’à Cologne. Pour l’instant, je dois m’assurer que vous ayez bonne place devant le bûcher avec votre jolie protégée, afin que vous réfléchissiez aux conséquences de l’orgueil de ceux qui prétendent élever leur « justice » au-dessus de celle de l’Église.

Un moment, le Maître resta la bouche entrouverte et je le crus vaincu. J’étais moi-même stupéfié, je ne savais pas que la procédure était si avancée et, pour m’en assurer, je lus de mes propres yeux l’ordre de l’archevêque. Lorsque je confirmai que la lettre était authentique, le vieillard parut un instant atterré.

— Un siècle est comme un jour aux yeux de Dieu, répondit-il. Alors donc, à la fin de ce jour, nous serons tous les deux devant le même miroir, sans protection contre la vérité ; puissions-nous avoir connu notre propre cœur avant cet instant ! L’homme que vous allez brûler a droit à cette ren contre, et je vais le trouver dès maintenant. Sachez en terminant qu’un dominicain n’a pas à répondre de sa conscience devant l’archevêque, mais directement aux supérieurs de son Ordre.

Il se leva et ordonna à l’un des soldats qui se tenaient près du seigneur de le conduire au cachot du condamné. Craignant un retournement de la situation, le seigneur fit signe au soldat de le conduire. Tauler le suivit.

Un peu plus tard, on fit annoncer que le prieur d’Angers, le père Gervais, arrivait avec mandat du pape ; il était accompagné de Benoît de Côme et de Nicolas de Strasbourg. Je me précipitai aux pieds du prieur d’Angers pour lui expliquer notre situation. Mais il me reçut froidement. Il avait déjà été informé de notre présence au château et venait, entre autres, pour voir à ce que le seigneur n’outre passe pas l’ordonnance de l’archevêque et que le Maître soit amené sain et sauf au général de l’Ordre, à Cologne. Il me fit lecture d’un fragment du message : « … afin qu’il puisse répondre, devant l’Inquisition, de multiples propositions de ses sermons et de ses traités jugés malsonnants, erronés et entachés d’hérésie… »

Le prieur d’Angers paraissait fort soucieux, et l’ouverture d’un procès à l’intention du Maître ne semblait qu’un charbon parmi d’autres dans le brasier qu’il fallait éteindre.

— L’Église est en grand péril. L’empereur cherche à étouffer l’autorité du pape et à disloquer son gouvernement. Il fomente lui-même l’hérésie et la révolte contre l’Église. Walter et la plupart des hérétiques ne sont que l’écume de ce combat. Désemparé et ne sachant que répondre, je me tournai vers Nicolas de Strasbourg, un des amis du Maître, homme d’études et de sagesse. Le prenant à part, je me plaignis à lui :

— J’ai ordre du prieur d’accompagner le Maître jusqu’au studium de Cologne. Je savais que le prieur voulait le réprimander pour les risques que, par innocence et ardeur, il faisait prendre à l’Ordre. Notre ami est parfois si enflammé dans ses propos que, sans malice de sa part, il risque de méconduire les âmes simples et peu instruites, surtout celles des femmes. Mais qu’il soit traduit devant une cour d’Inquisition improvisée par un archevêque davantage préoc cupé de ses terres et de ses biens que par la sainteté de l’Église, je le supporte difficilement. C’est un déshonneur pour tout le saint Ordre dominicain.

— Fais confiance en l’Église, me répondit Nicolas. Les hommes qui la mènent ne sont pas toujours dignes d’elle, mais elle a des ressorts qui les transcendent.

Mon cœur s’apaisa quelque peu.

Finalement, la chandelle s’éteignit, donnant le signal de la huitième heure, heure à laquelle nous devions sortir dans la cour. Tout le comté devait être présent. Il y avait des gens partout, montés sur des gradins improvisés, sur le parapet, sur le chemin de ronde, entre les créneaux et jusque dans les hourds des tours. Plusieurs soldats armés de lances hérissaient la cour, tandis que des archers guettaient du haut des murs. Les commerçants avaient été informés du jour et de l’heure de l’exécution, et, voulant profiter de l’occasion, avaient levé une foire : sellerie, verrerie, brocart, soie, chapeaux, armures, bijoux, tapis et épices, tout était là. La noblesse en profitait pour jeter un regard sur la marchandise ou y envoyait un intendant. Les besogneux, les miséreux, les boiteux, les borgnes, les veuves dévoraient des yeux les viandes, les pains et les fromages qui jonchaient les bas comptoirs. Seul un petit groupe silencieux s’était rassemblé autour de la tribune et du bûcher, il semblait se préparer au drame qui allait s’y dérouler.

Le Maître et Tauler sortirent finalement du château et s’approchèrent de la tribune. À leur mine, je compris qu’ils ne pouvaient plus rien pour le condamné. Ils prirent place auprès de nous. Katrei se pressa contre le père Eckhart, elle était encore plus pâle que de coutume. Albéron serrait la main de sa sœur. Une charrette s’approcha sur laquelle était attaché et bâillonné le pauvre Walter. Il avait les yeux fermés, les mains jointes, et murmurait des prières ; il avait le front et tout le visage couverts de sueur.

On l’attacha solidement au poteau du bûcher, la corde qui lui entourait le cou l’étranglait presque. On lui plaça le bonnet des hérétiques sur la tête. Pour leur propre survie, les gens feignaient de rire de lui, les plus grossiers lui lançaient des fientes et des pierres, mais la plupart de ceux qui s’étaient approchés contenaient difficilement leur désarroi. Visiblement, ils aimaient cet homme.

On murmurait que l’empereur remettrait l’Église à sa place, qu’il allait bientôt nommer son propre pape. On s’en réjouissait. Que le joug vînt du roi ou du pape, qu’importait ! Ce qui importait, c’était qu’il n’y ait qu’un joug plutôt que deux. Il valait mieux revenir aux premiers moments de l’Église : un seigneur qui accable et un prêtre qui console.

Un crieur fit taire la foule et présenta le père Gervais comme mandataire d’Avignon venant prononcer une bulle papale. Il y eut émoi de surprise et de crainte. Un silence solennel gagna la foule. Le prieur d’Angers commença ainsi :

— Seigneur, nobles, artisans et bonnes gens, écoutez attentivement, je ne parle pas en mon propre nom, mais au nom de notre père à tous, sa sainteté le pape. Il dit et je cite : « Moi, Jean XXII, cent quatre-vingt-quatorzième successeur de Pierre, représentant du Christ sur la terre et serviteur des serviteurs de Dieu, en éternelle mémoire de l’affaire, dans le champ du Seigneur, dont, par disposition du ciel et sans l’avoir mérité, nous sommes le gardien et l’ouvrier, nous devons apporter soin à ce que personne ne vienne empoisonner le bon grain. Nous avons mission de détourner les âmes de l’enfer pour les conduire près du trône suprême. Mais voici que l’empereur Louis de Bavière, fils tout aussi perverti que son père Frédéric d’Autriche, menace l’autorité de l’Église en prétendant disposer du pape comme d’un vassal. Il est pourtant inscrit dans le ciel et dans les canons de l’Église que le règne de l’esprit l’emporte sur le règne de la chair et que, par conséquent, il appartient au serviteur des serviteurs de l’Église de couronner l’empereur qui se rend digne de la chrétienté et de la sainte catholicité. Or, il n’est pas dans notre intention de couronner Louis de Bavière, indigne serviteur, mais bien au contraire de le condamner. Notre com passion pour les âmes et notre souci pour leur salut nous obligent à chasser le loup de la berge rie. À l’heure même où je mets le sceau à cette bulle, avant même qu’elle ne soit prononcée par celui que je vous envoie, Louis de Bavière est en exécration à l’Église, excommunié, ses pouvoirs sont déposés et il porte l’anathème jusqu’à ce qu’il se redresse et se soumette au règne de Dieu. Ceux qui le suivent, lui obéissent, le rétribuent pour un droit qu’il n’a plus, le reconnaissent pour légitime alors qu’il ne l’est plus, sont considérés dès à présent comme exclus de l’Église. Il est interdit de leur porter secours, de leur donner à manger, à boire, de leur vendre quoi que ce soit. Qu’il soit entendu tel que je l’ai écrit et que le promulgue mon émissaire. »

Le père Gervais continua :

— Ce message, mes frères, est sans équivoque. Je sais qu’il y a des rumeurs d’animosité contre certains prélats qui paraissent, à vos yeux de chair, indignes de l’Église. Mais nous, les Prêcheurs, et aussi les Franciscains, nous avons été choisis pour attester que Jésus vit toujours dans son Église. Nous vivons pauvrement, sommes auprès de vous comme vos frères, nous nous soumettons comme vous à l’autorité, nous travaillons chaque jour sans relâche à faire la cité de Dieu. Mais Satan ravage nos efforts. Alors je vous avertis. Il est vrai que Satan pousse certains pré lats dans les plaisirs de la chair, mais attention, cela ne détruit en rien leur autorité et le pouvoir qui leur est conféré. Réfléchissez : si l’autorité suivait les faiblesses de son titulaire, il appartiendrait à chacun de juger de son supérieur et un chaos certain s’ensuivrait. J’ai entendu de la bouche de certaines gens des phrases insensées, ils disent qu’il appartient à tout le monde et à chacun, du seul fait de la pureté de sa conscience, de juger du bien et du mal. Folie que cela ! Folie de démon ! La loi qui s’écrit dans le cœur des hommes s’inscrit à mesure que le pape, l’Apôtre du Christ, la prononce. Voilà la vérité. Il s’est élevé au milieu de vous un prêtre qui vous a trompés. N’attachez pas trop d’importance à ses souffrances, elles purifient. Maintenant, que l’on en finisse de lui.

Ensuite, le seigneur fit signe à son chapelain de lire la peine rédigée par Henri de Virneburg. À la fin de quoi le chapelain, vêtu de lin, de soie et de broderie d’argent, s’approcha du malheureux, lui arracha son bâillon et le somma de se rétracter. L’homme balbutia quelques sons, mais il ne pouvait parler tant la peur et la panique le paralysaient. La torche allait toucher le fagot bien sec préparé pour l’allumage quand il arriva à prononcer ces mots :

— Tu ne sais pas ce que tu fais, chapelain.

Il y avait comme une lueur de folie dans ses yeux. Le chapelain, offusqué, lui répondit :

— Sais-tu à qui tu parles ?

— À un homme comme moi, répondit-il presque étranglé par la corde.

— À un homme comme toi ! misérable…

— Je sais, répondit Walter dans un étrange état d’illumination, que tu n’es pas plus grand que le Christ et que je ne suis pas pire que le diable ; puisque le Christ a écouté paisiblement le diable dans le désert, pourquoi ne ferais-tu pas pareil ? Dieu m’écoutera…

Déjà les flammes commençaient à danser devant ses yeux. Pris de panique, le pauvre homme se mit à crier de toutes ses forces, à se tordre de terreur autant que de douleur, si bien qu’il s’étrangla lui-même avant d’avoir véritable ment senti la grippe du feu.

Katrei, qui tenait déjà la main de son frère, saisit celle du Maître…

Le lendemain, nous prîmes place dans notre embarcation, en route pour Cologne. L’escorte suivait. Nicolas de Strasbourg venait avec nous, le père Gervais et Benoît de Côme restaient avec la garde papale et les soldats du seigneur. Le fleuve nous emportait et personne n’osait rompre le silence.

La mission du maître

Lorsque j’aperçus les clochetons et les arcs-boutants de la nouvelle cathédrale de Cologne, je ressentis un besoin impérieux d’encourager les hommes de main à aller plus vite afin de rejoindre le monastère avant la nuit, et de retrouver la sécurité du bercail. Le soir, les chevaux de travail reviennent à l’étable, empressés. Le crépuscule brouille leur vision, ils sont impatients de revenir à leur stalle ; les moines éprouvent quelque chose de similaire pour leur monastère et leur cellule.

Le chœur de la cathédrale était terminé, c’était la lumière du ciel qui entrait dans les entrailles de la ville. La nouvelle architecture utilisée venait du nord de la France ; elle était légère, toute en dentelles de pierre, et permettait à l’en ceinte de recevoir la lumière du ciel dans la multiplication des couleurs. Comme j’avais besoin de cette conversion de la lumière dans le fond de mon cœur troublé !

Une fois débarqué, je courus à la rencontre de notre supérieur général, Barnabas Cagnoli, la tête de notre Ordre, celui qui saurait faire retomber toute chose sur son socle. Il ferait comprendre à Maître Eckhart qu’il lui fallait revenir un peu plus près du juste milieu, celui de Thomas d’Aquin, qu’il devait simplement atténuer ses excès en perpétuant notre tradition de clarté, de rigueur et de discipline. Moi aussi, j’avais été trop loin. Oui, c’était vrai ! Je n’aurais pas dû accorder créance aux ordres de l’archevêque, du moins sans prendre avis auprès de mon supérieur. Je le regret tais, mais Barnabas saurait colmater la brèche. Il saurait, comme toujours, défendre l’Ordre contre les tractations du monde et l’avidité des puissants. Hélas ! c’était la dernière heure du jour, et il nous fallait rejoindre immédiatement les autres pour la prière et, enfin, retrouver le silence de notre cellule. Ce que nous fîmes. Là, tout s’apaisa.

Le lendemain, le supérieur nous fit demander à la salle commune. Malgré son âge, cet homme grand et énergique dégageait une force exceptionnelle. Ce matin-là particulièrement, il semblait avoir rassemblé toutes ses puissances humaines et spirituelles. Il s’approcha du Maître en écartant les bras :

— Très cher père Eckhart, s’ouvrit-il spontanément, comme j’avais hâte de vous revoir ! Ce voyage a dû être éprouvant !

— Pas autant pour nous que pour les pauvres gens que nous avons rencontrés. Dieu ait pitié d’eux !

— L’Église est en danger. On a creusé des pièges redoutables sur le chemin des béguines. Katrei est devenue le symbole de cet égarement. Il est nécessaire de ramener les béguines égarées au fondement du béguinage, et nous ne pouvons le faire qu’en sauvant Katrei de l’hérésie et en la retournant ensuite aux siens. Elle fera en quelques années ce qui nous prendrait des décennies à réa liser sans elle. Elle logera donc chez nous et vous pourrez la voir chaque jour. Nicolas de Strasbourg se chargera de témoigner de sa conversion devant le vieux renard d’Henri de Virneburg, les censeurs et les procureurs. Vous savez peut-être que Nicolas de Strasbourg est mandaté par le pape pour chasser officiellement et sans autre procédure les deux brebis galeuses qui tentent de jeter au feu Katrei, dont le drame se raconte partout, dévoyant ainsi l’honneur de notre Ordre. Il a aussi mandat de poursuivre d’autres enquêtes, car le scandale s’est glissé dans l’Église à cause de la négligence de certains…

Me sentant visé, je ne pus me retenir :

— C’est ma plus grande faute, père supérieur, j’aurais dû sévir moi-même lorsque j’avais auto rité sur Hermann et Guillaume…

— Il est trop tard, père Conrad, et le seul moyen de vous racheter consiste à faire votre devoir… Et sans trop de zèle, car le bon jugement ne vous caractérise pas. J’ai été particulièrement blessé d’apprendre la manière dont Henri de Virneburg a réussi à vous manipuler jusqu’au cou vent de Strasbourg. Ne prêtez attention qu’à mes ordres et à mes ordres seulement. Pour le moment, ne m’interrompez plus… Où en étais-je ?

— Vous m’avez clairement expliqué ma mission du côté du mouvement des béguines et des bégards, rappela le Maître, et sans doute vous apprêtiez-vous à me parler d’une deuxième tâche.

— Oui, l’Église est combattue sur un autre front, beaucoup plus pernicieux encore, et d’autant plus difficile à vaincre que l’ennemi est interne à l’Église, en son cœur même. Les Franciscains poussent à l’extrême leur théologie de la toute-puissance de Dieu et de la primauté de la volonté sur l’intellect, condamnant l’intelligence à démissionner devant la foi et devant la nature. Si jamais la chrétienté tombait dans ce piège, elle ferait une chute terrible.

— Nicolas de Strasbourg m’a mis au courant des procédures d’inquisition contre Guillaume d’Ockham, cet étrange franciscain qui veut isoler la foi de la raison.

— L’homme est actuellement à Avignon avec son Maître général, Michel de Césène, pour répondre de ses erreurs. Mais ce que vous ne savez pas, c’est que le cardinal Jacques Fournier, celui-là même que la plupart pressentent comme le successeur de Jean XXII, est actuellement juge dans la cause Ockham, et sera aussi l’un de vos magistrats si vous devez vous rendre à Avignon. On raconte qu’Ockham ironise contre notre métaphysique « vaporeuse ».

— Vous connaissez mes prudences et toutes les nuances de ma pensée là-dessus, répondit Eckhart.

— Justement, nuances qu’il est bien peu de personnes à comprendre. Je vous en conjure encore une fois, père Eckhart, évitez de prêcher des subtilités aux hommes et aux femmes simples et sans préparation.

— Je puis répondre de mes actes et paroles, mais non de ce que l’on dit de moi…

— Votre plaidoyer devra convaincre, père Eckhart, il devra convaincre des esprits particulièrement obtus. Virneburg ne s’intéresse qu’aux arguments utiles à ses pouvoirs. Vous avez pour le moment l’ordre des Prêcheurs derrière vous pour vous soutenir. Cependant, si vous venez à être emporté, je n’aurai plus d’autres choix que de couper… Vous me comprenez ?

— Vos responsabilités vous obligent. Mais de mon côté, je resterai dominicain jusqu’à la fin…

— Je ne doute en rien de votre sincérité ni de vos capacités. J’ai demandé à Nicolas de Strasbourg d’examiner attentivement la progression du studium dont vous serez responsable. Pour vous aider, je vous ferai connaître un jeune moine très prometteur. Il est de Ratisbonne. Arrivé depuis peu, il vient parfaire ses études. Il a fait des découvertes impressionnantes touchant l’optique et pourrait vous aider à combattre les Franciscains sur leur propre terrain.

Le massacre

Quelques jours plus tard, je devais rejoindre Nicolas de Strasbourg à l’archevêché pour une première rencontre où il me remettrait la liste des accusations touchant le Maître et où je lui donne rais l’orientation de notre plaidoirie. En chemin, je fus témoin d’une scène aussi répugnante qu’horrible. Sur la place de la basilique romane Saint-Martin la Grande, entourée de rangées de maisonnettes étroites dont chaque fenêtre présentait la silhouette de plusieurs curieux qui cachaient leur visage, on avait rassemblé grand nombre de femmes que l’on disait béguines. Un clerc lut péremptoirement la condamnation.

C’est là que j’ouvris les yeux. Comment pouvait-on être certains du crime de chacune de ces femmes ? On n’avait pas pu faire enquête sur tant de personnes ! La plupart avaient sans doute été dénoncées par un mari qui n’en voulait plus, par un prétendant blessé dans son orgueil, par une femme désirant éliminer une rivale ou même par un père cherchant à sauver le prix d’une dot. Si elles n’avaient pas suffisamment de famille ou qu’on les répudiait, elles ne pouvaient trouver d’homme pour le serment purgatoire. Qu’il y ait une ou deux innocentes parmi une centaine de coupables, la chose s’accepte, mais qu’à force de nombre on tente de châtier quelques coupables, cela me parut soudainement à la fois injuste et contraire à la charité. À quoi bon chercher à pur ger ce monde de Satan si, pour le faire, nous nous faisons ses complices.

Après lecture de l’accusation, on rassembla les femmes en rangs serrés et on les conduisit à coups de bâton en direction du quai de pierre. Chemin faisant, on les bousculait, on les jetait les unes sur les autres. Elles se nuisaient dans leurs mouvements, tombaient, se piétinaient malgré elles… C’était pitoyable. Les sympathisants avaient fui, les vilains et les malandrins, les mendiants et les vagabonds s’approchaient pour rire et jeter des pierres. Arrivées au quai, on les faisait avancer par groupes de quatre ou cinq sur l’appontement. Lorsque leurs pieds touchaient la poutre d’embarquement, on les assommait par derrière et on les jetait à l’eau.

Quelques-unes résistaient, on frappait plus fort ; d’autres se jetaient d’elles-mêmes à l’eau et tentaient de nager jusqu’à la rive, mais les manants et les va-nu-pieds leur jetaient des pierres jusqu’à ce qu’elles coulent définitivement. Le triste spectacle dura un temps qui me parut inter minable. Leurs cris de peur ou de rage, leurs prières et leurs lamentations, leurs hurlements de terreur, leur silence surtout, de résignation ou d’effroi, venaient arracher les écailles de mes yeux.

Il me semblait que mon cœur de pierre deve nait cœur de chair. Une sorte de compassion étrange que je ne comprenais pas m’envahissait. Mais soudain, il y eut une sorte de coma dans le fil du temps et je m’abîmai en moi-même. Une voix martelait : « Serais-tu bégard ? » Je me mis à trembler et courus désespérément jusqu’à la cathédrale.

Enveloppé par l’immensité du chœur, la stabilité de la pierre, la splendeur de la lumière, je retrouvai peu à peu mon calme. Je m’approchai du maître-autel, derrière lequel le reliquaire contenant les cendres des rois mages formait la plus grande châsse dorée de la chrétienté. Les agates sur les candélabres scintillaient, le marbre rose de l’autel luisait, le velours des draperies ondulait, les colonnades montaient à une hauteur vertigineuse, les verrières déversaient des déluges de lumière et de couleurs. L’harmonie de cette immense sculpture de pierre et de verre dégageait une sérénité, une solidité, une immuabilité… Quelle beauté, quelle magnificence ! Cette richesse ne garantissait-elle pas la puissance et la magnanimité de l’Église ! Qu’importaient les accidents ou même les erreurs de parcours, l’Église régnait invincible comme la citadelle avancée du royaume de Dieu.

Je repris mes esprits et retournai au pont. On ramenait les cadavres sur la rive. Un jeune homme s’était jeté à l’eau et s’en donnait à cœur joie. Il prenait plaisir à les retirer de l’eau par le collet ou la jupe de façon à découvrir leur poitrine ou leurs jambes. Je le chassai brutalement et pris sa place. Après bien des efforts, ramenant finalement à la berge la dernière femme, je la retournai et vis dans son corsage un petit carré de parchemin où il était écrit : Nous avons été instruites par un Maître dominicain, un disciple de notre sainte Marguerite Porète.

Sur la rive traînaient plusieurs exemplaires de cette incroyable calomnie.

Que s’était-il passé ? Quelle folie, quelle fourberie ! Je ne savais plus très bien si je devais me rendre à l’archevêché comme prévu ou bien pré venir immédiatement le général. J’aperçus sur le pont Nicolas de Strasbourg, et me précipitai à sa rencontre en lui montrant le parchemin.

— Je sais, me dit-il, c’est épouvantable. Hermann de Summo et Guillaume de Nidecke ont de nombreux complices parmi les notables de la ville. Quel massacre !

— Mais n’aviez-vous pas ordre d’Avignon de chasser ces deux filous ?

— J’ai les autorisations. J’ai rencontré l’archevêque à ce sujet. Il m’a sommé de m’occuper du chef plutôt que des valets, de la source plutôt que des ruisseaux, et il m’a assuré que les deux moines étaient sous sa garde et sa responsabilité. Pour le moment, il n’y avait, selon lui, aucune preuve permettant de croire que les soupçons à propos de leurs mœurs eussent quelque fonde ment. J’ai su un peu plus tard que Virneburg est en dette vis-à-vis de leur famille et qu’il les protégera coûte que coûte.

— Cela pourrait-il l’inciter à favoriser la condamnation du Maître? Car si le Maître était jugé coupable, eux seraient des victimes innocentes…

— Tout à fait, ce à quoi il faut ajouter qu’ils ont tout intérêt à supprimer Katrei. Les gens du peuple aiment les béguines et les respectent. Les béguines estiment Katrei comme une des grandes parmi elles, une nouvelle Marguerite Porète. En somme, Virneburg doit sauver son honneur et ses pouvoirs en évitant les émeutes. Il y a quelque temps, on a déjà chassé un évêque de sa ville, et cela pourrait se reproduire. Les persécutions des béguines sont pour ainsi dire « préventives ». Virneburg signale à la population qu’il n’acceptera aucune inconduite. En réalité, il lui importe peu qu’elles soient réellement béguines ou non, l’idée est de terroriser la population.

— Le prieur d’Angers et Benoît de Côme vont certainement intervenir sur mandat du pape.

— Ils ont effectivement mandat du pape, mais s’en sont retournés ce matin même à Avignon.

— Mais cela est impossible.

— Pour Virneburg, le pape n’est guère plus que l’archevêque d’Avignon, dont il est lui-même un des principaux électeurs. Le pape ne peut donc pas intervenir dans un archevêché d’Allemagne à moins de pouvoir convaincre les six autres élec teurs. Aucun archevêque ne trahira l’un des siens. La solution n’est pas ici, mais à Avignon.

— Alors, comment convaincre Virneburg que le Maître, un Allemand qui a vécu la plus grande partie de sa vie autour du Rhin, doive être entendu à Avignon ?

— La chose ne sera pas facile, mais j’ai espé rance que nous y arriverons. Nous allons comme prévu recevoir la liste officielle des extraits considérés équivoques et déposés au procès. Les commissaires ont terminé leur inspection. J’ai entendu dire qu’ils jugent suspectes quarante-neuf propositions tirées des œuvres et surtout des sermons d’Eckhart.

Première accusation

Le palais du seigneur Henri II de Virneburg me donna une étrange impression de faste et de glace. Les marbres gris, les vastes tableaux où la couleur du sang émergeait de verts tortueux et sombres, les boiseries finement sculptées dans des acajous et des cerisiers presque noirs, tout cela semblait projeter les murs sur nous. Partout où nous allions, cette impression d’enserrement et de confinement nous suivait malgré la grandeur des lieux.

La commission nous fit attendre jusque tard dans la soirée. Nous n’avions ni à boire ni à manger, et, pour ma part, j’étais glacé. J’avais des remontées de rhumatisme qui m’engourdissaient dans une douleur pénétrante. Lorsque enfin nous fûmes introduits dans la salle du procès, où les torches et les lampes faisaient courir des éclairs de sang sur les tentures cramoisies, j’eus un vertige. Nicolas m’aida à prendre place sur le siège qui m’était réservé près de lui, en face du tribunal. Je repris lentement mes esprits.

Virneburg était là au milieu de la tribune, derrière une massive balustrade de bois sculpté. Le vieillard osseux, perdu dans ses lourds piqués d’or et de bijoux, nous regarda distraitement avant de s’enfoncer dans un recueillement qui le transforma en statue de bronze. Un secrétaire à ses côtés, tout aussi brisé par le temps, se leva sans mot dire, s’approcha de nous et me donna l’acte contenant la liste. Je la tendis immédiate ment à Nicolas qui refusa de la prendre. Le secrétaire de la commission, après avoir inspecté le visage imperturbable de Nicolas, et une fois revenu en boitillant jusqu’à sa place, ouvrit finalement la bouche :

— Prenez connaissance et parlez. L’archevêque est fatigué de sa journée et doit bientôt aller à sa prière.

Nicolas se leva, écarta légèrement les jambes pour prendre un plus solide appui, attendit un moment, puis déclara :

— Seigneur de Virneburg qui régnez sur Cologne en maître incontesté, j’ai mandat du pape pour enquêter sur les agirs et les pensées de ceux dont l’orthodoxie de l’esprit ou des mœurs pourrait être mise en doute. J’ai terminé mon enquête et je compte sévir sur certains moines de mon Ordre dont je vous ai donné les noms. Comme vous l’avez remarqué, dans cette liste, il n’y a pas de maître ou de prieur de l’ordre des Prêcheurs, et cela pour deux raisons : la première est que je n’en ai trouvé aucun d’indigne, et la deuxième est que, s’il y en avait eu un, il aurait été de mon devoir d’en faire rapport à Avignon.

Sans même lever les yeux ou sortir de son recueillement de bronze, l’archevêque frappa violemment sur la balustrade. Le secrétaire se leva immédiatement :

— L’archevêque a lu la bulle, l’autorité d’Avignon est incontestable, mais cela ne vient en rien limiter celle de Cologne. Qu’Avignon procède ou ne procède pas, c’est son affaire, mais Cologne procède. Vous avez l’accusation : dites-nous le sens que prendra votre défense, c’est tout !

— Je l’ai annoncé et le soutiens, rétorqua Nicolas sans élever la voix, mais en prenant appui sur chaque mot. J’ai le devoir de vous rappeler que l’homme dont vous parlez n’est pas un simple moine…

— Nous le connaissons, reprit le secrétaire, épargnez-nous…

L’archevêque leva un doigt signifiant qu’il était prêt à entendre. Nicolas continua :

— Je vous sais gré, seigneur, de m’accorder le temps prévu à l’audience, faute de quoi le secrétaire du Maître, le père Conrad de Halberstadt, ici présent, enregistrera officiellement l’entorse à la procédure.

Le seigneur leva un œil chargé de foudre sur Nicolas, serra un instant les dents et prononça avec force :

— Je vous entends pour la justice, non pour répondre d’une quelconque procédure, jeune moine, et retenez, je vous prie, vos insinuations.

Nicolas sembla heureux d’avoir ébranlé l’homme.

— Je serai bref sans écourter l’essentiel. En 1248, le père Albert de Lauingen dit Albert le Grand, érudit autant que sage et saint, fonda le très prestigieux studium generale de Cologne, lieu de savoir et de sagesse qui rayonne sur Cologne comme l’Université sur Paris. Douze ans plus tard, Johannes Eckhart naissait d’une famille thuringienne de Hochheim, résidant à Tambach près de Gotha. De ce moment jusqu’en 1285, un érudit, Guillaume de Moerbeke, traduisit les trai tés d’Aristote et d’autres péripatéticiens. La grande entreprise du studium fut d’unifier autant que faire se peut, la sagesse des anciens à l’Évangile du Christ. L’intelligence et la foi ont grand avantage à s’unifier afin d’apporter l’espérance à l’homme entier. L’Italien Thomas d’Aquin, dominicain comme vous le savez, fut canonisé en 1323, démontrant à tous que la philosophie et la théologie peuvent s’associer pour surélever la foi chrétienne…

— Le prévenu n’est pas ici le moine dont vous parlez, interrompit le secrétaire de Virneburg.

— Non, mais l’un de ses plus dignes successeurs, continua immédiatement Nicolas. Le Maître que vous critiquez continue en Allemagne et en Alsace l’œuvre de Thomas d’Aquin. Le prolongement d’un arbre sain peut difficilement être malsain. Par contre, le sommet atteint par Eckhart perché sur les épaules de Thomas, lui-même à cheval sur les anciens, peut générer de la confusion chez les personnes mal préparées.

— L’image est usée et blessante pour le seigneur qui est devant vous, répondit le secrétaire. La qualité d’un maître ne préjuge pas de celle du disciple, Judas en est la preuve.

— Votre exemple est particulièrement méprisant. Plutôt qu’insinuer des offenses, proposez des faits, répondit Nicolas. Quels que soient nos désaccords, j’ai démontré sans conteste que le théologien dont vous présumez la non-orthodoxie a effectivement le statut de Maître, qu’il est incontestablement un théologien, qu’il dispose d’une réputation qui s’étend dans toute la chrétienté, qu’il a occupé et occupe des fonctions qui dépassent Cologne : il ne peut être jugé que par une cour qui a mandat sur l’ensemble du monde chrétien, j’ai nommé Avignon.

Après un bref silence :

— Voilà, vous avez été entendu… commença le secrétaire.

Mais Virneburg mit les deux mains sur la balustrade, se leva roidement, fixa Nicolas et lui riposta :

— Que pensiez-vous, jeune homme ? Maître Rainer de Friesland lui-même sera inquisiteur. À ses côtés Pierre d’Estate, frère mineur, ancien prieur du couvent de Cologne, et Albert de Milan. La cour de Cologne est prête à entendre quelque maître que ce soit, fût-il docteur de Paris ou patriarche de Constantinople. Quant à la juridiction du tribunal, Eckhart est actuellement en Allemagne, cela suffit. La prochaine fois, je vous saurai gré de vous faire plus court dans vos élucubrations plutôt éloignées de votre rôle de simple fonctionnaire.

Sur ce, il quitta le tribunal. Nicolas sortit prestement et je dus courir pour le rejoindre. À mesure que je courais, la puissance de Virneburg, qui s’était immiscée en moi, m’entraînait dans des doutes qui ébranlaient une à une mes assurances à propos du Maître.

La consolation

Nicolas et moi arrivâmes au couvent après com plies. Le Maître, accompagné du père sacristain, avait amené Katrei au baptistère pour ses prières. En effet, Katrei, hérétique jusqu’à preuve du contraire, n’avait évidemment pas accès à la cha pelle, cependant le Maître avait obtenu du général la permission de l’amener au portique de l’église au début de la nuit, une fois les moines couchés. Nous surgîmes au portique assez précipitamment. Une singulière solennité, que nous ne pouvions rompre, régnait dans le baptistère. Je fus ébloui par ce que je voyais. La lune qui, comme on le sait, éclaire la chair des femmes de l’intérieur, illuminait l’hérétique aux cheveux dorés à la manière d’une vierge dans un vitrail. Si je n’avais pas connu la médecine des Arabes, elle m’aurait facilement séduit et emporté dans sa trompeuse luminosité. Les démons possèdent sans doute le pouvoir d’engourdir la culpabilité, puisque le sourire des femmes a toujours quelque chose d’innocent pour l’homme.

Jutta, qui ne quittait que très rarement la jeune femme, était assise un peu à l’écart et semblait particulièrement soucieuse. Peut-être s’inquiétait-elle de ce que son mari ne soit pas encore venu la chercher ! Heureusement, un nuage vint couvrir la lune. Les lueurs jaunâtres du candélabre se mirent à glisser leurs mille doigts sinueux sur la pierre grise. Le Maître était à genoux, tout près de l’hérétique, le visage enveloppé dans l’ombre de son capuchon. Nicolas s’approcha pour lui parler, mais le Maître lui fit signe de se taire en disant :

— Ne trouvez-vous pas que cette nuit est douce ! Il ne faut pas la troubler avec les soucis de ce monde.

— Soucis, dites-vous, c’est de l’Église qu’il s’agit, reprit Nicolas, de l’Église en danger de mort. Je dois vous parler, père Eckhart, insista Nicolas.

— Pas cette nuit, pas en ce moment, père Nicolas. Joignez-vous plutôt à notre veille, vous verrez combien le fond d’un océan reste tranquille malgré l’agitation des vents.

La douceur de la voix du Maître dans la résonance de l’air chargé de cire et d’encens me fit sombrer dans un coin terrifiant de mon cœur. Je me retrouvais au fond d’un des plus profonds abîmes de mon être, là où s’ouvrait la fracture entre la culpabilité et la conscience. D’un côté, Virneburg ; de l’autre, le Maître. Avec Virneburg, je risquais peu, car obéir de bonne foi à un ordre, même injuste, ne nous perd pas, je le croyais ; avec Eckhart, j’étais acculé à ma conscience chancelante, je pouvais me perdre tout entier.

Le choix était clair tant que je détournais les yeux de la scène qui se déroulait devant moi, mais lorsque je regardais le visage du Maître et celui de la jeune Katrei, tout se troublait. Pourquoi un raisonnement aussi parfait laissait-il un tel doute dans mon cœur ? J’étais déchiré, je m’étais perdu dans le lieu même où Judas se trouvait avant son crime. J’étais, moi aussi, forcé de trahir : soit je trahissais Virneburg, soit je trahissais Eckhart. Qui était l’autorité ? L’homme sacré archevêque ou le moine érudit, l’institution ou la soumission…

Katrei rompit l’effroyable silence où je me trouvais.

— Père Eckhart, lorsque je vous ai parlé des infamies de ma vie et de la mort de mon bébé, j’ai brisé une digue et, depuis ce temps, une souffrance sans fin me traverse de part en part. Il me semble qu’un torrent coule au milieu de mon cœur. Je ne sais pas combien de temps je pourrai survivre à cette hémorragie.

Le Maître mit sa main sur la tête de la jeune femme et resta silencieux. Après un long moment ponctué par les sons fibreux de sa difficile respiration, il glissa son doigt sous le menton de la femme et souleva doucement son visage afin de jeter son regard dans le sien. Puis un sourire se forma lentement sur son visage, comme s’il avait plongé lui-même dans sa douleur à elle, et qu’il en était revenu consolidé et renforcé. Elle répondit finalement à son sourire, par un très délicat mouvement de paupières.

— Père Eckhart, insista Katrei vous avez écrit une Consolation à la reine Agnès de Hongrie, je voudrais l’entendre…

— J’ai peur qu’il ne te soit pas d’un grand secours ; devant une si grande souffrance, il est rare que la parole puisse faire mieux que le silence.

— Il y a des moments où le silence devient assourdissant.

— Tu connais maintenant ta souffrance parce que tu as enfin accepté ton incarnation dans ton corps de femme. La consolation ne vient pas de l’extérieur de la souffrance, comme une eau qui viendrait éteindre un feu. Au contraire, elle vient de l’intérieur de la souffrance, comme la source… Cet argument me parut si incongru qu’oubliant toute convenance j’interrompis le Maître :

— Mais cela n’a aucun sens…

— Il faut toujours dépasser la première impression, répondit Eckhart. Il arrive souvent que les apparences soient trompeuses. Pour que le feu brûle, il est nécessaire de disposer de deux choses et non d’une seule : d’abord une source de feu et ensuite une substance qui n’est pas du feu, par exemple du bois. Mais ces deux choses tendent à devenir une seule et elles le deviennent en effet. D’abord, une étincelle reçoit la nature du feu et devient semblable a lui. Quand le feu agit, qu’il allume et embrase le bois, le feu rend le bois subtil et différent de lui-même ; il lui enlève ce qu’il a de grossier et de froid, sa pesanteur et son humidité, et il le rend de plus en plus semblable à lui. Mais ni le bois ni le feu ne trouvent d’apaisement tant que le feu ne s’en gendre pas lui-même dans le bois, ne lui communique pas sa propre nature et son propre être… Une fois toute dissemblance ôtée, le feu se calme et le bois se tait.

— Mais pourquoi toutes ces souffrances ? demanda Katrei.

— La souffrance n’est pas toujours le contraire de la joie, parfois elle est sa condition. Si j’étais sûr que toutes les pierres de mon bagage seraient transformées en or pur, elles me seraient chères. Les difficultés me sont données comme un marchepied. Pour qui voyage horizontalement, un mur est un obstacle ; mais pour qui voyage verticalement, un mur constitue un chemin. Cependant, tant que nous le pouvons, nous devons com battre la souffrance. Seule la souffrance invaincue peut se transformer en joie.

Je ne pouvais accepter les divagations du Maître :

— La sainteté, l’interrompis-je, ne peut pas être la simple conséquence d’un regard sans préjugé…

— Conrad, Conrad, mon ami, la sainteté n’est pas un exploit de gymnastique, elle est l’état naturel de l’homme.

Je ne voyais là que confusion. Je replongeai dans le doute. Je cherchais une raison déterminante, quelque chose qui pourrait clore le débat.

« L’Église, l’Église, voilà mon salut, me répétai-je. L’obéissance, l’obéissance, voilà la route sûre. » Mais l’obéissance à qui ? Et qui est l’Église ? Elle avait soudain tant de visages. Je quittai les lieux précipitamment.

Je n’étais pas rentré dans ma cellule que Nicolas m’avait rattrapé.

— Conrad, j’ai bien vu ton hésitation, tes doutes même, me dit-il. Je ne peux choisir à ta place, mais si cela peut te consoler, le doute m’ha bite chaque jour, il est là et je ne cherche plus à l’éviter ; il me rappelle qu’aucune créature de ce monde, pas même le Maître, pas même l’archevêque, pas même le pape, ne peut être un véritable Maître pour moi, ni se substituer à ma conscience. Le vrai Maître vit forcément dans ce que j’ai de plus intime et de plus intérieur. Mais si ce discernement t’apparaît trop difficile, rappelle-toi que ton supérieur est le général des Dominicains et non l’archevêque. Dans la brouille, confesse-toi à lui et suis ses ordres à la lettre.

Cette dernière phrase plus que les autres me réconforta.

Le franciscain

Je ne me souviens plus du moment exact, mais il advint que Jutta tomba gravement malade. Je fus immédiatement demandé à son chevet. Elle souf frait, me semblait-il, du mal des Ardents que l’on appelle aussi le feu de Saint-Antoine. Elle avait avalé une bouillie de seigle que Katrei, n’ayant guère d’appétit, avait refusée. Je fis différentes décoctions pour laver l’estomac de la malade, la libérer du sang impur et purger sa bile, mais elle devint si faible, si fiévreuse que je craignais pour sa vie. Tout ce que je fis par la suite ne faisait que l’affaiblir. Katrei, elle, craignait de perdre à nouveau une mère, et le général redoutait qu’elle n’abandonne la lutte ; auquel cas, selon lui, c’était tout l’ordre des Dominicains qui en souffrirait. Il fallait s’en remettre à Dieu. Mais le général refusait d’abdiquer et alla jusqu’à considérer la requête du père Eckhart. Celui-ci avait proposé, pour m’aider, l’assistance d’un franciscain que l’on disait fort érudit et habile praticien, formé en Angleterre à l’école de Grosseteste, de Bacon et de Guillaume d’Ockham. Le général m’en donna finalement l’ordre, me disant qu’il était bon pour les Dominicains de s’enrichir, en toute humilité, aux sources les plus diverses : « Parce que, disait-il, la vallée ne manque jamais d’eau tandis que le faîte des montagnes s’assèche rapidement. » Il tenait cette phrase de la bouche même d’Eckhart, qu’il semblait soutenir sans condition. J’étais des plus outrés, cependant je tenais à mon obéissance comme à ma dernière planche de salut.

Le franciscain, qui s’appelait John, mesurait au moins une tête de plus que les plus grands des nôtres. Malgré sa taille en forme de beffroi, il marchait avec tant d’agilité et de vigueur que j’avais peine à le suivre. Il esquivait les linteaux et les corniches avec l’aisance d’un danseur. On entendait le chuintement de sa soutane dans l’air qu’il déplaçait. Il ne gardait pas les mains dans ses manches comme il est de règle. Au contraire, il s’en servait à tout instant comme d’une seconde vue. Il n’apportait rien avec lui qui puisse l’aider dans sa tâche, ni plante, ni collyre, ni couperet.

Lorsqu’il entra dans la cellule des femmes, il avança directement vers Jutta qui gisait presque mourante sur une paillasse que l’on tenait propre, mais qu’il voulut remplacer par des épaisseurs de drap lavé à l’eau très chaude. Il plongea son regard droit dans les yeux de la malade avec une intensité qui offensait la pudeur. Il mit une main sur son front, une autre à son poignet, il plaça l’oreille sur sa poitrine et il y resta de longues minutes. S’il n’avait porté de soutane, on aurait pu croire un homme sur sa femme.

Il ne lui posa aucune question sur les jours de ses menstruations ni sur les reflets roux de ses cheveux. Pourtant, tout le monde sait, et cela a été démontré par Pline, que le sang menstruel, surtout chez les rousses, empêche la digestion… Il ne se demanda même pas pourquoi les hommes n’avaient pas été contaminés par la bouillie de seigle, alors qu’elle se mourait. Il était pourtant évident que le reflux de son sang avait affecté le seigle, qu’elle s’était donc d’une certaine façon empoisonnée elle-même et que, par conséquent, il fallait la saigner proprement pour réduire en elle ce qui la corrompait. La médecine, comme la sainteté, n’a qu’une règle : chasser le mal. Tout cela était parfaitement écrit dans des manuscrits authentiques dont l’ancienneté certifiait le con tenu. John n’était d’ailleurs accompagné d’aucun livre, il ne demanda jamais d’en consulter, on eût dit qu’il cherchait ses remèdes dans la femme elle-même ou dans tout ce qui lui passait par l’esprit. Quel étrange médecin, si vraiment c’en était un !

Glissant ses mains sous la robe de Jutta, il l’ausculta doucement, prenant note de chaque endroit où il la voyait tressaillir. Il arriva finale ment à son ventre, hésita sur certaines régions des intestins qu’il disait compactes et fit de petits cercles pour en faciliter la circulation, du moins c’est ce qu’il me sembla. Il paraissait connaître chaque circonvolution du tube digestif. La femme s’abandonnait à cette singulière manœuvre.

Au bout d’un moment, elle parut plus déten due. Il la retourna sur le ventre, lui étira le cou, descendit ses longs doigts le long de sa colonne vertébrale. Lorsqu’il rencontrait des points douloureux, il dessinait de petites orbites autour d’eux. Après plus d’une heure de ces attouchements, il confirma le verdict d’intoxication au seigle auquel il ajouta, comme si c’était nécessaire, la surcharge du foie et la faiblesse des reins. Malgré la similitude de nos diagnostics, il changea radicalement le régime que je lui avais prescrit. Il proposa une bouillie très claire d’avoine, à laquelle il fallait ajouter un sirop d’épice assez sucré. Il me demanda avec insistance de lui faire, à chaque heure du jour, les palpations auxquelles je venais d’assister. Jutta devait me montrer les points exacts sur son ventre. Je tremblais sur son corps, mais l’obéissance me rassura, si bien qu’à la fin de la première journée je savais aussi bien faire que lui. C’est ce qu’affirmait Jutta. Pas d’autres prescriptions, sinon de la garder au chaud tout en laissant circuler un bon air dans la pièce.

Malgré l’hétérodoxie de ces traitements qui n’apparaissaient dans aucun ouvrage, et pour des raisons que j’ignore, dès le surlendemain et les autres jours, la noble femme prit des forces. Il venait chaque après-midi, s’assoyait près d’elle de longues heures pour l’écouter comme si les mots qu’elle laissait sortir lui nettoyaient le sang. Durant tout ce temps, il lui touchait les articulations, le ventre, l’arrière de la nuque. Il ne présentait aucun signe d’impatience devant ses bavardages où elle allait jusqu’à l’entretenir des sentiments qu’elle éprouvait pour son mari qui lui manquait beaucoup. Katrei se mêlait à la conversation et ajoutait anecdote sur anecdote. Par moments, ils riaient comme des enfants mal élevés, oubliant que la mort guettait à chaque ins tant avec ses portes déjà à demi ouvertes sur l’enfer ou sur le purgatoire.

J’étais dégoûté, mais le général m’ordonna de les accompagner sans interruption et d’apprendre tout ce que John me dirait sur ses techniques, qui me semblaient s’approcher davantage de la licence et de l’impéritie que du savoir et de l’exactitude.

Ne saisissant en rien le principe de sa médecine, je dus me faire explicite. Aussi je lui demandai, par obéissance, les choses en clair. Il s’éloigna du lit et me pria de prendre sa place auprès de Jutta. Il alla à la fenêtre puis, tout en marchant de long en large dans la pièce, commença ainsi :

— La connaissance ne résulte pas du rapport que l’on a avec les livres, mais du rapport que l’on a avec les personnes et les choses. Ceux qui ont écrit ont vécu ce rapport, les autres se contentent de copier. Parmi les savants, certains disent que la connaissance consiste à s’approprier la forme universelle qui réside en chaque chose, et cela, par abstraction s’ils suivent Aristote, ou par purification s’ils adhèrent à Platon. Connaître le chien équivaudrait à saisir l’ensemble des caractéristiques qui appartiennent à tous les chiens, et qui font que cet animal est un chien et rien d’autre. Quelle sottise !

Lorsqu’il prononça cette exclamation, je ressentis un sursaut dans la pulsation du cœur de Jutta. J’étais moi-même très offensé de ce que John n’arrivait même pas à distinguer la pensée du studium de la parodie qu’il faisait de Platon ou d’Aristote. Il continua :

— Si cette sorte de connaissance existait, elle nous serait bien inutile pour guérir les hommes et les femmes, puisque la maladie nous vient de notre condition humaine et non de ces supposées formes divines.

La proximité de Jutta m’amena à oublier ma réserve, et à lui répondre :

— Mais le but de l’homme, rétorquai-je, n’est pas la santé mais la connaissance. La santé est un moyen de connaissance avant d’être un objet de connaissance. À quoi nous servirait la santé si le but de la vie n’était que la santé…

— Cela est bien louable et dignement chrétien, mais pour le moment, nous vivons sur terre, et sur terre, la santé n’est pas si simple. Une idée n’est qu’une représentation, la maladie, une réalité.

Je comprenais soudainement le rêve de Katrei où tout l’univers s’était écroulé dans un crâne. J’étais si outré que j’avais du mal à riposter.

— C’est l’erreur même de Guillaume d’Ockham.

— Quoi qu’il en soit, Conrad, la philosophie de Platon aurait pour conséquence que la bonté et la vérité guériraient les maladies. Est-ce qu’elles les guérissent ?

— N’est-ce pas le désir de vérité et de bonté qui vous a amené à vouloir guérir ?

— Oui ! et ce désir de vérité et de bonté m’a amené à considérer comme faux tout ce que nous avons appris dans les livres, à appréhender chaque situation comme étant nouvelle. Tu vois, Conrad, tu tentais de soigner une maladie, je tente de soi gner une femme. Cela semble l’avoir aidée…

Jutta me serra la main. Je pris conscience qu’elle m’avait encouragé tout ce temps par ses regards approbateurs. Je voulus retirer ma main, mais elle ne céda pas. J’étais si occupé à défendre la pensée du studium que j’oubliai la règle et regardai un moment son visage. C’était la première fois que je regardais vraiment une femme. Je crus un moment que mon âme en était élevée.

John me sortit brutalement de ma distraction :

— Pour le moment, il importe plutôt d’avancer dans nos travaux que de continuer à discuter. Jutta est hors de danger, reste la deuxième question.

— Quelle question ?

— Qui a tenté d’empoisonner ces femmes ?

— De quoi parles-tu ?

— Comment expliquer que Jutta ait été la seule à être intoxiquée ? En principe, Katrei aurait dû, elle aussi, en manger. C’est sans doute elle que l’on voulait empoisonner.

Les femmes étaient stupéfaites, elles n’avaient jamais pensé à cette éventualité. Moi non plus…

— Mais nous avons tous mangé de ce seigle, rétorquai-je, sauf que les hommes sont plus résis tants que les femmes, c’est bien connu.

— L’empoisonneur a sans doute calculé que vous feriez ce raisonnement.

Je dégrisai d’un coup. John avait raison.

L’amorce du procès

C’était le 26 septembre 1326. Le général nous avait obtenu une audience chez Virneburg. Notre mission consistait à présenter le plaidoyer écrit par Eckhart, à Strasbourg, il y avait déjà quelques mois, au moment des premières rumeurs du procès. Différentes versions de son Apologie et de son Tractatus Requisitus avaient été lancées dans le public afin de pousser Virneburg à montrer son jeu et d’influencer la position des nobles et des corporations d’artisans. La carte politique ne pouvait être sous-estimée, d’autant que Guillaume de Nidecke et Hermann de Summo, de nobles et riches familles, la jouaient pleinement. Il fallait par ailleurs tenter de mesurer la somme d’argent suffisante pour encourager l’archevêque à un miséricordieux abandon de la cause. Virneburg était très sensible à ce genre d’argument.

Cette fois, c’était le milieu de l’avant-midi et non le soir, aussi Nicolas et moi étions plus en forme qu’à la première audience. La rencontre avec John m’avait poussé, pour ainsi dire, en direction du Maître, si bien que Jutta et Katrei écoutaient mes propos avec attention. Oubliant la plupart du temps mes craintes, j’y prenais plaisir. Par ailleurs, le général n’entendait pas réduire son appui inconditionnel au Maître. Quant au père Eckhart, il utilisait un langage plus modéré.

Il consacrait maintenant de nombreuses heures de son précieux temps à rectifier une à une les distorsions, plus intellectuelles que fondamen tales, de Katrei. Elle montrait tant d’ardeur à comprendre les enseignements du Maître dans ses moindres subtilités, et aussi les commentaires que j’en faisais, que, nonobstant ses erreurs, il ne se pouvait guère que sa volonté ait suivi sa pensée dans le gouffre. Par là même, elle démontrait, le général lui-même le confirmait, qu’elle quittait l’hérésie (si seulement elle y avait été).

John avait raison. Il y avait eu tentative d’empoisonnement. Le père cuisinier avait confirmé que le moine qui allait normalement porter le repas aux femmes s’était absenté sans explication, et qu’un autre s’était acquitté de cette tâche. John ne fut pas capable de remonter la piste plus avant, mais il ne faisait plus de doute dans mon esprit que Guillaume et Hermann étaient directe ment ou indirectement impliqués. Ils ne doutaient pas obtenir gain de cause dans la procédure qu’ils avaient entreprise contre Katrei, leurs moyens financiers, comparativement aux siens, pouvaient aisément combler toute insuffisance de preuve. Cependant, la rumeur circulait qu’elle avait été enceinte de l’un d’eux.

Virneburg nous reçut seul, accompagné de son secrétaire. Son attitude de marbre ne me dérangeait plus, ni la pompe de son autorité, celle du général était pour moi la seule légitime. En guise d’introduction, Virneburg leva simplement le petit doigt. Nicolas patientait sans mot dire, mais, voyant que Virneburg risquait bien plus de quitter la salle que d’ouvrir la bouche, il se leva et lut :

— Après avoir enlevé les répétitions et les inepties ajoutées de toute évidence pour discréditer le Maître, la liste des propositions suspectes se résume à ceci : Dès que Dieu fut, il créa le monde. Le monde existe de toute éternité. En toutes œuvres, même mauvaises, se manifeste la gloire de Dieu. Ceux qui ne recherchent ni la fortune, ni les honneurs, ni l’utilité, ni la récompense, c’est dans ces hommes-là que Dieu est le mieux glorifié. Nous sommes transformés en Dieu et changés en lui, au point de perdre toute distinction. • Tout ce que le Père a donné au Fils, il l’a donné aussi à chacun des hommes et des femmes de ce monde. Tout ce qui est propre à Dieu est aussi propre à l’homme et à la femme. Si je demandais quelque chose à Dieu, je serais son inférieur ; ce n’est pas ainsi que nous devons être dans la vie éternelle. Dieu aime l’âme et non l’œuvre extérieure. L’homme noble est ce Fils unique de Dieu que le Père a engendré de toute éternité. Toutes les créatures, en tant que créa tures, sont un pur néant du point de vue de l’essence. Il y a cependant dans l’âme quelque chose qui est incréé et incréable, qui n’est pas une créa ture ; si l’âme entière était telle, elle serait incréée et incréable ; et cela, c’est l’Intellect.

— Trois remarques doivent être faites sur ces propositions : • Premièrement, je proteste que, en vertu de la liberté et des privilèges de mon ordre, je ne suis pas tenu de comparaître devant les commissaires de l’archevêque, n’ayant jamais été accusé d’hérésie ni suspecté dans les mœurs. • Deuxièmement, grand nombre des propositions rédigées dans cette liste sont mal citées ou même inventées de toutes pièces. Elles ont été rapportées par des personnes incultes qui, n’ayant rien saisi du sermon, n’ont pu en faire une rédaction un tant soit peu correcte. Par ailleurs, j’ai parlé en langue vulgaire et la traduc tion en langue latine souffre sur plusieurs points. Finalement, les phrases sont rapportées hors contexte, et de ce fait sont sujettes à plusieurs interprétations qui, pour la plupart, sont fausses. Seule une lecture judicieuse des textes, correcte ment transcrits et traduits par une personne qui cherche à en comprendre le sens véritable, et non le sens déformé, peut aboutir à une compréhension de cette philosophie que l’on aurait tort de croire nouvelle. Troisièmement, je m’étonne que mes détracteurs n’aient pas retenu contre moi un plus grand nombre d’articles. Ils taxent d’erreurs tout ce qu’ils ne comprennent pas et taxent également toute erreur d’hérésie. Pour ce qui est des propositions que j’ai effectivement dites ou écrites, je suis convaincu de leur vérité, même si plusieurs doivent être comprises dans leur contexte. Pourtant, je suis prêt à les rétracter dans la mesure où l’Église me démontrera qu’elles sont fausses. On peut douter de mes dires, je confesse qu’ils peuvent sans doute être améliorés dans leur expression, mais il serait hors de proportion de douter de ma bonne foi, de mon adhésion à l’Église et de la sincérité de mon engagement. Voilà les arguments du Maître dominicain amené à se défendre par la faute de deux moines indignes de notre ordre que j’ai mandat de chasser et que vous m’interdisez de rencontrer. Si leur famille est noble et fortunée, l’ordre des Dominicains n’est pas sans pouvoir en Allemagne…

— Suffit ! intervint Virneburg, les chiens qui vous lèchent, vous, les Prêcheurs, sont plus près des bêtes que des hommes. Ils ont le visage noirci du paysan. Ils sont crédules et on peut leur dire n’importe quoi. Ils avaleraient des chameaux si on le leur demandait. Que les prêcheurs partent d’Allemagne, qu’importe, d’autres sauront combler le vide. Et d’ailleurs, bon nombre des vôtres s’opposent à Eckhart. J’ai été informé cette nuit même que le prieur du couvent de Strasbourg, qui soutenait Eckhart, a été battu sévèrement par ses propres moines. À l’heure où nous nous parlons, il est mourant ou peut-être déjà devant le Juge éternel…

Je fus estomaqué par cette nouvelle, et com pris à rebours les paroles du prieur et son inquiétude le jour de notre départ. J’eus terriblement honte d’avoir douté de lui et d’avoir moi-même entretenu par mes hésitations et mes ambivalences le climat de suspicion qui régnait dans ce couvent. Nicolas réussit à garder son sang-froid et, comme s’il n’avait rien entendu, continua de plus belle.

— Vous oubliez le pape, seigneur Virneburg. Il est connu de tous qu’Élisabeth, épouse d’Henri d’Autriche, belle-sœur d’Agnès, celle à qui le Maître a envoyé ses Consolations divines, est une Virneburg. Il est connu que ce livre a divisé votre famille et que vos intentions de vengeance s’ajoutent à celles d’Hermann de Summo et de Guillaume de Nidecke pour tenter de discréditer un homme qui a touché à votre amour-propre. Il est aussi connu que vous alimentez vous-même la rivalité entre les Franciscains et les Dominicains afin d’affaiblir les deux ordres à la fois, car leur manière de vivre transforme la vôtre en scandale. Cependant, ces deux Ordres sont mandatés par l’Église pour prêcher une réforme et rallumer les vertus évangéliques. Vous n’ignorez pas que je suis en lien direct avec Avignon…

— Taisez vos menaces, petit moine, ou je vous emprisonne sur l’heure.

— Faites, monsieur, faites, je n’attends que cela.

— Sortez ! cria-t-il en toussant.

Deux gardes nous empoignèrent brusque ment et nous bousculèrent jusqu’à la sortie du palais. Nicolas avait peine à retenir son rire tant il était heureux d’avoir touché le vieux renard. Pour ma part, j’étais dans la plus grande crainte. Il était maintenant évident que Virneburg ne reculerait pas. Le procès était maintenant inévitable. Ce serait le premier procès d’Inquisition contre un dominicain, la première fois qu’un moine et, bien plus, un maître de l’ordre des Prêcheurs, ceux-là mêmes que saint Dominique dédia à la lutte contre l’hérésie, en ferait l’objet. Je n’étais pas moi-même à l’abri d’une condamnation. On avait déjà exécuté des notaires à côté des hérétiques parce qu’ils les avaient soutenus. Une angoisse épouvantable s’empara de moi.

La lumière

Le général Barnabas Cagnoli avait convoqué à son officine une séance de discussion au sujet d’une découverte de Berthold de Moosburg, où devaient se retrouver Eckhart, Suso, Tauler et moi. Malgré l’étrangeté de la découverte, le général paraissait détendu, joyeux même, comme si la communauté s’apprêtait à doubler les Franciscains sur le terrain même des sciences naturelles.

Bien qu’encore jeune, Berthold avait étudié à Oxford, et connaissait fort bien les thèses de Guillaume d’Ockham. Il était particulièrement versé en optique et, grâce au principe des analogies, il tentait de mieux comprendre la lumière spirituelle, la lumière intellectuelle et la lumière naturelle. C’était un homme typiquement flegmatique, recueilli et fort prudent. Il paraissait presque toujours si retiré en lui-même qu’il semblait vivre chez les hommes comme s’il n’y était pas. Depuis qu’il avait quitté Ratisbonne pour venir à Cologne, il avait réussi le tour de force de passer presque totalement inaperçu ; personne, sauf le général, ne parlait de lui. Pourtant, ce matin-là, il n’arrivait pas à contenir son émotion. Le général entama :

— Nous sommes tous présents, la conférence a débuté en cette quatrième heure du jour de la Saint-Michel…

Il me fit signe de prendre note des présences.

— En premier lieu, je souhaiterais que notre frère Berthold nous fasse part de sa découverte.

Quelque peu intimidé, Berthold plaça devant la fenêtre un épais parchemin noirci au charbon et rendu parfaitement rigide grâce à un cadre de bois. Il scella le cadre avec un peu de cire pour qu’aucune lumière ne puisse franchir les interstices, ce qui nous plongea dans une parfaite obscurité. Mais au bout d’un moment, nous aperçûmes tous un minuscule petit trou d’épingle au centre du parchemin : on eût dit une petite étoile dans la nuit. Il plaça un autre parchemin particulièrement lisse et blanc, devant cette minuscule étoile. Il avança et recula ce parchemin blanc. Plus il approchait le parchemin de l’étoile, moins le halo se faisait grand, plus il l’éloignait, plus le halo s’étendait. Berthold approcha le parchemin blanc jusqu’à lui faire toucher le parchemin noir. L’étoile disparut, mais réapparut parce qu’il avait percé d’avance une petite ouverture dans le parchemin blanc. Il plaça un miroir devant le minus cule rayon de lumière, ce qui réfracta un halo sur le parchemin blanc. En jouant avec le miroir, il fit circuler le halo qu’il projetait autour de la petite étoile. Puis, grâce à un support bien fixé au pupitre, il arriva à ajuster le miroir de façon à ce que le halo projeté par le miroir se concentre sur l’étoile. Le prieur s’exclama, mais je ne vis rien là qui méritait tant d’admiration.

Après un moment, le prieur tapa sur l’épaule de Berthold qui retira le parchemin de la fenêtre, ce qui nous éblouit un moment, parce que le soleil en cette heure arrivait directement dans l’officine et qu’il était des plus radieux.

À part le général et Berthold, nous avions tous le regard en accent circonflexe. C’est le Maître qui brisa le premier le silence :

— Il me semble, dit-il, que le plus extraordinaire de cette expérience s’est passé dans votre esprit, alors je vous en prie, ne nous faites pas languir davantage.

D’un regard, le général donna la permission à Berthold de s’expliquer. Celui-ci mit la main sur un manuscrit qui se trouvait à proximité.

— Ce manuscrit que l’on dit avoir été écrit par Aristote n’est pas de lui, mais de Proclus, un disciple de Platon, de la dernière école d’Athènes.

— Depuis sa traduction au siècle dernier, peu se sont intéressés à ce manuscrit, continua Tauler, justement parce qu’il cadrait mal avec la méta physique d’Aristote.

— Vous oubliez votre propre maître, Eckhart, ajouta Berthold.

— Il y a dans Proclus, continua justement Eckhart, un principe qui m’a particulièrement fasciné et qui semble être fondamental. La lumière de Dieu descendrait jusque dans l’âme, dans l’âme universelle et dans l’âme humaine, où elle se retournerait comme dans un miroir et reviendrait à Dieu. Le premier mouvement, la descente, serait la procession de l’Un dans la multiplicité des choses créées, le second mouvement, la remontée, serait la conversion du multiple qui revient dans l’Un.

— Voilà ce que confirme l’expérience qui vient d’être faite, dit le général.

— Si je saisis bien, poursuivit le Maître, la lumière qui arrivait par l’ouverture ne pouvait faire autrement que s’étendre et se multiplier dans un halo, exactement comme lorsque l’on jette une pierre dans l’eau.

— C’est l’ondulation de l’éther, ajouta Berthold. La substance primordiale ressemble à une eau. La lumière est comme l’onde de cette substance. Si un archer tire vers moi une flèche, je puis me cacher derrière un mur pour me protéger, mais le soleil, lui, peut m’atteindre par diffraction. Il n’y a pas d’abri contre la lumière.

Berthold ferma un moment les yeux, rassembla ses idées, et continua :

— En premier, vous devez comprendre que le temps est la condition de l’espace.

— Cela est simple, interrompit Tauler, l’es pace est l’expression de la distance entre les choses. Or, cette distance se définit par le temps qu’une chose met à se rapprocher d’une autre chose. Si toutes les choses étaient infiniment rapides à se rapprocher, elle serait une.

— C’est aussi la condition du multiple, pour suivit Suso, car si les choses étaient une, elles ne seraient pas multiples.

— Ainsi, vous êtes d’accord, reprit Berthold, pour dire que le temps est la condition du multiple, et que l’espace est l’expression du temps. Maintenant que vous avez bien saisi ce premier principe, je replace les parchemins sur la fenêtre et le miroir devant les parchemins.

Ce qu’il fit avec beaucoup de minutie.

— Vous voyez que la lumière s’ouvre, se diffracte selon un angle précis. Chaque rayon s’élargit et se multiplie. Mais que se passe-t-il précisé ment au centre, là où la lumière réfléchie remonte directement et parfaitement sur la lumière descendante ?

Eckhart s’exclama :

— La lumière naturelle nous montre le chemin de la lumière spirituelle. Oui, exactement au sommet de l’âme, dans le château fort, la procession et la conversion se confondent dans un même rayon. Là, il n’y a ni temps ni espace. Plus que cela, la cause et l’effet ne peuvent plus être distingués, ils coïncident. C’est le château fort.

— Expliquez-vous, Maître, demanda le général, qui connaissait l’impact de cette découverte pour Eckhart.

— Imaginez deux enfants, chacun à l’extrémité d’une corde de jeu qu’ils font osciller en même temps pour s’envoyer des messages. Qui pourrait distinguer le message d’aller, du message de retour ? À cet endroit précis de l’âme, le créateur et la créa ture, celui qui attribue l’être et celui qui le reçoit, participent d’un seul et même dynamisme.

— Parfaitement, Maître, reprit Berthold. On ne peut distinguer la cause et l’effet que par le temps, le hiatus entre les deux ; la cause précède évidemment l’effet, mais au centre, exactement au centre, la cause et l’effet ne peuvent être distingués. En somme, la Trinité se fait en « même temps » dans la déité et dans l’âme, la création se réalise en « même temps » en Dieu et dans l’âme. Proclus disait que l’âme crée le monde. Vous avez parfaitement raison de dire qu’il y a un point dans l’âme, incréé et incréable, où le Père engendre son fils, où la déité se fait intelligence en acte…

Tauler écarquilla les yeux et se mit à sourire : il avait subitement compris l’importance de l’expérience. Berthold continua :

— Oui, reprit Berthold, et cela démontre que l’avenir n’est jamais prévisible dans ce qu’il fera apparaître de Dieu. Oui, nous savons que ce sera toujours divin dans sa totalité, mais personne ne peut savoir la manière puisque les effets participent aux causes. Par le cosmos, le divin a trouvé le moyen de se dépasser lui-même.

— Sinon, il n’y aurait pas véritablement d’intelligence dans l’univers, conclut Maître Eckhart. Cela veut aussi dire que le cosmos ressemble davantage au ventre fécond d’une femme qu’à un principe de détermination masculin.

Après ces mots, le silence se fit profond et léger à la fois. Il se passa alors, au plus profond de mon âme, du moins c’est ainsi que je le sentis, une conversion, un retournement de la lumière vers son origine. Sous mille confusions, doutes, inquiétudes, et sans qu’aucun de ces démons ne disparût vraiment, je sentis pour la première fois le frémissement d’une confiance d’enfant. Et je goûtai combien il était merveilleux d’être un homme.

Le général toussa un peu, prit une voix grave et, tout en enlevant les parchemins qui obstruaient la fenêtre, nous interpella :

— Je vous ai rassemblés ici, à l’écart de la communauté, pour vous annoncer en premier ce que je confirmerai bientôt devant tout le monde. Nos ennemis ne sont pas à cours d’armes. Ils sont fermés à toute argumentation. Il leur importe peu que nous ayons tort ou raison, ils cherchent un prétexte pour briser l’influence des Dominicains en Allemagne. La soif de richesses les a rendus fous. Je crains grandement pour notre frère. Le procès n’a pu être évité. Eckhart sera le premier dominicain à passer formellement devant l’Inqui sition. Nous soutiendrons notre frère jusqu’au bout de ce chemin. Mais tout en appuyant notre ami et notre frère, nous devons prévoir le pire. Il nous faut penser au bien général de notre ordre et de sa mission dans l’Église. C’est pourquoi je dois prévoir dès maintenant la succession d’Eckhart au studium de Cologne. J’ai choisi à cette fin notre frère Berthold de Moosburg.

Le Maître se tut. Et moi, je ressentis à ce moment-là une flamme me lécher le dos.

Le legs

Je ne pouvais pas frapper à sa porte, le déranger. Jamais personne, sauf s’il y a le feu, un assaut de démons ou d’autres calamités, ne peut se per mettre de déranger un moine dans sa cellule. Mais cette nuit-là était exceptionnelle. Il y avait juste ment odeur de mort et de désolation, assaut de mélancolie et d’accablement. Le Maître avait été abandonné à lui-même, c’était ainsi qu’il fallait comprendre la remise du flambeau à Berthold.

Ce n’était pas que le général avait été injuste, tout prieur aurait fait de même, mais le résultat n’en était pas moins terrible. L’homme devait maintenant trouver son chemin lui-même, assailli sans doute par des meutes de démons qui s’acharnaient sur sa solitude comme des chiens sur des viandes. Je savais que le Maître était derrière cette porte, en prière sans doute, cherchant une issue à ses tourments. Il ne fallait pas cogner à sa porte, mais je le fis quand même. Il ouvrit avec un sourire qui en disait long sur sa douleur.

— Je voulais simplement prier avec vous, père Eckhart, osai-je lui demander.

Pendant je ne sais combien de temps, nous restâmes l’un près de l’autre à prier dans un silence profond. Par moments, une larme coulait sur le visage vieilli du Maître, mais doucement, sans frémissement, simplement pour libérer le cœur d’un surplus.

La chandelle allait s’éteindre, je m’apprêtais à me lever pour me retirer, mais il en ralluma une autre et s’assit sur le bord de sa paillasse.

— J’ai une confidence à te faire, Conrad, mon ami, dit-il doucement.

— Oui, Maître, et moi, tant de choses à confesser, répondis-je.

— Ne te confesse pas de tes doutes, Conrad ; le doute n’est pas péché, au contraire, il est le cou rage de la conscience. Tu n’es jamais tombé dans la suspicion qui, elle, est la gangrène de l’âme. Tu n’as pas péché, mais moi, j’ai péché contre toi, il m’est souvent arrivé de t’envier.

— De m’envier ?

— J’aurais voulu être simple moine et mener une vie tranquille toute consacrée à lire, écrire et prier, prêcher une fois le mois et n’être connu de personne. Mais on m’a confié de trop grandes responsabilités, jusqu’à quarante couvents d’hommes, vingt couvents de femmes et un grand nombre de béguinages. Il fallait penser à tout : l’organisation, la nourriture, les approvisionne ments, les ventes, les transactions, la discipline, le châtiment des frères indignes, les successions, la supervision des fermes, la reproduction des bêtes, la qualité du vin, la défense contre les ennemis… Je vivais sur les chemins entre un monastère et un autre à préparer les visites, à me demander jusqu’où je pouvais faire confiance au prieur en poste, à sélectionner les points que je pouvais déléguer et ceux dont il fallait que je m’assure moi-même. Que de tracas ! Et puis, il y a eu les charges intellectuelles, les disputes à l’Université de Paris pour tenir la pensée dominicaine à l’avant-scène, les préparations de cours pour des étudiants souvent plus occupés à se tailler une place d’honneur qu’à discuter d’Aristote…

— Mais ce n’est pas moi que vous avez envié, c’est plutôt ma médiocrité. Si vous aviez été à ma place, vous y auriez mis tant de force et de passion que vous vous seriez retrouvé prieur ou général.

— Conrad, c’est ton cœur que j’enviais, la simplicité de ton cœur. J’aurais aimé simplement obéir sans trop m’interroger, mais c’est plus fort que moi, j’ai besoin de comprendre, de faire des liens, de vérifier, de voir les implications et les conséquences. Il m’est insupportable de m’incliner sans comprendre. Et puis, il faut que je m’em porte, que je m’emballe, que je déploie toute mon énergie au risque de faire pivoter les mots sur leur socle et de les faire tomber hors du bon sens. Alors je t’ai envié, et pour me faire pardonner, j’aimerais te faire un legs.

— Vous n’avez rien à excuser… Cependant, je désire vivement recevoir votre legs.

— Entends bien ce que je vais te dire. Il y a là une clef très importante, une des plus belles clefs du bonheur. Elle m’a été donnée, elle vient bien avant moi. C’est un trésor purifié et distillé par des siècles de réflexion, de prières et d’efforts. Prends-le comme une graine rare. Voilà le plus intime de la pensée de Platon, revivifié par Proclus, exalté par saint Denys, et redéployé par notre Maître Albert le Grand : la source de l’être est beaucoup plus que l’être, c’est un déborde ment, une force créatrice, une intelligence, et si jamais ta propre intelligence ou celle de qui que ce soit y communie, elle goûte sur-le-champ la joie des bienheureux que l’on retrouve dans une fleur ou un lac de montagne. La mort n’est pas une condition nécessaire à la béatitude, elle sert simplement à refouler vers nous le temps, à le contracter sur quelques années, car sinon il n’y aurait pas de concentration à vivre et donc pas de goût de vivre.

— Alors quel est le but de l’âme ?

— Tu le sais aussi bien que moi. Le but de l’âme est la conjonction avec la source créatrice qui nous habite afin de comprendre le cosmos et d’y participer, car participer, c’est jouir.

— Mais alors, Maître, dites-moi maintenant quel est le secret de cette participation ?

— L’humilité. L’humilité n’est pas une vertu humaine, c’est l’état naturel du cosmos travaillé par sa source créatrice. L’homme humble est telle ment plus noble que les autres hommes qu’il est pour eux ce que l’homme vivant est à un homme peint sur un mur. L’être sera fait peu à peu à tra vers nous. Je parle ici de toutes consciences quelles qu’elles soient. Nous sommes ici dans le portique de l’être. Le créateur, c’est nous, nous qui plongeons dans la source.

— Dois-je alors me nier, moi qui ne suis qu’un point de vue partiel ?

— La vie se charge de libérer l’œil. Voilà mon legs, Conrad. Cette spiritualité doit continuer son chemin malgré Virneburg, malgré l’Inquisition, malgré la mort.

— Mais que restera-t-il de nous sur cette terre ?

— L’élargissement, l’approfondissement et l’harmonisation des contraires dans le sentiment humain. Lorsque l’humain arrivera dans les bras de la source, son cœur fondra de reconnaissance pour la beauté du monde. Mais la source, elle, sera bien plus reconnaissante encore. « Béni sois tu, dira-t-elle. Béni sois-tu, fils d’homme, car dans ton cœur et par tes mains, tu m’as fait. »

— Vous vous êtes bien vengé de votre envie de tranquillité et de simplicité en confiant une charge aussi lourde à un esprit aussi frustre que le mien.

Là-dessus, il me sourit avec une confiance telle que je me crus, un moment, digne de ce qu’il m’avait confié.

Le commerce et la civilisation

Il fallait s’en méfier, Thomas d’Aquin nous avait instruits sur le sujet : le commerce, considéré en lui-même, a un certain caractère honteux, en raison du désir du gain, de l’amour de la richesse, du fait qu’il permet à l’argent d’engendrer l’argent. En revanche, son vice est heureusement limité par l’effort et le travail nécessaires à la production et aux déplacements des marchandises. La pauvreté des moyens limite la gravité des dégâts.

On ne peut en dire autant de l’usure proscrite dans toute la chrétienté. Elle pourrait entraîner une compétition sans limite, c’est-à-dire une folie. Un franciscain m’en donna un jour cette image :

« Figure-toi, me dit-il, un noble riche mais paresseux. Il se déguise en commerçant et sollicite les passants, non pour leur vendre quelque chose, mais pour leur prêter cinquante sous d’or moyen nant cinq sous d’usure par jour. Un premier badaud adhère à l’idée. Il part avec les cinquante sous, les brandit devant un boutiquier qui, le croyant riche, accepte de lui vendre vêtements et étoffes qui seraient payés le lendemain. Vêtu de bonne façon, il court rencontrer l’évêque et le persuade d’acheter les tissus à fort prix. Après cette transaction, le passant paie le boutiquier tel que convenu, revient vers le commerçant et lui remet, à temps, les cinquante sous d’or et, en plus, les cinq sous d’usure. De cette transaction, le badaud conserve vingt sous, mais sa journée a été épuisante, si bien que, le lendemain, il s’assoit un peu plus loin dans la même rue où le riche fainéant fait toujours commerce de prêts et, pas plus bête, il propose lui aussi aux promeneurs de disposer à sa place de son argent afin que, sans rien faire, il puisse continuer de s’enrichir grâce à l’usure de son avoir. Quelques mois plus tard, ils sont dix dans la même rue à faire la même chose. Il s’agit là de la multiplication d’une nouvelle sorte de mendiants, sauf que ces nouveaux mendiants ne sont pas pauvres, mais riches. Leur seul travail consiste à prendre d’une main un peu plus que ce qu’ils donnent de l’autre. Cependant, à la différence des mendiants, ce qu’ils prennent ne leur sert pas seulement pour le boire et le manger, mais aussi pour un luxe qui les fait lentement pourrir. Non, il ne faut jamais le permettre, il est assez de faire l’aumône aux pauvres sans le faire aussi aux riches. »

Vous comprenez mon hésitation lorsque le général me commanda de servir de secrétaire à un commerçant des basses terres, Guglielmo Berbèri, qui venait pour faire des affaires avec nul autre que l’archevêque. Cet homme court et replet possédait à la place des yeux de véritables petites billes noires, vives et mobiles qui accrochaient le regard de son interlocuteur et l’entraînaient partout où allait son discours. Ce négociant avait beau parler sans arrêt, je ne pus savoir ce qu’il venait faire à Cologne, ni quoi que ce soit de ses intentions et de ses projets. Néanmoins, j’avais ordre de le suivre et de l’assister en tout. Après une préparation minutieuse où il me fit pratiquer mon jeu dans les moindres détails, nous allâmes ren contrer l’archevêque Virneburg à son palais, dans ses appartements privés. Il est toujours facile de déguiser un moine, car rien ne ressemble plus à un dominicain qu’un autre dominicain, il suffit de changer quelques traits d’un visage qui restera dans l’ombre de son capuchon.

— Que d’honneurs pour moi, commença Guglielmo, de rencontrer le seigneur d’une des plus grandes villes du monde, célèbre pour son commerce, ses arts et sa chrétienté. La maison des Virneburg, dont vous êtes le sommet, est sans aucun doute parmi les plus puissantes d’Allemagne et maintient, par son autorité et ses commerces, l’espoir de l’État pendant que notre roi combat en Italie en vue de reconstruire l’Empire. Dieu, qu’il est heureux que l’Église, dont vous êtes la puis sance, assure l’ordre en ce pauvre monde…

— Merci de vos compliments, monsieur, cependant j’ai beaucoup à faire en ces jours où il faut combattre non seulement la fainéantise du peuple, mais aussi l’hérésie de certains moines…

— J’ai été informé de vos soucis, reprit Guglielmo, et la chose me dépasse à ce point que là-dessus j’ai pour habitude de me taire. J’irai droit à mon sujet. Voilà, monsieur Riccardo Alberti qui, je crois, vous est connu…

— Il me vend à l’occasion des tissus assez rares qui lui parviennent d’Italie en paiement pour des droits de commerce aux foires de Milan, Venise et Bologne où ma famille occupe une place forte.

L’archevêque arrivait à conserver le rythme naturel de sa voix, mais je le vis ramener un pied tremblant sous sa chaise afin de dissimuler sa nervosité. Quant à moi, je m’appliquai à me faire oublier.

— Justement, Alberti m’a avancé deux cents gros vénitiens…

— Deux cents, dites-vous, la somme est importante.

— J’en conviens, continua Guglielmo, mais elle était nécessaire pour mes achats de tapisse ries, ici à Cologne. Je descends par la suite les vendre à Milan.

— Vous allez donc chez mon frère ?

— Hélas ! j’ai eu une offre supérieure hier, chez les dominicains.

— Chez les dominicains ?

— J’ai logé chez eux, la sécurité y est reconnue, et j’y ai retrouvé une connaissance, l’épouse de Gauthier de Bruges, de la plus noble maison du nord. Elle m’a proposé une affaire que je ne pouvais refuser. Cependant, elle voulait une monnaie de Barcelone pour régler une lettre de change, et c’est pourquoi je suis venu ici dans l’espoir que vous acceptiez de convertir mes gros vénitiens.

— Et pourquoi le ferais-je ? demanda Virneburg.

— Il serait tellement agréable à mon ami, le seigneur de Bruges, que vous acceptiez ce service. Cela pourrait apaiser les sentiments de Riccardo Alberti, et vous assurer la plus grande fidélité de Gauthier.

Sur ces propos, l’archevêque resta longue ment songeur et silencieux. Il semblait faire des calculs autant politiques qu’économiques… Pour ma part, je levai explicitement un sourcil en toussant distraitement, comme si je ne saisissais rien du fond de leur conversation, ce qui était totale ment vrai. Finalement, il ouvrit la bouche :

— Supposons que j’accepte votre devise et que je me charge directement de la lettre de change de madame l’épouse de votre ami…

Je ne voyais pas comment cette proposition pouvait être acceptable. Guglielmo y risquerait tout sans contrepartie, mais je devais me taire.

— Cela conviendrait à merveille, répondit le plus simplement du monde Guglielmo.

— Sans doute aviez-vous prévu cette éventualité ? avança l’archevêque.

— J’ai ici la lettre.

Il avait effectivement cette lettre de change qui n’avait même pas l’air d’en être une. Je ne comprenais plus rien. L’archevêque lut, fronça les sourcils, et finalement sourit.

— Donnez-moi la somme et je fais honneur à la dame, conclut-il. Cependant, veillez à la par faite discrétion de l’opération.

— J’y veillerai sur mon honneur et celui du comte de Bruges, affirma sans hésiter Guglielmo. De votre côté, je crois que vous me comprendrez si je vous demande bien humblement un mot de votre main et certifié de votre sceau, avant de vous donner une aussi importante somme.

Il tendit à l’archevêque une note qu’il devait copier. Virneburg la lut attentivement, hésita en se serrant les lèvres. Guglielmo sortit la très lourde bourse dans laquelle, l’épaisse monnaie d’argent sonnait. Finalement, l’archevêque griffonna rapidement les quelques mots, signa, apposa son sceau et donna le document à Guglielmo. Celui-ci lut le parchemin et suggéra, en indiquant du doigt :

— S’il était possible d’ajouter ici, « dans les trente jours suivant la date d’aujourd’hui ».

Virneburg hésita à nouveau, corrigea, et redonna le pli.

J’avais rédigé un procès-verbal de la transaction. Le commerçant le signa, le tendit à Virneburg qui le parapha à son tour. Nous nous retirâmes du palais. Guglielmo paraissait pleinement satis fait de son affaire, mais refusa de répondre à mes questions. Lorsque je fis rapport au général de la mystérieuse transaction, il me dit simplement de n’en parler à personne. Personne d’ailleurs ne semblait au courant, ni Maître Eckhart, ni Tauler, ni même Jutta. Personne surtout ne semblait prê ter attention à ce qui se passait.

Guglielmo en avait long à dire sur le roi et sur le pape. Mais je ne comprenais pas où il voulait en venir, alors je lui demandai directement son opinion:

— De l’empereur ou du pape, lequel devrait diriger le peuple ?

— À vrai dire, je préfère la division. Il n’est pas bon que tous les pouvoirs soient dans les mains d’un seul homme.

— On pourrait croire que tu as feuilleté quelque ouvrage de Guillaume d’Ockham.

— J’ai entendu dire qu’il professait la séparation du pouvoir civil et du pouvoir religieux. Mais pour ma part, je préfère que ces deux pouvoirs se maintiennent en conflit et non pas seulement séparés. Si l’on appliquait l’idée de ce franciscain, le pape disposerait du plein pouvoir religieux et l’empereur du plein pouvoir civil. Cela n’apporterait aucun avantage. Où irait un monde ainsi réconcilié par la séparation ? Non, je préfère le conflit.

— Mais l’Église ne peut traverser le temps qu’en s’incarnant dans une institution qui a du pouvoir.

— Alors, mon ami Conrad, je crois que tu ne comprends rien à l’œuvre de ton Maître.

J’étais assurément blessé. Néanmoins, je suivis le conseil du général qui me disait que par l’humi lité le sage apprend dans toutes les occasions :

— Alors instruis-moi.

— Pourquoi crois-tu que le Maître ait consacré tant d’efforts au développement et à l’enseigne ment des béguines ?

— Par obéissance au supérieur général.

— Ouvre les yeux. Le Maître enseigne que l’autorité n’est ni dans le pape ni dans l’empereur, elle est dans chaque homme et dans chaque femme, dans leur château fort, à la cime de leur âme, au plus profond d’eux-mêmes, gravée dans leur cœur. Il enseigne que l’humilité, le détache ment, la pureté sont les conditions nécessaires pour accéder à cette autorité. Il enseigne que l’homme

doit se conquérir lui-même par la sincérité. Les béguinages sont les lieux de rassemblement des femmes et des hommes libres. Ils sont les prémices de la nouvelle Église. La fausse Église est vouée à la mort autant que l’État. C’est le commerce qui gagnera.

— Mais cela n’a pas de sens, répliquai-je.

— Avec le commerce, les hommes et les femmes apprendront à accepter leur finitude et celle de la nature.

J’étais déconcerté. Guglielmo Berbèri était sans aucun doute de la secte du Libre-Esprit, et probablement avec Gauthier de Bruges et Jutta, l’un des soutiens des hérétiques. Il confirmait implicitement qu’après Marguerite Porète la secte reconnaissait dans le père Eckhart son Maître et son saint. D’effroyables doutes bouillonnaient en moi. Ce commerçant n’était-il pas venu négocier la libération de Katrei, celle que l’on souhaitait voir devenir la grande demoiselle du mouvement ? Et pourquoi un tel prix ? La jeune femme valait elle toute cette bourse ? Le père Eckhart menait-il une double vie, dominicain chez nous, chef du Libre-Esprit hors de nos murs ?

Le doute et la paix

Jamais je ne m’étais enfoncé aussi profondément dans les brèches les plus secrètes de mon âme. Ma pensée allait des doutes à l’obéissance, de l’exaltation au désespoir, de la conviction en la sainteté du Maître jusqu’à la certitude de sa déchéance. Ne pouvant m’en sortir malgré les prières et les psaumes, je quittai ma cellule sans trop m’en rendre compte et me rendis au baptistère au moment même où le Maître et les deux femmes se réunissaient pour prier. Je me recueillis auprès d’eux.

Désespéré, je lançai cette stupide question :

— Comment saurais-je que Katrei s’est enfin convertie à l’Église de Dieu ?

— Je ne sais que dire, père Conrad, me répondit-elle, sinon que j’étais enfermée dans une citerne et que maintenant je cours dans la ver dure. Lorsque ma mère est morte, je me suis réfugiée dans une toute petite grotte, puis, lorsque j’ai été bafouée au monastère, je me suis aussi réfugiée dans une minuscule tanière au fond de mon cœur. Là, j’ai fabriqué Dieu bien plus que je ne l’ai rencontré, j’ai construit le monde bien plus que je ne l’ai connu. En réalité, je me niais moi-même et, me niant, je niais Dieu et le monde. Je refusais de naître. J’ai trouvé refuge chez les béguines, je n’avais pas d’autre place où aller. Ce que j’avais connu de l’Église n’était que violence et contradictions, hypocrisie surtout : chasteté transformée en perversion, charité métamorphosée en abus de pouvoir, vertus devenues pure apparence, partout une façade totalement contraire à l’Évangile. Scandalisée par les usurpateurs de l’Église, je me suis réfugiée chez les béguines en me méprenant sur leur philosophie. J’aspirais à disparaître, je croyais qu’elles enseignaient l’effacement. Surtout, je croyais qu’elles voulaient nier l’amour humain, ne plus continuer à perpétuer l’horreur du monde en y ajoutant des enfants. Je ne connaissais rien de Marguerite Porète. Votre frère, le père Eckhart m’a traitée comme sa fille, avec douceur mais sans complaisance. Il m’a parlé de Marguerite et de la vraie spiritualité des béguines. Il a ouvert mon cœur. J’ai eu l’impression d’entrer dans la vie. Maintenant, je vois des fleurs, des arbres, des enfants, des hommes, des femmes, je vois le fleuve, la ville, la vie, et je perçois combien cela est beau et bon. Comme il est agréable de vivre !

Elle avait dit ces mots avec tant de candeur et de simplicité qu’ils continuèrent à danser dans le silence. On eût dit un ruisseau qui se mettait à fertiliser un vaste désert. Il y avait tant de sécheresse en moi, tant de dureté. Comme si je m’étais retenu de vivre ! Et voilà que sa douce voix se mettait à couler dans mon cœur. J’avais entière ment tort dans mes conceptions de la femme : ce n’est pas l’homme qui la féconde, c’est elle qui féconde l’homme.

Alors j’ai osé la regarder dans les yeux. J’ai cru un moment y trouver la paix.

L’art et le temps

Lorsque Nicolas de Strasbourg fit au général son rapport sur la dernière audience avec Virneburg et que le général réalisa que le procès était maintenant inévitable, il entra dans un long silence d’où il ne semblait plus vouloir sortir. Quel outrage ! Quel revers, devait-il penser, l’archevêché se retournait contre l’ordre des Dominicains, la maladie s’attaquait au remède. Au moment où Innocent III avait accepté la proposition de François d’Assise, tous savaient que ce prétendant à la suprême autorité impériale voulait en fait profiter de la naïveté d’un saint pour développer une horde de bons moines qui, étant pauvres, seraient près du peuple ; étant chastes, seraient crédibles ; étant obéissants, seraient soldats de l’Église. Bien plus efficaces qu’une armure de fer, leur bure grossière et leurs paroles sincères arrive raient à lier le peuple au pape malgré la cupidité scandaleuse des évêques et des archevêques. Ces moines pouvaient passer par en dessous de l’autorité des archevêques pour relier la population directement à lui, le pape, ce qui lui permettrait de gagner de l’autorité sur les hiérarchies locales. Mais personne ne pouvait soupçonner que les archevêques sauraient récupérer à leur profit cette horde de combattants.

Tout en travaillant à la réussite du procès, le général semblait réfléchir dans le plus grand mutisme à la manière de sauver le studium de Cologne en cas d’échec devant le tribunal. La visée d’Albert le Grand consistait à développer une intelligence du christianisme qui en garantirait la viabilité. Cette mission devait traverser la crise inévitable de l’Église. Sans doute le général devait-il imaginer des chemins pour cette traversée.

Le général évitait le père Eckhart, alors qu’il passait beaucoup de temps à l’officine de Berthold de Moosburg. Cela me confirma qu’il se préparait davantage à un échec du Maître qu’à un succès. Lors d’un repas, et devant grand nombre de moines, le général était allé jusqu’à rappeler qu’il avait formellement interdit les sermons de subtilités hors du monastère. Tous comprirent qu’il désapprouvait une partie de l’œuvre du Maître : le fait d’avoir étalé au grand jour et aux esprits mal préparés une pensée qu’il fallait faire progresser d’abord dans le secret de nos communautés monastiques. Là-dessus, Guglielmo était sorti sur-le-champ en signe de désapprobation.

À l’automne, il me fallut consacrer une bonne partie de mon temps à vérifier les récoltes et la qualité des engrangements et des lieux de conservation. J’avais fait provision d’herbes, et John, qui venait de temps à autre échanger avec moi des connaissances de médecine, était devenu un ami. Je lui transmettais des précisions sur les herbes, et il me communiquait une logique d’observation qui me permit d’ajuster les doses et de raffiner les mélanges. Cependant, son supérieur n’encourageait pas ces rencontres. Tout le monde savait que le père Eckhart devrait se justifier lui-même devant l’Inquisition en janvier, et qu’il n’était pas bon de frayer avec les Dominicains.

Les cloches sonnaient les heures, les prières rythmaient la vie. Il y avait chaque jour un moment particulier de paix ; le soir, après com plies, nous allions, Suso, Tauler et moi, prier avec les femmes et le Maître.

Mais un jour, les deux femmes et Guglielmo disparurent du monastère. Personne ne les avait vus partir. Par certains points, il y avait apparence d’évasion, mais, aux yeux d’un observateur attentif, il ne faisait aucun doute que les serrures avaient été forcées en surface seulement. Il m’était évident maintenant que Guglielmo avait acheté un laissez-passer à l’archevêque, qui avait dû être assez heureux de se débarrasser d’une femme considérée sainte chez les béguines. Il n’aurait pas été facile d’amener au bûcher à la fois le Maître et la sainte sans soulever une foule trop grande pour les armées de l’archevêque.

Le départ de Katrei était très lourd à porter. On aurait dit qu’une partie de l’âme du monastère s’était envolée. Des colombes s’étaient logées dans la pièce désertée et, chaque jour, j’allais leur porter de la nourriture. Je me plaisais à croire que les femmes s’étaient simplement transformées en oiseaux afin de pouvoir revenir le soir se nourrir dans ma main. Je me pris même à les caresser sur la tête et entre les ailes, mais il y avait toujours un moment où je me rendais compte que Katrei et Jutta ne reviendraient plus jamais.

L’hiver s’était étendu sur tout le pays. Je ressentais un froid qui s’enfonçait jusque dans mes os. La phtisie du Maître le faisait de plus en plus souffrir. Par moments, il arrêtait presque complètement de respirer, une larme de douleur coulait de son œil gauche, puis, avec de grands efforts, comme lorsque l’on ouvre une très lourde porte figée dans ses ferrures, il arrivait à se dégager pour quelques inspirations sifflantes.

Nous allions tous les soirs au baptistère, généralement pour une simple période de silence.

Parfois, cependant, Suso, Tauler ou moi-même, nous le harassions de questions avec l’empresse ment des pirates qui vident un navire de ses trésors avant son naufrage. Je me souviens d’un soir particulièrement froid où nous nous étions collés les uns aux autres. Encore une fois, j’avais demandé au Maître :

— Pourquoi la souffrance ?

— Peut-être que Dieu aurait pu se contenter d’être Dieu, me répondit-il avec la lenteur de sa respiration, mais ce n’est pas ce qu’il a fait, il a choisi de devenir Dieu. C’est à cela que sert le monde, à faire que Dieu devienne vraiment Dieu. Parce qu’un dieu qui est Dieu est bien moins Dieu qu’un dieu qui le devient.

— Pouvez-vous dire cela autrement ? demanda Suso.

— La musique de Hildegarde pourrait-elle être si belle et si élevante si elle sortait tout droit d’un paradis de perfection ? Seule une âme humaine plongée dans un cosmos comme celui-ci peut créer une musique comme celle-là. Pour ma part, j’ai entendu un jour un chœur de béguines et de bégards qui a transformé ma souffrance en joie. L’art, peut-être bien plus que la religion, rachète le malheur.

La conversation s’arrêta là, car il se mit à tousser et une goutte de salive chargée de sang s’échappa de ses lèvres. Nous l’aidâmes à regagner sa cellule, mais, lorsque nous voulûmes entrer pour le veiller, il refusa.

Le procès

— Le futur dominicain fait un long noviciat durant lequel il reste cloîtré et se livre à de sérieuses études philosophiques et théologiques. Armé de ses vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance, il entre dans un couvent où il conti nue ses études et reçoit les ordres majeurs du diaconat et de la prêtrise. Dès lors, il partage sa vie entre l’étude, la méditation, l’enseignement, l’administration et l’action, la cure d’âmes, la prédication le long des routes et sur les places des villes. Tout cela en pratiquant de nombreux jeûnes et toutes sortes de mortifications. Drapés dans la robe blanche de Prémontré, recouverts de la chape noire des chanoines espagnols, ces prêcheurs incomparables et impeccables, du fait de leur formation intellectuelle, animent les universités et fournissent de grands savants et de grands saints à l’Église…

C’était le général lui-même qui parlait. Il avait demandé à être entendu par le tribunal de la sainte Inquisition. La pièce était sombre, c’était l’hiver, les nuages se faisaient lourds. Le tribunal se détachait tant bien que mal de l’obscurité grâce à de nombreux candélabres. Derrière un parapet formé de balustres lourds et sombres, se détachait la figure blanche et glacée de Virneburg. À sa droite, Maître Rainer de Friesland, tout aussi pâle, jetait sur la salle ses yeux perçants comme ceux d’un chat dans la nuit. À sa gauche, Albert de Milan, plus jeune et large d’épaules, semblait inquiet. Près de lui était assis le franciscain Pierre d’Estate, qui avait les mains jointes et faisait paraître de prier le ciel, et finalement, à côté de Maître Rainer, le secrétaire de Virneburg, vieil lard enfoui dans un capuchon qui lui cachait presque entièrement le visage. Au pied du tribu nal, on avait disposé une petite table pour les deux notaires attitrés au procès.

Dans l’assistance peu nombreuse, formée de quelques dominicains, trois ou quatre notables et quelques franciscains, on remarquait Gérard de Podahns, vice-procureur général des Dominicains, qui se tenait au côté de Nicolas de Strasbourg, prêts tous les deux à intervenir en cas de nécessité. Un peu à l’écart, les deux accusateurs : Hermann de Summo et Guillaume de Nidecke. Personne, pas même les franciscains, ne s’approchait d’eux. Ils avaient troqué leur soutane de moine pour les habits somptueux et colorés de la noblesse. On apercevait sur leur mante les armoiries de leur famille.

Le général s’était avancé un peu en direction du tribunal, mais n’était pas entré dans le cercle des accusés, ni même dans celui des témoins. Il continua sur sa lancée :

— L’ordre des Dominicains s’assure de la parfaite discipline de ses membres. L’homme que l’on accuse n’est pas une personne indépendante et isolée, c’est un dominicain reconnu…

— Père Barnabas Cagnoli, coupa Maître Rainer, j’ai entendu dire que certains de vos savants ont contesté les thèses nominalistes de Guillaume d’Ockham, est-ce exact ?

— Oui, en effet.

— Ainsi donc, ce Guillaume d’Ockham, ce franciscain pourrait, selon certains d’entre vous, se trouver dans l’erreur malgré l’obéissance à leur communauté. Considérez-vous cela possible ?

Le général ne savait plus que répondre. Maître Rainer savourait cette première victoire et, pour la déguster un peu plus, ajouta sur un ton sarcastique :

— Je vous trouve bien imprudent de venir défendre ainsi l’un de vos moines au risque d’entraîner tout l’ordre des Dominicains avec lui…

— Je ne suis pas seul dans cette aventure, riposta Barnabas, la voix un peu grelottante. Michel de Césène, Maître général de l’ordre des Franciscains, soutient actuellement Guillaume d’Ockham dans son procès à Avignon, où cer tains dominicains pourraient témoigner…

C’était fait, le supérieur général était déjà dans la négociation, il avait abandonné la cause sur le fond. Eckhart devrait se défendre par lui-même.

— Voilà un argument qui ne vous avancera pas, Maître Barnabas, reprit Rainer. Au moment où nous vous entendons, Michel de Césène et Guillaume d’Ockham ont quitté l’Église de Dieu et se sont enfuis sous la protection de Louis de Bavière.

Nous étions tous stupéfaits. Le père Barnabas reprit ses esprits et tenta de rétablir la situation :

— Vous voyez que nous avions raison sur un point : Guillaume d’Ockham confirme, pour ainsi dire tacitement, son erreur. Or, ici au studium de Cologne, nos thèses rejettent la nouvelle et étrange vision d’Ockham et s’en tiennent à l’orthodoxie de saint Thomas d’Aquin.

— Le raisonnement est faible, Maître Barna bas, interjeta Rainer, ce qui était en cause à Avignon n’était pas le nominalisme d’Ockham, mais sa thèse sur la séparation de l’Église et de l’État.

Là-dessus, le supérieur général riposta sans élever la voix :

— Il me semble que cette thèse découle directement du nominalisme qui sépare la pensée des choses réelles…

— Voilà une simplification qui ne fait pas honneur à votre esprit, contre-attaqua Rainer. Le nominalisme ne sépare rien, il convient simple ment et avec humilité que notre pensée mortelle ne peut accéder qu’aux représentations des choses singulières et à leur réalité. C’est pourquoi l’homme doit s’en tenir aux Évangiles, à l’obéissance, et aux approximations empiriques des sciences de la nature. Mais n’allons pas plus loin, ce n’est pas ici le procès d’Ockham, mais celui d’Eckhart, et il nous tarde de l’entendre.

Tout le monde savait que Rainer tolérait le nominalisme d’Ockham et que c’était pour cela que Virneburg l’avait choisi, mais personne ne soupçonnait qu’il pouvait le soutenir au-delà même du procès d’Avignon et en dépit de la déroute d’Ockham. Pierre d’Estate ne regardait plus dans la direction de Rainer. Sans doute avait-il très hâte que l’on change de sujet. Au moins, le père Eckhart savait désormais à qui il avait affaire.

Eckhart contourna le cercle des accusés et vint se placer lentement près du tribunal. Nous étions le 24 janvier 1327. Depuis novembre il faisait si froid ! Chaque jour, l’hiver avait enfoncé son gel un peu plus profondément dans la chair du Maître jusqu’à atteindre la moelle de chacun de ses os. Ses orteils s’étaient racornis sous l’effet de l’arthrite, ses doigts pouvaient avec peine tenir une plume, ses genoux enflés restaient rigides, son dos contorsionné lui donnait l’apparence d’un bossu. Ses poumons avaient séché et durci si bien que, lorsqu’il toussait, il rejetait parfois du sang.

Sous l’ordre de Virneburg, le général avait dû se résigner à claustrer le Maître dans sa cellule ; il n’en sortait que pour les prières et les repas. C’était pitié de le voir serrer son bol chaud entre ses deux mains dans l’espérance d’amener un peu de chaleur dans sa poitrine. Tout son corps était devenu glace et douleur. Après la nomination de Berthold, et surtout depuis le départ des femmes, j’avais l’impression qu’il n’avait plus de cœur au combat. Mais il y avait dans cet homme physiquement brisé, particulièrement isolé et presque abandonné, des réserves d’énergie qui n’appartiennent qu’aux héros et aux saints. Il prit la parole et je fus consterné par la vigueur et la solidité de son premier trait.

— Je ne suis pas ici pour me défendre, mais pour participer à une discussion ouverte en vue de me rapprocher avec vous d’une vérité qui toujours nous échappera. Dans les propositions qui sont mises en cause par mes accusateurs, plusieurs sont de simples erreurs, involontaires sans doute, de transcription ou de traduction. Mais ceux qui sont là pour m’accuser n’ont pas cru bon de les rectifier malgré les preuves amenées par mes défenseurs. Cependant, là n’est pas l’essentiel. Pour comprendre et interpréter adéquate ment la pensée des maîtres dont je continue l’œuvre, avec d’autres, par mandat de mes supé rieurs, il importe de revenir aux fondements mêmes du christianisme. Il est dit dans l’Évangile de Jean : « Jésus était la véritable lumière qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme. Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle. » Le monde a été fait par la lumière, dit l’évangéliste. Or nous savons que la lumière matérielle découle de la lumière intellectuelle, qui elle-même dérive de la lumière spirituelle. En somme, l’univers est une création de la lumière. Tout ce que nous voyons, fleuves, montagnes, arbres, oiseaux, lune et soleil, jusqu’aux étoiles, est l’œuvre de cette lumière. Cette intelligence nous habite : « Celui qui agit selon la vérité vient à la lumière, dit Jean, afin que ses œuvres soient manifestées, parce qu’elles sont faites en Dieu. » Et plus loin : « Pendant que vous avez la lumière, croyez en la lumière, afin que vous soyez des enfants de lumière. » Or si la lumière nous habite et si l’univers est fait par la lumière, cela signifie que nous devons utiliser notre intelligence pour connaître Dieu et pour connaître la nature. Que serait ce tribunal s’il ne croyait pas que la lumière du dialogue puisse nous approcher de la vérité ?

— Si je saisis bien, reprit Albert de Milan, vous soutenez que l’intelligence peut accéder à Dieu. Vous n’êtes donc pas loin de penser que la philosophie peut arriver, par ses propres lumières, à une compréhension du sens de la vie ?

— Tout à fait. Maître Albert, je perçois que vous cherchez véritablement la vérité, alors, considérez cet argument : imaginez seulement un instant qu’il n’en soit pas ainsi. Cela signifierait que chacun d’entre nous, sans exception, ne pourrait rien connaître ni de Dieu ni du monde…

— Mais nous aurions les Écritures ! riposta Pierre d’Estate.

— Par quelle lumière pourrions-nous savoir qu’elles sont dignes de confiance ?

— Par l’Église, répondit-il.

— Par quelle lumière pourrions-nous savoir que l’Église est une autorité fiable ?

— Nous aurions la science, riposta Albert de Milan en jetant sur Pierre d’Estate un regard qui en disait long sur son inimitié pour les esprits étroits.

— Par quelle lumière pourrions-nous savoir que la science ne nous trompe pas ? Si l’intelligence est une lumière qui n’éclaire ni l’intérieur de l’homme ni la nature, nous sommes perdus. Aussi bien tous brûler dans un même bûcher. Mettons le feu à tous les combustibles de la terre.

— Mais devons-nous dire que cela est vrai simplement parce que, si c’était faux, ce serait un grand malheur ? demanda Albert de Milan.

— La vérité doit être belle et bonne, car sinon qui voudrait vivre ? Et si la vie ne se voulait pas elle-même, il y a bien longtemps qu’il n’y aurait rien nulle part. Alors qu’il y a de l’être partout.

Pierre d’Estate semblait s’impatienter, il savait qu’Albert avait ouvert la porte à une longue harangue de laquelle il se désintéressait complète ment. Rainer semblait accepter le jeu, mais restait figé dans son éternel visage sceptique. Quant à Virneburg, on aurait pu croire qu’il avait été rem placé par une sculpture de marbre. Maître Eckhart, lui, paraissait prendre plaisir à converser avec Albert de Milan.

— S’il est essentiel à son bonheur, à son espé rance et même à sa survie, que l’homme fasse confiance à ses capacités d’approcher la nature et la source de la nature…

Et il fit une longue démonstration en se fondant uniquement sur les philosophes païens de la Grèce antique.

— Vous nous rappelez les païens, reprit Albert de Milan. La chose est intéressante, mais Jésus est venu et n’a-t-il pas dépassé les Grecs !

— Jésus a comparé le royaume à une personne qui trouve un trésor dans un champ. Ce trésor, c’est un amour suffisant pour permettre le dialogue. Car la lumière n’a de valeur que dans le dialogue. Elle est là pour nous approcher les uns des autres…

Maître Rainer s’impatientait, d’autant plus que Pierre d’Estate était sur le point de s’endormir ou, du moins, il en faisait montre. Quelques franciscains bavardaient entre eux. Les accusateurs ne quittaient pas des yeux le visage de Virneburg, espérant qu’il ramène les deux philosophes à l’ordre. Mais il n’en faisait rien. Ce fut Rainer qui intervint :

— Concluez, père Eckhart, je vous prie, concluez.

— De cela nous pouvons retenir une chose : parlons franchement, mais ne condamnons pas… Pierre d’Estate, qui s’était éveillé ou qui en fit semblant, objecta :

— Au contraire, condamnons. Je vous cite, père Eckhart : « Dans l’âme, il existe un quelque chose d’incréé et d’incréable grâce auquel, si toute l’âme en était faite, nous serions tout entier éternels. » C’est au nom de l’éternelle vérité qu’il faut condamner la sempiternelle discussion des philosophes. Vous raisonnez comme si le péché n’existait pas. L’homme a péché et, par son péché, il a brouillé définitivement sa pensée. La marque de la faute est inscrite dans nos corps tournés vers la concupiscence.

Eckhart reprit d’une voix étonnamment patiente:

— Je considère que le salut a vaincu cette idée pessimiste de l’être humain. D’où vient, père d’Estate, la confiance que vous avez en cette idée ?

Maître Rainer, prévoyant le piège, intervint immédiatement :

— Il n’est pas question de femmes ici, revenons aux points importants de la discussion. L’universel est peut-être connaissable, mais le singulier, lui, l’est-il ?

— Alors, discutons d’un cas singulier, répondit Eckhart, un cas qui mérite d’être étudié et compris dans toute sa singularité, afin d’arriver à un amour tout à fait personnel avec ce personnage… Je pense à un maître dominicain accusé par deux moines ici présents qui tentent de se venger des réprimandes qu’en tant que supérieur je leur ai faites au sujet de certains actes si immoraux et si répugnants que je vous fais grâce de les mentionner ici. Pour des raisons fort confuses, ce procès se fait ici, à Cologne, en présence de commissaires dont je n’ai jamais vu les autorisations pontificales, alors que j’ai pu lire les autorisations de Nicolas de Strasbourg qui devaient sévir contre mes accusateurs ; ce qu’il n’a pu faire à cause de la protection de l’archevêque ici présent. Je ne reviendrai pas là-dessus. Il s’agit de mon procès, Maître Rainer, et le dominicain que vous avez à juger n’est pas le platonicien qui est dans le ciel de votre esprit, mais l’être singulier qui est devant vous, et la pensée de cet homme n’est pas la caricature que vous en faites, mais une synthèse singulière et personnelle. Cette synthèse n’est pourtant pas improvisée, elle a été entreprise par les pères de l’Église. C’est cette synthèse que j’ai défendue, avec bien d’autres maîtres, à l’Université de Paris, et c’est cette synthèse qui continue de se raffiner et de se préciser au studium des dominicains à Cologne. Me permettez-vous d’être plus précis, Maître Rainer ?

— Nous ne sommes pas à l’Université de Paris… intervint Pierre d’Estate.

— C’est justement le drame ! riposta sévère ment Eckhart. Il serait très intéressant de disputer de ces choses devant un public d’étudiants, libre ment mais avec rigueur. Nos idées progresseraient et s’affineraient du fait même de leurs contradictions. Pour que la foi chrétienne atteigne une grande pureté, il lui faut des lieux où des idées adverses puissent se confronter. Hors de moi l’idée que la philosophie et la théologie que je propose soient parfaites. Bien des points restent à discuter, bien des questions demeurent obscures. Des discussions avec les nominalistes et les Franciscains nous permettraient certainement de progresser. Mais le malheur, c’est que nous ne sommes pas ici, semble-t-il, pour discuter, mais pour conclure un procès d’Inquisition. Cela équivaut à dire que non seulement je serais dans l’erreur, mais que cette erreur ne doit pas être discutée, ni à Cologne, ni à Paris, ni ailleurs, ni jamais. S’il n’y a plus de lieu libre de discussion, l’Église n’est plus qu’une tyrannie.

— Vos propositions, père Eckhart, ne s’écartent pas de l’orthodoxie sur des points secondaires et discutables, bien au contraire, vous attaquez la foi dans ses fondements mêmes. Vous pensez que la philosophie peut accéder à la foi. Alors vous allez me dire par quel raisonne ment vous arrivez à conclure que Marie est vierge, que Jésus est Dieu et homme, que la résurrection se fera dans la chair, que l’adultère est un péché mortel, que l’hostie contient réelle ment le corps du Christ, que le pape et les évêques sont l’autorité de Dieu sur terre, que Jésus est monté aux cieux le troisième jour et non le quatrième, etc. Tout cela fait partie de la foi et ne peut être démontré par raison ou par philosophie. Donc, si vous n’acceptez de la foi que ce que la philosophie peut comprendre, vous rejetez presque tout.

Le Maître resta longtemps dans un silence qui apparut terrible et mortel. Tout semblait se jouer sur cette question. Tous savaient qu’aucune philosophie n’était arrivée, même de loin, à ces articles de foi et de morale. Si le Maître admettait que la philosophie ne pourrait jamais aller jusque-là, il se contredisait, s’il ne l’admettait pas, il était dans l’obligation de démontrer, par raisonnement philosophique, chacun de ces points de l’orthodoxie. Dans les deux cas, il était perdu. Le Maître s’assit un moment sur une chaise, il respirait péniblement, ses douleurs semblaient gagner sur lui, finalement il se redressa, s’approcha de Pierre d’Estate et lui répondit :

— Posez-vous la question suivante : combien de temps pourra survivre une religion qui sou tient inconditionnellement des dogmes et des dictats qui sont inintelligibles ? Combien de temps pourra survivre une religion qui soutient des lois morales qui sont inapplicables ?

— Êtes-vous prêt à avouer pleinement l’orthodoxie de votre foi, intervint Albert de Milan qui souhaitait réellement que l’on en restât là, et à rectifier les erreurs notées dans les quarante-neuf propositions amenées au tribunal ?

— Oh Dieu vivant ! Expliquez-moi en quoi j’ai tort.

— Sur tout, cria Pierre d’Estate, vous avez tort sur tout, et même sur ce que vous venez de dire. Vous voulez comprendre où vous avez tort, c’est justement là votre plus grande faute. Comprendre ! Vous n’avez que ces mots ! Il faut que vous obéissiez, un point c’est tout.

— Mais, frère d’Estate, répondit Eckhart visiblement épuisé, vous me demandez de mentir, car prononcer le son « oui » alors que l’intelligence ne comprend pas, c’est manquer au plus élémentaire des commandements de Dieu : tu ne mentiras pas.

— Alors vous venez d’avouer votre hérésie, riposta presque aussitôt Pierre d’Estate. La philosophie vous a perdu.

— Frère d’Estate, intervint Albert de Milan, vous avez bien parlé et nous aimerions entendre le père Eckhart à ce sujet.

Eckhart, qui s’était assis, tenta de se relever, mais ne le put. Il lui était interdit de parler de son siège. Alors, il se tourna vers moi pour que j’aille le supporter. Ses yeux étaient pleins d’eau. Je m’avançai jusqu’à lui, le pris par les épaules et le soulevai. Il arriva à dégager sa respiration et au bout d’un moment répliqua :

— La foi, frère d’Estate, est l’état de la pensée lorsqu’elle rencontre le mystère.

— C’est le renoncement à la chair, riposta l’accusateur, qui permet la sainteté. Or, vous avez sou tenu que les femmes sont égales aux hommes, c’est là mettre en grand péril tout l’édifice moral de l’Église. Vous avez écouté des femmes, vous vous êtes inspiré du Miroir de Marguerite Porète, une hérétique manifeste, vous avez encouragé le béguinage, vous avez mis en péril l’Église. Votre hérésie est bien plus grande que celle des béguines, c’est une hérésie d’hérésie puisque, par la femme philosophe, vous ouvrez les portes à toutes les hérésies…

Je tremblais de colère en tenant le Maître, parce que je savais jusqu’à quel point il détestait cette idée. Mais après un moment, je me rendis compte que, moi aussi, j’avais vécu presque toute ma vie, comme Pierre d’Estate, terrifié autant par la pensée que par la femme. Ma colère se changea en pitié. Le Maître mit la main sur mon bras, ouvrit la bouche, mais ne put articuler de son. Il ferma les yeux un instant, dégagea sa respiration et arriva enfin à prononcer :

— Vous ne savez pas ce que vous dites.

Il y eut un grand moment de silence. Le Maître s’écrasa sur sa chaise. Il était si épuisé que je craignais pour sa vie. Alors, Virneburg se leva droit et avec fracas :

— Vous avez été entendu, père Eckhart, le tri bunal rendra son verdict en temps et lieu.

Là-dessus, Nicolas de Strasbourg rétorqua énergiquement :

— Nous en appellerons au pape. Ce procès n’est qu’une parodie…

Virneburg frappa de toutes ses forces sur la table et conclut avec autorité :

— Faites, faites, monsieur, appelez-en au pape et vous verrez bien le pouvoir de l’Église.

L’abaissement

Nicolas et moi aidâmes le Maître, qui marchait difficilement, à sortir de ce lieu sombre et sinistre. Nous l’emmenâmes dans les cuisines du couvent pour qu’il puisse se réchauffer un peu. Suso et Tauler vinrent nous rejoindre dès qu’ils surent que nous étions de retour. Je servis au Maître un bouillon d’herbes et lui fis respirer des vapeurs de camphre.

Malgré le bruit des préparatifs du souper, il s’était formé un petit halo de tranquillité autour de nous. Le Maître s’endormit sur la table, le front entre les bras. Il reprit des forces et, au bout d’une heure, se réveilla. Il souriait comme un enfant, regarda les victuailles et, surtout, goûta la chaleur de la cuisine. On lui servit des légumes et un bouillon de poulet.

— Cela me rappelle mes années d’enfance auprès de ma mère, raconta-t-il. Je ne la quittais pas un instant, j’aimais les odeurs de la cuisine.

— Mais, repris-je, votre mère n’était-elle pas noble femme et votre père, chevalier ? D’où vient qu’elle s’affairait dans la cuisine comme une ser vante, et d’où vient que votre père vous permettait d’y être ?

— Nous recevions beaucoup et ma mère aimait que toutes choses soient parfaites, alors elle y mettait du sien. Mon père n’appréciait pas que je sois avec elle tout le temps, mais ma mère ne s’en laissait pas imposer… Elle chantait tou jours ou presque, elle débordait de joie, quels que soient les soucis de la famille et les humeurs de mon père. Mais la vie n’est pas un fleuve tran quille ! J’avais environ dix ans lorsque arriva la chevalerie de mon frère. C’était soleil et fête. Au son de leurs propres chants, les danseurs carolaient près du jardin. D’autres jouaient au tric trac, aux boules, aux échecs. Les amis de mon père possédaient un jeu de cartes importé des Indes. Ils jouaient beaucoup. Les dames et les pucelles s’étaient réunies sur les terrasses pour coudre, broder, filer, tout en conversant et en chantant des chansons de toile. Les hommes revenaient tout juste de chasse. Mais deux d’entre eux et mon frère n’étaient toujours pas de retour. La plupart des hommes avaient revêtu leurs vêtements de parade, mon père portait toujours les plus beaux. À part quelques soulèvements chez les paysans, nous avions jusque-là été épargnés. Mais la misère prépare le ressentiment et la révolte. Chez nous, plusieurs étaient d’anciens esclaves casés sur des tenures et pouvaient jouir d’une petite manse. Je les croyais bien traités. C’est seulement une dizaine de jours plus tard, en voyant leur man sarde, que je compris. Ces pauvres paysans portaient presque tous leurs vêtements sur leur dos : chausses de toile, souliers de liens, chemise et bliaud, robe, manteau et cape. Ils se levaient avant le soleil et, après la prière, s’en allaient travailler. À peine avaient-ils de quoi manger. De temps à autre, du petit gibier que les nobles dédaignaient de chasser. Ils se couchaient rompus bien après le crépuscule. Voilà, c’était toute leur vie, une vallée de larmes… Par cette belle journée ensoleillée, mon frère arriva en riant et en criant sur son destrier. Avec deux amis, ils avaient capturé un paysan et ses deux filles. Ils les traînèrent jusque dans la cour, et, devant mon père en habit de bal, mon frère vociféra : « Ce sont eux. – Fort bien, répondit sèchement mon père, faites-en ce que vous voulez. » Ils les assommèrent sur-le-champ et les jetèrent sans autre cérémonie dans le feu. Une des jeunes filles ne perdit pas connaissance et sortit du brasier en criant, ils la rattrapèrent et, à coups de pied, la poussèrent une autre fois dans le feu. Elle en sortit horriblement meurtrie pour y être jetée à nouveau. C’était atroce. Dès que je pus, grâce à l’intervention de ma mère, j’entrai au couvent d’Erfurt alors que je n’avais pas encore tout à fait quinze ans. Tu vois, Suso, comme toi, j’ai eu une dispense achetée par ma famille.

Des larmes coulaient doucement sur ses joues, mais il restait muet et avait peine à respirer. Je lui fis inhaler des vapeurs de camphre et d’eucalyptus. Nicolas intervint pour le rassurer :

— Gérard de Podahns nous soutient. Dès demain, un courrier partira pour Avignon. Que Virneburg refuse ou accepte l’appel, nous obtiendrons audience auprès du cardinal Jacques Fournier. Dans le pire des cas, il sera demandé des ajustements de vocabulaire, jamais il ne peut être question…

Il n’osait le dire.

— … de bûcher, continua lui-même le père Eckhart. Nicolas, ne t’illusionne pas trop, nous n’avons encore rien vu. Personne n’est plus à l’abri. L’Église suit une trajectoire affolante. Elle a rompu le lien avec les femmes et la paysannerie ; elle n’enseigne plus, elle condamne, elle s’effondrera. Il faut continuer, Suso, il faut continuer, Tauler, il faut que Berthold continue, il faut que Katrei continue, et toi aussi, Conrad. Nos manuscrits, ceux de Marguerite Porète et des autres béguines doivent survivre. Car tout doit être refait par en bas.

Il manquait de souffle, toussa, cracha un peu de sang. Il se reposa un peu, prit quelques bonnes respirations au-dessus du bol de camphre et d’eucalyptus que je venais tout juste de réchauffer, se dégagea les poumons et poursuivit :

— Tu te souviens qu’en décembre 1310 j’ai été élu provincial de Teutonia, mais que l’élection n’a pas été confirmée par le chapitre général de Naples. Au contraire, on m’envoya pour la troisième fois à Paris où je devais combattre les thèses franciscaines. Je me rappelle avoir traversé les campagnes françaises puis la vallée de la Marne, pour gagner étape par étape, de couvent en cou vent, la capitale de toutes les sciences. En traversant le Petit-Pont qui me conduisait sur la rive gauche, domaine de l’université, je pensais à la lumière qui vient jusqu’à nous. J’étais convaincu que l’Église devait traverser l’épreuve de la philosophie. Il arrive forcément un temps où une religion, quelle qu’elle soit, doit répondre aux esprits éveillés et clairvoyants. C’est à cette époque que j’ai rencontré Marguerite Porète. Elle était grimpée sur un arbre. Je lui ai dit qu’elle risquait Jésus, le sort réservé à ceux qui témoignent de la lumière. C’est à mon tour…

Il respira à nouveau le médicament et continua :

— Katrei et Jutta me manquent beaucoup. Avez-vous eu des nouvelles d’elles ? Sont-elles arrivées saines et sauves à Bruges ?

— Nous n’avons pas reçu de message confirmant leur arrivée, répondit Tauler, mais il n’y a pas lieu de craindre, le sauf-conduit de Virneburg était bien valide et Gauthier avait prévu une solide escorte.

Le Maître entra un moment en lui-même et se mit à sourire. Il semblait soudain si heureux que nous le crûmes confus. Alors Suso lui demanda spontanément :

— À quoi pensez-vous, Maître ?

— Si un roi riche ayant une fille très belle la donne en mariage au fils d’un homme pauvre, tous les membres de cette famille paysanne sont ennoblis, n’est-ce pas ?

— Vous pensez au Fils de Dieu ? demanda Suso.

— Non ! Je pense au feu. Supposons que je prenne dans ma main un charbon ardent. Si j’ac cuse le charbon de me brûler la main, j’ai tort. C’est l’absence de feu qui me brûle. Le charbon a en lui quelque chose que ma main n’a pas. Si ma main avait en elle tout ce que le charbon est, elle aurait, elle aussi, la nature du feu et ne ressenti rait pas de brûlure. De même si j’avais la nature de l’amour, je souffrirais sans souffrir. La vie, elle, est de feu. Si vous lui demandiez mille ans durant :

« Pourquoi vis-tu ? » elle ne dirait rien d’autre que : « Je vis parce que je vis. » La raison en est que la vie tire sa vie de son propre fond et jaillit de ce qui lui est propre : c’est pour cela qu’elle vit sans demander le pourquoi. Elle est le pourquoi. Il me reste encore un peu de temps pour devenir le feu que je suis.

Lorsque je me réveillai, le Maître n’était plus là à mes côtés. J’étais seul, terriblement seul. Je cou rus auprès de Barnabas, le général. Il était très préoccupé, n’avait que peu de temps à me consacrer. Je lui parlai de ma confusion.

— Je crois, me répondit-il sèchement, qu’il te faut prendre tes distances. Des hommes comme toi n’ont pas le sens des nuances. Eckhart est allé trop loin, non pas tant par ce qu’il a dit, mais plutôt par rapport à ceux à qui il s’adresse. Il ne discrimine pas entre les enfants et les hommes. J’ai convoqué hier soir Berthold, Suso et Tauler, il faut rectifier la cible : prêcher aux débutants la Somme de Thomas d’Aquin et réserver Eckhart à l’élite. Conrad, tiens-toi collé sur ce qu’il y a de plus simple : les commandements de Dieu, les commandements de l’Église et la règle des pré montrés telle que l’a voulue notre fondateur. Tiens-toi loin des femmes et discipline-toi chaque jour.

L’église était pleine à craquer. Il avait neigé toute la nuit mais, au matin, la lumière avait quelque chose de diaphane et de surnaturel. Les rayons qui pénétraient par les vitraux monochromes donnaient à la pierre qui suintait une brillance particulière. Il faisait froid, très froid. Les vapeurs qui sortaient de nos bouches se maillaient aux encens purificateurs pour former une sorte de brume rosée de laquelle surgissait l’autel, la tribune que l’on avait préparée pour la confession du Maître, et la chaire d’où le général allait prêcher. Virneburg et les commissaires de l’Inquisition, à l’exception de Rainer de Friesland, étaient là sur des trônes rouges que l’on avait fait venir de l’archevêché.

Après avoir demandé pitié pour nos fautes, Barnabas Cagnoli monta en chaire pour haranguer ainsi la foule :

— Paul, notre père à tous, le premier prêcheur et le plus parfait, a écrit un jour, et c’est parole de Dieu : « Christ notre Seigneur, par qui nous avons reçu la grâce et l’apostolat, pour amener en son nom à l’obéissance de la foi tous les païens… » Le fondement de la foi c’est l’obéissance. C’est la désobéissance d’Adam qui nous a perdus, c’est l’obéissance du Christ qui nous a sauvés. Ne vous aventurez pas sur des voies subtiles par des raisonnements compliqués. C’est pourquoi le père Eckhart est venu demander miséricorde à l’archevêque.

Le Maître s’avança péniblement jusqu’à la tribune. Il était brisé de corps et d’esprit. Je lui lus, en latin d’abord et en allemand ensuite, le texte de rétractation et d’adhésion à l’orthodoxie que le général avait préparé pour lui et que deux prieurs avaient signé à sa place.

— Devant l’archevêque et les commissaires ici présents, moi, Johannes Eckhart, dominicain et Maître en théologie, j’ai erré sur bien des points et enseigné des erreurs que je regrette amèrement. Je demande la miséricorde pour mes fautes et me soumets à tout ce que l’Église me dictera de faire, de penser ou de croire.

Le Maître voulut parler, mais il regarda simplement la foule. Il ouvrit la bouche, la referma aussitôt. Il versa une larme que tous crurent signe de repentance.

Après la messe, accompagnés de quelques moines, nous nous rendîmes, Eckhart et moi, jusqu’à la résidence de Maître Rainer de Friesland. L’homme se présenta à sa fenêtre et je lui lus le même texte, et le Maître se tut de la même façon.

Durant la semaine qui suivit, je n’adressai pas la parole au Maître et le Maître ne m’adressa pas la parole. Il était totalement enfermé en lui-même.

À plusieurs reprises, je le crus mort mais, lorsque je le secouais, il se réveillait d’une sorte de léthargie dans laquelle il sombrait à nouveau dès que je m’éloignais. Je ne me laissais pas toucher par ses souffrances. J’espérais seulement qu’elles lui épargneraient quelques-unes des nombreuses années de purgatoire qu’il s’était préparées. Moi-même, j’acceptais le froid que je partageais avec lui, serrant mon cilice et me donnant la discipline à grands coups afin que Dieu me pardonne d’avoir cru un moment aux folles espérances de cet homme perdu.

Un courrier arriva de l’archevêché avec deux ordonnances officielles de la sainte Inquisition. La première mettait en cause Nicolas de Stras bourg, accusé de complicité. Non seulement l’archevêque n’avait pas consenti à sévir contre Hermann de Summo et Guillaume de Nidecke, comme le réclamait le mandat signé par Avignon, mais voilà qu’il se retournait contre le visiteur du pape lui-même. L’autre ordonnance concernait le père Eckhart. On rejetait son appel comme fri vole et non avenu, et on récusait sa confession comme superficielle et factice. On avait retiré certaines des phrases mises en cause dans la première comparution, et on en avait ajouté d’autres tout à fait nouvelles et de pires conséquences.

La germination

Gérard de Podahns, vice-procureur général des Dominicains, accompagné de Nicolas de Stras bourg, visiteur du pape, repartit pour Avignon avec ordre du général Barnabas Cagnoli d’obtenir que soit entendu Maître Eckhart ou son procureur, au sujet de l’accusation que l’archevêque Henri II de Virneburg maintenait malgré tout bon sens et sans tenir compte des rétractations et sou missions publiques du maître dominicain aux autorités de l’Église. Le cardinal Fournier, censeur principal dans la cause de Guillaume d’Ockham, celui que l’on voyait comme successeur de Jean XXII, devait entendre le Maître et rendre jugement. Mais il était aisé de deviner que le général ne faisait plus confiance au Maître pour se défendre. On eût dit qu’il espérait que la mort naturelle l’emportât avant l’audience, de sorte que Gérard de Podahns puisse représenter le maître dominicain avec toute la soumission et le flegmatisme nécessaires à l’entreprise. La mort en effet hantait le vieillard qui souffrait grandement depuis le début de l’hiver.

Nous étions au pire du froid et de la faim, un de ces jours où l’hiver mord jusqu’à la moelle des os, où l’on aurait vendu son âme pour un bol de lait chaud, où la morosité et la lassitude s’ajou taient aux souffrances du corps pour affaiblir non seulement la volonté, mais l’esprit et la mémoire. La mort épiait le Maître qui se tenait assis ou blotti sur sa paillasse. Il la défiait néanmoins, car il n’avait pas renoncé : il voulait parler à Avignon, convaincre le pape, corriger l’Église, sauver les béguinages, sauver l’œuvre intellectuel du stu dium, sauver la réputation des Dominicains. Alors il combattait jour après jour une mort qu’il lui aurait été facile d’embrasser. John avait demandé de rencontrer le Maître, seul. Le général avait acquiescé, mais, en secret, il m’avait soufflé à l’oreille de rester près de la porte et de noter. Ce que je fis. Après s’être brièvement informé de sa santé, John joua cartes sur table :

— J’ai un message de Michel de Césène et de Guillaume d’Ockham, qui sont présentement à Pise sous la protection de Louis de Bavière. Ils sont au courant de vos déboires avec l’Église. Malgré vos divergences de vue, ils ont grande considération pour votre œuvre et vous demandent d’examiner leur proposition.

— Et quelle est leur proposition ? demanda le Maître.

— Il est évident que l’Église fait fausse route en voulant s’accaparer le trône de César et assujettir le civil au religieux. Sous la protection du futur empereur, Guillaume d’Ockham et Michel de Césène s’engagent avec une détermination sans limite dans la lutte contre la papauté. Comme Dante et Marsile de Padoue, ils rejettent toute dépendance mutuelle entre l’ordre temporel et l’ordre spirituel. Ils ouvrent une nouvelle dynamique, ils renoncent aux préoccupations pure ment spéculatives et lancent un appel vibrant aux intellectuels, les exhortant à combattre la puissance des papes. Je vais les rejoindre et voudrais vous amener avec moi. Toute l’Allemagne vous aime et vous suivra, les femmes surtout, et par elles les générations futures…

— Je crois que vous en avez assez dit, John, intervint le Maître. Le seul argument susceptible de m’influencer, c’est qu’à Pise il fait plus chaud qu’à Cologne et que le printemps y arrive plus tôt. Pour le reste, vous oubliez le point le plus fondamental : il ne s’agit pas de construire quelque chose, John, mais de faire germer quelque chose. Il faut engraisser le sol et lui donner de l’eau, il faut mettre le levain dans la pâte, il faut souffler sur les champs et même sur les mers, alors ne me parlez pas de pierre et de mortier, d’organisation et de structure, ces choses qui nous perdent… Mais je vous accorde qu’à Pise c’est déjà le printemps et que les premiers rayons seraient très doux.

Ce sur quoi il se mit à rire puis à tousser si fort que John dut davantage user de médecine que de sophisme…

On ne revit plus John. Il dut quitter secrète ment Cologne. Le reste de l’hiver fut tout aussi terrible. Chaque matin, lorsque j’allais réveiller le Maître et lui porter sa bouillie d’avoine, je craignais de le retrouver mort. Mais chaque fois, il se retournait, me souriait, me saluait, puis mangeait tout ce que je lui donnais.

Par bonheur, le printemps arriva particulièrement tôt, se mit à réchauffer les pierres, à sécher les suintements, à verdir les légumes, à vivifier l’eau. Le soleil faisait revivre le Maître en même temps que les arbres et l’herbe des champs. Le regain de viridité des plantes en décoction que je lui donnais, les premiers légumes, le soleil surtout, ressuscitèrent peu à peu le vieillard qui voulait de nouveau combattre. On lui donna la permission d’aller au jardin, il y passait presque toutes ses journées.

Il avait changé, il ne parlait presque jamais. Il était si tranquille que les écureuils montaient sur lui et mangeaient les petites graines de pain qu’il laissait tomber sur sa soutane. Il pouvait regarder une fleur des heures durant, suivre des yeux un petit oiseau, sourire en regardant les nuages cul buter les uns sur les autres au-dessus de sa tête. L’épreuve de l’hiver, ajoutée à l’âge, l’avait sans doute rendu quelque peu sénile. L’affaissement de sa mémoire contribuait probablement aussi à mousser en lui cette forme d’ivresse perpétuelle que l’on retrouve parfois chez les simples d’esprit. Il avait régressé à l’extrême, me semblait-il, et se comportait de plus en plus comme un paysan. Il se mit à marcher, à désherber, à sarcler dans le jardin, à rire de bon cœur avec les convers et les jardiniers. Je le surpris même à chanter des chan sons de toile, de celles que les femmes chantent aux petits enfants.

Un matin, il m’attrapa par la manche et me montra un buisson de roses dans une niche de broussaille :

— Vois combien divine se fait la lumière ! me dit-il.

Je ne voyais pas comment une plante pouvait être sans péché ni faire preuve de vertu, alors je ne savais pas comment lui répondre. Il le vit bien et voulut m’expliquer :

— D’un seul rayon, toute cette splendeur ! Toutes les couleurs y sont, et le parfum, et les guêpes qui en prennent le nectar ; on dirait que la divinité fuse de partout, qu’elle rayonne et flambe, qu’elle pénètre et imprègne, qu’elle enveloppe et réjouit, qu’elle chante et pleure de joie, qu’elle vient à notre rencontre, qu’elle nous caresse comme une maman, nous touche, nous frôle, nous enlace, nous emporte, nous aspire finale ment dans son étreinte qui ne laisse rien d’inerte, ni du corps, ni du cœur, ni de l’âme, ni de l’esprit.

Il montra le ciel du doigt en faisant des cercles de plus en plus grands, jusqu’à tituber en tour nant sur lui-même, et continua :

— Ne vois-tu pas que nous sommes ici chez nous dans le palais de Dieu, dans sa bienveillance, dans son amour, dans sa joie, dans son enthousiasme, dans son allégresse, dans sa simplicité, sa pureté, sa transparence ; ne vois-tu pas que nous appartenons à ses jeux, à ses plaisirs, à ses sentiments, à ses amours ? L’univers est notre maison, il est traversé de Dieu. À travers lui, Dieu arrive en nous, nous régale, nous restaure, nous rassasie ; il nous arrose de ses flux les plus doux ; il émerge de nous par tous nos désirs, nos inclinations, nos soifs, nos faims, nos combats, nos victoires, nos désespoirs. Ne vois-tu pas que Dieu aime arriver à toi par moi et à moi par toi, qu’il aime se cacher et être trouvé ? Tu vois le ciel, tu vois la terre, c’est ici chez nous, Conrad, nous sommes dans notre maison ; en dessous de la lune, au-dessus d’elle, nous rejaillirons éternellement quelque part dans cette demeure, toujours un peu plus comblés de sa présence ineffable et vivifiante. Cela me suffit, Conrad, cela me suffit ; je ne veux plus rien savoir d’autre parce que rien d’autre n’est un savoir ou une connaissance. La vraie sagesse, c’est que cela nous suffit. Le comprends-tu ?

— Mais le péché, Maître, la souffrance, les canons de l’Église, l’inclination au mal, le drame humain, les malheurs de ce monde…

— Pourquoi me parles-tu du malheur qui s’en va alors que moi, je te parle du divin qui s’en vient ? Ne détache pas une section du temps de la trame de l’éternité, une portion de l’espace du tissu divin, ne déchire pas le vêtement que Dieu a fait d’une seule pièce, pour en faire des guenilles. La vision des bienheureux, c’est la vision de l’Être dans son entier et dans son mouvement…

Je haussai les épaules. Que pouvait-on dire à un vieillard égaré ?

Le voyage

Eckhart devait se présenter à Avignon. Ni cheval, ni mule, ni charrette ne furent mis à notre disposition. Nous devions affronter seuls, le Maître et moi, tous les risques du voyage. Je partis comme l’on part en pèlerinage, plein de péchés à pardonner, d’indulgences à obtenir, en disant adieu à mes frères, car le pèlerin ne sait jamais à quelle cathédrale ses pas le conduisent, à celle de la terre ou à celle de l’au-delà. Il sait seulement qu’il marche et qu’il marchera tant qu’il aura péché. Le péché fait la distance et donc fabrique l’espace que le pèlerin tente de dissoudre en revenant au centre, à la grande cathédrale, sa Cathédrale.

En chemin, un commerçant, barbe blanche et dos voûté, reconnut le père Eckhart et le salua comme l’on salue le plus grand des amis. Il nous prit sur sa péniche qui revenait à Strasbourg. Comme le couvent de Strasbourg nous était fermé depuis que le prieur avait succombé à ses blessures, à la suite de la révolte des moines, le commerçant, qui s’appelait Berthier, nous accueil lit chez lui. Il nous proposa de continuer le voyage en compagnie de son aîné qui devait escorter sa sœur, Ida, donnée en mariage à un vigneron de Chalon. Le Maître accepta derechef sans me consulter.

La route qui nous mènerait jusqu’au Rhône était réputée dangereuse, mais Gislebert, le frère d’Ida, était valeureux en arme, possédait belle épée et savait s’en servir. Nous étions équipés d’un solide haquet tiré par deux bons chevaux. Nous n’avions de bagage que ce qui nous était nécessaire pour le voyage. Ida était promise, dot payée en contrat d’achat des vins de Bertolf, le vigneron. L’affaire était bonne pour les deux familles. La famille de Berthier s’assurait d’un apprivoisement prioritaire en qualité supérieure, et Bertolf n’aurait plus à se tracasser de l’écoulement de ses vins en Allemagne, jusque dans les basses terres et plus loin, puisque Berthier transigeait sur tout le Rhin et, par le Rhin, jusqu’en Angleterre.

Il approchait midi. Nous descendîmes de la charrette pour prendre le pain et laisser les chevaux à une touffe d’herbe bien grasse qui se trouvait près d’un ruisseau. La pucelle ne voulut rien manger et, à travers son voile, tentait d’étouffer ses pleurs. Le Maître s’approcha d’elle pour lui parler, mais elle se releva d’un coup et s’enfuit dans les bois. Gislebert ne broncha pas, convaincu qu’elle reviendrait d’elle-même, mais elle ne revint pas. Le Maître partit à sa recherche le premier, Gislebert le suivit. Quant à moi, je surveillais les chevaux.

Le soleil avançait et ils ne revenaient toujours pas. M’inquiétant, je les appelai à voix forte. C’est là que je dus ameuter les brigands. Toujours est-il que je me réveillai dans les bras du Maître qui m’épongeait le front avec de l’eau froide. Ils étaient tous les trois revenus, mais le haquet et les chevaux avaient disparu. Gislebert rugissait contre sa sœur. Il prit une branche verte et bien noueuse pour la fouetter comme il se devait, mais le Maître intervint. Gislebert n’eut pas grand effort à faire pour le contourner, d’autant plus que je l’encourageais à ne pas tenir compte du Maître et à frapper fort. Elle nous avait coûté deux chevaux, une voiture, nos effets, et nous avait mis dans un sérieux embarras. On ne pouvait remettre à un homme une fille aussi sotte et si mal dressée. Mais le Maître ne voulut pas céder. Il alla jusqu’à bousculer Gislebert qui ne voulait évidemment pas frapper le vieillard. Dans l’empoignade, le voile de la jeune fille fut arraché et sa robe déchirée. Je vis alors combien juvénile était la promise. Elle n’avait sans doute pas plus de douze ou treize ans. Il était encore temps de la redresser. Cependant, elle n’était pas facile et, comme une chatte enragée, elle profita de la protection momentanée du Maître pour griffer son frère au visage et lui tirer les cheveux de toutes ses forces. Gislebert la frappa avec assez d’énergie pour la calmer sans toutefois la blesser au visage ; ce qui aurait pu contrarier le futur époux. Il fallait l’en féliciter, mais le Maître ne l’entendait pas de la même façon.

— Mon ami, s’exclama-t-il, je te trouve bien dur pour ta sœur et bien faible pour toi-même. Comment un homme valeureux peut-il en venir à frapper une aussi jeune fille ?

— Mais père Eckhart, je… eut-il à peine le temps de répondre.

— Ce n’est pas à coups de fouet que tu vas comprendre ta sœur et connaître ce qui l’inquiète.

— Mais de quoi parlez-vous ? répliqua-t-il en haussant les épaules.

— Nous ne savons rien de cette jeune fille, alors que pouvons-nous faire pour l’aider ?

— L’aider ! reprit Gislebert, mais nous n’avons plus de charrette ni de chevaux, on ne peut pas la transporter sur notre dos jusqu’à Chalon.

— Je ne te parle pas de l’aider à marcher sur cette route qui l’éloigne de son père, je te parle de l’aider à avancer sur un chemin qui la rapproche rait d’elle-même.

Gislebert resta interloqué et la jeune fille réajusta sa robe, reprit sa mante et s’approcha du Maître qui l’entoura de ses bras.

— Marchez devant, vous deux, nous enjoignit le Maître. Je reste derrière avec elle pour entendre sa confession.

Ils marchèrent à l’écart tout le reste de l’après-midi. S’il la confessa, ce fut rapide et la pénitence légère car, au bout d’une heure à peine, ils bavardaient et riaient comme deux enfants.

Nous arrivâmes avant la nuit à une petite auberge tranquille où nous pûmes nous restaurer et où nous comptions passer la nuit. La soirée était douce et les aubergistes accueillants. Après le repas, le Maître qui avait bu d’un trait les deux coupes de vin qu’on lui avait servies, sans préambule, lança la question :

— Savez-vous ce qu’est le mariage ? Personne n’osait répondre.

— Alors, si vous ne le savez pas, pourquoi donc amener cette enfant à Chalon ?

Gislebert serra les poings mais n’osa répliquer.

— Et toi, mon enfant, sais-tu au moins à quoi tu t’engages ?

Elle voulut ouvrir la bouche, mais son frère lui jeta un regard cinglant qui la paralysa net.

— Donc tu ne sais pas, toi non plus, ce que tu vas faire à Chalon. Il est alors grand temps de t’instruire, ma fille, vu que tu es en devoir de te prononcer sur la proposition de ton père.

Gislebert commanda une cervoise et la but d’un trait en regardant ailleurs.

— Si je comprends bien ton frère, il nous dit à sa façon : « Vous pouvez toujours causer, la chose est pour ainsi dire faite. » Alors, causons. Et toi, mon secrétaire, notaire à tes heures, homme de loi, homme de religion, tu sais sans doute com ment instruire cette fille. Dis-lui, je te prie, ce qu’est le mariage.

Avais-je d’autre choix que de répondre ! Je le fis comme je l’aurais fait devant un groupe de jeunes gens ordinaires d’une paroisse quelconque.

— Le mariage est à la fois civil et religieux, répondis-je. Au civil, l’accent est mis sur la copulatio pour fin de procréation. Son rôle est d’assurer sans dommage la transmission d’un capital de bien, de gloire, d’honneur, et de garantir à la descendance un sang de rang égal ou supérieur à celui des ancêtres…

Gislebert avait l’air très satisfait de ma réponse.

— Et qu’est-ce que prendre femme ? demanda le Maître.

— C’est, pour le mari, de l’amener chez lui où elle cesse de relever de son père, de ses frères, de ses oncles, pour être soumise à son mari. Toutefois, on doit se méfier et craindre les risques de faire mentir le sang. Ce qui est un crime de trahison.

— Et pourquoi tant de méfiance ? demanda le Maître.

— Les enfants sont loyaux à leur famille par nature et par intérêt. Les hommes n’ont qu’une famille et ne vivent donc pas de conflit de loyauté, alors que les femmes mariées ont deux familles et, de ce fait, se retrouvent souvent en conflit d’inté rêts. En principe, elles devraient privilégier leur mari, mais elles restent rattachées par de nom breux liens à la famille de leur père…

Gislebert avait avalé trois ou quatre cervoises et semblait de plus en plus heureux de mes reparties.

— C’est ce que tu dis du civil. Sur le religieux maintenant, que dis-tu ? continua le Maître.

— Le mariage met l’accent sur le consensus. Les accordailles doivent tout de même relever d’un consentement individuel.

Gislebert faillit s’étouffer dans sa bière.

— Ainsi donc, il y aurait contradiction entre le civil et le religieux ! s’exclama le Maître.

Je commençais à avoir très chaud. Gislebert me commanda une cervoise, espérant sans doute que j’éclaircirais ainsi mes idées et que j’en reviendrais aux évidences. Je la bus d’un trait, ensuite de quoi, et j’en fus des plus surpris, le Maître me commanda à son tour un pichet bien plein que je bus de la même façon.

— Le canon y pourvoit, répondis-je finale ment. Il ne s’agit pas de choix, mais de consente ment par obéissance au père. L’homme prend femme pour être uni à elle de façon unique et singulière dans l’amour. Mais c’est un amour de caritas dans lequel l’homme protège la femme parce qu’elle est faible, et la protège d’elle-même à cause de ses faiblesses. Si jamais il éveillait sa sensualité, comment pourrait-il s’assurer de sa fidélité ? En retour, elle le sert.

— Tu veux dire, conclut le Maître, qu’il s’agit d’une relation similaire à celle d’un seigneur qui protège sa population en échange de sa protection.

— Parfaitement.

Gislebert me tapa sur l’épaule et me servit un autre verre. J’avais bien répondu, et personne ne pouvait rien contre mes raisonnements. Le Maître devait en être heureux puisqu’il souriait à chaque gorgée que j’avalais et à chaque mot qui m’emportait. C’est du moins ce que je croyais.

— Et le rituel ? reprit-il.

— Il découle du canon. Au début de la nuit, lorsque l’époux et l’épouse sont réunis dans le même lit, le mari appelle le prêtre, le père de la mariée et ses frères. Les mariés sont encensés, bénis et confiés à Dieu. Le père ou l’aîné invoque ainsi : « Afin que ceux-ci vivent dans son amour divin, persévèrent dans la concorde et que leur semence se multiplie dans la longueur des jours et les siècles des siècles. » Ensuite, il prévient le mari de se prémunir contre la triple insécurité des femmes que sont le vol, la luxure et la sorcellerie. Ensuite, la famille et le prêtre se retirent et attendent derrière la porte le son du containe ment : la douleur de la pénétration dans laquelle un peu de sang doit apparaître sur le drap. Le péché originel nous a condamnés aux deux jumelles : dolor et labor. Ce sont les premiers enfants du couple qui les protégeront toute leur vie contre le plaisir et ses péchés…

Gislebert était vraiment fier de moi. Il n’avait sans doute compris que ce qui lui convenait. Quant à moi, je transpirais par tous les pores de ma peau, car je détestais parler de ces choses si méprisables et craignais, en en parlant, de provoquer une réaction de mes chairs. Je faisais tout mon possible pour conserver mes esprits, mais le sommeil me gagnait, d’autant plus que j’avais avalé bon nombre de cervoises. Ida était toute souriante, alors que son frère dormait presque sur la table.

— Tu as bien parlé, Conrad, tu décris bien nos coutumes actuelles. Et maintenant, quel est l’idéal du mariage ?

— Il doit être à l’image de l’amour entre le Christ et son Église.

Je n’arrivais plus à rassembler mes idées et ne pou vais aller plus loin. Le Maître continua à ma place :

— Tu parles comme un livre, mais les livres eux-mêmes vont plus loin que toi. Il est écrit dans le livre du Cantique des cantiques : « Qu’il me baise des baisers de sa bouche ! Car son amour vaut mieux que le vin… »

Gislebert s’était presque complètement endormi, mais moi, je veillais encore et voulus ramener le Maître au bon sens.

— Mais, père Eckhart, repris-je, on ne peut laisser le mariage en proie à l’émotivité féminine.

— En quoi cela serait-il plus grave que de le laisser en proie à l’émotivité masculine ?

— Que dites-vous là, Maître ! Vous risquez de scandaliser ces pauvres gens.

Les aubergistes, tout en nous servant, n’avaient rien perdu de la conversation. Ils semblaient même véritablement intéressés. Ils avaient été jusqu’à demander à Ida si elle désirait quelque chose et lui servirent un lait bien chaud. Déci dément, le Maître n’arrivait pas à discriminer entre une discussion de savants et un propos adapté à un public ignorant. Je voulus qu’il se taise et lui fis signe que nous étions entendus par des étrangers et une jeune fille sans instruction.

— Si je scandalise ces gens, je ne serai pas le premier, riposta Eckhart. Quant à cette jeune fille, si cela l’offense, alors elle n’est pas en âge de se marier. Si l’Église cesse d’éclairer les mœurs par l’idéal que chacun peut percevoir dans l’intimité de sa conscience, elle ne sera qu’un outil de conservation des coutumes. Entends-tu bien cela, mon ami ? Si tu entends cela, tu comprends ce que j’ai fait dans ma vie et ce que je vais faire bientôt.

Gislebert n’avait probablement compris que les deux dernières phrases d’Eckhart, et cela lui suffit pour s’éveiller d’un bond et répondre vertement :

— Que dites-vous là ? Que je ne vous voie pas vous ingérer dans nos affaires de famille !

— Il s’agit de ta sœur. Dans la semaine qui vient, le bonheur ou le malheur de toute sa vie se jouera…

— Je ne laisserai pas le commerce de mon père et bientôt le mien aux caprices d’une pucelle de treize ans.

C’est alors que la jeune fille se mit à crier.

— Je ne suis pas pucelle.

Elle s’effondra en larmes dans les bras du père Eckhart. Gislebert resta bouche bée.

— Ne crains rien, jeune fille, dit le Maître, parle, je t’écoute.

À travers ses sanglots et ses gémissements, elle réussit à dire :

— À Pâques, on me présenta à Bertolf et on me laissa seule avec lui. Il avait bu beaucoup de vin et il voulut m’embrasser. Je ne voulais pas. Il me dégoûtait. Il me jeta sur son lit et me prit de force. J’ai eu si mal, je le déteste.

— L’affaire est donc irréversible, petite idiote, riposta Gislebert dans sa colère, tu ne peux plus maintenant être donnée à un autre.

— Vous avez tort, riposta le Maître, Dieu n’abandonne jamais ses enfants au désespoir. Maintenant, allons dormir. Nous y verrons plus clair à l’aube.

— Oui, et je dormirai sur mes deux oreilles, père Eckhart, parce que vous n’y pouvez rien, conclut Gislebert.

Nous dormîmes profondément en effet ; nos libations nous emportant plus loin et plus tard que nous ne l’aurions voulu.

Au matin, Ida et le père Eckhart n’étaient plus là. Je compris immédiatement pourquoi il nous avait encouragés à boire. Les deux devaient mainte nant être sur leur retour, en direction de Stras bourg. Eckhart connaissait bien Berthier, et sans doute chercherait-il à le convaincre de renoncer à ce mariage malgré tous les bénéfices qu’il pouvait en retirer. Gislebert ne fut pas long à faire le même raisonnement, mais n’entendait pas s’en laisser imposer. Après tout, ce mariage était bien plus son affaire à lui, qui allait bientôt prendre en main le commerce de son père, que de Berthier, encore chef de famille, mais déjà vieux. Néanmoins, c’était le père qui devait décider. Gislebert craignait que les deux vieillards ne se com prennent ; à cet âge avancé, on s’attendrit pour des riens.

Après avoir ramassé une miche de pain laissée sur la table, il partit précipitamment et je le suivis.

Il ne voulut pas m’attendre, mais je réussis à le convaincre que moi seul avais autorité sur le père Eckhart et que j’avais mandat de l’amener à Avignon où il me suivrait sur l’heure par obéissance. Je le talonnais du mieux que je pouvais, mais le jeune homme courait presque et j’avais du mal à reprendre mon souffle.

— Ne marchez pas si vite, lui répétais-je sans cesse. Un vieillard et une enfant ne peuvent aller bien loin en si peu de temps.

Bientôt, nous aperçûmes notre haquet qui venait vers nous conduit par quatre hommes, peut-être plus. Nous nous cachâmes dans un taillis. Le mieux était de les laisser passer mais, lorsque le chariot fut à notre hauteur, Gislebert y bondit comme une panthère. La bataille fut particulièrement violente. Les chevaux prirent le mors aux dents. Je vis un homme tomber et rester inerte par terre. Je courus vers lui. L’homme avait un glaive planté au milieu du dos. Heureusement, ce n’était pas Gislebert. J’avais perdu de vue le haquet. J’avançais lentement en me dissimulant dans les fourrés. À tout moment, je craignais d’être surpris ou de trouver le cadavre de Gislebert sur le bord du chemin.

Il faisait terriblement chaud. Le soleil marquait midi. Soudain, j’entendis un gémissement et trouvai Gislebert étendu dans le fossé. Il avait le bras ensanglanté. Je lui fis un bandage avec de la glaise et un morceau de ma soutane. Il avait été fortement sonné et ne put se relever qu’avec grand peine. Sa colère avait beau être terrible, nous avancions maintenant lentement.

Nous arrivâmes à Strasbourg le lendemain, épuisés, au milieu de la journée.

Le Maître, la jeune fille et Berthier discutaient tranquillement. Les aubergistes avaient été atten dris par la déclaration de la jeune fille, et rassurés par les propos du Maître, de sorte qu’ils leur avaient prêté un cheval et un tombereau. La lune étant bonne, ils avaient touché Strasbourg au petit matin. Ida avait tout raconté à son père et Eckhart cherchait maintenant à le convaincre.

— Ne l’écoutez pas, père, cria prestement Gislebert en arrivant. Cet homme est un hérétique.

— Assieds-toi, mon fils, et écoute-moi bien. Je t’aime plus que tout au monde et voudrais te donner une bonne affaire en héritage. Je suis vieux et fatigué. Alors, je ne suis pas allé moi-même à Chalon pour rencontrer Bertolf et conclure les fiançailles. Je t’ai fait entièrement confiance. As-tu pris toutes les précautions d’usage ? Je crains que non ! Quant à Ida, il ne m’est même pas venu à l’esprit de lui demander son avis. Le père Eckhart a toute ma confiance, il m’a fait voir en quoi je me trompais. Les autorités ecclésiastiques ont raison de mettre au-dessus des affaires le consentement des époux. Le mariage doit d’abord unir deux êtres et non deux parentés et deux héritages.

— De gré ou de force, je l’emmène, riposta inopinément Gislebert ; Bertolf n’attendra pas indéfiniment ma sœur, et moi, mon héritage.

— Tu ne l’emmèneras pas, mon fils, affirma le père avec autorité.

— Mais, père, c’est mon unique sœur et elle n’est plus pucelle. Qui voudra d’elle maintenant ?

Qu’est-ce que je ferai d’elle ? Que deviendra mon héritage ?

— Le père Eckhart la conduira au béguinage réformé de la ville, et si un jour tu lui trouves un parti qui t’arrange et qu’elle accepte, tu iras la chercher.

— Je m’y oppose formellement, riposta Gislebert.

— C’est pour cette raison, mon fils, que je dois m’assurer qu’Ida soit conduite à un bégui nage avec ordre de n’en sortir qu’avec son consentement à elle.

Sur ce, nous laissâmes Gislebert à sa colère et partîmes pour le béguinage. Sur le chemin, Berthier devint profondément triste. Il avait de plus en plus de difficulté à marcher, au point où nous dûmes nous arrêter près d’une fontaine. Il se mit à verser de grosses larmes silencieuses. Les vieillards perdent beaucoup de chaleur, ce qui affecte leurs facultés, diminue leur résistance et exacerbe leur sensibilité. Ils se diluent peu à peu dans l’état de féminité, c’est pourquoi leurs fils peuvent se trouver en devoir de prendre les affaires en main avant même leur décès. J’espérais que Gislebert le fasse. Ida s’approcha de son vieux père et lui enveloppa les épaules.

— Je prends conscience aujourd’hui plus que jamais à quel point j’ai vécu seul, lui confia-t-il. Ta mère était bonne épouse et bonne mère, en tout conforme à ce que l’on peut attendre d’une femme. Je ne lui parlais pratiquement jamais vu qu’elle devinait mes moindres désirs et y répondait avant même que je les lui fasse connaître. Ta naissance fut particulièrement difficile et elle perdait beaucoup de son sang. Voyant qu’elle allait rendre l’âme, je lui ai demandé : «Dis-moi sincèrement, est-ce que tu m’as aimé ? – Ne t’ai-je pas bien servi ? me répondit-elle. Cela ne te suffit donc pas ? » Ses yeux conservaient la froideur que je lui avais toujours vue. C’est à ce moment que j’ai compris qu’elle ne m’avait jamais ni connu ni aimé, et que moi non plus, je ne l’avais ni connue ni aimée. Les moines dans une communauté sont plus près les uns des autres qu’un mari de sa femme. Et pourtant, elle était belle, ta mère, elle possédait une belle âme, un cœur tendre et doux. Elle est morte au moment même où j’aurais souhaité la connaître. Elle est morte seule, terrible ment seule. Je ne voudrais pas que tu sois à ce point abandonnée, Ida.

La jeune fille éclata en sanglots dans les bras de son père. Elle l’entoura sans retenue, et le vieil lard se laissa faire. Le soleil brillait sur leurs cheveux entremêlés mi-dorés mi-argent. Le temps fit un petit cercle, et l’image resta figée dans une goutte suspendue.

Les goliards

Le lendemain, nous étions repartis. Le Maître marchait à pas de tortue, et nous avions plus de deux cents kilomètres à franchir à travers les Vosges et la Haute-Saône avant de toucher Chalon. Nous n’avions plus un sou, ni pour un cheval, ni pour un gîte. Nous avions ordre d’éviter les monastères pour notre subsistance, parce que l’affaire attisait le tumulte et provoquait de graves mouvements de sédition chez les moines. Nous dépendions, comme les franciscains, de la générosité des campagnards. Si cela réjouissait le Maître, l’inquiétude me gagnait. À tout moment, le Maître pouvait tomber d’épuisement ou manquer de souffle ou simplement se décider à mourir, me laissant seul dans cette forêt épaisse. Qu’allait-on manger pour le dîner, pour le souper ? Où allions nous dormir ? Peut-être dans un fossé à surveiller les loups, ou dans la demeure d’une sorcière qui profiterait de notre sommeil pour vendre nos âmes au diable.

— Ne t’affole pas, disait le Maître. Le pire qui puisse nous arriver est de nous retrouver sur le bord du purgatoire avec Béatrice.

Mais je n’entendais pas à rire. Heureusement, un charretier s’approcha et accepta de nous emmener avec son équipage, disant que nous serions sa bonne étoile contre les pillards et les malandrins. Deux hommes de main et trois goliards en route pour Bâle l’accompagnaient. Le charretier allait jusqu’en Haute-Saône avec des barils d’huile. Il faisait superbe journée et tout le monde était de bonne humeur. Ils chantaient et bavardaient comme des crécelles. Mais le Maître était si fatigué qu’il s’endormit tout bonnement sur les tonnelets, aspergé d’une lumière qui semblait le griser.

Moi, je devais endurer les propos vulgaires de ces hommes rustres. Quant aux goliards, qui se disaient artistes-philosophes, ils se servaient du peu qu’ils avaient appris à Paris pour parodier les choses les plus sacrées.

Je n’étais guère sorti du monastère et ne connaissais pas la misère des campagnards et la vulgarité des citadins de bas étage. J’avais bien soigné les maux et les blessures de notre paysannerie lorsqu’elle venait au couvent, mais ne connaissais rien de ses mœurs et de sa vie. Tous les fûts du chariot ne contenaient pas de l’huile ; le vin abondait et ils en prenaient beaucoup, ce qui avait pour conséquence de dissoudre leur peu de retenue. Et leurs chansons gaillardes faisaient fuir tous les oiseaux :

— Et boit la dame et boit le maître, boit le soldat et boit le clerc… L’homme leste et le paresseux et le blanc boit et le noir, et le constant et l’inconstant, le paysan et l’enchanteur et le pauvre comme le malade, l’exilé comme l’ignoré… Et les moines aussi, c’est ce qui nous unit…

Ils se mettaient à rire grossièrement en imitant les taureaux en saison par des gestes auxquels je ne croyais pas que l’homme puisse s’abaisser.

— Ne craignez-vous pas l’enfer ? leur lançai je pour les refroidir.

— C’est belle place, me répondit l’un des goliards, toujours chaud, où il y a beaucoup de femmes et de liesse. On n’y meurt pas d’ennui comme au ciel. Comment peut-on s’y rendre ?

Je refusai de répondre à leurs provocations.

— En faisant comme cela, proposa-t-il à un copain.

Et il monta sur celui qui s’était mis à quatre pattes. Je détournai le regard.

— Ne lève pas le nez ainsi, bonhomme, tu n’existerais pas si ton père ne l’avait fait, et à défaut de femme, il vaut mieux se pratiquer entre nous que seul, dans une cellule de moine.

Je voulus les instruire sur le péché contre nature, le pire et le plus grave :

— Si vous ne craignez pas l’enfer, vous pour riez craindre votre évêque qui peut vous faire arracher les paupières pour un tel péché. C’est inscrit aux pénitentiels.

— Que de naïveté, bon moine ! Vous ne vivez pas sur terre. Si cette loi était appliquée à la lettre, grand nombre d’évêques ne fermeraient pas l’œil de la nuit ! Crois-tu que tous les hommes sont à genoux aux pieds de leur évêque ? Vous, les moines, croyez-vous que les hommes seront indéfiniment dupes ? La noblesse possède depuis longtemps les deux pouvoirs : en tant que seigneur civil, elle est architecte du visible avec ses institutions, ses impôts, ses droits, ses lois qu’elle arrange selon ses intérêts. Et, en tant qu’évêque catholique, elle construit l’invisible, ses lois, selon les dividendes qu’elles peuvent lui rapporter. Cependant, forger la terre et forger le ciel, c’est toujours et seulement forger des images et des peurs. C’est là tous leurs pouvoirs. Les hommes devraient redouter la cité visible pour ses lois et son glaive, et la cité invisible pour ses règles et ses enfers. Eh bien ! adressez-vous à d’autres ! Nous, ce que nous craignons, c’est le poison qu’ils ont mis dans nos esprits ! Et eux, ce qu’ils craignent au fond d’eux-mêmes, c’est que nous cessions d’avoir peur.

— L’Église a le pouvoir de lier au ciel et de lier sur terre, répondis-je.

— Et bien liez, liez, répondit le goliard, sauf que vos liens ne sont que du vent et n’ont d’appui que dans la peur et l’ignorance. Mais l’ignorance ne sera pas toujours avec vous ; elle s’en va, l’igno rance, elle est fatiguée, l’ignorance, elle ne sup porte plus que l’on se serve d’elle.

— Croyez-vous, ajouta un autre, que les hommes mariés ne copulent jamais le dimanche, ni les jours de fête, ni durant le carême, ni les jours maigres ? Croyez-vous que les jeunes gens observent les pénitentiels et s’accusent chaque fois qu’ils gerbent…

— Mais ne craignez-vous pas la mort ? répliquai-je.

— Elle est moins à craindre que la vie catholique, reprit-il. Mais vous, mon père, ne me dites pas que jamais… Non, moi, je sais la différence entre un moine et un goliard : le premier ne sait pas ce que fait sa main gauche, alors que le deuxième le sait. La différence, c’est le degré d’hypocrisie. Le moine pèche deux fois, une fois contre la chair et une fois contre la vérité, alors que nous, nous ne péchons qu’à vos yeux. Mais sous votre soutane, tout le monde sait ce qui se passe.

Et ils se mirent à rire si fort que le Maître se réveilla.

— Quelle belle journée ! marmonna-t-il en ouvrant les yeux. Par un soleil aussi superbe, entendre rire, c’est bon.

— Mais ces jeunes gens souillent la pudeur et l’Église à pleine bouche, rétorquai-je.

— Généralement, les sottises sont des emballages, alors quel est le contenu ?

J’étais des plus choqués, mais il questionnait avec un charme si déconcertant que les goliards restèrent un moment silencieux, et, profitant de ce silence, le Maître continua :

— Je me demande qui vous a scandalisé. Peut-être portait-il une soutane ? Moi, le premier qui m’a scandalisé fut l’évêque d’Erfurt qui ne fit rien, rien de rien, sinon sourire, lorsque mon frère et ses deux complices brûlèrent un pauvre paysan et ses deux filles. C’est lui qui, le même jour, sacra mon frère chevalier, protecteur de la veuve et de l’orphelin ! Il est heureux que j’aie pu croiser un peu plus tard un moine bon dans son cœur. Sans lui, il est possible que je me sois sauvé à Paris à l’école des Arts et qu’aujourd’hui je sois en relâche avec vous à pester contre les évêques.

— Mais nous ne nous scandalisons pas à pro pos d’un pasteur, mais des moutons. Nous ouvrons les yeux en riant, et nous comptons mon trer aux aveugles qu’ils suivent d’autres aveugles.

— La chose est louable, mais je crains que le moyen ne vous trahisse.

— Et comment cela ?

— Pour arrêter l’injustice, il ne suffit pas de la décrier. Pour saisir l’injustice, il faut entendre la justice, l’écouter au fond de nous et la laisser pénétrer dans toute notre vie jusqu’à ce qu’elle nous sorte par les pores de la peau. On ne peut jamais chasser l’injustice autrement qu’en introduisant la justice dans nos vies. Cela dit, racontez-moi, chacun à votre tour, ce qui vous est arrivé.

Le reste de l’après-midi se passa dans une atmosphère légère, mais rarement déplacée. Un à un, les jeunes hommes racontèrent les anecdotes les plus significatives de leur vie. Le Maître les écoutait et orientait la discussion par de petites questions bien dosées. Il semblait tout oublier du voyage et n’avait d’attention que pour ces clercs étourdis qui prenaient un peu plus de sérieux à mesure que l’on s’approchait du relais de la route.

Ils n’avaient pas plus de sous que nous n’en avions, de sorte que nous couchâmes tous les cinq dans une étable avec les chevaux. Nous épluchâmes un peu d’avoine et d’orge qui traînaient dans les mangeoires pour tenter vainement de nous sustenter. Le lendemain, nous voyageâmes sous la pluie et, le soir, il nous fallut sécher nos vêtements dehors près d’un feu. Ce fut pénible, nous étions presque nus avec ces garçons sans pudeur qui giguaient et sautaient en criant. Le Maître ne semblait pas accorder d’attention à leurs pitreries, mais il soulignait immédiatement tout indice de bonté qu’il filtrait à travers la brutalité de leurs gestes et de leurs propos.

Les heures paysannes

La nuit suivante, des paysans nous reçurent dans leur chaumière et acceptèrent de partager leur repas, à condition qu’on leur raconte des historiettes et que l’on montre des chansons aux enfants. Nous mangeâmes du lapin sauvage avec des racines et des champignons. Les enfants s’en donnaient à cœur joie en compagnie des jeunes goliards, tandis que le Maître racontait aux parents les aventures d’un valeureux chevalier qui réussit à sauver tout un village contre un seigneur fourbe qui s’apprêtait à détruire les récoltes. Le Maître parlait sur un ton familier et très doux de sorte que les parents étaient en confiance.

À la fin de la soirée, alors que les enfants dormaient dehors près du feu et que le silence ronronnait dans les murmures de la forêt, ils nous racontèrent la mort de l’un de leurs enfants durant l’hiver. Le Maître voulut les consoler, mais ils confessèrent à demi-mot qu’ils l’avaient tiré au sort et sacrifié pour le salut des autres. Les pay sans de la région avaient pour coutume, en cas de grande famine, de choisir l’un des enfants qu’ils laissaient mourir afin de sauver les autres. Le Maître ne leur imposa aucune pénitence, prétextant qu’ils l’avaient mille fois faite dans leur cœur et les consola du mieux qu’il put. Ils étaient contents de la nouvelle année qui était bonne, et les soirs de la semaine jusque tard, lorsqu’ils étaient libres du ban, ils cultivaient une petite parcelle à l’orée du bois qui rendait bien.

De plus en plus familier, le père de famille osa nous demander ce qu’il fallait faire pour éviter l’enfer.

— Il n’est pas possible d’éviter le péché, dit-il avec angoisse, il y a trop de règles et nous ne les connaissons pas toutes. Un moine est venu au village et nous a raconté les tourments de l’enfer.

C’était effrayant. Je vous en prie, dites-nous ce qu’il faut faire.

Ils semblaient vraiment désespérés.

— N’ayez crainte, répondit le Maître. Il suffit de vous aimer l’un et l’autre comme je vois que vous le faites, et d’aimer vos enfants du mieux que vous pouvez. Lorsque vous regardez les montagnes, les champs, la magie de la vie, que ressentez-vous ?

— Nous pensons que Dieu est grand, répondit le père.

— Alors, dites-vous qu’un Dieu aussi grand et qui fait de si belles choses ne peut être méchant et envoyer en enfer des pauvres gens qui font leur possible. Quoi que l’on vous dise, regardez autour de vous la beauté du monde et dites-vous qu’une telle beauté est là pour appeler la justice qui, elle, doit sortir de nous, les hommes et les femmes.

Le Maître prit une petite feuille de peuplier dans ses mains et il nous fit observer tous les détails. Puis, il prit un morceau de bois, une pierre, un grain de blé, tout ce qui se trouvait sous sa main, et s’émerveillait. Il y avait des étincelles dans ses yeux, et il finit par transmettre un peu de sa confiance aux parents. Nous nous endormîmes dans une tranquillité si douce qu’il n’était plus possible d’imaginer l’enfer.

Le voyage continua encore deux jours où nous dûmes mendier notre logement et notre nourri ture pour quelques bonnes paroles ou quelques services. Le Maître y mettait tout son cœur et vivait chaque instant avec toute l’intensité de son esprit. Il dormait cependant de nombreuses heures sur la charrette pendant que j’essuyais de mon mieux les gaudrioles et les grivoiseries des goliards. À un moment, le Maître fut réveillé par une cloche qui rappelait l’angélus. Il se mit à réciter mot pour mot une longue histoire paysanne :

— Ma vie sur terre n’a que quatre saisons. Je surgis de l’hiver, me dégourdis en février, au printemps travaille de toutes mes forces à faire produire mon champ et mon jardin. À l’été, je reste courbé et me durcis les mains et le dos. À l’automne, je flétris peu à peu et mesure les fruits de ma saison. L’hiver me recouvre et m’emporte, je l’espère, dans le jardin de Dieu. Chaque année de ma vie n’a que quatre saisons. Quand avril de ses averses douces a percé la sécheresse de mars jusqu’à la racine, quand Zéphyr, de sa douce haleine, a ranimé les tendres pousses et quand les petits oiseaux font des mélodies, c’est le temps de labourer, de bêcher, de déchirer la terre pour y déposer la semence. Tout faire avant Pâques, et puis c’est la fête qu’il faut préparer pour le seigneur. En mai, quand la verdure est foncée et le ciel blanc, réparer la maison et la grange, les barrières, les haies et les canaux d’écoulement. Sarcler les jardins du seigneur et soigner ses terres. S’il nous reste du temps, désherber notre parcelle. L’été, nous arrachons le chardon sur les terres du seigneur, pour que le Seigneur des seigneurs nous donne la célérité de le servir. À la Saint-Jean, il faut courir les champs avec des torches pour éloigner les démons ; le lendemain, c’est la fenaison. Il fait chaud sur tes terres, seigneur, et nous moissonnons en trempant les champs de nos sueurs. En novembre, nous battons le lin avec de lourds écangs, nous séparons la ligneuse de la filasse. C’est le mois sanglant, nous tuons les bêtes pour que le fourrage ne manque pas. En hiver, quand les étourneaux s’en vont, au temps de la froidure, je n’ai plus qu’une histoire à dire : les cerfs brament, la neige tombe, nous attendons le prin temps. Puisse-t-il revenir, car la grange est vide et il fait si froid ! Chaque journée de vie n’a que quatre saisons. Le matin est printemps, le midi, été, au soir arrive l’automne et l’hiver tombe à la nuit. Nos jours s’en vont comme la balle au vent ; il reste parfois des grains qui tombent en terre, prennent racine et font une autre saison. J’ai eu six enfants, quatre pour engraisser la terre, deux pour la faire rendre. C’est ainsi que roule l’écume du paysan sur les prés de son seigneur. Si tu entends rire un enfant, c’est qu’il est au printemps, et moi, tu ne m’entends pas parce que j’entrevois déjà l’hiver qui s’approche.

— Tous les paysans de cette contrée racontent cette histoire comme une prière, fit remarquer le charretier.

Il n’avait pas vu les larmes d’émotion du père Eckhart.

— Mais pourquoi pleurez-vous ? demanda le plus jeune des goliards.

— Je m’approche de l’hiver et je n’arrive plus à souffrir l’Église. J’ai tellement voulu l’éveiller, j’ai tellement désiré sa conversion. Mais elle ne se convertit pas, au contraire, elle s’éloigne des paysans. Comment une maison peut-elle retenir qui que ce soit si elle ne réchauffe plus personne ? Mais n’avez-vous pas remarqué que le rythme d’un poème, d’une chanson, d’une cloche peut dissoudre le temps ? La répétition du même instant, son battement lorsqu’il s’harmonise avec le battement de toute la nature, celui du cœur et des saisons, noie la succession dans un même instant. C’est ainsi que l’âme entre dans sa maisonnette. Cette maisonnette de rien du tout est le plus magnifique des châteaux forts. C’est à partir de ce château que l’âme produit le monde comme la modulation d’un chant sur la rythmique de l’éternité. La vie n’est qu’une pulsation de l’éternité, mais quelle pulsation ! Aussi, le paysan dépend du vent et des pluies, et sa vie dure la moitié de celle du seigneur, mais il est plus vrai que lui. Le noble ne sait pas qu’il dépend de la terre, le paysan le sait. Le noble ne sait pas qu’il dépend du paysan, le paysan sait qu’il dépend de lui-même. Le noble n’existe que par le paysan, mais il ne le sait pas ; le paysan n’existe que par la nature, et il le sait : c’est pour cela que le paysan sait bien plus de choses que le noble. Il connaît la profondeur de sa vulnérabilité, de sa fragilité, et, dans le frémisse ment qui en résulte, il se fait ouverture et, dans cette ouverture, pénètre un bonheur véritable capable d’intégrer toutes les souffrances que nous aurons combattues de toutes nos forces.

Il y eut un grand silence, et dans ce silence il s’endormit, épuisé. Personne n’arrivait à parler, et moi, je méditais sur les paroles qu’il m’avait laissées. Je ne savais plus où mettre la tête. Par moments, je me disais : « C’est un saint », à d’autres : « C’est un fou. » Par moments, je voyais tout de haut en bas, à d’autres, tout de bas en haut. Lorsque je croyais le Maître sage, je voyais que ce monde était fou ; lorsque je croyais que ce monde était sage, je voyais que le Maître était fou. Je me sentais totalement perdu.

Dépendre des pauvres paysans pour ma subsistance m’était insupportable, et tous ces champs et toutes ces forêts m’angoissaient terriblement. J’avais furieusement hâte de retrouver les murs d’une église, d’un monastère, d’une cité. Les murs me manquaient épouvantablement.

À Bâle, les goliards nous firent le plaisir de tourner plein sud pour Milan. Après quoi, ils espéraient gagner Venise. Ils avaient entendu parler de Marco Polo et de ses fabulations, ils y croyaient et voulaient tenter semblable aventure. Monstres, chimères et sauvages ne les effrayaient pas ; ils étaient même convaincus qu’il pouvait y avoir de meilleures civilisations ailleurs, sur des terres inconnues, loin de Rome et de Jérusalem.

Non seulement le Maître ne les contredisait pas, mais il les encourageait presque en disant que, de toute façon, la lumière est à l’intérieur de tous les hommes et de toutes les femmes, et que cela donne grande espérance puisque, partout dans l’univers, peuvent émerger la justice et l’amour.

Tout le long du voyage, ces jeunes gens s’étaient rapprochés du père Eckhart. À travers leur apparence rustre, on arrivait de plus en plus à saisir une certaine tendresse dans laquelle le Maître semait une graine pour des jours plus inhabités. Certains s’étaient davantage attachés à lui que d’autres.

En nous quittant, le plus jeune dit au père Eckhart, avec des yeux étincelants et rieurs :

— Je me souviendrai toujours de vous. Si plusieurs moines m’ont scandalisé, vous êtes le premier que je crois intègre et digne de respect. Si jamais vous avez froid au ciel, venez donc vous réchauffer quelques heures avec nous en enfer.

Ils éclatèrent de rire. Le Maître les salua avec une si grande bienveillance que l’on aurait pu croire qu’il avait eu du plaisir à converser avec eux. De leur côté, je pense que, dans les chants criards qu’ils se mirent à entonner en parfaite harmonie avec les corneilles, ils cherchaient gauchement à cacher l’inquiétude de leurs adieux.

Avignon

À Bâle, nous pûmes nous joindre à un convoi qui se rendait jusqu’à Chalon. Le Maître semblait avoir pris de la vigueur et de l’assurance, il semblait même avoir subi une cure de jeunesse qui l’avait éloigné des tracas du procès. À Chalon, il n’avait cependant pas oublié Bertolf et voulut absolument le rencontrer. J’avais beau m’y opposer, tenter de le perdre dans la ville, il trouva sa demeure et frappa sans hésitation à sa porte.

Après des présentations fort courtes, le Maître interpella l’homme en ces termes.

— J’ai à vous annoncer que vos fiançailles ont été rompues de votre propre main le jour où vous avez pris de force une fille qui ne vous était pas donnée ; nulle fortune ne procure de droit sur une personne humaine, sachez-le. Berthier vous fait grâce de la compensation qu’il serait en droit d’exiger pour le déshonneur causé à sa fille et à sa famille. Il souhaite cependant que vous respectiez le contrat déjà signé, ce qui l’obligerait. Si le contrat devait trouver lettre morte, il serait dans l’obligation de faire entente avec un autre vigne ron. L’affaire pourrait s’ébruiter et nuire aux deux familles. Voilà pour le message de Berthier. À moi maintenant ! Vous n’avez sans doute ni la sensibilité ni l’honneur nécessaires pour mesurer votre geste, mais craignez le jour où vous rencontrerez le reflet de votre vie dans votre conscience enfin libérée. Que Dieu vous vienne en aide, mon sieur, et au bonheur de vous revoir, je l’espère, dans un monde meilleur !

Et il partit sans attendre, ce qui n’était pas impertinent, vu les couleurs vives qu’avait prises notre hôte durant ce discours. C’est de cette façon, et plus vertement encore, que j’aurais dû interpeller Hermann de Summo et Guillaume de Nidecke lorsqu’ils étaient sous ma férule. Je regrettai amèrement encore une fois ma lâcheté.

De Chalon, nous pûmes trouver un chaland en partance pour Avignon qui accepta de nous embarquer en échange de travail. Nous devions faire l’inventaire des marchandises sous le ponton, préparer les contrats de vente, comptabiliser les lettres de change et rédiger le courrier d’affaires. Ce que je fis presque entièrement seul, le Maître étant fort occupé à converser avec l’équipage qui maugréait sans cesse contre le capitaine.

Nous arrivâmes finalement à Avignon totale ment fourbus, mais si heureux de toucher au cœur de la chrétienté. Du moins, c’est ce que j’exprimai spontanément au Maître qui m’en fit reproche :

— Le cœur de la chrétienté, me dit-il, est au milieu de chaque être.

N’empêche que je me sentais comme un enfant perdu qui, enfin, touche à l’enceinte de sa demeure. Je sortais des campagnes, du limon dans lequel tout homme risque de couler indéfiniment comme dans des limbes froids et lugubres. En effet, sous la pellicule de l’être, marmonnent des puissances si étranges et si incompatibles avec ce monde qu’elles sont refusées à l’être, mais néan moins l’effleurent et le hantent. C’est là notre origine terrestre, notre ventre, nos racines féminines, le chaos premier dont il faut toujours craindre les retours. C’est dans cette chair que prennent pied le végétal et l’animal qui ne peuvent s’épanouir qu’en y échappant, sinon c’est la pourriture, la décomposition dans l’indéfini… La paysannerie, les campagnes, leur ignorance profonde, leurs superstitions, leur tragique promiscuité avec les plantes et les bêtes forment le ventre de l’Église : par le haut, certes, ils la touchent au cœur et aux poumons, mais, par le bas, ils se perdent dans les ouvertures et les boues qui ne sont que l’humus de l’humanité. Lorsque l’on est dans cette fange, on a l’impression que notre esprit se vide des fibres qui la fixent, des repères qui la guident et des buts qui l’orientent. Tout semble se perdre dans l’animalité, à la recherche des satisfactions de la chair, piégées par elle, emportées dans ses entrailles immondes. Les paysans sont enfoncés jusqu’à mi-corps dans la glu maternelle de la terre, et sont aveugles aux cimes célestes que montre le doigt des hauts clochers de l’Église.

Lorsque mon pied s’appuya sur les pierres du quai et que je vis tous ces clercs drapés de bleu, de vert et de rouge, je me sentis Virgile touchant le premier cercle du paradis.

Dans un méandre du Rhône, s’élevaient très haut les murs de la ville. Depuis 1309, Avignon abritait les papes, la substance pensante de l’Église, la bienheureuse tête de la civilisation. On disait le pape sur le point d’acheter la ville à la comtesse de Provence, Jeanne de Naples. On allait bientôt ériger un grand palais, déjà les ouvriers s’affairaient aux fondations. Les marbres les plus beaux arrivaient par bateau, ainsi que les bois rares, l’or et l’argent les plus purs ; les architectes les plus savants, les maîtres artisans les plus expérimentés, les docteurs les plus érudits, la crème de la chrétienté venait dresser ici la forteresse de Dieu en plein centre de la civilisation chrétienne.

Je trouvais là une sécurité dont le Maître semblait se moquer, me répétant sans cesse :

— Cela non plus, tu ne l’emporteras pas en terre, tu ne l’emportes même pas au fond de ton anxiété. Que ferais-tu si les Sarrasins faisaient tomber la ville ?

Mon esprit n’osait même pas effleurer cette éventualité. Et le Maître continua :

— C’est pourtant là que tu saurais ce que tu as de vraiment chrétien dans le cœur. On ne sait rien de l’eau lorsque l’on voyage dans la cale d’un navire, et plus le navire est stable, plus le capitaine est rassurant, moins il est aisé de connaître l’eau, sa profondeur, sa largeur et son dynamisme. Mais ne t’y trompe pas, la lumière qui est en nous te sortira dehors…

Et il se mettait à pétiller de ses yeux qui savaient pénétrer partout. Il avança un pas de plus :

— La vieillesse, crois-moi, défait tous les échafaudages de l’esprit ; on n’arrive même plus à s’en souvenir. La seule chose qui semble survivre, c’est le sentiment, l’état global de l’intelligence humaine dans l’abîme tranquille du cosmos. Si tu ne te régales pas de ce qu’il y a de plus obscur en toi, comment crois-tu atteindre la lumière ? Tu vois cette ville, mais ce n’est qu’une illusion ; dans mille ans, dans deux mille ans, ses églises seront peut-être vides.

— Mais Jésus n’a-t-il pas dit que c’est sur cette pierre qu’il construira son Église ?

— Il n’y a qu’une pierre, Conrad, alors qu’il y aura encore beaucoup d’autres papes.

Nous retrouvâmes Gérard de Podahns à la résidence temporaire des dominicains. Nicolas de Stras bourg avait déjà rencontré le cardinal Fournier qui le reçut, nous dit Gérard, très cordialement, et écouta avec attention tout ce qui avait été dit au procès de Cologne. Il rassura si bien Nicolas que celui-ci accepta une autre mission de visiteur du pape en Allemagne où il était reparti sans plus attendre.

Mais à Avignon, le Maître perdait chaque jour ce qu’il avait gagné dans les campagnes. Il paraissait maintenant si épuisé qu’il ne sembla pas se réjouir outre mesure de ce succès. Au contraire, il paraissait particulièrement soucieux de ce revirement. Le cardinal avait demandé que l’on préparât pour le Maître une cellule conve nable, au coin nord de la résidence, parce que la vue y était particulièrement agréable. Je voulus un instant m’y opposer, attendu que le Maître avait besoin de soleil et que le froid et l’humidité l’affectaient beaucoup, mais il n’était pas question de refuser une offre aussi généreuse de la part du cardinal.

Nous dûmes attendre tout un mois avant d’être reçus. L’hiver approchait à grands pas, et le froid commençait à affecter gravement le Maître qui avait de plus en plus de peine à marcher et à respirer. Il arriva moite et transi au manoir du cardinal. Nous fûmes introduits dans une pièce très haute, largement éclairée par des vitraux azur d’une grande beauté. Tout était de pierre, sauf l’immense table de bois massif qui nous séparait du pacifique cardinal plein de politesse et de raffinement. Il portait de la soie rouge très finement brodée d’or et tachetée de diamants. D’immenses candélabres d’argent ajoutaient à l’éclairage. Le dossier de son trône en cuir écarlate montait presque trois coudées au-dessus de sa tête. Les marbres roses qui recouvraient le plancher étaient d’une propreté si parfaite que l’on se serait cru hors de cette vallée de larmes. Rien dans ce palais ne pouvait nous rappeler les immondices des campagnes. C’était la civilisation à l’état pur.

Le cardinal lui-même n’avait rien d’un homme ordinaire, sa peau était parfaite, comme celle des anges. Il nous sourit fort élégamment et s’inquiéta de la santé du Maître :

— On me dit que votre phtisie vous donne beaucoup de mal.

— J’ai souffert de bien d’autres maux, retourna le Maître.

— J’ai été mis au courant de vos adversités à Cologne. C’est là terrible traverse.

— L’adversité est bien plus grande pour l’Église, riposta Eckhart.

— Les temps sont difficiles, mais l’Église possède assez de longueur et de largeur pour glisser sur les écueils sans perdre l’équilibre. Néanmoins, je vous accorde que nos difficultés avec certains princes qui se prennent pour des empereurs absorbent beaucoup de notre temps. Il nous en reste bien peu. J’ai tenu cependant à vous entendre de vive voix. J’ai été positivement impressionné par vos procureurs, Nicolas de Strasbourg et Gérard de Podahns, et j’étais impatient de vous écouter.

Le Maître prit le temps de fixer l’homme, afin de bien mesurer ce qu’il pouvait lui dire.

— Je ne répéterai pas ce qu’ils ont dit, ni mon plaidoyer à Cologne, je vous sais intelligent, vous en savez amplement pour comprendre et trancher. D’ailleurs, ce n’est pas ce que l’on me reproche qui a beaucoup d’importance, je n’ai fait qu’insister sur quelques points fondamentaux déjà bien éclairés par d’autres. Ce qui inquiète, ce n’est pas les mots que l’on me reproche, mais la crainte qu’ils provoquent. Voilà à quelle conclusion je suis arrivé : l’essence du christianisme est en soi terrifiante pour tout ordre social qui vise à assujettir les hommes à des intérêts égoïstes et cupides. Malgré tout, le christianisme véritable subsistera. J’ai entendu des gens qui m’ont dit que la foi dépasse la raison, et que le Christ est mort dans un acte de folie amoureuse. Si vous croyez cela, craignez le fanatisme ! D’autres m’ont dit qu’il ne fallait pas enseigner ces choses aux cœurs simples. Si vous croyez cela, craignez l’ignorance ! Seigneur cardinal, il n’est pas nécessaire que l’Église se fasse l’ennemie de la lumière !

Le Maître avait peine à continuer et dut prendre dans ses maigres réserves pour ajouter :

— Je sais que vous avez bien entendu et bien compris tout ce que j’ai dit, mais je sais aussi que vous ne ferez rien ni pour moi, ni pour l’Église, car cela vous coûterait trop…

Le Maître n’arrivait plus à parler, ni même à se tenir debout. Il s’écroula presque sur sa chaise.

— Est-ce que cela complète votre défense, père Eckhart ? demanda tranquillement le cardinal.

— C’est terminé.

— Vous représentez bien l’esprit de l’Église, mais l’Église n’est pas qu’un pur esprit. Elle dis pose d’un corps dont l’ossature doit être solide.

L’équilibre n’est pas facile, père Eckhart, et vous êtes bien placé pour le savoir. Soyez assuré de ma sincérité, et que Dieu vous vienne en aide.

Il me fut difficile de ramener le Maître tant il était faible, fatigué et brisé. Ce fut son dernier effort.

La fin

L’hiver se mit à traverser la pierre des murs, il y eut peu de neige, mais combien de pluie, de froid et de vent ! Personne ne venait dans notre retraite, seul l’hiver y pénétrait. Il n’y eut pas d’autres audiences. Nicolas ne revenait pas de sa mission. Gérard de Podahns était occupé ailleurs. Nous n’avions aucune nouvelle des couvents d’Allemagne, aucun courrier de Bruges, rien que le silence et le sifflement de l’hiver.

Voici le bûcher que l’on avait préparé pour le Maître : une condamnation prorogée, une foule absente, un tumulte de silence, une avanie d’indifférence, une torche de néant, un bûcher de glace, un feu de frimas, un brasier de pierres givrées, et du temps, une lente traversée, un languissant exode. Le Maître ne dormait plus, son corps n’était plus qu’un glaçon, et pourtant il brûlait de l’intérieur, les poumons en feu et en sang.

Il étouffait de longues minutes, puis faisait irruption un souvenir qu’il n’arrivait pas à dire, faute d’air. Il ne mangeait pratiquement plus, sa peau mince moulait son visage qui devenait peu à peu un crâne vivant. C’était effroyable à voir, et pour tant une lanterne veillait dans ses yeux et réchauffait son sourire qui parfois prenait presque les proportions du rire. Il semblait goûter l’arrivée plutôt que pleurer le départ. Il aurait voulu me décrire les beautés qu’il voyait, mais il ne le pouvait pas.

Ce fut un bûcher à combustion infiniment lente, si lente que personne ne se rendait compte que l’on brûlait ici un grand Maître. Certes, c’était un homme étrange, incompréhensible, mystérieux, que l’on ne pouvait donner en modèle au peuple, mais c’était un homme qui allait devant, une sentinelle, un éclaireur, donc un homme de courage qui prenait sur lui le risque d’un chemin, le risque de l’inconnu.

Quelle solitude ! Je voyais le Maître s’en aller lentement, peu à peu lâcher prise. Je le sentais émerger ailleurs, sur une rive qui le réjouissait outre mesure. Il agonisait, il naissait, et tout cela en même temps. C’était comme s’il ne voulait pas abandonner ce monde avant d’avoir agrippé la frange de l’autre.

Il y avait tant de souffrance sur ce bûcher que chaque heure je priais pour qu’il soit emporté. Mais l’homme était fort, d’une résistance exceptionnelle, d’un cœur indéfectible, d’un esprit tenace. Il disait parfois :

— Je ne suis plus capable de prier. C’est mon corps qui prie, c’est ma souffrance qui prie.

Mais en même temps, des étincelles jaillissaient de ses yeux. Un jour, il arriva à dire :

— L’intelligence de Dieu, c’est la beauté. Prête l’oreille à la beauté, et si tu ne pleures pas de  joie, c’est que tu ne l’entends pas. « Dieu est beauté, dit tout l’univers. »

Je recueillais son sentiment, je ne pouvais rien faire d’autre parce que je ne savais plus prier. Je ne pouvais que recueillir cette perle qui s’était formée si lentement dans cette vie de totale consécration.

Il fut pourtant éprouvé jusqu’à la lie. L’Église ne l’avait pas rejeté ; bien pire, elle l’avait dédaigné. Elle ne l’avait pas tué, mais abandonné. Elle ne l’avait pas brûlé, mais isolé dans son propre feu. Elle ne s’était pas lavé les mains comme Pilate ; plus lâche que lui, elle s’était contentée de ne pas les salir.

— L’Église va-t-elle ainsi perpétuellement crucifier sa propre source ?

Et le Maître répondait :

— Tant que nous serons soumis à des personnes qui cachent leur fragilité sous la dureté des lois et des armes.

Puis l’hiver reprenait son travail, enfonçait un peu plus le Maître dans sa prison de glace, défaisait les mots et les choses. Dans le cocon de l’agonie, le papillon allait prendre la place de la chenille. Le cocon s’asséchait, s’effritait, tombait en lambeaux ; le papillon prenait vie, croissait et déjà cherchait à s’enfuir.

Et un jour particulièrement sombre où l’orage voulait tout déchirer, il glissa hors de sa douleur, il entra dans le pourtour de la paix qui permet aux âmes de faire leurs adieux. Il se mit à prier avec force comme une âme libérée définitivement des serres du corps :

— Oh ! Source de toute intelligence qui m’a pris dès que tu m’as conçu, tu m’emportes. Je suis avec toi et, en toi, je suis créateur. Nous produisons les arbres et les fleurs, nous faisons bondir les montagnes, nous abaissons les vallées, les lacs et les mers, nous faisons courir les animaux et nous donnons à l’humain des terres de liberté, et tout cela fait rayonner notre amour.

Et il continuait :

— Je suis si heureux, Conrad. Alors ne pleure pas, ne sois pas triste. Tu es le seul qui m’ait accompagné dans ma solitude, et tu as eu la délicatesse de me laisser cette solitude. Il n’était pas nécessaire d’avoir si peur de moi. Il faudra que tu dises à tous ceux qui m’ont laissé ainsi à moi-même combien je leur suis reconnaissant ! Toute ma vie, j’ai souhaité mourir doucement, tranquillement et en retraite. J’ai souhaité avoir le temps de passer du mode hâtif au mode lent, de l’amour lourd à l’amour léger, de la contemplation trouble à la contemplation claire, de l’intelligence morne à l’intelligence vive. Dieu m’a accordé cette grâce. Béni soit-Il ! Conrad, mon ami, mon fidèle ami, un homme ne peut nager tant qu’il garde le pied sur le quai. Toi, tu as toujours voulu te lancer dans la mer, mais tu n’as jamais voulu lâcher le quai. Ne reste pas ainsi écartelé, tu risques de te briser et tu te prives de bonheur. Tu es le dernier souvenir que j’emporte avec moi. Comme je t’ai aimé !

Il sombra dans cette nuit qu’il aimait tant, puisqu’il la comparait à une mère qui laisse la vie entrer en elle, venir en elle et faire son enfant en elle.

Épilogue

En cette année de l’an 1345, comme je m’apprête à partir, j’ai retiré le manuscrit de sa chasse de pierre afin d’y griffonner ces dernières notes…

Personne ne voulut creuser dans la terre boueuse du début de mars pour enterrer un homme suspect d’hérésie. Je dus promettre des pains à deux gamins, sans famille mais disposant d’une charrette, pour qu’ils acceptent de m’aider à trans porter le corps hors de la ville. Nous l’enterrâmes sans cérémonie à l’orée d’un bois, derrière le champ des morts d’une paroisse de campagne.

Je plaçai sur le sol une petite croix de bois blanchie à la chaux que mes larmes délavaient en même temps que la pluie. Je n’arrivais pas à m’arracher à ce lieu, je dus y rester plusieurs heures. J’étais si troublé et perdu, et il se peut qu’au fond de moi-même j’espérais que l’on vienne avec un message de la curie m’annonçant que le Maître était gracié et qu’on l’attendait à la cathédrale pour une cérémonie. Je restais là à attendre. Il me semble même y avoir passé toute la nuit dans une sorte d’état léthargique.

Mais cela n’est pas possible, la saison était déjà trop avancée, de sorte que le froid m’aurait pétrifié. Pétrifié, je l’étais néanmoins ! Je restais figé devant le ventre de terre-plein et chaud du Maître. J’aurais voulu m’enraciner comme un arbre et le couvrir de ma prière comme le fait encore aujourd’hui la forêt. J’aurais voulu tenir la main du temps et former une coupole au-dessus du Maître, des arceaux de hêtres et de chênes. Les arbres ont une vaillance sans limites pour les morts. Hélas ! je suis un homme, et il n’y a pas assez de vaillance dans le cœur des hommes pour sucer toute la lumière du ciel sans bouger de terre ; dans l’homme surviennent inévitablement des petites fractures qui déchirent le fil du temps, des hiatus dans la mémoire, dans l’intelligence et dans la volonté, qui tailladent son attention. Il se retrouve alors comme hors de son corps, il constate qu’il s’est éloigné de lui-même sans l’avoir tout à fait décidé, il se retrouve au loin. Il nous est impossible, à nous, les hommes, de nous tenir là où nous sommes.

Pourtant une partie de moi est restée dans la moelle des arbres et penchée sur la tombe, de sorte que, après avoir déposé quelques fleurs, je me suis retrouvé sur le chemin de Cologne tout en surplombant le sol qui recouvrait toujours le Maître.

Après l’audience où le Maître avait présenté sa dernière défense, et bien que le cardinal Jacques Fournier semblât avoir prêté l’oreille aux thèses du prévenu, il soumit pour discussion en curie vingt-six articles qu’Eckhart avait reconnus siens, plus deux autres qu’on lui reprochait. Personne n’était pressé de conclure.

La bulle de condamnation fut finalement rendue quelque temps après sa mort, le 27 mars 1329. Je la lus à Cologne, affichée sur le mur de la cathédrale, car je n’avais pas eu la force d’aller l’entendre prononcer la veille par l’archevêque. Le 15 avril, le pape écrivait à Henri de Virneburg pour l’inviter à promulguer la bulle solennelle ment dans le diocèse de Cologne. Ce qu’il fit avec pompe. Mais il fut le seul évêque à la promulguer, car la bulle ne fut jamais prononcée ailleurs. Il faut comprendre que la commission d’Avignon n’a jamais condamné le père Eckhart ni sa doc trine, mais simplement quelques formules extrêmes, paradoxales, qu’il exprimait dans des moments d’enthousiasme.

La bulle ne diminua en rien le prestige du Maître auprès des savants et encore moins auprès des femmes. Les gens connaissaient très bien le caractère des personnages qui avaient fomenté l’affaire. L’histoire de Katrei circulait comme une légende. Les légendes ont plus de force que les bulles, et voyagent plus vite et plus sûrement, si bien que le vieil archevêque mourut recouvert de soie et de velours, mais sans espoir de traverser le temps, alors que les sermons du Maître circulent sous le manteau pour longtemps.

Le pape mourut en 1334 et fut remplacé, tel que prévu, par le cardinal Fournier. Sous le nom de Benoît XII, il continua la politique de son pré décesseur. Il donna plus d’ampleur encore à l’édification du palais pontifical et à son rayonnement d’argent et de doctrine.

Le pape voulut s’élever… donc les nobles et les évêques soutinrent l’empereur. Fort de ces appuis, l’empereur interdit à son peuple de respecter les interdits du pape ! Ce fut une grande période de trouble et de division. En 1337, une comète et une éclipse de soleil effrayèrent les foules. En 1338, une invasion de sauterelles s’abattit sur toute l’Allemagne, suivie de fortes inondations. La peste commençait à se répandre. En Bavière, en Alsace, en Suisse, mais surtout dans les basses terres du nord, à Bruges principalement, les âmes simples éprouvèrent le besoin de se rapprocher les unes des autres. Pour éviter les persécutions qui s’abattaient sur les béguines et les bégards, ils s’appelèrent les Amis de Dieu. Ils se communiquent des manuscrits, échangent des textes du Maître, de Marguerite Porète et d’une certaine Katrei.

Un jour particulièrement froid de l’hiver, où j’accompagnais Berthold au béguinage de Bela Herdevust, la communauté s’était rassemblée dans la cour et Berthold commença à leur parler ainsi :

— La partie la plus intérieure de l’âme est-elle vraiment et éternellement contemporaine de tout le cosmos ?

— Je propose l’image suivante, répondit Bela dont les yeux brillaient constamment de joie. La source de la lumière se répand dans un extérieur qu’elle garde dans son intérieur. C’est une intelligence créatrice, un goût inexorable de se connaître sans jamais se saisir, de s’exprimer sans jamais se contraindre, de se diffuser par en dessous de soi et par-dessus soi, toujours davantage intérieur, tou jours davantage extérieur. On voit apparaître des étoiles, des sphères, des éléments, des combinai sons ; on voit croître des arbres, courir des animaux, et s’émouvoir des hommes et des femmes.

On peut dire ce que l’on voudra, ajouter des causes, étirer des chaînes de causes et d’effets, il reste qu’une vie s’amuse avec sa propre expression devant nos yeux ébahis. Dès que l’on ose regarder, on voit que l’invisible se plaît à se vêtir de toutes les couleurs et de toutes les formes, que l’inaudible joue une mélodie qui nous fait danser, que l’inodore nous grise de parfum. Cette source est si active, si libre et si créative que chacune des parcelles qu’elle contient comporte cette même contagion, cette même liberté et cette même créa tivité qui est dans la source elle-même. Alors oui, je sais d’ores et déjà que tout ce qui a été, est et sera, ne peut être que de la lumière et de la vie, mais je ne sais rien de ce que sera cette vie puisque j’y participe. Elle m’étonnera toujours.

— Bela a tout à fait raison, continua Berthold. Comme vous le voyez et l’expérimentez, Dieu a jeté en nous un certain vestige de lui-même qui nous pousse à exercer son métier : bouillir d’amour.

Jean Bédard