La Torah : une loi pour sauver qui?

Sur la route des grandes sagesse, quelques citations :

Ton père ne te l’a pas dit, je suis aussi Juif que toi et pas né de la dernière tempête de sable. La Torah raconte toujours une chose et son contraire, c’est sa force et sa valeur, car une vérité unique est un poison mortel, à un invité, il faut toujours servir une vérité avec son antidote. La Torah raconte comment Dieu sauve l’homme, je veux bien, mais elle raconte surtout comment l’homme sauve Dieu qui, sans cesse, reporte ses promesses à plus tard. Comment sauver l’honneur d’un dieu qui ne livre pas la marchandise, qui reporte ses récompenses aux calandres grecques ? Et pour sauver Yahvé, ce peuple est prêt à tous les sacrifices, se faisant l’esclave d’une Loi aux mille détails insupportables.

« Vivre notre vie humaine », pas une vie moins qu’humaine, pas une vie plus qu’humaine, mais une vie simplement et résolument humaine. Tout à coup, cela sembla dire tout le commandement, toute la Torah, tout l’espoir.

Le pouvoir et la violence

Sur la route des grandes sagesse, quelques citations :

La base du pouvoir n’est ni dans les armes ni dans l’argent, mais dans la croyance de tous en un seul…

— Je veux partir, Maïmon. Je veux quitter la Judée et même la Galilée. Je veux prendre la route jusqu’à Srinagar, le grand carrefour, je veux trouver le livre qui nous guérira de l’esclavage, et si je ne le trouve pas, je serai au moins loin d’ici. Ce que j’ai entendu à Jérusalem, je ne peux plus le supporter. Les prêtres écrasent les olives dans une première pression, les Romains, dans une deuxième et bientôt, les Zélotes et tous les révoltés mâcheront la dernière pulpe en crachant les noyaux sur nous.

Comment faire l’ordre chez les hommes et le maintenir sans engendrer un désordre finalement pire que celui que l’on combat ? Telle est la question à laquelle doit répondre une loi.

— Par quel miracle posez-vous une telle question, vous le satrape, le roi ?

— Disons que je suis fatigué.

— Tant que l’homme voit la nature comme une sorte de désordre, il n’y aura pas d’ordre.

— Yaïr, j’ai longuement réfléchi à ta question (dit Maïmon). Comment arrêter le cycle de la violence? Mais mon ami, pourquoi as-tu accepté une si grande violence dans ta propre maison ?  

Yaïr fut abasourdi par cette gifle qu’il n’attendait pas. Pourtant, il ne comprit pas immédiatement l’allusion. Il dut prendre un moment de silence pour réfléchir… Sa femme dévorant sa fille comme une mante religieuse, et lui, muet comme un poisson. Lorsqu’il saisit ce que voulait dire Maïmon, il se justifia : 

— Je ne voyais rien… 

— Tu veux dire que tu voulais ne rien voir. C’est cela qu’il faut maintenant combattre. Tu dois apprendre à voir crûment, à ouïr crûment, à sentir crûment, à lire crûment, car finalement, c’est cela la Torah : ne pas fuir, se tenir comme un cerf dans le sillon de la vérité…

Une rivière de sang n’est pas une rivière d’eau, se disait-il, un soleil qui brûle n’est pas un soleil qui réchauffe, un champ d’épines n’est pas un champ de blé; un jour les femmes refuseront de procréer, un jour il faudra faire autre chose que s’entretuer, un jour nous aurons appris à vivre.

Vérité et violence

La violence cache la vérité pour qu’elle ne nous ouvre pas les yeux.

Sur la route des grandes sagesses, quelques citations :

« Un lecteur adhère plus facilement à une vérité lorsqu’elle s’offre à lui sans dent, comme un nouveau-né. »

« Tant que nous ne tuons pas au nom d’une Loi, cette Loi est la meilleure. »

« Chez les commerçants de livres, la sagesse ne consiste pas à avoir une bonne idée, mais à en avoir plusieurs, et si possible, contraires les unes aux autres. Ainsi, les conversations sont plus passionnées, mais les actions, moins violentes. »

« Tout argument qu’on peut construire d’un côté de sa tête, l’autre côté peut aussi bien le déconstruire. On avance vers la vérité non avec la tête, mais à tâtons, avec le bout de ses doigts. »

Le beau piège

Revenons à l’amour, que l’on nomme « désir de beauté », l’élan vers la beauté…

Le désir est une étrange chose, il rend beau… même une pieuvre. Mais… ce qu’il en faut du chemin pour désirer embrasser par une pieuvre et se faire enlacer par elle! Il faut avoir observé l’animal, ses réflexes, son intelligence, ses combats… Il faut l’avoir vu aimer ses œufs, mourir d’épuisement pour que ses petits prennent la suite des choses; il faut avoir assez côtoyé ses forces et ses faiblesses, sa vulnérabilité et sa puissance pour que tous nos préjugés se soient effondrés. Et là, le regard nu, on voit l’élasticité et la sensualité de la pieuvre, et on craque pour elle.

C’est plus difficile avec un chat, car dans sa relation millénaire avec l’être humain, le chat a fini par s’imposer « beau » même si c’est un tueur d’oiseaux et menace plusieurs de leurs espèces. Les préjugés sur la beauté sont plus tenaces que ceux sur la laideur. On peut même trouver beau un être humain qui abuse royalement de sa beauté. En veston d’apparat, belle cravate, fier de lui, ce peut-être l’homme qui surexploite mille ouvriers en condition de misère, ça peut être une star qui sert de mannequin à un président sans scrupule… Le mensonge se sert de tous les préjugés pour travestir des monstres et les rendre charmant, alors que les « ennemis du peuple » sont désignés laids et crapuleux même s’ils luttent pour leur vie et leur dignité.

Alors comment faire confiance à nos désirs de beauté, à nos amours aveugles? 

Heureusement, un jour, il y a inévitablement la rencontre de la vérité. C’est une des fonctions de l’art : dépouiller, faire voir le vrai beau.

Exemple : Otto Dix, un allemand peintre de guerre, au lieu de glorifier les tueries, la victoire, le courage, l’honneur, il en a montré l’horreur. Ses peintures sont insupportables. On dirait des pieuvres. La beauté n’est plus dans la peinture, elle est dans le peintre qui prend des risques énormes pour déciller son peuple. Il en a payé le prix. Ensuite, on regarde à nouveau cette chair broyée, on se met à voir au-delà des ventres déchirés, on se met à vouloir que cela n’existe plus jamais. Et plus tard encore, si on regarde toujours, on voit des hommes, des pères, des amants d’une grande beauté… Sous l’horreur, leur tendresse mutuelle, leur beauté souillée, leur magnifique humanité crucifiée. 

Ce désir d’accomplir la beauté plutôt que d’idolâtrer des beautés de parades, ce désir, c’est lui qui va nous sauver. La beauté ne sauvera pas le monde, mais la conscience va sauver la beauté.

L’art: le pivot du regard

Nous marchions, Marie et moi, à marée basse, sur la grève de Baie-des-Sables. Du coin de l’œil, je vois une petite pierre rose dont la forme épouse parfaitement une cassure dans une grosse pierre blanche. Ma tête a pivoté. Celle de Marie a suivi. Nous étions intrigués : la mer ne pouvait pas avoir réalisé cette étonnante complémentarité. Un peu plus loin, nous apercevons un bois de mer en forme d’arc suspendu à trois ou quatre centimètres d’un rocher dont il épouse parfaitement la forme. Nous étions saisis d’étonnement par la simplicité et la beauté de ce bâton en lévitation, en réalité suspendu à l’aide d’un petit galet couleur du sable. Assez loin en arrière-plan, une sorte de chien de bois de mer apparaissait trotter joyeusement sur un cran de roche presque parfaitement horizontal. Un artiste était passé par là et nous avait arrachés au désordre apparent que la mer (autre artiste) engendre sur la grève.

Une œuvre d’art se caractérise par le verbe « réaliser », faire réel, comme dans l’expression : « Je réalise que je ne suis pas seul », ou comme dans l’expression « Il s’est réalisé en matérialisant un sentiment qui nous a touchés », ou encore dans l’expression : « En réalisant cette peinture, il a rendu mon désarroi plus réel.

  • L’œuvre d’art est un pivot, elle nous sort de nos vagues mentales. Elle nous approche de la conscience du réel. Nous devenons plus réels. Tout à coup nous réalisons que nous sommes là, à un endroit précis, à un moment précis, cloués par un éclat d’intelligence incongru.
  • Par elle, nous réalisons que deux intelligences communiquent par l’intermédiaire de la réalité. L’intelligence d’une personne a ajouté de la signification à l’intelligence d’un lieu. Il y a eu une relation entre le rêve et la réalité. Un être singulier a singularisé une rencontré entre sa vastitude intérieure et la vastitude extérieure d’un moment du monde. Deux infinis se sont singularisés et ont donc augmenté en réalité, cela veut dire passer du général au particulier, de l’infini à l’individuel, de l’universel au personnel. La grève de Baie-des-Sables est infinie, car il a fallu toute l’intelligence du cosmos pour la réaliser (la faire réelle). L’âme humaine est infinie, car elle possède un vide intérieur non pas plein de quelque chose, mais comblée par le manque de quelque chose, par un désir de se compromettre (ajouter de la valeur, de la signification) dans le monde d’où elle a émergé.
  • Une œuvre est réalisée : la petite pierre sur la grosse pierre épouse trop parfaitement sa forme, c’est forcément la réalisation d’un « animal » qui veut changer le monde. Il ne voulait pas laisser les choses intactes, il a exprimé perceptiblement son intention de participer au mouvement du monde qui lui a donné son existence.
  • L’auteur s’est réalisé en réalisant l’œuvre, il est sorti du monde de ses besoins, il ne voyait plus la plage comme une ressource pour ses besoins, il n’était pas à la recherche d’une pierre précieuse, d’un trésor, ni de nourriture, ni d’un breuvage. Il était détaché et disponible, il voulait ajouter à ce que la mer réalisait vague par vague en toute gratuité. On l’oublie, mais la nécessité n’est pas seule à opérer le monde. Si la nécessité était seule à opérer le monde, le cosmos serait aussi simpliste qu’un ensemble de blocs Lego. Le cosmos est un processus de complexification à l’infini, il prépare des significations que notre intelligence cherche naturellement à compléter parce qu’elle est habitée par un désir de significations et de valeurs.
  • L’auteur d’une œuvre d’art veut réaliser une relation avec d’autres personnes, il espère qu’un badaud pivotera de la tête ou des oreilles, qu’il sera disponible. Il ne veut pas un dialogue face à face, mais un dialogue médiatisé par une œuvre, car deux présences face à face se perdent dans leur propre image… Il espère que la personne pivotera de la passivité à la participation, qu’elle ajoutera son grain de sel, car si le sel ne sale pas, avec quoi salerons-nous le banquet offert par la mer et la terre! Il restera fade et nous disparaîtrons dans l’indifférence.

En résumé, l’œuvre d’art est une réalisation, c’est-à-dire un enfoncement particulier dans le réel qui toujours tresse ensemble l’immense universel avec le minime apparent du singulier refusant d’être soit une idée générale, soit une singularité fermée sur elle-même : ni nirvana, ni samsara. Il s’agit de réaliser une œuvre qui nous réalise en rendant le monde plus réel, plus chargé de vérité. Il s’agit d’une transfusion d’intelligences créatrices qui démontrent que la beauté n’a pas de but, sa finalité fondamentale consiste à s’échapper, à croître, à s’engendrer différente, à se produire, à se dépasser, se partitionner pour engendrer de la participation, à se déstabiliser, à sortir de l’infini indéterminé, à sortir de l’infinie détermination, à déjouer tous les programmes, à ne jamais se clore dans une fatalité, à tout faire pour qu’aucun but ne se referme sur son origine. Et pourquoi cette échappée? Parce que sinon, la jouissance aurait une fin.

Le mal est le confinement du bien, le mensonge est l’emprisonnement d’une vérité dans une forme, la violence est le cantonnement de la vitalité. La beauté est leur élargissement. Aucun être n’est condamné à lui-même, tout s’arrache de soi, car le sommeil revient sans cesse nous réintégrer dans la grande famille du monde qui, justement bouillonne d’une exubérance incommensurable dont nous sommes les germes. Toujours retomber, toujours s’échapper, toujours vivre.