Prigogine

Le temps à devenir

Ce titre ne vient pas de moi, mais d’Ilia Prigogine, prix Nobel, que j’ai rencontré, avec qui j’ai publié, et avec qui j’ai gardé un lien jusqu’à sa mort.

Prigogine

Ce savant est reconnu pour avoir réalisé la troisième révolution scientifique du XXe siècle : après (1) la théorie de la relativité générale, (2) la théorie quantique, Prigogine est l’architecte de (3) la théorie de l’auto-organisation. Aucune de ces révolutions n’a vraiment rejoint nos écoles et notre culture courante, sinon un aspect de la relativité générale qui, couplé avec un aspect de la théorie de la thermodynamique (Boltzmann 1884, toute diffusion d’énergie entraîne inévitablement une perte d’information) laissent supposer que l’univers et donc tout ce qu’il comprend se dirige soit vers la mort dans le grand froid (big Freeze) soit vers la mort dans l’implosion finale (big crash). Une fois dans la culture courante, cette hypothèse est devenue une étrange certitude, car les deux théories sont en parfaite contradiction : pour la relativité, le temps n’a pas de direction, on peut aussi bien avancer que reculer; pour la thermodynamique, le temps se dirige vers le « vieillissement », la désorganisation progressive. Bref, on insinue à l’école et dans les médias (1) que la science moderne peut prédire l’avenir sur des milliards d’années et (2) qu’il est nécessairement fatal. Cette croyance est maintenant aussi ancrée dans notre culture qu’autrefois la notion de ciel et d’enfer, elle forme même la base de notre pessimisme général : l’avenir n’a pas de futur.

L’impact psychologique, sociologique, politique, économique de cette croyance étouffe littéralement la conscience écologique qui cherche à se lever pour dire : « Prenons soin de la vie, il n’est pas certain que l’univers soit programmé pour s’autodétruire ». On fait comme si la révolution scientifique de Prigogine n’existait pas. Pourtant, elle devrait nous faire sursauter. En effet, elle met fin à deux croyances à la base de notre pessimiste latent : (1) tout est prédictible et (2) tout mène à la mort.

Dans les prochains blogues qui vont se succéder, je voudrais vous partager une de ses conférences : Temps à devenir. Il a fait cette conférence suite à la présentation du livre de Stephan Hawking : L’histoire du temps. Je me permettrai d’introduire entre crochets [ …] quelques notes explicatives pour éclairer certains passages techniques, et quelques remarques en italique sur la signification philosophique de sa conférence.

On peut se procurer l’original de la conférence aux éditions Fides, dans la collection Les grandes conférences, sous le titre Temps à devenir. »

« … Je voudrais insister sur le fait qu’on ait souvent des idées un peu étroites sur la créativité. Tout le monde sait bien que, après la mort de Mozart, il n’y aura pas un second «Don Juan»; après la mort de Michel-Ange, il n’y aura pas une seconde chapelle Sixtine. Mais on pense quelquefois que la science est un processus presque automatique: par exemple, s’il n’y avait pas eu Einstein, il y aurait eu quelqu’un d’autre qui aurait découvert la relativité générale. Il n’y a rien de moins certain! Au contraire, je pense que s’il n’y avait pas eu Einstein, nous n’aurions peut-être pas la relativité sous sa forme actuelle. Je crois que, spécialement, vous voyez dans l’œuvre de Hawking cette créativité, cet effort pour atteindre une certaine forme de vérité, c’est certainement très émouvant. Je suis d’accord avec Paul Valéry, quand il écrit qu’il est très difficile de distinguer la créativité scientifique de la créativité artistique. Il me semble que pour le théoricien, pour le créateur en musique, dans les arts, en littérature, la créativité est associée à ce qui « résiste ». On essaie d’aller, comme disait Valéry, du désordre de l’esprit à l’ordre, vers un certain ordre. Que l’ordre s’appelle les Demoiselles d’Avignon, les Montres molles de Dali, que cet ordre s’appelle le Rayonnement des trous noirs de Hawking importe peu.

« L’esprit qui préside à la créativité, c’est toujours de réunir des choses qui apparemment sont différentes et d’en faire une synthèse. Dans le cas du Rayonnement des trous noirs de Hawking, il s’agissait de faire une synthèse très vaste, puisque ce rayonnement résulte à la fois de la relativité, de la mécanique quantique et de la mécanique statistique. C’est une magnifique synthèse! »

 

La créativité n’est pas simplement la découverte. Même en science, quelque chose vient de l’auteur et le morceau de réalité qu’il a « découvert », auquel il a donné une forme particulière, reste enfoui dans son réseau de liens avec la totalité. Par le fait même, ce morceau de réalité reste si incroyablement complexe qu’il faudra probablement le « redécouvrir » encore bien des fois différemment pour le comprendre.

« Que veut transmettre Hawking au-delà des trous noirs et du Big Bang? Eh bien! je pense qu’il y a deux messages. Tout d’abord, que nous cherchons à atteindre la certitude, et que nous sommes près de l’atteindre. Nous retrouvons la même affirmation, à la fois dans le livre de Hawking et ailleurs, selon laquelle quand nous découvrirons la théorie finale complète, elle sera un jour compréhensible à tous. Nous aurons alors la réponse à la question de l’origine de l’univers. Ce sera le triomphe ultime de la raison humaine. À ce moment, nous connaîtrons la « pensée de Dieu »!

« C’est le premier message: nous allons atteindre la certitude, et cela même bientôt. La seconde idée, assez proche, c’est que le temps en tant que déroulement successif naturel n’existe pas. L’univers est, mais ne «devient» pas [il déroule simplement son être]. L’apparente flèche du temps est donc une illusion qu’il faut dépasser, éliminer. Cette idée revient comme un leitmotiv dans le livre de Hawking, mais aussi dans les paroles des commentateurs. Ainsi, John Wheeler, un physicien célèbre, affirme que l’idée la plus simple sur la cosmologie, la plus naturelle, c’est que l’univers naît très petit, puis grandit, puis rapetisse, puis passe par le «Big Crasch», va renaître et ainsi de suite indéfiniment [comme une roue qui tourne en passant par les mêmes étapes]. Qu’est-ce que le temps, alors? Le temps comme succession, comme irréversibilité [et donc comme créativité et imprévisibilité] serait une illusion. On recommence, on recommence… Et je dois dire que Roger Penrose dans ses commentaires va encore plus loin, puisqu’il — et là c’est le summum — nous dit que le futur pourrait influencer le passé et que, peut-être que si nous renaissions un jour, nous renaîtrions dans la peau de quelqu’un qui a vécu avant nous. Je ne me propose pas de faire de commentaires là-dessus parce que je veux garder un certain sérieux, mais, enfin, tout cela tend à dire: «Le temps est illusion. L’univers est. [L’univers est un peu comme un film qui se déroule et que l’on peut rembobiner. On peut décider de partir le film à n’importe quel moment. On peut aller au début, on peut aller à la fin. Il suffit de connaître les équations qui sont sous-jacentes au film.]»

« À mon sens, c’est une conception paradoxale [parce que pour faire cela, se promener un peu partout dans le film, il faut ne pas être dans le film, mais être dans la salle des monteurs de films, ceux qui examinent, étudient, coupent, collent, font du montage. Or, comment réconcilier le fait d’être dans le film et hors du film ?]

« Comment se fait-il qu’on soit arrivé à une telle conception, qui pourtant est en opposition complète avec notre expérience de l’existence [où nous agissons sur le film en étant dans le film, ce qui devrait nous amener à penser que nous sommes en plein tournage et que donc le film n’est pas fait d’avance]? Notre expérience de l’existence est basée sur le temps, sur la différence entre le passé [qui est fait] et le futur [qui est à faire, du moins dans une certaine mesure]. C’est notre dimension existentielle par excellence. Nous devenons, nous ne sommes pas [déjà enroulés, prêts pour le déroulement du programme]. Nous devenons quand nous sommes enfants, nous devenons quand nous sommes adultes, nous devenons au cours de toute notre vie, nous devenons! Et partout autour de nous, le temps, en tant que succession [d’inattendus], joue un rôle. Tout à l’opposé de cette affirmation de Hawking selon laquelle l’univers ne devient pas, l’univers est [comme la pellicule d’un film est avant que le film se déroule]. »

 

Il faut bien voir le problème. Prigogine ne veut pas nous entraîner dans la question du temps psychologique et de la liberté, mais dans celle du temps physique, chimique et biologique.

Ce temps :

  1. Se mesure par les 9 192 631 770 oscillations par seconde de l’atome de césium.
  2. Cette mesure sert dans les équations de la relativité. Cependant, dans ces équations, cette pulsation est contractile et dilatable parce que toutes les objets sont reliés par des informations (la lumière et la gravité, par exemple) qui voyagent à une vitesse plafond absolue, celle de la lumière, et que donc l’espace et le temps sont forcément relatifs. Plus on s’approche de la vitesse de la lumière, plus les secondes s’étirent au point que l’horloge arrête d’avancer lorsqu’on atteint la vitesse plafond, cependant, il ne cesse d’avancer que pour cet objet, pas pour les objets qui vont à des vitesses différentes par rapport à lui. Si on compare l’horloge interne des objets qui ont voyagé à des vitesses très différentes, elles indiquent que ceux qui vont plus vite traversent moins de temps. Ici le temps est réversible, il n’a pas de flèche, il peut en théorie avancer et reculer sans que cela change quelque chose aux équations de la relativité.
  3. Les objets s’échangent constamment de l’énergie et on remarque, que de ce fait, ils montrent des signes de désorganisation à mesure qu’ils traversent le temps, ce que la thermodynamique appelle « entropie », ici le temps avance vers la désorganisation et le vieillissement, il suit une flèche en direction de la « mort ».
  4. L’univers est un flux d’énergie, il tient constamment les organisations à une certaine distance de l’équilibre, à ce moment-là, les organisations se complexifient spontanément, augmentent en information. Ici le temps avance vers l’organisation, il suit une flèche en direction de la « vie », la complexification. C’est la découverte de Prigogine appelé auto-organisation, sur laquelle nous allons revenir.

Dans cette conférence Prigogine se questionne : est-ce là quatre sortes de temps de nature différente? Cela n’aurait pas de sens, alors comment ces quatre « propriétés » du temps s’articulent-elles ensemble? La pulsation, le lien, la dilution de l’information, les sauts d’organisation vers la complexité, ces quatre « propriétés » doivent bien fonctionner ensemble d’une façon ou d’une autre!

Bien qu’il s’agisse d’une question purement scientifique, elle a un énorme impact existentiel sur nous, car nous sommes plongés dans ce temps, et psychologiquement, ce n’est pas pareil de vivre dans un temps qui nous entraîne inévitablement et avec certitude vers la désorganisation et le froid absolu ou vivre dans un temps qui se désorganise pour mieux s’organiser sans jamais que l’on ne soit certain de ce qui adviendra.

Notre condition humaine n’est pas la mort, mais l’aventure.

« Pour comprendre la signification d’une telle affirmation [le temps est une succession d’inattendus], il faut se reporter à un élément essentiel de la physique et même de la conception occidentale des sciences, qui est la notion de Loi de la nature. Considérons par exemple la Loi de Newton, la loi la plus simple, la plus fondamentale, qui a servi de modèle à toutes les lois qui ont suivi et qui dit que la force est proportionnelle à l’accélération. Une fois que l’on connaît cette loi, on est en face des deux éléments dont parle Hawking dans un contexte plus moderne: la certitude et le caractère intemporel. La certitude, parce que si vous connaissez les conditions initiales, vous pouvez prédire ce qui va arriver ou ce qui est arrivé dans le passé et, comme il s’agit de l’accélération, c’est-à-dire d’une dérivée seconde dans le temps [l’accélération est la vitesse à laquelle la vitesse augmente, par exemple, après cent mètres la vitesse a doublée], il n’y a pas de différence entre futur et passé; pour nous, il y a une différence, mais pour la Loi de Newton, il n’y en a pas. Donc du moment que vous êtes dans la conception de la mécanique classique, donc newtonienne, il n’y a pas de différence entre le passé et le futur. Il y a donc là deux idées: la certitude et l’idée de symétrie entre futur et passé [le passé n’est que du futur qui a passé], donc une conception essentiellement statique [la bobine de film existe avant que le film se déroule]. À tout moment, tout est déjà là en puissance. »

 

Pourtant, en physique, la durée de Liapounov (ou horizon de Liapounov) définit la limite au-delà de laquelle toute prédiction initiale d’un système dynamique donné devient impossible, et ce, même dans les applications des équations de Newton. Exemple : l’horizon de prédictibilité de l’orbite de Pluton est de 20 millions d’années; l’orbite de Mars est seulement de 1.5 million d’années. Lorsqu’un système est plus complexe telle une oscillation chimique chaotique, l’horizon de prédictibilité est de 5,4 minutes; celle d’une turbulence hydraulique chaotique est de 2 secondes. Au-delà de cet horizon mesurable, il y a plusieurs solutions possibles dont on peut calculer les probabilités. Alors, que dire de nos prédictions climatiques sur plus de cent ans! Il est plus que probable qu’à un certain degré de réchauffement planétaire, le climat devient chaotique (déréglé) et que l’horizon de Liapounov soit soudain très court. L’adaptation au changement climatique pourrait alors être très difficile.

« Cette idée d’un univers statique a survécu [l’idée que le temps se déroule comme un film déjà réalisé], même à la révolution quantique, il est vrai sous une autre forme, et même à la révolution einsteinienne. D’où nous vient cette notion de Loi de la nature?

« Il est très intéressant d’en étudier l’histoire et de noter que dans la formulation de cette notion de loi, la théologie a joué un rôle important. Celui qui en était le plus conscient, qui l’a écrit et répété, c’est Leibniz. Leibniz a insisté sur le fait que le concept de Loi de la nature est quelque chose d’extrêmement particulier à la civilisation occidentale. En Chine, il n’y aurait pas eu de formulation de «lois» de la nature. Il y a la conscience d’une forme d’harmonie universelle qu’on peut étudier qualitativement, mais il n’y a pas quelque chose de comparable à une loi dans le sens occidental d’une nécessité [d’une certitude et d’une prévisibilité mathématique]. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les Chinois qui ont fait des découvertes très importantes au point de vue expérimental n’ont pas pensé à mesurer la durée de la chute d’une pierre, parce qu’ils se disaient: quel intérêt y a-t-il? Un jour il pleut, alors peut-être que ça ira plus lentement, un autre jour il y a du vent… Alors quelle importance! Tandis que, au contraire, partant de l’idée d’un Dieu rationnel [sans l’irrégularité des émotions], d’un Dieu législateur [qui ne déroge jamais à ses lois], on peut espérer comprendre la nature de Dieu [le grand horloger] à travers les lois de la nature [la grande horloge]. Et comprendre Dieu à travers les Lois de la nature est l’objet de la science d’après Leibniz. Comprendre Dieu à travers la nature, c’est comprendre la nécessité qui se manifeste dans la nature et se rapprocher du point de vue divin [la rationalité parfaite]. Or, pour Dieu [Raison pure], évidemment, il n’y a pas de passé, il n’y a pas de futur. Nous parlons du Dieu qui détermine tout, non pas de celui de Teilhard de Chardin, mais du Dieu tel qu’il était conçu au XVIIe siècle, du Dieu de Leibniz, d’un Dieu omniscient, omnipuissant et pour lequel le temps ne signifie rien.

« Et dès lors, le scientifique, dans sa recherche orientée vers la connaissance divine, devait lui aussi éliminer le temps. Dès lors, la preuve qu’une science était satisfaisante, c’est que le temps comme succession naturelle [pleine d’imprévisibilité] n’y jouait pas de rôle; l’élimination du temps devenait ainsi une preuve de la perfection de notre connaissance. L’idée de Loi est basée sur l’idée de certitude. L’idée de certitude est de nouveau une des caractéristiques de la science occidentale. Elle a été formulée, peut-être pour la première fois, d’une manière claire — car il y a toujours des origines plus anciennes — par Descartes. Il y a un livre que je recommande chaleureusement à tous ceux qui s’intéressent à l’idée de certitude, le livre Cosmopolis de St Toulmin, un philosophe américain, dans lequel il analyse l’origine de l’idée de certitude développée par Descartes. C’est une histoire très intéressante et j’aimerais bien écrire, un jour, un petit livre que j’appellerais non pas « Une brève histoire du temps », mais « Une brève histoire de la certitude », parce que c’est très intéressant de voir comment l’idée de certitude est apparue. Et aussi dans quel contexte culturel et social l’idée de certitude est devenue centrale comme c’est le cas dans l’œuvre de Hawking [et de toute science mécaniste].

« L’idée de certitude apparaît au moment des guerres de religion. Descartes vit à un moment tragique de l’histoire européenne, au moment des guerres de religion, à un moment où les protestants ont leur vérité, les catholiques ont la leur, les uns ont une certitude, les autres ont une autre certitude, des certitudes conflictuelles. Aussi le propos de Descartes est-il de concevoir une certitude qui soit accessible à tout le monde, une certitude que tout le monde pourrait partager et qui serait un élément de paix, de concorde possible entre les hommes. C’était donc tenter de sortir d’une situation tragique que d’introduire cette idée de certitude à la fois dans les sciences [en exigeant qu’elles doivent s’inspirer des mathématiques, de l’arithmétique et de la géométrie] et, en philosophie, avec l’idée du cogito [le « je pense donc je suis »] une certitude que tout le monde peut reconnaître.

« L’idée de certitude apparaît ainsi comme un moyen de dépasser le tragique de l’histoire, d’aller vers un univers où il n’y a plus de doute, un univers où il n’y a pas de guerres de religion, un univers où on peut dépasser les vicissitudes de l’histoire. Et curieusement, on retrouve exactement le même contexte chez Einstein. Chez Einstein, aussi, il y a un besoin de dépasser le tragique de l’histoire, d’aller vers l’harmonie de l’éternel. On le sait, Einstein a toujours dit qu’il a appris plus de Dostoïevsky qu’il n’a appris chez les physiciens; et il a toujours dit que ceux qui doivent faire de la physique théorique, ce sont ceux qui aiment vivre dans les montagnes, qui aiment l’air pur des montagnes, qui veulent fuir l’air pollué des villes. Ainsi l’activité scientifique ne doit pas être une activité sociale, mais une activité qui va au-delà de la société, à la recherche d’une harmonie, une harmonie éternelle, une harmonie qui n’est pas entachée, comme le disait Lévi-Strauss, de la malédiction de l’histoire. Un exemple de son attitude, c’est le fameux échange de lettres avec son ami M. Besso qui, lui, au contraire, lui pose toujours la question: «Mais l’irréversibilité et la succession dans le temps [de l’imprévisible], qu’est-ce que tu en fais?» Et avec une patience qu’il n’a manifestée qu’à l’égard de son meilleur ami, Einstein répondait toujours: «Mais quelle irréversibilité? La flèche du temps n’existe pas dans la nature [le film peut être vu vers l’avant et vers l’arrière]! C’est une conception purement humaine, purement relative. » Et quand Besso meurt, Einstein écrit à sa sœur: « Michele Besso nous a quittés, mais pour nous physiciens convaincus, cela a peu d’importance, car, nous physiciens, nous savons que le temps est illusion. » Et peut-être, qu’après tout, la conception que Hawking développe avec ses collègues est inspirée par la même aspiration à échapper au tragique. Pour lui aussi, la souffrance, l’infirmité qui l’a assailli peut de cette manière être dépassée et réduite à une simple illusion devant l’harmonie éternelle des choses [Hawking a été victime dès sa jeunesse d’une grave maladie dégénérative].

Mais pouvons-nous nous arrêter là? Parce qu’il faut bien dire, il y a un prix à payer pour arriver à cette notion. Et le prix, déjà Descartes l’avait compris, c’est un dualisme fondamental; car enfin si l’univers peut être décrit de manière statique et «certaine» — conformément à une certitude atemporelle —, nous, nous ne pouvons pas décrire notre vie de cette manière. Pour nous, le temps est la dimension existentielle fondamentale; nous ne pouvons pas non plus décrire la vie sans parler d’évolution dans une perspective d’incertitude. Donc, le prix à payer c’est le dualisme et finalement l’aliénation [l’univers nous serait aliéné, nous serions son étranger]. Le prix à payer, c’est de détacher l’homme du devenir [de l’univers mécanique qui se déroule, mais ne devient pas]. C’est de présenter, d’un côté, comme le faisait Descartes, l’univers matériel comme un automate qui ne devient pas [une horloge], qui est effectivement soumis à des lois certaines et déterministes et, de l’autre côté, l’intelligence, la vie humaine qui est «pensée». Ce dualisme est un élément essentiel dans la conception cartésienne.

 

Notre monde contemporain lutte encore contre ce dualisme avec cette tendance à éliminer l’un des deux mondes : si c’est matériel, ce n’est pas spirituel et si c’est spirituel, ce n’est pas matériel. Il faudrait choisir entre « matérialisme » et « spiritualité »!

« Pouvons-nous aujourd’hui encore voir la science comme quelque chose de désincarné, d’étranger à l’homme? Aujourd’hui, je ne crois pas que nous puissions dire que l’idéal du scientifique est de vivre dans les hautes montagnes où il n’y a pas de pollution. Ne serait-ce pas plutôt de s’intéresser aux causes de la pollution et d’essayer de créer des villes dans lesquelles il y aurait moins de pollution, de s’intéresser aux problèmes humains [de changer la trajectoire tragique de la vie humaine]?

« La science, après tout, n’est pas seulement une entreprise individuelle, un espoir de libération de l’homme, mais aussi une entreprise culturelle, une entreprise sociale dans laquelle on ne peut pas concevoir la science comme une activité coupée de la vie, de la société. Ainsi, je voudrais souligner que le titre du livre de Hawking, «Une brève histoire du temps», me paraît contradictoire, parce qu’au fond ce n’est pas d’une brève histoire du temps qu’il s’agit, mais plutôt de la négation du temps [le temps comme histoire]. Hawking parle avant tout de cosmologie. Il essaie de montrer qu’il n’y a pas de « flèche du temps » [pas d’orientation privilégiée du temps et donc d’histoire]. Si vous voulez donner au temps la signification que le temps devrait avoir selon Hawking, il faut introduire un temps imaginaire [au sens mathématique du terme].

« Qu’est-ce que c’est le temps imaginaire? Le temps imaginaire se conçoit dans le contexte de la relativité. Dans l’esprit de Newton, l’espace, le temps et la matière étaient des concepts distincts. La métrique [la façon de mesurer] de l’espace était euclidienne [géométrie plane], le théorème de Pythagore en est l’expression. Dans la théorie de la relativité restreinte d’Einstein, l’espace et le temps sont reliés [il faut donc les situer dans une géométrie à 4 coordonnées : largeur, hauteur, profondeur, temps]. Toutefois, la matière reste indépendante [la matière, la masse survient dans la relativité générale]. L’intervalle fondamental n’est plus un intervalle d’espace comme dans la géométrie euclidienne, mais un intervalle d’espace-temps [une vitesse, c’est-à-dire l’espace divisé par du temps, celle de la lumière]. Toutefois, le temps joue un rôle différent dans l’intervalle, il n’a pas le même signe. Comme on l’écrit d’habitude dans l’intervalle, le temps est affecté d’un signe «+» et l’espace d’un signe «-». [En termes très simplifiés, cela veut dire que puisque la vitesse de la lumière (environ 300 000 km par seconde) est un constante non relative qui relie le temps relatif et l’espace relatif, cela veut dire que plus (+) vous allez vite, plus vous vous approchez de la vitesse de la lumière, plus (+) vous embrassez d’espace et donc moins (-) vous embrassez de temps, si bien qu’à la vitesse de la lumière, pour vous le temps ne passe plus, vous ne vieillissez plus, vous restez éternel, mais au prix de l’absence complète d’interaction avec quoi que ce soit (bref, vous ne vivez plus). À l’inverse, si vous marchez aussi lentement que ma grand-mère, vous embrassez moins (-) d’espace et donc plus (+) de temps, et c’est pourquoi vous vieillissez et c’est pourquoi l’espace et le temps sont affectés de signes inverses. Ce n’est pas vraiment drôle pour nous les lents, mais c’est une grande découverte pour la science. Pourquoi est-ce le temps qui porte le signe + ? C’est parce que la constante qui est la vitesse de la lumière ne peut être atteinte que par une très forte accélération mesurée en seconde au carré, et tout nombre au carré est forcément affecté d’un + (-1*-1=+1). Si vous avez suivi mon explication, le temps va forcément dans une direction, sinon vous ne pourriez pas savoir que le temps a passé plus vite pour un objet que pour un autre, et donc toute la théorie de la relativité serait non mesurable. On ne pourrait pas savoir en examinant une chose si cette chose a vécu beaucoup de temps ou peu de temps par rapport à une autre chose. Continuons avec la conférence de Prigogine.  ]

Qu’est-ce que nous propose Hawking? Il nous propose, et c’est un des éléments les plus mystérieux du livre, de remplacer le temps par un temps imaginaire. Or, si vous vous rappelez quelques souvenirs d’école, si vous remplacez un temps «t» par «it», «i» étant l’unité de base des nombres imaginaires, c’est-à-dire la racine carrée de -1, alors le carré change de signe. Si le carré change de signe, alors le signe du temps dans l’intervalle d’espace-temps devient le même que le signe de l’espace, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de différence entre le temps et l’espace. Donc, il introduit le temps imaginaire pour spatialiser le temps. Au moment où on parle de temps imaginaire, on a spatialisé le temps. Donc, quand il nous parle de la « traversée du temps imaginaire », il ne fait plus de différence entre le temps et l’espace et, quand il nous dit « il faut un univers sans «boundaries» [sans frontière, c’est-à-dire sans différence entre le temps et l’espace], c’est un univers sans « boundaries » dans un temps imaginaire, et évidemment il n’y a pas d’évolution dans ce temps imaginaire. »

 

Il est très difficile pour l’esprit humain de penser le temps autrement que comme une flèche, c’est à dire une ligne orientée, donc de l’espace unidimensionnel orienté, mais cela suppose que le temps est entièrement programmé, et que le programme se déroule dans une direction.  Pourtant, l’horizon de Liapounov montre qu’après une certaine longueur de temps, on entre dans le monde des bifurcations (des probabilités) et même des sauts d’information (une nouveauté complexe). À ce moment-là, le temps ne se préexiste pas, seules les grandes trames du film sont prévisibles à plus long terme; à plus court terme, il y a invention, et une fois l’invention entrée dans la réalité, elle joue un rôle conséquent sur tout le reste de l’histoire. En pratique, cela veut dire que nous sommes non seulement plongés dans une aventure, mais que nous sommes un des acteurs de cette aventure. Exemple : personne ne peut savoir ce qu’il adviendra du climat dans cent ans, parce que maintenant, et chaque maintenant est valide, tout peut basculer. Cependant le climat ne sera pas ce qu’il a été dans le passé ni ce qu’il est dans les prévisions, il sera prégnant à notre conscience imbriquée dans le temps.

Prigogine veut aussi dire que le temps comme histoire et comme aventure n’existe pas seulement pour l’animal conscient que nous sommes, mais pour toutes réalités.

« La relativité générale d’Einstein présente une synthèse encore beaucoup plus grandiose que la relativité restreinte. L’espace y est désormais lié à la fois au temps et à la matière; et ce lien se fait grâce au fait que, cette fois-ci, il y a une courbure de l’espace-temps et cette courbure dépend du contenu de la matière [la masse et la courbure de l’espace-temps sont exactement la même chose, c’est pourquoi la terre tourne autour du soleil comme un bille tourne dans un cône. Il ne faut pas penser que la masse cause la courbure ou que la courbure cause la masse, il n’y a pas de causalité, mais une équivalence. Cela veut dire que la matière n’agit pas sur l’espace-temps ni l’inverse, bref le temps n’est ni la conséquence ni la cause, il constitue la trame de la réalité qui comprend toujours et de façon inséparable l’espace, le temps, la masse et l’information dans des états dynamiques totaux ].

« Mais la relativité générale reste une théorie newtonienne [classique] dans ce sens qu’elle exprime de nouveau des certitudes parce qu’il n’y a pas de flèche du temps [on peut se promener dans le temps comme dans l’espace en suivant n’importe quelle direction]. Donc, le temps cosmologique est exorcisé par Hawking qui fait disparaître le temps historique [tout cela parce que la relativité générale n’a pas introduit l’information dans ses équations].

Alors, comment mesurer la flèche du temps dans la perspective de Hawking? Il parle de la flèche thermodynamique [la loi physique par laquelle toute transmission ou diffusion d’énergie entraîne une perte d’information]: vous vous rappelez — je ne vais pas faire l’expérience —, vous prenez un verre, ou une tasse, vous le jetez par terre et vous voyez que la tasse ou le verre se casse en petits morceaux [elle perd de l’organisation et donc de l’information]. Voilà, c’est la flèche du temps; et la flèche du temps thermodynamique signifie simplement que vous allez d’un état ordonné, le verre entier, vers un état désordonné dans lequel le verre est cassé en mille morceaux. Voilà, c’est banal!

C’est banal, mais c’est aussi peu convaincant parce que s’il y a des tasses qu’on peut jeter par terre et casser, c’est que quelqu’un a dû les fabriquer. S’il y a des tasses qu’on casse, il y a des tasses qu’on produit. Et les tasses qu’on produit sont produites dans le même univers que les tasses qu’on casse. En d’autres termes, il est faux de penser que la flèche thermodynamique correspond à une évolution vers le désordre. Je reviendrai encore là-dessus. L’univers, tel que nous le voyons, contient des objets désordonnés — l’atmosphère dans cette chambre est formée d’un gaz dont les molécules vont dans tous les sens — mais il est plein d’objets très cohérents, très structurés. Un atome, une étoile, un être vivant sont très structurés. Donc, l’univers contient à la fois l’ordre et le désordre, et l’évolution thermodynamique, ce n’est pas seulement l’évolution vers le désordre; c’est une évolution qui comprend à la fois le passage vers l’ordre et le passage vers le désordre. »

 

Il ne faut pas oublier que Prigogine est prix Nobel de chimie. En chimie la production d’une molécule et la dislocation d’une molécule sont toutes les deux possibles, mais si l’une demande de l’énergie, l’autre produit de l’énergie. Dès qu’on met en lien l’énergie et l’information, on voit que le temps va vers la désorganisation et vers l’organisation et que cela lie l’énergie (qui a son équivalent masse) et l’organisation (qui se comprend en quantité d’informations). Nous ne sommes pas de la « poussière d’étoiles », nous sommes de l’organisation, et même un seul grain de poussière d’étoiles est très organisé.

 

« Hawking se demande: «Y a-t-il un lien entre l’expansion de l’univers et la flèche thermodynamique?» Et sa réponse est : « Oui, il y a un lien parce qu’il faut que l’homme puisse vivre, qu’il puisse évoluer, et c’est pour ça qu’il doit vivre dans la période d’expansion de l’univers. » Mais, de nouveau, me semble-t-il, c’est assez peu convaincant, parce que, en fait, pourquoi donner une position spéciale à l’homme? Il faut se demander plutôt : « Pourquoi l’homme? » Et, d’ailleurs, l’homme a besoin d’une flèche du temps, mais un animal a aussi besoin d’une flèche du temps. Et la croûte terrestre pour se constituer, et un minerai pour se développer ont aussi besoin d’une flèche du temps [même l’atome d’hydrogène à la base des soleils a eu besoin de la flèche du temps pour se constituer]. Donc, la flèche du temps ne peut pas être expliquée par le principe « anthropique » dont on parle beaucoup dans le livre de Hawking, parce que le principe « anthropique » signifie que l’univers est évidemment tel que l’homme puisse y trouver une place. [En réalité dans la vision de Hawking, la pellicule du film est là dans les lois de la physique et le film se déroule conformément aux équations de départ. Si quelque part dans le film l’être humain apparaît, ce n’est pas tant que la fin explique l’enchaînement des causes, c’est simplement que si le film ne nous contenait pas (nous ou toute autre conscience), nous n’en saurions rien.]

« En fait, la physique classique insiste sur le déterminisme et la certitude, je ne suis pas le premier, bien entendu, à l’avoir remarqué. Le point de départ de la philosophie d’Henri Bergson et aussi le point de départ de Heidegger, et de bien d’autres. Pour ces philosophes, le point de départ était de constater : « Vous voyez, la science physique ne peut pas atteindre l’essence des choses [leur organisation], qui est la temporalité; la physique reste à la surface des choses [les liens entre l’espace et l’énergie en oubliant l’organisation], elle ne parle que des choses qui se répètent [en oubliant qu’il y a aussi de la création, c’est-à-dire des moments où s’invitent des sauts d’organisation imprévisible] » C’est ce qu’a dit Bergson, et puis il ajoute: « Le temps est invention, ou rien du tout. Le temps est associé à la création de nouveautés. » Mais la physique ne peut pas parler de création de nouveautés. Curieusement, le philosophe Bergson et le physicien Einstein se rejoignaient sur ce point-là.

« Et, au fond, l’attitude que j’ai essayé d’adopter au cours de ma vie scientifique était une attitude différente. Je me suis dit que payer comme prix, pour introduire le temps, l’abandon de la science classique comme le voulaient Bergson ou Whitehead, c’était un prix trop grand, parce qu’enfin la science nous a permis d’établir un dialogue entre l’être humain et la nature. Donc, comment incorporer finalement la flèche du temps? Je me suis dit que c’est parce que nous avons étudié jusqu’à maintenant des situations trop simples [en mettant de côté l’évolution des organisations]; c’est comme si nous avions étudié des briques. La brique iranienne et la brique gothique se ressemblent, mais si vous regardez le bâtiment tout entier, le palais iranien et la cathédrale gothique ont très peu de rapport. Donc, c’est parce que nous n’avons pas dans l’histoire des sciences étudié des situations suffisamment complexes que nous n’avons pas rencontré la flèche du temps. Pour un physicien, il n’y a pas de doute, il y a des phénomènes où le temps comme irréversibilité n’intervient pas. Dans un pendule sans friction, le temps n’intervient pas [mais ce pendule n’existe que dans un imaginaire qui oublie les très petites frictions inévitables].

 

En réalité, il n’y a pas de situation simple parce que chaque petit élément est inscrit dans une totalité en mouvement. Il n’y a que des simplifications théoriques. La science classique et donc mécanique n’est valide que dans l’imaginaire qui, lui, peut faire abstraction de la complexité qu’entraîne l’appartenance de toute chose à un tout. Que la science fasse abstraction de cette appartenance pour étudier un système comme s’il était simple et séparé, on le comprend très bien, c’est une nécessité due aux limites de notre intelligence et de notre instrumentation, mais oublier la différence entre le modèle simplifié et la réalité, c’est hautement périlleux. Prigogine veut absolument réintroduire le temps et donc la complexité dans la science, car sinon, on pourrait se croire voués à la mort, alors que nous sommes voués à l’incertitude créatrice.

En science classique, le futur est dans le passé, pour Prigogine, le futur est dans l’avenir.

 

« Dans le mouvement de la Terre autour du Soleil, la direction du temps joue un rôle significatif uniquement à long terme; presque tout dépend des conditions initiales [mais si on regarde à plus long terme, on voit apparaître la flèche du temps dans les mouvements chaotiques et probabilistes des planètes autour du soleil ]. À ce niveau-là de la physique, on peut imaginer un univers sans direction du temps. On pouvait imaginer que le pendule est un symbole de l’univers. Pour quelqu’un qui vient des sciences du complexe, comme un chimiste, c’est beaucoup plus difficile à concevoir parce que n’importe quelle réaction chimique, comme n’importe quel processus évolutif biologique, implique une direction du temps. Donc, imaginer un univers sans temps est quelque chose de presque inconcevable du point de vue des phénomènes qui nous entourent, bien entendu, les physiciens le savent.

« Alors, comment répondent-ils? Ils répondent par le principe anthropique [le monde est comme cela, parce que s’il n’était pas fait pour qu’on puisse exister, nous les êtres conscients, nous ne le saurions pas] ou bien ils répondent en disant: « Ah oui! mais la chimie, ce sont des phénomènes beaucoup plus compliqués; la biologie, ce sont des phénomènes encore beaucoup plus compliqués, donc vous ne savez pas leur appliquer les lois fondamentales. Vous devez faire des approximations, et ce sont ces approximations qui vous conduisent à percevoir une flèche du temps. » Mais cela, je n’ai jamais pu le croire, parce que, si c’était comme cela, nous serions par nos approximations les « pères du temps » et l’existence même de la vie serait due à nos erreurs. Or, je crois que ça c’est très difficile à imaginer, que nous soyons responsables de la vie, alors que nous sommes le résultat de l’évolution biologique. Donc, « l’histoire du temps », telle qu’il me semble, s’est faite au cours de ce siècle, et elle est très différente de l’histoire du temps telle que vous la voyez décrite dans le livre de Hawking. Il me semble que l’histoire du temps au cours de ce siècle comprend d’abord la résurgence du problème du temps et aussi les premiers essais pour répondre à l’interrogation du temps. Pourquoi résurgence? D’abord, dès le XIXe siècle, le problème du temps s’est posé. Nous [les scientifiques] ne sommes conscients du paradoxe du temps que depuis les travaux de Boltzmann, Boltzmann était fort influencé par Darwin et Boltzmann était le premier physicien à penser à une conception évolutive de l’univers comme généralisation de la conception darwinienne. Mais on a reproché à Boltzmann que ce qu’il disait était en contradiction avec les lois réversibles de Newton. Et Boltzmann, alors qu’au point de départ, était convaincu qu’il avait raison, qu’il y avait une flèche du temps dans l’univers, a accepté l’objection, et a décidé de rester fidèle à la conception newtonienne. Il était très malheureux; quand vous lisez ses travaux, vous voyez qu’il devient de plus en plus hésitant. Je compare toujours Boltzmann à un homme qui aime deux femmes à la fois et qui n’arrive pas à se décider. Et au fond il était persuadé en même temps de la conception évolutive de l’univers et de la validité des lois de Newton. Comment concilier l’un et l’autre? Au fond, c’était une contradiction qu’il n’a jamais pu résoudre et qui probablement a joué un rôle dans son suicide [Le 5 septembre 1906, Boltzmann se suicide. Sa fille Elsa le trouve pendu dans sa chambre d’hôtel. Il n’a laissé aucune note explicative de son geste.]

Donc, c’est depuis ce moment-là, il y a cent ans, que nous savons qu’il y a là un paradoxe, qu’il y a là un problème. Kant ne le savait pas; Laplace ne le savait pas. Et quand Boltzmann a reculé et qu’il a dit : « Bien, il n’y a pas de direction intrinsèque du temps, c’est vrai, ce n’est que la direction vers le probable, le désordre, c’est la tasse qui se casse », cela n’a pas déclenché de crise. Au contraire, Einstein a dit: « C’est un triomphe! » Dans son esprit, en éliminant le temps, nous nous rapprochons de la physique d’une conception cartésienne de Dieu, nous nous rapprochons de la certitude.

« Et je crois que le XXIe siècle jouera un rôle important dans l’histoire de la philosophie des sciences parce que, pour des raisons très inattendues, nous devons comprendre la flèche du temps, un univers évolutif, un univers dans lequel il n’y a pas seulement des lois, mais un univers dans lequel il y a aussi des événements, tout comme dans l’histoire. Il y a des lois et des événements. »

 

Le propre de Prigogine n’est pas d’avoir dit qu’il y a des événements. Plusieurs philosophes l’avaient dit avant lui, et cela tient du sens commun. Prigogine a défini scientifiquement et mathématiquement ce qu’est un événement : l’avènement d’un phénomène qui n’est pas déterminé unilatéralement par des causes antérieures, qui ne pouvait pas être prévu parce qu’il appartient à une classe d’avènements très improbables et qui pourtant surviennent inévitablement lorsqu’un système est loin de l’équilibre. C’est quelque chose de très étrange et d’apparemment paradoxal. Par exemple, l’avènement d’un cerveau hautement complexe sur une planète aussi géologiquement infernale que notre terre primitive était d’une probabilité incroyablement faible, et pourtant, comme tout système loin de l’équilibre, il fallait s’attendre à l’avènement d’une série de sauts évolutifs menant à une très haute complexité sans qu’il n’ait jamais été possible de prédire l’avènement d’un cerveau conscient, cela aurait pu être autre chose.

Ensuite, Prigogine a scientifiquement découvert et démontré l’existence de plusieurs classes d’événements en physique, en chimie, en biologie. Par la suite, d’autres en ont découvert en sociologie, en économie…  

« Et les raisons pour lesquelles se produit ce changement radical d’attitudes [l’acceptation de l’apparition d’événements à travers des lois définies] sont inattendues. La première, c’est la découverte du rôle constructif du temps depuis une trentaine d’années [depuis les années 60 puisque la conférence date de 1994]. On a en effet découvert que lorsque vous allez loin de l’équilibre, par exemple en considérant une réaction chimique, que vous l’empêchez d’arriver à l’équilibre [par exemple, en maintenant l’arrivée continue de chaleur], se produisent des phénomènes extraordinaires que personne n’aurait cru possibles; par exemple, des horloges chimiques. Une horloge chimique, qu’est-ce que c’est? Prenons un exemple: vous avez des molécules, qui de rouges peuvent devenir bleues. Comment imaginez-vous voir ce phénomène? Si vous pensez que les molécules vont au hasard, vous allez avoir des flashs de bleu, puis des flashs de rouge. Mais il se produit, loin de l’équilibre, dans d’importantes classes de réactions chimiques, des phénomènes rythmiques organisés. Tout devient bleu, puis tout devient rouge, puis tout devient bleu, c’est dire qu’une cohérence [effet qui arrive en même temps sur la totalité du système] naît, qui n’existe que loin de l’équilibre. Si vous vous rapprochez de l’équilibre, vous voyez le phénomène rythmique organisé disparaître et retomber dans le hasard. [La notion d’équilibre signifie qu’un système peut osciller autour d’un état fixe. L’exemple de l’hélicoptère en position stationnaire nous montre que l’objet peut être en équilibre dynamique bien qu’il bouge et cherche constamment à se stabiliser. Mais on peut étudier des états d’équilibre dynamique non pas fondés sur un objet fixe, mais fondés sur leurs interactions comme des molécules qui danseraient pour garder une organisation d’ensemble (par exemple, le mouvement de l’eau d’une rivière autour d’une pierre). C’est un exemple de systèmes fondés sur le non-équilibre. Pour qu’un tel système retrouve son équilibre, il faudrait que la rivière cesse de couler. De tels systèmes sont des systèmes ouverts qui reçoivent de l’énergie de l’extérieur (le courant de la rivière). Les systèmes du vivant sont dans ce cas. De tels systèmes peuvent connaître des émergences d’ordre. Si par exemple, au lieu d’une eau courante, on a une eau parfaitement dormante, mais sous laquelle on installe une plaque chauffante, les molécules vont tourbillonner verticalement, danser comme des derviches tourneurs, mais à certains moments, elles formeront dans leur ensemble, des chorégraphies parfaitement organisées totalement étonnantes. C’est là que l’horloge chimique devient différente de l’horloge atomique, au lieu de mesurer la stabilité du temps, elle mesure l’orientation du temps.]

« Donc, loin de l’équilibre se produisent des phénomènes ordonnés qui n’existent pas près de l’équilibre. Si vous chauffez un liquide par en dessous, il se produit des tourbillons dans lesquels des milliards de milliards de molécules se suivent l’une l’autre. De même, un être vivant, vous le savez bien, est un ensemble de rythmes, tels le rythme cardiaque, le rythme hormonal, le rythme des ondes cérébrales, de divisions cellulaires, etc. Tous ces rythmes ne sont possibles que parce que l’être vivant est loin de l’équilibre.

« Le non-équilibre, ce n’est pas du tout les tasses qui se cassent; le non-équilibre, c’est la voie la plus extraordinaire que la nature ait inventée pour coordonner les phénomènes, pour rendre des phénomènes complexes possibles [faire en sorte qu’ils passent d’improbables à probables]. Donc, loin d’être simplement un effet du hasard, les phénomènes de non-équilibre sont notre accès vers la complexité. Et des concepts comme l’auto-organisation loin de l’équilibre, ou de structure dissipative, sont aujourd’hui des lieux communs qui sont appliqués dans des domaines nombreux, non seulement de la physique, de la chimie et de la biologie, mais aussi de la sociologie, de l’économie, et jusqu’à l’anthropologie et la linguistique. »

 

« Pour comprendre ce que cela signifie, il suffit, et je donne cet exemple : une ville par opposition à un cristal. Un cristal, c’est une structure ordonnée d’équilibre. Le cristal une fois formé, il faut le laisser tranquille sinon il peut fondre, il peut casser, mais la ville, il ne faut pas la laisser tranquille. Il faut qu’elle réagisse avec ce qui l’entoure. Et c’est cette réaction avec ce qui l’entoure qui va lui donner sa permanente figure de changement. La ville est différente suivant que c’est une forteresse, un centre religieux, un centre commercial, suivant ses interactions avec le monde extérieur. Et ce sont ces interactions avec le monde extérieur qui lui donnent sa stabilité et sa signification. Et au fond, je me dis que ce que j’ai trouvé, il y a une trentaine d’années, ces structures dissipatives, c’est une idée banale dans le domaine social et dans le domaine économique; mais, curieusement, on n’avait pas remarqué que la même chose existe au niveau de la physique et de la chimie. Que là aussi, le « loin de l’équilibre » produit de la complexité. Et s’il n’y avait pas le loin de l’équilibre, il n’y aurait pas de vie, il n’y aurait pas de cohérence. [La vie se produit grâce à un flux régulier de chaleur provenant du soleil et qui force les atomes et les molécules à danser comme des derviches pour tout à coup constituer des danses organisées ahurissantes, comme un cheval par exemple.] Loin de l’équilibre, les équations de la chimie, comme ceux de la sociologie, sont non linéaires [les conditions de départ ne suffisent pas à prédire les conditions d’arrivée]. Près de l’équilibre, on peut linéariser; il y a alors une seule solution; loin de l’équilibre, avec les mêmes conditions limites, vous avez beaucoup de solutions et c’est cela qui conduit à l’auto-organisation des molécules et des êtres vivants.

« L’idée d’auto-organisation, c’est que le système, par suite de son histoire, se meut suivant des chemins différents traversant des états différents. Et quand vous êtes dans un « état », c’est parce qu’il y a eu des événements précédents [et non des causes précédentes] qui vous y ont amenés. Si le Québec est dans telle et telle situation sociale et économique, c’est parce qu’il y a toute une série d’états, d’événements précédents qui l’ont conduit à cet état et, au fond, les différentes civilisations du monde, c’est comme des bifurcations à partir des mêmes états de départ.

« Donc, ce rôle constructif du temps aujourd’hui ne peut pas être mis en doute. Les phénomènes irréversibles, loin d’être simplement des apparences ou des choses triviales, comme le chemin vers le désordre, ont au contraire un rôle constructif extraordinaire. Évidemment, l’idée que l’irréversibilité, en contradiction avec les lois de la physique classique, serait due à nos erreurs, à notre mauvaise interprétation de ces lois, devient intenable. Aussi longtemps que la flèche du temps était considéré comme un phénomène secondaire, banal, c’était possible de l’imaginer; mais maintenant que nous voyons que c’est crucial, essentiel pour comprendre la position de la vie, la position de l’homme, alors, il devient impossible de dire que la flèche du temps est le résultat de nos erreurs.

« Cette situation était déjà claire il y a vingt ou trente ans. Malheureusement, la science est un ensemble de domaines très vastes et les chercheurs qui s’occupent de cosmologie ne connaissent pas souvent la physique des phénomènes de non-équilibre; et sans doute d’habitude, ceux qui s’occupent de physique de non-équilibre connaissent peu la cosmologie. Il y a là un manque de communication à l’intérieur du monde des scientifiques.

Mais les problèmes qui m’ont préoccupé au cours des dix ou quinze dernières années sont alors nécessairement les problèmes liant le fondement de la physique à l’existence de cette flèche du temps constructive, qui est à la base de cette « Évolution créatrice » dont parlait Bergson. Et là, quelle est la solution possible? Il n’y a pas de doute qu’il y a des cas où il n’y a pas de flèche du temps, où Newton a raison. La question est de savoir s’il a toujours raison. Est-ce que tous les systèmes dynamiques sont des systèmes dans lesquels la flèche du temps n’apparaît pas ?

Une des grandes surprises de ce siècle fut la découverte de systèmes dynamiques dans lesquels apparaît une flèche du temps. Ces systèmes dynamiques sont les systèmes instables, chaotiques, je m’excuse ici du jargon, des systèmes non intégrables de Poincaré [en simplifiant, des systèmes non prédictibles par une équation linéaire]. Et je veux citer une phrase, qui m’avait fort impressionné, d’un des grands mécaniciens de la physique de notre temps, le théoricien Sir James Lighthil, qui écrivait, il y a quelques années : « Ici, il me faut m’arrêter et parler au nom de la grande fraternité de praticiens de la mécanique. Nous sommes très conscients aujourd’hui de l’enthousiasme dans laquelle nous laissaient nos prédécesseurs pour la réussite merveilleuse de la mécanique newtonienne, cet enthousiasme les amenait à des généralisations dans le domaine de la prédictibilité, que nous savons désormais fausses. Nous voulons collectivement présenter nos excuses pour avoir induit en erreur le public cultivé en répandant, à propos du déterminisme par des systèmes qui satisfont aux lois newtoniennes du mouvement, des idées, mais qui se sont, après 1960, révélées incorrectes. »

Donc, à côté de la révolution quantique et de la révolution de la relativité, il y a une troisième révolution peut-être aussi importante, et c’est la révolution liée à la branche la plus ancienne de la physique, la dynamique, qui, maintenant, s’écarte de l’idéal de certitude et d’intemporalité.

« Je crois qu’il y a quelque chose d’absolument unique dans cette déclaration parce que, souvent, un physicien, un mathématicien doit s’excuser d’avoir fait des affirmations qu’après il doit renier. Mais entendre un des grands physiciens-mathématiciens de notre temps s’excuser d’avoir induit en erreur le public pendant trois siècles, et cela non pas sur un détail, sur quelque point particulier qui finalement n’intéresse que le spécialiste, mais sur une chose essentielle, le déterminisme, c’est cela qui rend cette déclaration extraordinaire! Il se crée donc là un fossé. Nous sommes loin de l’idéal de certitude, d’omniscience, dont vous a entretenu le livre de Hawking. Au contraire, nous arrivons à l’affirmation que le déterminisme est de portée limitée dans les systèmes dynamiques complexes [loin de l’équilibre]. »

 

Je pense qu’il faut prendre un moment pour méditer sur ce non-déterminisme. En physique, en chimie, en biologie cela ne fait pas appel à un quelconque mystère de la liberté. C’est plutôt comme si on avait prévu qu’il y ait de l’imprévu, et pas n’importe quel imprévu, un imprévu en complexification. Cependant, en haut de l’échelle biologique de la complexité, la liberté apparaît, non pas comme une absence de contraintes, mais au contraire, comme une augmentation des contraintes qui arrachent soudain des actes de liberté à un esprit qui perçoit sa propre complexité en même temps que sa propre ignorance.

 

« Que sont les systèmes complexes? Il y en a essentiellement de deux types. Les systèmes complexes les plus simples, ce sont les systèmes « chaotiques ». Je vais vous donner un exemple simple de système chaotique : ce n’est pas un exemple physique, mais je prends l’exemple le plus simple qui soit, « l’application de Bernoulli », un système de nombres. Vous prenez un nombre entre 0 et 1 et vous le multipliez par deux, toutes les secondes. Et vous enlevez toujours la partie qui dépasse l’unité. Donc vous prenez, supposons 0,13, puis 0,26, 0,52, 0,04, etc. C’est une loi extrêmement simple, linéaire. Eh bien! si vous suivez les trajectoires, vous voyez qu’au bout d’un petit temps, le processus conduit à des trajectoires tout à fait différentes. Le problème de la prédiction n’est pas soluble au niveau des trajectoires. Donc, voilà un problème dont vous connaissez l’équation de mouvement, ici un peu simplifiée, et qui pourtant n’a pas une solution unique. La notion de trajectoire, qui est la notion fondamentale de la physique newtonienne, échoue ici. Par contre, si vous considérez, non pas une seule trajectoire dans cet exemple, mais une distribution de trajectoires, une probabilité de trajectoires, et que vous itérez, la probabilité devient de plus en plus simple, de plus en plus régulière, et au bout de quelques itérations, vous tendez vers le résultat final qui est une distribution uniforme des solutions probables. Donc, alors que le problème n’est pas soluble au niveau des trajectoires, il est soluble au niveau des fonctions de probabilité; il n’est soluble qu’au moment où vous considérez les ensembles des trajectoires et la notion d’irréversibilité n’apparaît pas au niveau d’une trajectoire, mais apparaît au niveau de l’ensemble des trajectoires possibles.

C’est un peu comme l’histoire des sociétés; l’histoire des sociétés n’apparaît pas au niveau d’un individu. Considérons la société égyptienne, ou la société grecque: je pense qu’il n’y a personne de plus intelligent aujourd’hui que Platon ou Aristote, mais c’est la société dans son ensemble qui évolue, ce sont les relations entre les hommes qui changent. Et quand je dis que je vieillis, ce ne sont pas les molécules qui vieillissent; ce sont les relations entre ces molécules qui changent. Donc je ne dois pas essayer de réduire le monde à une trajectoire ou, en mécanique quantique, à une fonction d’onde, mais je dois considérer l’ensemble des trajectoires, la probabilité des trajectoires pour comprendre le problème de l’évolution.

« Et c’est la même chose — je ne veux pas entrer dans trop de détails — pour les systèmes non intégrables. Qu’est-ce que ça signifie un système non intégrable? C’est un système — et c’est Poincaré il y a une centaine d’années qui a introduit le premier cette division — que vous ne pouvez par aucune transformation rendre semblable à un système de particules indépendantes. Il reste toujours des interactions entre les particules. Si tous les systèmes étaient intégrables, il n’y aurait pas de cohérence, il n’y aurait pas de vie, il n’y aurait pas de chimie, il y aurait des mécanismes.

 

Ici, il ne faut pas seulement comprendre que les éléments interagissent les uns avec les autres, mais qu’il y a des corrélations à longue portée comme s’il y avait un signal de coordination qui rejoignait tous les éléments en même temps. Cela donne naissance à l’idée d’une totalité qui ne se réduit pas à l’ensemble des interactions entre les éléments.

 

De manière plus précise, Poincaré a montré que la non-intégrabilité était due à des phénomènes de résonnance qui conduisent alors à des divergences. Le détail n’a pas d’importance, mais ce qui est intéressant, c’est que les résultats de Poincaré ont montré que les équations de Newton n’étaient pas suffisantes pour résoudre un problème dynamique [l’horizon de prédictibilité de Liapounov est limité]. Que même si vous avez les équations, les solutions restent ambiguës [au-delà de l’horizon de Liapounov, les solutions sont multiples]. C’est dans de tels systèmes que s’introduisent les notions de probabilité et donc d’irréversibilité [dès qu’il y a probabilité, comme lorsqu’on joue aux dés, un résultat, par exemple obtenir un 2, ne permet pas de revenir aux causes puisque les mêmes causes peuvent entraîner des résultats différents].

« [Lorsqu’il y a irréversibilité, le temps est orienté dans une direction, il y a une flèche du temps] par exemple, si je considère le verre d’eau qui est devant moi, je puis me poser la question: dans quel sens le verre d’eau vieillit-il [se désorganise-t-il pour engendrer des réorganisations]? Les molécules d’eau ne vieillissent sûrement pas à l’échelle du temps qui m’intéresse. Mais les molécules se rencontrent, créent des corrélations, les corrélations doubles deviennent des corrélations triples et ainsi de suite. Cela continue indéfiniment. Il y a un flux de corrélations. Il y a donc des phénomènes ordonnés dans le temps qui se passent dans ce système. Par des simulations numériques, vous pouvez voir comment apparaissent les corrélations binaires, les corrélations ternaires, des corrélations impliquant de plus en plus de particules. C’est un peu comme deux personnes qui se rencontrent et qui se parlent. Une fois qu’elles ont parlé, il reste quelque chose, même quand elles s’en vont, le message se répand. Chacun de nous est au centre d’un réseau de « corrélations ». Une fois que vous dépassez les systèmes simples, les systèmes répétitifs, comme le pendule ou le mouvement périodique de la Terre autour du Soleil, vous arrivez à des situations dans lesquelles il n’y a plus de certitude, mais des situations dans lesquelles il y a une flèche du temps. Alors, la perspective devient tout à fait différente. Et l’idée qu’on peut se faire de la cosmologie est aussi tout à fait différente [la mort, c’est-à-dire la désorganisation d’un système, par exemple, n’est plus une certitude].

« La tentative de Hawking était, comme je le disais, de spatialiser le temps. Mais on peut voir les choses d’une manière tout à fait différente. On peut plutôt essayer de temporaliser l’espace, de voir quels sont les phénomènes irréversibles qui peuvent donner naissance à l’espace-temps. C’est la direction dans laquelle nous avons travaillé. L’idée, finalement, c’est qu’il faut regarder ce qui se passe aujourd’hui, étudier les phénomènes irréversibles qui se passent aujourd’hui pour comprendre par exemple comment le phénomène irréversible fondamental au début de l’univers a peut-être pu se passer. Évidemment, il y a des circonstances particulières.

« C’est peut-être le phénomène le plus irréversible qui soit parce qu’enfin comment pouvons-nous imaginer le début de l’univers? Un aspect essentiel est le passage de particules virtuelles à des particules réelles. Dans le livre de Hawking, vous avez vu ce que sont les particules « virtuelles » [par exemple, à chaque infime fraction de seconde une particule de matière et une particule d’antimatière se séparent puis refusionnent pour disparaître dans l’espace-temps]. Les particules virtuelles sont des particules qui se créent par paires, qui vivent un certain temps et puis se recombinent par suite du principe d’incertitude d’Heisenberg [le principe d’incertitude désigne toute inégalité mathématique (par exemple la position d’un objet et sa vitesse] affirmant qu’il existe une limite fondamentale à la précision à partir de laquelle il est impossible de connaître simultanément deux inégalités]. Les particules « réelles », au contraire, présentent un caractère d’indépendance (évidemment relative). Donc, la création de l’univers correspond avant tout à une création de « possibilités » [plutôt qu’à une création de choses ou d’objets indépendants les uns des autres], créant à la fois des phénomènes désordonnés et en même temps des phénomènes hautement organisés.

« Les phénomènes irréversibles ont toujours ces deux aspects, la tendance vers le désordre et la tendance vers l’ordre. Et nous trouvons ces deux aspects dans l’univers. Nous trouvons à la fois le fameux rayonnement résiduel qui contient du désordonné et en même temps les particules élémentaires, tel le proton, qui sont comme des forteresses qui ont été construites pour durer. François Jacob s’est demandé quel est le rêve d’une cellule biologique: c’est de se multiplier. Quel est le rêve d’une particule élémentaire? C’est probablement de durer. Mais pour durer, il faut des structures extraordinairement complexes dont la complexité est comparable à la complexité des molécules biologiques. Ce double aspect de désordre et d’ordre apparaît dès le début de l’univers. [Un atome très simple comme l’hydrogène est simple et stable parce qu’il est très complexe.]

Donc le prix de l’univers, c’est un prix entropique [un désordre progressif. Mais le gain, c’est l’ordre évolutif]. Je vous ai parlé tantôt de phénomènes qui se produisent loin de l’équilibre. À un certain moment, des tourbillons ou des horloges chimiques se produisent. Évidemment, l’énergie est conservée. Il n’y a pas de violation de la conservation de l’énergie, mais il y a un prix entropique, l’entropie augmente [mais aussi, on remarque des gains de complexification]. Ainsi, matière et entropie sont des concepts étroitement liés. »

 

Cela signifie, entre autres, que le passé, je veux dire l’ensemble de toutes les traces que le passé a laissées sur la réalité actuelle ne peut pas être déroulé comme si le film suivait un scénario unique. Oui, il y a un seul passé réalisé, mais on ne peut pas déduire pour autant qu’il était unilatéralement déterminé par des causes. Comme lorsqu’on joue aux dés, une fois le jeu terminé on décrit une série unique de résultats, et pourtant, il y a bien eu plusieurs passés possibles. Les jeux n’étaient pas faits. Au contraire, tout concourait à multiplier les possibilités. Le fait que le passé soit unique dans les traces de la réalité actuelle ne dit pas qu’il était unique au moment où il se jouait. Cette idée de l’unicité du passé est une illusion qui se construit à mesure que le temps passe et qu’il est retenu dans des traces que l’on appelle « mémoire ». Je ne parle pas ici de la mémoire psychologique des cerveaux, je parle des traces du passage du temps sur les ondes lumineuses, les ondes gravitationnelles, les relations entre les éléments, l’état de la matière, l’état des roches, etc.  

 

« Dans cette conception [où le temps est irréversible puisqu’il implique la complexité, des probabilités, la désorganisation et l’organisation], le futur de l’univers est quelque chose d’essentiellement incertain [tout comme le passé a été incertain]. L’univers commence par une énorme instabilité. Dans le livre de Hawking, on ne nous donne que le choix entre différentes morts : la mort par refroidissement, suite de l’expansion spatiale. L’autre forme de mort, c’est la contraction et une température énorme qui vont tuer toute organisation. Ces prédictions sont tout aussi incertaines que les prédictions que je pourrais vous faire en parlant du monde humain tel qu’il sera dans mille ans!

« Le monde n’est pas comme une pomme tombée d’un arbre et qui ne peut que pourrir. Le monde reste attaché à l’arbre qui l’a produit et nous ne savons pas quel sera le futur de l’univers. Les prédictions de mort qui se trouvent presque dans tous les livres de cosmologie sont des croyances et surtout la croyance en la certitude.

« Il est temps de conclure en disant que l’existence de la flèche du temps, que nous rencontrons aujourd’hui à tous les niveaux de la physique et de la chimie, indique que les lois de la physique ne peuvent pas correspondre à la certitude en la symétrie entre futur et passé [que suppose la prévision de la trajectoire de l’univers]. Au lieu d’exprimer ce qui est certain, ces nouvelles lois expriment ce qui est possible. Au début de l’univers, l’univers était comme un enfant, un enfant qui peut devenir un dentiste, un chauffeur de taxi, un joaillier, un avocat, mais pas tout à la fois.

« Ainsi, l’univers « devient ». Comme l’homme, la nature devient. La position de la Lune, demain à sept heures, n’est pas un événement parce qu’elle est déjà déterminée par les Lois de Newton aujourd’hui; mais la rencontre de ce soir est un événement qui pouvait se produire et qui pouvait ne pas se produire. La nouvelle formulation des lois de la nature rend possibles des événements. Et c’est ce mélange d’événements et de régularités qui est caractéristique de l’univers; et j’ai toujours pensé qu’un modèle de l’univers, c’est peut-être une fugue de Bach ou une sonate de Mozart. Dans une sonate de Mozart, vous avez des règles. Mais les règles ne suffisent pas. Il y a des événements inattendus. Il y a quelque chose qui dépasse les règles et c’est cela qui caractérise l’œuvre d’art. J’ai essayé de vous expliquer la manière dont il me semble qu’on peut voir aujourd’hui l’univers.

« Nous ne sommes pas sur le point d’aboutir à ces théories liées qu’on pourrait résumer dans une seule équation. Pourtant c’est là une idée qui est très fréquente aujourd’hui: voyez le livre de St Weinberg, Dreams of a Final Theory, ou le livre de L. Lederman, God’s Particule. Je crois au contraire que nous sommes au début d’une nouvelle aventure de la raison, au début d’une science qui permet d’éviter l’aliénation issue du dualisme cartésien.

« Dans cette perspective, il y a beaucoup de futurs, le futur n’est pas donné, le futur est une des possibilités impliquées par le présent. Ainsi, comme l’avait si joliment écrit Valéry, « le futur devient construction », et c’est une construction à laquelle chacun de nous peut participer. Merci! »

 

Dans la situation climatique où nous sommes, cela veut dire que nous avons probablement poussé le système climatique loin de l’équilibre et engendré une situation chaologique globale. La grande difficulté pour les générations animales et humaines qui devront assumer les conséquences de nos actions sera sans doute l’adaptation à des changements très rapides qui peuvent aller dans plusieurs directions différentes. Et dès maintenant, la conscience n’a pas joué son dernier mot puisque les réactions de déni et les réactions de changement vont probablement se polariser : il peut s’en suivre des changements rapides dans le pire comme dans le meilleur. Cependant, la vie a forcément une longueur d’avance sur la mort et la conscience, une coudée d’avance sur la bêtise, alors comme dans certaines tragédies, la chute et la montée pourraient se croiser dans l’escalier des valeurs. 

 

Ma rencontre avec Ilya Prigogine

La science du XIXème et du début du XXème siècle laisse entendre : « Tout la création va vers la mort. Tout ce qui a commencé disparaîtra. Nous allons tous au néant. » C’est plutôt déprimant. Bâtir une telle cathédrale de l’absurde et nous enfermer dedans peut difficilement être compatible avec la vie, en tout cas avec la vie consciente. On voudra s’y suicider. Alors, plusieurs scientifiques se sont mis à chercher et à trouver des expériences susceptibles de renverser ce tombeau métaphysique. Et moi, je m’accrochais à cette barque pour respirer. Philosophe, je voulais faire ma petite part sur mon côté.

En 1997, après quelques années de recherche, j’étais en pleine rédaction de mon roman Maître Eckhart. Je faisais des lectures de vérification, entre autres dans le domaine de la science. J’ai donc lu le fameux Entre le Temps et l’Éternité du prix Nobel de Chimie, Ilya Prigogine. J’osai lui écrire une lettre assez élaborée pour exprimer ce qu’auraient répondu, à mon sens, Maître Eckhart et Nicolas de Cues à sa question : Comment un temps irréversible parce qu’en même temps désorganisateur (l’entropie, la mort) et organisateur (complexité, vie, évolution) peut-il s’inscrire dans l’éternité, ce qui ne peut être autrement du point de vue logique, vu qu’il est contradictoire d’imaginer un commencement et une fin du temps (cela reviendrait à mettre le temps dans le néant comme un bulle dans l’océan, mais justement le néant n’est rien, il n’est pas un océan, ni même un océan de vide) ?

Rappelons que Prigogine avait mis en évidence un grand nombre de phénomènes physiques et chimiques dans lesquels on constatait une augmentation importante de la complexité d’un système. Une des lois de ces processus d’auto-organisation est la suivante : un flux continu et stable d’énergie thermique (entropie) engendre, à des moments particuliers, des sauts de complexités (néguentropie). Bref, la mort (l’entropie) engendre la vie (la néguentropie, la complexification).

Avec les découvertes de Prigogine, le temps se retrouve irréversible pour deux raisons plutôt qu’une : l’entropie use, détériore, efface, annule l’effort créatif (loi de la thermodynamique) mais en même temps, non seulement cela permet la naissance de nouvelles formes, mais cela les engendre (loi de l’auto-organisation). Dans les philosophies autant orientales qu’occidentales, on avait cherché des solutions logiques pour ancrer le temps dans l’éternité, et la seule solution semblait être le cercle, l’éternel retour du même. Mais ce que faisait apparaître Prigogine, c’est que le temps agit dans deux directions :

  • Vers le passé, c’est-à-dire dans son travail sur la mémoire, le temps efface ou estompe l’information (exemple parmi tant d’autres : les gènes se reproduisent en multipliant les erreurs), cela rend impossible l’éternelle reproduction du même.
  • Vers le futur, le temps invente, ajoute de la complexité et ce, de façon imprévisible (exemple : l’apparition de formes parfaitement cohérentes et étonnamment complexes dans un tourbillon). Cela aussi rend impossible la reproduction du même.

Alors comment réinstaller le temps dans l’éternité sans lui couper son souffle organisateur ?

Dans ma lettre à Prigogine, ma réponse se résumait à ceci : au Moyen Âge et au début de la Renaissance, certains philosophes ont élaboré l’idée de spirale. Ils ne parlaient pas d’évolution mais, sous l’impulsion de Marguerite Porète, ils se mirent à penser que l’indéterminisme apporté par le féminin (conception antique) n’était pas méprisable et dangereux (c’est la base même de la misogynie occidentale), mais au contraire, cette indétermination ajoutait à la création une imprévisibilité positive, c’est-à-dire créatrice. La femme devait être vue co-créatrice avec et dans la vie. Ce qui voulait dire que la création n’avait pas été faite une fois pour toutes, elle n’était pas non plus le décalque de la mémoire de Dieu, elle était en route comme une œuvre qui se développe à mesure que des consciences y participent. L’idée d’une intelligence participative faisait son chemin, elle n’était pas seulement dans les êtres humains, surtout les femmes, mais aussi dans l’âme du monde (même si cette âme du monde pouvait être vue comme impersonnelle). Pour ces philosophes, cela ne détruisait pas l’idée logique d’éternité, mais l’ouvrait. Il suffisait de multiplier les infinis : à l’infini du temps, on devait ajouter l’infini des formes. Aucune forme, si belle soit-elle, n’épuise les possibilités de la beauté, parce que les formes de la beauté sont inscrites dans le temps alors que la beauté est inscrite dans l’absolu (l’infini des infinis possibles et en réalisation).

À ma grande surprise, Prigogine me retourna rapidement une réponse. Ensuite, je lui envoyai mon manuscrit encore brouillon sur Maître Eckhart. Il m’invita à un séminaire international à Bruxelles. Suite à ce séminaire, nous sommes restés liés sporadiquement. Deux ans plus tard, lors d’un voyage à Amsterdam, mon épouse et moi avions prévu nous arrêter à Bruxelles…

Nous arrivâmes exactement une semaine après le rendez-vous prévu. J’avais fait une erreur d’agenda. Évidemment, il ne m’attendait plus. C’est son épouse qui nous reçut d’abord. Elle nous apprit qu’il était tout juste de retour de l’hôpital après une chirurgie sérieuse. J’étais paralysé et honteux, ne sachant comment réagir.

Au bout d’une demi-heure environ, c’est lui qui arrive en tirant une perche d’où s’écoulait un sac de sérum. L’intimité se fit immédiatement et nous causâmes de ses recherches, de là où il en était, et puis aussi de mon Nicolas de Cues qu’il avait lu, mais qu’il trouvait « trop roman ». Finalement, je lui posai la question : « Pensez-vous réellement que l’univers est imprégné d’une intelligence créatrice active ? » Il esquissa un large sourire : « Comment pourrait-il en être autrement ? » Quelques mois plus tard, j’apprenais son décès.

Cette rencontre avait brisé ma solitude pour me redonner à la solitude, mais autrement. Je sens encore la main de Prigogine sur mon épaule : « Va, écris qu’il est possible de vivre lucidement et d’espérer. »

L’auto-organisation

Au dix-neuvième siècle, les physiciens n’avaient pas abandonné l’idée que la matière était comme un jeu de billard à ciel ouvert. Par exemple, la chaleur n’était rien d’autre qu’un ensemble de collisions aléatoires qui se distribuaient dans toutes les directions. La chaleur se communiquait au froid et non l’inverse, parce que des billes très agitées transmettent leur énergie cinétique (due à leur masse et à leur vitesse) à des billes moins agitées, jamais le contraire. Aujourd’hui la théorie standard[1] nous entraîne dans un tout autre monde.

Il fallait cependant expliquer pourquoi la chaleur se perdait alors que l’énergie devait être constante. La chose était facile. Il suffisait d’un petit tour de passe-passe mathématique. En plus de la perte d’énergie cinétique, il y avait aussi une perte d’information. En effet, si, au départ, les billes les plus agitées avaient une orientation plus ou moins spécifique, en se communiquant d’une bille à l’autre, cette orientation se perdait dans la distribution de l’énergie cinétique. Si on transforme cette perte d’orientation (et donc d’information) en nombre positif et que l’on compense la perte d’énergie par ce nombre positif, alors l’énergie reste constante. La perte d’information transformée en nombre positif se nomme «entropie».

Si on connaît au départ le volume, la température, la pression, etc., et qu’on isole le système de toute source de chaleur ou de froid qui pourrait intervenir durant l’expérience, on ne peut sans doute pas prévoir tous les détails du mouvement des molécules, mais on peut prévoir la température du système après un temps défini. Pourquoi? Parce que ce système est isolé (on n’ajoute rien et on ne soustrait rien durant le temps de l’expérience) et qu’il obéit aux «conditions aux limites». Les conditions aux limites sont les nombres précis qui définissent le système à un moment de l’expérience (n’importe quel moment peut faire l’affaire).

Un tel système est prévisible parce qu’il obéit à des équations linéaires. Pour qu’une équation soit linéaire, il faut que les «conditions aux limites», donc les nombres qui définissent le système à un moment donné, ne dépendent pas du mouvement lui-même. Les équations de la relativité générale ne sont pas linéaires. Tous les nombres qui définissent les conditions aux limites ne peuvent pas être connus à un moment précis. En effet, la gravité globale dépend des masses impliquées dans le système, mais aussi de l’énergie de la gravitation elle-même. Cette énergie est en même temps la cause et l’effet, si bien qu’on ne peut savoir d’avance ce qu’elle vaut.

Les équations qui définissent la perte de chaleur et l’augmentation d’entropie d’un système isolé d’un gaz ou d’un liquide inerte (sans énergie électrique) sont linéaires. Le système tend vers la stabilité, c’est-à-dire une répartition la plus égale possible des mouvements moléculaires. À la fin de l’expérience, si une personne changeait les molécules de place, cela ne changerait rien à la répartition de la chaleur. Un tel système n’invente rien. Aucun événement ne se produit. Un événement, c’est quelque chose qui se produit et qui aurait pu ne pas se produire. Hélas! ou tant mieux, des systèmes définissables par ce genre d’équation (des équations linéaires) sont rares.

Imaginons deux récipients côte à côte reliés par un tube. Dans les deux récipients et le tube repose un mélange homogène d’hydrogène et d’azote à la même température et à la même pression. Supposons qu’on réchauffe un récipient ou qu’on refroidisse l’autre, plus il y aura de différence de température entre les deux, plus les gaz vont se séparer. L’hydrogène se retrouvera plus souvent d’un côté, l’azote, davantage de l’autre. Si on maintient la différence de température fixe, la situation se stabilisera avec un niveau de séparation qui dépendra de cette différence de température. Plus on s’écartera de l’équilibre, plus les ingrédients seront séparés.

Dans ce cas, on a réduit l’entropie des gaz, c’est-à-dire qu’on a augmenté l’information. À la fin, l’information est plus grande (l’information est une quantité d’ordre). Comment faire de l’ordre? Par exemple, comment rassembler la poussière qui est dans votre cuisine? Par thermodiffusion, elle se déposera préférentiellement sur les surfaces plus froides. Sortez votre porte-poussière du réfrigérateur, attendez, et la poussière s’y déposera préférentiellement (hélas! ce n’est pas très efficace).

Revenons à nos deux récipients reliés par un tube. Cette capacité de faire de l’ordre par différence de température vient d’un couplage entre le flux thermique et la réponse différenciée des molécules ou des poussières au flux thermique (effet Soret). Évidemment, il faut dépenser de l’énergie pour réaliser la différence de température qui fera de l’ordre, néanmoins, localement, dans les récipients, il y a augmentation de l’information. Le système est simple et les équations sont linéaires. Cela suffit pourtant à montrer qu’il ne faut pas dissocier ordre et désordre. La chaleur continue (un désordre cinétique) peut engendrer de l’ordre, faire un travail productif de séparation entre deux gaz.

On applique souvent la thermodiffusion pour séparer des gaz, parfois des liquides. Une diffusion de chaleur entraîne une séparation de matériaux. Le système est éloigné de sa stabilité par la magie d’un simple écoulement thermique, d’une transmission continue de la chaleur vers le froid. Le système n’est donc pas clos et il a un prix: il doit être nourri. S’il cesse d’être nourri, la température redeviendra homogène et les gaz vont se mélanger à nouveau. Il y a une lutte pour la durée. Comme un être vivant, un système loin de l’équilibre qui ne se nourrit pas perd de l’information et meurt.

Ajoutons maintenant un peu plus de complexité à ce simple processus de production d’ordre par un flux de désordre (de la chaleur). Déposons une mince couche de liquide sur une plaque chauffante. Ici le transport de la chaleur par conduction (collision entre molécules) se double d’un transport par convection (les molécules, tirées par le haut, participent elles-mêmes au mouvement collectif). Cela entraîne de minuscules tourbillons. Avant le seuil d’instabilité, toutes les régions de l’expérience se ressemblent. On pourrait commuter deux régions avec leurs petits tourbillons épars sans que personne ne puisse s’en rendre compte. On continue à chauffer. Lorsqu’on a atteint une différence définie de température, rien n’est plus pareil. À certains endroits, des tourbillons bien formés montent, à d’autres, des tourbillons complets descendent. Dans cette agitation, des dessins hésitants se forment, comme si quelqu’un esquissait des débuts de cercle sans être capable de les finir. À une différence de température précise, on verra se former des ovales ou des spirales, ou d’autres arabesques. On dirait une mosaïque formée de régions similaires (phénomène appelé «instabilité de Bénard»).

Que s’est-il passé? Comment cette population a-t-elle pu adopter un comportement cohérent et produire des formes, s’in-former? Les molécules ont simplement cessé d’être «sourdes». Avant, elles n’écoutaient que les molécules qui les touchaient immédiatement, après, elles écoutent tout le monde de l’expérience. Le système se comporte comme si chaque molécule était couplée aux autres. C’est ce qu’on appelle une «corrélation à longue portée». Les molécules peuvent alors improviser des chorégraphies d’ensemble. Ici, il faut se rendre compte du changement d’échelle de leur étrange «conscience» collective. Dans l’incohérence, leur «ouï» ne dépassait pas 10-8 centimètre, après, il embrasse quelques centimètres! Imaginez-vous plongé dans la foule de l’Inde entière, un milliard de personnes, et vous savez parfaitement ce que fait chacun. Ce n’est pas une illumination individuelle, tout le monde entend tout le monde. Si bien que vous vous mettez à faire des chorégraphies complexes parfaitement synchronisées sans qu’il soit nécessaire d’avoir un chef.

Une corrélation à longue portée définit non seulement la relation de chacun avec chacun, mais aussi la relation de tout le monde avec tout le monde, c’est-à-dire avec la globalité de la dynamique du fluide. Une fois prises dans le tourbillon, les molécules ne peuvent plus être considérées comme indépendantes les unes par rapport aux autres, elles ont abandonné leur «liberté» individuelle pour épouser une «liberté» collective. À mesure que la température s’élevait très doucement, les molécules ont hésité. Elles se sont mises à tâtonner. Certains trajets se formaient et se rompaient. C’est progressivement qu’elles ont finalement trouvé des trajectoires cohérentes. De petits groupes se sont mis à recruter d’autres groupes et à les entraîner dans leur solution. Une fois esquissé, le mouvement engendre sa propre nécessité. Si vous ne suivez pas, vous êtes piétiné.

Tout le long des tâtonnements, il y a eu concurrence entre l’agitation thermique et la contrainte imposée à l’ensemble (augmentation de la chaleur). En deçà d’un seuil, les tourbillons ressemblaient à de microscopiques tornades inversées qui n’arrivaient pas à toucher le ciel. Lorsqu’elles ont débouché à la surface, elles ont forcé la formation de tourbillons descendants. Chaque cohérence nouvelle est un événement rare par rapport aux agitations en tous les sens de la chaleur. À la fin, les mouvements épars du début ne définissent plus que le tremblement presque imperceptible d’une foule parfaitement ordonnée.

Cette mise en forme, cette créativité, coûte cher en chaleur. Il faut nourrir une dissipation en largeur et en verticalité. On parle de «structures dissipatives»: une cohérence qui demande une dissipation constante d’énergie. Et pourquoi cette dissipation? Parce qu’il faut maintenir le système à l’écart de l’équilibre. L’équilibre ici, c’est l’incohérence collective qui condamne chacun au hasard individuel.

Pour arriver à un phénomène d’auto-organisation:

— le système doit être contraint. Dans notre exemple, il est contraint à se tenir loin de l’équilibre par un apport constant en chaleur. Mais ce n’est pas cette contrainte qui cause la cohérence. Au contraire, c’est le système lui-même qui s’organise «spontanément» pour s’adapter à la contrainte;

— loin de l’équilibre, le système devient hypersensible. Dans l’exemple des tourbillons de Bénard, les molécules deviennent hypersensibles à la gravité. En effet, entre le haut et le bas, la chaleur impose des montées de molécules pour favoriser l’expansion thermique, mais la gravité, elle, va en sens contraire, elle veut ramener les molécules vers le bas. Il y a contradiction. La gravité est totalement négligeable sur le millimètre de hauteur de la pellicule de liquide, mais justement l’éloignement de l’équilibre «force» le système à rechercher une autre information qui pourrait le guider. Il devient hypersensible à l’information gravitationnelle qui lui «ordonne» de se rapprocher du centre de gravitation de la Terre, donc de descendre. Cette sensibilité est un élargissement de la notion de causalité. Ici la causalité est réciproque, c’est l’activité du système qui tout à coup donne un sens à la gravitation qui autrement ne serait pas «entendue» par les molécules. Habituellement nous séparons dans notre tête le système et ses activités, les activités ne sont pas supposées changer la nature du système. Ce n’est pas le cas ici, les activités rendent le système attentif à des causes très marginales. Soudain, ces causes sont entendues;

— on l’a vu précédemment, en plus de cette sensibilité à des causes extérieures par ailleurs très négligeables, le système est sensible à lui-même, à ses propres fluctuations à mesure qu’elles trouvent leur chemin. Près de l’équilibre, elles se désorganisent à mesure qu’elles se forment; maintenues loin de l’équilibre, elles ont le temps de trouver des chemins cohérents;

— le système cesse d’être défini par les conditions aux limites. Il n’y a pas de nombre que l’on peut introduire dès le début de l’expérience et qui nous permettrait d’arriver à telle «chorégraphie» des molécules. On peut savoir qu’à telle différence de température, pour tel type de liquide, se développera un processus d’auto-organisation, mais le système collectif qui prend le contrôle de ce processus est «libre» de faire telle ou telle chorégraphie;

— à mesure que le système «écoute» des causes lointaines comme la gravité et «s’écoute» lui-même, il finit par trouver un sens, une direction qui va rendre son mouvement fluide. Il y a une narration, une histoire qui s’organise. Les tourbillons savent progressivement que tel ou tel mouvement ne mène à rien. Les interactions faibles qui échouent deviennent autant d’informations qui poussent le système à trouver ailleurs son chemin. À un moment donné, le choix du système collectif se limite à deux chorégraphies possibles;

— à un certain seuil critique, le système oscille entre les deux possibilités: il est devant une bifurcation. Si on continue le processus, il choisira. Imaginons qu’il choisisse la chorégraphie A et qu’il abandonne la chorégraphie B. Si on continue à chauffer le système, il va de nouveau sortir de la cohérence et replonger dans le hasard. Il arrivera bien un moment où une autre différence thermique critique le placera devant une nouvelle bifurcation. S’il s’agissait d’un système d’auto-organisation plus complexe que les tourbillons de Bénard, le choix A éliminerait les possibilités qui auraient résulté du choix B. Le système disposerait d’une mémoire négative. Le système ne pourrait pas prendre les formes qui auraient été possibles s’il avait choisi B. À part ce fait, le choix A n’influencera pas les nouveaux choix qui se dessinent devant le système. Le propre d’une bifurcation, c’est qu’il n’y a jamais de probabilité nulle ni de probabilité à cent pour cent; dans nombre de cas, les probabilités sont égalitaires. Bref, l’histoire ne détermine pas la destinée mais structure partiellement les choix.

En somme, loin de l’équilibre, on ne peut plus définir les objets physico-chimiques comme des réalités contrôlables. Un système contraint de sortir de l’équilibre par la dissipation d’une énergie sans cesse renouvelée s’organise spontanément. Il devient très sensible aux contradictions dues à d’autres contraintes et cela le rend sensible à lui-même. La causalité devient réciproque et l’activité du système donne un sens et une direction au mouvement collectif. Le système n’est plus défini par les conditions aux limites, il cesse d’être indifférent au temps historique, il entre dans une narration écrite par des forces qui le dépassent (qui ne sont plus locales). Il fait face à des bifurcations qui, lorsque le système est doué de mémoire, l’obligent à se complexifier sans cesse en éliminant les choix précédents.

Ces processus d’auto-organisation ne sont pas des exceptions. C’est au contraire la norme dès qu’il y a suffisamment de dissipation d’énergie pour tenir un système hors de l’équilibre. Or, si quelque chose caractérise l’univers jusqu’à maintenant, c’est qu’il est, pour une large part, tenu à l’écart de l’équilibre par la dissipation d’énergie. On pourrait imaginer que, globalement, la dissipation de l’énergie fait de lui un système entropique qui épuise sa chaleur originelle, alors que, localement, se complexifient des systèmes locaux dès que les conditions thermiques le permettent. On pourrait dire cela. Cependant, il y a actuellement beaucoup trop d’inconnu pour conclure. Une chose est certaine cependant, un système solaire diffuse de la chaleur constamment, il engendre un flux thermique, il tient ses planètes à une certaine distance de l’équilibre, il les place dans des conditions idéales de créativité.

Que font les ondes électromagnétiques et les ondes gravitationnelles dans tout cela (la lumière au sens général du terme)? Elles forment un système cosmique de couplage à très longue portée, elles maintiennent la cohérence cosmique, elles poussent l’univers à s’auto-organiser en systèmes complexes à mesure que certains paliers thermiques sont touchés. Il est en effet très difficile, dès que l’on observe un tant soit peu la Terre et le firmament, de ne pas imaginer que l’univers est la cause et l’effet d’un jeu de contradiction entre les hautes températures du début (en milliards de degrés) et le froid quasi absolu des espaces qui se dilatent avec l’âge. Dans cet immense jeu, les interactions se complexifient, les atomes deviennent des organismes vibratoires assoiffés de combinaisons, et tous les contenus du cosmos tendent vers l’improbable alors que le contenant s’évase et se dévide de sa chaleur générale.

Les horloges rythmiques vivent des histoires incroyables. À mesure que le passé se referme sur lui-même en bloquant les retours à la fusion du début, le futur s’ouvre et se ramifie, ici et là, des soleils atteignent les grandeurs critiques nécessaires pour arroser les planètes d’une lumière zébrée de tous les éléments nécessaires à la chimie de la complexité. Plus jamais, le temps ne peut être perçu comme le cercle de la répétition du pareil au même. Il ne s’agit pas d’une histoire remplie d’événements accidentels et éphémères, nous assistons à la formation de structures de non-équilibre qui se maintiennent aussi longtemps que le système dissipe de l’énergie en restant en interaction avec le monde extérieur (la totalité).

 

La vie

Les acrasiales sont de petites bêtes à une cellule, une sorte d’amibe. À l’état «normal», elles croissent et se reproduisent comme n’importe quel unicellulaire. Elles se nourrissent de bactéries. Lorsque leur nourriture vient à manquer, elles cessent de se reproduire et entrent dans une phase qui dure environ huit heures. Vers la fin de cette période, elles commencent à se regrouper autour de certaines d’entre elles qui jouent le rôle de centre d’agrégation. Cette agrégation est une réponse à des signaux chimiques émis par ces étranges «leaders». L’agrégat forme peu à peu une tige surmontée d’un sac contenant des spores. Ce phénomène de collectivisation est rendu possible grâce à un mécanisme de communication intercellulaire et une différenciation en deux types de cellules seulement. Pour survivre, elles sont devenues un estomac collectif. Voilà un exemple d’auto-organisation en biologie où le danger d’extinction produit le réflexe d’association. Ces amibes sont des individualistes, sociables en situation d’urgence.

Même si la vie s’appuie sur des phénomènes physiques et chimiques d’auto-organisation, sa complexité appartient à une échelle sans commune mesure avec la physique ou même la chimie. Si la génétique expliquait à elle seule la complexité de la vie, ce qui n’est vraiment pas le cas, déjà il y en aurait assez pour décourager n’importe quel compilateur. Le code génétique d’un virus contient à lui seul 3182 «lettres», c’est-à-dire environ une page de texte; une bactérie contient trois millions de lettres, soit un bouquin de cinq centimètres; une cellule contient trois milliards de lettres, soit une pile de feuilles de cinquante mètres de haut[2]. Et le code génétique appartient à un ensemble beaucoup plus complexe de contrôleurs d’informations.

En fait, la vie est si complexe que si elle n’avait pas trouvé des moyens extraordinaires pour s’alimenter en énergie et s’autoréparer, elle ne tiendrait pas une seconde. Elle tient sur un pic prodigieux d’informations parce qu’elle répare sans cesse ses organes. Elle lutte intelligemment contre l’entropie.

La vie doit utiliser des atomes complexes comme le carbone, le fer, le magnésium, etc., et pour cela, des soleils doivent naître et exploser, renaître et réexploser (ce peut aussi être le résultat de certains types de soleil de première génération). Ensuite, il est nécessaire que des processus chimiques de haute complexité se développent dans les eaux sulfureuses des volcans marins, ou autrement. Il est donc nécessaire de disposer d’une planète géologiquement active grâce à des atomes radioactifs (atomes très lourds et très complexes). Des systèmes biochimiques doivent arriver à se nourrir, se réguler, se réparer et se multiplier de façon à tenir le coup face à l’entropie d’un environnement qui doit être stable sur le plan thermique (entre -50 et 50 oC, un cheveu sur l’échelle des températures possibles dans le cosmos!). Un tel équilibre suppose, entre autres, une lune suffisamment massive pour stabiliser l’inclinaison de la planète. On pourrait énumérer des dizaines de conditions similaires.

Il y a environ 3,8 milliards d’années, une bactérie primitive est arrivée à se stabiliser (l’origine de cette bactérie est toujours discutée). Elle a éventuellement satisfait ses besoins en énergie complexe (énergie fortement informée) en utilisant les molécules biochimiques produites dans les écoulements volcaniques sous-marins. Dans ce cas, la réaction chimique du sulfure de fer avec l’hydrogène sulfuré fut sa première source d’énergie. Cette énergie a permis à cette bactérie de transformer des composés minéraux en matière organique. Mais ce processus n’était pas très efficace (du point de vue de l’art de la complexification).

Certains descendants de cette bactérie ancestrale ont développé la respiration et la photosynthèse sans oxygène (il n’y en avait pas à l’époque). Ces cyanobactéries vont dissocier l’eau des océans (H20, un atome d’oxygène et deux atomes d’hydrogène) pour se fournir en hydrogène. Mais elles doivent se débarrasser de l’oxygène libéré par ce processus; pour elles, c’est un poison. Elles n’y arrivent pas. Des destructions-reconstructions s’ensuivirent s’étendant sur environ un milliard d’années. Et enfin, la vie a trouvé différentes solutions. Il y a 2,5 milliards d’années, les bactéries inventèrent les enzymes qui leur permirent de rejeter l’oxygène vers l’extérieur.

Ayant résolu ce problème, elles ont commencé, avec l’aide de la lumière, à convertir l’eau et le gaz carbonique en matière nutritive (par exemple, le glucose) et à libérer ainsi l’oxygène. Dans le milliard d’années qui suivirent, la vie a stabilisé l’atmosphère terrestre à environ 21% d’oxygène. Elle n’était pas au bout de ses peines. En effet, la terre ne reçoit pas seulement la confortable lumière visible, elle est aussi bombardée de lumière trop énergétique: rayons gamma, rayons X, rayons ultraviolets, etc. La vie va quitter les océans pour s’aventurer sur la terre ferme. Elle va enrichir l’atmosphère terrestre en oxygène afin de développer le bouclier d’ozone (molécule de trois atomes d’oxygène) qui filtre les rayons trop violents du cosmos.

En somme, la vie produit ses propres conditions. Une fois que les premières bactéries ont émergé des eaux volcaniques de l’océan, la vie a développé le moyen de se nourrir essentiellement de lumière. La Terre, minuscule planète, ne reçoit du Soleil qu’environ un dixième de milliardième de l’énergie rayonnée de l’astre, une énergie de 342 watts par seconde par mètre carré. L’intérieur de la Terre émet, lui aussi, de la chaleur, cette fois, par rayonnement radioactif des gros atomes tels ceux de l’uranium (0,87 watt par seconde par mètre carré).

On reconnaît la vie à sept inventions:

1) l’individualisation: les membranes capables de décider de ce qui doit entrer et de ce qui doit rester dehors, de ce qui doit sortir et ce qui doit rester en dedans;

2) la nutrition: les systèmes capables d’utiliser directement ou indirectement l’énergie photoélectrique (et d’autres formes d’énergie) pour faire fonctionner des processus chimiques complexes;

3) la respiration-fermentation: l’utilisation de la combustion lente pour transformer l’énergie des aliments en énergie utilisable par les cellules;

4) la reproduction: la capacité de se multiplier en transmettant un héritage d’information (une mémoire). Pour certains êtres vivants, la reproduction va se faire par un brassage génétique différencié entre femelles et mâles;

5) l’évolution: l’utilisation de mémoires moléculaires afin d’éliminer les voies d’échec et de réutiliser les voies de réussite. L’évolution exige des phases de multiplication des formes, des phases d’expansion dans des niches écologiques spécifiques, le développement de formes moins dépendantes à une niche spécifique, l’expansion du territoire, des phases d’élimination des formes inadaptées, etc. Les mutations doivent être à la fois multiples et corrélées (par exemple, la modification du bec de l’oiseau doit être corrélée avec la longueur des pattes, du cou, des ailes, etc.);

6) pour les êtres sexués s’ajoute la mort: la programmation des mécanismes permettant l’élimination des individus après leur période de reproduction de façon à favoriser l’évolution. (Il ne faut pas croire que la mort est un constat d’échec de la vie. Au contraire, c’est une solution favorable à l’évolution);

7) pour les animaux évolués s’ajoute la cérébralisation: la centralisation de l’information permettant aux individus et aux groupes d’améliorer leur capacité d’adaptation à l’environnement, surtout d’augmenter la souplesse de cette adaptation et son inventivité. La cérébralisation permet aussi l’épigenèse de certains apprentissages (un acquis peut être transmis)[3].

Chacune de ces inventions est un exploit technique faisant appel à des mécanismes électriques et chimiques extraordinaires. Un mammifère de notre taille agence quelque soixante mille milliards de cellules appartenant à deux cents familles différentes, sans compter les bactéries de la peau et du tube digestif qui sont dix fois plus nombreuses que les cellules de notre corps…

Et pourtant, la vie choisit de préférence les solutions les plus simples! Les problèmes sont si difficiles que les solutions ne peuvent pas être simplistes. La vie est un arrangement interdépendant de millions de solutions face à des millions de problèmes, des solutions «visant» la persistance, le développement et la multiplication de la complexité. Chacune de ces solutions est une petite merveille d’inventivité. Et tout cela doit dépendre d’une énergie renouvelée qu’il faut utiliser avec une extrême efficacité (minimisation des pertes d’énergie).

Parmi les inventions de la vie, il y a le mécanisme lui permettant de se nourrir de lumière (énergie de diffusion lui permettant de rester loin de l’équilibre). La nourriture est de l’énergie photoélectrique en conserve. La stratégie générale a consisté à mettre l’énergie du Soleil en réserve dans des liaisons chimiques. Le glucose, par exemple, constitue un excellent accumulateur d’énergie. C’est une molécule construite par photosynthèse. Les plantes vertes, principalement les algues, disposent de cellules spécialisées pour accomplir cet exploit technique.

Le glucose sera ensuite brûlé par combustion lente en présence d’oxygène provenant de la respiration. Brûler est une opération entropique, une opération de décomplexification des molécules, donc de déconstruction. Le glucose sera découpé en unités plus simples. En somme, il s’agit de jouer du yoyo en remontant la complexité grâce à des processus étonnants d’ingéniosité (la photosynthèse) et en utilisant la chute entropique comme deuxième moteur (la respiration).

La photosynthèse utilise un «organe» spécialisé: le chloroplaste, formé, entre autres, de granas, qui sont des arrangements en strates de plaquettes de chlorophylle. La photosynthèse utilise des matériaux simples tels l’eau et le gaz carbonique, des pigments sensibles à la lumière, et de l’énergie électrique employée à des niveaux d’efficacité qui rendraient jaloux les meilleurs ingénieurs[4]. Les chloroplastes forment une sorte de mosaïque d’unités photoélectriques. L’énergie du courant électrique va couper l’eau en deux pour libérer de l’oxygène et de l’hydrogène. Les électrons d’hydrogène sont très actifs. Ils vont être collectés par des transporteurs chimiques afin de réaliser la synthèse du glucose sous l’action de la chlorophylle[5]

Plus précisément, la photosynthèse se fait en six étapes emboîtées d’une complexité inouïe. La respiration est, pour ainsi dire, l’inverse de cette mécanique. Le glucose est brûlé par contact avec l’oxygène. Il en résulte du gaz carbonique et de l’eau. Ce processus recharge les batteries cellulaires (l’ATP)[6].

C’est un système de solutions chimiques au problème de l’alimentation de base! Un système à couper le souffle tellement il est complexe et écologique. Un aliment doit être complexe et combustible. À partir de la photosynthèse (de la formation de sucre comme le glucose), la vie va développer des milliers de moyens d’exploiter cette nourriture de base (les poissons, les herbivores…)

La vie est un petit courant électrique entretenu par le Soleil. Mais les processus chimiques de synthèse (complexification) et d’oxydation (décomplexification) sont emboîtés pour former une «mécanique» chimique prodigieuse. À partir de quelques rayons de lumière convertis en faible courant électrique, réaliser de tels processus chimiques constitue sans doute l’un des plus grands mystères de la création. D’ailleurs, nos manuels de biologie sont très loin d’avoir fait le tour des inventions les plus communes de la vie.

 

Après ce tour de piste scientifique, une image, un schéma, une vision se forme naturellement. L’espace-temps apparaît non comme une substance, mais comme un «vide» chargé de potentialités cohérentes. Si on laisse aller ces potentialités, elles entrent en interaction les unes avec les autres, mais en même temps, elles restent reliées à la totalité de l’espace-temps. L’ensemble de ces interactions entre les parties et entre les parties et le tout n’iront pas n’importe comment, mais vont suivre des lois de cohérence qui donneront prise aux mathématiques. Tout cela formera des vides et des agglomérations en expansion, en diversification et en complexification. On serait porté à croire qu’un «presque rien» a agi sur lui-même, en respectant une logique et une mathématique qui nous dépasse encore, et qu’il en a résulté un immense «cerveau», un immense tissu de relations dont la créativité ne semble pas avoir de limite. L’utérus du monde n’apparaît pas comme «quelque chose», mais comme la «mathématique» de toutes les mathématiques possibles, la «mathématique» la plus secrète et la plus profonde à laquelle nous accédons dès que nous scrutons le fond cohérent de notre propre pensée.

Le miracle des miracles, c’est que le cosmos qui est devant nous ne contient pas de miracles, en ce sens que nous pouvons progressivement comprendre sa logique. Il aurait été tellement plus facile de réaliser tout cela par des miracles, par des sauts gratuits dans l’intelligibilité des processus.

 

La méthode scientifique

Un résumé de tous ces chapitres sur l’environnement global: l’espace est une dilatation d’influence et l’énergie-information, un rassemblement de facteurs de détermination. Et tout cela se passe sur fond de nécessité logique, relationnelle et mathématique.

Mais nous, les êtres humains, lorsque nous pensons, nous commençons par un concept et nous enfilons une chaîne de raisonnements dans un espace libre et tranquille. Notre commencement est assez arbitraire. Nous n’arrivons pas à boucler un enchaînement suffisamment complet pour simplement aboutir à un bon commencement solide et satisfaisant. Nous devons nous satisfaire d’une base (axiomatique) qui se montrera rapidement déficitaire, elle sera soit dangereusement dualiste, soit dangereusement moniste.

Dualiste: nos définitions de base seront trop claires et trop distinctes (chez Descartes par exemple); elles seront à ce point mutuellement exclusives que nous échouons bientôt dans l’impasse du dualisme. Et si nous aboutissons à un ensemble d’objets conceptuels mutuellement exclusifs, absolument univoques, sans rien de commun, alors nous ne pouvons ni les additionner (car on ne peut additionner que des réalités similaires), ni les diviser (car alors on brise leur intégrité). Dans une telle situation, aucune opération et donc aucune relation ne sont possibles. Bref, par trop de clarté et de distinction, nous tombons dans l’impasse des relations impossibles. Un tas de billes qui tombent dans le vide sans relation organisationnelle. Une apparence de logique, mais qui ne tient la route que parce qu’on n’y pense pas.

Moniste: si, au contraire, nous cherchons à tout identifier à quelque chose — la matérialité, la spiritualité, la détermination, le hasard —, si nous cherchons une unité fondamentale substantielle d’où tout serait tiré, on risque de faire s’écrouler toute logique sur elle-même par une explication si globale qu’elle n’explique plus rien. Comment cette unité parfaite peut-elle engendrer un mouvement, un minimum de contradictions internes pouvant donner lieu à des relations, des opérations? Si les gouttes d’eau fusionnaient absolument dans l’océan, l’océan n’aurait pas assez de différenciation pour entrer dans une dynamique interne de transformation.

On attribue souvent ces deux erreurs à l’Occident (le dualisme) et à l’Orient (le monisme). Or cela n’est pas seulement très approximatif mais aussi faux. En réalité, ces deux pôles universels se combattent l’un l’autre autant en Occident qu’en Orient. Mais peu importe. La logique est un jeu de relations, elle suppose donc que les objets en relation ne soient ni absolument unis ni absolument séparés. La logique doit naviguer entre les absolus, mais elle ne peut pas non plus tout relativiser, car le relatif du relatif du relatif, à l’infini, devient un mur aussi infranchissable que l’absolu. L’absolu du relatif est une contradiction sans solution. La logique tente d’éviter les absolus sans faire du relatif un absolu. À remarquer que parmi les absolus, il y a le néant. À remarquer aussi qu’on ne s’en sort pas en mélangeant tout simplement deux absolus, par exemple, l’être et le néant. Le chemin est beaucoup plus difficile. En réalité, c’est sa difficulté qui fait le chemin lui-même. La logique est l’opération des impasses (les apories) qui soulèvent les seuls plis praticables pour la vie de la pensée et pour la vie de la réalité.

La logique veut prendre appui sur du solide. Or le seul solide qui est sous elle, c’est l’arête entre les failles sans fond du dualisme et les sables mouvants du monisme. Pas de commencement pleinement satisfaisant donc. On doit commencer par quelque chose comme un nombre qui se veut une quantité et qui pourtant ne peut être qu’une quantité d’une qualité jamais parfaitement définissable, qui se veut absolument indépendant du tout et qui pourtant reste une division toujours un peu vague du tout. Un hybride. Et nous n’arrivons pas non plus — encore moins — à compléter une logique, à nous assurer que nous sommes allés jusqu’au bout. On n’arrivera pas à dire: voilà, j’ai un système logique complet. Seulement, et c’est déjà beaucoup, il a été possible de démontrer logiquement que la logique ne peut être à la fois parfaitement cohérente et parfaitement complète, comme nous le rappelle le théorème d’incomplétude de Gödel. Une perfection dans la cohérence interne se paie par un ensemble de trous abandonnés derrière. Cela n’est pas qu’un simple constat, c’est surtout la manifestation de l’arête aiguë qui émerge seule et nécessaire entre les deux grands gouffres de l’esprit. Et autant la raison que l’existence lui sont assujetties.

Notre aspiration à la rationalité est similaire à celle de la beauté: une motivation incontournable, mais un but inatteignable. Cependant, il y a une différence. On sait que finalement il n’y a pas beaucoup de logiques qui peuvent tenir debout sur l’arrête de la vie et tenir bon. Peut-être n’y en a-t-il qu’une. Une sorte d’arbre des rides du possible, rides durables et frémissantes dans l’infini des impossibilités qui est aussi l’infini du non-pensable (ou de ce qui se tient tant qu’on n’y pense pas).

La différence entre le réel et nous est que, lui, il a trouvé ce fil de vie, ce fil de «cohérence», puisqu’il est là et nous produit d’instant en instant; nous, nous le cherchons encore, nous ne l’avons pas trouvé puisque nous sommes psychiquement le doute sur l’existence, mais il nous a trouvés puisque physiquement nous sommes une manifestation de son accomplissement.

Sans aucune assurance, nous titubons sur l’arête étroite de la vie, perdus dans l’infini des impossibles, nous recherchons la cohérence et la rationalité dans lesquelles notre corps et notre environnement se meuvent allègrement. Mais nous, à tout moment, nous pouvons tomber, ou plutôt, nous sommes déjà dans le fond d’une chute. Nous cherchons une logique et une rationalité pleinement satisfaisantes, mais nous n’y arrivons pas. Nous devons accepter un certain flottement, quelque chose entre le dualisme et le monisme. C’est par la conscience de sa fragilité que la science peut se tenir sur son fil de pensée dans l’espérance que ce soit aussi le fil de la réalité. Cet état de grâce que nous nous accordons à nous-mêmes est bien nécessaire, car nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre de réaliser une rationalité parfaite avant d’agir sur le monde, nous sommes dans le monde, et nous agissons toujours en lui, ne serait-ce que par notre respiration.

Ensuite, nous utilisons notre rationalité chancelante et provisoire, sans commencement solide, sans totalité satisfaisante, un ensemble de bribes. Avec ces lambeaux, nous nous confrontons à la réalité. L’expérience ne nous amène pas seulement à ajuster nos hypothèses sur la réalité; bien plus que cela, elle nous conduit à améliorer notre logique, parfois même à en changer les bases[7].

Ce qu’il y a de particulier avec la pensée humaine, c’est que, nous, nous pouvons avoir une idée et même des idées qui n’en sont pas. Le jour où on y pense sérieusement, on découvre que cette idée ne tenait pas la route. Et pourtant, elle a parfois vécu des siècles dans une culture. Par exemple, l’indépendance du temps et de l’espace n’est pas une idée qui peut tenir longtemps si on y pense réellement. Pourtant elle a duré. Bref, la différence entre notre pensée et la pensée qui est immanente à la réalité, c’est que notre pensée est principalement meublée de non-pensées (nous sommes prélogiques) alors que la réalité, elle, ne peut pas même esquisser une pensée incohérente puisqu’elle est soudée aux exigences de la durée, elle est de la durée pensante.

Dire cela, c’est aussi dire que la pensée dans la réalité n’est pas une pensée indépendante de ses effets. Tous ses effets sont immédiatement intégrés dans son propre être par une force de mémoire que nous ne connaissons pas. La mémoire et l’intelligence ne sont pas séparées dans la réalité, l’intelligence cosmique ne flotte jamais. Oui, elle peut supporter des effets qui ne tiennent pas la route, mais cela, c’est pour apprendre, ce sont des effets secondaires qu’elle intégrera dans une innovation (plus complexe et plus durable). Sur le fond, sur la trame de base, elle est la durée. La raison de la coïncidence entre la pensée, l’être et la durée nous apparaîtra plus claire dans la troisième partie de notre essai. Si on fait un saut, on peut dire dès maintenant que le temps ne peut pas être autre chose qu’un état particulier de l’éternité, donc une durée non finie; sinon, il commencerait et terminerait, ce qui est une contradiction en soi.

Lorsqu’on dit que la réalité est une pensée «matérielle», on veut dire que c’est une pensée qui ne peut pas échapper à elle-même, ses pensées deviennent immédiatement son propre corps, c’est-à-dire sa mémoire. Mais nous, le propre de notre intelligence, c’est qu’elle peut rouler en elle-même sans jamais toucher à elle-même par un réel exercice de pensée, ou sans jamais toucher à ses conséquences, sauf lorsque celles-ci nous éclatent au visage. En nous, la pensée a réussi à suspendre son cours et sa cohérence. Nous sommes de la pensée redevenue potentielle. Cela devrait nous rendre humbles.

Mais il y a un autre problème. On doit le dire, notre pensée n’est pas un système complet, loin de là, et nous sommes devant la réalité qui manifestement fonctionne comme un système complet (mais pas forcément parfait), un tout dynamique qui se tient (suffisamment pour durer). À cause de cela, nous ne pouvons donc pas épouser d’autre méthode (épistémologie) que celle qui commence par la plus petite explication pour aller à la plus grande. C’est David contre Goliath. Nous ne pouvons faire autrement que de découper le tout de la réalité en systèmes qui sont à peu près indépendants. Nous devons commencer notre expérimentation scientifique de la réalité par le plus simple, je veux dire par l’hypothèse la plus simple, la bribe de pensée qui nous apparaît la plus cohérente. Si nous voulons comprendre la complexité, nous devons commencer par faire l’hypothèse que la complexité n’est qu’un ensemble de parties simples, une addition d’éléments non complexes, car nous ne sommes pas encore capables d’une logique organique.

Qui utilise des pinces à épiler pour manger sa soupe ne peut pas attraper autre chose que des éléments qui ont la propriété d’être détachables du tout (au moins partiellement). La soupe reste pour nous un mystère dont on peut remettre en question jusqu’à l’existence. Notre pensée est déformée par les nécessités de nos méthodes qui sont elles-mêmes des adaptations à une incapacité de penser organiquement. Et pourtant le seul chemin possible entre la mécanique dualiste et l’immobilité moniste, c’est la pensée organique: une pensée dans laquelle le tout et les éléments ne sont jamais des absolus l’un pour l’autre et sont toujours en relation réciproque. Nous n’arrivons pas à une logique organique, car une telle logique est forcément un tout dès le commencement, et donc ne peut pas être le résultat d’une addition de briques et d’engrenages dont il serait impossible de douter. C’est comme s’il fallait avoir fini avant de commencer, ce qui, pour nous, est à la fois impossible (nous avançons théorème par théorème) et inévitable (car tout théorème repose sur la foi en la cohérence du tout logique).

La méthode des propositions vérifiables (hypothèses) ne peut donner que des morceaux de connaissance qu’il faut tenter de coller ensuite dans un ensemble cohérent, forcément mécaniste (méthode mise au point au Moyen Âge par Guillaume d’Ockham et toujours en vigueur en science classique). «Mécaniste», non pas parce que la chose serait mécanique, mais parce que la méthode est un montage. Dans le montage mécaniste, le tout n’a pas réellement d’existence, il n’est que le résultat des parties (alors que, dans la pensée organique, le tout et les parties sont en rapport réciproque d’interdépendance). Un avion n’a pas de totalité, il n’est pas un tout, mais une addition de parties. Un cheval est une totalité dès le début, une totalité qui s’est différenciée de l’intérieur, et où chaque composante peut devenir une cellule souche d’où un cheval peut se recommencer par clonage.

Malgré notre logique constructive (et non pas organique), il y a forcément une logique totalisante à l’intérieur de notre science. Toute théorie ne peut être qu’un tout intuitif et organique impossible à vérifier directement. Une théorie est forcément une idée du tout qui ne se démontre pas comme telle. On suppose seulement que certaines hypothèses vérifiables cohérentes avec elle, à force de s’accumuler, consolident la théorie. La science tricote avec une aiguille théorique et une aiguille pratique (méthode hypothético-déductive et constructive): ses théories sont forcément des totalités organiques qui doivent expliquer la dynamique des parties dans la transformation du tout; ses expériences pratiques procèdent par petites hypothèses vérifiables qui livrent quelques morceaux du casse-tête (qui reste un casse-tête du réel et non un réel vivant). Mais le fossé reste, pour le moment, infranchissable entre les deux, et cela pour deux raisons: l’intuition théorique est de nature organique et l’analyse-synthèse par hypothèses vérifiables est de nature mécaniste (emboîtement d’éléments); les miettes de connaissance sont encore bien loin de produire une vision cohérente de la réalité.

L’analyse et le remontage d’un cheval n’expliquent en rien comment l’animal a fait pour se faire de l’intérieur comme si toujours la totalité existait pour lui dès le début. Ce qui est vrai pour le cheval est d’ailleurs aussi vrai pour un atome ou une galaxie. On n’a trouvé nulle part une composante indépendante. Tout s’est avéré un tout en différenciation de soi, et ce même au niveau le plus primitif de ce que nous avons l’habitude d’appeler «matière». La totalité n’est pas seulement une synthèse, elle est là lors de la différenciation des parties. La relation du tout et des parties est simultanée, élastique et synchrone.

Le défi entre la théorie et les connaissances expérimentales est double: qualitativement, il s’agit de joindre ensemble l’organique du réel avec le mécanisme résultant de la méthode; quantitativement, il y a loin de la coupe aux lèvres. Nous n’en savons pas assez. Nous savons même qu’il y aura sans doute d’ici quelques années un changement de théorie de base en physique, car la physique est actuellement limitée par des théories contradictoires.

Et l’idée vague que la physique expliquerait la chimie, que la chimie expliquerait la biologie, et que la biologie expliquerait la psychosociologie, est très probablement une idée non pensée, purement culturelle, qui ne tient le coup que par réaction aux abus religieux donc nous avons été victimes. Une telle idée est l’essence même du mécanisme, et nous n’avons trouvé de mécanisme nulle part. Toujours le tout est une donnée incontournable, bien que méthodologiquement au-dessus de nos moyens. Néanmoins, le choix méthodologique d’une construction mécaniste est sans doute le seul qui permet, pour l’instant, à la science d’avancer. Le risque est d’oublier que cette méthode fondamentalement boiteuse (mais nécessaire à des débutants comme nous) laisse un fossé énorme dans lequel nous prenons des risques que nous ne sommes absolument pas capables de mesurer.

 

Le pépin et la pomme

Le fait d’être immergé dans un monde intelligible nous donne malgré tout l’espérance que nous ne sommes peut-être pas si bêtes que cela dans nos intuitions, mais que, hélas! nos méthodes de preuve sont encore immatures. Nous sommes comme un enfant qui contemple dehors un cheval au galop, et qui dans sa maison démonte et remonte un cheval de plastique. Nous construisons un pont par les deux bouts: le bout de la pensée immanente qui participe à la nature (l’intuition de la théorie), le bout d’une pensée constructive qui imite la nature, la modélise, la simule (la construction par éléments démontrés). Devant une automobile, nous pouvons éprouver un sentiment de compétence; devant la nature, nous sommes encore très dépourvus.

La nature dans toute sa largeur, sa profondeur et sa durée, n’est sans doute pas aussi primaire, elle est une intelligence autrement plus cohérente que la nôtre (elle dure), une intelligence certainement au moins au stade organique, car elle est toujours immanente dans son acte et son acte est forcément complet en ce sens qu’il affecte le tout autant que les parties contiguës à son action. Pour elle, penser et se transformer est sans doute la même chose. L’intermédiaire de la représentation, de l’analyse et de la synthèse n’existe pas pour elle. Il y a beaucoup plus de chances qu’elle soit de la pensée infiniment supérieure à nous que le contraire.

Mais sa pensée est peut-être si organique, si immédiatement une transformation de soi en accord avec les fondements d’une logique de la durée, une pensée si liée à sa propre consistance qu’elle nous échappe (analytiquement) et pourtant elle nous pénètre (intuitivement). Car qui pense en nous, si ce n’est elle? Qu’est-ce que notre pensée, sinon une goutte de sa pensée? Et en elle, la goutte n’est jamais une petite chose, c’est déjà tout elle. Cependant en nous, elle pense très obscurément, par bribes, comme infiniment ralentie, image par image, encore incapable de se totaliser. En nous, elle semble avoir choisi de se handicaper et de se décomposer. Elle apparaît s’analyser en nous. Mais qui sait où nous en serons dans dix mille ans? Peut-être aurons-nous cessé de résister à son élan?

Si on exclut le classicisme (appelé aussi la modernité), et qu’on regarde, par-delà, l’évolution des grandes intuitions cosmologiques, on a l’impression que les mythologies et les visions philosophiques se sont adressées à la réalité comme si elle était une pensée repérable par au moins trois caractéristiques. Premièrement, la nature est vue comme liée à une rationalité bien supérieure à la nôtre, c’est-à-dire bien plus près de la rationalité que nous poursuivons que de celle que nous utilisons, en tout cas assez pour réaliser l’œuvre dans laquelle nous sommes immergés, une œuvre gigantesque, complexe, à la fois organiquement unifiée, partiellement analysable et surtout puissamment créative. On croyait même qu’il s’agissait d’une rationalité accomplie.

Deuxièmement, cette pensée n’était jamais perçue comme dissociée de ses résultats. On la voit ramasser tous ces résultats comme faisant partie d’elle-même. Elle ne pense pas avant d’agir, elle pense dans une action qui est toujours une transformation globale d’elle-même, elle est éternellement immanente à ses propres actions. Elle ne traverse pas des phases d’intention, de représentation, d’évaluation et de réalisation. Elle est comme un peintre qui serait lui-même un pot de peinture, ou comme un musicien qui serait lui-même une vibration.

Troisièmement, cette pensée en réalisation ne poursuit pas un but ni des buts, elle veut produire et épuiser toutes les possibilités. L’impossible est la conséquence d’une logique de fond. Ce qui est non logique est aussi ce qui ne peut pas exister. Mais à partir de cet océan des impossibles, elle tente de maximiser tout le possible. Si c’est possible, cela est déjà en voie de réalisation. Et si ce n’est pas encore possible, mais qu’il est possible de le rendre possible, elle est déjà sur le chemin des préalables. Elle arrive à multiplier les champs de la possibilité. Les possibles atomiques sont tels qu’ils produisent une infinité de possibles chimiques, les possibles chimiques sont tels qu’ils produisent une infinité de possibilités biologiques, les possibles biologiques sont tels qu’ils produisent des possibilités de participation aux conditions d’une vie encore plus complexe… Elle va à l’inverse d’un but. Le but est une contraction du possible, elle, elle est en dilatation des possibles.

La question est sans doute la suivante: pourquoi la nature pense-t-elle si mal en nous? Comment fait-elle pour se fragmenter en nous en un tas de cubes se heurtant les uns les autres? Elle qui glisse sur un fleuve, comment devient-elle un éboulis pêle-mêle dès qu’elle entre dans le misérable cerveau humain? Sommes-nous les seuls à être incapables de coordonner nos mille milliards de composantes? Par quel miracle un cerveau vivant peut-il se percevoir comme un ensemble de petites roues articulées sur des pivots? Comment un cerveau conscient peut-il en arriver à imaginer que sa conscience ne lui appartient pas et, même, qu’elle n’appartient pas à la réalité?

La pensée est en nous comme un homme qui a eu un grave accident. Il doit tout apprendre, mais, surtout, il est maintenant forcé d’apprendre par petits pas pédagogiques découpés. La pensée est comme ce musicien qui à quatorze ans possédait parfaitement son art, ses doigts glissaient directement du sentiment musical à l’instrument de musique, sans le moindre hiatus. Mais tout à coup, il prend conscience de la magie, il se voit jouer, la conscience se divise, sur un côté elle reste un tout cohérent qui observe, sur l’autre elle devient une série disjointe d’actes et de notes. Le temps s’emmêle dans les notes, les doigts titubent sur les touches, et la musique s’écroule en une cacophonie insupportable. Désormais, si l’homme veut redevenir musicien, il doit tout réapprendre par la conscience explicite. Un travail colossal. Entretemps, combien de fausses notes et d’oreilles écorchées!

La pensée analytique a quelque chose de rétrograde. Si la masse est un grave ralentissement de la lumière, la forme analytique de notre pensée, un grave ralentissement de la pensée naturelle. Avant ce moment tragique, nous sommes des coureurs aussi gracieux que le cheval, après nous sommes des automates à la démarche rigide et pesante. Le coureur gracieux fend l’air et évite les obstacles, l’automate se heurte aux choses et arrache les arbres sur son passage. L’inconvénient de l’approche analytique seule apparaît catastrophique: l’homme ennemi de l’harmonie, pierre d’achoppement, barrage dans l’évolution naturelle de la grâce et de la vie. Si c’était un choix de la nature, quelle erreur!

Mais au bout du compte, s’il persévère et redevient musicien, si après des années et des années d’apprentissage l’être humain arrive à nouveau à l’harmonie du cheval, il en saura énormément sur ce que sont le rythme, les gammes, la musique et l’harmonie. Par toutes ces années de reconquête de l’harmonie, il en aura mesuré la valeur. Dans mille ans, il ne jouera peut-être pas encore aussi bien que le singe s’élançant d’une branche à une autre, mais il en saura beaucoup sur la valeur d’un mouvement gracieux. Il sera peut-être un interprète toujours décalé, mais il peut devenir un admirateur ébahi et peut-être même un co-compositeur prudent. D’ici là, pourra-t-il assumer les conséquences de sa rupture avec sa propre harmonie intérieure et avec l’harmonie de la nature?

Le pépin dans la pomme ne peut pas être autre chose qu’une pomme. Lorsqu’il regarde le ciel étoilé, il se sait dans la chair de la pomme. Il sait que la pomme est le pépin réalisé. Il se connaît lui-même en explorant tout ce qui est en dehors de lui, mais il le fait par sa constitution intérieure. Intérieur et extérieur sont, pour lui, l’écho d’un même mouvement.

Aller au fond de soi, ce n’est pas seulement trouver papa, maman, et tous les complexes psychosociologiques dont il faut se libérer, c’est aussi sonder la rationalité à laquelle nous n’échappons jamais tout à fait, et dans laquelle nous retrouvons une certaine liberté de connaissance. Mais il ne suffit pas de se contenter de ce qu’une culture appelle «logique» et «rationalité». Car «cette» logique et «cette» rationalité ont été construites à la manière d’une religion, pour une part en vue de rejoindre un idéal, et pour une autre part dans le but explicite d’étouffer l’élan vers cet idéal. Toujours la culture oscille entre la percée à travers l’inconnu organique (intuition globale) et la reproduction des instruments analytiques visant avant tout à nous donner un faux sentiment de sécurité (preuves une par une).

Néanmoins, dans le cas qui nous concerne, le pépin de pomme a le pouvoir de se sécher lui-même pour mieux se découper et s’expliciter. Il peut se prendre pour matière morte et faire sa propre autopsie. C’est même sans doute un accident inévitable, une destinée. Alors il construira par essais et erreurs des robots de pommes. Il s’autodécortiquera. Néanmoins, il n’échappera pas à la pomme. Toujours son intuition du tout transcendera son analyse des parties.

Il ne fait pas que réapprendre à marcher, il s’instruit beaucoup dans ce désert, il apprend que la vie n’est pas une machine composée d’un matériau inerte. Lorsqu’il sortira de nouveau dehors, il n’aura sans doute pas encore atteint le niveau de respect d’un homme primitif pour un cheval, mais peut-être saura-t-il plus que jamais la valeur infinie d’un poulain lancé à pleine course dans une plaine.

 

[1] Résumons très brièvement la théorie standard. L’énergie-information s’organise en systèmes complexes. Le système fondamental, c’est l’atome. Vu de loin, cela ressemble à un noyau entouré d’un nuage d’électrons. Si on s’approche du noyau, on percevra des protons et des neutrons. Si on s’approche d’un proton, on aperçoit trois quarks de types différents. Le neutron est lui aussi formé de trois quarks de types différents. Du point de vue électrique, les protons possèdent une charge positive. Les quarks n’ont pourtant pas de charge électrique ni positive ni négative. Ils possèdent trois polarités et non deux comme en électricité. Ils vivent donc en triangle. Autour du noyau, on peut apercevoir le nuage d’électrons. Et tout cela interagit en émettant des neutrinos (neutrinos d’électron, neutrinos de muon, neutrinos de tau) et des photons. Les quarks, les électrons, les neutrinos ont un spin particulier (spin de 1/2) qui leur donne la nature de fermion. Le fermion, dans son état normal, est la réalité qui se rapproche le plus de ce qu’autrefois on appelait «matière»: les fermions obéissent à la règle d’exclusion selon laquelle un état donné ne peut être occupé par plus d’une particule d’énergie à la fois en même temps. Comment les protons (tous de charge positive) font-ils pour vivre ensemble si tassés les uns sur les autres dans le noyau? Ils s’échangent des mésons et des gluons. Le gluon médiatise l’interaction forte qui assure la cohésion du noyau. Mais les gros noyaux, comme celui de l’uranium, ont tendance à se désorganiser en produisant un rayonnement radioactif très puissant. Cette énergie vient de l’interaction des mésons. L’électron occupe une place dans les nuages orbitaux selon son degré d’excitation électrique. Plus il est excité, plus il se tient loin. L’énergie électrique et magnétique provient de l’interaction des photons. En fait, les gluons, les mésons et les photons réalisent les interactions nécessaires à l’équilibre énergétique de l’atome.

[2] On doit cette comparaison à Joël de Rosnay, L’aventure du vivant, Paris, Seuil, «Point», 1988, p. 26.

[3] L’épigenèse est actuellement démontrée, mais elle ne fait que commencer à se développer.

[4] Plus précisément la photosynthèse demande trois ingrédients: 1) Des molécules de base. La photosynthèse du glucose se fait à partir de deux molécules simples: gaz carbonique et eau. 2) Des pigments. La photosynthèse ne peut se réaliser sans la chlorophylle (il y a d’autres sortes de pigments pouvant faire un travail similaire). La molécule de chlorophylle est organisée en strates dans le chloroplaste. Les «antennes collectrices» sont formées de pigments et de protéines de transport. 3) De l’énergie. La synthèse ne serait pas possible sans une molécule assez compliquée: l’adénosine triphosphate (ATP). La molécule ATP a pour propriété de faciliter le changement d’orbitale des électrons. Bref, les électrons de l’ATP sont très excitables. Lorsqu’un photon touche l’électron, celui-ci change d’orbitale. Il se gave d’électricité. L’électron excité a tendance à retourner à son état habituel en se déchargeant électriquement.

[5] Sous l’effet de la lumière, 6 molécules de gaz carbonique et 12 molécules d’eau vont produire une molécule de glucose.

[6] La respiration se fait dans la mitochondrie (petit organisme dans une cellule). Les mitochondries sont traversées de crista (sorte de tubes très allongés). La mitochondrie arrache les électrons de liaisons afin de déconstruire le glucose, il s’agit de brûler, d’oxyder le glucose. Le flot des électrons arrachés, c’est-à-dire le courant électrique va recharger l’ADP en ATP.

[7] Par exemple, S. Lupasco, Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie, Monaco, Le Rocher, 1987.