« Cette idée d’un univers statique a survécu [l’idée que le temps se déroule comme un film déjà réalisé], même à la révolution quantique, il est vrai sous une autre forme, et même à la révolution einsteinienne. D’où nous vient cette notion de Loi de la nature?
dessin de Pierre Lussier
« Il est très intéressant d’en étudier l’histoire et de noter que dans la formulation de cette notion de loi, la théologie a joué un rôle important. Celui qui en était le plus conscient, qui l’a écrit et répété, c’est Leibniz. Leibniz a insisté sur le fait que le concept de Loi de la nature est quelque chose d’extrêmement particulier à la civilisation occidentale. En Chine, il n’y aurait pas eu de formulation de «lois» de la nature. Il y a la conscience d’une forme d’harmonie universelle qu’on peut étudier qualitativement, mais il n’y a pas quelque chose de comparable à une loi dans le sens occidental d’une nécessité [d’une certitude et d’une prévisibilité mathématique]. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les Chinois qui ont fait des découvertes très importantes au point de vue expérimental n’ont pas pensé à mesurer la durée de la chute d’une pierre, parce qu’ils se disaient: quel intérêt y a-t-il? Un jour il pleut, alors peut-être que ça ira plus lentement, un autre jour il y a du vent… Alors quelle importance! Tandis que, au contraire, partant de l’idée d’un Dieu rationnel [sans l’irrégularité des émotions], d’un Dieu législateur [qui ne déroge jamais à ses lois], on peut espérer comprendre la nature de Dieu [le grand horloger] à travers les lois de la nature [la grande horloge]. Et comprendre Dieu à travers les Lois de la nature est l’objet de la science d’après Leibniz. Comprendre Dieu à travers la nature, c’est comprendre la nécessité qui se manifeste dans la nature et se rapprocher du point de vue divin [la rationalité parfaite]. Or, pour Dieu [Raison pure], évidemment, il n’y a pas de passé, il n’y a pas de futur. Nous parlons du Dieu qui détermine tout, non pas de celui de Teilhard de Chardin, mais du Dieu tel qu’il était conçu au XVIIe siècle, du Dieu de Leibniz, d’un Dieu omniscient, omnipuissant et pour lequel le temps ne signifie rien.
« Et dès lors, le scientifique, dans sa recherche orientée vers la connaissance divine, devait lui aussi éliminer le temps. Dès lors, la preuve qu’une science était satisfaisante, c’est que le temps comme succession naturelle [pleine d’imprévisibilité] n’y jouait pas de rôle; l’élimination du temps devenait ainsi une preuve de la perfection de notre connaissance. L’idée de Loi est basée sur l’idée de certitude. L’idée de certitude est de nouveau une des caractéristiques de la science occidentale. Elle a été formulée, peut-être pour la première fois, d’une manière claire — car il y a toujours des origines plus anciennes — par Descartes. Il y a un livre que je recommande chaleureusement à tous ceux qui s’intéressent à l’idée de certitude, le livre Cosmopolis de St Toulmin, un philosophe américain, dans lequel il analyse l’origine de l’idée de certitude développée par Descartes. C’est une histoire très intéressante et j’aimerais bien écrire, un jour, un petit livre que j’appellerais non pas « Une brève histoire du temps », mais « Une brève histoire de la certitude », parce que c’est très intéressant de voir comment l’idée de certitude est apparue. Et aussi dans quel contexte culturel et social l’idée de certitude est devenue centrale comme c’est le cas dans l’œuvre de Hawking [et de toute science mécaniste].
« L’idée de certitude apparaît au moment des guerres de religion. Descartes vit à un moment tragique de l’histoire européenne, au moment des guerres de religion, à un moment où les protestants ont leur vérité, les catholiques ont la leur, les uns ont une certitude, les autres ont une autre certitude, des certitudes conflictuelles. Aussi le propos de Descartes est-il de concevoir une certitude qui soit accessible à tout le monde, une certitude que tout le monde pourrait partager et qui serait un élément de paix, de concorde possible entre les hommes. C’était donc tenter de sortir d’une situation tragique que d’introduire cette idée de certitude à la fois dans les sciences [en exigeant qu’elles doivent s’inspirer des mathématiques, de l’arithmétique et de la géométrie] et, en philosophie, avec l’idée du cogito [le « je pense donc je suis »] une certitude que tout le monde peut reconnaître.
« L’idée de certitude apparaît ainsi comme un moyen de dépasser le tragique de l’histoire, d’aller vers un univers où il n’y a plus de doute, un univers où il n’y a pas de guerres de religion, un univers où on peut dépasser les vicissitudes de l’histoire. Et curieusement, on retrouve exactement le même contexte chez Einstein. Chez Einstein, aussi, il y a un besoin de dépasser le tragique de l’histoire, d’aller vers l’harmonie de l’éternel. On le sait, Einstein a toujours dit qu’il a appris plus de Dostoïevsky qu’il n’a appris chez les physiciens; et il a toujours dit que ceux qui doivent faire de la physique théorique, ce sont ceux qui aiment vivre dans les montagnes, qui aiment l’air pur des montagnes, qui veulent fuir l’air pollué des villes. Ainsi l’activité scientifique ne doit pas être une activité sociale, mais une activité qui va au-delà de la société, à la recherche d’une harmonie, une harmonie éternelle, une harmonie qui n’est pas entachée, comme le disait Lévi-Strauss, de la malédiction de l’histoire. Un exemple de son attitude, c’est le fameux échange de lettres avec son ami M. Besso qui, lui, au contraire, lui pose toujours la question: «Mais l’irréversibilité et la succession dans le temps [de l’imprévisible], qu’est-ce que tu en fais?» Et avec une patience qu’il n’a manifestée qu’à l’égard de son meilleur ami, Einstein répondait toujours: «Mais quelle irréversibilité? La flèche du temps n’existe pas dans la nature [le film peut être vu vers l’avant et vers l’arrière]! C’est une conception purement humaine, purement relative. » Et quand Besso meurt, Einstein écrit à sa sœur: « Michele Besso nous a quittés, mais pour nous physiciens convaincus, cela a peu d’importance, car, nous physiciens, nous savons que le temps est illusion. » Et peut-être, qu’après tout, la conception que Hawking développe avec ses collègues est inspirée par la même aspiration à échapper au tragique. Pour lui aussi, la souffrance, l’infirmité qui l’a assailli peut de cette manière être dépassée et réduite à une simple illusion devant l’harmonie éternelle des choses [Hawking a été victime dès sa jeunesse d’une grave maladie dégénérative].
« Mais pouvons-nous nous arrêter là? Parce qu’il faut bien dire, il y a un prix à payer pour arriver à cette notion. Et le prix, déjà Descartes l’avait compris, c’est un dualisme fondamental; car enfin si l’univers peut être décrit de manière statique et «certaine» — conformément à une certitude atemporelle —, nous, nous ne pouvons pas décrire notre vie de cette manière. Pour nous, le temps est la dimension existentielle fondamentale; nous ne pouvons pas non plus décrire la vie sans parler d’évolution dans une perspective d’incertitude. Donc, le prix à payer c’est le dualisme et finalement l’aliénation [l’univers nous serait aliéné, nous serions son étranger]. Le prix à payer, c’est de détacher l’homme du devenir [de l’univers mécanique qui se déroule, mais ne devient pas]. C’est de présenter, d’un côté, comme le faisait Descartes, l’univers matériel comme un automate qui ne devient pas [une horloge], qui est effectivement soumis à des lois certaines et déterministes et, de l’autre côté, l’intelligence, la vie humaine qui est «pensée». Ce dualisme est un élément essentiel dans la conception cartésienne. »
Notre monde contemporain lutte encore contre ce dualisme avec cette tendance à éliminer l’un des deux mondes : si c’est matériel, ce n’est pas spirituel et si c’est spirituel, ce n’est pas matériel. Il faudrait choisir entre « matérialisme » et « spiritualité »!