Sixième extrait de la conférence de Prigogine, Temps à devenir

« La relativité générale d’Einstein présente une synthèse encore beaucoup plus grandiose que la relativité restreinte. L’espace y est désormais lié à la fois au temps et à la matière; et ce lien se fait grâce au fait que, cette fois-ci, il y a une courbure de l’espace-temps et cette courbure dépend du contenu de la matière [la masse et la courbure de l’espace-temps sont exactement la même chose, c’est pourquoi la terre tourne autour du soleil comme un bille tourne dans un cône. Il ne faut pas penser que la masse cause la courbure ou que la courbure cause la masse, il n’y a pas de causalité, mais une équivalence. Cela veut dire que la matière n’agit pas sur l’espace-temps ni l’inverse, bref le temps n’est ni la conséquence ni la cause, il constitue la trame de la réalité qui comprend toujours et de façon inséparable l’espace, le temps, la masse et l’information dans des états dynamiques totaux ].

76 La vague 22,5 x 23 cm

Peinture de Pierre Lussier (symbole du temps)

« Mais la relativité générale reste une théorie newtonienne [classique] dans ce sens qu’elle exprime de nouveau des certitudes parce qu’il n’y a pas de flèche du temps [on peut se promener dans le temps comme dans l’espace en suivant n’importe quelle direction]. Donc, le temps cosmologique est exorcisé par Hawking qui fait disparaître le temps historique [tout cela parce que la relativité générale n’a pas introduit l’information dans ses équations].

Alors, comment mesurer la flèche du temps dans la perspective de Hawking? Il parle de la flèche thermodynamique [la loi physique par laquelle toute transmission ou diffusion d’énergie entraîne une perte d’information]: vous vous rappelez — je ne vais pas faire l’expérience —, vous prenez un verre, ou une tasse, vous le jetez par terre et vous voyez que la tasse ou le verre se casse en petits morceaux [elle perd de l’organisation et donc de l’information]. Voilà, c’est la flèche du temps; et la flèche du temps thermodynamique signifie simplement que vous allez d’un état ordonné, le verre entier, vers un état désordonné dans lequel le verre est cassé en mille morceaux. Voilà, c’est banal!

C’est banal, mais c’est aussi peu convaincant parce que s’il y a des tasses qu’on peut jeter par terre et casser, c’est que quelqu’un a dû les fabriquer. S’il y a des tasses qu’on casse, il y a des tasses qu’on produit. Et les tasses qu’on produit sont produites dans le même univers que les tasses qu’on casse. En d’autres termes, il est faux de penser que la flèche thermodynamique correspond à une évolution vers le désordre. Je reviendrai encore là-dessus. L’univers, tel que nous le voyons, contient des objets désordonnés — l’atmosphère dans cette chambre est formée d’un gaz dont les molécules vont dans tous les sens — mais il est plein d’objets très cohérents, très structurés. Un atome, une étoile, un être vivant sont très structurés. Donc, l’univers contient à la fois l’ordre et le désordre, et l’évolution thermodynamique, ce n’est pas seulement l’évolution vers le désordre; c’est une évolution qui comprend à la fois le passage vers l’ordre et le passage vers le désordre. »

 

Il ne faut pas oublier que Prigogine est prix Nobel de chimie. En chimie la production d’une molécule et la dislocation d’une molécule sont toutes les deux possibles, mais si l’une demande de l’énergie, l’autre produit de l’énergie. Dès qu’on met en lien l’énergie et l’information, on voit que le temps va vers la désorganisation et vers l’organisation et que cela lie l’énergie (qui a son équivalent masse) et l’organisation (qui se comprend en quantité d’informations). Nous ne sommes pas de la « poussière d’étoiles », nous sommes de l’organisation, et même un seul grain de poussière d’étoiles est très organisé.

Cinquième extrait de la conférence de Prigogine, Temps à devenir

« Pouvons-nous aujourd’hui encore voir la science comme quelque chose de désincarné, d’étranger à l’homme? Aujourd’hui, je ne crois pas que nous puissions dire que l’idéal du scientifique est de vivre dans les hautes montagnes où il n’y a pas de pollution. Ne serait-ce pas plutôt de s’intéresser aux causes de la pollution et d’essayer de créer des villes dans lesquelles il y aurait moins de pollution, de s’intéresser aux problèmes humains [de changer la trajectoire tragique de la vie humaine]?

Prigogine

« La science, après tout, n’est pas seulement une entreprise individuelle, un espoir de libération de l’homme, mais aussi une entreprise culturelle, une entreprise sociale dans laquelle on ne peut pas concevoir la science comme une activité coupée de la vie, de la société. Ainsi, je voudrais souligner que le titre du livre de Hawking, «Une brève histoire du temps», me paraît contradictoire, parce qu’au fond ce n’est pas d’une brève histoire du temps qu’il s’agit, mais plutôt de la négation du temps [le temps comme histoire]. Hawking parle avant tout de cosmologie. Il essaie de montrer qu’il n’y a pas de « flèche du temps » [pas d’orientation privilégiée du temps et donc d’histoire]. Si vous voulez donner au temps la signification que le temps devrait avoir selon Hawking, il faut introduire un temps imaginaire [au sens mathématique du terme].

« Qu’est-ce que c’est le temps imaginaire? Le temps imaginaire se conçoit dans le contexte de la relativité. Dans l’esprit de Newton, l’espace, le temps et la matière étaient des concepts distincts. La métrique [la façon de mesurer] de l’espace était euclidienne [géométrie plane], le théorème de Pythagore en est l’expression. Dans la théorie de la relativité restreinte d’Einstein, l’espace et le temps sont reliés [il faut donc les situer dans une géométrie à 4 coordonnées : largeur, hauteur, profondeur, temps]. Toutefois, la matière reste indépendante [la matière, la masse survient dans la relativité générale]. L’intervalle fondamental n’est plus un intervalle d’espace comme dans la géométrie euclidienne, mais un intervalle d’espace-temps [mais une vitesse, c’est-à-dire l’espace divisé par du temps, celle de la lumière]. Toutefois, le temps joue un rôle différent dans l’intervalle, il n’a pas le même signe. Comme on l’écrit d’habitude dans l’intervalle, le temps est affecté d’un signe «+» et l’espace d’un signe «-». [En termes très simplifiés, cela veut dire que puisque la vitesse de la lumière (environ 300 000 km par seconde) est un constante non relative qui relie le temps relatif et l’espace relatif, cela veut dire que plus (+) vous allez vite, plus vous vous approchez de la vitesse de la lumière, plus (+) vous embrasser d’espace et donc moins (-) vous embrassez de temps, si bien qu’à la vitesse de la lumière, pour vous le temps ne passe plus, vous ne vieillissez plus, vous restez éternel, mais au prix de l’absence complète d’interaction avec quoi que ce soit (bref, vous ne vivez plus). À l’inverse, si vous marchez aussi lentement que ma grand-mère, vous embrassez moins (-) d’espace et donc plus (+) de temps, et c’est pourquoi vous vieillissez et c’est pourquoi le l’espace et le temps sont affectés de singnes inverses. Ce n’est pas vraiment drôle pour nous les lents, mais c’est une grande découverte pour la science. Pourquoi, est-ce le temps qui porte le signe + ? C’est parce que la constance qui est la vitesse de la lumière ne peut être atteinte que par une très forte accélération mesurée en seconde au carré, et tout nombre au carré est forcément affecté d’un + (-1*-1=+1). Si vous avez suivi mon explication, le temps va forcément dans une direction, sinon vous ne pourriez pas savoir que le temps a passé plus vite pour un objet que pour un autre, et donc toute la théorie de la relativité serait non mesurable. On ne pourrait pas savoir en examinant une chose si cette chose a vécu beaucoup de temps ou peu de temps par rapport à une autre chose. Continuons avec la conférence de Prigogine.  ]

Qu’est-ce que nous propose Hawking? Il nous propose, et c’est un des éléments les plus mystérieux du livre, de remplacer le temps par un temps imaginaire. Or, si vous vous rappelez quelques souvenirs d’école, si vous remplacez un temps «t» par «it», «i» étant l’unité de base des nombres imaginaires, c’est-à-dire la racine carrée de -1, alors le carré change de signe. Si le carré change de signe, alors le signe du temps dans l’intervalle d’espace-temps devient le même que le signe de l’espace, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de différence entre le temps et l’espace. Donc, il introduit le temps imaginaire pour spatialiser le temps. Au moment où on parle de temps imaginaire, on a spatialisé le temps. Donc, quand il nous parle de la « traversée du temps imaginaire », il ne fait plus de différence entre le temps et l’espace et, quand il nous dit « il faut un univers sans «boundaries» [sans frontière, c’est-à-dire sans différence entre le temps et l’espace], c’est un univers sans « boundaries » dans un temps imaginaire, et évidemment il n’y a pas d’évolution dans ce temps imaginaire. »

 

Il est très difficile pour l’esprit humain de penser le temps autrement que comme une flèche, c’est à dire une ligne orientée, donc de l’espace unidimensionnel orienté, mais cela suppose que le temps est entièrement programmé, et que le programme se déroule dans une direction.  Pourtant, l’horizon de Liapounov montre qu’après une certaine longueur de temps, on entre dans le monde des bifurcations (des probabilités) et même des sauts d’information (une nouveauté complexe). À ce moment-là, le temps ne se préexiste pas, seules les grandes trames du film sont prévisibles à plus long terme; à plus court terme, il y a invention, et une fois l’invention entrée dans la réalité, elle joue un rôle conséquent sur tout le reste de l’histoire. En pratique, cela veut dire que nous sommes non seulement plongée dans une aventure, mais que nous sommes un des acteurs de cette aventure. Exemple : personne ne peut savoir ce qu’il adviendra du climat dans cent ans, parce que maintenant, et chaque maintenant est valide, tout peut basculer. Cependant le climat ne sera pas ce qu’il a été dans le passé ni ce qu’il est dans les prévisions, il sera prégnant à notre conscience imbriquée dans le temps.

Prigogine veut aussi dire que le temps comme histoire et comme aventure n’existe pas seulement pour l’animal conscient que nous sommes, mais pour toutes réalités.

 

Quatrième extrait de la conférence de Prigogine, Temps à devenir

« Cette idée d’un univers statique a survécu [l’idée que le temps se déroule comme un film déjà réalisé], même à la révolution quantique, il est vrai sous une autre forme, et même à la révolution einsteinienne. D’où nous vient cette notion de Loi de la nature?

dessin de Pierre Lussier

« Il est très intéressant d’en étudier l’histoire et de noter que dans la formulation de cette notion de loi, la théologie a joué un rôle important. Celui qui en était le plus conscient, qui l’a écrit et répété, c’est Leibniz. Leibniz a insisté sur le fait que le concept de Loi de la nature est quelque chose d’extrêmement particulier à la civilisation occidentale. En Chine, il n’y aurait pas eu de formulation de «lois» de la nature. Il y a la conscience d’une forme d’harmonie universelle qu’on peut étudier qualitativement, mais il n’y a pas quelque chose de comparable à une loi dans le sens occidental d’une nécessité [d’une certitude et d’une prévisibilité mathématique]. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les Chinois qui ont fait des découvertes très importantes au point de vue expérimental n’ont pas pensé à mesurer la durée de la chute d’une pierre, parce qu’ils se disaient: quel intérêt y a-t-il? Un jour il pleut, alors peut-être que ça ira plus lentement, un autre jour il y a du vent… Alors quelle importance! Tandis que, au contraire, partant de l’idée d’un Dieu rationnel [sans l’irrégularité des émotions], d’un Dieu législateur [qui ne déroge jamais à ses lois], on peut espérer comprendre la nature de Dieu [le grand horloger] à travers les lois de la nature [la grande horloge]. Et comprendre Dieu à travers les Lois de la nature est l’objet de la science d’après Leibniz. Comprendre Dieu à travers la nature, c’est comprendre la nécessité qui se manifeste dans la nature et se rapprocher du point de vue divin [la rationalité parfaite]. Or, pour Dieu [Raison pure], évidemment, il n’y a pas de passé, il n’y a pas de futur. Nous parlons du Dieu qui détermine tout, non pas de celui de Teilhard de Chardin, mais du Dieu tel qu’il était conçu au XVIIe siècle, du Dieu de Leibniz, d’un Dieu omniscient, omnipuissant et pour lequel le temps ne signifie rien.

« Et dès lors, le scientifique, dans sa recherche orientée vers la connaissance divine, devait lui aussi éliminer le temps. Dès lors, la preuve qu’une science était satisfaisante, c’est que le temps comme succession naturelle [pleine d’imprévisibilité] n’y jouait pas de rôle; l’élimination du temps devenait ainsi une preuve de la perfection de notre connaissance. L’idée de Loi est basée sur l’idée de certitude. L’idée de certitude est de nouveau une des caractéristiques de la science occidentale. Elle a été formulée, peut-être pour la première fois, d’une manière claire — car il y a toujours des origines plus anciennes — par Descartes. Il y a un livre que je recommande chaleureusement à tous ceux qui s’intéressent à l’idée de certitude, le livre Cosmopolis de St Toulmin, un philosophe américain, dans lequel il analyse l’origine de l’idée de certitude développée par Descartes. C’est une histoire très intéressante et j’aimerais bien écrire, un jour, un petit livre que j’appellerais non pas « Une brève histoire du temps », mais « Une brève histoire de la certitude », parce que c’est très intéressant de voir comment l’idée de certitude est apparue. Et aussi dans quel contexte culturel et social l’idée de certitude est devenue centrale comme c’est le cas dans l’œuvre de Hawking [et de toute science mécaniste].

« L’idée de certitude apparaît au moment des guerres de religion. Descartes vit à un moment tragique de l’histoire européenne, au moment des guerres de religion, à un moment où les protestants ont leur vérité, les catholiques ont la leur, les uns ont une certitude, les autres ont une autre certitude, des certitudes conflictuelles. Aussi le propos de Descartes est-il de concevoir une certitude qui soit accessible à tout le monde, une certitude que tout le monde pourrait partager et qui serait un élément de paix, de concorde possible entre les hommes. C’était donc tenter de sortir d’une situation tragique que d’introduire cette idée de certitude à la fois dans les sciences [en exigeant qu’elles doivent s’inspirer des mathématiques, de l’arithmétique et de la géométrie] et, en philosophie, avec l’idée du cogito [le « je pense donc je suis »] une certitude que tout le monde peut reconnaître.

« L’idée de certitude apparaît ainsi comme un moyen de dépasser le tragique de l’histoire, d’aller vers un univers où il n’y a plus de doute, un univers où il n’y a pas de guerres de religion, un univers où on peut dépasser les vicissitudes de l’histoire. Et curieusement, on retrouve exactement le même contexte chez Einstein. Chez Einstein, aussi, il y a un besoin de dépasser le tragique de l’histoire, d’aller vers l’harmonie de l’éternel. On le sait, Einstein a toujours dit qu’il a appris plus de Dostoïevsky qu’il n’a appris chez les physiciens; et il a toujours dit que ceux qui doivent faire de la physique théorique, ce sont ceux qui aiment vivre dans les montagnes, qui aiment l’air pur des montagnes, qui veulent fuir l’air pollué des villes. Ainsi l’activité scientifique ne doit pas être une activité sociale, mais une activité qui va au-delà de la société, à la recherche d’une harmonie, une harmonie éternelle, une harmonie qui n’est pas entachée, comme le disait Lévi-Strauss, de la malédiction de l’histoire. Un exemple de son attitude, c’est le fameux échange de lettres avec son ami M. Besso qui, lui, au contraire, lui pose toujours la question: «Mais l’irréversibilité et la succession dans le temps [de l’imprévisible], qu’est-ce que tu en fais?» Et avec une patience qu’il n’a manifestée qu’à l’égard de son meilleur ami, Einstein répondait toujours: «Mais quelle irréversibilité? La flèche du temps n’existe pas dans la nature [le film peut être vu vers l’avant et vers l’arrière]! C’est une conception purement humaine, purement relative. » Et quand Besso meurt, Einstein écrit à sa sœur: « Michele Besso nous a quittés, mais pour nous physiciens convaincus, cela a peu d’importance, car, nous physiciens, nous savons que le temps est illusion. » Et peut-être, qu’après tout, la conception que Hawking développe avec ses collègues est inspirée par la même aspiration à échapper au tragique. Pour lui aussi, la souffrance, l’infirmité qui l’a assailli peut de cette manière être dépassée et réduite à une simple illusion devant l’harmonie éternelle des choses [Hawking a été victime dès sa jeunesse d’une grave maladie dégénérative].

« Mais pouvons-nous nous arrêter là? Parce qu’il faut bien dire, il y a un prix à payer pour arriver à cette notion. Et le prix, déjà Descartes l’avait compris, c’est un dualisme fondamental; car enfin si l’univers peut être décrit de manière statique et «certaine» — conformément à une certitude atemporelle —, nous, nous ne pouvons pas décrire notre vie de cette manière. Pour nous, le temps est la dimension existentielle fondamentale; nous ne pouvons pas non plus décrire la vie sans parler d’évolution dans une perspective d’incertitude. Donc, le prix à payer c’est le dualisme et finalement l’aliénation [l’univers nous serait aliéné, nous serions son étranger]. Le prix à payer, c’est de détacher l’homme du devenir [de l’univers mécanique qui se déroule, mais ne devient pas]. C’est de présenter, d’un côté, comme le faisait Descartes, l’univers matériel comme un automate qui ne devient pas [une horloge], qui est effectivement soumis à des lois certaines et déterministes et, de l’autre côté, l’intelligence, la vie humaine qui est «pensée». Ce dualisme est un élément essentiel dans la conception cartésienne. »

 Notre monde contemporain lutte encore contre ce dualisme avec cette tendance à éliminer l’un des deux mondes : si c’est matériel, ce n’est pas spirituel et si c’est spirituel, ce n’est pas matériel. Il faudrait choisir entre « matérialisme » et « spiritualité »!

Troisième extrait de la conférence de Prigogine, Temps à devenir

« Pour comprendre la signification d’une telle affirmation [le temps est une succession d’inattendus], il faut se reporter à un élément essentiel de la physique et même de la conception occidentale des sciences, qui est la notion de Loi de la nature. Considérons par exemple la Loi de Newton, la loi la plus simple, la plus fondamentale, qui a servi de modèle à toutes les lois qui ont suivi et qui dit que la force est proportionnelle à l’accélération.»

Prigogine 2

« Une fois que l’on connaît cette loi, on est en face des deux éléments dont parle Hawking dans un contexte plus moderne: la certitude et le caractère intemporel. La certitude, parce que si vous connaissez les conditions initiales, vous pouvez prédire ce qui va arriver ou ce qui est arrivé dans le passé et, comme il s’agit de l’accélération, c’est-à-dire d’une dérivée seconde dans le temps [l’accélération est la vitesse à laquelle la vitesse augmente, par exemple, après cent mètres la vitesse a doublée], il n’y a pas de différence entre futur et passé; pour nous, il y a une différence, mais pour la Loi de Newton, il n’y en a pas. Donc du moment que vous êtes dans la conception de la mécanique classique, donc newtonienne, il n’y a pas de différence entre le passé et le futur. Il y a donc là deux idées: la certitude et l’idée de symétrie entre futur et passé [le passé n’est que du futur qui a passé], donc une conception essentiellement statique [la bobine de film existe avant que le film se déroule]. À tout moment, tout est déjà là en puissance. »

 

Pourtant, en physique, la durée de Liapounov (ou horizon de Liapounov) définit la limite au-delà de laquelle toute prédiction initiale d’un système dynamique donné devient impossible, et ce, même dans les applications des équations de Newton. Exemple : l’horizon de prédictibilité de l’orbite de Pluton est de 20 millions d’années; l’orbite de Mars est seulement de 1.5 million d’années. Lorsqu’un système est plus complexe telle une oscillation chimique chaotique, l’horizon de prédictibilité est de 5,4 minutes; celle d’une turbulence hydraulique chaotique est de 2 secondes. Au-delà de cet horizon mesurable, il y a plusieurs solutions possibles dont on peut calculer les probabilités. Alors, que dire de nos prédictions climatiques sur plus de cent ans! Il est plus que probable qu’à un certain degré de réchauffement planétaire, le climat devient chaotique (déréglé) et que l’horizon de Liapounov soit soudain très court. L’adaptation au changement climatique pourrait alors être très difficile.

Deuxième extrait de la conférence de Prigogine: Temps à devenir

« Que veut transmettre Hawking au-delà des trous noirs et du Big Bang? Eh bien! je pense qu’il y a deux messages. Tout d’abord, que nous cherchons à atteindre la certitude, et que nous sommes près de l’atteindre. Nous retrouvons la même affirmation, à la fois dans le livre de Hawking et ailleurs, selon laquelle quand nous découvrirons la théorie finale complète, elle sera un jour compréhensible à tous. Nous aurons alors la réponse à la question de l’origine de l’univers. Ce sera le triomphe ultime de la raison humaine. À ce moment, nous connaîtrons la « pensée de Dieu »!

Prigogine

« C’est le premier message: nous allons atteindre la certitude, et cela même bientôt. La seconde idée, assez proche, c’est que le temps en tant que déroulement successif naturel n’existe pas. L’univers est, mais ne «devient» pas [il déroule simplement son être]. L’apparente flèche du temps est donc une illusion qu’il faut dépasser, éliminer. Cette idée revient comme un leitmotiv dans le livre de Hawking, mais aussi dans les paroles des commentateurs. Ainsi, John Wheeler, un physicien célèbre, affirme que l’idée la plus simple sur la cosmologie, la plus naturelle, c’est que l’univers naît très petit, puis grandit, puis rapetisse, puis passe par le «Big Crasch», va renaître et ainsi de suite indéfiniment [comme une roue qui tourne en passant par les mêmes étapes]. Qu’est-ce que le temps, alors? Le temps comme succession, comme irréversibilité [et donc comme créativité et imprévisibilité] serait une illusion. On recommence, on recommence… Et je dois dire que Roger Penrose dans ses commentaires va encore plus loin, puisqu’il — et là c’est le summum — nous dit que le futur pourrait influencer le passé et que, peut-être que si nous renaissions un jour, nous renaîtrions dans la peau de quelqu’un qui a vécu avant nous. Je ne me propose pas de faire de commentaires là-dessus parce que je veux garder un certain sérieux, mais, enfin, tout cela tend à dire: «Le temps est illusion. L’univers est. [L’univers est un peu comme un film qui se déroule et que l’on peut rembobiner. On peut décider de partir le film à n’importe quel moment. On peut aller au début, on peut aller à la fin. Il suffit de connaître les équations qui sont sous-jacentes au film.]»

« À mon sens, c’est une conception paradoxale [parce que pour faire cela, se promener un peu partout dans le film, il faut ne pas être dans le film, mais être dans la salle des monteurs de films, ceux qui examinent, étudient, coupent, collent, font du montage. Or, comment réconcilier le fait d’être dans le film et hors du film ?]

« Comment se fait-il qu’on soit arrivé à une telle conception, qui pourtant est en opposition complète avec notre expérience de l’existence [où nous agissons sur le film en étant dans le film, ce qui devrait nous amener à penser que nous sommes en plein tournage et que donc le film n’est pas fait d’avance]? Notre expérience de l’existence est basée sur le temps, sur la différence entre le passé [qui est fait] et le futur [qui est à faire, du moins dans une certaine mesure]. C’est notre dimension existentielle par excellence. Nous devenons, nous ne sommes pas [déjà enroulés, prêts pour le déroulement du programme]. Nous devenons quand nous sommes enfants, nous devenons quand nous sommes adultes, nous devenons au cours de toute notre vie, nous devenons! Et partout autour de nous, le temps, en tant que succession [d’inattendus], joue un rôle. Tout à l’opposé de cette affirmation de Hawking selon laquelle l’univers ne devient pas, l’univers est [comme la pellicule d’un film est avant que le film se déroule]. »

 

Il faut bien voir le problème. Prigogine ne veut pas nous entraîner dans la question du temps psychologique et de la liberté, mais dans celle du temps physique, chimique et biologique.

Ce temps :

  1. Se mesure par les 9 192 631 770 oscillations par seconde de l’atome de césium.
  2. Cette mesure sert dans les équations de la relativité. Cependant, dans ces équations, cette pulsation est contractile et dilatable parce que toutes les objets sont reliés par des informations (la lumière et la gravité, par exemple) qui voyagent à une vitesse plafond absolue, celle de la lumière, et que donc l’espace et le temps sont forcément relatifs. Plus on s’approche de la vitesse de la lumière, plus les secondes s’étirent au point que l’horloge arrête d’avancer lorsqu’on atteint la vitesse plafond, cependant, il ne cesse d’avancer que pour cet objet, pas pour les objets qui vont à des vitesses différentes par rapport à lui. Si on compare l’horloge interne des objets qui ont voyagé à des vitesses très différentes, elles indiquent que ceux qui vont plus vite traversent moins de temps. Ici le temps est réversible, il n’a pas de flèche, il peut en théorie avancer et reculer sans que cela change quelque chose aux équations de la relativité.
  3. Les objets s’échangent constamment de l’énergie et on remarque, que de ce fait, ils montrent des signes de désorganisation à mesure qu’ils traversent le temps, ce que la thermodynamique appelle « entropie », ici le temps avance vers la désorganisation et le vieillissement, il suit une flèche en direction de la « mort ».
  4. L’univers est un flux d’énergie, il tient constamment les organisations à une certaine distance de l’équilibre, à ce moment-là, les organisations se complexifient spontanément, augmentent en information. Ici le temps avance vers l’organisation, il suit une flèche en direction de la « vie », la complexification. C’est la découverte de Prigogine appelé auto-organisation, sur laquelle nous allons revenir.

Dans cette conférence Prigogine se questionne : est-ce là quatre sortes de temps de nature différente? Cela n’aurait pas de sens, alors comment ces quatre « propriétés » du temps s’articulent-elles ensemble? La pulsation, le lien, la dilution de l’information, les sauts d’organisation vers la complexité, ces quatre « propriétés » doivent bien fonctionner ensemble d’une façon ou d’une autre!

Bien qu’il s’agisse d’une question purement scientifique, elle a un énorme impact existentiel sur nous, car nous sommes plongés dans ce temps, et psychologiquement, ce n’est pas pareil de vivre dans un temps qui nous entraîne inévitablement et avec certitude vers la désorganisation et le froid absolu ou vivre dans un temps qui se désorganise pour mieux s’organiser sans jamais que l’on ne soit certain de ce qui adviendra.

Notre condition humaine n’est pas la mort, mais l’aventure.