L’émergence d’une éco-humanité

1.              Introduction

Collectivement, nous arriverons à faire la révolution qu’il faut, je veux dire, à rendre révolu l’automatisme de la pollution et de la surconsommation, à prendre acte de l’état lamentable où se trouve la nature et à signer un nouveau traité avec elle. Nous le ferons pour vivre et pour vivre heureux sur une terre florissante. Ce ne sera pas une révolution comme les autres, les autres n’ont été que des renversements, ce sera une transformation si profonde et si globale, une métamorphose si complète qu’on peut bien déjà parler de naissance, comme si l’humanité allait faire bloc pour se libérer de ses structures incompatibles avec la vie et s’épanouir avec la communauté de tous les vivants. Nos chefs d’entreprise et de gouvernement n’auront pas cédé facilement, nous aurons payé cher ce conflit contre notre condition d’être vivant. Rien n’est plus difficile que de changer une idée fixe inscrite dans l’asphalte, les règles du marché et les habitudes de vie. Cela se fera, mais cela ne se fera pas sans nous, ce sera une décision ferme ou ce sera le chaos.

Les structures impropres à la vie reposent en définitive sur une mentalité : prendre, utiliser, jeter. Vivre serait consommer l’air, l’eau, la végétation, les animaux, le minerai, la main d’œuvre; les utiliser, les dégrader, les jeter comme des déchets. Cette idée de la production et de la consommation est devenue une mentalité, si bien qu’on accepte d’être consommés par nos structures de travail afin de pouvoir consommer à travers nos structures d’achat. On appelle cela « l’économie », rien n’y échappe. On suppose même que tout le cosmos fonctionne comme nous : explosion mortelle d’énergie, vivre à mort. Cette mentalité est révolue et ne peut être que révolue. 

Pourquoi? 

Premièrement, parce que nous sommes acculés au pied du mur. Imaginons l’Ogre des contes anciens, celui des mythes archaïques et des cauchemars d’enfant, il représente la peur première, il dévore tout. La métaphore est grotesque, néanmoins elle rend compte de notre angoisse, c’est-à-dire de l’état de notre conscience.

Et il est écrit que viendra le jour où tout le royaume de l’Ogre, qui fut jadis la terre des ogres,
sera détruit… 
(Chrétien de Troyes)

Le géant est maintenant devant son dernier repas. Il n’y a plus que cela à manger sur toute sa planète parce tout a été avalé et transformé en gaz. Il va commencer à réfléchir juste avant de mettre au feu ses dernières légumes. Gageons qu’il va soigneusement ramasser les dernières semences, et les semer dans la meilleure terre qu’il trouvera. La vie ne connaît pas la logique utiliser-jeter, elle est toujours dans la logique recycler, décomposer, cultiver, diversifier, complexifier, s’adapter, bondir en avant.

Nous sommes aujourd’hui dans la position du Petit Poucet, nous devons découvrir que nous avons été perdus dans une forêt de fausses pistes, que nous avons été bernés, que nous avons été utilisés à des fins aberrants. Une difficile prise de conscience, un nécessaire réveil qui est en train de se collectiviser.

Dans ce petit essai, nous allons parcourir trois étapes :

Le monde révolu, la situation actuelle qu’il faut comprendre pour ne pas la reproduire, car elle nous mène au mur.

L’émergence des éco-communautés, elles se forment partout, de mille façons, en ville comme à la campagne. Elles sont les premières cellules d’une humanité nouvelle. Nous nous servirons de l’exemple de Sageterre.

L’émergence d’une éco-humanité, ce sera ici un trait de lumière sur le seul avenir possible. Cet avenir ne sera pas le fruit d’une transition, mais celui d’une transformation.

Partie 1 : Le monde révolu

2.             Un « Heureux » dérapage climatique

Étant jeune, ma révolte venait de l’impunité face à l’exploitation extrême des petits salariés, mon père en était un. Les plus pauvres de la rue Alma (Montréal) payaient de leur misère le mode de vie des plus riches de la rue Beaubien. Mais aucune conséquence sur les riches ne pointait à l’horizon, l’impunité totale régnait. Lorsque plus tard, j’ai pris conscience que l’exploitation extrême de la nature n’allait pas se passer de cette manière, que la planète des conséquences allait cette fois rejoindre la planète des causes, que nous ne pourrions pas l’éviter sans devenir éco-social et éco-responsable, j’avoue que j’étais content : il existe dans la nature, un principe rectificateur.

L’ère industrielle a augmenté les concentrations des gaz à effet de serre de plus de 150% pour nous amener à une hausse totale de 41% de l’effet de serre, ce que les climatologues appellent le « forçage radiatif », ce sont les rayons du soleil que nous retournons contre nous. Et cela s’aggrave à chaque année.

Ce n’est pas le réchauffement seul qui inquiète, mais le fait qu’il détraque les systèmes de régulation du climat : les courants océaniques qui distribuent la chaleur ralentissent; l’acidification des océans risque d’entraîner leur dégazage dramatique; les immenses territoires de pergélisol dégagent leur méthane en dégelant; les grandes forêts dévastées ne suffisent plus à retenir le carbone; les couverts de neige permanente retournent de moins en moins le rayonnement solaire dans la stratosphère… Bref, le réchauffement lui-même sabote le thermostat terrestre. 

Ce qui ajoute encore à l’inquiétude, c’est qu’un être vivant, complexe comme notre terre, est aussi sensible aux variations de température qu’un enfant. Avec un réchauffement de 2 degrés Celsius de plus (que la base de -0,40 Celsius de moyenne planétaire calculé en 1850), nous dépassons la zone de réchauffement climatique pour entrer dans la zone de dérèglementclimatique; à plus 4 degrés, nous sortons de la zone de dérèglement climatique pour entrer dans la zone de désorganisationclimatique. C’est là où nous nous dirigeons. C’est comme placer un enfant fiévreux sous des couvertures de laine. À 37,50, on ne s’inquiète pas trop, à 380, on commence à trépigner à son chevet, à 38,50, on touche la température critique, à 400, si on ne fait rien l’enfant va mourir. Personne ne pourra dire : « Quatre degrés, ce n’est rien, laissons faire. »

Nous sommes actuellement à deux ou trois degrés de l’irréparable, et on ne pourra pas plonger la planète dans un bain d’eau froide. Nous lançons un emballement inflammatoire semblable à celui que le COVID génère en phase critique.

3.             Les virus du climat

Nous sommes sous le choc COVID, mais qu’est-ce qui rattache la crise climatique à l’émergence de nouveaux virus? 

Réponse : nous.

En éliminant des écosystèmes et en braconnant, les animaux sauvages entre dans notre système bactérien et viral. Les risques de contamination de l’animal à l’humain augmentent. Le réchauffement climatique libère des centaines de bactéries et de virus d’époques très anciennes pour lesquels nous n’avons pas de défenses. Mais surtout, derrière les risques que nous prenons, il y a une mentalité, une vision de la nature et de notre nature. 

La nature est vue comme une mécanique, c’est-à-dire un système de causalités que l’on croit connaître suffisamment pour intervenir dessus sans s’inquiéter d’un principe large de prudence et de précaution.

Le principe de prudence enveloppe le principe de prévention et de précaution. La prévention vise les risques avérés, ceux dont l’existence est démontrée. La précaution vise les risques possibles, hypothétiques, non encore confirmés scientifiquement. Le principe de stricte précaution exige qu’une industrie fournisse la preuve hors de tout doute raisonnable que son produit n’aura pas d’incidence néfaste sur la santé de l’environnement ni celle des êtres humains, et cela avant de le mettre en marché. 

Le choix de prévenir uniquement les risques prouvés pourrait être raisonnable si les risques étaient réversibles. Une mécanique est réversible, elle est réparable, le remplacement des pièces remet la machine en état, une mécanique ne meurt pas, elle se brise. Un organisme s’autorépare, c’est sa force, cependant, à un certain niveau de dysfonctionnement, la maladie est irréversible, l’organisme court à sa perte. Notre terre n’est pas brisée comme une machine, elle est malade comme un enfant. Donc les risques sont différents. Le principe de prévention limité aux risques avérés est insuffisant, il met la vie en péril. Il faut aller plus loin, instituer un principe beaucoup plus solide.

Consommer est un acte mécanique, par exemple on consomme du pétrole, le pétrole est dégradé en polluants pour faire tourner des machines. Les êtres vivants ne sont pas mécaniques, ils sont organisés en écosystème, ils ne consomment pas, ils métabolisent et recyclent, l’effet global est neutre et même positif, c’est-à-dire évolutif.   

La limite de nos sciences actuelles vient de ce que ses méthodes sont encore très mal adaptées à l’étude du vivant, cela mène à une surévaluation de ce que nous connaissons par rapport à ce que nous ne connaissons pas, bref, l’orgueil. Par manque de précautions, nous ajoutons chaque année de nombreuses molécules dans l’environnement parce qu’il n’est pas prouvé, pour chacune d’elles, qu’elles sont gravement nocives. Nous immergeons nos corps dans une soupe aux milliers de molécules nouvelles (produits de toilette, nettoyeurs, retardateurs de feu, produits de conservation alimentaire, nanoparticules, pesticides, engrais chimiques, aérosols, polluants atmosphériques, eaux contaminées aux médicaments…) Même lorsque ces molécules ne sont pas chacune toxiques, elles exigent de notre système immunitaire une adaptation beaucoup trop rapide.

Nos systèmes immunitaires sont épuisés. Un des signes de cet épuisement est la multiplication des allergies. De plus, nous combattons les virus et les bactéries toujours de la même façon, à coups de molécules (surtout des antibiotiques), sans jamais miser sur la santé (bonne respiration, bonne gestion du stress, bonne alimentation, bonne élimination, bonne hydratation, exercices physiques adéquats…). Or ces médicaments ne sont, eux aussi, soumis qu’à un principe étroit de prévention des risques avérés, mais dans la vraie vie, ajouter dans l’environnement ces nouvelles molécules ne fait que stimuler les facultés d’adaptation des virus et des bactéries et donc, favorise des mutations qui en font des ennemis de plus en plus redoutables.

Tout cela favorise les épidémies. Et que fait-on pour les combattre? Uniquement des mesures de confinement et la recherche de médicaments. C’est bien, mais c’est seulement la moitié de la solution. On pense toujours à combattre la maladie, mais on en fait très peu pour agir directement sur l’environnement et sur les facteurs de santé.

L’affaiblissement de notre santé (ce n’est pas la même chose que notre espérance de vie) doublé de l’affaiblissement de la santé de notre planète résultent d’une même vision mécaniste du monde. La vision écologiste, nécessairement holistique, ne fait pas partie de nos réflexes. La pollution et les épidémies s’entraînent mutuellement dans un cercle vicieux que l’on ne pourra pas briser sans prendre soin de notre santé et de celle de la terre.

Cependant, une chose apparaît évidente : nous avons prouvé notre capacité à réagir contre l’économie à outrance. Hélas! Nous le faisons selon nos vieilles habitudes. Nous devons rendre révolues ces habitudes, faire la « révolution » de nos mentalités, passer de l’idée mécanique du monde à une pensée enracinée dans le mystère de la vie.

Il nous faut maintenant rechercher la cause des causes. Pour y arriver, on va d’abord éliminer les causes qui ne sont que des effets. On accuse souvent le capitalisme de tous les torts, mais n’est-il pas le simple effet d’une forme de totalitarisme, une manière de mettre tous les pouvoirs au service d’une même obsession? On accuse aussi la démographie explosive, la surpopulation, mais n’est-elle pas, elle-même, l’effet du totalitarisme? Examinons ces deux hypothèses.

4.             Un capitalisme totalitaire

« Ce monde lancé comme un bolide dans sa course folle, ce monde dont nous savions tous qu’il courait à sa perte, mais dont personne ne trouvait le bouton «arrêt d’urgence», cette gigantesque machine a soudainement été stoppée net. Nous voilà contraints à ne plus bouger et à ne plus rien faire » Pierre-Alain Lejeune.

Avant le COVID, le profit apparaissait le dieu au-dessus de tous les dieux. Les milliardaires s’enrichissaient au détriment des exclus, des travailleurs surexploités, d’une atmosphère polluée, d’océans de plus en plus acides, de terres agricoles de plus en plus stériles. Nous étions nombreux à protester… Rien n’y faisait. Le capitalisme semblait transcendant. Mais non, en quelques jours, le Chevalier de la mort (on appelait ainsi les grandes pandémies au Moyen Âge) a tout fait basculer. Il semblait avoir détrôné le roi. On peut bien mourir de faim au Soudan et au Bangladesh, étouffer de pollution dans les mégalopoles, périr par obésité ou de n’importe quelle maladie du stress ou de la civilisation, mais pas mourir du COVID. Tout à coup, par-dessus toutes les différentes morts, le Chevalier en a placé une. En apparence, il l’a même placée au-dessus du profit, mais pas au-dessus du profit des mégas profiteurs. Il y a eu dans la population un réflexe de survie : tous derrière la Santé publique. Et Bravo.

Cependant, ce réflexe tout à fait sain de survie en a amené plusieurs à se poser la question : Est-ce que le capitalisme ne profiterait pas d’une situation d’urgence mondiale pour renforcer une certaine forme de totalitarisme?[1] Le mot « capitalisme » n’est pas, en soi, un si grand démon, il veut simplement dire : régime économique et social caractérisé par la propriété des moyens de production par des entreprises ou des États, la protection légale des détenteurs de capitaux, la concurrence entre les détenteurs de capitaux et la recherche du profit. Hélas, le capitalisme actuel tend vers le totalitarisme, car il tend à remplacer la concurrence par des monopoles titanesques (l’État pouvant jouer ce rôle, comme en Chine); la recherche de profit, par la recherche de plus de profit que les autres; l’appartenance à l’entreprise, par la spéculation boursière et les valeurs purement virtuelles.

Karl Marx pensait que le capitalisme était le dieu des dieux qui aliénait l’être humain par la désappropriation des fruits de son travail; pour ma part, j’ai toujours pensé avec plusieurs autres que le dieu des dieux, ce n’est pas le capitalisme, mais le totalitarisme. Aujourd’hui, les deux se rejoignent, mais il y a toujours eu d’autres formes de totalitarisme qui ont su abaisser le capitalisme, par exemple les totalitarismes religieux. La leçon qu’il faut peut-être retenir, c’est que le totalitarisme a toujours profité de la peur. C’est sans doute cela que les révolutions marxistes si sanglantes n’ont pas vu. Elles n’ont pas détruit le capitalisme, elles ont même favorisé le capitalisme totalitaire, celui de l’État.

Dans son roman La peste, Camus raconte tout le drame social de l’isolement, les souffrances, les conséquences qui s’ajoutent à l’épidémie que l’on n’arrive pas à contenir, mais seulement retarder. Alors pourquoi, en 1947, juste après la guerre, a-t-il écrit La Peste ? Non pas, comme on le croit, pour montrer l’absurdité du monde, mais bien plutôt pour dénoncer le totalitarisme. Ceux qui connaissent sa vie savent que c’était son grand combat.

Le totalitarisme est un régime politique qui paralyse toute opposition et dans lequel l’État ou d’autres instances (les religions, les big banques, les big tech., les big pharma…) tendent de confisquer la totalité des activités d’une société pour l’orienter vers un but jugé au-dessus de tous les autres, une idée fixe. Dans le cas du capitalisme totalitaire, c’est le profit privé pour les pays dits démocratiques et le profit étatique pour les pays dit communistes. Ce qui amène l’homme unidimensionnel. Dans L’Homme unidimensionnel, Marcuse affirme que les deux systèmes (capitalisme privé ou capitalisme d’État) augmentent et multiplient constamment les formes de répression sociale pour neutraliser toute liberté de penser (à distinguer de la « liberté » de ne pas penser que nourrissent le totalitarisme et la désinformation). La conséquence, c’est un univers de non-pensée, « unidimensionnel », au sein duquel l’esprit critique est effacé et les comportements sont automatisés.

Malgré cela, parce que nous nous sommes unis vers une fin supérieure à l’argent, la grande leçon est peut-être celle-ci : le pouvoir n’est ni dans les armes, ni dans l’argent, ni dans les doctrines, le pouvoir est dans les consciences de tous ceux qui veulent vivre.

Il nous faut définir ici le mot « capitalisme » que tout le monde met à tort, en opposition avec le communisme de Staline et de Mao. Sans faire l’histoire du capitalisme, on ne peut se cacher qu’il est devenu, aujourd’hui, un impératif transcendant. 

Qu’est-ce que le capitalisme? Un système économique qui permet à un petit nombre de personnes de contrôler l’ensemble des paramètres de l’économie: le marché des ressources premières, le marché des moyens de production, le marché de la science et de la technologie, le marché des biens et services (la production et la consommation), le marché de l’emploi (plus généralement l’exploitation des forces de travail) et l’appareil politique. Cela peut se faire tout autant par un capitalisme privé (comme aux États-Unis) que par un capitalisme d’État (comme en Chine). Le capitalisme est actuellement hégémonique, il n’a aucun contrepoids capable de le maîtriser, il est en fait totalitaire. 

Plus gravement, le capitalisme jouit de la science et de la technologie pour multiplier sa puissance qui est devenue une surpuissance. Il y a surpuissance lorsque les moyens détruisent les fins, par exemple, lorsque les moyens de pêche sont si puissants qu’ils détruisent la ressource ou lorsque les moyens de communication sont tels qu’ils dissolvent l’information dans la désinformation. La surpuissance a pour effet de concentrer la richesse dans les mains de très peu de personnes qui ensuite cherchent à enlever tous les freins à leur enrichissement (par exemple, les lois cherchant à réglementer l’économie). En réalité, ces milliardaires sont prisonniers d’un impératif : faire plus de profit que les autres ou être remplacés. Telle est la « loi » au-dessus de toute éthique.

5.             Histoire du capitalisme

Un peu d’histoire. Dès la découverte du grain capitalisable (grain que l’on peut accumuler et conserver pour l’utiliser plus tard), la joute a commencé. Nous étions au néolithique. Le capitalisme s’est développé grâce à des armes qui permettaient de piller la production accumulée des paysans et des artisans, c’est-à-dire leur réserve. Pourquoi se donner la peine de cultiver soi-même ou de fabriquer des outils? C’est bien plus avantageux d’apprendre à utiliser les armes, attaquer, et partir avec le butin, capturer des esclaves et les faire travailler à notre service. Ainsi se sont développés les premiers empires et le début de la mentalité de l’Ogre. 

Ensuite, les armes ont permis d’accumuler le pouvoir nécessaire pour rédiger et faire respecter les lois de la propriété. Le discours de ceux qui ont accumulé des biens par les armes est à peu près ceci : « Maintenant que nous possédons ces richesses, nous les défendrons grâce à nos lois que le bras de la justice imposera par les armes. » Pour favoriser l’application de ces lois tout en économisant sur la violence des armes, les grands possédants ont récupéré les grandes spiritualités pour en faire des religions ou des idéologies institutionnelles et contrôlées par eux. C’était faire une pierre deux coups, car normalement les spiritualités libèrent des contraintes de l’économie en favorisant la simplicité volontaire, alors que les religions, au contraire, encouragent la soumission. Ce qui importe, c’est d’élever une idéologie au-dessus de la pensée critique et de l’expérience de la conscience. C’est précisément le sens du mot « totalitaire ».

Actuellement, la codification, la systématisation, la structuration légale, l’organisation bureaucratique et les infrastructures ont consolidé et mis à l’abri cette forme de capitalisme né du pillage. C’est pourquoi il n’est pas exagéré de parler de capitalisme totalitaire.

Nos demi-démocraties actuelles (nous démontrerons plus tard combien elles sont encore loin de véritables démocraties), du fait de leur endettement, sont fatalement dépendantes de ce capitalisme.  Les gouvernements nationaux ne sont plus en mesure de temporiser le capitalisme, il est réellement mondial alors que les États sont nationaux. Même les sciences ne peuvent pas se passer de capitaux, ce qui les assujettit à l’argent. La science, qui s’est construite par la libération de la pensée face à la religion, est devenue, pour une bonne part, complice du capitalisme (particulièrement en armement, en agriculture et en pharmaceutique). La science est certes rigoureuse, mais elle est fortement engagée en faveur de finalités déterminées ailleurs, par l’argent, et cela contamine sa manière de concevoir et de faire la recherche.

Parmi les règles du marché des capitaux, la règle du profit est devenue la règle du plus de profit. Il s’ensuit qu’une entreprise, non seulement doit faire du profit, mais doit en faire plus que les autres, elle y joue sa peau. Prenons un simple cas, l’industrie des médicaments et des technologies médicales : on pourrait bien imaginer des entreprises tournées non pas contre la maladie, mais vers la santé. Or les moyens de santé sont, par nature, accessibles sans de grandes industries, il s’agit de savoir bien se nourrir, respirer du bon air, boire de l’eau propre, faire de l’exercice, pratiquer une saine hygiène de vie… La santé est un savoir dont le capitalisme ne peut tirer grand profit (du profit oui, mais pas suffisant pour concurrencer la « Big Pharma »). À l’inverse, lutter contre la maladie permet d’identifier des médicaments et des technologies avec des droits de propriété et d’exclusivité. Et cela est payant, même très payant. Faire de l’argent sur la peur de la mort, qui peut faire mieux![2]

Le véritable savoir agricole est, lui aussi, un savoir non payant, car il rend autonome. À l’inverse, ce qui rend dépendant, voilà ce qui est payant. Si on isole les facteurs contrôlables et patentables qui améliorent la productivité immédiate en se foutant des conséquences, là on peut faire beaucoup de profits (surtout si on rend les agriculteurs dépendants de ces technologies). On pourrait prendre des exemples dans tous les domaines. Et cela n’a rien à voir avec les bonnes ou les mauvaises intentions, ce n’est pas un problème de moralité, c’est un impératif de survie pour les entreprises. Celui qui voudrait rendre éthique et écologique une entreprise ne pourrait pas, en même temps, faire plus de profit que les autres. Il se ferait acheter par un joueur plus performant au jeu du profit.

C’est cela que je veux dire par capitalisme totalitaire, et il rend impossible un solide principe de précaution vis-à-vis de la santé de l’être humain et de celle de l’environnement. Il engendre des catastrophes et il ne peut pas faire autrement.

Pourtant, chaque jour, chaque personne peut contribuer à contrôler l’expansion exagérée du capitalisme : elle n’a qu’à s’écouter elle-même, et chercher à répondre à ses seuls besoins réels de manière à ne pas brimer les besoins des autres (même si ces autres sont des inconnus qui vivent au loin et travaillant pour presque rien) et le plus formidable, c’est qu’elle en sort beaucoup plus heureuse.

6.             Une démographie de l’oppression!

Une pandémie à plus de sept milliards de personnes souvent entassées dans des mégalopoles, c’est un peu effrayant. La surpopulation est parfois vue comme un des principaux facteurs de destruction de l’environnement. Mais est-ce une cause? N’est-elle pas plutôt l’effet d’une même cause qui a, à la fois, engendré le réchauffement climatique et les explosions démographiques!

La démographie expansive n’est pas le fruit du hasard. Certes l’hygiène et les vaccins ont réduit drastiquement la mortalité infantile, mais cela ne s’est pas traduit partout en explosion démographique. En revanche, les poches de pauvreté extrême, les traumatismes laissés par les tentatives de génocides physiques et culturels, les guerres et surtout les guerres civiles, partout où il y a eu des concentrations de la peur sociale de disparation, des explosions démographiques se sont produites. Il s’agit d’un réflexe inconscient où une population tend à se sur-reproduire pour contrer une menace (comme ce fut de cas chez les « Canadiens français » à une époque). 

Si vous prenez une population en pleine expansion démographique et que vous lui donnez la sécurité alimentaire, que vous lui assurez la paix politique, que vous éduquez les filles autant que les garçons, que vous rendez disponibles et légitimes les contraceptifs, sa démographie se stabilise en une génération. Les explosions démographiques sont généralement le fruit de l’ignorance et de la surexploitation économique. Seules la justice sociale, l’équité hommes-femmes, la sécurité alimentaire, ethnique, identitaire, la libération vis-à-vis des religions étroites d’esprit peuvent ramener la démographie à l’état d’équilibre.

La pensée unidimensionnelle éprouve de la difficulté à prévenir concrètement des catastrophes auxquelles elle contribue pourtant, et que la science annonce avec une précision mathématique. Nous préparons minutieusement les catastrophes qui ensuite nous apparaissent comme des fatalités! La pensée unidimensionnelle nous empêche de faire le lien entre nos comportements et leurs conséquences. Il nous faut donc approfondir notre prise de conscience, creuser dans les causes.

7.              La cause des causes

La pensée unidimensionnelle, c’est-à-dire définir un but, mesurer seulement le résultat voulu sous forme de profit, oublier les autres résultats, oublier les conséquences, cette forme de la pensée est non seulement mécanique, mais elle est étroite et sélective, elle équivaut à aborder la vie en fonction de notre seul vouloir et même d’un seul vouloir, le profit. C’est perdre la vision périphérique, la complexité de la réalité qui n’est jamais ni une juxtaposition, ni une addition, ni même un agencement, mais une totalité vivante. Cette forme de la pensée, non seulement est inadaptée, mais elle est l’inadaptation érigée en système. 

La gestion d’une pandémie constitue une démonstration magistrale de cette mentalité : à la fin, personne n’aura une vision de l’ensemble des effets de nos actions sur le plan de l’écologie sociale, de l’écologie biologique, de la culture, des autres causes de mortalités, etc. On aura appris un certain nombre de choses, mais on continuera à fonctionner sur le même principe : comme si nous étions en dehors du système de la vie et que nous avancions à la manière d’un pilote qui regarde ses cadrans, ses cartes, ses instruments, mais jamais ne jette un coup d’œil par la fenêtre, incapable d’imaginer qu’il vit dans un monde réel d’une complexité qui le dépasse. Il agit comme s’il dominait la situation, et il est convaincu de la dominer parce qu’il ne voit que ce qu’il domine, tout le reste lui échappe. C’est ce que le mathématicien René Tom, médaille Fields 1958, appelait le principe de la catastrophe prévue et évitable que nous sommes certains de « réussir ». Oui, nous l’aurons notre catastrophe planétaire! 

Notre vision unidimensionnelle, notre attitude de domination poussent nos « réussites » à la catastrophe.  Nous le sentons tous, nous ne pouvons continuer sur une telle lancée.

Mais quelle est la cause des causes?  D’où vient cette conviction que nous sommes dans une position de domination, surplombant une table où serait déposée une maquette mécanique que nous connaîtrions à 90%, et que nous confondons avec la réalité ?

Cette cause des causes est sans doute à rechercher bien avant l’ère industrielle, et elle est profonde. Si dans l’antiquité, les Grecs, les Égyptiens, les Romains ou l’empire des Hans avaient eu nos moyens industriels, ils auraient détraqué le climat bien avant nous, et nous ne serions peut-être pas là pour en parler. La cause est donc très ancienne, la seule différence, c’est que nous en avons les moyens. Pourtant cette cause n’est pas notre « nature humaine », c’est une cause historique et culturelle. Certaines cultures y ont échappé, mais celles qui n’y ont pas échappé les ont pour ainsi dire éradiquées, ce qui fait que nous ne connaissons que le monde de ceux qui ont « réussi » à éliminer les cultures de l’équilibre. Je parle de nos cultures, nos cultures de domination, d’occupation, de colonisation sinon politique, au moins économique et culturelle. 

Depuis près de dix mille ans, cette manière de faire s’est accélérée et occupe actuellement tous les continents. Nos systèmes politiques, économiques, sociaux sont fondés sur la compétition pour qui est le plus habile à profiter des autres et de la nature à leurs détriments. Dans ce genre de culture, profiter des autres et de la nature n’est pas une honte, c’est un honneur, il est même impérieux d’y arriver, c’est une réussite, sinon on pourrait se retrouver sous le roue du chariot, parmi les « loosers ». Ce déséquilibre mène nécessairement à toutes sortes de formes d’esclavages qui finissent par engendrer des dégâts sociaux, des révoltes, des guerres de conquête politiques ou économiques, sans compter la destruction des environnements. Bref, l’histoire de ce déséquilibre dans les relations passe nécessairement par des catastrophes sociales et écologiques.  

Malgré un grand nombre de « prophètes » (aujourd’hui, ce sont des scientifiques) qui identifiaient clairement les causes et les conséquences, les êtres humains n’ont jamais été capables, jusqu’ici, d’éviter ces catastrophes, et ce, pour une raison très simple et toujours la même : personne parmi les favorisés ne veut payer le prix, personne ne veut abandonner ses privilèges même si ces privilèges viennent d’injustices graves aux conséquences dramatiques, en fait personne ne veut voir que ces privilèges ont un prix littéralement catastrophique.

Ces privilèges viennent de trois déséquilibres tragiques: la misogynie, la surexploitation des femmes et des hommes et celle de la nature. Jamais on ne verra de telles civilisations seulement destructrices de la nature, ou seulement misogynes, ou seulement injustes, elles sont toujours atteintes de ces trois formes d’aveuglement. Personne ne veut payer le prix du changement, encore moins aujourd’hui, parce qu’une importante classe moyenne profite et un petit nombre de milliardaires commandent, tandis que ceux qui subissent les plus gros dommages vivent au loin ou sont sans voix, relégués dans le malheur et le combat pour la survie.

Nous portons dans nos structures (sociale, économique et politique) des déséquilibres qui accumulent des conséquences devant nous, tel un mur inéluctable. Malgré notre science et notre conscience qui les voient s’aggraver, la majorité refuse de changer de peur de perdre leurs privilèges, et ceux qui en ont beaucoup encore moins que les autres.

Heureusement, ceux qui n’ont rien à perdre finissent toujours par renverser les choses. Hélas! renverser l’échelle sociale ne rend pas moins injuste les rapports humains. Il nous faut comprendre, étape par étape, comment nous pouvons entraîner un changement du jeu plutôt qu’un simple changement des rôles (passer du jeu d’échecs à un jeu collaboratif plutôt que simplement nourrir les meilleurs joueurs d’échecs). Il nous faut rendre révolue l’idée de domination et la remplacer par l’idée de collaboration. 

Ce sera la première vraie révolution, car toutes les autres ont avorté laissant parfois un système légèrement amélioré, parfois aggravé. Cette fois ce ne sera pas possible, car sans une réelle révolution, notre voyage évolutif se terminera en queue de poisson.

8.              Les somnambules

Vers vingt-et-un ans, même si je n’avais pas d’argent, je me suis acheté à crédit une belle moto luisante et bruyante. Sur une pente de gravelle, voilà que je perds le contrôle, un dérapage heureusement sans conséquence. Me relevant et me retournant, qu’est-ce que je vois? De la poussière monter de l’autre côté de la pente, le bruit d’un camion, il fonce sur moi. Je me précipite au-devant les bras en croix dans l’espoir idiot de sauver ma moto. Le camion réussit à m’éviter. Une fois refroidi, je me suis dit : « Idiot, pourquoi étais-tu prêt à risquer ta vie pour sauver ta bébelle? »

C’est l’image de là où nous en sommes collectivement, nous tenons plus à nos surplus qu’à la vie, nous sacrifions le nécessaire au facultatif, nous nous accrochons à nos voitures quitte à suffoquer sous les gaz d’échappement. Si nous tenions vraiment à la vie, nous aurions un ministre du fleuve Saint-Laurent, un autre pour la fertilité des sols, un autre pour la santé de l’atmosphère… Cet attachement nous fait courir au-devant de ce qui nous menace. 

Lorsque j’y pense, le chaos climatique qui vient vers nous n’est pas la pire chose qui puisse arriver. Le pire, ce serait qu’on puisse l’éviter par un tour de passe-passe purement technique, et que la surexploitation et l’injustice continuent de plus belle. Mais cela n’arrivera pas, nos techniques sont pour une trop grande part à la solde de ceux qui fabriquent le problème. Pour une part importante, la science s’est détournée du bien commun et sert les intérêts de ceux qui la financent. Il faudra une solidarité mondiale très déterminée pour orienter la science et la technologie vers le principe de prudence et vers le bien commun plutôt que vers le profit de quelques-uns. La solution est nécessairement politique(volonté collective). 

On se demande souvent : pourquoi est-ce que les prévisions du simple bon sens, l’information à propos de réalités qui sautent aux yeux, la sensibilisation aux souffrances les plus immédiates rejoignent-elles toujours les mêmes cercles de personnes, comme si les autres, souvent aux commandes, appartenaient à un autre monde ? Cette dichotomie sociale rend extrêmement difficile la solidarité informée qui devrait être le moteur de nos démocraties.

Dans les années 1950, lorsqu’on faisait l’autopsie du nazisme, beaucoup de philosophes éclaireurs ont étudié cette question, car elle est à l’origine des grandes catastrophes : les aveugles conduisent les aveugles, et ceux qui crient « le navire est en péril » ne sont entendus que par une minorité qui n’arrive pas à renverser la vapeur. Parmi ceux qui ont étudié ce phénomène, Hermann Broch a marqué mon imaginaire en parlant des somnambules et en distinguant l’éclaireur de l’hypnotiseur:

  1. Le premier fait appel à la conscience et à l’intelligence, à la complexité d’une situation réelle et à l’effort intellectuel pour la comprendre; l’autre endort la conscience et la pousse vers l’insouciance : « Tout va bien aller », « Suivez-nous, on sait où on s’en va »;
  2. Le premier fait appel à la responsabilité, à l’adaptation, à l’action et à des changements profonds; l’autre raconte que tout se passe comme prévu, qu’il n’y a qu’à faire comme tout le monde;
  3. Le premier doute puisqu’il pense; l’autre est sûr de lui puisqu’il ne pense pas;
  4. Le premier demande de sacrifier des privilèges, des habitudes, des facilités pour entraîner des changements profonds; l’autre ne met jamais en doute la légitimité de ces privilèges;
  5. Le premier n’a pas accès aux médias, le deuxième les occupe à temps plein.  

Il semble que seul un grand choc peut réveiller un somnambule. Mais, qui est le grand maître du sommeil et des automatismes?

9.              L’homme de pouvoir

J’ai dit que la cause de la grande déchirure entre l’être humain et la nature dont il dépend est à rechercher dans l’origine des civilisations conquérantes. On reconnaît ces civilisations parce qu’elles sont misogynes, esclavagistes (ou surexploitantes de la main-d’œuvre) et convaincues de leur supériorité. Qu’elles soient d’Orient ou d’Occident, elles fonctionnent par le même moteur à deux mouvements : la domination et la soumission. Les deux ont un point commun, ils sont programmés et conditionnés l’un par l’autre, aussi indispensables l’un que l’autre à leur tragique déconnexion de la nature.

Réfléchissons un moment à la dynamique des automatismes de ce système : un moteur à deux mouvements comme dans un moteur à combustion, mais pour faire tourner une seule roue qui n’est capable que d’une seule chose : la conquête de nouveaux territoires géographiques ou économiques, puisqu’elle a pour propre de consommer toujours plus que ce que ses ressources ne peuvent produire. Cette conquête avance sur trois fronts : l’exploitation des femmes, l’exploitation des travailleurs non qualifiés et l’exploitation des « ressources naturelles ».

Derrière cela, il y a une attitude. Il est ici capital de remarquer qu’il n’y a pas seulement un assujettissement des femmes, pas seulement un clivage social entre l’opulence extrême et la misère mortelle, pas seulement une crise alimentaire, pas seulement une extinction des espèces animales et végétales, pas seulement une désorganisation climatique, pas seulement une acidification des océans, pas seulement une pandémie… Il n’y a jamais un seul risque, une seule crise, une seule catastrophe, c’est tout cela en même temps, mais organisé en système. Ce qui veut dire qu’il n’y a qu’une seule maladie, et c’est notre maladie, une maladie à deux formes interdépendantes : la domination et la soumission. 

Le discours du dominateur ressemble à ceci : Je suis un sujet décideur, tu es un objet décidé. Il s’agit en premier lieu d’un clivage entre le « je » et le « tu » : le « tu », c’est-à-dire l’utilisé, parce qu’il est réduit à l’état d’instrument; le « je », c’est-à-dire l’utilisateur, parce qu’il est acteur dans un jeu de compétition sans merci. Bref, les uns sont des outils pour les autres, mais les autres sont des rivaux les uns pour les autres, si bien qu’au bout du compte, comme aux Jeux olympiques, très peu gagnent, mais ils gagnent beaucoup et même prodigieusement. C’est ainsi que par effet de sélection, se forme la pyramide sociale : on retrouve en haut des milliardaires et, en bas, des misérables…

Prenons par exemple le secteur de l’économie. En bourse, le capitalisme spéculatif qui est le nôtre n’a qu’une seule valeur : le « profit ». Mais que veut dire ce mot? Il veut surtout dire ne pas trop faire profiter les autres, ne pas trop répartir les revenus ni au profit des travailleurs, ni au profit des consommateurs, ni au profit du bien commun, mais essentiellement au profit des investisseurs. Il s’ensuit que malgré toutes les bonnes intentions, les entreprises sont orientées vers le profit des investisseurs, car ceux-ci ont le pouvoir d’investir ailleurs avec une facilité extrême. L’investisseur n’a pas d’appartenance à une industrie, mais uniquement au profit. Il n’a jamais à rendre compte du bien ou du mal que font les entreprises dans lesquelles il a investi. 

Cette règle du « plus de profit », à quoi sert-elle? À faire monter les uns et abaisser les autres. C’est le jeu économique, la compétition, la règle de base qui vise à structurer les pyramides, avec en haut les exploiteurs et en bas les exploités. Ce n’est pas une affaire de bonté ou de méchanceté, c’est toute la société qui est dépossédée de son sens moral. L’économie est détournée de sa vocation : elle n’est plus une affaire d’équilibre entre l’offre et la demande, encore moins une affaire de morale, mais une question de déséquilibre entre le possédant et le dépossédé.

Mais pourquoi ce jeu? Pourquoi la main droite dépossède-t-elle la main gauche? Pourquoi se dépouiller de notre valeur d’humanité, pourquoi n’être plus que des instruments utiles à concentrer des profits qui ne servent plus le bien commun ?Voilà pour moi une grande question : pourquoi acceptons-nous d’être dépouillés de ce qui fait notre humanité pour devenir des instruments de ce qui nous déshumanise?

10.           La misogynie

C’est en étudiant l’histoire universelle de la misogynie que j’ai trouvé un début de réponse au sacrifice de notre identité de « sujet » pour devenir des engrenages. Elle est un peu psychanalytique, mais éclaire quelques soubassements qu’il nous faut affronter. 

Nous abandonnons notre humanité, sujet de valeur, pour entrer dans le monde de la non-valeur (« le profit »), parce quenotre humanité nous angoisse, et elle nous angoisse parce qu’elle s’enracine dans le féminin.

Je m’explique. Avant d’être des « je », des sujets de valeurs conscients d’être des finalités autant que des acteurs de notre vie, avant notre naissance, nous étions dans quatre ventres : le ventre d’une femme, le ventre d’une famille, le ventre d’une communauté et le ventre de la nature. Certains peuples ont un seul mot pour désigner l’entité mère-bébé, qui elle-même ne se distingue pas de l’entité famille-enfant ni de celle encore plus large de terre_mère-enfant. Bref, avant d’être un « je », nous étions dans un « nous » et nous n’étions pas encore différenciés de ce nous. 

Avant même notre naissance, un couple s’est mis à parler de nous sans pouvoir dire « il » ou « elle ». À l’accouchement, nous sommes devenus des « tu » sexués. Et c’est beaucoup plus tard que nous sommes devenus des « je » distincts. C’est en disant « tu » que nous devenons « je ». Nous devrions donc conjuguer les verbes ainsi : nous nous aimons, tu m’aimes, je t’aime. Le « je » ne devrait pas être la première personne, mais la troisième, l’aboutissement d’un long processus d’émancipation. Cependant, se voir ainsi, troisième, donne le vertige, car c’est reconnaître notre dépendance absolue vis-à-vis de tous ces ventres. Alors, on a appris à commencer par « je » et à imaginer que tout le reste est un tas d’objets à notre disposition dont certains sont utiles alors que d’autres ne le sont pas. 

Évidemment, cela se passe avant la naissance de notre conscience et de notre identité propre, je veux dire avant l’appropriation de notre être vulnérable plongé dans l’interdépendance vis-à-vis de tous les vivants.

Dans les bras de sa maman, le bébé est un gouffre de besoins, c’est la mère qui est une réserve de ressources. Dans sa première année, le bébé « je » est d’abord un immense vide qui ne peut vivre qu’en se remplissant du lait de sa mère. Ce sentiment ne peut être supporté que si l’amour subsiste. 

Il est tentant de faire comme l’adolescent, de renverser complètement les rôles, de dire : « je » suis la ressource et « tu » dépends de moi. Ainsi naît l’attitude de la domination. Tout à coup, le « maître » qui dépend pourtant des femmes, des paysans et des serviteurs qui le nourrissent, renverse la situation, réussit à croire que ce sont les autres qui dépendent de lui. C’est pourquoi je constate que la domination est toujours à la fois misogyne, anti-paysanne et dévastatrice de la nature. Elle est surtout et toujours l’hypnose de la conscience, car la conscience est l’incapacité de se cacher à soi-même la vérité de notre dépendance.

Oui, il y a une sorte de hiérarchie, mais une hiérarchie de cercles de dépendances, de ventres, et dans ces ventres, il faut se l’avouer, la totalité de la nature occupe le haut du pavé, elle décide de notre vie et de notre mort. 

Dès le départ, l’acceptation de notre dépendance vis-à-vis de la nature devrait nous guérir de la folie sociale de l’écrasement de tous pour la richesse de quelques-uns.

11.           L’anthropologie de la domination

Devant une catastrophe, la tendance est au totalitarisme. Nous l’avons dit. Je ne parlais pas forcément du totalitarisme religieux ni du totalitarisme communiste, il y en a bien d’autres, le profit est sans doute actuellement le plus important. On combat le totalitarisme par la séparation des pouvoirs, et toute collusion entre les pouvoirs conduit au totalitarisme. Dans l’histoire, il y a eu et il y a encore une collusion entre l’argent et la religion, mais ce qui a commencé à se développer avec l’ère industrielle et qui prend de plus en plus de place, c’est la collusion entre certaines sciences et l’argent.

Le pouvoir de l’argent est aujourd’hui fortement intriqué avec celui de la science, surtout en pharmaceutique, en agronomie et en médecine, nous l’avons dit. La tendance est forte vers un certain totalitarisme politico-scientifico-financier pour la maîtrise du vivant. Il se présente comme le courant rationnel par opposition au courant religieux. Dans la société américaine, ces deux courants, ces deux tentations totalitaires se confrontent dramatiquement. Le totalitarisme « rationnel » se présente comme celui de l’avenir, il propose de sauver le monde par la raison, mais en réalité, il domine la raison pour la plier au service du profit. L’homme « rationnel » est convaincu qu’il va finir par remplacer l’homme religieux. Peut-être, mais où sera l’avantage? « Tous pour un Seigneur transcendant » ou « tous pour un seigneur décadent », quelle est la meilleure position? 

Cependant, l’homme de pouvoir est toujours le même. Sa conscience lui fait voir sa dépendance, mais plus il sent cette dépendance, plus il la maudit, et la retourne queue sur tête. Tout à coup, ce sont les autres qui sont dépendants. Exemple : « Ce sont les petits travailleurs qui dépendent de moi, proclame le PDG, c’est moi qui crée de l’emploi ». Mais en réalité, il est pour une grande part le résultat de leur travail. 

Pour arriver à ce renversement complet, l’homme de pouvoir projette dans la nature sa propre attitude, il imagine que le règne animal est basé sur la « loi du plus fort ». Il en fait une fatalité. Il a des arguments de son côté : « Si j’ai des armes, de l’argent et des moyens de manipulation, je peux dire : fais ceci, et on le fait. » Il ne s’agit donc pas de loi naturelle, car les animaux n’ont pas de mitraillettes et de canons, ils ne sont pas tous d’égale force, mais il n’y a pas de différence si excessive qu’un seul peut en tuer dix mille autres en quelques instants.  Les armes renversent les jeux de dépendance. L’individu dépend évidemment de la communauté, mais s’il a des armes, c’est tout à coup la communauté qui dépend de l’individu. 

Quand j’étais dans la vingtaine, j’ai été moniteur dans un camp de vacances pour jeunes délinquants. Un jeune a réussi à déjouer la surveillance, à voler une carabine dans un chalet voisin, et il est revenu au camp. Il nous a dirigés plusieurs heures avant l’intervention de la police. L’argument est persuasif. La violence des armes a effectivement le pouvoir de renverser le jeu de la dépendance. L’argent peut faire la même chose, car beaucoup sont prêts à abandonner leur indépendance pour un salaire, surtout si on leur a enlevé tous les autres moyens de subvenir à leurs besoins. De même, le beau parleur peut faire beaucoup avec de belles promesses surtout s’il s’accapare du micro et enterre la critique.

La « loi du plus fort » est l’invention de l’homme armé, armé de gardes de corps, d’argent, de pouvoir médiatique, et qui a détourné vers lui les pouvoirs de la science et des techniques, mais cette loi n’est pas naturelle et elle n’est pas sans faille. 

Dans la nature, une telle loi serait si peu adaptative que l’espèce qui la pratiquerait disparaîtrait. Il est vrai que chez beaucoup d’herbivores, les mâles se concurrencent sur le terrain de la force physique, mais ce sont presque toujours les femelles qui orientent et déterminent les décisions familiales et celles du troupeau. Les mâles développent principalement le vecteur de la force physique alors que les femelles développent le vecteur de l’intelligence adaptative. Il ne viendrait pas à l’idée d’un troupeau de chèvres de laisser les décisions du troupeau au « bouc dominant ». Le « mâle dominant » va gagner un droit de reproduction, mais pas un pouvoir de décisions. Les femelles sont assez nombreuses pour se ficher de la « puissance » du mâle. Elles ne sont pas folles! Elles gèrent elles-mêmes leur survie et celle de leurs progénitures. Ce que je dis ici n’est pas valide pour toutes les espèces, mais cela démontre que la « loi du plus fort » n’est pas « la » loi de la nature, mais un élément de l’équilibre complexe des forces qui doivent toujours rester en bas d’un seuil critique.

Cependant chez l’être humain, l’arme se développe outre mesure et vient renverser les rapports de dépendance et de collaboration. Cette disproportion entre un missile téléguidé et un rebelle qui n’a que ses deux poings, on la retrouve entre le milliardaire et le pauvre, entre la vedette et la femme sans domicile fixe, entre le grand spécialiste et son patient. Et si toutes ces disproportions dépassent un seuil critique, le clivage social sera complet et entraînera des conséquences graves.   

Dans ce cas-là, il n’y a plus qu’un seul pouvoir d’opposition : la capacité des désarmés à se solidariser en surmontant la peur des armes, l’indifférence face à l’argent, la capacité critique vis-à-vis des beaux-parleurs et l’intelligence contre la manipulation. Seule l’insoumission pacifique solidaire peut renverser les choses, sinon, c’est la compétition pour les armes les plus puissantes dans un jeu de conquêtes, de guerres et d’écrasement économique des masses.

Pour éviter cette solidarité des désarmés, l’homme de pouvoir divise : récompense les uns, punit les autres; favorise les obéissants, défavorise les hésitants; distribue les privilèges, élimine les opposants. La société se fracture entre extrêmement riches et extrêmement pauvres. Alors, l’homme de pouvoir règne seul.

12.           La démocratie

L’homme de pouvoir peut avoir plusieurs visages : le clown, le psychopathe, le saint, le guerrier, le séducteur, le justicier, le révolutionnaire, le capitaliste, l’anticapitaliste et même l’anarchiste, mais il sait toujours que sans les armes, sans l’argent, sans le pouvoir de la manipulation, c’est lui qui serait dans la foule des serviteurs, des travailleurs, des esclaves, des mendiants.  Cela, il ne l’oublie jamais. « Si je ne suis pas en haut, je suis en bas; si je n’écrase pas, je suis écrasé. » 

Il faut le distinguer des personnes à qui l’on accorde une autorité morale parce qu’ils nous retournent à notre propre conscience. Ces personnes-là font autorité dans le domaine de la conscience. Elles n’assujettissent pas, elles favorisent l’intériorité qui mène à la connaissance et à la conscience, les deux préalables à l’émergence d’une démocratie non dénaturée. Elles ne voient pas le monde comme une compétition sans merci, mais comme la lente montée de la conscience et de l’intelligence adaptative maîtrisant progressivement la force.

L’homme de pouvoir, lui, sabote toujours la conscience, y compris la sienne. Il a même développé l’art de la division intérieure, sorte de clivage interne. L’inquisiteur qui conduisait une prétendue sorcière au bûcher le faisait pour son « bien », convaincu de lui donner une chance d’aller au Paradis en lui faisant vivre l’enfer. Sans jamais douter de la supériorité de sa vision, il se substituait à sa conscience à elle. Il agissait comme s’il connaissait quelque chose au-dessus de la conscience, comme s’il existait une surpuissance au-dessus de toute conscience, comme s’il existait un dieu au-dessus de la conscience.

Élever une surpuissance au-dessus de la conscience constitue peut-être la seule faute capable d’entraver l’évolution de l’humanité, le reste n’est qu’erreurs sur le chemin de l’humanisation. Car alors on projette dans cette surpuissance une légitimation de la torture, du meurtre et autre tentative pour détruire la conscience… Et si cette surpuissance n’est pas un dieu, ce sera la raison d’État ou la nécessité du profit…

On le voit, on l’expérimente, la conscience d’un groupe, d’une foule, d’un peuple est fortement en retard et tourne souvent en rond. La conscience s’infiltre dans les personnes qui, elles, peuvent influencer des groupes. D’ailleurs, c’est la conscience qui transforme l’individu (un élément indivis d’un ensemble) en personne responsable d’elle-même et donc, responsable de l’environnement dont elle dépend.

C’est pourquoi la démocratie ne doit jamais être considérée comme le règne des individus statistiquement dénombrés faisant avancer comme de pions des compétiteurs en rangées sur une ligue de votation, non, la démocratie est une aspiration de la conscience, elle est l’émergence de personnes habitées par leur conscience défendant le droit de vivre, de s’exprimer, de renverser tout ce que l’on tente de mettre au-dessus des consciences. C’est pourquoi la base de la démocratie est l’éducation à l’exercice responsable de la liberté. 

Dans une véritable démocratie naissante, le pouvoir collectif s’arrête là où la vie physique et morale des personnes réelles commence. Pourquoi? Parce que la première chose que ressent la conscience, c’est que la vie concrète d’un seul être vaut plus qu’une idée : la première est concrète, la deuxième est abstraite. Une collectivité peut et doit se défendre contre des individus destructeurs, mais doit leur laisser la vie et respecter leur conscience même déformée ou obscurcie.

13.           L’homme désaxé 

Si je désire comprendre l’homme de pouvoir, c’est que son visage n’a généralement rien de sanguinaire, son piège n’a rien d’effrayant, il est même plutôt séduisant, pour cette raison, il n’est pas toujours facile de le reconnaître. Peu à peu, on se retrouve dans son sillage sans même s’en rendre compte. Sans le côté séduisant du totalitarisme, il n’y aurait jamais eu de génocides, de tortures systématiques, de misère extrême, d’abandon d’une catégorie de personnes.

Son arme principale, c’est la bureaucratie, ou plus généralement, la dépersonnalisation. Si vous enlevez toute qualité aux êtres vivants comme aux choses, il vous reste des nombres. Et avouez que des nombres, c’est plus facile à manipuler que des arbres, des oiseaux ou des personnes. Des nombres, on peut les mettre en colonnes ou en paquets, utiliser les données pour manipuler des comportements; des nombres, ça ne parle pas, ne crie pas, c’est incroyablement silencieux, c’est l’objet politique par excellence.

Beaucoup de philosophes ont étudié l’homme de pouvoir dans son pire, par exemple chez les nazis de la dernière guerre. Ils ont remarqué qu’un chef nazi pouvait aimer la musique la plus sublime, adorer ses enfants, faire preuve de sensibilité artistique, de curiosité scientifique, de génie même…  En réalité, c’est le contraire qui serait étonnant : seul un idéaliste fanatique aguerri peut devenir froid comme la pierre et mécanique comme un protocole. Il est enivré de son idée du bien et maîtrise parfaitement les émotions de sa conscience. 

Le propre de l’homme de pouvoir est justement de tenter d’appliquer une idée parfaite et grandiose (évidemment la sienne) à un monde qu’il juge dépravé. Si les chefs nazis n’avaient pas été sûrs de la valeur suprême de « l’ordre social et de l’État national », ils n’auraient pu torturer tant de gens. Si les grands seigneurs du pétrole ne vivaient pas dans des tours de verre, absolument convaincus de faire rouler le monde vers la croissance et le progrès, ils ne feraient pas mijoter la terre dans une grande marmite à gaz. Ils peuvent refouler à l’infini leur sensibilité humaine parce qu’ils sont mobilisés par une idée immense et des nombres extraordinaires. 

Ce qu’il faut absolument comprendre pour changer les choses, c’est que les hommes de pouvoir ne connaissent qu’un axe : l’axe de l’idée magnifique et de l’objet abstrait, par exemple leur idée de « démocratie » appliquée à leur idée « d’Afghanistan ». Ils ne sont pas forcément méchants, dans beaucoup de cas ce sont même de très bonnes personnes, il faut arrêter de leur prêter des mauvaises intentions, leurs intentions sont presque toujours formidables. Le problème n’est pas là, mais dans un aplatissement de l’esprit, dans une abstraction de la réalité qui les désensibilise.

Ils sont simplement incapables de percevoir le deuxième axe qui travaille dans la vie concrète, l’axe de l’adaptation : la tension entre les aspirations vitales ressenties par la conscience et la complexité extraordinaire du réel. Ce deuxième axe représente la tension entre l’empathie (la capacité de percevoir ce que soi-même et les autres ressentent) et les conséquences (ce que le réel nous reflète de nos actions). 

Louis Lavelle faisait remarquer que le sage laisse multiplier les valeurs en lui, car les valeurs n’ont de valeur que dans la diversité et l’adaptation à la réalité sinon, c’est une puissance de destruction proprement « surhumaine », c’est-à-direplacée artificiellement au-dessus des êtres humains concrets. Et qu’est-ce qu’un être humain concret? C’est quelqu’un qui ressent la joie et la souffrance, qui pense, parle et décide, qui ne peut pas être un objet politique, mais un sujet politique, bref un être franchement embêtant.

S’il y a une valeur première, elle est primaire : la vie doit l’emporter sur l’idée mécanique de la vie, et tout idéal doit être corrigé par la multiplicité et la subordination à la réalité des conséquences. Sinon la morale et l’éthique ne sont pas la vie en marche, mais des statistiques sociales.

Oui, il y a l’axe abstrait entre, par exemple, les idées de justice que chacun peut avoir et une vision simplifiée du social, du culturel, de l’économique, mais il y a aussi l’axe concret entre l’aspiration pour la justice telle que ressentie dans nos relations avec le réel et la complexité bien réelle des relations humaines. L’artiste, par exemple, n’a pas une idée du beau qu’il tente d’appliquer sur une toile vierge pour faire sensation, si tel était le cas, son tableau serait un concept, pas une œuvre d’art. L’artiste tente plutôt de refléter la tension entre la multiplicité des émotions, la complexité des sentiments et le mystère des réalités.

L’indissociabilité du lien entre les deux axes : l’axe de la conscience qui relie le cœur et la réalité et l’axe de l’intelligence abstraite qui relie l’idée d’une valeur à l’idée d’une chose, cette capacité bidimensionnelle de l’esprit humain nous donne l’assurance que le Petit Poucet repérera les pierres de sagesse déposées sur la route de son humanisation. 

Le totalitarisme arrive lorsque la pensée devient unidimensionnelle. Pour atteindre à la violence, il ne faut pas nécessairement être méchant, il faut simplement avoir perdu le premier axeil faut être désaxé.  Seul l’homme qui a perdu l’axe du concret peut vouloir le bien pour un autre plutôt qu’avec lui. 

14.           Le grand rituel orgiaque

Revenons sur la convergence des grands problèmes de l’heure :

Premièrement : l’érosion des démocraties, la tentation du totalitarisme, l’accaparement des richesses par quelques milliardaires, l’endettement extraordinaire montrent bien l’existence de mécanismes sous-jacents d’automatisation et de déshumanisation de l’économie. L’être humain n’est plus la finalité de son travail. L’économie est devenue une machine spéculative qui accumule les profits simplement parce que c’est sa structure de fonctionnement.

Deuxièmement : l’extrême pauvreté qui résulte de cette économie favorise les explosions démographiques qui elles-mêmes deviennent des causes de la pauvreté et de la détérioration de l’environnement.

Troisièmement : la montée des capitaux, devenue une fin en soi, permet aux grandes fortunes d’acheter tous les moyens de leur propre augmentation, certaines applications scientifiques comprises. Cela ferme la porte à un solide principe de prudence et de précaution. La technique au service du capital se met à jouer avec le feu. Il s’ensuit des maladies humaines et animales.

Quatrièmement : le totalitarisme religieux côtoie le totalitaire laïque, un certain scientisme s’autoproclame seul porteur de vérité. Le choc de ces deux totalitarismes engendre beaucoup de violence d’une part et de désorientation culturelle d’autre part. L’effet le plus destructeur, c’est que la vérité cesse d’être une valeur, elle devient un moyen politique. Tout est vrai parce que tout est faux. Mon opinion vaut celle du monde entier, c’est-à-dire rien. C’est la mort de toute référence. Les sociétés deviennent anxieuses. La consommation se transforme en moyen de lutter contre la peur et l’angoisse. 

Cinquièmement : comme l’économie spéculative ne peut que s’accélérer, comme l’angoisse ne peut qu’augmenter, la surconsommation engendre une crise climatique en accéléré. C’est comme avoir cassé le système de pilotage pour se retrouver dans un train sans frein sur une descente de montagne. Tout se passe comme si les hommes de pouvoir avaient engendré une machine qui les engendre et les engage à pousser du charbon dans la locomotive.

Il n’y a donc pas plusieurs problèmes graves, mais un seul : le refoulement de l’axe de la conscience, l’effet autruche. Ce repli de la tête dans le sable, de l’intelligence adaptative est nécessaire au fonctionnement mécanique de l’économie, sinon, l’être humain verrait les conséquences, et changerait les structures auxquelles il est assujetti.

Le philosophe Jan Patočka a cherché à comprendre l’extraordinaire violence du système nazi, celle tout aussi cruelle du système soviétique et, plus sournoise encore, celle du système capitaliste devenu spéculatif et quasi totalitaire. Il a voulu approfondir le mécanisme du retournement des hommes contre leur conscience : se cacher à soi-même les faits engendre le mépris de soi; ce mépris de soi active ensuite la peur du vide intérieur; la peur du vide intérieur est projetée dans l’idée de la mort; l’idée effrayante de la mort produit l’étouffement de la conscience. Cet étouffement amène la mauvaise conscience et celle-ci pousse inconsciemment l’homme de pouvoir vers le rituel orgiaque de sa propre élimination. L’homme de pouvoir finit toujours par aller trop loin, comme s’il voulait sa propre mort et même la mort de tout. Je dis bien « comme si », car il s’agit d’un mécanisme où l’inconscience des gestes dévore la conscience des personnes. 

À quoi assistons-nous, selon lui? À une grande fête des perversions (retournement des valeurs contre tout ce qui a de la valeur) : la perversion du mensonge, de la surconsommation, de la pornographie, de la haine sans honte, du mépris du vivant, de l’abandon des enfants aux forces du commerce… Une grande orgie pendant qu’on accumule les gaz dans lesquels se terminera la dernière ivresse de l’Ogre.

Comment contrer cela sans devenir l’Ogre qui avale l’Ogre?

15.           La révolution

Au Brésil, le président Jair Bolsonaro représente à merveille la polarisation qu’entraîne l’homme de pouvoir lorsqu’il joue, sans complexe, toutes les cartes du pouvoir : armes, argent, médias, idéologie (dans le cas Bolsonaro au Brésil, le fameux slogan bBb : balles, Bible, bœufs).

Il s’agit en premier lieu de galvaniser une minorité suffisante (entre 30 et 40% suffit) : en flattant leurs plus inavouables préjugés (par exemple, le racisme); en leur accordant d’importants privilèges (le port des armes, l’élimination de contraintes environnementales…); par un appel à « l’ordre » public qui nécessite, selon eux, une police et une armée brutales; par le redressement moral, c’est-à-dire le retour aux valeurs conservatrices (bannissement de l’avortement, relégation des femmes au domaine privé…); en encourageant la haine de l’autre (les migrants, les marginaux, les homosexuels… ); par la répression de tous ceux qui menacent l’autorité et l’immunité des décideurs.

Autant l’homme de pouvoir unit une minorité qui lui est favorable, autant il divise ceux qui ne sont pas pour lui : la majorité aux multiples opinions qui recherchent habituellement des voies mitoyennes, l’équilibre, l’amélioration progressive des conditions de vie, un certain respect de l’écologie… Ce travail de division de la majorité est facile : il suffit de braquer la classe moyenne contre les pauvres (ce sont ceux-ci, évidemment, qui dévorent le budget et font augmenter les taxes), de pointer du doigt le laxisme de la gauche morale (qui veut, évidemment, mettre en liberté des meurtriers et des dépravés!), de monter les nationalistes contre les mondialistes, d’accuser les écologistes de vouloir nous ramener à l’âge de pierre, etc. Cette polarisation permet à une minorité unie de l’emporter sur la majorité divisée. C’est la faille principale de nos démocraties beaucoup trop vulnérables à la manipulation de l’opinion par des pouvoirs religieux, laïques, financiers et politiques. 

Lorsque le pôle conservateur atteint un extrême, le pôle de la gauche se renforce dans ses souterrains et prépare, sinon la révolution, au moins la révolte. Dans le passé, ces polarisations ont été le moteur des révolutions violentes et des répressions encore plus violentes. Peut-on trouver la voie d’une montée de la conscience qui évite l’escalade de la violence révolutionnaire contre la violence contre-révolutionnaire?

Dans ma jeunesse, la crainte de participer malgré moi à une « révolution » poussant devant elle une « contre-révolution » menant à un régime de terreur qui sera inévitablement remplacé par un autre régime de terreur m’a beaucoup fait réfléchir. Cette menace, omniprésente dans l’histoire, a fait déraper les meilleures intentions. Cela m’a conduit à rechercher l’action conséquente plutôt que le seul militantisme critique.

Dans le cas de l’écologie, l’action conséquente consiste à pratiquer l’écologie en plus de manifester contre son contraire. Je me suis rendu compte qu’il est plus facile de réclamer des changements pour les autres que de changer soi-même, et qu’il est même très difficile de trouver concrètement un chemin pour la vie écologique.

Personnellement, il me fallait traverser un changement intérieur loin d’être terminé, car seule une mutation de ma vie la plus intime pouvait me permettre de découvrir la joie d’une vie harmonieuse avec la nature. Sinon, la vie écologique devient une sorte de moral austère, négative, une discipline du comportement et cela nous amène à devenir le juge des autres, à devenir de simples dénonciateurs.

Ma lecture de l’évolution des civilisations m’a poussé vers une question en apparence insoluble : comment contrer la violence?  En effet, la violence force à la violence. Devant les armes, comment faire? Si nous nous soumettons, nous devenons nous-mêmes une force de travail dans la machine de surexploitation de la nature et des hommes; si nous combattons directement l’homme de pouvoir, un jour ou l’autre, nous sommes acculés à prendre des armes similaires aux siennes. 

La seule porte de sortie consiste à miser sur la conscience, car le fondement de la violence réside dans la non-pensée, l’automatisme, la programmation, la bureaucratie, le somnambulisme collectif… Cependant, la conscience chemine de désillusion en désillusion, elle connaît presque toujours des moments désespérants. La conscience positive arrive le plus souvent au bout d’une longue démarche de conscience négative. Durant la transition, la peur et le désespoir favorisent la révolte de celui qui n’a plus rien à perdre. C’est là que la révolution devient violente et que la terreur remplace la terreur.

Le militant doit faire la longue traversée vers l’action conséquente, c’est-à-dire qu’il doit devenir responsable de lui-même, soucieux de sa congruence avec ses valeurs, vivant dans le dialogue plutôt que dans la rupture, plus occupé à faire un monde meilleur qu’à combattre un monde qui court à sa perte. Il est surtout prêt à un long siège.

Cette conversion fait l’objet de la deuxième partie de ce court essai. Il s’agit d’arriver à former une éco-communauté, d’abord avec soi-même, pour nous apaiser quelque part dans un petit parc planté d’arbres, et ensuite avec d’autres, car nous brûlons du besoin de changer le monde. Lorsque qu’un grand réseau de cellules saines sera arrivé à la consolidation suffisante des lucidités positives, il deviendra, d’un coup, le monde de demain. Il opérera comme le système immunitaire : après avoir accumulé les anticorps les mieux informés, il guérit la personne en quelques jours. Ce qui importe, c’est la qualité, et non la quantité, la puissance du réseau, et non les manifestations ponctuelles.  


[1] On comprend bien ici que je me dissocie totalement des complotistes qui, sous prétexte de combattre une certaine tendance totalitaire, fomentent un totalitarisme encore pire, celui de l’information sans fondement, la désinformation.

[2] Cela ne veut pas dire que je suis contre les vaccins. Une personne raisonnable ne peut pas être pour les vaccins, ni contre les vaccins. On peut simplement considérer que tel vaccin dans telles circonstances est un moindre mal et que tel autre vaccin dans telles autres circonstances comporte trop de risques en proportion des avantages. Il en est de même pour n’importe quel médicament.

Partie 2 : L’émergence d’une éco-humanité

Oui, sans doute que les regroupements qui germent, se relient et émulsionnent un peu partout pour changer les mentalités et surtout, expérimenter à vif le changement sont le signe que la mayonnaise est sur le point de prendre. Apparaissent des liaisons de solidarités qui présagent du moment où la conscience prendra forme collectivement au-dessus des automatismes socioéconomiques. Mais justement, cela suppose qu’il y ait aussi, et en même temps, un militantisme ardent, pacifique, éclairé et bousculant.

De ce côté-là, du côté global, quelles sont les pistes d’action? Comment s’élèvera la motivation manquante? À quel moment le coup de cœur pour la Terre donnera-t-il le coup de grâce à cette mesquinerie élevée en système que nous appelons « civilisation »? Et quel sera le fruit si cher payé?  

1.              Les pistes d’action

Ici, à Sageterre, bien que nous ayons le privilège de travailler à l’évolution d’une éco-communauté formée pour un long siège, nous appartenons avant tout à une humanité qui, aux prises avec une déshumanisation structurelle de ses sociétés, cherche à s’humaniser et à s’installer dans la vie. Cela signifie à tout le moins : former une humanité compatible avec la vie. Ce n’est pas un saut si extraordinaire, mais ce sera le grand début de l’aventure de la conscience libre. Dans un millénaire ou deux, on écrira sur la frise de l’histoire  : « 2050, après l’explosion des conséquences, enfin la conscience collective a pris une place viable dans l’écologie des vivants. »[1]

Nous sommes donc d’abord à l’intérieur d’un grand mouvement militant pour la survie de notre espèce grâce à un changement de mentalité en profondeur, c’est-à-dire un saut de conscience dans la collectivité. Quelles priorités devraient nous engager dans cette éco-humanité émergente? 

Je pense, comme tant d’autres, aux actions qui suivent.

Ne jamais se soumettre

Lorsque Gandhi demanda aux Indiens d’apporter leurs vêtements britanniques pour en faire un grand feu de joie, il appliquait le principe de non-soumission à la consommation. Aujourd’hui, l’enjeu est de taille et pratiquement inapplicable. Quel citoyen cohérent pourrait se débrouiller un mois ou deux sans consommer un seul produit injuste : injuste parce que destructeur de l’écologie, injuste parce que son bas prix vient de la surexploitation de travailleurs, injuste parce que son transport est trop polluant, injuste parce qu’il résulte de capitaux investis dans des industries polluantes… C’est le découragement assuré.

La plus grande angoisse vient de la conscience vive d’un problème vis-à-vis duquel nous nous sentons impuissants. Plus gravement, nos comportements de travail et de consommation sont programmés afin de nous compromettre. Dans le contexte actuel, ne jamais se soumettre, c’est choisir un ou deux vecteurs de cohérence (l’alimentation, le vêtement, le transport, la récupération…) et en faire assez pour y trouver une certaine satisfaction. Du point de vue collectif, Gandhi a misé sur les vêtements anglais. Il a identifié une cible précise. Sinon, l’action se disperse. 

La cible collective la plus logique en ce moment est sans doute le pétrole. Un Québec sans pétrole, c’est possible et bien plus qu’on ne le croit. Le capital est le point fort de l’industrie, mais c’est aussi son tendon d’Achille. L’investisseur veut des profits prévisibles : le pétrole, il s’en fout, dès qu’il craint pour son profit, il mise ailleurs. On n’a donc pas besoin de rêver à l’élimination complète du pétrole, mais à un désinvestissement en cascades. Les emplois transiteront vers une économie plus prometteuse et d’ailleurs plus réellement profitable.

En somme, la désobéissance économique ciblée (la non soumission à la publicité et aux tendances du marché) est sans doute l’arme du changement la plus efficace.

La résistance pacifique

Le principe de la violence est assez simple à comprendre. On l’a dit, dès qu’on a l’avantage des armes, il devient tentant de piller les produits et la main d’œuvre. La grande histoire de la violence qui s’ensuit est si extrême, si continue et incorporée dans nos cultures, si glorifiée dans nos livres que l’être humain a fini par s’interpréter lui-même comme son propre prédateur, l’Ogre mythique. Alors, comment contrer cette violence devenue apparemment constitutive de notre être? Si le peuple (ou le groupe) surexploité prend les armes pour se défendre, c’est la révolte, la répression ou la guerre. Et l’histoire continue. S’il rend les armes, c’est la continuation de la surexploitation. Et l’histoire continue. Que peut-il faire pour changer le jeu des révolutions et contre-révolutions?

Lao-tseu, Bouddha, Jésus, Gandhi et d’autres en fait, les petites pierres de grandes sagesses, constitue une route pour répondre à cette question à condition de savoir reconnaître la pierre précieuse de ses scories. Car si une sagesse ne peut répondre à la question comment contrer la violence sans l’aggraver, en quoi est-elle sage? La réponse unanime : la résistance pacifique. Elle a fini par faire avancer l’humanité vers plus de sensibilité et un peu de démocratie, le chemin du Petit Poucet.

Voici une de ces petites pierres : chez les fondateurs de la résistance pacifique, tout l’enjeu consiste à surmonter les peurs de l’exclusion, de l’emprisonnement, de la torture et de la mort. C’est encore le cas. La résistance pacifique suppose une détermination qui transcende ces peurs, car il faut être capable de se soustraire à la soumission, et à le faire en solidarité, et cela va enclencher à coup sûr la répression. L’esclave qui refuse de se soumettre est un mort. Mais si sa mort inspire dix mille esclaves qui refusent de se soumettre, l’étincelle du changement vient d’allumer. Grâce à la solidarité, le mouvement porte, on ne pourra pas tuer tous les résistants sans mettre en ruine la sainte économie. 

Bref, transcender la peur de la mort apparaît comme l’arme absolue contre les armes : tu peux me tuer, mais je ne ferai pas ce que tu veux que je fasse. La mitraillette ne peut rien contre une telle volonté. Ce n’est pas l’arme, si énorme soit-elle, qui a de la puissance, mais la peur qu’elle impose. Le char d’assaut recule devant une seule personne prête à mourir si une caméra met en haleine des millions de personnes prêtes à la grève générale. 

Sauf que… Et tout est là, le fanatisme, encore bien plus facilement que la sagesse, inhibe la peur de la mort. Et le fanatique peut inspirer à la violence plus rapidement que le sage. Un pur inconscient fanatisé ou embrigadé dans une idéologie (et l’économie néolibérale est une idéologie) peut se tuer au travail, à la guerre ou dans un mouvement de colère collective. À l’opposé, pour une pure conscience comme celle de Gandhi, jeûner jusqu’à ce que mort s’ensuive s’il le faut, n’est pas incompatible avec l’amour de la vie, bien au contraire.

Tout l’art de la sagesse consiste à distinguer le fanatique du sage, car le premier aggrave la violence, l’autre finira par la contrer. Dans le premier cas, le courage est un simple coup de rage, un déni de la mort qui peut aller jusqu’à ne plus ressentir la souffrance et l’angoisse ni pour soi-même ni pour les autres. Dans l’autre cas, au contraire, la sensibilité à soi et aux autres le conduit à l’amour et l’amour vécu concrètement l’emporte sur la peur pleinement ressentie.

Dès que cette règle de la lutte non violente n’a pas été respectée, les meilleures révolutions ont simplement produit un changement de dictateur ou de dictature, aucun changement dans la structure du pouvoir. Et l’histoire de la violence continue. L’amour de l’amour n’est pas la bonne route, il faut acquérir la sagesse de l’amour.

Briser le clivage homme-femme

On manifeste contre le racisme, on réduit l’immigrant à sa seule fonction économique, on insulte les minorités dites « sexuelles », etc. On lutte pour l’acceptation des différences et on accentue le mépris de la différence. La polarisation mène le bal. Mais l’exclusion n’a qu’un seul principe, la peur de « l’étranger », c’est-à-dire de celui que l’on ne peut réduire à soi, assimiler.  Le chat qui avale la souris transforme la souris en chat (en lui-même) dans son système d’assimilation des nutriments. Accepter l’autre, c’est-à-dire celui qui nous apparaît résister à l’assimilation, c’est aller en sens contraire du prédateur, c’est vouloir coopérer d’égal à égal avec l’autre justement parce qu’il est autre, et donc, possède des richesses que je n’ai pas. Il ne s’agit pas de lutter contre l’exclusion, mais de pratiquer le dialogue et surtout la collaboration.

Dans l’histoire des civilisations de la domination, l’exclusion la plus généralisée fut et est encore celle des femmes. Les femmes ont été assimilées (dès l’antique Code d’Hammourabi ou la Loi des douze de Rome) à l’esclave (une possession). Il ne faut pas l’oublier. Dans nos sociétés patriarcales, la femme est l’archétype de l’exclu. Et la raison de départ venait de ce que sa force créatrice faisait peur et envie.

C’est pourquoi la lutte pour l’égalité de statut entre hommes et femmes doit comprendre l’art de la coopération entre les êtres différents, mais toujours semblables. Elle ne doit pas ressembler à une assimilation des femmes à leur fonction économique. Sinon l’égalité n’est plus qu’une forme d’assimilation : tous, les femmes autant que les hommes, soumis au marché du travail. Tous, les femmes autant que les hommes, dans l’oubli de notre vocation de changer le monde. Il ne faut surtout pas prendre cette direction. Nous sommes également responsables de préparer une génération à damer le pion à celle qui la précède, c’est-à-dire nous. Faire de nos enfants et petits-enfants nos contestataires en leur enseignant les grandes sagesses de la contestation que nous avons peut-être foulées du pied.

Cibler d’abord la lutte à la pauvreté

Quelle cible collective doit-on viser en premier? 

Lutter contre la pauvreté et l’exclusion m’apparaît particulièrement prometteur pour l’écologie. Lutter contre la pauvreté et l’exclusion : 

  • freine les explosions démographiques;
  • diminue l’exploitation des travailleurs non spécialisés ;
  • augmente la participation des pauvres à la démocratie;
  • amène dans le combat pour l’écologie ceux qui luttent pour leur survie.

En somme, la lutte contre la pauvreté est la pièce maîtresse d’un changement de mentalité.

Mobiliser vers la démocratie

La démocratie n’est pas une idée de la justice appliquée à une idée du peuple, cela, c’est l’axe du pouvoir. Pour l’axe de la conscience, la démocratie est l’aspiration ressentie dans le cœur humain pour rendre la vie réelle chaque jour un peu plus juste, un peu plus durable, un peu plus harmonieuse. La démocratie n’est pas une constitution, un document, mais le combat constant pour rendre la vie plus réellement agréable à tous et pour les générations à venir. 

Comenius qui a peut-être le mieux exprimé cette aspiration des consciences à la liberté collective proposait quelques conditions pour avancer vers la démocratie universelle :

  1. L’élévation du droit à la vie au-dessus des valeurs idéologiques;
  2. L’éducation à la liberté responsable contre les tentatives d’endoctrinement;
  3. Le désarmement progressif des personnes, des peuples et des nations en faveur de négociations sans menace;
  4. La séparation et l’indépendance des pouvoirs (législatif, exécutif, économique, journalistique, juridique, éducatif, religieux, scientifique, artistique…), plaçant chacun de ces pouvoirs sous l’égide de collèges de décisions et non de représentants individuels;
  5. La participation de tous, sans discrimination, aux responsabilités citoyennes et aux décisions;
  6. La valorisation du communautarisme sociocratique (comme le pratiquaient les communautés moraves); 
  7. L’orientation vers le bien commun et la justice sociale. 

Nos démocraties ont encore du chemin à faire. La tâche est énorme, car il s’agit toujours et encore de faire passer l’intelligence adaptative au-dessus du pouvoir des armes, de l’argent et de la manipulation. Il faut prendre conscience qu’il n’y aura pas de changement significatif vers l’écologie tant que nos démocraties resteront des otages du profit.

2.             Question de motivation

Le diagnostic apparaît évident : nos comportements politiques et économiques détériorent la justice sociale, la paix mondiale et l’équilibre de l’environnement. Nous ne sommes pas pires que les empires de l’antiquité, mais nos moyens sont énormes : un chalutier-usine peut éliminer toute une espèce de poisson; une bombe atomique peut faire disparaître une grande ville; un moyen de transport peut empoisonner toute l’atmosphère; un moyen de communication peut nous inonder de mensonges… Nous devons apprendre à maîtriser nos moyens, sinon, nos technologies nous briseront !

Alors, comment un diagnostic aussi clair peut-il se traduire en actions efficaces ? Que doit-il se passer pour qu’une connaissance se transforme en changement d’habitudes ? Par exemple, un fumeur apprend que le tabac l’empoisonne, que doit-il se passer avant qu’il arrête de fumer ?

Avant d’aborder cette question, je veux réaffirmer deux convictions :

  • Je crois que tant que l’écologie ne sera qu’une question de savoir et de devoir, nous n’y arriverons pas. Ne pas faire ceci, ne pas faire cela, les sept péchés capitaux de l’écologie, l’approche par la culpabilité, bien des religions l’ont essayée, cela ne marche pas.  
  • Je pense aussi que la technologie ne suffira pas, car elle est au service des pouvoirs politiques et économiques et non au service de l’environnement. Pour la mettre au service de l’environnement, il faudra que les citoyens le veuillent vraiment.

C’est l’affectivité qu’il faut toucher.  Il nous faut un coup de cœur pour la terre : sans l’amour de la terre, des océans, des espèces végétales et animales, sans l’amour de notre propre espèce, nous ne changerons pas. Alors, parlons d’amour. Comment ça fonctionne ? Comment faire pour nous aimer assez et qu’il nous vienne à l’esprit de prendre soin de notre terre ? Pour cela, il nous faut mieux comprendre tout le processus de la prise de conscience qui est toujours à la fois intellectuel et affectif. 

Dans ma carrière d’intervenant social, j’ai cru distinguer certaines étapes dans le cheminement de la conscience. Mais avant tout, comprenons que la conscience est cette chose qui, au fond de nous-mêmes, tient à la vérité comme nos poumons tiennent à l’air.  Même lorsque nous dénions une vérité, la conscience nous fait sentir que nous nous mentons à nous-mêmes. 

C’est d’ailleurs cela qui fonde mon espérance : l’être humain est incapable d’échapper complètement à sa conscience. Dans son contact direct avec la réalité, la conscience sait d’instinct qu’une erreur de perception peut entraîner la mort. Comme un chien, la conscience flaire ce qu’il y a de vrai dans une odeur de danger. Mais de quelles vérités parle-t-on ? La vérité des faits afin de trouver les actions adaptées. La vérité des émotions : par exemple, est-ce une vraie peur ou une peur construite ? Car la première peut me sauver la vie, l’autre, me précipiter dans une panique périlleuse. La vérité des responsabilités : est-ce que j’y suis pour quelque chose, individuellement ou collectivement ? Sans cette reconnaissance, je ne sais pas ce qu’il faut changer.

Ces trois étages de la vérité sont déterminants, il est nécessaire de les franchir toutes les trois, mais j’ai souvent expérimenté que cela ne suffit pas. La conscience doit arriver à quelque chose d’autre, elle doit arriver à une étape où elle tient à elle-même, où elle tient à la vie. Sinon pourquoi changer ? Collectivement, est-ce que l’humanité tient à la vie ? Trouve-t-elle la vie suffisamment belle pour tenir à elle ? C’est sans doute pour cette raison que toutes les morales fondées sur des interdits, le devoir, la faute n’ont jamais fonctionné. On ne peut pas vouloir ce que l’on n’aime pas. La volonté est comme le serviteur, elle suit son maître l’affectivité, et lui, il aime ou il n’aime pas. Par exemple, un fumeur peut savoir qu’il détruit sa propre santé, mais s’il préfère la sensation que lui apporte la cigarette à la sensation d’être en santé, il va continuer à fumer. Il doit arriver à l’amour de lui-même. 

L’être humain des temps modernes préfère-t-il la sensation de la puissance à la santé de la planète ? Il doit lui aussi arriver à l’amour de lui-même.

Je pense que quelque chose en nous résiste à l’amour, même à l’amour de nous-mêmes, même à l’amour de la vie. D’où vient cette résistance ? Il faut dire que vivre, c’est dépendre : dépendre de l’air, de l’eau, de la santé des terres et des océans. Vivre, c’est prendre soin des conditions de la vie. 

Vivre, c’est toujours se sentir intérieur à ce qui fait vivre comme un fœtus dans le sein de sa mère. Peut-être que l’homme préfère se sentir au-dessus de la nature qu’assujetti à elle, même si c’est un éminent mensonge. Vivre, c’est s’avouer notre vulnérabilité. Vivre, c’est s’avouer qu’on n’est pas le maître, qu’il faut suivre les lois d’un autre, les lois de la nature.

Dit autrement, nous sommes informés de la nécessité de changer nos comportements pour vivre encore un bon moment sur terre, mais nous n’avons pas encore pris conscience de la valeur de notre être, nous ne tenons pas à nous-mêmes au point de faire face à la vérité de notre dépendance vis-à-vis de la grande totalité du vivant.

3.             Coup de cœur pour la terre

J’ai dit que nous résistons à l’amour, parce que nous n’aimons pas notre vulnérabilité et notre dépendance à la nature. Alors, si notre amour de la vie n’est pas suffisant pour entraîner un changement dans nos habitudes, et si l’amour ne dépend pas de notre volonté (qui peut décider d’aimer!), que faire pour provoquer cet amour ?

Pour arriver à l’amour, il faut sans doute traverser au moins deux étapes : faire l’expérience d’appartenir à la communauté de tous les vivants et participer à la beauté d’un milieu vivant. Bref, l’amour arrive dans la rencontre. La méconnaissance de notre destin commun avec tous les vivants est l’origine et le moteur de la crise écologique. Il y a un grand plaisir à trouver notre place dans un écosystème, dans un paysage extraordinaire.

L’être humain est double : biologiquement, il n’est qu’une composante d’un écosystème, il puise sa vie de cet écosystème comme un arbre puise sa vie de la terre et du soleil; intellectuellement, il peut comprendre certaines lois de la physique, de la chimie, de la biologie, de la psychosociologie, et s’en servir pour rendre le monde meilleur. Donc, il peut participer à la vie et cela, c’est un tel plaisir qu’on y prend goût. 

Trouver belle la nature est un acte de la conscience qui surgit de la rencontre. Pour aimer, il faut trouver beau. Trouver beau c’est résonner, c’est vibrer, et cette vibration survient lorsque notre monde intérieur rencontre le monde extérieur et se reconnaît en lui. Le bébé musaraigne aime sa maman musaraigne, ils se reconnaissent l’un l’autre. Pour cela, une rencontre est nécessaire. L’être humain ne peut pas ne pas aimer sa mère-terre, même si elle est parfois rugueuse et graisseuse de terre, elle le rejoint au cœur.

Cependant, un préalable s’impose : puisque l’amour n’est pas une relation de sujet à objet mais constitue une relation entre des sujets, vous comprenez que c’est un renversement profond de notre pensée et de notre affectivité. Comment aimer la nature comme un sujet ?

Lorsque nous regardons un arbre, nous sommes immédiatement mis en face de deux arbres : le premier est un objet de pensée, il est construit à partir de ce que nous savons d’un arbre. L’objet se définit en quelques mots, en quelques pages ou en quelques schémas. On peut imaginer qu’on le connaît et qu’on le contrôle; l’arbre réel, je pourrais le scruter au microscope, l’examiner sous tous ses angles, je verrais sans cesse des détails nouveaux. En face de lui, même le plus grand spécialiste du monde se sent démuni et émerveillé. Il y a tant et tant à découvrir.

Lorsque l’homme croit qu’il domine la nature, en réalité, il ne domine pas la nature, il domine un objet de pensée qu’il appelle la nature. Mais pendant ce temps-là, il est évident que la nature réelle reste la reine. Pour aimer, il faut être capable de sentir la présence réelle des êtres vivants au-delà de ce que nous en connaissons. 

Nous sommes un mystère, et parce que nous sommes un mystère, nous ne vibrons que devant un autre mystère, l’amour n’est possible qu’entre deux mystères.

Ressentir la présence du vivant, oui, vraiment ! 

Ce n’est pas une présence similaire à celle d’un autre être humain, j’en conviens. La communauté intégrale de tous les vivants, la biosphère n’est peut-être pas un sujet comme moi, un sujet conscient de lui-même… Je ne le sais pas. Peut-être que l’appeler Mère-terre n’est qu’une figure poétique… Peut-être aussi que la nature est mille fois plus consciente et intelligente que nous ! Mais une chose est certaine, c’est en la rencontrant que je la connaîtrai un peu plus, et c’est en la connaissant que je l’aimerai un peu plus, et pourtant c’est parce que je l’aime que je cherche à la rencontrer. C’est le cycle de l’amour. 

Je t’aime d’instinct parce que je suis en toi, je dépends de toi. Je cherche à te rencontrer, à ressentir ta présence. Te rencontrant, j’apprends à te connaître. En te connaissant, je t’aime encore plus, non plus seulement d’instinct, mais pour participer à ton évolution.

L’être humain n’exerce de violence que lorsqu’il a réduit les êtres réels à l’état d’objets. Nous n’arriverons pas à changer cette violence en actes responsables tant et aussi longtemps que nous ne tenterons pas de rencontrer les personnes réelles, les êtres vivants réels avec tout leur mystère. Dans une rencontre, nous reconnaissons la différence entre la petitesse de nos pensées et la grandeur des êtres réels.

Rencontrer l’être réel, c’est ressentir la présence. La présence réelle est toujours pleine d’infinis : une infinité de détails jusqu’aux atomes et aux quarks ; une infinité de relations entre chaque élément et la totalité ; une infinité de significations selon le regard qu’on lui porte, etc. ; une infinité de potentialités et de mystères car on ne connaît pas tout ce qu’elle peut devenir.

C’est en ressentant sa présence que nous pouvons aimer la nature. Parce que nous participons de la vie et à la vie, nous occupons une place qui nous permet de prendre soin du vivant. Mais pour cela, nous devons comprendre notre rôle, comprendre le fonctionnement de la vie, aimer la vie et nous aimer nous-mêmes.

Pour l’être humain, voir permet d’aimer et ensuite l’amour nous engage à prendre soin. Nous pouvons apporter un regard de plus en plus compétent pour aider la vie à s’épanouir dans toutes ses branches, ses espèces et ses possibilités. Et nous serons le bénéficiaire heureux de cet accomplissement.

4.             Le fruit 

Comment cela se passera-t-il?

L’être humain ne trouve pas de solutions tant que le problème n’est pas affectif, c’est-à-dire tant que le problème ne l’affecte pas gravement et personnellement, le plaçant, non seulement en danger de mort, mais surtout en danger de vie, en danger de vivre pleinement, consciemment, fraternellement, ou si voulez, en danger de bonheur. Le bonheur, sa grande peur, parce qu’il suppose l’épanouissement de tout son être y compris le volcan de potentialités qui nous habite tous et qui peut nous transformer en sages ou en fous.

Voyez-vous, l’être humain est plus sujet qu’objet, et c’est assez effrayant. Un objet, on peut le tenir, le palper, l’acheter, le vendre, le mesurer, lui fixer une valeur. Sur ce terrain, un gramme d’or est pas mal plus stable que soixante-dix kilogrammes d’un être humain qui peut disparaître du jour au lendemain.

Bref, si vous êtes un sujet, et espérons que vous l’êtes, en tant qu’objet vous ne valez pas autant qu’une voiture de luxe, mais vous vous éprouvez vous-même, vous ressentez valoir plus que tout, car si vous n’êtes pas là, pleinement présent, pleinement conscient, la voiture de luxe, vous ne la voyez même pas. Vous vous palpez : os et chair ne valent pas cher, mais vous ressentez votre vide intérieur; il a beau être vide, surgissent de lui les sentiments, les pensées, les actions, les œuvres qui transforment le monde et qui donnent de la valeur à tout. Tant que vous faites sortir de vous-même ce que vous pouvez être, ne serait-ce que l’angoisse de vivre, vous êtes, vous jouissez de l’existence, mais que cette source vitale s’affaisse, s’assombrisse, devienne absolument passive, votre vide devient soudain semblable au néant. 

Bienvenu dans la réalité humaine. Vous êtes comme moi, rien et pourtant tout, alors que tous les objets autour de vous sont tout et pourtant rien. Cela veut dire que nous nous ressentons vivre et être, ce sentiment, toutes les cultures le signifient par les mots du bonheur : ressentir l’acte de sa propre existence. Dans un seul moment, oui, tout peut s’écrouler, car ce n’est qu’un sentiment, et pourtant tout renaît de cette source, de notre sang, de nos amours. À quoi servirait de gagner le monde entier, si nous n’étions pas conscients de le savourer? 

D’une manière, nous dépendons de nous-mêmes : cessons toute attention à quoi que ce soit, et nous disparaissons dans le brouillard de notre esprit, car nous sommes chacun un sujet. Mais ce sujet est néanmoins un objet dans le monde des objets, un objet vivant et donc inflammable, écrasable et décomposable, un objet qui dépend de l’air, de l’eau, de la température, de la nourriture, de tout. Comme sujet nous dépendons de nous-mêmes, d’un jaillissement d’attention, de conscience, de pensée, d’actions; comme objet nous dépendons de l’équilibre infiniment précaire d’une petite boule bleue tourbillonnant par miracle à la bonne distance d’une gigantesque bombe à fusion nucléaire appelée Soleil. 

En somme, prendre conscience de soi, c’est un peu affolant, et pourtant, il est impossible d’imaginer que l’être humain retrouve son équilibre sans franchir cette étape. La clef d’un changement de mentalité est forcément mentale.

Voici le nœud : bonheur et angoisse oscillent dans le même cratère, l’un pour féconder la terre des valeurs de son espérance, l’autre pour exploser jusqu’à la stratosphère. La cendre retombe pour reverdir la terre, la poussière de nos obsessions décroche de la réalité pour nous envelopper dans son effet de serre. Nous sommes des volcans : des intérieurs qui propulsent à l’extérieur des forces vitales et des forces mortelles. Impossible de séparer les deux. Le plus faux des chemins, et peut-être le seul faux chemin consiste à vouloir séparer le désir du bonheur et l’angoisse de la mort. Cette division consiste en une sorte de mort de l’âme par écartellement. Mais le bonheur créateur qui surgit de l’angoisse, ce genre de bonheur dont les expressions sont l’art, la science, la philosophie, la spiritualité, voilà les voies de tout volcan qui aspire à devenir une montagne de paix. Pour cela, il faut aller au front, s’affronter soi-même en affrontant le réel. Rien de moins, mais rien de plus.

Cependant, lorsqu’il est en danger de bonheur, en danger d’épanouissement créateur et donc en danger de chute dans son cœur, l’être humain a tendance à paniquer comme lorsqu’on ressent que tout peut changer dans une seule rencontre amoureuse : car l’amour rend fort autant qu’il rend dépendant, il est la conscience de soi embarquée dans le réel du corps et de l’autre. 

S’il tombe en état de panique, l’être humain n’examinera pas son esprit, au contraire, il le fuira et le combattra jusqu’au bout, il prendra des mesures pour continuer son entreprise de destruction de lui-même. Par la panique, il perd presque toute capacité de réfléchir. Il a beau s’entourer d’objets en or, en porcelaine ou en marbre, il a beau voyager en première classe à la vitesse du son, il peut boire et manger à en crever, se vautrer dans les antidépresseurs, consommer tous les viscères de la terre, il est tout aussi vide après qu’auparavant. Ne pouvant caresser en lui que de possibles actes d’autocréation qu’il n’a pas le courage de réaliser, il implose d’accablement. 

Mais plus les uns paniqueront, plus les autres s’éveilleront, car, que nous le voulions ou non, nous sommes solidaires d’une même planète. La désolation que les uns produisent pousse les autres vers de solides réflexes de compensation. Ce que la partie paniquée du monde détruit, l’autre la reconstruit tout autrement. Ce que l’inconscience jette dans le four, la conscience le retire. On peut dire que l’un y va plus fort que l’autre, sûrement! Mais l’autre a de l’avenir : le premier se sera épuisé de folie alors que l’autre continuera son aventure heureuse.

Oui, l’angoisse du bonheur et de la mort forme une très forte et très dangereuse polarisation : certains misent sur la migration dans l’univers virtuel, l’artificialité, le transhumanisme; d’autres achèteront les plus gros pick-up, des yachts fabuleux, des bunkers pour tenir jusqu’à la fin des temps. Cependant, le meilleur surgit toujours à la table d’à côté où se posent les questions de base : « Qu’est-ce que vivre? Qu’est-ce qu’aimer? Comment vivre ensemble, avec la communauté de tous les vivants? » Dès que la conscience se développe, et son développement est irréversible, s’accroît forcément le goût de l’épanouissement de soi, des autres, de la nature, le goût de la vie. Cette croissance se forme à même la chute.

Cette voie n’est pas une route, ni un sentier, ni une bifurcation, ni un lâcher-prise, mais une nécessité autant qu’un engagement libre. L’humanité n’est pas un état de fait, mais une option, oui, une option, mais une option nécessaire à la continuation de notre route. Il faut transformer la pression du négatif en actions de vie. Chaque goutte de pétrole doit devenir une feuille d’arbre, chaque peur du lendemain doit devenir le geste d’aujourd’hui.

Il y aura assurément un nouveau monde, une nouvelle façon de fleurir, car la conscience ne nous quittera jamais puisqu’elle est la vie en marche. Cependant comme toujours, cette révolution sortira de la contradiction et cette contradiction rend l’avenir imprévisible. Il ne s’agit d’ailleurs pas de prévoir, 2050, c’est déjà trop tard, il s’agit de participer, non pas en s’agitant comme une poule à qui on a coupé la tête, mais comme des personnes un peu abasourdies après un cauchemar et qui reprennent peu à peu leur esprit.

L’Ogre tombera par manque de nourriture (il arrivera bien un temps où nous ferons la grève de le nourrir), le Petit Poucet revient déjà, caillou après caillou, dans sa patrie : la vie. 

L’humanité entre dans sa première révolution. 

La révolution néolithique des peuples conquérants n’était pas une révolution, mais un clivage entre le paysan et une société esclavagiste, un clivage interne à chaque société, mais aussi un état de guerre entre les sociétés, et surtout, c’était un clivage entre l’être humain et la nature. S’en est suivie une grande histoire de massacres et de conquêtes, de désertification, de génocides, de pauvreté et de désolation. À l’intérieur de cette histoire, combien de révolutions ont avorté ne réussissant pas à former une humanité unifiée et harmonisée avec la nature. Sans doute était-ce notre parcours d’apprentissage, mais aujourd’hui, le soleil s’acharne de l’intérieur et de l’extérieur pour achever la grande germination de la conscience, il ne relâchera pas son effort, car il tient à nous bien plus que nous tenons à nous-mêmes.

Nous y arriverons, car nous avons la nature pour alliée, elle nous talonne comme pour se débarrasser d’un parasite qui abuse de son statut, mais elle nous pousse en même temps vers plus de conscience, comme toujours, elle utilise la nécessité pour engendrer de la liberté, et quand nous serons libres, nous ferons un monde viable.


[1] Il s’agit ici, je l’espère tellement, d’une prophétie d’autoréalisation. En sociologie, une prophétie d’autoréalisation arrive lorsque plusieurs personnes crédibles prédisent un point charnière et que cela a pour effet de participer aux modifications de comportements au point de faire advenir la prophétie.