De manière plus précise, Poincaré a montré que la non-intégrabilité était due à des phénomènes de résonnance qui conduisent alors à des divergences. Le détail n’a pas d’importance, mais ce qui est intéressant, c’est que les résultats de Poincaré ont montré que les équations de Newton n’étaient pas suffisantes pour résoudre un problème dynamique [l’horizon de prédictibilité de Liapounov est limité]. Que même si vous avez les équations, les solutions restent ambiguës [au-delà de l’horizon de Liapounov, les solutions sont multiples]. C’est dans de tels systèmes que s’introduisent les notions de probabilité et donc d’irréversibilité [dès qu’il y a probabilité, comme lorsqu’on joue aux dés, un résultat, par exemple obtenir un 2, ne permet pas de revenir aux causes puisque les mêmes causes peuvent entraîner des résultats différents].
« [Lorsqu’il y a irréversibilité, le temps est orienté dans une direction, il y a une flèche du temps] par exemple, si je considère le verre d’eau qui est devant moi, je puis me poser la question: dans quel sens le verre d’eau vieillit-il [se désorganise-t-il pour engendrer des réorganisations]? Les molécules d’eau ne vieillissent sûrement pas à l’échelle du temps qui m’intéresse. Mais les molécules se rencontrent, créent des corrélations, les corrélations doubles deviennent des corrélations triples et ainsi de suite. Cela continue indéfiniment. Il y a un flux de corrélations. Il y a donc des phénomènes ordonnés dans le temps qui se passent dans ce système. Par des simulations numériques, vous pouvez voir comment apparaissent les corrélations binaires, les corrélations ternaires, des corrélations impliquant de plus en plus de particules. C’est un peu comme deux personnes qui se rencontrent et qui se parlent. Une fois qu’elles ont parlé, il reste quelque chose, même quand elles s’en vont, le message se répand. Chacun de nous est au centre d’un réseau de « corrélations ». Une fois que vous dépassez les systèmes simples, les systèmes répétitifs, comme le pendule ou le mouvement périodique de la Terre autour du Soleil, vous arrivez à des situations dans lesquelles il n’y a plus de certitude, mais des situations dans lesquelles il y a une flèche du temps. Alors, la perspective devient tout à fait différente. Et l’idée qu’on peut se faire de la cosmologie est aussi tout à fait différente [la mort, c’est-à-dire la désorganisation d’un système, par exemple, n’est plus une certitude].
« La tentative de Hawking était, comme je le disais, de spatialiser le temps. Mais on peut voir les choses d’une manière tout à fait différente. On peut plutôt essayer de temporaliser l’espace, de voir quels sont les phénomènes irréversibles qui peuvent donner naissance à l’espace-temps. C’est la direction dans laquelle nous avons travaillé. L’idée, finalement, c’est qu’il faut regarder ce qui se passe aujourd’hui, étudier les phénomènes irréversibles qui se passent aujourd’hui pour comprendre par exemple comment le phénomène irréversible fondamental au début de l’univers a peut-être pu se passer. Évidemment, il y a des circonstances particulières.
« C’est peut-être le phénomène le plus irréversible qui soit parce qu’enfin comment pouvons-nous imaginer le début de l’univers? Un aspect essentiel est le passage de particules virtuelles à des particules réelles. Dans le livre de Hawking, vous avez vu ce que sont les particules « virtuelles » [par exemple, à chaque infime fraction de seconde une particule de matière et une particule d’antimatière se séparent puis refusionnent pour disparaître dans l’espace-temps]. Les particules virtuelles sont des particules qui se créent par paires, qui vivent un certain temps et puis se recombinent par suite du principe d’incertitude d’Heisenberg [le principe d’incertitude désigne toute inégalité mathématique (par exemple la position d’un objet et sa vitesse] affirmant qu’il existe une limite fondamentale à la précision à partir de laquelle il est impossible de connaître simultanément deux inégalités]. Les particules « réelles », au contraire, présentent un caractère d’indépendance (évidemment relative). Donc, la création de l’univers correspond avant tout à une création de « possibilités » [plutôt qu’à une création de choses ou d’objets indépendants les uns des autres], créant à la fois des phénomènes désordonnés et en même temps des phénomènes hautement organisés.
« Les phénomènes irréversibles ont toujours ces deux aspects, la tendance vers le désordre et la tendance vers l’ordre. Et nous trouvons ces deux aspects dans l’univers. Nous trouvons à la fois le fameux rayonnement résiduel qui contient du désordonné et en même temps les particules élémentaires, tel le proton, qui sont comme des forteresses qui ont été construites pour durer. François Jacob s’est demandé quel est le rêve d’une cellule biologique: c’est de se multiplier. Quel est le rêve d’une particule élémentaire? C’est probablement de durer. Mais pour durer, il faut des structures extraordinairement complexes dont la complexité est comparable à la complexité des molécules biologiques. Ce double aspect de désordre et d’ordre apparaît dès le début de l’univers. [Un atome très simple comme l’hydrogène est simple et stable parce qu’il est très complexe.]
Donc le prix de l’univers, c’est un prix entropique [un désordre progressif. Mais le gain, c’est l’ordre évolutif]. Je vous ai parlé tantôt de phénomènes qui se produisent loin de l’équilibre. À un certain moment, des tourbillons ou des horloges chimiques se produisent. Évidemment, l’énergie est conservée. Il n’y a pas de violation de la conservation de l’énergie, mais il y a un prix entropique, l’entropie augmente [mais aussi, on remarque des gains de complexification]. Ainsi, matière et entropie sont des concepts étroitement liés. »
Cela signifie, entre autres, que le passé, je veux dire l’ensemble de toutes les traces que le passé a laissées sur la réalité actuelle ne peut pas être déroulé comme si le film suivait un scénario unique. Oui, il y a un seul passé réalisé, mais on ne peut pas déduire pour autant qu’il était unilatéralement déterminé par des causes. Comme lorsqu’on joue aux dés, une fois le jeu terminé on décrit une série unique de résultats, et pourtant, il y a bien eu plusieurs passés possibles. Les jeux n’étaient pas faits. Au contraire, tout concourait à multiplier les possibilités. Le fait que le passé soit unique dans les traces de la réalité actuelle ne dit pas qu’il était unique au moment où il se jouait. Cette idée de l’unicité du passé est une illusion qui se construit à mesure que le temps passe et qu’il est retenu dans des traces que l’on appelle « mémoire ». Je ne parle pas ici de la mémoire psychologique des cerveaux, je parle des traces du passage du temps sur les ondes lumineuses, les ondes gravitationnelles, les relations entre les éléments, l’état de la matière, l’état des roches, etc.