L’exemple de Sageterre

Enfin, la ferme Sageterre est devenue une
Fiducie d’Utilité Sociale Agricole (FUSA)
le 16 septembre 2019.
En apparence, ce n’est qu’un nouveau statut légal,
en réalité, c’est une petite révolution.

Sigle de la ferme Sageterre

Nous, Marie-Hélène et moi avons constitué un patrimoine autonome (la ferme) qui maintenant appartient à personne pour être mieux affecté à une mission. Parce qu’il est affecté à une mission sociale désintéressée, ce patrimoine est désormais insaisissable. Les fiduciaires administrent ce patrimoine sans pouvoir le mettre à risque, ni l’hypothéquer, ni le diminuer ni modifier sa mission, et ce, à perpétuité. Ce statut est propre au Code civil du Québec.

Bref, Sageterre est maintenant un bien commun administré en vue du bien commun.

Sageterre, une éco-communauté

Dans la première partie, nous avons avancé l’idée que toute conscience qui s’éveille cherche à contribuer à l’émergence d’une vie écologique qui ne peut être que communautaire. Dans la deuxième partie, nous allons réfléchir à la manière de participer à cette émergence, et principalement, à travers le mouvement des éco-communautés. Cela suppose une conversion considérable de nos habitudes de penser, d’agir et même de ressentir.

Si nous avons bien mesuré les dégâts du monde révolu, nous savons que le combat pacifique pour un changement en profondeur sera un « joyeux » long combat. Aussi, il est normal de vouloir participer à un groupe de résistance capable de traverser le temps. On parle alors de communautés ouvertes et militantes, de communautés d’intention qui ont l’intention de participer à la transformation des mentalités, on parle de communautés…

  • … organisées pour dépasser les enjeux de propriété privée;
  • visant l’autosuffisance en complémentarité avec les autres groupes résistants;
  • dirigée en sociocratie[1] ;
  • travaillant dans l’égalité et la collaboration femmes-hommes;
  • cherchant et pratiquant honnêtement l’autosuffisance;
  • évitant l’assimilation à des idéologies dominantes;
  • luttant contre l’injustice sociale;
  • permettant l’intégration des personnes vulnérables;
  • aimant et encourageant des initiatives toutes différentes…

Nous n’oserions pas avancer dans cette direction si nous n’avions pas nous-mêmes fondé et développé une éco-communauté qui dure depuis 2004. Même si ce n’est pas toujours explicite, l’exemple de Sageterre reste notre assise, notre terrain d’expérimentation, donc le lieu de multiples erreurs à éviter et de quelques constances utiles.

1.              Nos valeurs dans les valeurs de la vie

La tâche de l’écologiste consiste à inscrire des valeurs d’humanité dans les valeurs de la nature sans semer la pagaille, tout en améliorant les conditions de vie de tous les vivants.

On me dira que la vie ne pratique pas de valeurs, que les valeurs sont humaines. Je dirai que cette idée de s’imaginer à part en considérant la nature vide de valeurs doit justement changer. Derrière ce clivage, il y a une réaction humaine bien naturelle. Imaginez : nous sommes choqués par la dureté de la vie naturelle, ce combat contre les prédateurs, cette fuite si alerte des proies, les insectes qui dévorent nos réserves, les moustiques, le froid, la faim… Nous allons nous organiser en société, nous allons nous protéger, nous allons cultiver, nous allons élever des animaux de boucherie, nous allons inventer de grands moyens, nous allons nous industrialiser… Qui peut contester la légitimité d’un tel mouvement! Le progrès.

On est là dans le ventre de la vie. On veut introduire une valeur, c’est-à-dire une vie moins dure, une vie moins violente. Excellent! c’est la fonction même de la conscience d’introduire des valeurs dans les organes de la vie pour améliorer notre sort. Mais il faut croire que ce n’est pas si facile, puisqu’à force d’introduire nos valeurs, on est en train de tout détruire! C’est peut-être que la vie, elle aussi, chemine autour de quelques valeurs qu’il nous faut comprendre. L’écologie est justement une tentative de décrire ce qui se passe dans des écosystèmes naturels pour qu’on puisse déduire des valeurs (on dira des principes pour éviter d’imaginer des intentions) telles que la diversité, l’équilibre (homéostasie), la collaboration, la synergie, l’interdépendance, la coévolution, la symbiose, la compétition, les niches spécifiques, etc. Mais de notre côté, du côté humain, demandons-nous : quelles valeurs cherche-t-on à introduire dans les principes de la vie? Des valeurs ou des méprises sur soi-même?

On est un peu égocentrique, presque tout ce qui nous bouscule sur le chemin de ce que l’on veut peut être vu comme une violence que nous voulons faire disparaître. Par exemple, on veut vivre le plus longtemps possible. Donc tout ce qui vient raccourcir cette idée de la vie, les maudites maladies, les maudits accidents pourraient être vus comme des actes de violence inacceptables. Pourtant, dans l’état actuel de notre évolution, vivre jusqu’à 500 ans, ce n’est pas une très bonne idée, c’est même la meilleure route pour l’élimination de notre espèce. Pourtant nous ne pouvons pas rien faire devant les blessures ou les maladies. Où est la ligne, où est le principe modulateur?

Vouloir contrer une violence naturelle ne peut pas être « lutter contre tout ce qui fait obstacle à notre sacro-sainte volonté », car ce qui fait obstacle à notre volonté est souvent notre planche de salut. Pourtant, cela ne justifie pas d’endurer toutes les brutalités de la vie naturelle comme une fatalité. Il faut agir, oui, mais dans la conscience que la vie, elle, a une avance sur nous, elle a trouvé le moyen de durer et d’évoluer sur des milliards d’années malgré d’énormes cataclysmes qui ont entraîné des disparitions massives d’espèces. La vie n’est donc pas dépourvue dans l’art de l’adaptation et de la traversée du temps. Il faut peut-être tenir compte de ce qu’elle peut nous enseigner.

2.             Violence créatrice, violence destructrice

Dans un reportage, une scène ordinaire de la vie : quelque part dans l’altoplateau des Andes… un petit ours à lunettes monte dans un arbre, il se dirige vers une branche qui peut à peine le supporter afin de jeter par terre un nid. La maman oiseau surveille en virevoltant, mais elle n’y peut rien. Il réussit à déstabiliser le nid qui tombe et se fracasse. Son frère qui attendait en bas se délecte de deux petits œufs. Violence destructrice.

Mais, éclair d’intelligence de la mère oiseau qui a toujours su protéger ses œufs des ours adultes trop lourds pour les hautes branches : elle n’a jamais pensé aux petits ours. Maintenant, elle y pense. L’année suivante, elle fabrique son nid plus haut sur une branche plus fine, et par éducation et effet épigénétique[2], son adaptation se transmet progressivement aux autres oiseaux. Violence destructrice du début devient créatrice.

En somme, si on éliminait toute violence destructrice, on saperait la vigueur de l’évolution, la force de sa « pédagogie », sa créativité par chocs violents. Si on n’y fait pas attention, contrer aveuglément la violence de la nature peut rendre le monde plus violent. La nature est complexe, elle n’est pas un petit paquet d’engrenages pour un mécanicien du dimanche.

Analysons plus en détails les paradoxes qui surgissent de l’introduction d’une valeur de la conscience dans les principes de la vie.

Le sens commun a toujours perçu deux sortes de violence : la violence créatrice comme l’accouchement et la violence destructrice comme le meurtre. La chirurgie qui sauve des vies est jugée créatrice. Certaines chirurgies esthétiques peuvent s’avérer destructrices. Pousser quelqu’un loin d’un danger immédiat est une violence protectrice. Pousser quelqu’un qui est sur notre chemin simplement parce qu’on est pressé est une violence destructrice. En justice : la légitime défense est acceptée. L’abus de la force, non. Violence destructrice et violence créatrice ne sont pas toujours si faciles à distinguer.

Comment fonctionne la nature? Son fonctionnement peut-il nous éclairer?

En physique, en chimie, en biochimie, en écologie, il y a deux mouvements contraires qui forment une vaste circulation au bilan positif : l’entropie et la néguentropie. Dit simplement, c’est le principe du recyclage créatif et de l’économie circulaire.

L’entropie (processus destructeur d’information) peut se comprendre ainsi : tout échange d’énergie s’accompagne d’une perte en chaleur. La chaleur est nulle en information, elle est un vide informationnel. Elle est un ensemble de collisions non orientées, des collisions au hasard, donc informes, sans forme, le point zéro de l’information.

Exemples d’entropie : les molécules de pétrole qui se divisent, et donc perdent de la complexité en produisant des explosions pour faire avancer une voiture; la fragmentation des protéines par la digestion; la décomposition après la mort d’une plante ou d’un animal… L’exemple le plus simple et le plus général vient de la question d’enfant : pourquoi dois-je faire de l’ordre dans ma chambre, alors que le désordre se fait tout seul? L’ordre se décompose parce que l’entropie agit sans arrêt, alors que la néguentropie agit par périodes intensives de mise en ordre. Chaque fois qu’il y a décomplexification, décomposition des organisations, il y a entropie. La poussière qui s’accumule chaque jour est le résultat de l’entropie du jour. La nature, elle, utilise l’énergie du désordre pour faire de l’ordre, pour augmenter l’information, donc la complexité. L’enfant qui fait de l’ordre dans sa chambre utilise l’énergie de la désorganisation des aliments dans son estomac.

La néguentropie (processus de création d’informations, de mise en ordre) peut se comprendre ainsi : un flux continu de chaleur, dans certaines conditions, produit des sauts d’information (une plus grande complexité) et parfois des chaînes de complexification, ou même des histoires de complexification (l’évolution biologique)… Cette complexification, c’est ce qu’on appelle la néguentropie. Notre planète reçoit un flux très stable de chaleur en provenance du soleil et elle répond à certaines conditions : l’histoire du développement de la vie et de son évolution, voilà la plus belle forme de néguentropie.

Exemple de néguentropie : Sur une grande plaque chauffante, un liquide entre en turbulence sous l’effet d’une chaleur continue, à certains moments du réchauffement, les turbulences s’ordonnent parfaitement d’un seul coup en formant des dessins étonnants; la synthèse de grosses molécules sous l’effet de la chaleur et de la pression; l’organisation de la vie à des niveaux de complexité de plus en plus grands sous l’action de turbulences caloriques dans une soupe de molécules déjà complexes, etc.

Destruction de l’information (entropie = décomplexification) et création d’information (complexification = néguentropie) sont comme les bras de Shiva. L’entropie est une chute vers la décomplexification qui force la complexification à s’élever toujours plus haut, par sauts. L’enfant ne fait pas que replacer sa chambre, il l’embellit de ses dessins.

Si l’entropie l’emportait, elle serait fatale, elle mènerait au vide informationnel, au zéro complexité, à la poussière sidérale, à la mort totale. On a longtemps cru cela. Cependant, un grand nombre de phénomènes physiques, chimiques, biochimiques, biologiques vont en sens contraire. Lorsqu’on regarde la dilatation cosmique de l’espace-temps, l’entropie  semble l’emporter, mais la néguentropie gagne dans la concentration des soleils et des planètes où elle complexifie les organisations atomiques, transformant, par exemple, l’hydrogène en hélium[3]. Comment discerner qu’il y a complexification?

La complexité n’est pas la complication, la complexité est une augmentation de la quantité d’information organisée de façon stable avec le plus d’autonomie possible à chaque niveau d’organisation dans laquelle on peut repérer des principes de fonctionnement simples qui engendrent des effets gracieux (un cheval au galop). Un cheval est beaucoup plus complexe qu’une automobile.

La complexité tend à ajouter de l’hétérogénéité, de l’autonomie à chaque niveau d’organisation, de l’interdépendance, de la diversité; elle tend à organiser les éléments les plus divers et souvent contradictoires pour les faire travailler ensemble à multiples buts, et ensuite à se relier avec les autres organismes complexes pour ajouter un étage complet de complexité (par exemple, passer d’unicellulaire à multicellulaire).

Donc, toujours autonomisation, interdépendance, diversification, organisation interne, collaboration externe, métaorganisation (comme les métazoaires, ou comme une ruche d’abeilles). Cela nécessite un principe historique de discontinuité (rompre avec le passé : muter, par exemple) et de continuité (préserver la mémoire des bons coups : la génétique et l’épigénétique, par exemple).

Voilà un jeu de « valeurs » lancé dans la création : diversification, contradiction, lien entre les contradictions, organisation à des niveaux de plus en plus élevés d’interdépendance et d’autonomie, participation des organisations pour arriver à de hauts niveaux de métaorganisation[4], souplesse, grâce et adaptabilité, capacité d’autoréparation … Ces principes s’expriment dans un mouvement : l’évolution, c’est-à-dire une totalité d’interactions qui pointent vers un ensemble de finalités (et non vers un but). La complexité, par exemple, n’est pas un but, on ne peut pas arriver à une complexité absolue, c’est une finalité, elle a quelque chose d’indéfini et d’infini.

Un mot sur le concept d’organisation, c’est-à-dire le développement d’organismes. Un organisme n’est pas un mécanisme. Dans un organisme, tout contribue à réaliser le système « organique », tout participe du système et participe au système. Dans un mécanisme, chaque élément est en réalité statique en lui-même, il obéit à des engrenages et à des programmations, les causes sont toujours externes aux effets.

Si la beauté est l’agencement dynamique du maximum de contradictions dans l’unité maximum du fonctionnement pour inspirer et multiplier les forces créatives, alors une des grandes valeurs de l’évolution est sans doute la beauté, une beauté qui s’élargit, s’approfondit, se différencie, se multiplie à l’infini, une beauté sans but spécifique, mais orienté vers des finalités.

Dissocier l’entropie et la néguentropie est une violence contre la vie. Ce n’est pas introduire une valeur dans la dynamique des principes de la nature, c’est détraquer le fonctionnement de la nature.

Lorsque la consommation se limite à une assimilation, à une accumulation d’objets, à la réduction de sujets en objets utilisés puis jetés, elle se dissocie des processus vitaux d’autonomie, de recyclage, de fertilisation, d’ensemencement… La nouvelle économie nommée « économie circulaire » vise à lutter contre ce mal. L’économie de surconsommation constitue une grave violence contre la violence supposée de la nature. On est dans l’univers de l’Ogre qui dévore tout et risque d’entraîner sa propre perte.

3.             L’attitude qui gâche tout

Si on a bien compris le jeu de l’entropie et de la néguentropie dans la nature, on voit évidemment sous ce jeu, une poussée globalement créatrice. C’est comme si à chaque niveau (particules subatomiques, atomes, molécules, cellules, plantes, animaux, sociétés…) il y a une source créatrice capable d’une certaine participation au mouvement d’ensemble. On dirait que chaque élément est un mini sujet créateur. On a l’impression qu’il n’existe jamais d’objet aux formes fixes, au zéro information, totalement passif, sans la moindre créativité. Tout est sujet de participation et non pas seulement objet; rien n’est un fragment inerte en lui-même dans une mécanique ou une programmation. Dans nos sociétés industrielles, l’entropie semble l’emporter : il y a des complications plutôt que des complexités, des mécanisations plutôt que des organisations, des objets aliénés plutôt que des sujets participants.

Il ne sera donc pas facile pour une communauté de se transformer en organisme dans un monde mécaniste. Il faut le répéter, dans un organisme, il n’y a pas d’objet inerte et simplement obéissant : chaque élément est créateur avec un bon taux d’autonomie et en même temps d’interdépendance. Tout est sujet dans un grand sujet (sujet veut dire, ici, créateur de complexité). Tout est un peu cause de soi, c’est-à-dire qu’il y a toujours une certaine causalité interne. Bref, tout est contraire à une bureaucratie hiérarchique planifiant l’exécution par programmation.

Derrière la rupture que l’être humain veut provoquer entre la violence destructrice (entropie) et la violence créatrice (néguentropie), il y a une attitude : celle de gagner sur la nature, de profiter d’elle sans réciprocité, de tirer d’elle tout ce qu’il est possible sans rien donner en échange, de consommer son énergie, sa liberté, son intelligence; bref, une tendance à l’assimiler à une mécanique d’objets engrenés les uns aux autres, à une machine à notre merci réparable à l’infini. Cette attitude contre la nature plutôt qu’avec la nature, on la retrouve entre humains exploiteurs et humains exploités comme si les uns étaient désignés pour penser et les autres, pour exécuter.

C’est le fameux processus d’aliénation de l’humanité dans chaque être humain : « Fais ceci de cette manière-là si tu veux gagner ta vie, car sinon, c’est la misère ». C’est une attaque au principe d’autonomie participative (toute décision qui peut être prise au plus bas niveau d’organisation doit l’être) dans laquelle l’initiative responsable prime. Le niveau de base de toute organisation doit être la conscience personnelle motivée à participer à la création collective.

Certes dans la nature, il y a un risque à l’autonomie dès le premier étage de l’organisation écologique. Chaque individu qui tend vers son autonomie cherche sa survie avant celle des autres, cherche la reproduction de son espèce avant celle des autres. Au niveau des métaorganisations (comme le corps humain), cela engendre des problèmes graves comme le cancer, mais justement, le corps lutte contre cette maladie, et si la maladie l’emporte un moment, elle ne l’emportera pas toujours; la vie gagne forcément, la preuve, nous sommes ici avec des millions d’espèces. C’est parce que la lutte contre l’anarchie n’est pas totalitaire, elle favorise malgré tout la collaboration, sinon c’est la mort par démotivation des individualités. L’équilibre est de mise. Dans une organisation d’organismes vivants mais aussi conscients (intelligence de deuxième niveau), c’est-à-dire chez l’être humain, le totalitarisme est aussi dangereux que l’individualisme.

Dans la vie animale, chaque individu et chaque espèce est responsable de sa survie individuelle et de la survie de son espèce. C’est bien, mais cela ne marcherait pas si l’individu était le seul maître. Heureusement qu’il ne l’est pas, il est plongé dans un écosystème qui s’assure de l’équilibre évolutif grâce à la compétition, à la prédation et à la mort, mais aussi grâce à la collaboration, à la synergie, à la coévolution, à la symbiose… L’animal individuel n’est pas écologique, si ce n’était que de lui, il détruirait l’écosystème. Le doryphore de la patate peut manger toutes les feuilles jusqu’à épuisement de sa nourriture spécifique et ensuite disparaître du champ. Chaque individu qui ne pense qu’à sa survie est heureusement enfermé dans un système global, un écosystème qui le dépasse, le contrôle, le limite. Il est régulé par des valeurs qui le transcendent (diversification, complexification, recherche de métaorganisation…). L’espèce humaine aussi, mais de façon dangereusement différée : la régulation écologique de l’espèce humaine est retardée par ses techniques, et plus elle arrive tard, plus elle risque d’être mortelle.

L’être humain, à cause de sa conscience, de son intelligence et de sa socialité est capable de participer à l’évolution de l’écosystème en y ajoutant ses valeurs. Il est capable de voir, de comprendre jusqu’à un certain point la totalité d’un système écologique et son mouvement évolutif. Il peut injecter des valeurs qui lui permettraient d’avancer vers un niveau plus élevé de collaboration et de confort. Le principe moral de la conscience l’amène à  participer à la beauté du monde et à l’amélioration des conditions de vie des êtres vivants.

Mais pour le moment, rien ne va, car ce potentiel positif est orienté vers le profit d’une minorité et non vers le bien de la totalité de la communauté des vivants. L’être humain a simplement développé des techniques pour tenter de s’évader de la régulation de la nature tout en agissant comme son propre prédateur, c’est-à-dire comme un consommateur qui se consomme lui-même. Rien d’étonnant, il agit comme le doryphore de la patate, mais avec des techniques ultra efficaces.

Cela va changer. Émerge un autre monde. La dualité totalitarisme-individualisme achève son règne. Mais rien n’est pourtant gagné d’avance.

4.             L’intention d’une éco-communauté

L’être humain est doué d’imaginaire, de conscience, d’intelligence et de volonté. Il n’est donc pas un prédateur ordinaire, en principe, il utilise l’entropie (la dépense d’énergie) pour bondir en avant de l’évolution en introduisant des valeurs dans les valeurs de la nature. Mais ce n’est pas sans difficulté.

Par la conscience, il ressent l’angoisse du vide créateur, et cela l’amène souvent à fuir dans la consommation. Par l’imaginaire et les techniques de virtualisation du monde, il peut perdre contact avec la réalité, ne plus voir les conséquences. Par l’intelligence, il peut trouver les moyens de sa volonté, mais en perdant de vue les principes de la vie et même ses propres aspirations. Par la volonté, il peut transformer ses désirs en volonté de possession, c’est-à-dire en volonté de domination à son propre compte. Une conscience angoissée, la déconnexion de la réalité, une intelligence des moyens qui oublie les finalités, une volonté unilatérale, voilà les causes d’une grande violence contre lui-même et contre sa propre planète.

Comment transformer ce risque en avantages? À leur source, l’imagination, la conscience, l’intelligence et la volonté sont d’extraordinaires atouts, ce sont nos organes de création et donc, aussi des organes de destruction. Sans doute que la faute vient d’un grave oubli : il n’existe nulle part de page blanche : nous inventons, nous créons dans un œuf en fermentation que l’on nomme la vie, nous sommes plongés dans une création en pleine évolution, si bien que nos meilleures intentions peuvent avoir des conséquences dramatiques faute de connaître le milieu où elles se déploient.

Nous arriverons à une éco-humanité en réalisant que nous ne sommes pas des êtres extranaturels parachutés sur une dalle de béton lisse et neutre, mais des êtres intra-naturels émergeant au bout d’une longue évolution dans un milieu infiniment complexe, rare et extraordinaire. La difficulté consiste à insérer nos valeurs créatrices dans un monde qui dépasse nos forces intellectuelles. Il faut cesser de nous prendre pour la seule imagination consciente et intelligente de l’univers comme si la vie n’était qu’un ensemble de boutons de programmation. Bien avant nous, la vie nous a produits dans son sein. Mais oui, nous sommes à son image, inventeurs, et nous voulons ajouter notre grain de sel. Pouvons-nous l’ajouter sans tout détruire?

Il y a sans doute un million de manières d’y arriver. En se regroupant, les actions peuvent être plus efficaces, mais surtout plus justes. Cependant, elles seront plus justes dans la mesure où le groupe entre dans un écosystème naturel en acceptant d’être travaillé par la nature avant de travailler sur la nature, en acceptant de se situer comme un groupe d’apprentis en stage dans la grande maison de la vie. C’est ce que tentent les éco-communautés.

5.             L’émergence d’une éco-communauté

Il y a bien des façons de participer à l’émergence d’une éco-humanité, parmi elles, les éco-communautés. Cependant, qui dit émergence exige des principes et des modes d’action radicalement différents de ceux de la domination, c’est-à-dire différents de l’implantation d’une « idée » dans une « représentation du réel », car cette base appartient à la domination et échoue constamment par inadaptation d’une « pensée toute faite d’avance » vis-à-vis d’un « objet abstrait » qui n’existe que dans notre pensée. Il faut autant éviter le totalitarisme, qui prend le contrôle des individus pour en faire des exécutants et des consommateurs programmés, que l’individualisme où chacun veut le mieux pour lui-même contre les autres. Bref, il faut tout faire pour être ni une machine hiérarchique programmée par règles d’action, ni une anarchie abandonnée aux intérêts les plus égocentriques de chacun.

La domination peut se définir comme une tentative d’imposer une valeur abstraite sur une idée abstraite du concret comme si l’on dominait mentalement un monde d’objets.

L’émergence devra se faire sans modèle abstrait, sans idéologie, mais en prenant conscience que nous sommes plongés dans un périlleux bouleversement au cœur de l’équilibre naturel entre l’entropie et la néguentropie, l’individualisme et l’interdépendance, la diversification et l’organisation, l’homéostasie et l’évolution, la compétition et la collaboration, les fractures et les symbioses, les juxtapositions et la synergie, et surtout, les répétitions du même et l’adaptation.

Suivant ces équilibres de tout écosystème, il ne faut jamais sacrifier un pôle pour embrasser uniquement l’autre, par exemple, sacrifier l’autonomie personnelle au nom du communautaire ou l’inverse. L’autonomie n’est pas l’indépendance, tout est interdépendant dans un écosystème. Pour l’animal, l’autonomie, c’est la capacité à lire adéquatement ses besoins vitaux pour aller chercher des réponses dans son environnement. Pour l’être humain, il faut ajouter ses désirs (non conditionnés) et ses aspirations profondes qu’il doit découvrir pour y répondre, dans son environnement qu’il s’efforce de percevoir correctement. Mais si l’animal vit essentiellement dans la réalité, l’être humain vit principalement dans son imaginaire (sa vision du monde) alors que son corps est plongé autant que l’animal dans des contraintes bien réelles qui auront finalement raison de lui.

L’émergence commence souvent par une ou deux personnes autonomes qui tiennent à elles-mêmes physiquement, psychiquement, socialement, spirituellement, qui ont trouvé le moyen de répondre à leurs besoins, leurs désirs et leurs aspirations au moins suffisamment pour attirer la confiance, et ce, dans la conscience d’appartenir à un système biologique qui les dépasse et dont ils dépendent Elles ont atteint la maturité de l’empathie et de l’autoprotection, de la compassion et de la justesse d’action, du travail intéressé et du travail désintéressé, de l’amour personnalisé et de l’égalité des regards sur le monde, au moins suffisamment pour attirer ceux qui recherchent un début de sagesse. Le noyau d’émergence se forme par attraction comme les systèmes solaires dans une nébuleuse de poussière.

Le regroupement autour de ce noyau très imparfait passera par des moments chaotiques. Et puis, viendront des lignes de direction, des orientations qui exigeront des choix. Certains s’éloigneront des premières lignes d’orientation, d’autres s’en rapprocheront, car tout choix collectif sépare forcément les intentions personnelles (ces séparations sont une bonne chose). Ensuite, lorsqu’un minimum de cohérence est atteint, le souci de gouvernance émerge.

Gouverner vient du mot gouvernail. Pour une éco-communauté, c’est partir de quelques prises de conscience pour avancer vers un état meilleur, un avenir où la communauté de tous les vivants se retrouvera dans des conditions favorables à son développement, et pour l’être humain cela veut dire : épanouissement personnel, relationnel, social, culturel, artistique, scientifique, philosophique, spirituel.

Le noyau fondateur commence à se gouverner lorsque les personnes formant un groupe ressentent fortement leurs propres aspirations, celles des autres, en écho avec tous les êtres vivants de leur environnement. Ils ressentent le goût d’un développement global équilibré. Ils ressentent cela sans perdre de vue les contraintes de l’existence physique.

Pressentir ces aspirations en soi et autour de soi est le premier pas, la première condition d’une bonne gouvernance. Nous sommes alors dans l’axe des aspirations réellement éprouvées et des contraintes réellement perçues. Nous ne sommes pas dans l’axe de l’idée d’un bien qu’on doit appliquer à la représentation d’une chose : par exemple, tenter d’appliquer l’idée d’horizontalité à la représentation théorique d’un groupe. Évidemment l’axe de l’idée et des représentations est inévitable, mais il doit s’incarner dans le deuxième axe : les aspirations réelles reliées au monde réel. Sinon, on tombe dans la domination, dans l’homme désaxé, déconnecté du réel intérieur et extérieur.

Chacun de ceux qui se rapprochent du noyau fondateur d’un groupe en émergence doit toujours se demander si ses propres aspirations vibrent lorsqu’il entend les aspirations du noyau des valeurs fondatrices. Est-ce que cela me procure une joie manifeste? Le groupe se constitue non par adhésion intellectuelle à des valeurs, mais par un ensemble de liens extraordinairement complexes où les aspirations se rejoignent dans un environnement réel.

Ainsi se consolide le moyeu du gouvernail, sa racine de plus en plus solide, parce que greffée au fond de la personne humaine et au cœur de la réalité. On ne doit jamais perdre de vue qu’une aspiration (comme un désir profond) n’est jamais enracinée uniquement en soi, c’est toujours un lien entre un cœur éveillé et un bien commun ressenti par des consciences réelles, dans le monde réel travaillé par des besoins réels, des problèmes réels, dans des conditions réelles. Ce moyeu du gouvernail ne doit pas être oublié, sinon, le bateau partira au vent, il ne saura pas utiliser les vents contraires pour voguer en zigzags adaptatifs vers une vie meilleure.

On voit bien que ce cœur qui ressent des aspirations en lien avec les misères et les grandeurs du monde réel est habité par une conscience qui est toujours à la fois personnelle et universelle. Or, avec la maturité, la conscience prend conscience qu’elle est responsable d’elle-même, d’une mission, d’une action, d’une réalisation qui relient les aspirations et les talents des autres. Responsable devant qui? D’abord devant elle-même et devant ce monde qui aspirent malgré tout à une vie meilleure.

C’est le premier niveau d’une gouvernance digne de ce nom. Chaque personne est responsable de sa réalisation et de la réalisation de ses aspirations, de sa mission. C’est parce que ses aspirations résonnent aux aspirations fondatrices qu’elle se greffe à la communauté pour l’enrichir et s’y développer. Dire qu’une bonne gouvernance est « horizontale », c’est d’abord dire que chaque personne de l’éco-communauté est « garante » d’elle-même, qu’elle n’est donc pas une simple composante du groupe, ni une particule, ni un engrenage, ni un employé, mais une source créatrice qui s’inscrit dans la source fondatrice. Le groupe ne doit pas être une entrave à l’initiative des consciences. Tel est sans doute le principe d’autonomie. Ce sont les consciences personnelles qui font le groupe et non le groupe qui se donne des mains et des pieds en utilisant les énergies individuelles.

Après la fondation, le premier étage. Ce premier étage, ce sont des personnes qui sont mues par leurs propres aspirations puisées dans l’universel, qui travaillent à leur propre projet qui a une dimension universelle et qui en assument la pleine responsabilité à travers le jeu des conséquences positives et négatives sur la réalité.  C’est l’étape du collectif de projets. Si cette base tient, on peut ajouter un étage, mais il faut le faire sans écraser ce premier étage qui, avec la fondation, forme la base. En cas de crise, la fondation et le premier étage (les projets) devraient tenir le coup.

Sur ce, les responsables de projet ressentiront le besoin de se coordonner entre eux, puis de se coordonner avec les orientations fondatrices enrichies par chacun et par tous. Alors pointera la responsabilité de l’éco-communauté comme telle vis-à-vis de sa mission.

6.             La responsabilité

Lorsqu’on prend conscience de notre responsabilité vis-à-vis de la collectivité apparaît l’hésitation de l’ego humain. La responsabilité est toujours une sorte de patate brûlante que presque tout le monde cherche à redonner au suivant. C’est ainsi que naissent les hiérarchies : Le PDG accepte de prendre toutes les décisions, posséder le pouvoir et ses privilèges, mais il ne veut pas porter toutes les responsabilités. Il les distribue à un adjoint qui les distribue à son tour jusqu’au dernier. Finalement la responsabilité est partagée, mais pas le pouvoir de décision. Habitudes humaines obligent, à tous les niveaux on retrouvera une tension pour obtenir le plus de privilèges possible, le plus grand pouvoir de décision pour le moins de responsabilités possible; en bout de piste, on retrouve des bureaucraties totalement inefficaces parce que tout est « pré-vu », mais non vu).

Pourquoi la responsabilité est-elle si difficile à porter? Parce qu’elle fait appel à la conscience de soi tendue vers le bien commun. Bref, elle implique une imputabilité vis-à-vis de soi et de la société et aussi la pression d’atteindre certains résultats. S’il n’y avait pas de gains de pouvoir, de privilèges, de salaires, de prestige liés aux hautes responsabilités, seules les personnes de très grande maturité accepteraient de les prendre.

Ensuite, si on veut réellement réaliser des actes responsables, on doit gagner la confiance des autres par petites étapes sur un long parcours, démontrer des compétences et des qualités relationnelles qui amènent les autres à nous reconnaître cette responsabilité. À défaut de cette crédibilité élective, on peut tenter de « forcer » les décisions par des moyens dissuasifs (le pouvoir de congédier, par exemple) ou par rétribution (augmenter les salaires, par exemple). Cela a des limites, car on ne peut jamais faire l’économie du temps nécessaire aux cheminement des consciences sans le payer en réduction de motivation.

Dans l’émergence d’une éco-communauté, ce genre de hiérarchie n’est pas souhaitable. Assumer une responsabilité doit se faire uniquement par leadership naturel (l’autorité que les autres nous accordent pour nos qualités personnelles et nos compétences). Lorsque des personnes tentent de dominer par dissuasion, rétribution ou manipulation, on doit réagir, car se développe alors une hiérarchie informelle souvent pire qu’une hiérarchie formelle. Cependant, tout n’est pas de la manipulation; la persuasion mais surtout la capacité de rejoindre la conscience (et non pas seulement la raison) favorisent le leadership naturel surtout lorsque la communication est fluide et transparente (ce qui est très difficile à cause de la complexité des rapports humains dans un contexte où le temps est séquestré par les obligations économiques).

Les décisions sont à prendre par les responsables et non pas par les non-responsables (ceux qui n’assument pas de responsabilités). Évidemment, être responsable, c’est écouter pour mieux décider, mais rien de pire que de prendre une décision entre individus qui n’assument aucune responsabilité sur les coûts et les conséquences des décisions. On doit toujours lutter contre la tendance de l’ego de vouloir être partie prenante de toute décision sans en assumer les engagements et les conséquences.

Une fois cela compris, deux types de décisions doivent être prises dans une éco-communauté :

  • Les décisions générales sur les manières de faire, les règles de fonctionnement, les choix éthiques, etc. Ce que l’on nomme la branche législative. Il s’agit de construire le cadre pour les décisions spécifiques.
  • Les décisions et les actions spécifiques sur les situations concrètes de chaque instant, les décisions qui doivent être adaptées au réel. Ce que l’on nomme la branche exécutive.

Quel est l’objectif principal de la branche législative? Rendre la vie de groupe digne de confiance et sécurisante, sans tuer l’initiative et l’autonomie de chacun, tout en permettant l’adaptabilité des actions à la réalité du moment (faire confiance à la branche exécutive).

Pourquoi faut-il rendre le groupe digne de confiance?

Beaucoup désirent échapper à la tyrannie d’un dominateur formel (hiérarchique), mais personne ne veut tomber sous la tyrannie d’un groupe d’individus égocentriques. Imaginez-vous dans un autobus avec trente personnes. Le conducteur est un peu rapide et distrait. Les gens sont inquiets. On tente alors d’attraper le volant, les pédales et la transmission… Imaginez dix ou douze personnes se bousculant sur le siège du chauffeur, ce sera la panique à bord. Tout le monde préfère un chauffeur un peu incompétent à un groupe bien intentionné.

Le seul moyen de conduire l’autobus en groupe est de décider ensemble où l’on va, la manière de s’y rendre, les étapes à franchir, quelques règles à suivre, c’est la responsabilité législative. Et puis, on sert un bon café à un chauffeur compétent choisi par le groupe. Dans une organisation, il y a plusieurs autobus qui partent en différentes directions coordonnées pour arriver à certains résultats.

Tant que la branche législative n’est pas développée adéquatement, il n’est pas facile de vivre en communauté d’intention, car une communauté d’intention va quelque part, veut faire quelque chose, induire certains changements dans le monde qui l’entoure. Tant que l’animation (le bon café pour le chauffeur) et le cadre (où on va, par quels moyens…) pour des actions exécutives adaptées (le ou les chauffeurs) ne sont pas établis, la branche exécutive est exagérément sollicitée; elle ne sait pas trop sur quoi baser ses décisions, elle est en danger d’actions arbitraires, et c’est elle qui sera tenue responsable des conséquences.

Mais si la branche législative se développe exagérément, tente de tout prévoir, de tout conformer, elle sécurise peut-être, mais en étouffant l’initiative. Les « chauffeurs d’autobus »  seront tellement prisonniers de règles qu’ils risquent de ne plus voir la route, la réalité, la nécessité d’adapter leur conduite. L’équilibre entre le cadre (toujours un peu inadapté) et l’action qui doit trouver une route précise pour incarner les valeurs ressenties dans la réalité perçue, cet équilibre entre le législatif et l’exécutif est décisif.

La compétence importe énormément du côté de l’exécutif. Par exemple, le législatif peut bien préciser le cadre d’une « agriculture écologique », mais il faut des personnes drôlement compétentes pour conseiller ou réaliser cette forme d’agriculture au quotidien dans le contexte qui est le nôtre. On doit remarquer que ceux qui sont compétents pour agir (l’exécutif), sont bien placés pour définir les règles, le cadre, l’éthique de l’action (le législatif). Aussi, le cheminement ira de l’action à la réflexion, il partira ce ceux qui font vers ceux qui encadrent, en fait, le mieux, c’est qu’il s’agisse des mêmes personnes auxquelles peuvent s’ajouter des conseillers extérieurs.

7.             Une FUSA, le choix de la non-propriété responsable

Marie-Hélène, mon épouse, et moi avons constitué un patrimoine libre de toute dette formé d’une ferme et d’une maison à logements : le travail et l’économie de toute une vie. Et maintenant, par une sorte de magie légale, ce patrimoine n’appartient à aucune personne, mais à une mission. La ferme Sageterre est devenue une Fiducie d’Utilité Sociale Agricole (FUSA) le 16 septembre 2019, le processus complet s’est terminé le premier janvier 2021. En apparence, ce n’est qu’un nouveau statut légal, en réalité, c’est une petite révolution.

Parce qu’il est clair de toute dette, parce qu’il est affecté à une mission sociale désintéressée, ce patrimoine est désormais insaisissable. Cinq fiduciaires administrent la ferme sans pouvoir la vendre, la mettre à risque, l’hypothéquer ou modifier sa mission, et ce, à perpétuité. Sageterre est maintenant un bien commun administré en vue du bien commun.

Elle rassemble une communauté de vie. Des familles sont locataires de logements et d’une parcelle de la terre, d’autres sont locataires uniquement d’une parcelle, mais tous sont responsables d’un projet écologique en lien avec la mission et partagent aussi une responsabilité dans le fonctionnement général de la ferme. Exemple de projets : des grands potagers, des ateliers de transformation de soi et d’émergence collective, des projets de vergers, des petits projets d’élevages…

Le propre de notre ferme est sans doute l’accent mis sur la réflexion philosophique. Nous ne voulons pas seulement appliquer des principes d’écologie globale dans l’esprit de la Charte de la terre des Nations-Unies[5], nous voulons aussi participer à la transformation intellectuelle et spirituelle nécessaire à la vie écologique. Nous sommes aussi des résistants et des militants actifs, pratiques et pensants.

Mais pourquoi transformer une propriété personnelle en un bien commun à responsabilités partagées? Chaque année, des jeunes familles achètent des propriétés agricoles dans l’espérance d’une vie moins tournoyante, plus proche de la sérénité de la nature. Elles imaginent facilement une fermette avec des poules, un cheval, un jardin… Elles veulent y pratiquer une agriculture familiale de façon écologique. C’est génial. Cependant, les obstacles sur leur chemin sont énormes. Accumuler le capital nécessaire, éviter un endettement qui pourrait briser leur rêve, ne pas tomber dans l’isolement… Il n’est pas facile de lutter individuellement contre l’industrialisation agricole. D’autre part, ceux qui ont réussi à développer une ferme d’agriculture biologique ou écologique, qui se sont consacrés à rendre leur terre vivante, et qui voient leurs vieux jours venir, ceux-là s’inquiètent de l’avenir. Qu’est-ce qu’on fera de cette ferme? Dans ces conditions, il vient facilement à l’esprit de regrouper autour de nous, des aînés, des jeunes et des moins jeunes pour continuer à plusieurs ce qui devient impossible isolément.

Le plus grand obstacle que nous avons rencontré sur ce chemin est sans doute l’image culturelle de la « propriété » : être propriétaire est une sorte de couronnement d’un rêve d’indépendance personnelle et familiale. C’est bien un rêve, car nous sommes dans une société où les banques sont pratiquement les propriétaires de tout. Presque personne ne possède sa maison, et encore moins sa ferme, car les coûts sont prohibitifs ce qui oblige l’endettement. Sillonnez la campagne, imaginez que tout ce qui appartient aux banques se soit évaporé durant la nuit, qu’il ne reste plus que ce qui appartient en propre aux personnes. Il ne reste plus grand-chose, un mur ici et là, une roue de tracteur…  Malgré l’illusion, le sentiment de posséder est très motivant. Tout à coup, nous portons attention à notre « propriété », nous en prenons soin, parce que nous nous sentons responsables.

À l’inverse, il est très difficile de se sentir responsable d’une propriété collective. On voit rarement des personnes consacrer quelques heures de leur temps pour prendre soin d’un parc municipal, par exemple. C’est la grande difficulté. Il faut se rendre compte que c’est un changement d’imaginaire et même d’identité sociale, cela consiste à passer de l’image d’une identité propriétaire à l’image d’une identité responsable de ce qui ne lui appartient pas.

Tout à coup doit poindre chez les citoyens de la terre le sentiment qu’ils sont responsables de ce qu’il est dangereux de considérer comme une propriété personnelle : la terre. Une propriété personnelle, j’en fais ce que je veux, une extension de mon vouloir personnel si souvent égocentrique. Un bien commun, nous en faisons ce qu’il est avantageux de faire pour tous, les vers de terre compris. Faire apparaître ce sentiment et le transformer en engagement est une tâche colossale. C’est la tâche de toute éco-communauté, même lorsqu’elle utilise toutes sortes d’autres routes que celle de la FUSA. Cependant la FUSA reste un point d’appui enraciné dans le Code civil pour transformer la notion de propriété en notion de responsabilité.

La mission de Sageterre consiste à promouvoir, soutenir, réaliser et partager des projets d’écologie sociale et agricole qui engagent le plus possible toutes les dimensions de l’être humain : artistique, scientifique, philosophique et spirituelle.L’écologie est une éthique visant l’amélioration concrète des conditions de vie des êtres vivants d’un écosystème (nous compris). Par le fait même, l’écologie vise l’épanouissement chez les êtres humains d’une conscience de plus en plus grande qui peut contribuer à l’épanouissement des écosystèmes plutôt qu’à leur destruction.

8.             Éthique relationnelle

Parlons très brièvement d’éthique relationnelle, car dans toute organisation humaine, les relations interpersonnelles sont le socle ou le sable mouvant des intentions les plus nobles. La difficulté repose sur deux caractéristiques proprement humaines dont nous avons parlé précédemment : les perceptions construites et l’égocentrisme.

La perception construite : l’être humain a quelque chose de particulier, il imagine bien plus qu’il observe. Chacun imaginera le réel à sa façon, et son monde imaginé lui apparaîtra « évident », il oublie que c’est un monde imaginé qui n’est probablement pas celui des autres et encore moins le monde réel. Il y aura autant de visions du monde qu’il y a de personnes, mais chacun oubliera qu’il ne vit pas dans le monde, mais dans sa vision du monde. Pendant ce temps-là, la réalité reste la réalité, elle nous impacte tous directement. Nous dépendons d’elle : sa santé sera notre santé, sa destruction sera notre destruction…

Garder à l’esprit la différence entre notre vision du monde, celle des autres et la réalité est sans doute la première condition pour que les relations humaines trouvent un chemin viable. On peut appeler cela l’humilité, la reconnaissance de la petitesse de notre vision du monde par rapport à la grandeur inimaginable du réel.

L’égocentrisme. Le « moi » est de plus en plus « selfie » : Narcisse se regarde dans le lac au point de s’y noyer. Pour avancer, il ne faut jamais perdre de vue l’intention qui nous unit, car elle peut disparaître dans la lutte pour les meilleures places : pour les uns ce sont les places dominantes, pour les autres, les places les moins responsables. Le défi d’une éthique des relations humaines dans une communauté d’intention consiste à cultiver un climat de confiance de façon à favoriser le développement de chacun, de chaque projet et le développement de l’ensemble sans perdre de vue la mission.

Le mieux est de se servir de l’égocentrisme pour arriver à la responsabilité commune. C’est pourquoi, à Sageterre, nous avons décidé d’être d’abord un collectif de projets avant d’être un projet commun. Dans un collectif de projets, il y a un premier niveau d’équilibre entre les projets personnels et le projet communs. Individuellement, nous aimons avoir le contrôle sur notre engagement écologique, c’est ce que permet le projet personnel. Mais pour y arriver, il faut bien aussi participer au projet commun, car sinon, on va finir par réaliser notre projet sous l’égide d’une banque. Un égoïsme conscient nous mène au partage responsable.

9.             Dimensions d’un modèle de gouvernance

À un moment critique de l’émergence d’une communauté d’intention, après les grandes délibérations sur la mission, on confiera sans doute à un comité le mandat de proposer à l’assemblée des membres de la communauté un modèle de gouvernance qui convient à l’émergence d’une éco-communauté.

Ce modèle de gouvernance devrait intégrer les différentes dimensions suivantes :

  1. Spirituelle : tout écosystème est ouvert sur un système plus global mystérieux qui l’enveloppe et le transcende. Cette dimension est en résonnance avec notre conscience, car la conscience est justement toujours consciente que ses connaissances sont peu de chose par rapport à l’infinie réalité qui l’entoure. Cette tension de la conscience entre son petit monde et l’infinie réalité a depuis toujours reçu le nom de « spirituel », de spire, de tourbillon vertigineux entre le mystère de l’intériorité et celui de l’extériorité.
  2. Relationnelle : une communauté est un tissu de liens qui doit tenir plus solidement que par simple relation d’utilité. Prendre soin de ces liens est déterminant, il faut les unifier non seulement par un simple égocentrisme communautaire (profiter d’une communauté humaine et d’un lieu partagé), mais aussi par une mission sociale qui transcende la communauté.
  3. Une éco-communauté est guidée par une critique sociale déconstructive (ce qui ne va pas et qu’il faut changer) et constructive (ce qui peut marcher et faire avancer l’éco-humanité). On doit analyser le contexte socioéconomique, consolider la dimension militante, renforcer la résistance et l’autosuffisance à long terme, détecter les pièges, sentir le courant des forces émergentes.
  4. Économique : d’une part, nous sommes inclus dans un système économique qui nous veut chacun pour lui, comme s’il voulait avaler notre énergie et notre temps. Nous devons, chacun de nous, gagner en autonomie, souvent en diminuant notre endettement et notre consommation. D’autre part, une éco-communauté doit vivre économiquement, et ce, entre autres, en élargissant et en approfondissant ses liens avec les « bénéficiaires généraux ».
  5. Matérielle : dans le cas où une éco-communauté est une ferme, le travail est colossal d’en faire un écosystème capable de nous nourrir, d’en nourrir d’autres, surtout ceux qui n’ont pas les moyens d’une nourriture saine. Rien dans l’organisation agricole actuelle n’est favorable à une agriculture écologique.

10.           Cibles ou finalités

Pourquoi se gouverner ensemble, tout un groupe, et que chacun participe aux responsabilités et aux décisions sans oublier personne? Pour atteindre une cible avec un arc et quelques flèches, le nombre de personnes n’augmente pas significativement la réussite. Peut-être, mais dix archers compétents possédant chacun un arc et quelques flèches ont plus de chance de toucher le but qu’un seul. Encore mieux, si l’on a une arbalète fixée sur un pied et qu’on encourage dix mathématiciens à étudier le problème, ils augmenteront de beaucoup la probabilité d’une réussite du premier coup et surtout sa reproductibilité. Donc, le nombre peut faire la différence lorsqu’on s’y prend de la bonne manière.

Cependant, plus que tout cela, une équipe est géniale pour remettre en question les finalités : est-ce qu’il faut vraiment viser une cible? La vie est complexe, alors, poursuivre une cible complètement extérieure à nous, c’est déjà nous nier nous-mêmes, nous exclure du « succès » de l’entreprise et négliger la complexité de la réalité. On peut atteindre des résultats contradictoires, par exemple, tous les consommateurs sont satisfaits du produit et de son prix, mais ceux qui font ce produit n’ont même pas le nécessaire pour vivre. Est-ce vraiment un succès? N’est-ce pas plutôt une calamité!

Chez les êtres humains, une orientation ne peut pas s’éloigner exagérément de la finalité globale suivante : répondre à nos besoins réels en répondant aux besoins de la nature. Un exemple, produire des légumes n’est qu’un des minuscules buts en vue d’une finalité bien plus large : vivre et faire vivre à long terme. La réalité concrète de la fécondité des sols, de l’eau, de la température, etc., c’est un moyen. Et si pour atteindre le but particulier, on oublie la finalité, nos légumes seront des légumes de malheur, car on pourrait sacrifier l’être humain et la nature pour croquer des carottes pleines de pesticides.

Mais qu’est-ce qu’une finalité?

L’espace et l’air ne sont pas le but de l’oiseau, puisqu’il y baigne et que ce sont les conditions mêmes de son existence. Mais entravez-le, empêchez-le de voler pour aller chercher l’eau et la nourriture, et tout à coup l’espace et l’air sont pour lui le but le plus urgent. L’eau n’est pas le but du poisson, mais une fois le poisson dans la barque du pêcheur, ses branchies sèchent, et il se débat de toutes ses forces pour retourner à l’eau. La nature n’est pas le but de l’être humain, car il y baigne, mais enfermez-le dans un milieu totalement dénaturé et il se débattra pour respirer de l’air pur, de l’eau propre et de la nourriture saine. Plus largement encore, le sens de l’existence n’est pas le but de l’être humain, car il baigne normalement dans une culture qui nourrit la valeur de son existence, mais privez-le de toute valeur et lorsque la vie ne vaudra plus rien, il deviendra suicidaire.

Il existe donc une rivière dans laquelle nous sommes plongés qui est la condition même de notre existence. Si cette condition vient à faiblir, nous la ressentons comme un besoin vital et ce besoin devient notre ultime but. La finalité ultime consiste à s’épanouir dans la rivière qui, elle-même, s’épanouit ou se détériore à cause de nous. C’est ainsi parce que nous participons de « quelque chose » de plus grand que nous qui nous donne l’existence (la rivière) et nous participons àl’équilibre ou au déséquilibre de cette rivière. Si cette rivière (qui est l’ensemble des conditions de notre existence) vient à nous manquer, nous ressentons l’urgence d’en faire notre finalité.

C’est la situation actuelle de l’humanité sur sa petite boule bleue.

Dans un langage de gouvernance, on dira que nous nous gouvernons dans une rivière de conditions de vie afin de nous épanouir, et nous possédons la capacité de ressentir nos besoins vitaux et nos aspirations spirituelles, de façon à nous raccrocher à la rivière au moment où nous la négligeons dangereusement.

On peut alors parler de gouvernance participative, ce qui est plus que la gouvernance partagée dans la mesure où la totalité de la rivière (qui est finalement la totalité de l’être) n’est jamais perdue de vue parce que c’est en elle que nous prenons vie et que nous nous épanouissons. Gouvernance participative parce que nous participons de ce Tout qui nous fait vivre et nous participons à ce Tout dont il faut préserver la santé.

C’est déjà une gouvernance participative lorsque nous relevons le défi de nous gouverner nous-mêmes plutôt que d’être gouvernés par les conditionnements sociaux qui causent justement notre rupture avec notre nature et la nature. Le premier niveau de la gouvernance participative, c’est « moi », moi dans le sens que je ne suis pas les autres, pas le résultat des conditionnements extérieurs et que je tente d’entrer dans le vivant de façon participative.

Ici, la rivière, le Tout, transcende la totalité des parties et des interactions entre les parties. C’est le Tout qui s’est participé en des parties organisées pour vivre de la participation du Tout. Sans cette participation du Tout, les parties ne peuvent pas exister. Les cellules du corps sont des composantes d’un tout qu’est le corps (lui-même inséparable du Tout universel). Cependant le corps, comme totalité, a pris l’initiative de cette participation en cellules vivantes. En somme, les parties ne gouvernent pas le corps et le corps ne gouverne pas les parties, mais les parties se gouvernent dans le corps et le corps participe au gouvernement des parties.

11.           Philosophies de la participation

La différence entre les buts et les finalités fait appel à une profonde philosophie de la participation. Les philosophies de la participation sont au fondement même de l’écologie. Elles sont très anciennes, elles sont prégnantes chez presque tous les peuples anciens autochtones (des études anthropologiques l’ont montré). Elles ont aussi pris forme en Orient et en Occident comme un courant minoritaire. En réalité, c’est un courant oublié qui s’est opposé à l’idée d’un Dieu empereur consacrant l’Homme dans son rôle de dominateur de la nature.

La « participation » est une métaphysique qui sous-tend une gouvernance non seulement partagée, mais organiquementenracinée dans l’idée que le Tout est participé. Le Tout est participé, cela veut dire que le Tout n’est pas absolument divisible, le Tout n’est pas une mosaïque d’éléments en collisions ou en articulation programmée, le Tout est participé, c’est-à-dire qu’il est une unité comme le corps est une unité à laquelle participent des cellules; celles-ci participent ducorps et participent au corps.

Dans cette famille de philosophies, le Tout universel donne vie et valeur à chaque partie vivante qui le compose afin de la faire libre, c’est-à-dire capable de participer à son propre épanouissement en participant à l’épanouissement des autres et de tout l’ensemble. Un système ne s’analyse pas en parties ni n’est la simple synthèse des parties, il est toujours une unité dynamique d’unités dynamiques. Dans un corps, par exemple, le tout ne contrôle pas tout, les parties ne contrôlent pas tout; nous ne sommes ni dans une dictature du tout, ni dans une démocratie qui décide de tout, car il y a interdépendance des parties entre elles et vis-à-vis du tout, interdépendance comprenant un solide degré de liberté. Dans le cas du grand Tout des consciences, ce degré de liberté est décisif de l’aventure humaine dans son environnement plus qu’humain.

En dehors de ces philosophies aux visages multiples, il y a partout des philosophies de la domination : soit que le Tout (Dieu ou Matière) domine et détermine totalement les parties, soit que les parties (atomes, individus) dominent et déterminent totalement le Tout. Aucune des deux solutions ne correspond à la réalité. Les sciences et les spiritualités sont obligées de changer de paradigme.

Allons un peu plus loin dans le monde des philosophies de la participation et d’une gouvernance participative. Le propre de la participation n’est pas de fournir un objet de foi ou de croyance, mais de donner l’expérience d’une activité que je sens à la fois mienne et au-delà de moi. Par exemple, la soif ne peut être ressentie que si j’appartiens à l’eau (au-delà de moi), que si l’eau est ma condition d’existence (je suis fait de 70% d’eau), alors je participe de l’eau (je viens de l’eau), et parce que je participe de l’eau, je peux faire l’expérience que l’eau me manque et ensuite participer à améliorer les conditions de l’eau sur terre. Je m’épanouis dans un milieu où l’eau est devenue moi afin que l’eau s’épanouisse sur terre comme source de vie en moi, et moi, je peux l’assister dans ses cycles. J’éprouve l’eau comme reçue et je lui donne en retour mon travail de régénération. Un autre exemple : l’énergie musculaire que je mets en œuvre dans mes actions appartient à mon corps (mon tout) et aussi à l’univers tout entier (le Tout); cette énergie n’est pas proprement à moi, bien que l’usage m’en soit laissé. Plus généralement, j’appartiens à tout ce qui cherche à s’épanouir en moi en vue de l’épanouissement du Tout.

C’est cette tension d’une activité participée, exercée et reçue par les individus et qui leur permet de participer à l’évolution du Tout qui fait l’essence même de la participation. Et cela est vrai pour tous les désirs, les besoins, les aspirations que peut ressentir la personne lorsqu’elle retombe sur elle-même loin du conditionnement social dominant qui cherche à la couper de son lien avec le réel.

Plus que cela, dans la participation, chaque élément n’est pas le résultat de la division du tout, mais au contraire, chaque partie est le Tout à l’état concentré, miniature et potentiel. Chaque cellule du corps contient les gènes de tout le corps, et dans certaines conditions, peut se transformer et redéployer le tout du corps (à partir des cellules souches, par exemple). Dans l’univers physique, l’atome peut théoriquement redéployer l’univers; en biologie, les cellules sexuelles peuvent reproduire le tout; en psychosociologie, la personne peut s’affranchir des conditionnements et redéployer une société; dans l’univers spirituel, l’intimité avec soi peut épanouir la totalité des valeurs de la conscience. Lorsque le Tout se participe, il concentre et donne forme à de petits touts spécifiques et potentiels, il leur donne des conditions particulières pour des missions particulières. D’une certaine façon, si petite soit la partie, elle est potentiellement équivalente au Tout, pourtant les deux (Tout et parties) sont totalement interdépendants. C’est pourquoi dans chaque partie, il y a un principe d’autonomie (lecture de ses besoins et de ses aspirations et capacité de les réaliser dans la rivière de la totalité) et un principe d’interdépendance.

Puisque le mot « participation » désigne toujours un acte que j’accomplis dans l’accomplissement du Tout en moi, on peut dire que la participation se prouve en s’accomplissant. Elle est un accès à l’Acte d’être dont la révélation est toujours donnée et toujours nouvelle ; elle ne cesse de m’émerveiller et me remplit d’une émotion grandiose.

12.           La raison d’être de la participation

Mais pourquoi notre cosmos a-t-il opté (semble-t-il) pour la participation alors qu’elle constitue un risque énorme de dérapage? En effet, par la participation, l’histoire devient une aventure relationnelle entre le Tout et les parties, et cela peut tourner au cauchemar. De prime abord, on aurait préféré un monde où le Tout décide totalement des parties, un monde parfaitement programmé, on saurait à quoi s’en tenir, mais on ne disposerait que d’une liberté imaginaire. Ce risque des relations libres est raconté dans la Genèse biblique, mais aussi dans de multiples mythes occidentaux, orientaux et autochtones. Nous sommes plongés dans une aventure où nous pouvons être notre propre ennemi autant que l’ennemi de tout l’écosystème.

La raison d’un tel risque : il permet une création à l’intérieur même de la création.

Beaucoup de choses ne peuvent pas être créées directement par le Tout. Par exemple, si un être était créé directement courageux, il ne serait pas courageux, car il n’aurait pas dépassé ses peurs. Seul un être peureux peut développer le courage. Le Tout donne des conditions de participation qui rendent possible, pour les êtres particuliers, de développer des qualités d’être, des valeurs qui surprennent et enrichissent le Tout créateur. Bref, les êtres particuliers peuvent se créer eux-mêmes en créant des valeurs.

Le propre des valeurs, c’est qu’elles ne peuvent pas provenir d’une simple programmation du Tout, mais doivent être réalisées à partir du manque, à partir des failles mêmes de la programmation et des capacités relationnelles des êtres particuliers. Ces valeurs rendent estimable la vie qui autrement serait une simple fatalité.

La participation donne de la valeur aux êtres particuliers. Et quelle valeur! Une immense dignité, celle de se produire soi-même en produisant des valeurs à même les failles de la création.

La valeur donne un prix à l’existence, c’est-à-dire qu’elle nous rend la vie chère. Si, pour moi, la vie n’avait aucune valeur, je ne lutterais pas longtemps pour vivre. Parce que j’aime la vie, je suis prêt à beaucoup d’efforts pour garder la santé. La valeur est pour l’être humain une condition d’existence aussi grande que la nourriture (on peut arrêter de manger par désespoir).

Allons plus loin, dès que je m’accorde une valeur suffisante pour aimer la vie, je me mets à cultiver des valeurs. Il y a donc deux niveaux aux valeurs : la valeur accordée aux personnes, à commencer par ma personne et les valeurs auxquelles ces personnes aspirent et qu’elles veulent mettre en action. C’est ici qu’il y a une véritable hiérarchie des valeurs : la valeur d’une personne est incommensurable, les valeurs voulues par les personnes sont discutables. Lorsqu’on tue au nom des valeurs voulues, on brise cette hiérarchie, la seule qui soit véritablement impérative : toute personne vaut plus que les valeurs qu’elle pratique.

Mais comment accédons-nous aux valeurs?

Les valeurs sont des actes de conscience. Je perçois la réalité par mes sens, la réalité m’est sensible. Je perçois les valeurs par mes sentiments, les valeurs sont ressenties; elles sont ressenties comme le sentiment d’un besoin, besoin de justice, de beauté, de vérité…

Qu’est-ce qu’un tel sentiment qui se présente comme un besoin, c’est-à-dire comme un impératif (il me faut cette valeur)?

Tel un besoin, le sentiment d’une valeur n’arrive que si je ressens son manque. De même que la soif est perçue par le manque d’eau, la justice est ressentie à travers les injustices. La joie arrive souvent lorsqu’on a traversé le malheur. On le sait hélas trop! la paix n’est généralement appréciée qu’après l’avoir perdue, on ne réalise la valeur d’une personne qu’après son départ, on ressent la soif de vérité lorsqu’on est plongé dans une culture en ruine.

Bref, la valeur se montre dans les failles entre le Tout qui nous constitue sujet réel et la conscience qui veut le monde meilleur. Ce scandaleux fossé nous permet de ressentir les valeurs et de les vouloir. Il y a, semble-t-il, entre l’Acte du Tout et l’acte de chaque « moi » un jeu, une souplesse suffisante pour l’initiative.

C’est en créant ce que la nature ne peut pas créer, en agissant pour des valeurs qui manquent que nous devenons nous-mêmes, que nous exerçons notre métier d’acteur du changement et d’acteur de notre propre être. Mais cela nous place dans l’impératif de nous gouverner nous-mêmes avec les autres et dans un environnement vivant.

13.           Planification participative

La gouvernance participative ne va pas de planification en planification vers des buts supposément prévisibles. Si on a bien compris les philosophies de la participation, le futur ne se construit pas, il se cultive. S’il y a planification, elle est développementale, elle vise à cultiver, à placer dans des conditions de développement tout un écosystème (les autres et moi-même compris).

Dans une telle gouvernance, on peut dire que la participation est la démarche par laquelle les « moi » portent témoignage d’eux-mêmes, trouvent une place dans le monde où ils réussissent à exprimer leurs valeurs, et cette démarche leur permet de se produire. Rappelons que le mot « moi », ici, signifie ce qui ne vient pas des autres, mais surgit de ma source intérieure la plus intime.

Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire?

Si un parent planifie le futur de son enfant en se formant une image de son enfant futur pour ensuite tenter de sculpter le parcours de son enfant jusqu’à la pleine réalisation de cette image, il court à la perte de son enfant. Cela est vrai, même pour soi-même. Lorsqu’une personne s’imagine son propre futur et ensuite planifie sa formation, ses activités, sa vie pour atteindre ce futur, elle court au-devant de grandes déceptions.

La valeur est ressentie par la conscience, elle vit dans le sujet comme un poisson dans un lac, c’est son milieu vital. Hors du sujet, la valeur meurt, elle n’est plus qu’un objet statique susceptible d’être enfermé dans des mots ou des quantités. Lorsqu’on fait de la valeur un objet, on la trahit, elle n’est plus qu’une forme dans laquelle on peut se plier ou plier les autres. Elle est source des plus grandes violences contre soi ou contre les autres.

Dans la vie normale, on donne à la valeur un nom, c’est déjà une mauvaise habitude, car la valeur est un verbe : on ne dit pas voici « la justice », c’est déjà la violence d’une abstraction, non, en réalité, on se cogne sur l’injustice, on se scandalise, on se fâche, on veut changer les choses; on ne dit pas voici « la vérité », non, on dénonce le mensonge, on fustige l’hypocrisie, on y met toute sa sincérité. La valeur nous transforme en verbe. La valeur est l’inspiration intérieure qui bute les valeurs qui n’ont plus de souffle.

Qui a déjà jardiné connaît le défi de la planification participative. Faire un jardin est très complexe : il faut penser nourrir le sol, faire la rotation des plates-bandes, le compagnonnage des plantes, le taux de fertilité des semences, et tant d’autres choses. Le jardinier est bien obligé de planifier, mais cela ne se passera pas comme prévu et cet imprévu, il le prévoit. Il arrive forcément que plusieurs facteurs changent la donne. Tout ne se joue pas à l’heure de la planification. Au contraire, il faut composer à mesure que le jardin se développe dans la réalité du sol et de la météo, sans compter sur les humeurs du jardinier lui-même, sa fatigue, ses réserves d’énergie, ses états d’âme. Quoi qu’il arrive, il faudra donner aux plantes et à soi-même les meilleures conditions possibles de développement. Car si je perds la santé, qui s’occupera du jardin? Si le jardin ne donne rien, comment pourrai-je garder la santé?

C’est ce que j’appelle, ici, la planification développementale. Quel que soit le but, quelle que soit la vision, quelle que soit la planification nécessaire, la finalité restera le développement de tous les êtres impliqués.

Une planification valable est nécessairement adaptative, c’est-à-dire capable de s’ajuster entre des sentiments de valeurs qui sont toujours à définir dans l’action et une réalité qui est toujours une aventure active, jamais une programmation. On ne peut pas comparer la vie humaine à un sentier de forêt, ni à une course aux trésors, mais à un groupe de pêcheurs en pleine mer. L’équipage veut d’abord vivre, manger, boire, éviter les tempêtes, pour cela elle peut bien se diriger vers des lieux qu’elle espère plus paisibles, mais elle doit vivre en mer, rendre la mer plus poissonneuse et surtout apprendre à vivre ensemble sur un bateau. Bref, il importe d’abord de rendre le voyage viable et si possible agréable, car le voyage est l’essentiel. Au-delà du voyage, il y a peut-être l’île souhaitée, tant mieux si on peut la trouver, mais il ne faut pas périr pour l’atteindre.

14.           La fraternité

Le Tout qui nous enveloppe est aussi la source de tout l’univers : du point de vue scientifique, c’est le Big-Bang devenu notre univers toujours en évolution, pour le philosophe ce n’est ni une chose, ni un objet, ni une mécanique, ni un programme, c’est l’Acte total auquel nous participons, l’Acte logique, mathématique, organisateur, mystérieux… Cet Acte total nous est présent dans son entier indivisible, mais il s’est aussi réparti en petites totalités particulières.

La fraternité n’est pas seulement le fait que nous sommes tous « enfants du Tout », elle est aussi le fait que nous sommes chacun le Tout en potentialité, donc, nous sommes, chacun, « géniteur » d’une totalité en marche : la sphère des consciences. La personne qui est à côté de moi n’est pas seulement une partie du réel, elle est aussi tout le réel en voie de réalisation. La personne à côté de moi possède en elle la possibilité de comprendre les mathématiques qui sont à l’œuvre dans la totalité du réel, elle est capable d’exprimer à sa manière la musique des sphères, d’engendrer une culture entière, d’imaginer une philosophie qui s’échappe de l’absurde, de guérir une civilisation malade de surcroissance… Nous sommes chacun le bien commun tout entier, la société de demain, l’avenir du monde, un reflet de vérité…

Voici une histoire de fraternité…

Une chenille achève sa saison. Certaines cellules en elle se mettent à se multiplier en apparence de façon anarchique. Elles portent toujours le même code génétique, mais elles ont modulé différemment l’expression des gènes par des changements qu’on appelle « épigénétiques » (des changements touchant la structure de la chromatine qui ressemble à un énorme montage de protéines agissant comme des interrupteurs, fermant et ouvrant les possibilités génétiques). Ces cellules qui s’activent différemment sont appelées par certains : « cellules imaginatives » parce qu’elles vibrent à une fréquence différente. Elles se développent par petits paquets un peu partout dans la chenille. Au début, le système immunitaire de la chenille les identifie comme des corps étrangers et lutte contre elles. Elles en prennent pour leur rhume, mais résistent. Peu à peu, le système immunitaire ne sait plus où donner de la tête. Les petits paquets de cellules se soudent ensemble, c’est la métamorphose : la chenille devient papillon.

Ce n’était pas un cancer, c’était la naissance d’un nouveau voyageur de l’espace, un papillon. C’est le principe de l’éco-communauté : une fraternité au cœur de la métamorphose collective qui donnera naissance à l’éco-humanité.

15.           Les groupes intelligents

Dans la théorie des intelligences multiples, on remarque une différence entre l’habileté interpersonnelle et l’habileté intrapersonnelle. Les « interpersonnels » se sentent bien dans une équipe, aiment interagir en groupes, développent leur créativité en présence des autres, découvrent même leur intériorité dans leurs contacts sociaux, entrent en méditation plus facilement en groupes, parlent facilement d’eux-mêmes dans un groupe. Les « intrapersonnels » se connaissent en s’étudiant eux-mêmes, ont besoin de solitude pour se concentrer, développent leur créativité en plongeant en eux-mêmes, aiment la communication intime de la lecture, sont capables d’intimité à deux, ne participeraient pas facilement à des rituels de groupe, méditent dans leur chambre lorsqu’ils sont certains que personne ne les observe. Les premiers veulent que tout soit fait en équipes, des décisions jusqu’à l’exécution. Si une communauté ne fait pas attention, elle risque d’exclure les « intrapersonnels » ou de les placer dans une position dans laquelle ils n’apportent pas le meilleur d’eux-mêmes. C’est dans leur relation à soi et dans des relations à deux que les intrapersonnels révolutionnent la vie d’équipes.

L’intelligence logique et mathématique, l’intelligence linguistique, l’intelligence kinesthésique, l’intelligence naturaliste, l’intelligence visuelle et spatiale, l’intelligence auditive, l’intelligence musicale, l’intelligence philosophique, il y a une multitude d’intelligences et chacune doit se sentir compétente et utile. Les groupes intelligents sont capables de donner à chaque intelligence les conditions de leur meilleure expression. C’est donc un erreur de croire qu’un groupe arrive au maximum de son intelligence lorsque tout se passe en groupe.

16.           L’arc-en-ciel des visions

Une éco-communauté n’est pas un groupe qui vise uniquement le développement personnel de ses membres, auquel cas, elle ne serait pas une éco-communauté, mais un « groupe de développement personnel ». L’écologie procède d’une logique différente, le groupe :

  • est conscient d’appartenir à un écosystème global (biologique, social, culturel, politique, économique…) en sérieuses difficultés;
  • vise l’équilibre de tout l’écosystème, sa durée, son adaptation, son évolution;
  • plus ou moins consciemment, pratique une philosophie de la participation.

Une éco-communauté naît donc avec le sentiment d’une mission interne et externe d’amélioration des conditions de développement pour chacun et pour l’ensemble de la communauté environnante. Cette mission générale, elle la précisera, elle la spécifiera, elle la particularisera selon son intention et cela se reflétera dans sa constitution et dans sa mission.

Malgré cela, chacun de ses membres aura une vision particulière de cette constitution et de cette mission, l’un rêvera d’une communauté de partage où le développement psychospirituel constitue le moteur, l’autre mettra l’accent sur le militantisme, un autre, sur l’autosuffisance alimentaire, un autre, sur la protection de zones écologiques…

Devant cela, on peut éprouver la tentation de rechercher un dénominateur commun. Sur cette route, on risque d’arriver au plus petit dénominateur commun, ce qui pourrait se traduire en une sorte d’homogénéisation des perspectives. Je ne crois pas que ce soit une stratégie particulièrement écologique. Le propre de l’écologie est la diversité, mais une diversité en interactions ouvertes, en dialogues pratiques reliés à des enjeux concrets de survie, d’adaptation, d’évolution et de recherche de sens.

Le « plus grand multiple créatif » est une route plus difficile. Il s’agit de s’engager dans une mission commune en profitant de la fécondité d’une diversité de visions en dialogue ouvert les unes avec les autres et aussi en résonnance avec l’ensemble de la communauté des vivants qui forment l’éco-communauté. L’accent n’est plus mis seulement sur la valeur des visions, mais aussi sur la valeur des relations. Non pas que les visions sont peu importantes, au contraire, elles sont si importantes qu’elles méritent de vivre et de se développer dans une écologie de relations acceptantes, valorisantes, respectueuses et capables de complémentarité.

17.           La sagesse de l’amour

La philosophie est l’amour (philo) de la sagesse (sophie), mais l’art de la gouvernance est une sagesse de l’amourpuisqu’elle met deux principes de l’avant :

  • Les personnes et la qualité de leurs relations passent avant les résultats, car sinon on aura des résultats qui n’intéresseront personne;
  • Les finalités passent avant les moyens, car sinon, on aura des résultats inutiles, insensés ou même nuisibles.

Cependant, l’être humain est un être en développement. Il commence égocentrique pour former un premier embryon d’identité et progressivement, il s’ouvre pour enrichir cette identité. Mais aussi, on l’oublie parfois, il commence autant altruiste qu’égocentrique : combien de petits enfants sont protecteurs de leurs parents ou de leurs frères ou sœurs, souvent au détriment d’eux-mêmes! Le développement de l’équilibre entre « grossir son ego » ou « disparaître par altruisme » peut être lent et l’issu est loin d’être certain. Généralement, la peur de soi et le besoin de l’autre se combattent.

Avant un minimum de maturité, l’amour est une maladie à trois virus :

  1. Premier virus : Narcisse recherche son image dans l’autre, l’attraction résulte alors d’une recherche de miroir. La personne tend à se vouloir dans l’autre, à rendre l’autre semblable à elle-même, instrument de satisfaction, réponse à ses attentes. Par ce virus, l’amour de moi-même est mal servi, car plus j’arrive à mes fins, plus je suis seul devant mon miroir. L’autre n’existe plus, il est derrière l’image que je veux de lui.
  2. Deuxième virus : la prédation. Le prédateur avale ses proies. Ici, on est attiré par une proie, quelqu’un qui peut devenir nous-mêmes par digestion et assimilation. L’un veut avaler l’autre, le faire disparaître dans son « ego ». Je n’aurai de valeur à mes propres yeux que si j’arrive à le faire mien. Mais une fois la domination faite, je suis infiniment seul, je n’ai plus d’alter ego.
  3. Troisième virus : le sauveur se donne lui-même pour sauver l’autre. L’attraction se fait alors sur une base visant à disparaître dans l’autre. Je suis attiré par celui qui pourrait me sacrifier pour son salut.

Dans les trois cas, il s’agit, je crois, d’une peur de soi.

Pourtant, l’amour porte une sagesse tout autre. Une fois la peur de soi apaisée, l’amour recherche l’égalité et la réciprocité.

  • L’égalité permet d’éviter de m’instituer prédateur de l’autre ou d’instituer l’autre, prédateur de moi; au contraire, je recherche l’autre parce qu’il est autre, ce qui me motive à éviter de l’engloutir ou de me faire engloutir par lui;
  • La réciprocité permet d’éviter l’effet miroir, de découvrir l’autre, de partager le plaisir mutuel de se rencontrer. Parfois, c’est moi qui parle et toi qui écoutes, parfois c’est le contraire; parfois c’est moi qui cherche à te faire plaisir, parfois c’est toi; parfois c’est moi qui porte la plus grande charge, parfois c’est toi; parfois c’est moi qui éprouve du plaisir à ton succès, parfois c’est toi par rapport au mien… Donc notre égocentrisme sain et notre altruisme sain (sans peur de soi) trouvent un équilibre favorable au développement mutuel.

Cette sagesse de l’amour dont l’attraction sert à nous relier pour nous faire évoluer dans notre créativité est si simple et si évidente qu’elle nous fera défaut d’une manière ou d’une autre. C’est parce que tout le monde pressent que l’égalité et la réciprocité mènent au développement de soi et des autres que personne ne les pratique; sinon, on arriverait à la source de soi, or la source de soi constitue, à mon avis, la peur fondamentale, l’angoisse première.

Vaincre cette angoisse, c’est l’équivalent de passer d’image de soi à créateur de soi. C’est beaucoup. Mais justement, on peut y arriver, on doit y arriver si l’on veut entrer dans la sagesse de l’amour, que ce soit en couple ou en groupe. C’est comme traverser le mur du son.

18.           Violence et émancipation

Tant qu’une équipe de chiens de traîneau tire vers un but, il y a peu de violence. Le problème, c’est lorsqu’on arrive quelque part. On se dépose un moment, et ensuite, rien n’est réglé des frustrations, des rancœurs, des projections et le retournement contre les meneurs est presque assuré.

Nécessairement une entreprise est initiée par une ou deux personnes (rarement trois) qui ont « fait autorité » autour d’eux, attirant ainsi, par leurs nobles intentions, un petit groupe. Par la suite, ils sont partis à l’aventure.

« Faire autorité » n’a rien à voir avec manipuler, manœuvrer, rechercher des privilèges, acheter l’adhésion, menacer pour obtenir une collaboration, toutes les techniques de la domination, au contraire, ces manières minent la crédibilité et empêchent justement de « faire autorité ». Plus on cherche à dominer, moins on fait autorité. Cependant, il faut bien reconnaître que plus les fondateurs ont été inspirants, plus leurs idéaux ont engendré d’enthousiasme et d’attentes, plus la colère de projection sera grande le jour de l’émancipation; non pas parce qu’ils ont été des tyrans, mais parce qu’ils paraissent difficiles à égaler, mais faciles à envier. Et ce jour arrivera dès que l’entreprise sera sur un plateau ou dans une période fragile de transition.

Ce retournement contre les fondateurs est classique. Il commence par qui a le plus besoin de s’émanciper (émanciper signifie littéralement « tuer son père », mais ce peut aussi bien signifier « tuer sa mère »). La projection des blessures d’enfance sur la « figure d’autorité » est banale. Greffées à cette projection, s’enrôlent toutes les frustrations du voyage, mais aussi celles de toute une vie.

Il y a autant de frustrations dans une vie qu’il y a d’attentes. Avoir des attentes, c’est préparer l’amertume et cultiver la rancœur. Hélas! la bonne volonté des fondateurs, leur sincérité, leur enthousiasme, leur énergie ont stimulé les attentes. Il est inévitable que ces attentes se fracassent sur la réalité : les fondateurs sont humains et le monde qui nous entoure est chargé de contraintes.

Si vous allez voir un film avec une liste d’attentes, vous risquez la déception. Pourquoi l’auteur aurait-il voulu répondre à vos attentes? On sait que l’évaluation de la satisfaction est principalement fonction des attentes. Si un professeur, par exemple, a une réputation très positive, la satisfaction pourrait être faible parce qu’il sera très difficile pour lui d’être à la hauteur des attentes. Un service d’urgence hospitalier où le temps d’attente est très long depuis très longtemps a tellement diminué les attentes que l’usager sera satisfait s’il obtient un service en moins de quatre heures.

Les fondateurs d’un mouvement sont de bonnes proies parce qu’ils sont facilement idéalisés comme des bons parents. Cette projection jouera contre eux pour une raison supplémentaire. Viendra le temps de l’émancipation. Après l’émerveillement du début, il y aura un temps où la personne s’épanouira, et ensuite, elle voudra se sortir du giron paternel ou maternel pour tester ses propres ailes. Et comme elle se sentira inconsciemment coupable de s’envoler, elle jettera son fiel avant de partir. Si elle ne sort pas du groupe, la situation sera pire, car elle ne pourra s’émanciper qu’en écrasant ce qui « fait autorité » chez les fondateurs pour tenter de prendre le contrôle du groupe.

Dans un groupe d’intention, un autre piège s’ajoute. Les plus grandes haines viennent du principe de « chiralité » (la main droite est chirale à la main gauche, c’est-à-dire symétrique, mais inverse dans une direction). L’effet miroir. Tout semble pareil entre les deux mains ou entre un visage et son reflet dans un miroir. Plus on est semblables, plus l’effet de symétrie est insupportable. Pareils, mais avec une différence qui nous agace à l’extrême. Le pire ennemi de l’écologiste, c’est l’écologiste. Dans une communauté d’intention, il est fort à parier qu’on retrouve des personnes chirales.

L’angoisse identitaire est alors exacerbée comme chez des jumeaux physiquement identiques, mais de caractères divergents. Qui suis-je devant mon miroir? Moi ou lui? L’image ou la source de l’image? Il n’y a pas d’autre moyen que de quitter l’image de soi pour entrer dans la source de soi. Passage très difficile. Et pourtant, c’est le passage obligé. Dans les théories psychodynamiques (qui étudient le développement psychique), c’est le passage le plus difficile. Rares sont les adultes qui ont franchi cette étape, ce passage d’une identité fondée sur « je ne suis pas toi » à l’identité fondée sur « tu es mon frère, tu es ma sœur ». C’est sans doute pourquoi nos sociétés sont si violentes, et les éco-communautés n’échappent pas d’office à cette violence.

19.           Contrer la violence

Comprendre la violence, son origine, les souffrances, les frustrations, la colère qu’elle transporte est sans doute la meilleure attitude de départ pour contrer la violence. Mais cette attitude de compréhension peut devenir elle-même une violence si elle mène à ne pas se protéger, ne pas protéger l’intégrité de l’organisation, ne pas protéger les victimes réelles ou potentielles. Plus gravement encore, la bonté, la compassion, les qualités humaines stimulent parfois l’agresseur, car cela ajoute à sa culpabilité inconsciente, surtout si cette bonté est teintée de pusillanimité. Sur l’autre versant, il est évident que jeter de la violence sur de la violence mène à une escalade qui culmine au pire résultat, rejeter l’agresseur ne rend service à personne. On doit tout faire pour l’accompagner dans ses prises de conscience jusqu’à une réconciliation toutes les fois que c’est possible.

Une agression n’est pas un simple conflit entre deux personnes qui ont toutes les deux leurs torts. Dans une agression, on a dépassé les petits emportements réciproques, on a dépassé une limite, il y a eu un coup de force, une trahison de la confiance, qui a sans doute ses justifications, mais qui a entraîné une rupture de symétrie : l’un est l’agresseur, l’autre est l’agressé. Traiter l’agression à la manière d’un simple conflit, c’est ajouter une agression de plus sur le dos de l’agressé puisqu’on le traite de la même manière que l’agresseur, comme s’il avait, lui aussi, à se justifier.

La réconciliation passe forcément par le cheminement de l’agresseur vers des prises de conscience, ou bien il n’y a pas de réconciliation. L’agresseur doit reconnaître ses torts, les souffrances qu’il a infligées, les conséquences de ses actes. S’il en reste à la justification, s’il n’arrive pas à prendre le point de vue de l’autre, on n’arrivera à rien. Pardonner à une personne qui n’est pas sincèrement contrite et prête à réparer ses torts est un acte de violence contre soi (ou contre la victime si ce n’est pas nous), contre les autres victimes lorsqu’il y en a d’autres, peut-être même contre la conscience de l’agresseur lui-même puisqu’on facilite son enfermement. Évidemment, ici, je ne parle pas du pardon intérieur qui consiste à se réconcilier avec soi-même, à se laver du tort, à se libérer de la colère, à passer à autre chose. Cela est une démarche personnelle. Ici je parle de la réconciliation relationnelle après agression.

Après la reconnaissance des torts, le processus de réparation et, seulement après le processus de réparation, le processus de réconciliation. Toutes ces étapes doivent être franchies, principalement pour libérer l’agresseur du poids inconscient de son agression et aussi parce que toute agression a une dimension sociale. Si, malgré les efforts de la communauté et des victimes, on n’y arrive pas, alors il faut se protéger.

La victime aussi doit faire une démarche pour s’apaiser elle-même, car toute agression fait entrer une sorte de colère sourde dont il faut se libérer.  Et aussi, pour examiner s’il n’y a pas en elle une incapacité d’autodéfense qui contribue à la violence. Comment puis-je apprendre à mieux me défendre sans devenir un agresseur ? Se défendre par bienveillance, car ce n’est jamais une marque d’amour de confondre la faiblesse avec la bonté.

Lorsque la réconciliation ne peut se faire parce que l’agresseur n’a pas fait les prises de conscience nécessaires, on doit marquer le fait : il y a eu rupture et elle n’est pas réparée. On doit signifier à la personne qu’on prend acte de cette rupture et que donc, pour notre part, l’agression a coupé le lien de confiance. On n’exclut pas la personne, on dit à la personne qu’elle s’est mise elle-même à l’écart. Je ne trouve pas de voie plus bienveillante, plus aimante pour l’agresseur qui ne mérite jamais l’indifférence, et pour l’agressé qui ne mérite jamais d’être traité en complice de sa propre agression.

Cette démarche m’apparaît la meilleure, surtout si on considère que l’agresseur et l’agressé ne sont pas des catégories de personnes, mais des pôles d’un événement particulier ou d’une série d’événements. L’agresseur est bien souvent une personne qui a été agressée, peut-être à répétition, qui ne sait pas trop se faire respecter et se défendre correctement, qui refoule ses émotions faute de parler au bon moment à la bonne personne, qui a accumulé des frustrations parce que chargé d’attentes et qui explose à un moment. Alors, condamner l’agression (et non l’agresseur), indiquer que collectivement ce comportement est inacceptable, c’est lui rendre service, c’est aussi dire que lorsqu’il a été agressé dans le passé, il n’était pas coupable, il n’a pas à avoir honte d’avoir été agressé. C’est pourquoi il faut tenter une réelle réconciliation lorsque c’est possible et affirmer la rupture de confiance lorsque ce n’est pas possible.

20.           Modèle de gouvernance

Nous avons énoncé les principaux fondements d’une éco-communauté, ou en tout cas, ce que nous en comprenons. De cela, nous pouvons déduire sept principes de gouvernance :

  1. L’équilibre entre les responsabilités et les pouvoirs. Une organisation a un grand avantage à associer responsabilités et décisions. On ne peut être responsable sans pouvoir décider et on ne peut décider pour quelque chose dont on n’est pas responsable.
  2. Primauté des personnes et des relations. Les personnes et les relations priment sur les résultats à atteindre. La responsabilité n’est pas tournée uniquement vers des résultats extérieurs, elle est tournée vers le développement des personnes et la qualité des équipes.
  3. L’exécutif est généralement le mieux placé pour éclairer le législatif. En général ceux qui font le travail et endossent des responsabilités concrètes disposent des éléments pratiques pour réfléchir à l’encadrement qui les concerne.
  4. L’autorégulation. Les instances de décisions s’autorégulent en se dotant de règles pour éviter l’arbitraire, les rapports de forces, les conflits et surtout pour engendrer de la motivation et du plaisir. Ce cadre doit rester souple et adaptatif afin de permettre à l’exécutif l’initiative et la créativité qui motivent ses actions.
  5. L’équilibre personne / communauté. L’équilibre entre les aspirations personnelles qui mènent à des projets particuliers etles visions convergentes qui mènent à des actions communes est déterminant. Sageterre est un collectif de projets tourné vers une mission commune.
  6. La collaboration égalitaire et réciproque. Une bonne gouvernance s’appuie sur l’idée que les consciences aiment collaborer à l’intérieur de relations égalitaires et réciproques. Égalitaire veut dire sans tentative d’imposer son point de vue. Réciproque suppose que l’on cherche honnêtement à comprendre le point de vue des autres.
  7. La prévention et la protection contre les agressions et les comportements antidémocratiques : L’organisation, les instances de décisions et les personnes ont droit à la sécurité, au respect, et n’ont pas à subir la violence, les ultimatums, l’intimidation, le chantage ou la manipulation pour forcer des décisions. De même, il y a un devoir de protection vis-à-vis de l’esprit et des personnes qui ont fondé Sageterre.

Nous l’avons dit, la mission de Sageterre est inspirée de la Charte de la terre des Nations-Unies. On peut la résumer ainsi :

  • La préservation et la conservation à perpétuité du patrimoine consacré à promouvoir la vocation écologique dans ses dimensions biophysique, sociale, philosophique, scientifique, artistique et spirituelle.
  • Pour les générations actuelles et futures assurer la sauvegarde des écosystèmes, de la biodiversité et des milieux naturels dans le contexte d’une agriculture respectueuse de l’environnement et en lien avec la poursuite d’une réflexion philosophique sur les meilleures façons d’incarner la vocation écologique.
  • Favoriser la coopération entre la collectivité et les membres de la communauté de Sageterre.
  • Développer différentes activités éducatives, philosophiques ou sociales tout en respectant le caractère de production agricole et de conservation écologique du site.

On peut maintenant résumer notre modèle de gouvernance.

La table des responsables. À Sageterre, chaque responsable de projet est aussi responsable d’un ou deux maillons de l’exécutif, par exemple : le responsable du développement des nouveaux projets et du parrainage; le responsable de la recherche de financement; les responsables de l’entretien général de la terre et des bâtiments; le responsable des milieux protégés; le responsable des actions militantes; le responsable de l’accueil et du séjour des visiteurs; le responsable des communications externes; le responsable des communications internes; le gardien de l’harmonie; le responsable de la vie communautaire; le responsable à la vie spirituelle et philosophique.

La planification des activités se fait de façon saisonnière.

Du point de vue législatif, Sageterre est sous la gouvernance de deux instances de décisions : Une fiducie d’utilité sociale (FUSA) et un organisme à but non lucratif (OBNL). Chacune a son champ de compétence : globalement la FUSA s’assure de la conservation du patrimoine et de son affection à sa mission. L’OBNL gère la ferme au quotidien.

Parce que nous favorisons l’unanimité sans qu’elle paralyse l’action, nous avons adopté un processus de décisions qu’on peut schématiser ainsi :

Nous utilisons les étapes de délibération suivantes :

  1. Contexte et finalités. Cette étape vise à expliquer le contexte dans lequel la proposition a émergé et aussi à clarifier les finalités visées. Si on peut s’entendre d’abord sur les finalités, cela facilitera la réflexion sur les moyens.
  2. Compréhension. Cette étape vise à éviter les malentendus. Très souvent, on peut assez facilement s’entendre sur ce qui est « voulu dire ». Si on commence la critique avant d’avoir compris ce que la proposition tente de dire, on risque d’être peu constructif.
  3. Débat. Cette étape vise à faire une critique constructive de la proposition comme telle (dissociée de celui qui propose). Cette critique devrait porter d’abord sur le fond (ce que la proposition souhaite dire, son sens général, et ce qu’elle peut entraîner comme conséquences). Ensuite on peut faire la critique de la proposition comme telle, sa formulation, son vocabulaire, etc.
  4. Amélioration. Cette étape vise à préciser, clarifier, modifier, améliorer formellement la proposition.
  5. Cette étape vise à adopter la proposition.

Notre organisation : Le mot organisation fait appel aux liens organiques entre les personnes, les comités et les instances de décisions de façon à orienter les actions vers une mission. Nous avons trois instances de décisions : la Table des responsables, le Conseil d’administration de l’OBNL et le Conseil de fiduciaires.

À cela s’ajoutent cinq comités consultatifs et exécutifs : Vigilance et Harmonie; Animation et Éducation; Entretien général; Accueil et Communication; Développement et Finance. Ce qui permet le schéma suivant[6] :

[1] Je ne parle pas d’une méthode de gouvernance particulière mais simplement de la démocratie appliquée à des petits groupes qui se connaissent. Les méthodes peuvent varier à l’infini.

[2] L’épigénétique est la discipline de la biologie qui étudie la nature des mécanismes modifiant de manière réversible, transmissible (lors des divisions cellulaires) et adaptative l’expression des gènes sans en changer la séquence nucléotidique (ADN).

[3] Pour plus de précision, on peut référer aux travaux du Prix Nobel, Ilya Prigogine, résumés dans ce bloque au menu Prigogine : https://jeanbedardphilosopheecrivain.wordpress.com/prigogine/.

[4] Une métaorganisation est une organisation d’organisations, comme notre corps, par exemple, est une organisation de cellules, qui, elles-mêmes sont des organisations très complexes.

[5] Voir : https://earthcharter.org/?doing_wp_cron=1593634601.7356550693511962890625

[6] On peut obtenir une copie complète de notre modèle de gouvernance à communiquant avec Sageterre.