Amour d’hélicoptère

J’ai dit que l’amour, c’est-à-dire la beauté en action ou l’acte de la beauté, nous libère de l’absurde. Le désir est le carburant de ce mouvement d’hélicoptère (helikos=spirale=esprit; ptère=aile) parce qu’il relie le désir et le désiré dans l’acte créateur. Mais si la grande hélice ne tourne pas dans une densité de fluide suffisante qui transcende l’hélicoptère, si elle n’a pas de prise à la fois dans la résistance du réel total et dans l’appel de la conscience plénière, rien ne bouge. Tant qu’on n’a pas découvert la beauté d’un être spécifique dans la beauté de l’être universel, l’amour tourne à vide et s’effondre sur lui-même. Pour découvrir la beauté, il faut rejoindre un être riche en dignité et pauvre en illusions, comme un minuscule colibri qui lutte contre le vent afin de planter son bec dans une corolle, comme un itinérant qui se bat pour préserver son intégrité…

Pour y arriver, il faut s’échapper de l’idéal sans le perdre, le rejoindre dans les limites d’un être en chair et en os. Si on ne voit que sa perfection ou que ses imperfections, on replonge dans nos schémas. L’amour commence où l’illusion s’effondre parce que la sincérité surgit et la vérité affranchit. C’est pourquoi l’amour nous met à l’épreuve.

Un attachement dégrisé peut devenir un lien, je veux dire un engagement réciproque fiable : Nous irons ensemble vers la beauté que nous découvrons mutuellement dans nos « pauvretés ». L’autre est reconnu parce qu’il a une valeur unique à nos yeux et non seulement parce que j’ai de l’amour à donner. C’est alors que l’hélice mord dans la densité de l’air et qu’on peut sortir du cinéma des amours d’un jour. À ce moment-là, le désir change l’être désiré et l’être désiré change l’être désirant. L’amour transforme.

Aimer un être à la fois, cultiver quelques liens réciproques fiables, se débattre dans les éléments concrets du monde permet de rejoindre l’universel bien mieux que d’aimer en général tous les êtres qu’on ne connaîtra jamais.

Beauté participative

Vous pouvez lire: Agroécologie et transition juste au Québec, dans la revue Relations, no 813, été 2021, on y parle de Sageterre.

Rembrandt laissait dans ses œuvres de grandes masses sombres et informes aux couleurs chamarrées pour que le spectateur complète inconsciemment son travail. Lorsque nous rencontrons dans la nature un attrait, à notre insu, l’œil efface des détails que nous jugeons de trop, il lisse les formes, ajuste les couleurs et l’harmonie… Il nous faut retravailler la réalité pour voir la beauté comme si nos désirs devaient y participer. En art, l’excès d’esthétisme (trop complet, trop suffisant) produit un décrochage. Nous avons le sentiment que le tableau ne nous concerne pas, parce qu’il ne nous engage pas. 

Rembrandt, La fuite en Égypte

Il n’y a pas de beauté là où il n’y a pas de sens, il n’y a pas de sens sans notre participation à l’œuvre commune. Le sens d’une création vient d’une relation entre un moyen utile et une fin envoûtante. Si le moyen n’est pas utile à la fin parce que la fin est déjà parfaite, ce moyen et cette fin sont tous les deux absurdes. Imaginez que vous faites travailler un maçon pendant soixante ans et à la fin, vous ouvrez un rideau et lui découvrez le château complet et parfait qui était là dès le début. Vous l’invitez : « Viens, entre dans mon paradis, je l’ai fait, car tu n’es décidément pas à ma hauteur! » Ce genre de créateur, ce genre de paradis, nous n’en voulons pas, ils ne sont bons qu’à assujettir les consciences créatrices, ce sont des religions de soumission. En logique, lorsqu’on arrive à un tel résultat absurde, cela ne signifie pas que la réalité est absurde, mais que nous nous sommes trompés. Car une réalité incohérente ne peut pas tenir le coup dans l’être. C’est la base même de la science. 

La logique d’une création est la suivante : si le moyen ne produit pas la finalité parce que la finalité est déjà préexistante et n’a pas besoin de lui, alors le moyen et la finalité sont tous les deux absurdes. Donc deux absolus sont exclus : l’Être et le néant. Il faut trouver une finalité qui engage les moyens qui, eux-mêmes, transforment la finalité. Seul un créateur participé est admissible. 

Soulever la chaise sur laquelle on est assis ne fonctionne pas, pourtant l’hélicoptère y arrive, car son mouvement dépasse ses propres limites : il participe de la même réalité que l’air (principe d’unité) et participe à une différentiation de pression qui le soulève (principe d’action). Dans le cosmos, l’hélicoptère des psychismes créateurs que nous sommes, c’est la beauté. En effet, la beauté est une participation du désir dans l’évolution du désiré, et réciproquement. Dit autrement, l’amour (la réciprocité du désir et du désiré) est le génie de la beauté, il nous libère de l’absurde, il donne un sens à notre conscience participative.

L’art de la plongée

J’ai dit que nous étions enfermés dans un monde de perceptions, nos peurs nous rendent violents, nos angoisses nous rendent malades, et pendant que nous poursuivons des rêves de salut technique et des idéaux de richesse, nous n’arrivons pas à éteindre les feux que nous allumons. Heureusement que nous perçons des trous ici et là et que nous attrapons des bouts de réalité, sinon, nous ne saurions même pas que durant nos repas gastronomiques, des millions d’enfants meurent de faim avec leur mère et leur père. Alors que nous allons à la recherche de la vie sur Mars, des espèces disparaissent sur terre. Pendant que nous tentons de bâtir un-pays-une-culture, les réfugiés de la misère marchent pour leur survie. Au moment où le scientisme (l’idéologie de tout expliquer par des théories) nous enferme dans son rêve transhumain, la science nous sort. Je voudrais maintenant dire un mot sur l’art qui, lui aussi, peut aussi bien nous enfermer que nous sortir.

On pourrait croire que l’enfermement dans un monde de perceptions devrait au moins nous approcher de notre propre être, d’une compréhension de nos soubassements, nous faire toucher ce que nous sommes afin de nous faire rebondir. Mais quelle sorte d’art y arrive? Il n’y a probablement qu’un seul péché mortel en art : tenter de plaire, c’est-à-dire produire ce qui est attendu, consolider le mirage. Celui qui a soif y verra de l’eau, mais ce sera une image de l’eau, si bien que plus il boira, plus il mourra de soif. L’art à ce moment-là agit comme le scientisme. Dans le scientisme, en apparence, une théorie explique tout, mais elle ne fait que répondre à des attentes construites par l’idéologie matérialiste elle-même. Si l’on creuse un peu, on voit des détails scientifiques qui perforent la théorie et nous montrent la mesure de notre ignorance. De même dans l’art, la satisfaction émotive (et non l’élargissement du sentiment), indique que nous sommes dans l’autocongratulation d’un mirage.

L’art révèle quelque chose de l’âme humaine lorsque le superficiel (les reflets du soleil sur la surface) tout à coup cède. Alors des ombres apparaissent et révèle ce qui se passe plus au fond. Plutôt que de refléter Narcisse, la lumière a pénétré le cœur. Nos attentes non pas été simplement réfléchi, nos attentes sont devenues soudainement dangereuses, nous avons touché à une substance qui nous bouleverse. Comme en acuponcture, un ensemble d’aiguilles nous ont plongés dans des endroits dont nous n’avons jamais soupçonné l’existence. Une partie s’écroule mais c’est tout l’être qui s’élargit. Lisez Le naufrage de Tagore, et vous en ferez l’expérience : la moindre réalité répond mille fois mieux à notre âme que tous nos petits rêves de richesse ou de grandeur.

Évoluer plutôt que croître

L’érosion des différences rapetisse notre humanité. Nous avons de moins en moins de diversité de langues, de cultures, de religions, d’idéologies, d’options politiques… L’extinction actuelle des espèces animales suit la courbe de l’extinction de nos diversités culturelles. Étrangement, plus nous sommes semblables, plus les petites différences nous déchirent. Et pour éviter ce déchirement, nous réduisons les différences! Si bien que juifs, chrétiens, musulmans, hindouistes, bouddhistes, athées, nous servons tous le même dieu (l’égoïsme érigé en système économique) tout en nous combattant avec acharnement pour nos restes de croyances et de non-croyances. 

Comment sortir de là? Comment s’arrimer à la vie qui, elle, tend vers la diversité dans l’équilibre entre collaborations et compétitions, désaccords et conciliations, égoïsmes et synergies? Comment découvrir l’art de tolérer sauf l’intolérable, de se confronter sans armes, de croiser les cultures sans les détruire, de rivaliser sans entrer en guerre totale, d’affirmer nos désaccords sans volonté d’éradication? Comment affronter nos limites, nos angles aveugles, nos incertitudes, changer nos comportements plutôt que combattre à mort pour des idées fixes incapables de s’adapter et d’évoluer avec la réalité vivante? Nous sommes tous dupes. Faire riches ceux qui exploitent terres, mers, femmes, hommes et enfants, voilà la « religion » de toutes nos religions, et elle nous tue. Nous devons faire face à notre humble réalité : s’assurer que tout le monde respire de l’air convenable, boive de l’eau potable, mange de la nourriture non empoisonnée par les techniques agricoles. Actions de base! Nous en sommes là.

La vie est l’équilibre évolutionnaire des contradictoires. On ne peut évoluer qu’en contact avec la réalité. Tant que les roues du progrès technique et des idéaux spirituels ne toucheront pas terre, elles tourneront dans le vide sans nous faire avancer autrement que vers le malheur. C’est le défi que devra traverser tout animal à cerveau imaginatif. Nous devons faire le saut du rêve à la réalité, de l’intelligence technique à l’intelligence adaptative. Le tocsin résonne, notre génie technique donne à notre imbécillité collective les moyens de ses ambitions! Nous vivons pour des rêves matériels et spirituels en déniant la tragédie des conséquences. Pour évoluer, il est nécessaire de percer des trous dans l’écran aveuglant de nos chimères afin de rejoindre la réalité vivante, d’entrer dans le jeu de l’adaptation qui est la première loi de la vie.

Tant que nous croissons sans évoluer, nous allons à notre perte. L’homme vit entre ciel et terre, comme l’arbre, il doit les lier ensemble.

L’amitié curative

Pour beaucoup, l’être humain est coincé dans le monde des perceptions où il projette des attentes et des craintes inconscientes et programmées. L’image publicitaire d’un hamburger le fait plus saliver qu’un légume réel un peu moche sur la place du marché, des préjugés sur une race ou une religion suscitent plus de réactions de défense que la vente libre des fusils d’assaut. Isolé dans son cinéma, il combat des fantômes en produisant des effets désastreux bien réels qu’il ne voit pas. Comment le sortir de là? Dans cette série de blogues, je cherche des solutions. L’amitié peut-elle dégriser?

Biologiquement, l’appétit social occupe la même zone du cerveau que la faim. Aimer est aussi important que manger, mais pour cela, il faut faire le deuil du film à la fois idéalisé, dramatisé et collectivisé dont les conséquences sont bien réelles. Ma jument Katmae m’a donné un élément de réponse. Il y a quelques années, elle a perdu son compagnon. Elle marchait de long en large, elle avait perdu le réel, elle allait me claquer une dépression. J’ai fait entrer une chèvre dans son clos. Lorsqu’elle a compris que ce serait elle et personne d’autre, les fréquentations ont commencé, un jeu de rencontres, d’échanges d’odeurs, d’incompréhensions raciales avec des messages du genre : « garde tes distances ». Ensuite ce fut : « approche-toi que je te gratte »; un peu plus tard : « d’accord! on partage le foin, mais pas le grain ». Un beau matin, qu’est- ce que vois? En sortant de l’étable, ma jument se roule dans le foin comme d’habitude. La chèvre, devenue dodue à force de manger comme un cheval, se couche et tente de se rouler sur le dos. Elle n’y arrive évidemment pas, mais leur amitié est scellée.

L’amitié réelle est rare, elle est faite de petites corrections, d’un continuel décalage entre l’attendu et le reçu, les efforts et les frustrations. L’amour sous toutes ses formes est d’abord un besoin vital, mais ce besoin n’est comblé que par des rencontres qui brisent des illusions pour découvrir des personnes : l’autre et moi. Sinon l’amour n’est qu’un sentiment qui se grossit de ses propres images. J’ai connu des bénévoles qui allaient « aimer » des « pauvres » sans jamais les rencontrer. J’ai aussi vu des gens haïr pendant des années des personnes qu’ils n’avaient jamais connues réellement. Comment le « pauvre » peut-il se sentir aimé s’il reste « n’importe qui »? Comment « l’ennemi » peut-il cesser de me blesser si je le porte dans mon corps comme un abcès que j’entretiens de mes propres acides?

Le bonheur commence lorsqu’on réalise que le réel n’est pas là pour se conformer à nos attentes et à nos craintes. Le réel éduque nos désirs et nos peurs, il nous fait évoluer par adaptations et dépassement de soi.