Méditation du samedi: L’intelligence collective face à la pandémie

Dans le cas de la pandémie, l’un des défis est sans doute la pensée unidimensionnelle[1]. Elle isole l’enjeu de la pandémie du problème global de la santé qui, lui-même, est isolé du problème crucial de l’écologie.

Une intelligence à large faisceau, ajoutant la sagesse aux sciences humaines et les sciences humaines aux sciences médicales, aurait probablement préparé la riposte bien avant la pandémie, car elle était prévue depuis longtemps.

Elle aurait évalué la stratégie à prendre : 

  • soit une stratégie d’éradication (comme on le fait avec l’Ebola);
  • soit une stratégie d’immunisation (comme on le fait avec la grippe, par exemple). 

Tout dépend si le taux de mortalité est élevé, s’il est spécifique (s’il est dangereux uniquement pour les personnes qui ont telles ou telles caractéristiques), s’il est comparable aux autres maladies virales qui se sont normalisées dans l’histoire des coadaptations virus – humains. Tant que l’information n’est pas suffisante pour faire ce choix déterminant, la prudence recommande une stratégie d’éradication

Dans le cas de COVID-19, l’information est arrivée lentement de Chine et les réactions nationales ont été lentes. Nous avons donc été acculé à une stratégie d’immunisation. Cependant, du même souffle, il fallait aussi mettre de l’avant une stratégie à long terme de prévention tenant compte du problème dans sa globalité et donc, dans son lien avec l’écologie biologique, sociale et économique.

  • Une stratégie d’éradication demande une grande vitesse de réaction (c’est le facteur le plus déterminant). Il est nécessaire de dépister systématiquement (et non seulement les cas symptomatiques) pour bloquer complètement le virus le plus près des sources possibles. Bref, isoler complètement les foyers de contamination potentiels. Dans une même action, éradiquer le virus localement personne par personne, contact par contact, lieu par lieu. Comme on tente de le faire actuellement avec les variants les plus à risques.
  • Une stratégie d’immunisation suppose 4 directions :
    • apprendre à vivre avec le virus à long terme (et non pour quelques mois). Donc, dépendamment du mode de propagation du virus, utiliser des moyens de ralentissement qui soient socialement et économiquement viables à long terme (par exemple des masques certifiés et dont on a enseigné l’utilisation, des protecteurs visuels, le lavage des mains, des gants…) bref l’attirail corporel et individuel qui peut diminuer les confinements qui devraient toujours être les plus localisés et les plus limités car ils ne peuvent tenir longtemps sans conséquences graves;
    • favoriser la santé globale (exercices physiques, saine alimentation, diminution des mauvaises habitudes…) pour améliorer le système immunitaire des personnes (diminuer les facteurs de stress, éviter de provoquer la peur, favoriser la santé mentale et la vie sociale);
    • développer des moyens curatifs adaptés aux groupes de personnes les plus à risques ;
    • développer des vaccins sécuritaires et efficaces pour aider le système immunitaire.
  • Des stratégies de prévention : 
    • arrêter la déforestation, le braconnage, les marchés d’animaux sauvages, tout ce qui favorise le passage des virus animaux vers l’être humain;
    • augmenter la surveillance des grands laboratoires pour diminuer les risques de fuite de virus dangereux;
    • mettre de l’avant un principe de prudence et de précaution[2] devant les risques iatrogéniques[3], agronomiques et pharmaceutiques de technologies prématurées (mais très profitables aux investisseurs);
    • lutter contre la pollution de l’air, de l’eau et des océans;
    • lutter contre réchauffement climatique ;
    • développer des stratégies mondiales pour forcer une éthique de l’économie susceptible d’équilibrer le profit comme seule motivation de l’investissement.

Ensemble, ces stratégies auraient sans doute entraîné une augmentation de la confiance collective envers les institutions démocratiques et favorisé la participation collective aux solutions.

Alors, pourquoi sommes-nous restés bouche bée devant des approches que nous avons senties très tôt si peu adaptées à l’être humain, un être social?

Je sais bien qu’il est facile de nous critiquer après coup, mais il semble que nous devons apprendre à vivre à la fois avec des pandémies, une grave crise écologique et la dégradation des démocraties, trois défis qui forment un seul problème. Nous devons donc devenir collectivement plus intelligents et plus engagés. Tirer leçon de nos inerties, apprendre à éviter les pièges de la désinformation et ceux des révoltes aveugles. Faire notre autocritique avant celle de nos gouvernements (qui doivent souvent gérer nos propres contradictions).

Je suis philosophe, je ne peux que lutter contre la pensée unidimensionnelle qui n’est jamais scientifique, car elle ne fait pas appel à toutes les sciences mais seulement à quelques-unes; qui n’est jamais sage, car elle ne regarde ni le passé ni l’avenir; qui n’est jamais sensée, car elle ne recherche ni les causes ni les fins.

Je partage la conviction que la conscience est le moteur de notre humanisation parce qu’elle est la seule composante de notre intelligence capable de superviser une nécessaire reprogrammation de nos réflexes afin de nous mobiliser vers des actions diversifiées, synchronisées et adaptées dans le cadre d’une démocratie toujours à reconstruire et à développer pour faire face à un problème global : notre clivage vis-à-vis de nous-mêmes et vis-à-vis de la vie. 


[1] Dans L’Homme unidimensionnel, Marcuse affirme que nos systèmes politico-économiques trop peu démocratiques augmentent et multiplient constamment les formes de répression sociale pour neutraliser toute liberté de penser. La conséquence, c’est un univers de non-pensée au sein duquel l’esprit critique est effacé et les comportements sont automatisés.

[2] Le principe de prudence enveloppe le principe de prévention et de précaution. La prévention vise les risques avérés, ceux dont l’existence est démontrée. La précaution vise les risques possibles, hypothétiques, non encore confirmés scientifiquement.

[3] Maladies engendrées par des thérapies ou des médicaments.

Méditation du samedi: Sortir de la panique collective

Les climatologues, les biologistes, les environnementalistes et même les virologues avertissent : voici le mur. Car, c’est un seul mur. 

Et les collectivités foncent droit dessus. 

Sommes-nous dans une sorte de panique?

Alors que la vie en société s’est développée pour nous protéger contre les duretés de la nature, elle se substitue à elle et ajoute sa propre violence. Et cela semble nous rendre collectivement aussi bêtes qu’un troupeau courant éperdument vers une falaise. Quel prédateur nous poursuit? 

J’examine ma propre peur. 

Oui! l’acquittement de Donald Trump me fait peur. Oui! Erdogan, Bolsonaro, Loukachenko, Jinping, Poutine me font peur? L’armée birmane me fait peur, mais aussi les magnats du pétrole, des ventes à rabais et des médias sociaux. Rien ne semple les arrêter et un grand nombre de gens tombent dans leurs pièges. Rien ne semble arrêter leur violence physique (répression), sociale (contrôle de l’information) et économique (surexploitation de la personne humaine et de l’environnement). J’ai peur aussi de l’emballement du climat, la perte des habitats et les pandémies qu’elle provoque.

Peinture de Pierre Lussier

Toute violence engendre évidemment la peur. La peur devrait stimuler l’intelligence à se défendre, mais, dépassée un seuil, la peur produit un phénomène social qui rend vraiment bête : la panique. 

Prenons un modèle réduit : si je suis perdu avec des amis en pleine forêt, chacun prendra rapidement conscience que sa meilleure chance de salut repose dans la solidarité : l’intelligence du groupe. L’action sera intelligente, c’est-à-dire diversifiée, synchronisée et adaptée. Mais si le groupe est manipulé par des narcissiques et se divise en factions qui se combattent, la peur passera au stade supérieur puisque le danger est maintenant intérieur. À ce stade, la peur inhibe gravement la conscience. L’intelligence disparaît dans la panique. 

La panique est un réflexe étrange où l’individualisme mène à l’automatisme d’imitation; tout à coup, chacun individuellement fait comme tout le monde : la fuite aveugle dans des corridors aménagés d’avance.

La solidarité est tout autre chose, elle n’est surtout pas l’imitation et le réflexe de soumission aux plus manipulateurs. La solidarité suppose l’originalité des pensées, la différentiation des idées, des valeurs et des émotions, l’expression libre, le joyeux dialogue des idées contradictoires, tout ce qui permet l’intelligence collective et l’action diversifiée, synchronisée, adaptée. Car si tout le monde pense la même chose et fait la même action, il n’y a plus d’intelligence sociale, mais de simples réactions unidimensionnelles et aveugles.

Comment aider nos démocraties chancelantes, maintenant secouées par des paniques manipulées de haut? (Comme ce fut le cas pour la prise du Capitole, ou comme c’est le cas pour l’achat en masse des véhicules individuels les plus énergivores.)

Sans doute, en sortant nous-mêmes de la panique, en pacifiant nos esprits, en reprenant notre autonomie émotive, nos valeurs et notre lucidité. Ce qui pourrait nous permettre de participer à des mouvements de réelle solidarité (donc réellement démocratiques), orientés vers l’éducation, visant à faire face aux défis de l’heure.

Méditation du samedi: Pour l’amour de nos enfants, déconfiner nos coeurs

Notre conscience recherche la présence des autres, l’amitié, l’amour, la solidarité familiale, la fraternité, mais elle est confinée dans un cerveau, et ce cerveau est socialement configuré « nombril du monde ». Nous ressentons tant de plaisir à vivre en couple, en famille, en groupe dynamique, mais nous sommes plongés dans une sorte de moule sociale, de structure économique qui nous conditionne à un individualisme mordant.

On dit que ce n’est pas un conditionnement, que l’enfant est naturellement égoïste. Peut-être! mais il est également tourné vers les autres. Combien d’enfants sont protecteurs de leurs parents, de leurs frères et sœurs, de leurs amis. Ils ont rapidement pris conscience qu’il y a plus de plaisir si les autres en ont aussi, qu’il est plus agréable de jouer ensemble que de se faire du mal, que la sécurité est dans l’entente et non dans le conflit. Mais comment voulez-vous qu’ils cultivent cette prise de conscience (tellement évidente) si toute la société, l’économie, le travail, la consommation sont organisés pour renforcer la loi « du (supposé) plus fort (pour son intérêt propre) »!

Nous vivons au cœur de cette contradiction : conscience du plaisir et de la sagesse de la solidarité confinée dans une machine de compétitions individualistes qui nous programme. Que ce soit pour le pouvoir politique, économique ou médiatique, la bataille des places est inévitable. Notre conscience solidaire est enfermée dans une joute qui nous fractionne les uns en concurrence avec les autres avec des gagnants et des perdants.

Quel paradoxe! Il révèle l’étrange identité de l’être humain. Sa conscience est capable de comprendre, de s’adapter, de transformer son corps et son environnement. Mais justement, une fois qu’il a sculpté son monde social, celui-ci tend à le détermine comme un corset. Il est comme le sculpteur : artiste libre, il analyse le marbre, imagine une forme et la réalise. Mais s’il en fait trop, s’il ne porte pas attention, le marbre finit par l’entourer et l’emprisonner. 

Allons plus loin, l’être humain ressemble à un sculpteur dont l’objet à sculpter est d’abord lui-même, tel l’enfant qui à force de plaisir musical et de pratique se fait un cerveau, des mains et tout un corps de musicien, comme le forgeron qui se fait une tête, des bras et tout un corps de forgeron. Collectivement, ce sculpteur de lui-même sculpte sa structure économique, politique et sociale. Il peut se sculpter socialement sage : aimer pour être aimé, protéger pour être protégé, partager pour profiter d’une société de partage. 

Là où la difficulté tourne au vraiment très difficile, c’est qu’il arrive au monde dans un monde fait, un monde qu’il peut changer comme on peut changer la forme du marbre, c’est-à-dire avec beaucoup de difficultés, surtout s’il s’agit d’un édifice élevé sous forme de labyrinthe, immense et millénaire, une mégalopole en béton, en bitume, en vitre, en lois, en pratique économique… 

Ce sculpteur de société a quelque chose de la termite : qu’il le veuille ou non, il contribue (par touches infimes) à sculpter la société qui l’entoure et qui le conditionne, peut-être même qui l’oblige à une compétition avec gagnants et perdants, entretenant ainsi une violence sourde (la pauvreté) et une violence ouverte (guerres, révoltes, répressions…).

Alors arrive le paradoxe déchirant de l’enfant :

  • une conscience capable de former une société conforme à ses intérêts et donc aux intérêts de tout le monde, car c’est l’unique moyen d’arriver à survivre aux difficultés de la vie réelle sur une terre réelle dans l’état actuel du monde tel qu’il se présente à lui; 
  • mais ce processus de transformation sociale s’est lui-même perverti au point de faire entrer l’enfant dans une lutte contre les biens communs : l’air, l’eau, la terre, mais aussi l’élan des enfants vers le savoir vivre ensemble. 

Bien que seul un fou puisse imaginer que la lutte des places nous permettra de faire face à la vie réelle sur terre, nous sommes aujourd’hui prisonniers d’une structure sociale et économique qui nous conditionne au « chacun pour soi ». Il est même difficile de « gagner sa vie » sans jouer ce jeu de compétition dans lequel, d’évidence, tout le monde est perdant.

Je ne dis pas, comme Rousseau, que l’enfant est bon et que la société le pervertit, je dis que l’enfant possède une conscience créatrice qui peut saisir la logique de la vie meilleure qu’est la fraternité, mais que collectivement et après une très longue histoire de distorsions du raisonnement social et d’aveuglement des consciences, cet enfant se retrouve dans une collectivité à ce point bête et désorientée qu’elle croit pouvoir éviter le drame écologique sans changer le jeu qui l’a fabriqué.

Alors, je dis qu’il faut arriver à déconfiner nos consciences, pour rejoindre nos enfants dans leur sentiment que quelque chose ne va pas. Ce n’est pas parce qu’ils sont enfermés devant des écrans qui les conditionnent, qu’ils ne ressentent plus leurs émotions créatrices.

Jean Bédard

Méditation du samedi: La beauté, l’antidépresseur par excellence

Sans la beauté, combien de temps peut-on prendre soin de nous-mêmes et des autres?

Lorsque le fil qui nous relie à la beauté cède, le goût de vivre s’effondre. L’être humain peut être isolé un certain temps, mais isolé de la beauté, il ne tient pas longtemps. On dit que les contacts sociaux suffisent, mais il n’y a plus de contact social lorsqu’on ne trouve plus personne beau.

Or, la beauté n’est pas au bout de l’œil, elle est un acte de relation; l’acte de trouver beau est une relation. Trouver belle une personne âgée abandonnée dans sa misère est un acte de conscience qui se réalise à l’intérieur d’une relation. Donner des soins à cette personne par pur devoir, sans la trouver belle, ne transmet aucun goût de vivre ni à cette personne ni au soignant, c’est comme une relation à son point zéro.  La beauté est un travail, une réalisation, un accomplissement de la conscience. Passer un seuil de fatigue, cet acte se désagrège dangereusement…

De quel acte s’agit-il? La conscience doit saisir ce qui désire se relier en faisant abstraction de ce qui a abandonné la partie. Tant qu’il y a une réaction devant la musique, la couleur, la lumière, l’émotion d’un visage humain ou même celle d’une mimique animale, tant qu’il y a une flamme, la conscience peut la capturer, et on peut cultiver la beauté. Lorsqu’il n’y a plus de réaction perceptible et que la vie continue néanmoins, la conscience espère, son acte devient un difficile acte de foi.

Peinture de Pierre Lussier

Cet « acte de foi » est possible parce qu’il n’est pas vrai que la beauté n’existe pas avant notre acte de conscience. Avant d’être capturée par un acte de conscience, la beauté a travaillé fort et elle a travaillé longtemps. On dit parfois que toute vie est de la poussière d’étoiles, cela est infiniment réducteur et injuste : toute vie est de la poussière d’étoiles organisée. Et comment! Des milliards de cellules dont chacune est une merveille d’ingénierie agissent de façon parfaitement coordonnée. Organisée, ici, veut dire complexe, immensément complexe. 

« Complexe » est un concept précis des théories de l’information, complexe est déjà presque synonyme de beauté, mais la complication, elle, n’est pas belle. La musique de Bach est complexe, elle n’est pas compliquée. Il s’agit d’une organisation de contrastes, de diversités, de tensions, d’agencements et aussi de simplicité qui donne de la souplesse et de la grâce à l’unité du mouvement. Un cheval au galop est extraordinairement complexe. Des millions d’années de coévolution entre lui, l’herbe, les prédateurs, les grands espaces, le soleil, la pluie, le froid, les plaines, les vallées, les montagnes… et finalement, il atteint une complexité du corps et de l’intelligence qui lui permet de ressentir le plaisir du grand galop. 

La nature évolue vers le complexe. Mais, plus que cela, la nature fait le spectacle et les organes réceptifs et cérébraux du spectateur. C’est l’accord entre notre conscience et sa découverte qui fait la beauté.

Lorsque nous rencontrons des états de vie qui semblent éteints par la maladie, la misère, le désespoir, il nous reste cette empreinte profonde dans notre conscience qui nous permet de voir encore la beauté là même où la personne devant nous ne réagit plus. Cependant, aller chercher dans la profondeur de notre conscience cette foi en la beauté reste un travail exigeant. Alors, il faut de l’air, de l’espace, du temps pour la musique, des fleurs et des couleurs pour tous les soignants. Et nous le sommes tous à notre manière.