Comenius (roman)

Comenius (roman)

Jean Bédard

Prologue

Mai 1659. Je ne dormais pas. Devant la fenêtre, les linges propres mais brunis de mes pertes ondulaient. Cette nuit, je n’avais pas saigné. Huit semaines, il était temps. L’accouchement avait été difficile, trop difficile. Je manquais de lait. Nous, les mères, ne sommes intimes avec le bonheur qu’après avoir tenu à bout de bras, devant nous, le bébé de notre sein et avoir dit : « Oui! je te veux. Advienne que pourra ! » La chose ne fut pas si facile pour moi.

J’étais à Amsterdam, sur un petit pont de bois lorsque j’ai finalement présenté au ciel mon premier vivant de trois mois. Suspendu au-dessus de l’eau, il lança un étincelant cri de joie. Une volée de mouettes quitta le canal avec fracas. Il fronça du nez, mais résista aux pleurs. Ses yeux de cristal percèrent toutes mes surfaces. Mon cœur, touché, se liquéfia et je lui retournai sa flèche. Son sourire triomphait. Un cordon de feu réunissait nos âmes. Il était si confiant, si vulnérable. Il était à mon image, mais il n’était pas mon image. Mêmes et différents, nous étions naufragés l’un dans l’autre et, pourtant, salut l’un pour l’autre. Par son regard, il m’appelait à la vie.

— Indique-moi le chemin, lui demandai-je. 

Il me sourit. Égal et translucide, tout l’horizon matinal s’offrait à notre regard. Vers  le nord  et vers le sud, vers l’est et vers l’ouest, tout le cadran buvait notre regard jusqu’à  l’infini.  Rien de semblable à la verticale où je l’avais placé.  Entre le ciel et la terre, nulle symétrie : au-dessus, aucun obstacle jusqu’à l’infini ; en dessous, à quelques coudées, l’eau noire,  le  limon,  les rochers. Pourquoi la pesanteur nous attire-t-elle précisément là où l’on se brise ? Pourquoi le poids choisit-il la vase et la roche plutôt que les nuages et la lumière ?

Mais lui, au bout de mes bras, ignorait sa propre pesanteur et battait de ses quatre membres comme une libellule prête à s’envoler.

— Va, mon papillon ! Va !

J’aurais tellement voulu qu’il s’envole. Les temps étaient si lourds. Derrière moi, la guerre hurlait, devant moi, la guerre appelait.  Nous étions comme un pont-levis suspendu  au-dessus  de l’abîme, moi sur le bord qui s’écrasait, lui sur    le bord qui s’élevait. Je désespérais.

— Sauve-moi, mon papillon !

L’accouchement m’avait presque tuée, j’avais peur de me tarir et qu’il ne meure de faim. J’étais à bout de force. La mort semblait vouloir prendre pitié de moi. Elle désirait m’emporter tout en bas du  pont, dans  son  eau  froide.  Elle  m’appelait :

« Viens, viens te reposer. » J’avais  amené  mon bébé dans un solide panier d’osier et je me laissai aller à une atroce rêverie. Et si je l’y déposais… Et  si je laissais la petite barque glisser à la dérive…  Et si je donnais à mon petit la chance de commencer avec une autre mère… Mon Moïse à moi allait peut-être trouver meilleure fortune ! Et moi, enfin, je dormirais…

Je le tenais à bout de bras et je me mis à trembler comme un prunier que l’on abat. Ne valait-il pas mieux le lâcher directement dans la mort ? Ici même, avant qu’il ne connaisse la guerre, le choléra, l’exil, le froid ! Il suffirait de l’envelopper de tout mon corps blotti autour de lui, de plonger, de couler, de me reposer. Il n’aurait pas froid, il n’aurait pas faim. Aucune mort ne serait plus douce. Mourir n’est pas péché : ce n’est que bondir quelques années devant soi. Mon Dieu, pitié ! Dans toute l’Europe déchirée par la guerre, qui peut encore désirer la vie ?

C’est alors que je me mis à entendre, comme pour la première fois, les paroles de révérend mon père. Je le sentais derrière moi aussi présent que mon fils l’était devant moi : « Madame ma fille, confiance, libérez votre chemin. » Il m’avait tenue maintes fois à bout de bras sur un pont sous lequel passaient des torrents de guerre et de misère. Peut-être avait-il, lui aussi, hésité. Cependant, il eut la témérité de s’établir comme mon commencement. « C’est cela le premier choix. Et c’est un terrible choix, une très imprudente prétention. » Il disait cela en riant, mais il n’avait pas toujours ri.

— Papa, ne m’abandonne pas ! criai-je dans le silence du petit matin.

Père lorgnait du côté de la mort. Il était brisé. Nous avions trop marché, d’exil en exil,  de désastre  en  désastre,  d’échec  en  échec  sur  des routes devenues visqueuses par le sang des batailles et le limon des misères.

— Papa, si tu meurs, je te tue.

Trois pigeons me regardèrent interloqués. Je sentais ses mains sur mes épaules, mais quelque chose avait changé. Il n’était plus derrière moi comme ma détermination ; il n’indiquait ni la direction ni la trajectoire ; non ! il était là comme mon assise. C’était moins. C’était plus. Je me dis :

« Un jour de désespérance, mon fils sera sur un pont et regardera en bas. Quelle sera son assise ? Un acte de confiance ou un acte de désespoir ? »

Alors, je regardai le ciel et prononçai ces paroles :

— Oh non ! Je te garde, mon papillon, je te garde, et malheur à qui voudra te faire du mal. Je me veux pour ta mère. Advienne que pourra.

Et je donnai un bon coup de pied sur la corbeille d’osier qui glissa sous le parapet et s’en alla toute seule à la dérive.

Mais venons-en au commencement…

La Noce

Aucun feu de joie, ni cri, ni flûte, ni lampe, pas même une seule bougie. Le silence et l’obscurité forment le plus sûr vêtement de l’exilé. Tous nos chiens avaient appris à se taire. Nous, les Frères Unis, les insoumis de Bohême, les parias, devions mourir sans faire de bruit. Même en cette nuit de mes noces, en l’année de disgrâce 1648 où furent signés les traités de Westphalie, il ne fallait pas fêter. Il fallait disparaître. Il fallait qu’après nous aucun feu, aucune pierre, aucune odeur ne puisse témoigner de notre existence. Fuir, se cacher, effacer toutes traces, ramper, telle était la miséricorde que les Églises catholique et protestante daignaient nous accorder.

Cette nuit-là, j’étais si plongée dans l’inquiétude que je ne soupçonnais pas les préparatifs silencieux de maman. J’aurais tant voulu que la pleine lune éclaire ma première nuit avec monsieur mon mari. J’aurais tant voulu que la fête dissimule jusqu’au petit matin nos premiers soupirs. À défaut de flûte et de lune, une odeur de fleurs montait par la trappe du grenier. Rien de mieux qu’une invasion de parfum pour réveiller la mémoire…

Avancer le dos chargé, n’entendre que des cloches lointaines, suivre les sentiers des bêtes sauvages, ne jamais s’approcher d’un cri de coq, vivre traqués ; enfant, je croyais que notre exil venait de nos odeurs. Les catholiques sentaient l’encens ; les calvinistes, le savon ; nous, la sueur. On disait de nous, gens de la Bohême, disciples entêtés de Jean Hus, que nous étions la cause de la pire des guerres. Tout aurait commencé par une défenestration. Selon l’usage antique, certains des nôtres, révoltés, avaient jeté par la fenêtre deux ou trois membres du Conseil de lieutenance. Après cette insubordination, ce fut la répression, les massacres, l’exil, la misère. Étions-nous les seuls coupables ?

Sur les chemins, notre maison, c’était l’arôme de maman. Chaque matin, elle nous demandait, à ma sœur et moi, d’aller cueillir des fleurs odorantes qu’elle glissait comme des guirlandes sous sa ceinture de serge rouge. Son bouquet ressemblait à un phare dans la nuit. Rien n’est aussi irrésistible que l’odeur d’une rose. Maman répandait la joie comme les soldats répandent le malheur.

Je n’ai jamais su pourquoi il nous fallait tant marcher. Ici même, à Leszno, en Pologne, nous avions une cabane assez grande pour l’imprimerie de la communauté, avec un grenier et un carré de vitre. Leszno tolérait la présence des Frères, il suffisait de se taire et de fournir une bonne maind’œuvre. Nous venions tout juste d’arriver et il faudrait bientôt repartir. Père regarderait le ciel, entendrait un appel et donnerait le signal. Mère nous chicanerait toute la journée en préparant la charrette à bras. Je ne savais pas quand, ni pour quel pays, mais nous partirions. « Ne t’éloigne  pas », dirait maman. « Laisse-la faire », dirait papa. Et nous reprendrions le chemin, pieds nus, chargés comme des mulets…

En cette nuit de noces où l’orphelin de guerre, le fils adoptif du pasteur Comenius, mon père, allait s’unir à moi, on nous avait laissé le grenier. Les convives avaient bavardé jusque tard dans la nuit. Les enfants avaient couronné le lit de maman des fleurs du mariage. De la trappe, l’arôme venait. Maman était épuisée par le voyage. Toute la journée, elle avait ri et raconté des histoires. Personne ne savait, personne n’avait imaginé… Il est vrai qu’en ce jour de noce le vin avait coulé. Vrai aussi qu’il fallait que l’épouse soit bien engourdie pour son premier soir… La lune n’était pas au rendez-vous. À peine quelques lueurs caressaient les gouttes d’humidité qui glissaient sur le carré de vitre. Le mariage avait été précipité. Nos pasteurs avaient jugé le moment opportun. Les catholiques sur la colline nord et les calvinistes sur la colline sud célébraient à grands cris la paix de Westphalie. Une petite fête dans la communauté des hérétiques ne risquait pas trop leur rappeler notre existence.

Révérend mon mari n’avait ni la main maladroite, ni le baiser distrait. Il m’avait remuée du fond jusqu’aux surfaces et, dans la nuit, des sensations remontaient comme des vestiges. Alors la peur entrait. « Le plaisir n’est pas sans fonction sanctifiante », m’avait dit père en riant pour me préparer, mais tout le monde affirmait le contraire. La prostituée qui ouvrit ses cuisses à Satan aux jours de la Genèse, c’est elle qui perdit Samson en faveur des princes philistins, et c’est elle encore qui déchira l’unité chrétienne. Ce jour-là, durant le repas de la noce, j’avais encore surpris des parlottes de pasteurs calvinistes qui ne faisaient pas l’éloge des nécessités de la génération. Ils insistaient parce que père, accompagné de mère, allaient parfois rendre visite à une prostituée notoire, une femme que toute la communauté méprisait. Elle arrivait des montagnes en automne, elle ouvrait sa couche ici même à Leszno, et repartait au printemps. Toute la communauté condamnait la charité du pasteur, mon père, et de maman.

Monsieur mon mari m’a prise longtemps, trop peut-être… Et maintenant, j’avais peur. Il  faut   le  comprendre,   la   Moravie,   c’était  notre corps et on nous en avait chassés. Révérend mon père prêchait le retour. Jouir de son pays lui paraissait naturel, premier même. Il croyait qu’il fallait nous unir à la terre comme au ciel.  On nous appelait les Frères Unis. Mais cette théorie des Frères coûtait cher. À dix ans, il était orphelin de père, à douze, orphelin de mère. Il dut se cacher dans les bois, connut la faim, le froid et l’isolement. Et maman allait partager son sort…

« Maman ! » Le son résonnait dans ma tête, mais n’était pas sorti de ma bouche. Elle avait gémi. Non ! Le grenier avait simplement craqué. Une bourrasque sans doute ! Personne ne s’était réveillé. L’eau coulait sur la vitre. Une araignée guettait une proie…

On parlait des hérétiques brûlés vifs, des mères enterrées vivantes avec leur bébé, de femmes violées… « Des histoires à faire peur », disait maman. Le doute, cependant, avait perforé l’insouciance de mon enfance. « Ne dis rien à ta petite sœur », demandait maman. J’avais devoir d’aînée : abriter les plus petits. Mais l’inquiétude s’était infiltrée. J’en étais devenue muette, littéralement muette. Ce qui, pour mon mari, serait « une grâce », avait déclamé en riant l’un des pasteurs calvinistes.

Papa disait : « Libère ton chemin. » Maman disait : « Ne t’éloigne pas trop. » Alors j’entretenais l’inquiétude comme ma demeure.

Malgré sa discrétion, la noce fut joyeuse. On avait beaucoup ri, beaucoup bavardé. Révérend mon père m’avait donnée au meilleur des pasteurs, Peter Figulus Jablonsky, que j’appelais simplement Ablonsky. Hier, un garçon les cheveux en touffes de foin, aujourd’hui, un formidable choriste au cœur farouche. Son regard  avait changé. Une étincelle brillait dans chacune de ses pupilles. Il fut longtemps devant moi avant de déboucler le ruban de ma robe. Il hésitait… Il souffla sur la chandelle. Il fut long. Il fut tendre.   Il m’emporta… Mais l’inquiétude se vissait dans ma poitrine. Mère m’avait prévenue : « Tu seras déroutée. » De route, en effet, je ne pouvais plus parler. J’avais l’impression d’avoir fermé une vie et commencé un devoir. « À l’obéissance du jour s’ajoutera l’obéissance de la nuit », m’avait prévenue maman. Mais lui, à quoi obéissait-il maintenant ? J’avais produit en lui un orage. J’avais subi le rebond de mon propre effet. Qui obéissait à qui ?

D’une main, je ramenai mes cheveux sur ma poitrine. J’approchai le nez de son dos. Son odeur avait quelque chose de piquant. J’en inspirai l’éther dans l’espérance d’assoupir mes peurs…

Une angoisse me prit à la gorge et je m’éveillai en sursaut. Ablonsky dormait, la tête sur ma poitrine comme un gros chat. Je réussis à me dégager doucement. Je m’enveloppai dans une couverture. Mon cœur se tranquillisa. Dans le silence, j’entendis un faible gémissement.

« Maman ! » Ma bouche avait à peine remué. J’étais muette. J’aurais tant voulu prononcer le nom : « Dorothea », fille de l’éminent senior Jan Cyrill. En grandes noces, ils s’étaient épousés, et pourtant tout le pays portait le deuil. Les Habsbourg avaient coupé la tête de nos chefs, le décret d’exil  avait  été  signé.  Nous  avions  été  chassés. Désormais, c’était elle, maman, ma seule patrie. Elle en portait l’histoire et les légendes, la cuisine et les remèdes, les coutumes et les mœurs… Elle était ma tente et mon pays, un pays comme un chariot allant ici et là…

Je reprenais mes esprits. J’entendais la maisonnée dormir, sauf père. Il était certainement dehors à regarder ses chères étoiles. Il fallait savoir ce que les astres en pensaient. Mère ne s’était pas bien remise de sa fièvre. Non, ce n’était pas le vent, maman laissait échapper des gémissements à peine audibles. Elle ne voulait sans doute pas réveiller les enfants.

Je descendis voir les petits. Daniel suçait son pouce, blotti sous le bras de Suzanna. Dieu, aidenous à préserver la joie de nos enfants. Le bouillon était encore tiède dans le chaudron de fer. J’en remplis une écuelle et j’allai à son chevet.

— Fille, retourne à tes accordailles, soupirat-elle, en esquissant un sourire plein de douleur.

Elle était entourée de fleurs. Son visage était de lait, ses paupières violacées, sa voix sibilante. C’était la fatigue. Je le croyais. Nous avions tellement marché depuis la Suède. L’ambassade de père avait échoué. La Suède et toute la ligue protestante nous avaient définitivement abandonnés. Il fallait revenir en Pologne. L’automne était avancé, la boue nous glaçait les pieds. Longue fut la route. Enfin ! Leszno. La ville se gorgeait à nouveau d’exilés. Les épidémies rôdaient…

Je ne voulais pas déplacer les fleurs, je m’assis sur un bloc de bois près du lit.

— Il dort ? me demanda-t-elle à voix très basse.

Je fis signe que oui. Elle m’avait expliqué comment quitter la couche de mon homme. Avec sa permission ou s’il ne dit mot, car une femme honnête peut encore interpréter son silence à sa façon. Et femme honnête, j’avais résolu de l’être…

— Je dois maintenant t’expliquer, me dit-elle en me faisant signe d’approcher. Tu es l’aînée, après moi tu porteras le fardeau des enfants, de mes deux petits. Ton père…

Que voulait-elle dire ? Sa phrase restait suspendue dans un silence teinté d’appréhension. Elle se demandait sans doute : « Tiendra-t-il ? » Je ne comprenais pas. Elle s’inquiétait de papa. Tout s’était écroulé, les traités de Westphalie avaient été signés. Nous étions abandonnés. Un homme, sans combat, erre. Je le savais. Mais elle voulait dire plus, quelque chose que j’allais comprendre plus tard.

Je lui fis signe de ne pas s’épuiser. Tout irait bien.

— Fille, la terre est une femme, continua-t-elle. Ton père a besoin de terre. Elle est, il fait. Est-ce que tu comprends cela ?

« Elle est, il fait », elle me l’avait dit tellement souvent. Pourquoi une autre fois ? Pourquoi cette nuit ? Et que voulait-elle dire par « besoin de terre » ?

— La Moravie est la plus belle terre du monde. Un jour, tu la verras, ajouta-t-elle après un long silence. Lorsque tu verras la Moravie, tu ne seras pas en Moravie. C’est cela le malheur universel des choses particulières. Nous ne voyons les êtres qu’après les avoir quittés. Est-ce que tu comprends cela ? On ne garde que ce que l’on a perdu.

Encore une énigme. Ses yeux mouillés souriaient, mais elle avait du mal à reprendre son souffle. Ce n’était pas seulement la fatigue. Et père qui ne rentrait pas…

— Si un homme se place au-dessus d’un homme, c’est la guerre, continua-t-elle. Alors est venu notre père à tous, le fondateur des Frères Unis,  Petr  Chelcˇický.  « Revenons  aux  jours  premiers, disait-il. Pas de pape, pas d’empereur. Élisons les meilleurs d’entre nous, soyons frères, partageons, et plus jamais l’épée. » Les Frères tchèques cultivent tranquillement la fraternité. Mais la femme est sa terre d’apaisement. Tu comprends ! Est-ce que tu comprends ?

« Tu n’as pas besoin de tout reprendre, maman, repose-toi. » Je le pensais très fort, convaincue qu’elle lisait mon visage mieux qu’une Bible. Je vis soudain le pot de chambre, il était plein de sang. Je touchai sa main, elle était froide. Elle me sourit.

— Ne t’inquiète, Lisbeth, tu me gardes, garde-moi… Mais là, il faut que tu écoutes pour une fois. Tu obéis trop vite, tu n’écoutes pas assez longtemps. On ne peut pas vivre sans griffes. Ton père te l’a dit : la femme obéit à l’homme, l’homme obéit à la communauté et la communauté obéit à la femme. C’est le cercle naturel. La parole n’est qu’un pont. Mais, Dieu du ciel, Lisbeth, tout doit devenir son propre être sur ce pont, et cela exige d’avoir des griffes. Alors parle. Par MarieMadeleine, que les femmes parlent !

La nuit était si froide, et père qui scrutait le ciel au lieu de soigner maman ! Dans les occasions graves, elle l’avait vu maintes fois sortir la nuit consulter les étoiles et toute la nature, c’était son obéissance à lui. Mais il se trompait souvent. Il aurait mieux valu qu’il regarde un pouce devant lui plutôt qu’un siècle devant le monde.

Elle me tendit une missive… Je lus… Père avait été élu senior des Frères. Malheur ! Il faudrait reprendre le chemin avant l’heure, visiter les exilés jusqu’en Hongrie, en Transylvanie et peut-être même en Prusse. Il faudrait annoncer que la fin n’est pas tout entière dans le commencement, que les persécutions sont des préparations, que le refus de la violence est le combat, que l’espoir est dans les petits enfants, que les enfants sont dans les femmes et que les femmes sont en Dieu… Je le connaissais, père, il n’arrêterait pas. Il voulait complètement inverser l’ordre du monde. Là où régnait la soumission, il voulait faire de l’éducation.

— Ton père…

Sa voix était à peine audible. Je lui pris la main. « Mon père ne tombera pas. Il n’est jamais tombé. Il ne sait même pas ce que c’est qu’une chute. C’est un rocher. Jan Amos Comenius, tomber ! Une montagne, ça ne s’écroule pas… C’est toi, maman, qui t’écroules… » Elle ne lisait plus mon visage, elle plongea ses yeux de ciel si profondément dans les miens que toutes mes pensées allaient comme des hirondelles au vent.

— Elle s’appelait Magdalena Vizovsky, chuchota-t-elle par petits souffles. Il l’a aimée. Elle lui a donné deux filles… Mais la guerre…

Elle laissa le silence me rappeler toute l’histoire. Tout le monde connaissait la défaite de la Montagne-Blanche et la répression qui s’ensuivit. Ferdinand n’avait qu’exécuté les conseils de Casinius le jésuite : « Le roi ne devra tolérer aucun hérétique. Il serait souverainement utile de ne point permettre qu’un homme infecté d’hérésie demeure investi d’un quelconque droit. On lui arrachera ce qu’il a et on le donnera aux catholiques. Si l’on en condamnait quelques-uns au bûcher, le remède serait d’autant plus efficace. » On massacra vingt-sept chefs tchèques. Leur tête fut suspendue dans des cages de fer en haut de la tour de la vieille ville. Ferdinand le disait à qui voulait l’entendre : « Mieux vaut régner sur un désert que sur un peuple qui discute. »

Elle me prit la main, car j’avais quitté ses yeux. Elle avait la main pleine de fleurs.

— Il aimait cette femme… chuchota-t-elle dans un souffle presque noyé dans l’eau de ses poumons.

Ses yeux brillaient d’une étrange joie. Je n’arrivais pas à comprendre. Je n’avais pas eu d’homme avant cette nuit. Je ne savais pas encore qu’une femme mesurait d’instinct l’amour de son homme. Je ne savais même pas que l’amour des hommes avait une mesure. Et je savais encore moins qu’il valait mieux ne pas être la première, ni la plus aimée. Elle voulait dire : « Il l’aimait plus que moi et j’y ai trouvé mon bonheur. » J’avais vingt-deux ans, je ne pouvais pas comprendre.

— Ton père était pasteur, condamné à mort par les catholiques. Il dut fuir. Magdalena et ses deux filles se sont cachées avec d’autres femmes. Les Impériaux pillaient et brûlaient les villages en châtiment. Derrière eux, la peste fauchait. Elle les a prises toutes les trois.

De grosses larmes coulaient sur ses tempes et mouillaient ses cheveux.

— Son cœur a été brisé. Il n’en a jamais parlé, mais il y a un trou dans son cœur, et dans ce trou dort tout doucement cette femme plus aimée que moi. Une femme doit connaître les blessures de son homme. Son homme, c’est son pays, et si elle n’en connaît pas les ravins, elle risque de dangereuses chutes. Moi, fille, j’ai aimé cette femme qui se tenait dans son cœur. Je l’ai aimée parce qu’elle faisait partie de lui…

Sa bouche tremblait, la douleur déformait son visage, je n’arrivais plus à distinguer son sourire. Des soldats et des visions de massacre galopaient dans ma tête.

— Ne t’inquiète, fille. J’ai ma propre mère, et elle, la sienne, ainsi de suite jusqu’au commencement du monde, et toi, tu me gardes… Mais le pasteur Figulus Jablonsky, c’est assez pour toi, alors trouve une femme à ton père, trouve une mère à mes petits…

Elle poussa un cri qu’elle ne put retenir. J’entendis Ablonsky se retourner. Suzanna qui n’avait que cinq ans cria : « Maman ! » Daniel, âgé de deux ans, se mit à pleurer. Pavel n’était pas encore revenu. Ludmila fréquentait le pasteur Kokovsky et travaillait à l’ouvroir de ses parents. Je pris soudainement conscience que c’était à moi, et à moi seule, que maman confiait son terrible fardeau.

— Va chercher mes petits…

Je les lui amenai. Elle caressa les cheveux de Daniel qui s’endormit immédiatement, mais Suzanna me regardait, effrayée. Je restais muette. J’aurais tellement voulu dire quelque chose, renverser les événements, mais les mots, plutôt que de sortir, enflaient dans ma gorge et m’étouffaient. C’était ainsi depuis toujours. J’étais gonflée de mots tus.

— Ta maman va bien, réussit-elle à dire à Suzanna après avoir repris péniblement son sourire.

Son visage était illuminé. Elle prit l’enfant dans ses bras.

— Écoute, lui dit-elle. La princesse Libuse monte un beau cheval blanc. Elle chevauche dans les poljés et sur toute la terre. Si un enfant a peur, le cheval vient hennir et piaffer, la princesse tire des flèches de son arc, et le Golem jamais n’approche. Le cheval blanc toujours te protégera… Cheval blanc, continua-t-elle en chantant, viens, viens de par le vent, cours, cours dans les courées, apporte de beaux rêves, emporte-moi sur ta croupe jusqu’à ma maman…

Suzanna s’endormit et je crus que mère aussi.

Mais elle me prit à nouveau la main.

— Lisbeth, mes petits, Pavel, Ludmila…

Elle me fixa d’un regard inquiet. Je sentis tout son corps se crisper, se raidir autour de cette volonté de réconfort qu’était son être entier. Son visage se couvrit de sueurs, ses yeux, de larmes. Elle ne pouvait plus parler. Elle se retenait de gémir. Elle frissonna, trembla si fort que la couche chevrota un instant sur la terre battue. Je restais paralysée.

— Ma grande fille, à mes petits, il leur faut une maman et ton père… Prends mon anneau…

J’étais clouée sur place, incapable de quitter ses yeux. J’entendis la porte s’ouvrir. C’était papa. Il s’assit près d’elle. Il la regarda longtemps, je ne sais combien de temps. Il prit son pouls. Je lui montrai le pot de chambre. Il me regarda, atterré. Puis il se tourna vers elle.

— Mon Dieu ! lança-t-il.

Un grand et terrible silence figea toute la maison.

— Non, pas maintenant, gémit papa.

Elle glissa sa main dans ses cheveux. Le silence frappait des clous dans mes os. Papa se pencha, l’embrassa et dans un grand sanglot  la délivra :

— Va, Dorothea, va…

Obéissante, elle s’en alla. C’est ainsi que je suis devenue mère la nuit même de mes noces.

La tentation de père

En ces jours sombres, Leszno hors les murs, Leszno des réfugiés n’était plus qu’une agglomération de bouges et de masures trop loin de l’Oder, trop loin de la Warta, trop loin de tout, perdue dans la Pologne. Elle était remplie de réfugiés. Le bois manquait et il faisait froid, tellement froid. Le grain nous arrivait avarié, plein d’excréments de souris, et nous n’avions rien d’autre, pas d’huile, donc pas de pain, rien que de la bouillie d’orge ou de seigle, parfois un peu d’avoine. Et l’eau nous rendait malades.

Par bonheur, nous étions entourés de nos frères. On allumait des feux ici et là, on se blottissait autour, honteux de vivre. Il y en avait toujours un pour remonter le courant, conter une épopée, une baliverne, une goujaterie. Révérend mon mari entonnait alors un de ses cantiques qui nous chevillaient l’âme au corps. Une étrange impression de force nous traversait. Mais le temps nous varlopait et lorsque, par fatigue ou dépit, les hommes cédaient à la vulgarité, je revenais à la maison avec les enfants.

Père ne s’était pas relevé. Ses poumons chargés d’eau peinaient à respirer. Il restait livide dans son lit. D’un signe du doigt, il me renvoyait au  feu. Insalubre était l’air de la maison. J’allais avec les enfants, je riais, je dansais, je les enfonçais dans la fête.

Nous avions trouvé des chandelles et nous avions chanté autour de maman. Père tenait à peine debout, et rien ne sortait de sa bouche. Il ne se résignait pas, mais il s’écroula d’épuisement. J’avais enveloppé maman dans la magnifique broderie qu’elle avait elle-même confectionnée pour ce jour, nous l’avions déposée dans la charrette communale qui, chaque samedi, emportait les dépouilles…

Sœurette et frérot demandaient beaucoup. La tristesse guettait. Il fallait un jeu, un travail, une invention. Il fallait aller à rebours du désespoir. Pavel, le dernier enfant adoptif encore à la maison, ne voulait plus suivre révérend mon mari.

On ne le voyait guère, mais on en entendait beaucoup parler. Certains soirs, il revenait avec un morceau de viande, un oignon, un os et même du bois. Ni Ablonsky ni moi ne posions de questions. Je faisais une soupe bien chaude. Père en avalait une lampée, et il se rendormait.

À force de le tracasser, Ablonsky me raconta l’histoire mystérieuse de la première épouse de père. Il avait huit ans lorsque le village de Fulnek fut pillé et incendié. Il avait couru par les bois jusqu’à Trˇebícˇ, et c’est là que père le recueillit avec d’autres orphelins. Jamais il ne m’avait détaillé l’histoire. Magdalena était la plus belle femme des environs, et c’était là un bien grand malheur. Personne ne savait où elle s’était terrée avec ses deux fillettes pour éviter l’abjection. Le feu faisait rage dans le village et les campagnes. Une certaine Christina, à peine âgée de seize ans, était couverte de sang, elle tenait dans ses bras son petit frère. Pavel et d’autres enfants s’accrochaient à sa jupe. C’est elle qui guida la petite troupe de clairière en clairière  jusqu’à  Trˇebícˇ.  On  avait  bien  cherché la jeune mère et ses deux fillettes, mais personne ne les avait trouvées. Ce n’est qu’après le retrait des troupes que l’on découvrit leurs cadavres, gisant dans un caveau. Lorsque mon père apprit la tragédie, il tomba malade (les poumons, croyait Ablonsky). Sans la petite bande d’enfants qui avaient tellement besoin de lui, de Christina au bout de son sang, des Frères éprouvés et dispersés, il ne se serait jamais relevé.

« Il soigna l’adolescente comme sa fille, raconta Ablonsky, et nous, comme ses enfants. Il n’était pas ignare en médecine. Nous étions tous au château de Žerotín, le noble morave protecteur des Frères. Les casaques et les pillards rôdaient, mais personne n’attaquait. Néanmoins, Žerotín savait que les Impériaux viendraient. Père était sur la liste des condamnés à mort. Malgré cela, il retardait son départ, car, secrètement, il participait à la résistance. Il écrivit son premier livre, Le Labyrinthe, il se remaria et tu es née. Cependant, l’étau se refermait. Avec un convoi de mille réfugiés, nous partîmes pour Leszno. Il fallait cacher les jeunes. Beaucoup de femmes pleuraient, car elles n’avaient pas le droit d’emmener leurs enfants, sauf les nourrissons. Il n’est pas facile de cacher un enfant : il se met à pleurer, il soulève un couvercle, il tousse, il éternue. Les Impériaux les amenaient chez les jésuites pour les faire catholiques. Lorsque la mère refusait, ils transperçaient l’enfant de leur épée en éclatant de rire… »

Père avait déjà un trou dans le fond de son âme. La mort de maman l’anéantissait. Ses poumons partaient en morceaux. Ma sœur Ludmila venait deux ou trois fois par semaine. Elle pleurait sur papa, il glissait sa main sur ses cheveux d’or. Ablonsky tournait autour du lit et s’en allait. Je crois qu’il participait aux discussions menées par Kokovsky, celui qui voulait prendre la place de papa. Sans doute s’y taisait-il. Il ne savait qu’obéir, et cela exaspérait papa.

Le plus exigeant, c’était le devoir de bonheur pour les enfants. Mère ne s’était jamais dérobée. Moi, je n’arrivais pas à tenir le coup. Père m’avait pourtant préparée. Dans toute l’Europe et jusqu’aux Amériques, on le considérait comme le champion de l’éducation. Mais là, il nous mourait à la figure.

« Trop lourd est le poids. Je n’y arrive pas. J’écrase. Papa ! »

Je n’arrivais même pas à réconforter révérend mon époux apeuré par le devoir de remplacer père devant la communauté. La mort de mère, sa mère depuis si longtemps, l’avait plongé dans un double deuil. Le massacre de sa première mère avait été si cruel. Jamais il ne parlerait, mais ce trou dans son âme, il m’arrivait de le sonder. C’était un doute profond sur la vie, un doute entouré de trop de résignation. Lorsqu’il me prenait dans son étreinte, cette résignation devenait une hésitation. « C’est comme cela que parlent les hommes, m’avait expliqué maman. Dans l’intimité, on peut lire jusqu’à la moindre anfractuosité de leur âme. Autrement, ils ne parlent pas. »

Ablonsky ne donnerait jamais à père la permission de mourir. Jamais il ne le laisserait faire… Père ne devait pas mourir. Il fallait qu’il aille jusqu’au bout. C’était lui qui nous avait amenés jusque-là… Il n’était pas encore mort d’ailleurs.  Le devoir le ramenait de temps à autre à la surface. S’il apercevait Suzanna ou Daniel, il arrivait à soupirer : « Je me lève, les enfants. » Il redressait son sourire, et il retombait dans un sommeil profond. Je lui soufflais ma pensée directement à l’oreille : « Tu n’as point le droit. La lune est dans le Scorpion. Les étoiles n’arrêtent pas de chuchoter   contre   toi :   Comenius   n’a   pas   terminé sa Pansophie, sa Consultation et sa  Panorthose…  Des livres à peine commencés, on n’en veut pas, disent les étoiles. »

Le choix des Frères

L’hiver sapait le courage des Frères. De moins en moins de bois pour les feux, de moins en moins  de chansons pour le cœur, de moins en moins de nourriture ; le sifflement du vent, le craquement du froid, le sinistre grincement de la charrette funéraire, tout éraillait le tympan. Les Frères devenaient moroses, querelleurs et grincheux. Des rumeurs couraient, Jan Amos  Comenius, celui que les érudits appelaient Comenius, le senior, avait failli à sa tâche, et nous allions mourir de faim.

Malgré toute la réticence de Ludmila, Jérôme Kokovsky avait convoqué, de son propre chef, la communauté des Frères. La grande place communale était bondée. Pour cause, Rafaël Kokovsky,   le père, maïeur de tous les ouvroirs de Leszno, prêteur surtout, plein d’une fortune de guerre, avait commandé rien de moins que du mouton, que l’on cuisait sur de grands feux. Les odeurs bien plus que les cloches, la chaleur bien plus que les crieurs rassemblaient les femmes et les enfants… Pendant que les révérends pasteurs, ceux qui avaient de la famille, et les maîtres de guilde, bref, ceux qui mangeaient chaque jour, s’engouffraient dans l’église pour discuter et décider, la population restait dehors pour boire le vin et dévorer la viande.

J’avais confié les enfants à Pavel de façon à faire mon devoir d’épouse. Correctement attifée, j’accompagnais révérend mon mari. Les représentants, enfin trois d’entre eux – Kokovsky, un dénommé Lécky, clerc fort instruit, secrétaire chez un prince polonais, et monsieur mon mari – faisaient face à l’assemblée. Avec eux et devant nous, immobile et silencieuse, la chaise de mon père, vide ainsi que sept autres, attestait de l’irrégularité de l’assemblée. Je pris une place bien en vue de mon époux. Ludmila ne se présenta pas, ni la plupart des femmes, assurément dehors avec leurs enfants qu’elles faisaient manger.

— Mes frères, commença sans préambule le révérend Kokovsky, l’urgence de la situation m’oblige à prendre la parole en l’absence de notre senior, comme vous le savez, gravement malade. Dieu prenne soin de lui ! (Il lança un regard vers le ciel.) Frères, dès le début, nous avons cru aux différentes prophéties traduites par notre très cher et très révérend Comenius. Des prophéties de victoire. Résultat : la défaite. Notre révérend senior alla en Angleterre pour y amener notre cause jusqu’au parlement. Résultat : la guerre civile. Arriva l’espoir de la Suède : durant six ans, notre éminent pasteur plaida notre affaire auprès de son altesse. Résultat : à l’heure où je vous parle, Prague est catholique. Tous ces échecs et, pourtant, pouvions-nous avoir meilleur chef ? J’en conclus que les temps ne sont pas venus. Telles que les choses sont maintenant, nous ne pourrons jamais rentrer chez nous, en Bohême. Nous demeurerons en exil. Alors, il est de notre devoir de nous assurer de la viabilité de cet exil. Notre position reste fragile. Ici, en Pologne, si nous ne faisons aucun compromis, nous sommes perdus. Le nombre de catholiques ne cesse de s’accroître. Nous sommes en pénurie de nourriture, de bois, de matières premières. Nous sommes, en fait, un quartier assiégé. Si nous ne faisons rien, nous mourrons…

J’étais furieuse. Le pasteur Kokovsky profitait de la maladie de père pour attaquer son autorité et nous relancer dans un dilemme mille fois réitéré : protestants, catholiques, quelle allégeance était la plus opportune ? Tout cela sur fond d’intérêts financiers bien plus familiaux que fraternels. Devant nous, au-dessus des représentants, il avait déroulé cette immense carte de l’Europe datant de 1592, dessinée en Bohême et que l’on imprimait partout. Cinq torches illuminaient l’immense parchemin. La déesse Europe apparaissait sous la forme d’une reine en grande robe tenant le cep de sa main gauche et le globe impérial de sa main droite. On accrochait toujours le tableau à l’horizontale de façon à ce que la couronne et la tête de la dame forment le Portugal et l’Espagne, que le cou et l’encolure représentent la France, que le buste regroupe les Allemagnes, que le bras droit élève le globe impérial en Italie, que le gauche tienne le cep en péninsule scandinave, que les pieds s’appuient sur l’Orient… Mais le

cœur, le cœur, c’était la Bohême.

Tous, nous connaissions l’enjeu. Nous étions ce qu’il restait de l’espérance des premiers chrétiens. Par notre destinée géographique, nous étions le cœur, le moteur de la circulation du sang spirituel. En somme, le seul et unique remède, c’était nous. Les seuls capables d’injecter la fraternité, l’égalité et la liberté, c’était nous, car c’était nous qui avions tiré de l’Évangile l’idée d’une démocratie universelle sans exclusion des femmes, des pauvres et des infirmes, une unité de toutes les nations humaines. Sans ce médicament, l’Europe n’était qu’un vestige de Rome lancé jusque dans les barbaries les plus lointaines pour assujettir les peuples. L’Église catholique avait couché avec l’Empire. Et depuis le concile de Trente, on vernissait la putain comme un joyau : les cathédrales croulaient sous le faste. Il fallait résister aux catholiques et, pourtant, nous n’étions certainement pas protestants, nous rejetions l’idée de prédestination et le pessimisme du péché originel. Mais surtout, nous pensions qu’il fallait guérir tout le corps et non le découper. Nous étions l’Église de l’Unité, la fraternité en marche…

Le révérend Lécky, que tout le monde savait d’allégeance calviniste, se leva à son tour :

— Il ne faut pas se rendre aux catholiques. Si nous nous soumettons aux Habsbourg, nous serons transformés en valets. Nous ne pouvons qu’aller de l’autre côté…

Et il déversa tout le tralala à propos de l’importance du commerce, des richesses comme signe de la bénédiction de Dieu… Il s’agissait, en fait, de fonder un pouvoir bourgeois.

J’étais furibonde. Je regardai Ablonsky, mon mari. Il était tout aussi muet que moi. Il se leva, fit un pas en avant, chercha pitoyablement ses mots et n’arriva qu’à balbutier :

— Attendons notre senior.

Père était carrément écarté, toute l’Église des Frères était en péril, et mon mari restait muet comme une carpe ! Je me levai roide comme un soldat. J’étais debout, la bouche ouverte, les bras implorants, mais incapable de dire un seul mot. Je fixais un à un les amis de père. Personne ne bougeait.

Du fond de la salle, une femme s’avança. C’était une nouvelle réfugiée du nom de Johanna Gajusova. Nous la connaissions peu. Elle avait de la culture par son père et de la pauvreté par son mari, mort misérablement dans les montagnes de Moravie. Elle avait perdu ses enfants en bas âge et, depuis son arrivée à Leszno, elle recueillait des bambins errants, malades ou moribonds et tentait de leur trouver une famille. Elle en portait un dans ses bras et s’approcha jusqu’à toucher Ablonsky qui restait muet de surprise. Elle le lui donna. Je compris, aux yeux de mon époux, que l’enfant était mort. Se tournant vers Kokovsky, elle le dévisagea un long moment et lui lança :

— Où donc étaient tes moutons lorsque nous mourions de faim ?

Puis, faisant demi-tour vers le pasteur Lécky, Johanna l’apostropha :

— Et toi, mon beau parleur, sais-tu seulement ce qu’est le désespoir ? Et tu oses profiter de ce que nous mourons de faim…

S’adressant aux trois, elle continua :

— Messieurs les renfrognés, j’en ai trop vu des comme vous. (Elle balaya l’assemblée du regard en fixant les bourgeois des premières rangées.) Depuis des millénaires, vous guerroyez pour le bien, votre bien, selon vos idées. Figurez-vous que vos guerres tuent. Alors, pourriez-vous, un siècle ou deux, cesser de vouloir notre bien !

Elle se dirigea vers l’arrière de la chapelle, ouvrit les deux grandes portes battantes, et termina par ces mots :

— Regardez ! Les aveugles voient, pourquoi ne pourriez-vous pas voir ? Venez, Dieu du ciel, venez et regardez !

Johanna espérait que les écailles qui recouvraient nos yeux tombent enfin par terre. Beaucoup se levèrent et s’approchèrent. La réponse était là…

Toute la communauté s’était regroupée autour d’un seul grand feu. La lune et la neige éclairaient la nuit. Un velours blanc recouvrait le toit des cabanes. Près des feux, à fleur d’étincelles, des vieillards se faisaient chauffer le dos et, faute de dents, suçaient un os juteux. Un groupe de jeunets de bien bonne humeur avalaient dru sentiers de vin et pichets de bière. Pompettes, quelques femmes gambadaient autour d’une bande de bambins qui se roulaient jovialement dans la neige. Des gamins aux visages barbouillés de suie, armés de côtelettes d’agneau, poursuivaient des filles en les apeurant. À l’écart, un âne, profitant de ce que tout le monde était occupé ailleurs, s’était englouti la tête dans une poche de grains. À ses côtés, un couple d’amants se volait des baisers. Des galopins glissaient sur une mare gelée. Des fillettes épinglaient une moustache d’étoupe sur un gros homme de neige. Sur un pieu, une roue entraînait une meute de marmots dans une ronde endiablée. Et le feu soupirait ses odeurs de viande…

Ablonsky, qui portait toujours le cadavre de l’enfant, contemplait fixement ce petit peuple, si pauvre et pourtant agité d’espérance. Ses yeux s’emplirent de larmes. Il descendit les marches de l’église et, de sa voix puissante, entonna le plus connu de nos cantiques : « Heureux les cœurs percés de fenêtres, car ils voient… »

Peu à peu, des femmes et des hommes, des enfants et des vieillards se mêlèrent à sa voix. Révérend mon mari prit le chemin du cimetière, non pas celui de l’église, mais celui préparé hors de la ville à cause de l’épidémie. Une bonne troupe nous suivit en chantant. Mais les Kokovsky, les Lécky et autres familles bien installées se dispersèrent bien avant notre arrivée. Sur les lieux, un éprouvant silence nous attendait.

Sous la forêt de petites croix blanches, dans la terre croûtée, il y avait maman et tant d’autres mamans, des pères, des maris, trop d’enfants, trop de sang. Nous sentions cette si délicate couche de glace qui nous séparait à peine des morts. « Si la vérité n’est pas ce qui arrive par soi dans la plus grande des solitudes, elle n’est rien », disait père en parlant de la Fraternité. Lorsque mon mari mit l’enfant en terre, le cœur de dame Johanna creva. Son cri transperça la nuit. Elle tomba à genoux en poussant de la terre dans la fosse. De petites mottes roulaient sur les cheveux de l’enfant. Nous étions tous paralysés.

Les Frères étaient là. Je les connaissais tous. Baruch se tenait devant moi, le chapeau à la main. Ses deux petites filles s’étaient adossées à lui. Les joues encore brunies de jus de viande, elles regardaient l’enfant. Brandys et sa famille, Elias Rondin, madame Louise et son gamin, le jeune Samuel qui avait eu les yeux crevés par des soldats, même lui, à sa façon, regardait. Tous les Frères étaient présents. Le vieux Juriaen fixait l’enfant. Un filet de larmes glissait sur sa joue. C’était bon, cette communauté, c’était bon.

Nous repartîmes, serrés comme un troupeau de cerfs en hiver, hésitant à nous séparer pour retourner à nos logis. Il y avait dans notre attroupement une senteur et une tiédeur presque opaques. Le froid nous mordait,  Ablonsky  et moi. Dans la petite rue qui nous menait chez nous, il m’avait pris la main et nos cœurs se raidissaient dans la nuit.

Nous approchions de la maison. Une odeur de cuisson attisa d’abord notre curiosité. Puis nous entendîmes le rire des enfants. En poussant la porte, ce fut l’émerveillement. Père, assis sur son lit, jouait avec les petits ; la maison chaude transpirait un arôme de soupe d’agneau et de chou ; Pavel secouait fièrement les braises de son feu.

— Fermez la porte, commanda papa, vous allez faire geler la maison.

Le poids des choses

La santé de père s’améliorait, et chaque jour nous pouvions, quelques heures, ranger le lit, installer l’imprimerie et faire notre métier. Ablonsky typographia un feuillet que Pavel fit circuler dans toute la communauté et qui revenait sur quelques faits : alors qu’il était en Angleterre et juste avant la guerre civile, père avait réussi à amasser des dons pour le secours des Frères en exil. La somme devint si importante qu’elle attira l’attention du grand argentier qui la lui confisqua. Dans la confusion de la guerre, un haut fonctionnaire, par inadvertance, en libéra une partie importante. (L’argent nous était parvenu le lendemain de l’irrégulière « réunion du mouton », comme on l’appelait depuis.) Entre-temps, sieur Louis de Geer, grand commerçant de fer sur toute la Baltique et mécène de la réforme scolaire suédoise, envoya un convoi de vivres à titre de traitement dû à mon père pour son manuel de didactique et ses livres scolaires. Comme à l’habitude, père ne conserva pour nous que le nécessaire, tout le reste alla à la communauté. Le feuillet distribué par Pavel remettait les choses en place.

Chaque famille reçut du grain, des fèves et du lard. La dépendance de la communauté vis-à-vis de la famille de Kokovsky et du prince polonais en fut d’autant réduite. Ce qui versa de la mauvaise humeur dans les artères du prétendant de Ludmila. Et il rompit les fiançailles. Ma très chère sœur ne resta pas longtemps sur le palan. Sa beauté et ses robes attiraient les frelons autour du rucher, et jusqu’au fils du préfet catholique de montrer de la gentillesse pour notre père.

Un beau matin, le soleil enfin s’infiltra dans notre maisonnette, chassa l’humidité et les humeurs malades. Père voulut aller à la campagne et me choisit pour l’escorter. Nous sortîmes de Leszno avec un morceau de pain et comptions trouver de la bière douce et du fromage dans une ferme de notre connaissance. L’air était bon et père chantonnait.

Une brise tiède s’amusait dans l’herbe tendre et nous invitait à la confidence. Je détachai le cordon de mes cheveux. Un grand chêne s’élevait au sommet de la colline où nous montions. Bien avant l’aventure de Suède, avant  même  celle d’Angleterre, nous empruntions ce chemin, papa et moi. Il me faisait grimper sur la première branche de l’arbre et nous regardions Leszno s’agiter. Il me demandait d’observer et de nommer tout ce que je voyais. Mais je n’arrivais pas    à prononcer quoi que ce soit. Alors, père se résigna à m’apprendre à écrire avant que je sache prononcer le moindre mot. Néanmoins, parfois, mais très rarement, il arrivait à me faire oublier mon infirmité…

Il me prit la main, la secoua un peu pour me sortir de ma rêverie :

— Madame ma fille, en cette belle journée, vous avez bien quelque chose à me dire ?

Tout s’emmêla comme si j’avais huit ans. Il s’arrêta, me découvrit le visage et prononça de sa manière inimitable :

— Fille, mademoiselle l’inquiète, libérez votre chemin.

J’étais dans son regard comme dans une grande mer tranquille. Surprise, deux syllabes sortirent de ma bouche :

— Par… ler…

— Madame ma fille, le voulez-vous ?

Je lui fis signe que oui. Il continua à marcher sans dire mot.

— Oui ! sortit finalement de ma bouche.

— Voyons… Commençons par un  exercice très simple. J’ai une idée. Madame ma fille, courez. Allez, courez, prenez votre châle, ouvrez les bras et courez comme pour attraper des papillons.

J’hésitais. Je marchais timidement. Il fronça les sourcils, me fit signe d’accélérer. Il fallait obéir. Alors je me mis à courir. Et peu à peu, je plongeai si profondément dans mes souvenirs de petite fille que bientôt je voguais toutes voiles dehors. Le fou rire me prit. Père me fit signe de tourner, de me retourner, d’aller ici et là. Il m’essoufflait, me regardant avec de si diables grimaces que je dansais telle une tzigane autour du feu. Et nous nous esclaffâmes. Je me jetai dans ses bras. J’étais sa petite.

— Alors, fille, qu’avez-vous vu en tournoyant ? J’étais tout étourdie, incapable de mettre de l’ordre dans mon esprit. Alors que je cherchais quelque chose à dire, ma bouche prit les devants :

— Des fleurs.

— Et quoi d’autre ? (Il laissa passer un long silence.) Et les vaches, vous les avez vues ? Et vous n’avez rien entendu ?

— Rire…

— Oui, je riais.

Nous nous sommes assis sur une grande pierre plate. Leszno sortait des brumes.

— Fille, déclara-t-il, approchez les choses et elles vont vous libérer. (Son visage devint austère.) Car toute chose est égale. Qu’une partie domine le tout, c’est la violence. Que la majorité se soumette, c’est la violence… et nous en mourrons.

Il s’arrêta net. Il prit un petit sentier que je connaissais. Le sentier menait à un ruisseau. Nous y arrivâmes.

— Fille, je vous ai amenée ici, non pour une leçon, mais pour une confession. J’ai été si affecté par la mort subite de Dorothea. C’était aussi votre mère… Je n’ai pas été capable… Vous comprenez… Aujourd’hui, je veux vous écouter ma fille…

Il laissa s’installer un silence énorme.

— S’il existe une souffrance, finit-il par conclure, c’est que nos enfants doivent poser le pied dans nos lacunes…

Je haussai les épaules. Il me prit la main.  La laissa. Se leva, se rassit. Son regard devint lointain.

— Nous sommes là dans ce monde brisé. À l’improviste, les événements nous sautent au visage… Nous ne sommes jamais prêts. Les Juifs disent qu’il y a dix événements redoutables dans une vie. Dix, c’est trop… La vie éduque. Tous les autres, parents, amis, professeurs, commentent…

Il s’arrêta de parler et appuya ma tête contre son épaule.

— Fille… c’est dans ces moments redoutables que nous aurons besoin d’elle…

Il me regarda un instant, plongea une main dans la cascade, joua un instant avec l’eau, puis, dans un éclat de rire, secoua les doigts en me lançant des gouttes froides. Il me regardait. Je le regardais. C’est alors qu’il me lança :

— Comprends-moi, fille. À qui d’autre pourrais-je confier le poids que je porte ? À qui d’autre ? Ce ne sera pas le futur senior, mon fils adoptif et ton mari, qui pourra le soulever.

Et ce fut le mariage. De partout on avait amené des roses, des marguerites, des orchidées. L’église en était gorgée. Chaque bouffée d’air nous grisait l’esprit. C’est dans la joie et la fête que mon père et Johanna s’unirent. Côte à côte, on les sentait aussi forts que des chênes.

C’est moi qui lui avais présenté Johanna Gajusova, convaincue qu’ils étaient faits  l’un  pour l’autre. J’avais obéi à l’ordre de mère. Trois ou quatre fois, il amena chez elle Daniel et Suzanna, elle en tomba follement amoureuse. En peu de temps, elle avait apprivoisé toute la famille, sauf Pavel. Ludmila en profitait pour quitter en douce la maison, elle avait mille commissions à faire, au marché et parfois jusque chez les catholiques où elle échangeait, disait-elle, travaux de dentelle contre jolies robes. Elle était si bien coiffée, accoutrée, fardée et colorée que l’on aurait  dit une catholique.

La dame s’installa chez nous le jour où nous partîmes, père, mon mari et moi pour la grande tournée de consultation des Frères en terre Habsbourg. Malgré tous les dangers du voyage, j’étais contente de partir et de laisser à Johanna la charge des enfants.

La Maramone

Je n’étais plus l’adolescente rêveuse, enfermée et sombre d’autrefois. Deuil et responsabilités m’avaient fait mûrir. J’avais pris conscience que j’avais une place dans la communauté. Le fait d’être muette n’était pas toujours un inconvénient. J’avais l’avantage de ne pas dire de sottise ! On me prêtait du sérieux, de la pondération et de la prudence. On me demandait conseil. J’étais circonspecte sur toutes les questions. J’étais madame Jablonsky. Notre revenu était modeste, mais je portais une robe de bonne toile, un ruban large à la taille et une petite coiffure de dentelle qui tenait mon chignon. Je sentais l’encre et l’encaustique, et cela me plaisait.

Un Frère qui rencontre un Frère sait ce que signifie longer les bois, emprunter des sentiers de bêtes, patauger dans la boue. La réputation est l’ultime protection du pauvre. Aussi, la seule chose que j’appréhendais du voyage, c’était de devoir troquer mes vêtements pour des déguisements. Et père insistait. Nous devions prendre la robe et l’allure des calvinistes.

J’étais dans cette robe qui m’allait fort mal, lorsqu’elle entra sans frapper. Je la regardai de la tête aux pieds, abasourdie. Je n’en revenais tout simplement  pas.  Elle  débordait  de  partout   des signes de son métier. Elle lança d’une voix de crécelle :

— Madame l’honnête, sachez que, dans une maison d’où une Bohémienne emporte l’étoupe, un Allemand ne trouvera jamais de chanvre. Alors faites-moi confiance, je garantis votre protection, à vous, à votre père, et à votre gentil  mari. Vous ne trouverez ni meilleure guide ni meilleur prix.

Elle esquissa un sourire épais de rouge à lèvres, au point de faire craquer son fard.

— J’ai fouillé la campagne mieux que personne, ajouta-t-elle sans attendre. Je n’ai pas besoin du tapage des tambours ou des fifres pour savoir où se cachent les Impériaux, leurs espions et toute la ritournelle. Il n’y en a pas beaucoup qui m’ont caché leur couleuvrine. Ils sont catholiques autant que je suis vierge…

Elle émit un ricanement de trompette et continua :

— Tenir sous mes charmes l’arquebuse d’un Impérial était mon métier. Je n’ai pas, madame l’honnête, préservé comme vous ma couronne virginale pour un blond bourgeois. La guerre, je connais. Ah ! que je les flaire de loin, ces pitoyables serpents ! Alors tenez-vous tranquille, madame Figus de Rabosseky, dormez bien au chaud dans les bras de votre ménestrel, vous vivrez demain pour cajoler vos petits, foi d’une Jézabel…

C’est ainsi que parlait la Maramone, aussi crûment qu’un Souabe, écorchant le nom de tous ceux auxquels elle devait respect. Elle portait un couvrechef à plumes qui lui donnait un air de chat-huant et, pour étonner sans doute, y avait cousu une petite croix d’argent. C’était, de tout son équipage, ce qu’il y avait de plus précieux ; pour le reste, elle portait la soutane de sa profession !

Révérend mon père l’avait embauchée comme guide, et madame sa nouvelle femme était d’accord. La courtisane se pavanait toute fière dans le quartier, et nous étions la risée de tout le monde.

Certes, il l’avait forcée à prendre la robe noire des veuves calvinistes, mais sa plantureuse poitrine avait déjà fait sauter deux boutons, montrant assez bien les armes dont elle savait user. Il lui avait interdit bijoux, verroterie, fourrure d’écureuil, et de prendre cet air de comtesse qu’elle se donnait parfois avec son éventail. Tout un mobilier, d’ailleurs si usé qu’en l’abandonnant elle ne semblait que plus désirable.

J’avais demandé à monsieur mon mari de dissuader père. Libouschka de Maramone, malgré ses efforts pour bien paraître, trahissait un passé d’abjection incompatible avec notre pastorat. Une femme de si mauvaise vie ne pouvait apporter que le malheur. J’avais si bien préparé mon timide Ablonsky qu’il avait plaidé la cause en termes parfaitement nets à l’oreille de tout un chacun.

— Ne savez-vous pas, révérend mon père, dit-il, qu’une telle femme est… est… le symbole  de ceux que nous combattons. Marcher à côté d’elle, vous y pensez…

À cette objection, père répondit :

— Monsieur mon gendre, l’apparence est souvent trompeuse.

Elle fut notre guide.

Notre attirail devait paraître des plus modestes : une vieille bourrique pour des bagages aussi limités qu’il se pouvait, lourds seulement de notre Bible de Kralice, de poissons séchés et de pain aux herbes. Nous allions ensemble : révérend père, monsieur mon mari, celle qu’il nous fallait par ordre de père appeler « Madame veuve Libouschka de Maramone », et moi, l’honnête femme du pasteur qui devait marcher près d’elle comme s’il s’agissait de ma sœur ; tous les quatre habillés de noir de la tête aux pieds, plus austères que Calvin lui-même. Toute la stratégie de père consistait à nous rendre aussi sombres que les pays qu’il nous faudrait traverser. La ribaude cependant croassait en répandant ses parfums.

À mesure que nous nous éloignions de Leszno, de l’autre côté des collines, nous dirigeant vers Trzebnica, l’horreur de la guerre ouvrait ses entrailles. Les champs, gris de chardons et de broussailles, dégorgeaient des odeurs de brûlé et de charognes. À mesure que la Pologne s’ouvrait sur les Allemagnes, des ombres sortaient. Parmi les buissons, des carcasses de chevaux et de toutes sortes de bêtes ; près des cabanes de ferme, des cadavres ; accrochées aux grands arbres, des grappes de pendus. Quant aux vivants, ils ressemblaient à des cercueils debout, flottant sous de lourdes couvertures brunes. Ils erraient sans cri, sans larme et sans but. Leur silence nous aurait sans doute engloutis s’il n’y avait eu la Maramone qui ne savait pas se taire.

— J’en ai eu pour soixante pistoles, couinaitelle. Oui, madame, j’ai soumis à prix d’or la trompette des cuirassiers autant que des dragons, des carabiniers autant que des capitaines. La chose rapporte sans trop de misère. On se tirait d’affaire, mon Patrack et moi. Vous n’avez pas connu la guerre, vous, madame Figuier de la Rabosseky. Ça se voit. Je vais vous expliquer. L’empereur n’avait pas assez d’or pour lever une armée, alors les mercenaires étaient fournis à l’entreprise. Wallenstein s’était rendu maître de la Commission des confiscations. Il n’avait d’autres concurrents que le Collège des jésuites de Prague. Avec l’aide du banquier Henri de Witte, ce vilain traître de Bohême, il amassa une telle fortune qu’il proposa à l’empereur de lever pour lui, le plus grand des catholiques, une armée de quatrevingts canons, cinq mille cavaliers et trente-cinq mille fantassins. Et ça, madame, ça mange ! Et pas seulement des choux! Et ça couche, et pas seulement avec des couvertures de laine…

Les cris de cette chouette m’étaient insupportables. Nous nous arrêtâmes près d’un puits. Monsieur mon mari allait y jeter le seau, mais resta paralysé. Dans le fond du puits, des corps gonflés flottaient. Nous nous approchâmes d’une cabane couverte d’un chaume nouveau. Une maigre mais solide femme nous ouvrit. Trois enfants autour de la table jouaient en riant. La femme nous donna de l’eau et père lui remit du pain. Seigneur Dieu du ciel ! que l’ombre de cette maison aurait été bonne sans le cornement de notre guide !

— J’avais l’âge de cette gamine lorsqu’ils sont arrivés, dit notre ribaude en montrant sans vergogne la petite fille de la maison. Mon père n’avait pas  la couenne d’un couard. Il en perça un de son couteau. On lui trancha la gorge. Mère reçut une rafale de plombs en pleine poitrine et moi, on me transperça d’une autre manière. De la maison, j’étais seule vivante. Après s’être servi de moi, on allait me jeter au feu, mais Patrack, le chef de cette meute d’Impériaux, ne l’entendit pas de cette façon. Vif comme l’éclair, il m’emporta en cavale, et c’est dans le train de l’armée que nous avons fait la guerre. Et là, ma fille (elle s’adressait à la petite), on s’est bien amusés.  Nous  étions une centaine : des goujats, des Juifs, des déserteurs, des Polonais, des tziganes, des ribaudes, des gens de tout métier. On suçait la solde et le butin des misérables qui allaient, de bataille en bataille, se faire trouer pour la religion. Plus la guerre avançait, plus  misérable  était la population. Plus misérable était la population, plus le train de guerre grossissait. Plus le train de guerre grossissait, plus la soldatesque se faisait prendre ses gains. Alors, il fallait plus de batailles pour plus de butins. À défaut d’ennemis, la garnison rasait la campagne et parfois même assiégeait des villes alliées pour qu’elles crachent toutes leurs viandes, leur vin, leur or et leurs trésors. C’est dans nos poches que tout cela finissait par tomber. On mangeait du lard, on mettait du beurre dans notre soupe. Ça, ma galopine, c’est avoir de la cervelle !

La petite fille de la maison regardait la Maramone les yeux émerveillés. Pour atténuer le scandale, révérend mon père ne disait rien d’autre que des bontés. Pire, parfois il lui prenait la main comme si elle avait été sa fille. Ablonsky se taisait.

Par moments, notre guide devait s’asseoir sur la bourrique parce qu’elle était trop délicate sur ses jambes. Nous allions de village en village. Dans cette grisaille, nous étions bien les seuls à aller quelque part en nous répandant en tapage. Nous devions paraître bien insolites dans cette misère insupportable, et je devais dompter ma fierté pour tirer en avant notre baudet. Car c’était moi, la fille du pasteur, qui devait tirer la bête.

Le martyr

Nous approchions de la Bohême. Suivant à travers la forêt la chaîne montagneuse de Góry, nous comptions rejoindre Olomouc et P erov bien avant l’hiver. Mais la ribaude nous entraînait  dans des bois épais, loin des chemins. Elle et mon père discutaient longuement de la meilleure route, des lieux de ravitaillement, des dangers. Nous étions maintenant en terre Habsbourg, où nul hérétique ne pouvait mettre le pied sans risquer sa vie. Souvent, nous nous s’arrêtions pour entendre la forêt. C’était reposant, car même la Maramone gardait le silence. Et puis, elle se reprenait :

— Ah ! tiens, bon Dieu ! fit la ribaude en montrant trois cadavres de soldats. Des chanceux qui ne se sont pas fait cuire au gril, enterrer vivants ou  clouer  sur  un  arbre.  Vous  savez,  madame Figurative de Blonsky, que je suis devenue vivandière, oui, moi, vivandière ! C’était après la pendaison de mon Patrack. J’avais trois hommes  pour la cuisine, cinq filles pour le lit et deux gaillards pour la protection. J’étais au sommet de ma fortune. Je transigeais directement avec le prévôt du train de guerre et prenais, dans ma couche en plumes, officiers et capitaines. Un homme, chère madame Figurine, à la veille d’un combat où sa vie ne vaut pas un liard, ça ne pense qu’à donner sa fortune pour s’épuiser sur une belle dame. Il n’y a rien à comprendre. Un homme, c’est une femme, la cervelle en moins. Ça veut fortune, ça dilapide son bien ; ça aime la vie, ça la risque ; ça veut commander, ça obéit ; ça veut une femme, ça se tient entre hommes ; ça sème, mais ça fuit les bébés ; ça a la tête plein d’idéaux et ça tue sans pitié. Eh bien, moi ! les hommes, je les fais danser sur ma tabatière…

Et elle continua à piailler sur toutes les horreurs de la guerre. Elle faisait tant de bruit que, avant même d’avoir entendu quoi que ce soit, nous étions encerclés par cinq gaillards, pistolet à la main.

— Que désirez-vous ? demanda père en couvrant le tremblement de sa voix par un ton décidé.

— Tout, répondit leur chef en s’esclaffant.

— Tenez, répondit père en ouvrant une des besaces qui reposait sur le dos de notre baudet, nous avons du pain et une Bible, voulez-vous que je vous fasse lecture ?

— Ah ! Sacré Dieu, des calvinistes, et instruits par-dessus le marché. C’est prix d’or, s’écria le chef.

— Comment traites-tu ta maîtresse, Fulmy, vieux larron, tu ne reconnais pas ta colombine ? lui fit la Maramone en s’approchant de lui.

— Par tous les diables, la vivandière, calviniste !

— C’est mon commerce. À mon âge, il faut penser à changer de métier. Je trafique du calviniste, du luthérien, du calixtin, de l’hérétique de toutes les espèces. J’en ai ici trois qui valent des billons. Il ne faut pas les abîmer, car je connais un jésuite qui aime les brûler bien frais. Quand vous saurez qui j’ai entre les mains, vous n’oserez même pas éternuer de peur de les salir. De la marchandise comme celle-là, c’est plus précieux qu’un calice de Russie.

Celui qu’elle appelait Fulmy nous regarda un long moment, de haut en bas, de bas en haut, de près plutôt que de loin, car il avait un œil crevé. Une horrible cicatrice traversait tout son visage. Après nous avoir toisés et sentis comme du poisson au marché, la bande nous amena à son camp. Une discussion avec la traîtresse s’étira jusque tard dans l’après-midi. Puis, un des hommes partit avec ordre de nous négocier au meilleur prix avec le jésuite, ami de la félonne, ou un autre, s’il n’obtenait pas un bon prix.

Nous étions atterrés, incapables de réaliser ce qui nous arrivait. On nous entraîna dans une  sorte de caverne. Seul Ablonsky eut les mains liées, car l’entrée de la grotte était si étroite qu’il leur suffisait de se tenir près de la sortie, autour du feu, pour protéger leur capture. La Maramone mangeait avec eux en prenant ses aises. À demi déboutonnée, assise comme un homme sur une pierre mousseuse, les coudes sur les genoux, elle délivrait tous ses charmes et racontait ses plus croustillantes aventures. Le vin coulait, les pistolets dépassaient des chemises, le jus de viande coulait des bouches.

Elle était aussi gaie qu’une louve revenue dans sa tanière avec une belle prise. Père et monsieur mon mari lisaient la Bible. Le premier serein et confiant comme un bébé, le deuxième semblable à celui qui se prépare à la mort.

— T’en souviens de Magdebourg ? lança la Maramone à Fulmy. C’est pas moi qui t’ai fait passer aux Impériaux ? Non, c’est pas moi ? Et si t’étais resté du côté des Suédois, tu ne serais pas en train de reluquer la patronne. Tu m’en dois une !

— Rappelle, j’ai la tête pleine de trous, répliqua Fulmy.

— Ramenez-vous, les pestes, je vais vous faire dresser les poils sur la tête.

Elle fit signe à l’un de la bande, un grand  roux qui louchait de mon côté, de s’asseoir en face d’elle, et elle remonta encore un peu plus sa jupe.

— Gustave-Adolphe, monarque de Suède, et sa Ligue protestante avaient triché. Les compagnies n’avaient pas attendu la fin de l’hiver pour attaquer. C’était pas bon pour nos affaires, on faisait plus en quartier d’hiver qu’en campagne. Fortifié par les troupes du duc de Mecklembourg, il s’empara de Francfort-sur-l’Oder et de Küstrin. Il occupa la Nouvelle-Marche et menaçait les possessions de l’Électeur de Brandebourg. Il avait l’air bien en selle. Alors, il fallait faire bataille. C’est qui la vivandière qui devina que GustaveAdolphe ne viendrait pas au secours de Magdebourg et que les catholiques y feraient pisser le sang ? C’est pas moi !

Fulmy resta tête baissée en crachant devant lui. Le roux me jeta une œillade. La Maramone s’adressa directement à lui.

— En tout cas, c’est pas ta faute si ton chef  est aujourd’hui en si bonne santé. C’était pas si facile de flairer le coup… L’empereur avait congédié Wallenstein. Il ne restait aux catholiques que Tilly. Mais moi, je connaissais d’intime le général de Tilly, le beau  Pappenheim.  Oui, lui-même en personne, tout nu,  avec  tous les instruments de sa nature. Voilà l’avantage d’être belle femme et pas trop prude. (Le roux tourna la tête dans ma direction.) Une calviniste comme celle-là, mon beau, c’est froid comme de la glace et ça mord pour vous arracher les  oreilles. Et puis, c’est notre marchandise, à moi   et à Fulmy. N’y pense même pas et écoute mon histoire. Pappenheim, je le savais imprenable bretteur, impitoyable carnassier et plus entêté qu’un bouc. Un vrai. Alors,  quand  Tilly  décida  de marcher sur Magdebourg, j’ai deviné ce qui allait se passer et j’avais mon plan.

— N’importe qui aurait su, lui lança le roux.

— Faux, coupa la Maramone, au contraire, personne ne savait. C’est en avril que les Impériaux assiégèrent la ville. Trente mille mercenaires mal soldés, ça vous rase une campagne. La ville crevait bientôt de faim. Cependant, Magdebourg gardait confiance. Elle était bien dressée de tours et de murs forts. Mais moi, je savais qu’il n’y avait pas plus de trois mille hommes à bord et quelques centaines de Suédois seulement. Eh ! tiens, j’avais de belles filles qui traversaient et qui partageaient l’oreiller avec les Falkenberg…

Le roux se leva droit comme un pic. Mais Fulmy lui cria de rester tranquille. Les autres n’avaient d’yeux que pour elle. Et elle, de gesticuler comme une perdrix, poitrine au clair, continuant de leur rappeler qu’ils lui étaient redevables et qu’elle aurait bon feu pour eux lorsqu’ils lâcheraient la bride.

— On était encore en avril, continua-t-elle, quand les catholiques ont enlevé la plus grande partie des redoutes. Dans les murs, la populace était maintenant au désespoir, prête à se rendre, mais Falkenberg, le chef de la ville, annonça des renforts suédois. De renfort, il n’y avait pas trace. La ville était abandonnée…

Elle éclata de rire.

— Falkenberg, continua sans fin la Maramone, réussit, à force d’intrigues, à convaincre le Conseil de la ville d’incendier les faubourgs de Sudenbourg et de Neustadt. Il voulait décourager Tilly de trouver du butin, notre butin. La municipalité refusa de se rendre. C’était pitié de voir la faim et la misère. Tilly lança un ultimatum pour éviter la boucherie. Falkenberg refusa. Alors, Tilly finit par croire que les Suédois étaient bel et bien sur le point d’arriver. Et dites-moi, qui était du côté des Suédois à défendre une réforme scolaire qui détournait Gustave-Adolphe de ses projets ? Qui ? Nul autre que le pasteur que voici.

Et elle montra père.

— Alors, ce bonhomme, c’est de l’argent, un gros tas d’argent, mais il les faut vivant : lui, le peureux, et la nitouche.

— On ne lui brisera même pas une seule dent, lui accorda Fulmy, et la fille, personne ne va y toucher. Mais continue, je sens que tu arrives  au meilleur.

— Tilly donna l’ordre de bombarder, acheva la Maramone. Dix jours de canon, ensuite il lâcha ses chiens. Quel carnage ! Mais quel butin ! T’en souviens, Fulmy ?

— Sacré Dieu que je m’en souviens ! répondit Fulmy. Les officiers étaient tellement soûls qu’il suffisait de les assommer d’un talon de chaussure pour les vider de leurs prises. Les gourdes ! Ils avaient mis eux-mêmes le feu à toute la ville, alors ils sortaient comme des frelons et on les cueillait aux portes.

— Le meilleur, conclut la Maramone, c’est  que la nouvelle du massacre mobilisa la ligue protestante malgré les conseils du pasteur qui est là. Gustave-Adolphe avait maintenant tous les princes protestants derrière lui. Quinze ans de plus d’une si profitable guerre, quinze ans pour nos commerces… Qu’il est bon, l’or de ceux qui ont de la religion ! Ils se battent, et dans notre assiette tombe la viande. Et maintenant, on peut commercer le calviniste avec les Habsbourg et le catholique avec les princes protestants…

Deux jours, elle parla, deux jours et deux nuits.  La  nuit,  c’étaient  bien  d’autres  mots, des gémissements insupportables à mes oreilles. Impossible de dormir. Et papa qui priait, et monsieur mon mari qui tremblait. Je voulais mourir. Une terrible angoisse m’étouffait, surtout lorsque le roux, enveloppé uniquement d’une peau de bête, me dévisageait en essuyant son couteau sur sa langue. La Maramone, joyeuse et toujours ivre, sans fatigue et insatiable, finissait toujours par l’entraîner dans sa couche. Leurs gloussements, leurs bêlements, leurs hennissements me glaçaient le sang.

Et la Maramone riait, et la Maramone ronronnait, et la Maramone gémissait de plaisir. Pouvait-on tomber si bas ? Miracle que mon cœur n’ait pas explosé.

Le roux s’était dégagé de la ribaude. Depuis des heures, il me regardait, me fixait des yeux. La ribaude se plaça complètement nue entre lui et moi. Il la lança contre un mur. Je me retournai avec dessein de me fracasser la tête contre le rocher.

Pan ! L’homme était mort et les autres gisaient dans leur sang, transpercés de part en part. Des hommes, arrivant de je ne sais où, nous avaient sauvés… Ils nous amenèrent plus profondément encore dans la forêt, au sommet d’une petite montagne, dans un village de cabanes en rondins appelé Lukà. Ils nous accueillirent dans leur bourgade pour une grande fête. C’étaient des Frères Unis, un peu bizarres, mais des Frères.

Au petit paradis

Quelque temps plus tard…

Des chants, de la viande, des feux, des enfants, des femmes, de la chaleur. Le pasteur avait été sauvé. Père était connu dans le village comme « le mécène ». Combien de provisions il avait expédié là ! Personne ne le savait. Et toutes les victuailles transitaient par la Maramone.

Une femme s’approcha de moi.

— Êtes-vous Élisabeth, la fille de Dorothea ? Je fis signe que oui.

— La muette, la vraie fille de la vraie Dorothea ? C’est t’y pas croyable ! Madame Libouschka, celle que tout le monde appelle la Maramone, aimait tellement votre mère…

J’éclatai en larmes.

Trois hommes tenaient la Maramone bien haut, assise sur une chaise. Elle riait aux larmes en chantant un gloria, accompagnée de monsieur mon mari qui tremblait encore. Le plus beau gloria que j’ai entendu de toute ma vie. Elle embrassait la croix de son chapeau. Elle racontait l’histoire comme si ç’avait été une farce. Mais tous connaissaient son martyr.

La petite communauté de fidèles, à demi adamites à force de vivre en forêt, avait un jésuite pour protecteur, un jésuite d’Olomouc qui savait bien que Jésus n’était ni catholique ni calviniste, mais enflammé d’amour pour  tous les plus pauvres. Elle nous avait sauvés, mais à quel prix !

Les familles vivaient heureuses dans ces bois. Il y avait des enfants dans chaque cabane. Ces gens refusaient le mariage et partageaient tout. L’été, ils allaient souvent presque nus dans les forêts, mais pour le reste, ils embrassaient le rêve de Chelcˇický, du moins ce qu’ils en comprenaient, car ils n’avaient pas d’instruction. Seule la Maramone savait lire la bible communautaire. Elle les instruisait comme elle le pouvait et, entre deux évangiles, lançait une gaillardise. Tous avaient compassion pour l’emballage de cette écorchée de guerre.

Nous n’avions qu’à ouvrir l’oreille pour savoir dans quelle chaumière madame veuve Libouschka de Maramone se relâchait la voix. D’une famille à l’autre, elle trissait comme un pinson des mélanges d’histoires bibliques et d’anecdotes grivoises. Elle riait chaque jour un peu plus, elle parlait chaque soir un peu moins. Et puis on cessa de l’entendre. La Maramone avait rendu l’âme.

Elle était morte au bout de son sang. Les femmes qui s’occupèrent d’elle virent son corps si mutilé qu’elles croyaient surnaturelle la force qui l’avait maintenue en vie aussi longtemps.

Ses dernières paroles furent pour moi :

— Dites à madame Lisbeth de prier pour ma méchante âme, et donnez-lui mon chapeau à plumes. J’aurais tellement aimé être une femme honnête. Dieu ait pitié de moi !

Le retour dans la patrie

Un silence m’enveloppa comme une goutte de glace. Le temps se figea, pétrifié. Mon cœur était dévasté.

L’hiver s’infiltrait entre les rondins de la cabane, engourdissant les mouches et les poux de ma paillasse. L’hiver sifflait sur les airs de psaume de monsieur mon mari. Il gelait les fourmis et les cancrelats sur les rebords du pot de chambre. Un frimas se déposait sur la table, sur les pattes de la table, sur les bancs, sur les braies de mon père qui était assis sur le banc.

Sous la table, une toile d’araignée restait déserte. Une poussière blanche enveloppait les fils de la toile. Une aile de mouche grelottait dans son suaire de soie blanche.

Étendus sur la table, des feuillets se couvraient d’encre. Père glissait sa plume sur le parchemin. Une ligne noire s’enroulait, se tortillait, se brisait. Une goutte d’eau tombait de l’œil de papa, tachait le papier. Père lissait sa barbe grise. Ses yeux allaient, venaient, parfois s’arrêtaient. Alors la toile d’araignée se figeait, elle aussi, dans son givre. L’aile de la mouche semblait plaquée dans une vitre.

Enfin ! Tout s’était arrêté. Rien ne surviendrait sur le globe gelé des choses. Plus rien. Impassibilité du temps figé. Papa avait taché le papier et plus rien ne bougeait. La roue du monde résidait dans cette tache. Et si la roue s’arrêtait ! Pour toujours. Et si la roue s’arrêtait ! Point final.

Et si je restais les yeux ouverts ! Pour toujours. Fixer le temps entre le tic et le tac. Regarder la terre se geler dans une goutte. Regarder la goutte se glacer entre les mandibules de la mouche…

Mon mari entra. Il s’approcha, caressa un moment le chapeau de madame Libouschka de Maramone que j’écrasais entre mes doigts. Il regarda dans le froid de mes yeux. Il s’en retourna. Le vent claqua la porte. Il revenait. Il repartait. C’était l’horloge. Le point au milieu de l’horloge, c’était mon cœur glacé. Si j’arrivais à me retenir d’exister, la terre pourrait peut-être vivre une année de paix…

L’hiver sifflait entre les rondins. Le papier se couvrait d’un filet d’encre. Des gouttes pleuraient et des taches se reformaient. Le monde hésitait et repartait. Je voulais mourir. Mais père fixait le fond de mon œil.

Une goutte de vie dans un sillon et le jour est séparé de la nuit, une autre goutte et le firmament s’échappe des eaux, une autre et les eaux se rassemblent en découvrant le continent, encore une et la verdure fend la terre, et les arbres fendent la verdure, et les animaux piétinent les fleurs, et l’homme enfonce son épée dans l’agneau. Sept jours et le repos. Je reposais dans mon existence arrêtée.

Au commencement était la parole, et la parole fit le monde. Alors, à jamais se taire. Éteindre la lumière ! Je ne mangeais plus, je ne buvais plus, je ne dormais plus. Les yeux ouverts, je fixais un bouton de fleur séché dans le feutre du chapeau. Il suffisait d’attendre, et le cœur lui aussi cesserait de battre.

Monsieur mon mari entra et se mit à chanter. Sa voix souterraine fit monter des larmes dans le tronc glacé de ma nuque. Je montais dans un flot de larmes qui voulait gicler de mes yeux. Mon corps s’abîma dans une mer. L’araignée bondit au milieu de la toile, le bouton de fleur s’ouvrit. Et la mort m’expulsa.

Il m’arracha le chapeau. Mes bras enveloppèrent mon blond mari et mes cuisses s’ouvrirent comme une corolle. Dame Libouschka de Maramone revenait à la vie, elle ouvrait son corps à la chair. Il faut prendre l’homme pour en faire un enfant.

Le village de Lukà se désengourdissait dans un nid de soleil. Des feuilles perçaient la neige. Les femmes se réunissaient pour tricoter la laine. Elles confectionnaient de la layette. Beaucoup étaient enceintes. L’hiver nous avait étreints. Rien n’oppressait ce village, sauf les montagnes. J’étais parmi ces femmes en terre de paix. Il suffisait de faire passer le temps d’une maille à l’autre, de ramener les hommes dans le ventre d’une recréation pour qu’ils ne repartent plus jamais dans une idée fixe.

La nature était notre havre. Elle nous tenait à une si petite distance des cycles de la vie et de la mort que nous ne songions plus jamais à partir.

Mon père ne l’entendait pas de cette façon. Il m’amena sur un promontoire d’où l’on pouvait voir aussi loin qu’Olomouc. Dans les vallées, la fumée des villages montait, en apparence paisible. Mais qui eût l’oreille fine aurait entendu la plainte des femmes : « Pourquoi nous mettre grosses si c’est pour tuer nos enfants ! » La guerre rôdait dans le corps des chiens en rage.

Je voulais rester dans les montagnes, dans une des cabanes du hameau des Frères. Faire œuvre de femme : semer le jardin, cueillir des baies et des champignons, laver la laine, nourrir les enfants, filer, tricoter, tisser, récolter, vanner, affronter le froid, la rigueur, la mort pure, la mort sans haine, pourvu que ce soit loin de la guerre, loin des obsessions, des drapeaux et des épées.

Je voulais me désister, déserter. Je savais que père refuserait. Il était inutile de le lui demander. Il avait prévu quitter Lukà dès la fonte des neiges, partir pour Skalice, Strážnice, P erov, en terre Habsbourg encore chargée de mercenaires des deux camps, et aller jusqu’à Horni Povazy, en Hongrie, où la résistance devait s’organiser.

Incapable de prononcer un mot, je me jetai en larmes sur sa poitrine. Il m’enveloppa doucement :

— Parlez, Lisbeth, parlez, ou vous finirez par exploser.

Je me dégageai pour qu’il lise sur mon visage. Il lisait, mais ne disait rien. Je crus qu’il allait pleurer, car ses yeux se voilaient d’eau.

— Ma fille, vous ne resterez pas ici, vous y gâcheriez votre bonheur. Je comprends cette tentation, je l’ai éprouvée tant de fois, mais je ne vous laisserai pas faire… (Je tremblais de tout mon corps.) À moins… à moins que vous répondiez à ma question.

Il s’éloigna de plusieurs pas, et me lança :

— Expliquez-moi, madame ma fille, pourquoi il faudrait rester ici, à l’abri des folies du monde ?

Je haussai les épaules, alors il continua.

— Il est écrit : « Dieu se repentit d’avoir fait l’homme. » Alors, pourquoi n’est-il pas resté au ciel, celui-là ? Pourquoi Jésus ?

Je restais muette. Il fit encore quelques pas vers moi et lança à nouveau :

— Pourquoi les hommes font-ils le contraire de ce qu’ils désirent ?

Il avança d’un autre pas. J’étais exaspérée, alors je lui criai :

— Je ne sais pas. Mais je ne veux pas !

Il écarquilla les yeux. J’étais aussi surprise que lui. Je le défiais.

— Voilà bien la chose la belle du monde !

Qu’un enfant se raidisse enfin contre son père.

Et j’éclatai en larmes.

— Chère madame ma fille, me répondit-il en me prenant dans ses bras, votre liberté ne consistera pas à ramper dans les sillons de votre peur.

Le lendemain, nous décampâmes.

La Moravie avait changé de visage. Le pays ne ressemblait pas au paradis dont m’avait parlé maman. Et loin s’en fallait ! Entre le début de la guerre et la signature de la paix, la patrie avait augmenté en population allemande, mais diminué en population morave. Dans les villes et villages considérés hussites, les pertes étaient énormes. La guerre et la recatholicisation avaient fait leurs ravages. Les hussites avaient été repoussés dans les montagnes et dans le silence. Les catholiques avaient pris le contrôle de la bière, du lin, de la draperie et de la toilerie. Leurs  piscicultures fleurissaient. Le poisson était chez eux obligatoire. En revanche, ils étouffaient l’économie protestante.

Chaque homme, chaque femme, chaque enfant avait été témoin des plus grandes horreurs. La peur régnait. Les villages semblaient déserts, des ombres fuyaient, des portes se fermaient, des museaux de chien sortaient des contrevents. Une garnison circulait. Au milieu de la place publique, une pie sur le gibet tenait en joue le bourg. La pie pouvait être une sœur, une voisine, un mari, un fils. L’information se vendait pour du pain. L’un mourait, l’autre mangeait. Ici et là, des fous criaient, frappaient aux portes, injuriaient un lampadaire, enlaçaient un chat mort.

La paix était signée. Mais qui pouvait fêter ? Qu’était cette paix ? En fait, la guerre était rentrée dans les cœurs. Elle se cachait dans les entrailles humaines. Tant qu’il y a combat, la guerre est à l’extérieur, on la voit, on la hait. Mais lorsque les combats cessent, la guerre entre et dévore du dedans. Alors, comment organiser une résistance sans jeter tout le monde dans un carnage ? D’autant plus que père ne faisait pas l’unanimité. Il avait été le protégé de Charles de Zerotin. Or,   ce noble n’avait pas été sans controverse. Il était resté ambivalent durant toute la rébellion. Sa sœur aînée avait été mariée au traître Wallenstein. Certes, alors même qu’il s’était réfugié chez Charles de Zerotin, père soutenait en secret la résistance dirigée par le frère de Charles, Ladislav Velen de Zerotin. En habile géographe, père avait dessiné une carte très détaillée de toute la Moravie afin d’aider l’organisation d’une résistance pacifique. Mais la chose était peu connue.

Nous arrivions près de Skalice où il était prévu de consacrer une petite église. Père supputait qu’aucune garnison ne viendrait importuner ce village trop proche de la Hongrie où la famille princière nous attendait. Révérend père avait reçu une invitation de la part de la veuve royale, Zsuzsanna de Hongrie, pour la réforme de l’éducation dans les villes soumises à sa gouverne.

Nous prîmes campement de l’autre côté de la Morava qui, en ce temps de la saison, dégorgeait encore de ses eaux de fonte. Nous fîmes un feu sur un promontoire d’où l’on pouvait observer le village. Ablonsky avait été envoyé pour annoncer notre arrivée et s’assurer du moment opportun pour la cérémonie. Le soleil se couchait derrière nous, jetant un linceul de sang sur le village. J’y voyais un mauvais présage.

Comme l’oiseau encourage l’oisillon au vol, père me poussait vers le rebord de la corniche. Je m’étais enfouie comme une tortue dans sa carapace… Sauf que je n’avais pas de carapace. Alors, je tremblais, j’étouffais.

— Vous voilà, madame ma fille, dans le pressoir du monde. Et moi, j’ai beau être votre père,  je suis impuissant à vous faire sortir du silence.

Je ne pouvais dire un mot.

— Puisque vous ne parlez pas, madame ma fille, je vais parler. Tant pis pour vous. Bouchez-vous bien les oreilles, parce que j’ai le goût de parler.

Réflexe d’enfant, je lui tirai la langue. La chose le mit de bonne humeur, et moi, sa bonne humeur me mit en rogne. Il prit un caillou et le plaça sur un rocher.

— N’écoutez pas, madame mon enfant, c’est  à lui que je parle parce que, lui, il écoute et il répond, c’est un caillou à grande bouche.

Il fit quelques pas en s’éloignant du caillou, se retourna brusquement vers lui. « Enlève tes sandales, car tu marches sur une terre sacrée. » Il faisait semblant que le caillou était Dieu parlant à Moïse. Il enleva ses brodequins, ce qui fut assez long, car il y avait un nœud dans l’un de ses lacets. Il suspendit soigneusement ses chausses sur une branche et fit quelques pas en direction du village en se trémoussant. Puis, il mit ses mains derrière ses oreilles pour écouter dans toutes les directions.

— La Nature parle. Je l’entends. Elle souffle :

« Je suis ce qui tient son origine en soi-même et, moi, je parle à partir de moi-même… »

Père chavirait dans sa philosophie. Il se retourna vers le caillou et continua :

— Vous avez bien entendu, mon cher caillou, ce qu’a dit la Nature. Vous allez donc devoir vous commencer vous-même. Par cela vous êtes, maître caillou, un être sacré. « Moi, un être sacré ! » s’étonne le caillou. « Bien quoi, lui répond la Nature, vous savez boire la lumière. Évidemment vous êtes un peu tête dure. Alors, à vous de faire le caillou si cela vous chante. Mais vous pourriez chanter mieux qu’un pinson… – Chanter ! répond le caillou, vous êtes fou. »

Il arracha une jeune pousse d’arbre.

— « Voyez, continue la Nature, voyez, là, juste là, dans ces racines, il y a un tout petit caillou qui s’effrite, qui donne sa substance à l’arbrisseau, qui se glisse dans ses veines et qui s’en va chanter dans les feuilles selon la brise et le vent. » Alors, si une pierre peut chanter, vous pouvez libérer votre chemin, madame ma fille. Un jour, notre mémoire doit nous vomir comme la baleine a vomi Jonas.   Il faut mettre le pied dans une aube neuve.

Il se tut enfin, s’étendit bien enveloppé près du feu et, après quelques minutes, se mit à ronfler doucement.

La cérémonie n’eut pas lieu dans l’église, mais sur la place du village. Trop de gens étaient venus de toute la Moravie, de Bohême, de Hongrie et même de Transylvanie. Certains retrouvaient un ami, d’autres venaient entendre un éducateur renommé dans toute l’Europe, mais pour tous ou presque, c’était d’abord leur senior. Et leur senior venait leur indiquer la direction à prendre. Il incarnait l’espoir de leur Église. Cette Église, c’était tout ce qu’il leur restait.

Ablonsky avait fait enlever la potence et élever une tribune. Il avait réuni les meilleurs choristes. Un cantique fut entonné, la foule devenait une seule personne.

Le terrain préparé, père s’avança :

— Sœurs et frères dans l’épreuve, je ne vois qu’une résistance possible pour l’Église spirituelle que nous sommes : éducation, démocratie. C’est le seul chemin. Ce qui nous intéresse dans le labyrinthe du monde, ce sont les germes d’humanité. L’éducation consiste à fournir à ces germes les meilleures conditions de déploiement. La  démocratie consiste à faire en sorte que chacun de ces germes participe à la transformation du monde. J’entreprends une vaste consultation. Je veux savoir quelle solution vous proposez. Il faut penser à une constitution qui puisse nous permettre de traverser le temps…

Tel était son message. Un message qui soufflait comme l’air sur une pierre. La pierre restait immobile, le vent, personne ne l’avait vu. Les uns disaient qu’il fallait se faire catholique, les autres qu’il fallait se faire calviniste. Beaucoup crurent que père avait renoncé et que son discours n’était que paroles creuses.

La première leçon

À Lednice, un dénommé Nicolas Drabik, prédicateur enflammé des Frères, avait prophétisé rien de moins que la défaite de l’Antéchrist bicéphale, catholique et protestant. Cela avait soulevé de nouveaux espoirs. Le salut pourrait venir du sud, de Hongrie. Mais le prince de Hongrie eut l’audace de conclure une paix séparée avec l’empereur. Une fois encore, nous étions trahis. Drabik  le prophète voulut se venger et, à force de prières, fit tomber la foudre sur le prince. Le prince mourut l’année même des traités de Westphalie. Sa veuve, Zsuzsanna de Hongrie, nous avait invités. Tout en pestant contre Drabik, le prophète de malheur, elle n’était pas insensible au projet d’union des protestants qu’elle pensait être le projet de père. Son plan commençait avec le mariage de son fils Sigismond avec Henriette Marie, fille de Frédéric le palatin, le héros de Bohême. Le mariage serait magnifique et scellerait une alliance prometteuse. Les forces protestantes pourraient à nouveau s’unifier et renverser l’antéchrist catholique. Tel était le nouveau rêve. L’espoir d’union des protestants glissait donc de la Suède à la Hongrie. De ce fait, père passait du nord au sud. Il avait l’art d’aller à l’endroit précis où le malheur arrive.

Plutôt que la guerre, révérend mon père conseilla de poursuivre simplement mais intensément l’amélioration des affaires humaines. Plus précisément, il proposa de commencer la réforme par la famille princière elle-même et, grâce à l’éducation, d’étendre cette réforme du château à toute la ville, puis de la ville au pays, du pays à la Bohême, de la Bohême aux Allemagnes… « La  joie, disait-il, est toujours la meilleure des armes. Si notre réforme donne le bonheur, elle n’a pas besoin d’armes. »

Il gagna la faveur de la gracieuse et noble douairière, veuve Zsuzsanna. L’éducation est toujours une bonne chose. Mais il n’était pas question de réformer la famille princière, déjà si bien instruite. Il fut convenu d’envoyer Ablonsky à Berlin pour négocier le mariage de Sigismond avec la princesse Henriette-Marie. Nous reçûmes résidence, devoir et pouvoir de réformer l’éducation contre une jolie rente. Nous pûmes enfin nous installer dans une vraie maison, un petit domaine   comprenant   vigne,   jardin   et   verger.

Dame Johanna et les enfants arrivèrent au cours du mois (Ludmila et Pavel ne voulurent pas quitter Leszno). L’été brillait, le potager donnait, les poules picoraient, Suzanna et Daniel s’ébattaient dans les champs des environs. Johanna, radieuse, s’occupait de toute la maisonnée. Une chaleureuse quiétude construisait son aire, une clairière enfin dans ce malheur.

Ablonsky parti, j’assistais moi-même révérend mon père. Affairés comme des abeilles, nous allions d’un pas léger. Père rayonnait d’énergie. Il voulait refaire le monde. Il ne se demandait même pas si la chose était possible, elle était nécessaire et cela lui suffisait. Il mettait l’épaule sous la montagne et, sifflotant, poussait, convaincu de faire basculer le monstre des « habitudes ».

Notre petit domaine se trouvait à flanc de colline entre le château, plus haut, et la petite ville, plus bas. Le bourg n’était en fait qu’une longue rue courant le long de la rivière Bodrog. Nous allions du château à la place de la ville pour négocier, discuter, distribuer nos opuscules, organiser des réunions, écouter… Chaque guilde, église, taverne, école, était consultée à partir du texte imprimé de père :

« L’école doit viser l’épanouissement complet de tous jusqu’à faire de chacun un être souverain, un levier de la démocratie. Tous, filles et garçons, pauvres et riches, infirmes et bien portants, doivent être en chemin vers l’épanouissement de soi. Qu’un seul soit mis de côté et l’entreprise entière perd sa légitimité… Chaque école doit être conçue comme un petit paradis. Perçons le bâtiment de grandes fenêtres, entourons-le d’un jardin parsemé d’arbres, transformons ses murs en exposition, car c’est la nature qui, en premier,  doit enseigner. Les élèves entendront les oiseaux, toucheront des animaux, seront constamment en présence des choses… Tout ce qui est enseigné doit être montré… Toute violence sera chassée de l’école : la grisaille des murs, l’austérité des classes, la rigidité des bancs, l’inactivité physique si contraire à la nature des enfants… L’école  n’a  tout simplement pas le droit d’engendrer le dégoût d’apprendre… Il faut enseigner tout. La culture  ne consiste pas à acquérir des connaissances éparses, mais à saisir des totalités… Le soleil est immense et d’une très grande chaleur, et pourtant il ne peut allumer la moindre brindille à moins de concentrer ses rayons grâce à une lentille. Qu’un couple concentre son amour, il en résulte un enfant. Qu’une communauté se concentre sur ses enfants, et nous avons une école. »

En fait, père revendiquait tout le contraire de ce qu’était l’école en Hongrie. Par la désastreuse défaite de Mohács au siècle précédent, les Turcs s’étaient rendus maîtres de la plaine hongroise pour des décennies. On le disait et ils l’avaient prouvé ici plus qu’ailleurs : « Leur façon de fabriquer des déserts est leur plus grande arme. » On y met des moutons à paître, des chèvres, des chameaux et des chevaux en nombre invraisemblable jusqu’à ce que la terre rende l’âme. Ils étaient repartis, oui ! mais pas le désert. La paysannerie agonisait. La misère et le désespoir sapaient le courage. Les officines, les échoppes, les ateliers, les forges n’avaient rien à faire. Hommes et femmes se perdaient en querelles. Lettrés et clercs avaient quitté le pays. On entassait dans des abris de fortune des enfants qui, à force d’ennui, n’étaient plus contrôlables. S’ajoutait à cela qu’un grand nombre d’enfants avaient été témoins de toutes sortes d’horreurs. Leur confiance était dévastée encore plus que les campagnes. Alors, on abusait du fouet, et le cercle de la misère se refermait.

La situation était si catastrophique qu’une réforme à l’échelle nationale n’était pas concevable. Père eut l’idée de prendre pour moteur de sa réforme le théâtre. « Nous ferons une école de la scène, avait-il commandé. Les élèves seront stimulés par le désir de faire bonne impression, les parents participeront, la communauté sera fière d’elle-même et sortira de sa torpeur. À partir du château, on pourra rayonner… »

Il fallait d’abord convaincre le pasteur calviniste, l’austère et inflexible révérend Jonas Tolné. Père écrivit une pièce intitulée Diogène le cynique. Elle fut jugée « trop profane pour une entreprise aussi sacrée ». Il composa Le Patriarche Abraham… « Il ne fallait pas utiliser un texte aussi sacré à des fins aussi profanes ! » Il se remit à l’ouvrage et transforma son plus célèbre livre scolaire, La Porte ouverte des langues, en une série de saynètes éducatives. Le pasteur dut rendre les armes. Le deuxième obstacle venait du maïeur de la guilde des cordonniers, le plus riche sinon le plus puissant personnage du bourg. Malgré la grotesque suffisance dont faisait preuve cet homme, on le disait constamment sur la défensive. Il était devenu si gras qu’il chancelait sur ses trop délicates chevilles. Il ne voyait personne et se méfiait de tout le monde. Il fallut l’intervention de la veuve royale pour être admis chez lui. Au premier contact, père eut le souffle coupé. Il me raconta plus tard que le maïeur ressemblait à s’y tromper à un traître morave qu’il avait jadis rencontré. Cet homme, qui aujourd’hui devait être mort ou très âgé, avait fait fortune en vendant une à une les têtes de nos représentants tchèques. Quoi qu’il en soit, la discussion fut brève. Seul l’argent princier put venir à bout de son entêtement.

Une grande salle du château fut transformée en sept classes. Père me désigna professeur du Vestibule, la cohorte d’alphabétisation. Pas de rouspétage. Après tout, c’était la plus  petite classe : soixante-deux enfants de six à douze ans lorsque dame Johanna aurait terminé de convaincre les mamans de laisser partir leurs fillettes. Des bambins et des bambines qui avaient besoin de moi… moi qui avais eu la chance d’avoir été élevée par lui… moi qui connaissais parfaitement sa Grande Didactique…

Incapable d’aucune riposte, je n’avais rien pu dire, cela aurait dû suffire à le convaincre !

De la paysannerie jusqu’aux bourgeois, en passant par toute la valetaille, les familles directement rattachées au château devaient y envoyer leurs enfants, par ordre de son altesse Zsuzsanna. Une compensation serait fournie, selon les besoins, pour la privation du travail des enfants. Mon enseignement annuel se diviserait en quarante-deux semaines de trente heures. Les leçons de trente minutes seraient séparées de jeux récréatifs. Tout était prévu dans le manuel. Le temps approchait et la peur troublait mes nuits.

Père, après conseil auprès des familles, m’avait proposé trois décurions : le fils du révérend Tolné, huit ans, nerveux et vif d’esprit, très en avance sur les enfants de son âge ; Aron Gönc, fils du forgeron, sept ans, un peu bourru, remarquable en mathématique et connaissant déjà son alphabet ; et Thlem Fony, huit ans, fils du premier valet de son altesse, le plus doué sans doute, lisant aussi bien le hongrois que le latin. Libre à moi de choisir plus tard, parmi les parents, deux ou trois répétiteurs.

Le jour fatidique arriva. J’étais très anxieuse. Dès six heures du matin, dame Tolné, la tête émergeant à peine d’un col de guipure qui lui enserrait le cou jusqu’aux oreilles, guimpe sur la tête, dentelles d’un blanc immaculé, m’amena son Junior endimanché, tout roide dans ses étoffes, chapeau noir sur la tête et plus sérieux qu’un empereur.

— Mon fils, vous devriez faire honneur à la famille, lui dit-elle, en lui plantant le doigt dans le creux de l’épaule. Révérend Comenius vous a confié cette classe. Que je n’apprenne pas qu’il y manque de la discipline ! Soyez respectueux avec la jeune femme qui est là et qui vous aidera dans cette charge. Si quelque chose ne va pas, votre père devra être immédiatement avisé. Vous m’entendez ?

Et elle se retira sans me dire un mot, mais non sans m’avoir regardée de haut en bas, haussant les épaules et laissant échapper un grommellement dans lequel je crus discerner : « Une femme ! Une muette ! »

Junior se mit à inspecter les lieux à la manière d’un gendarme. Il s’approcha de moi et me lança :

— Combien de décurions dans cette classe ?

Qui sont mes assistants ?

Je lui fis signe d’arrêter ses questions, car il avait toujours son chapeau sur la tête. Comme il fuyait mon regard, je lui pris les deux épaules et l’invitai à se décoiffer. Ce qu’il fit non sans hésitation. Je le remerciai d’un sourire. Il sembla le recevoir comme une gifle, tourna les talons et se mit à faire les cent pas.

J’entendais battre mon cœur. Du pouce, je tournais le jonc de maman qui flottait à mon index. Depuis plusieurs jours, j’étais  incapable  de manger.

Arriva Thlem Fony, habillé d’un justaucorps aussi coloré qu’il était recommandé de l’être à la cour de son altesse. Il me salua en soulevant un instant son bicorne à plumes et, avec la plus charmante galanterie, me fit :

— Je suis à vous, madame. En ce beau matin, que dois-je pour vous être agréable ?

Si je n’avais pas été aussi anxieuse, je serais immédiatement tombée sous le charme de cet enfant. Mais l’heure approchait comme un nœud coulant se referme sur le cou d’un lièvre.

On frappa sur le cadre de la porte : trois coups bien sonores. Un gaillard, court sur jambes mais énorme d’épaules, portait sur son bras un loupiot rondelet qui s’agrippait à lui.

— Que ça, fils, c’est pas une matrone que tu vois, mais la plus gentille dame du château.

Il décrocha l’enfant et, de son énorme main, le poussa délicatement. Le garçon se mit à courir, fit deux ou trois cercles et se planta droit devant moi, ses deux yeux noirs bien enfoncés dans les miens. Ce qui déclencha le plus retentissant des rires chez le père. Oubliant un instant mon angoisse, je m’approchai du taquin, lui enlevai son chapeau et fis signe à Thlem et Junior de déposer, eux aussi, leur coiffe sur les crochets près de la porte. Ce qu’ils firent sous le regard attentif du forgeron, donnant ainsi un court répit à mes angoisses.

Tolné fils sortit de sa poche une lorgnette en argent et se mit à lire dans un petit livre riche en miniatures, ce qui impressionna grandement Aron, le fils du forgeron.

— C’est du butin ! s’exclama-t-il.

— Eh quoi ! répondit Junior.

Thlem, qui avait vu bien d’autres richesses, m’observait. Je fis signe aux trois décurions d’approcher du tableau où j’avais écrit mes instructions.

Un à un, les garçons arrivaient accompagnés de leur mère, parfois de leur père qui, invariablement, leur mettait en tête : « Si j’entends dire… » ;

« Donne à rire et tu verras… » ; « T’as besoin de te tenir… » ; « De la discipline, soldat ! » ; et d’autres conseils encore. Chaque petit recevait un dernier coup d’œil, mais le plus sévère était pour moi. L’ordonnance n’avait pas besoin d’être prononcée, elle sortait du regard comme une taloche : « Si jamais, il revient d’ici malpoli… la preuve sera faite qu’une femme n’est pas de nature à faire un homme d’un enfant. »

Je les confiai à leur décurion qui indiqua la place de chacun autour de trois grands cercles que j’avais dessinés à la craie sur le plancher, avec le nom des enfants. Nikolaï, le fils du maïeur de la guilde des cordonniers, qui n’avait que cinq ans, arriva tout fin seul. Il fut chaleureusement accueilli par son ami Junior. On laissa un grand espace vide autour de l’enfant, tout rouge de  cette attention.

À mesure que la classe se remplissait, le silence croissait, un air d’austérité s’installait et chaque garçon semblait se transformer en statue de sel. On se serait cru dans une ville assiégée. Arriva frérot Daniel qui voulut bien égailler sa cohorte, mais n’y put rien. Sa présence au contraire ajouta à l’inquiétude.

L’heure prévue approchait. Les garçons, assis par terre, étaient comme paralysés, ils s’observaient mutuellement. Un paysan à côté d’un teinturier, un vitrier à côté d’un valet, un boulanger à côté d’un maître de guilde, tous assis à la même hauteur, décoiffés de leur distinction, les amis parfois éloignés, les ennemis soudain rapprochés. Le silence devenait de plomb.

Je m’inquiétais des filles… quand des rires et des pépiements se firent entendre. J’allai à la fenêtre. Dame Johanna montait la colline avec  son troupeau de fillettes joyeuses. Sous le soleil encore jaune, piétinant le champ fraîchement fauché de leurs sabots bourrés de paille, un essaim de bambines bigarrées… Je fis signe aux garçons de venir jeter un coup d’œil. Chacun de regarder son décurion. Aron, fils du forgeron, invita sa cohorte aux fenêtres. Thlem et, un instant plus tard, Junior suivirent son exemple. Le vitrage était trop haut, les uns devaient grimper sur les autres, se relayer, ce qui entraîna un singulier tintamarre.

Frappant des mains, je fis signe de retourner aux places. Personne n’hésitait à obéir. Malgré cela, Junior commanda d’une voix de colonel :

— À vos décurions, en silence, tous.

En un instant, ils y étaient, immobiles et muets comme des soldats de bois. Ils connaissaient trop bien l’armée et la peur. Dehors, Johanna avait entonné un chant, dont les bambines ne connaissaient ni l’air ni les mots. La cacophonie aurait fait rire Calvin lui-même, mais personne de ma classe n’esquissa même un sourire. Elles entrèrent plus qu’enjouées ; les garçons, au garde-à-vous, ne bronchaient pas. Les petites demoiselles se turent net.

Johanna lut sur mon visage tout mon accablement. Elle demanda aux décurions de venir chercher leurs écolières. Ce que fit diligemment Thlem, suivi d’Aron. Dame Johanna tapa du pied et Junior s’exécuta.

C’était l’heure : devant moi, trois anneaux de bambins anxieux, et moi, j’étais en train de confirmer toutes leurs appréhensions…

— Vous connaissez tous madame Élisabeth, dit Johanna aux enfants. Elle est discrète et ne parle pas pour ne rien dire, mais il n’y a pas de meilleure institutrice.

Puis elle me laissa la place, s’assit près de la porte, sortit son tricot. Chacun avait apporté une grande ardoise et une petite pierre pointue pour écrire. La peur se lisait sur leurs visages. On entendait le bourdonnement des mouches, si nombreuses en cette saison. Junior tapait du doigt sur le plancher. Oh ! très légèrement, mais au rythme du tambour. Cela me plongea dans une angoisse indescriptible.

J’entendais mon cœur battre. Chaque pulsation donnait l’impression de s’étirer comme pour rejoindre l’éternité. Trop d’yeux me regardaient. Trop de peur, trop de frayeur. J’étouffais…

Cette peur semblait bien plus grande que l’école, bien plus grande que tout. Un effroi disproportionné. Des corneilles craillaient, et il me semblait entendre au loin des cris de femmes et des tirs d’arquebuse. J’étais ruisselante de sueur et pourtant grelottante. J’allais m’évanouir.

Je fermai les yeux, pris une difficile respiration. Un halo laiteux tremblait devant mes paupières. J’ouvris les yeux. Le halo persistait. Je ne voyais plus rien. Des troupes s’avançaient, piques à la main. La scène était soudain là, tout entière entre deux battements de mon cœur. Elle avait été pliée, repliée, chiffonnée, compressée, et voulait exploser en cet instant même…

À peine un filet de lumière entre les planches… Des cris, le hennissement des destriers, un terrible fracas, et puis le silence, le baragouin des soudards qui flairaient. Pas un mot, pas un son, nous retenions jusqu’à notre respiration, Ablonsky et moi… Bébé  Ludmila  entre  les  bras  d’Ablonsky…  Ma main sur la bouche de bébé. Tous les trois dans le grand coffre attaché sous le fourgon. « Ils nous ont pris les enfants à P erov, certifiait père, voici les papiers. » Maman répétait en gémissant : « Ils me les ont pris… » et elle pleurait à grands cris pour couvrir le silence. Il ne fallait pas éternuer, ni tousser. Ludmila me regardait effrayée. Elle étouffait. Elle ne devait pas pleurer. Elle ne devait pas bouger. Elle ne devait pas tousser. Pas le moindre bruit. Ablonsky la tenait ferme. Je gardais la main sur sa bouche… « Certificat signé des jésuites… » garantissait père, et il parlait fort, avec beaucoup d’explications. Maman sanglotait. Ludmila bleuissait sous ma main, les yeux exorbités… Je soulevai légèrement la main, mais elle allait crier. Je resserrai… Les chevaux du fourgon se mirent à piaffer, une poussière épaisse entrait dans le coffre. Il ne fallait pas éternuer, pas le moindre bruit. Dieu béni ! le fourgon se mit enfin à avancer. Je soulevai ma main. Ludmila ne respirait plus. Ses yeux vitrés me fixaient. Il y eut de grands cris. Les soudards avaient capturé deux des enfants de dame Sophia. À travers une fente, je voyais… Dame Sophia  criait : « Mes petits, ne les tuez pas, ne les tuez pas… » et elle se lamentait en se frappant la tête. Attachés comme des poches sur le dos d’un âne, les garçons hurlaient : « Maman, maman… » Par terre… le corps d’un bébé… sous une énorme pierre… le corps écrasé d’un bébé… C’était Pascal, le dernier de madame Sophia… Ludmila se mit à pleurer… Les chevaux partirent au galop… Nous étouffions dans la poussière… Dame Sophia s’était écroulée par terre. Père courait vers elle…

— Madame, madame, nous sommes prêts… Aron Gönc me tirait la main, Daniel, à ses

côtés, me regardait. Soixante-deux pairs d’yeux apeurés me fixaient. Johanna n’était plus là. Une lumière presque surnaturelle inondait la classe. Une petite fille se moucha avec le bout de sa manche, un petit garçon se balançait en serrant son ardoise, tous pendulaient, anxieux, tremblants.

Ils avaient connu la guerre. Chacun avait caché tant bien que mal ses souvenirs. Le silence devenait dangereux. Des souvenirs allaient éclater, aussi horribles que les miens, pires peut-être ! Je serrai le jonc de maman. La lumière était éblouissante. Tous ces visages avaient quelque chose du soleil perçant à travers d’horribles nuages. J’avais vu ces enfants jouer, j’avais entendu leurs rires. On aurait dit des écureuils perchés grignotant une noix, aux aguets, prêts à déguerpir au moindre cliquetis. Les cloisons sont

fragiles entre les souvenirs.

Chaque enfant était devant moi dans sa clarté. De si beaux visages qui me regardaient comme si le jour devait venir de moi. Une fillette allait pleurer. Je m’approchai d’elle sans réfléchir :

— Ne t’inquiète, fille… La guerre est terminée. Écoutez, les enfants. Une princesse chevauche un beau cheval blanc… Cheval blanc, continuai-je en chantant, viens, viens de par le vent, cours, cours dans les courées. La guerre est terminée… Cheval blanc, viens, viens de par le vent, cours, cours dans les courées. La guerre ne reviendra plus jamais…

Les enfants se mirent à reprendre la comptine. Une intense clarté inondait toute la classe.

— Plus de reîtres, plus de soudards, plus de Tartares, c’est terminé, les enfants. On va apprendre maintenant des choses amusantes. Il ne faut plus avoir peur.

Une petite fille se leva, courut et se jeta dans mes bras. Son petit frère tenait bien haut la main levée en se mordillant les lèvres. Je lui fis signe de parler.

— C’est vrai, papa l’a dit, ils ne reviendront plus.

Un doux chuchotement se mit à circuler entre les enfants. Les uns toussaient, les autres éternuaient. Mon visage se décrispa. De-ci, de-là, de petits rires surgissaient comme des fleurs. Aron Gönc retourna à sa place en laissant échapper :

— Maman l’avait dit : « Est muette, la Lisbeth ? Non ! C’est ragot. Elle parle juste ce qu’il faut, c’est tout. »

La petite que j’avais dans les bras me pinça le nez et toute la classe s’esclaffa. Je la déposai par terre, et lui donnai une petite tape sur les fesses pour qu’elle aille s’asseoir à sa place. Chaque enfant étincelait comme un phare.

J’entrepris, allegretto, ma première leçon :

— Debout, les enfants… Tenez-vous la main et tournez autour du cercle de votre décurie jusqu’à ce que vous repreniez votre place… Est-ce que quelqu’un peut prononcer la voyelle que vous venez d’écrire avec vos pieds ?

— C’est un o, s’écria Rusky.

— Punition, intervint Junior, son décurion,  on doit lever la main avant de parler.

— Très juste, décurion Junior.

Je demandai au petit Rusky de s’approcher de moi. Toute la classe tourna les yeux vers le bâton suspendu près du petit tableau noir. Nikolaï ne put retenir un cri de peur. Mais j’avais une autre solution :

— Prends le bâton, Rusky, oui, prends-le. Maintenant, fais un o sur le tableau avec ton bâton. L’enfant tremblotait si fort que son o ressemblait bien plus à un tortillon qu’à une quelconque voyelle.

— Je ne frapperai aucun enfant, intervins-je. Puis, me retournant vers le petit Rusky : Alors, remets le bâton à sa place, il sert seulement aux démonstrations, prends la craie blanche qui est là et fais-moi un grand o bien rond.

L’heure du pain arriva. En effet, il était prévu que chaque enfant reçoive un petit pain avant la première récréation. « Un ventre creux n’apprend rien », avait plaidé monsieur le directeur mon père devant le chancelier du château. Beaucoup d’enfants mangeaient goulûment comme si c’était là leur premier repas de la journée, quelques-uns regardaient le pain comme un trésor qu’ils hésitaient à croquer. Un petit le cacha dans sa chemise.

— Tu ne manges pas ton pain? lui demandai-je. Il ne répondait pas.

— C’est pour ta maman ? lui soufflai-je. Il fit signe que oui.

— T’es vraiment un bon garçon. Donne-moi ton pain.

Je déchirai le pain en  deux,  lui  ordonnai de manger la moitié et mis l’autre portion dans  sa besace.

— Il faut te nourrir pour apprendre, c’est toute ta famille qui en profitera.

Le reste de la journée, nous avons dansé le o, chanté le o, écrit le o, trouvé des cailloux en forme de o, fait l’inventaire de fleurs en forme de o, repéré la lettre o dans des proverbes peints sur les murs. Du o, nous passâmes au chiffre zéro et à partir de ce nombre fut amorcée la leçon de métaphysique. Car il fallait enseigner tout dès la première journée, et le premier tout, c’était zéro.

Comme prévu dans le manuel, j’énonçai les deux consignes :

— Vous devez trouver deux objets, le premier ressemblera à la forme du nombre zéro et le deuxième est très difficile à trouver, c’est zéro luimême, le vrai zéro en personne.

La dernière récréation fut consacrée à ce jeu. Au retour, lorsque tous les enfants eurent montré leur premier objet, je répétai la deuxième question :

— Quelqu’un a-t-il trouvé zéro ?

Silence… Et lentement, prudemment, Thlem leva la main :

— Zéro, suggéra-t-il, on ne peut pas le trouver parce que c’est rien…

La classe était muette d’admiration, sauf peut-être Junior qui lança un regard de défi en direction de Thlem.

— Retenez bien ceci, les enfants. On peut écrire même des choses qui n’existent pas. Le zéro est concevable dans votre raison, mais il n’existe pas dans la réalité. Il est très important de garder à l’esprit que parfois des mots ne se rapportent pas à des choses, mais seulement à des images qui dansent dans notre imagination.

La cloche sonna la fin de la journée. Trois enfants cependant n’étaient toujours pas capables de dessiner un cercle convenable et de distinguer clairement o et zéro. Je décidai de les reconduire jusqu’à leur maison en tentant de découvrir pourquoi ils n’avaient pas compris la leçon. Le premier avait simplement de la difficulté à prononcer la voyelle. Il n’entendait pas bien. Chuchotant dans chacune de ses oreilles, je m’aperçus qu’il était sourd de l’une d’elles. Il fut convenu qu’il occuperait une place plus appropriée dans la classe. Le deuxième manquait de dextérité. Je lui recommandai de s’exercer en faisant d’énormes o autour de lui avec un bâton, puis de rapetisser les o jusqu’à la grosseur d’un gobelet. Enfin la petite Toscana, au  toupillon  frisé et noir comme le charbon, se figeait à la moindre question et se mettait à marmonner, rien de discernable. Elle était incapable de me regarder dans les yeux, ni même de fixer son attention sur quoi que ce soit. Elle m’amena à plus d’une heure du bourg, au sommet d’une petite colline de l’autre côté de la rivière.

L’étrangère

Je n’avais jamais rencontré la mère de Toscana, tout le monde en parlait, mais personne ne lui adressait  la  parole.  On  l’appelait  « l’étrangère ».

Elle était venue enfant, on ne savait d’où, avec trois brebis angoras d’une laine rare. Elle se disait bergère, mais n’avait ni durillons aux pieds, ni cals aux mains pour le prouver. « Blanche comme neige et douce comme soie était sa peau », disait-on, comme si chacun l’avait vue se baigner toute nue dans la rivière ! Elle s’installa sur un lopin de roche dont personne ne voulait et se mit à filer une fibre de si grande qualité, à la teindre de si belle couleur, à confectionner des gants, des mitaines, des chausses, des bonnets aux dessins si raffinés que l’on pouvait en tirer grand profit sur les marchés spécialisés d’Allemagne. On lui refusa licence de vendre directement à la bourgeoisie des environs. Elle devait tout apporter à la guilde des cordonniers. Malgré cela, elle avait développé  son cheptel et sa production étonnait… Lorsque je vis au loin la masure, en fait le plus misérable buron de la région, je compris qu’on ne lui donnait qu’un vil prix pour son travail. Certains disaient que la petite Toscana était la fille d’un viol. La plupart des habitants affirmaient sans hésitation que l’étrangère avait eu une liaison avec un Impérial.

Lorsque la jeune femme me vit au loin, elle entra immédiatement dans sa masure. Sa chevelure était blonde, presque d’argent. Toscana s’arrêta net et me fit signe de m’en aller. Je fis néanmoins quelques pas de plus, la petite se mit à crier en me lançant des pierres.

— Tu ne veux pas que je parle à ta maman ? lui demandai-je.

— Va-t’en, rétorqua la petite sans me regarder.

— À une condition, répondis-je. Tu dois me promettre de venir à l’école tous les jours, sinon je viens te chercher jusque dans ta maison.

La bambine acquiesça de la tête.

Le soleil resplendit tout l’été. La nuit, de lourdes averses pénétraient la terre. La nature se gonflait comme une pâte. On aurait dit que l’herbe espérait couvrir les malheurs de la guerre. Le mois des vendanges qui approchait nous invitait à la fête. L’école, elle aussi, s’était gorgée  d’une humeur qui voulait maintenant se répandre en vacances.

Presque tous mes enfants connaissaient leur alphabet, beaucoup de mots et les chiffres arabes et romains jusqu’à dix. La plupart d’entre eux pouvaient lire des phrases entières. Et moi, j’avais appris à parler à mesure que j’enseignais à écrire. Chaque syllabe se dépliait dans ma gorge comme un papillon sortant de son cocon. La délivrance venait des enfants qui m’appelaient de leurs grands yeux curieux. J’avais l’impression d’entrer dans le monde des vivants. Néanmoins, il m’était encore très difficile de parler en dehors de ma classe. Il y fallait de la nécessité.

La décurie de Thlem était en avance sur celle de Junior. J’avais pourtant expliqué à celui-ci,  avec exemples et détails, que trop de sévérité empêchait l’esprit de prendre son envol. J’étais contente que le nouveau trimestre oblige le changement de décurion, la compétition entre le fils du pasteur et le fils du premier valet prenait des proportions exagérées. Seul Aron, toujours jovial, échappait à cette compétition. Je lui avais confié la petite Toscana, elle ne se mêlait aux autres que pour mieux disparaître et, malgré tous les efforts de son décurion, n’apprenait rien.

Il fut convenu que Junior, pour ses bons services, recevrait le privilège d’aller à la bibliothèque du château une fois la semaine. De plus, son nom serait sur la liste des enfants éligibles au titre de consul (ce qui lui permettrait de participer, au côté de son père, au conseil de l’école). Thlem, pour sa part, serait éligible, à ses quatorze ans, au conseil des juges, à condition évidemment qu’il continue sur sa lancée. Le conseil des juges, formé de professeurs, de parents et d’élèves, avait mandat d’appliquer le règlement scolaire lorsque des cas litigieux étaient amenés à son attention. Aron Gönc obtenait par exception la permission de rester décurion, comme il le souhaitait et comme son père le lui conseillait.

Je n’avais pas trouvé meilleure répétitrice que ma petite sœur Suzanna. Elle était si en avance dans sa classe de la Porte qu’on lui donna la permission de venir m’assister. Cependant, cela ne suffisait pas. Il n’était pas question qu’un seul enfant ne puisse pas passer le Vestibule dans les délais prévus, père n’allait pas le tolérer. Les vacances me serviraient à trouver les « solutions pédagogiques ». Je devais me débrouiller. C’était à moi d’apprendre comment apprenait chaque enfant.

Les vendanges furent d’une grande réjouissance. Le raisin était gorgé d’une vitalité qui nous pénétrait par les pieds, Suzanna, moi et toutes les filles chargées d’écraser les fruits. Il m’arrivait de m’égayer et de rire, simplement pour mieux appartenir à cette communauté qui tentait de guérir de la guerre. Révérend mon mari me manquait beaucoup, et pourtant j’appréhendais son retour. J’avais tellement changé. Cependant, un autre tracas me chiffonnait. J’étais inquiète pour la petite Toscana.

Quelques jours avant la fin des vacances, père m’invita à le suivre. Il voulait se rendre à Györgytarló afin de discuter avec la mairie de la possibilité d’y ouvrir une petite école préparatoire. Nous nous arrêtâmes pour déjeuner sur une colline pierreuse pas très loin de la rivière Bodrog.

— Merci, père, de m’avoir donné cette classe… Elle chasse de mon cœur la chagrine ténèbre.

J’empruntais ici une de ses tournures de phrase. Lorsque sa parole passait par mes propres poumons, j’avais l’impression que père était en train de me fabriquer du dedans. Sur la colline ensoleillée, je regardais papa mordre avec appétit dans son pain où coulait le fromage de chèvre… C’était, je crois, la première fois que je prenais conscience que je tirais ma vie de cet étrange personnage qui mangeait, parlait, dormait, riait, pleurait, pensait, écrivait dans la même maison que moi depuis toujours.

— Je vous aime, père.

Il prit une grande gorgée de vin et me regarda avec des yeux si bridés que j’en fus complètement bouleversée. Il me prit dans ses bras.

— Madame ma fille, si vous saviez ma joie.

Mais dites-moi, quelque chose vous turlupine ?

Il savait si bien lire sur mon visage.

— Père, enseignez-moi. Quand l’amour devientil un sacrement ?

Il resta un moment interloqué, sortit son mouchoir de sa poche et essuya soigneusement sa bouche. Le silence dura longtemps. Père semblait, comme toujours, chercher une réponse quelque part dans la nature qui l’entourait. Il regardait le paysage, fixait rivières et collines.

— Manger, commença-t-il, est un sacrement lorsque nous prenons conscience que la nourriture est de la lumière devenue substance. Il y a sacrement lorsque le corps et l’esprit nous apparaissent une même chose. Chaque besoin humain a son sacrement : le sacrement de la propreté, c’est le baptême ; le sacrement de la vie sociale, c’est le pardon ; le sacrement de la parole, c’est l’éducation ; le sacrement de la mort, c’est l’abandon ; et le sacrement du désir, c’est le mariage. Je crois que, si tu te donnes corps et âme à l’amour, tu peux entrer en sacrement de mariage. Je pense que c’est le plus exigeant et le plus délicieux des sacrements. Dame ma fille, lorsque le plaisir charnel se transforme en joie, c’est le sacrement de mariage… Doutez-vous d’y arriver ?

Il me serra tendrement dans ses bras.

— Mettez-y tout votre cœur. Vous verrez… Une clochette sonna. Derrière nous, un

énorme et magnifique bélier broutait. Aucun troupeau ni berger n’apparaissait à l’horizon. Étant donné la valeur de la bête, il nous fallait faire quelque chose pour trouver son propriétaire. S’approchant lentement de l’animal, père réussit à l’attraper par les cornes et à l’immobiliser un court instant, me permettant ainsi de lire sa marque de fer. Il fut convenu que père irait seul à Györgytarló pendant que je me renseignerais à une ferme des environs.

L’animal appartenait à la guilde des cordonniers, mais il avait été loué par la mère de Toscana pour les besoins d’accouplement de son troupeau. Il n’était donc pas question d’ébruiter l’escapade du bélier, la réputation de « l’étrangère » était suffisamment entachée. Il fallait plutôt aider la pauvre femme à récupérer la bête au plus vite.

Je me dirigeai donc tout droit vers le buron. Personne n’était dans la cabane. J’allais ressortir lorsque j’entendis un gémissement étouffé. Cela semblait provenir du grenier. Je replaçai l’échelle d’accès qui traînait par terre et montai. Un loquet fermait la trappe. J’ouvris. Rien, sinon un tohubohu d’outils de filage, de paniers, de coffres. Je redescendis… Encore une plainte étouffée. Je remontai. Écartai quelques objets… Deux galoches dépassaient sous une grosse serpillière. J’enlevai la toile. Toscana ! Elle cachait son visage sous un coussin, mais sa houppe noire comme le charbon la trahissait.

— Que fais-tu là, ma petite ?

Elle retira le coussin d’une main, se protégea la tête de l’autre.

— Ta mère t’a punie ? lui demandai-je. Pas de réponse.

— Tu devais surveiller le bélier et il s’est enfui, c’est cela ?

Toujours pas de réponse.

— Viens avec moi, allons le chercher, je sais où il se cache.

L’enfant ne bougeait pas. Je lui pris la main.

Elle se mit à hurler de toutes ses forces.

— Bon, alors reste ici si tu veux, j’irai attraper le bélier toute seule…

Je laissai la trappe ouverte et l’échelle à sa place, j’espérais qu’elle me suive. Elle n’en fit rien. Il me fallait trouver la mère, nous équiper d’un seau plein de grains et d’une bonne corde. Je l’aperçus, elle se dirigeait vers Makkos, à l’ouest plutôt qu’à l’est.

— Madame, lui criai-je, j’ai vu un bélier sur   la butte menant à Györgytarló, il ne serait pas à vous par hasard ?

Elle était déjà équipée de trois belles carottes, d’un collier étrangleur solidement attaché au bout de sa houlette et d’une autre corde encore. Elle tourna les talons et se dirigea subito presto vers la sente menant à Györgytarló. Elle y allait d’un pas si rapide qu’il me fallut courir pour ne pas la perdre de vue.

— Là, madame, sur la gauche, il faut monter, lui criai-je alors que nous approchions du lieu où père et moi l’avions aperçu.

Elle monta et s’arrêta net. Sans doute venaitelle d’apercevoir la bête. Je la rejoignis. L’animal se tenait la tête bien enfoncée dans un épais buisson.

— Restez ici, murmura-t-elle sèchement.

Elle s’approcha à contre vent sans faire craquer la moindre brindille. Trop fin d’oreille, le bélier leva la tête et bondit avec la rapidité de l’éclair. Mais plus vite encore, la jeune femme sauta houlette en l’air et attrapa dans son nœud les deux cornes du fugitif. Celui-ci ne l’entendait pas ainsi. Il déguerpit en traînant la pauvre bergère à travers buissons et rocailles. Je courus pour l’aider. À défaut d’attraper la corde, je sautai sur la dame. Il nous tirait toutes les deux à travers chardons et broussailles. La bergère réussit enfin à coincer la houlette entre deux pruniers sauvages. Ce qui immobilisa l’animal.

— Nous l’avons eu, soupirai-je, triomphante.

Nous étions si emmêlées dans nos robes et empêtrées dans le fourré, si pleines de horions et d’épines, si endolories et soulagées, si courbaturées et victorieuses qu’il était impossible de séparer nos rires de nos larmes. Cela dura un long moment. Nos regards se croisaient, se fuyaient, revenaient, repartaient. Puis, comme à notre insu, ses yeux entrèrent en moi, mes yeux entrèrent en elle, et nous fûmes dans la même demeure.

— Merci, madame l’institutrice, laissa-t-elle échapper.

Nous restâmes encore un moment par terre à laisser nos douleurs se dégourdir.

— Il n’est pas encore dans l’enclos, ce cabochard, lui rappelai-je.

— Allons-y, fit-elle.

Nous réussîmes tant bien que mal à nous relever. La bête nous regardait fixement en remâchant tranquillement un peu d’herbe. Tenant fermement à quatre mains la houlette que nous n’avions pas l’intention de lâcher, nous nous attendions à tirer, mais la bête nous suivit aussi naturellement qu’un chien accompagne son maître. Sans quitter  d’une seule main le précieux bâton, nous descendîmes jusqu’au chemin et, de là, nous dirigeâmes vers la bergerie. Le bélier ne résista qu’à une ou deux reprises, ce qui nous coûta quelques carottes.

— Je suis tchèque, me dit-elle en chemin, mais de langue allemande.

Voulait-elle m’élever contre elle ou simplement s’assurer du terrain ? Qu’importe ! Je ne pouvais espérer qu’elle se mette si facilement en confidence. Tout le village la rejetait en profitant outrageusement de son travail. Je me contentai de lui rappeler que notre famille n’était pas d’ici, que j’avais quitté mon pays très jeune…

— Vous devez vous sentir bien seule ! osai-je.

— J’aurais tellement voulu l’être, me réponditelle au bout d’un long silence.

Le bélier fut finalement mis dans l’enclos. Le soleil déclinait. Nos douleurs nous  rattrapaient. Je remarquai que la clôture n’avait pas été plantée négligemment, au contraire, elle aurait résisté à un taureau.

— Comment sauter une si haute palissade ? m’exclamai-je.

Elle ne répondit rien, me proposa de partager un peu de pain et de fromage de brebis avant de repartir. Elle me demanda d’aller chercher un seau d’eau au puits, à quelques pas de la cabane. Ce que je fis en prenant tout mon temps, espérant que la jeune mère se réconcilie avec sa fille. Par mégarde, l’enfant avait peut-être laissé la clôture détachée. La mère, désespérée par la gravité des conséquences, s’était mise en colère infligeant à l’enfant une punition inconsidérée…

Lorsque j’entrai dans la chaumière, Toscana était assise par terre avec sa maman et jouait à aligner des petites pierres de couleurs. Ni table, ni chaise dans ce buron. Une cheminée, une dalle pour le feu, deux paillasses, c’était tout ce qu’il y avait d’accommodement. Le reste n’était qu’outils de travail. Étranges en cette pauvreté, sur une tablette, cinq gros livres recouverts d’un cuir pourpre…

À mesure que notre faim s’apaisait, nous commençâmes à ressentir douloureusement nos écorchures et surtout la pointe des épines qui nous couvraient le dos et les épaules. Au bout d’un moment, je ne sais de qui vint l’initiative, nous étions à converser en nous enlevant mutuellement les épines. La nuit était venue et Toscana tenait la chandelle pour que nous puissions y voir clair. Cela créait une aire de confidence.

Du temps de la guerre, un capitaine s’était effectivement épris d’elle. Près de trois ans, il l’avait tenue en surveillance. Il aurait sincèrement voulu en être aimé. Mais elle n’éprouvait que du dédain pour lui. Cette résistance mettait le capitaine hors de lui, et il n’y eut d’exactions et de violences qu’elle ne subît. L’homme était fervent catholique et, après l’avoir battue et prise de force, il se répandait en larmes. Au petit matin et tous les jours qu’il le pouvait, il passait des heures à lui lire du latin, du grec, de l’italien, car l’homme était lettré. Toute la journée, elle était tenue captive, n’ayant pour compagnon que deux soldats trop poltrons pour la guerre, trois Bibles en différentes langues, l’Utopie de Thomas More et L’Éloge de la folie d’Érasme (les cinq livres au-dessus de la fenêtre). Elle apprit à lire le latin et le grec aussi naturellement qu’elle avait acquis l’art de carder. C’était son évasion…

Nos dos étant libérés de leurs épines et lavés d’eau fraîche, la petite Toscana alla d’elle-même s’étendre sur son paillasson. J’approchai d’elle la chandelle pour lui souhaiter bonne nuit. Voyant son visage sombre et ses cheveux noirs, je compris soudain tout le drame qui se jouait dans ce misérable buron…

Le lendemain, je partis chercher de l’onguent pour soulager celle qui m’avait enfin livré son nom. Elle s’appelait Claire Schlick, petite-fille du comte Schlick, l’un des rebelles exécutés par les Habsbourg et dont la tête avait été suspendue en haut de la tour du pont Charles. La vie de Claire n’avait été que fuite et errance après la mort de son père et de sa mère lors d’un horrible pillage.

Je passai trois jours chez Claire, trois jours à partager les souffrances de la mère et à deviner celles de la fille. Claire adorait sa petite, mais elle haïssait son visage, son apparence, ses yeux, tout ce qui lui rappelait celui qui l’avait tenue en otage, violée, battue, humiliée… La fille, par vengeance, refusait d’apprendre à lire, elle savait trop bien ce que représentaient les cinq livres rouges sur la tablette. C’était elle qui avait ouvert la clôture. Ce n’était qu’un des forfaits dont elle était capable pour attirer sur elle la colère de sa maman. Être punie, c’était bien ce qu’elle méritait et c’était bien ce qui soulageait sa mère pour un moment !

Durant ces trois jours, Claire m’enseigna l’art du tricot à quatre broches. La laine était fine et j’éprouvais de grandes difficultés à tenir la tension régulière. Mon institutrice montrait de la patience et m’instruisait sur la position de chaque doigt, la manière de les bouger tout en pressant la laine également entre l’annulaire et l’auriculaire. Comment allais-je rémunérer ces leçons ?

— Je te laisserai mon tricot, proposai-je, en désespoir de cause.

Elle releva un des coins de sa bouche, observant mon ouvrage, les nombreuses boucles qui ressortaient, les mailles oubliées…

— Ma mitaine pourrait toujours servir de muselière à une de vos chèvres, suggérai-je. Il fait froid l’hiver.

Le rire n’était pas son domaine, néanmoins nous avions le cœur de plus en plus léger. Le troisième jour, alors que nous étions toutes les deux absorbées dans un dessin compliqué, Toscana entra dans la cabane en criant. Elle était couverte de farine :

— La poche est tombée toute seule, maman, c’est pas ma faute.

Claire, furieuse, se leva brusquement et, tenant ses broches comme des poignards, s’approcha de sa petite. Il me fallut quelques secondes pour réaliser qu’elle pouvait bien mettre à exécution ses menaces. Je lui attrapai le bras.

— Regarde, Claire, regarde, lui dis-je, ne vois-tu pas ?

La petite avait pris la peine de se couvrir le visage de l’onguent que j’avais apporté. Sa figure était aussi blanche que le lait et sa tête, parfaitement poudrée. Les yeux noirs de la bambine perçaient jusqu’à la mère et celle-ci ne pouvait plus les éviter. On aurait dit une corde tendue à tout rompre. L’enfant tenait les mains dressées devant elle comme on fait lorsque l’on imite le loup, doigts pour griffes, prête à l’attaque. Qui bondirait la première ?

— Elle est blanche comme neige, cette petite, pas italienne pour un sou, dis-je, d’une voix tremblante.

L’enfant tournait lentement autour de sa maman. Les regards ressemblaient à des éclairs. La mère pivotait sur elle-même, envoûtée par sa fille.

— Elle est blanche, répétai-je.

Il y eut un long silence et l’enfant s’immobilisa. La mère comprit soudain ce qui se passait. Une larme glissa sur sa joue alors qu’elle tordait dans sa main les quatre broches à tricoter. Toscana fixait sa mère comme un fauve, toutes griffes sorties. La mère tomba à genoux et poussa un cri déchirant. L’enfant courut vers la porte.

— Toscana, sanglota la mère.

La petite s’arrêta net et se retourna. Des larmes avaient tracé des sillons dans la farine. Claire dressa le visage et regarda son enfant. Lentement, un sourire prenait forme. Ce fut d’abord une grimace, puis, un à un, les traits trouvèrent un chemin. Les muscles tremblaient, la peau frémissait. L’enfant se tenait la tête entre les deux mains, s’empoignant les cheveux comme pour les arracher. Elle aurait tant voulu ne pas avoir cette tignasse.

— Tu es bien plus belle noire que blanche, lui dit finalement Claire. Bien plus belle noire.

Elle répétait cette phrase comme pour l’enfoncer dans son cœur. L’enfant s’essuya les yeux, un sourire se dessina dans la farine. C’était sans doute le premier sourire qui passait entre les deux. Claire tendit les mains, la petite se jeta dans ses bras.

L’école vivante

Les classes avaient repris. Lorsque père entendit de ma bouche tout ce qui était arrivé à Claire et dans quel état de pauvreté et d’isolement elle était tenue, il plongea dans une profonde méditation. Comment délivrer cette femme ? L’école n’est qu’un microcosme de la communauté. Il est impossible de protéger une école des injustices vécues par les parents. Elles s’infiltrent à travers les enfants et entrent comme des renards dans un poulailler. Les enfants rejetaient Toscana comme le bourg bannissait Claire. Aller trop vite pouvait aggraver les choses, ne rien faire, c’était la mort même de l’école dont le premier devoir est d’enseigner la justice.

Arriva un dimanche où père avait la responsabilité du sermon. Il saisit l’occasion pour préparer le terrain :

— Jésus s’est d’abord attaqué aux injustices. Ne rien faire devant l’injustice est un crime aussi grand que l’injustice elle-même. Cependant, agir justement ne consiste pas à plier de force la réalité pour qu’elle épouse nos idées de justice. Cela n’est pas de la justice, mais de la violence. Il faut plutôt que notre espérance de justice rencontre les germes de justice bien réels et bien incarnés qui sont enfouis dans le cœur des humains…

Il n’entra pas dans les détails, mais enfonça encore deux ou trois fois le clou par des exemples assez proches de celui auquel il pensait.

Heureusement, la petite ville était dans la bonne humeur. La saison avait été excellente, la prospérité revenait, et l’on avait appris que l’ambassade de révérend mon mari avait donné des résultats : le mariage de Sigismond avec HenrietteMarie allait bientôt être célébré au château.

Nous étions en novembre, père était assis au milieu de mes soixante-deux enfants comme un grand-père entouré de ses petits-enfants. Tous avaient progressé au-delà de nos attentes, Toscana avait rattrapé presque tout son retard (chaque soir, sa mère l’aidait avec un manuel que je lui avais prêté), les nouveaux décurions manifestaient de l’entrain sans verser dans la rivalité, si bien que père avait devancé sa visite préparatoire à l’opération « théâtre ».

La journée était pluvieuse, et les enfants un peu engourdis (d’autant qu’ils craignaient tout naturellement monsieur le directeur). Père commença donc par quelques questions dont il était certain d’obtenir réponse de n’importe quel enfant. Pour chaque bon coup, il s’exclamait, il félicitait. Après quelques minutes de ce jeu, il fit apprendre deux ou trois comptines comme celleci que j’avais cent fois entendue durant mon enfance : « Mon petit, mon doux petit, où donc étais-tu parti ? Qu’en as-tu rapporté ici ? Avec plus d’attention point n’aurait de grosse bosse sur le front. »

Ensuite, il entra dans le vif du sujet en ouvrant devant leurs yeux émerveillés un petit coffre décoré de cuir et de laiton. Retroussant ses manches, à l’aide d’une pincette, il étendit sur un mouchoir de soie une graine de maïs venant d’Amérique, un haricot du Mexique, un grain de riz des Indes, une capsule contenant de la semence d’orchidée et, pour finir, il ouvrit une besace et montra une noix de coco provenant d’Afrique.

— Que c’est là trésor ! s’émut-il. Mais richesse à multiplier, car pour l’instant nous en avons peu. Et que faut-il pour que notre trésor se multiplie ?

— De l’eau, proposa l’un.

— De la terre, affirma l’autre.

À ce jeu, les enfants de paysans dépassaient les bourgeois.

— Du fumier, ajouta Jakob, fils d’un bouvier.

Après un certain temps, les réponses se répétaient.

— Du soleil… hésita Aron, fils du forgeron.

— Très bien, mais encore ? demanda père.

Silence… Toutes les figures se crispaient comme si la réponse allait surgir de la pire des grimaces.

— De la chance, balbutia enfin une petite fille inquiète de dire une bêtise.

— Oui ! ma mignonne ! beaucoup de chance même, à moins qu’une enfant comme toi en prenne bien soin. Madame Élisabeth vous donnera chacun cinq graines à faire pousser. Des haricots, des pois, du blé et même des fleurs. Toutefois, il nous manque encore un ingrédient. Tous les soins ne suffiraient pas sans lui.

Seul Daniel connaissait la réponse, mais il ne levait pas la main.

— Il faut du temps, finit par dire père. Vous remarquerez que si on leur donne les mêmes soins, tous les haricots mettront à peu près le même nombre de jours avant d’ouvrir leurs deux premières feuilles. Vous pourrez bientôt me dire si les pois sont plus rapides que le blé, si le blé est plus rapide que le sarrasin. Chaque chose arrive en son temps. Mais pourquoi est-ce si grand trésor que ces graines ?

— Parce qu’on peut les manger,  répondit un bambin.

— Oui, mais si on les mange maintenant,  c’est pas vraiment un trésor, rétorqua Thlem.

— Parfaitement ! reprit père. Avec de la terre, de l’eau, du fumier, du soleil, des soins, de la patience, de la chance, les quelques graines qui sont ici pourraient nourrir tout un village. Cependant, il faudra du temps ! Mais remarquez dès aujourd’hui qu’une très petite graine peut donner un très grand arbre et une grosse graine peut donner une petite plante. Il n’y a pas de proportion entre ce qui est petit maintenant et ce qui sera grand plus tard. Le plus petit d’entre vous sera peut-être le plus grand. Certaines graines sont si petites que l’on ne peut même pas les voir. Mais il y a un homme qui les a vues…

Personne n’osait demander une explication. Tous attendaient la réponse, certains déjà émerveillés, d’autres sceptiques.

— Cet homme s’appelle Antoine van Leeuwenhoek, finit par dire père, et il utilise un microscope. Ceux d’entre vous qui iront dans une grande université pourront observer des graines si petites que l’on ne peut les voir qu’à l’aide de cet instrument. Tous les végétaux et tous les animaux traversent le temps grâce à des graines. Des savants disent avoir vu des graines d’animaux dans un microscope : c’est comme des petites gouttes d’eau avec une queue. Touchez votre visage, vos épaules. Allez, touchez… Tout votre corps vient d’une petite graine. Voilà donc pourquoi une graine est si précieuse, parce que chacun d’entre vous est un trésor.

Et il expliqua que les graines permettaient aux plantes de se déplacer, de courir sur le dos d’une souris, de s’enfuir dans l’estomac d’un cheval, de voler sur le bec d’un colibri… En fait, père les appelait à la vie.

Ablonsky se présenta dans le cadre de la porte qui était restée ouverte. J’étais seule à le regarder. Père et les enfants se concentraient sur leur trésor, d’autant plus que père avait brisé la noix de coco et en distribuait aux enfants de petits morceaux… Un frisson me traversa le ventre.

Je suivis la recommandation de père. La nuit, alors que tout le monde dormait, je m’abandonnai à Ablonsky et, si je n’avais pas mordu dans l’épaisseur du drap, j’aurais sans doute réveillé tout le monde.

Ablonsky reçut mission de recruter, éduquer et diriger une psallette qui chanterait le dimanche, pour les fêtes et lors des représentations de l’école. C’était un bonheur de le voir se livrer à cette tâche avec ardeur. En quelques semaines, le chœur enchantait. Toscana trouva sur ce terrain un chemin d’excellence. Elle arriva tout naturellement à une grande justesse de sa voix, et elle était si jolie dans ses mimiques qu’Ablonsky la plaçait dans la première rangée. Hélas, Junior, qui voulait à tout prix participer plus que son talent ne le lui permettait, devait constamment être modéré. Cela entraînait parfois des bagarres entre lui et Thlem qui s’était fait le protecteur de Toscana.

Toute l’école était en effervescence, de la classe du Vestibule jusqu’à la classe Politique des grands (il n’y avait pas encore de Classe théologique pour finissants). Chaque classe devait préparer des saynètes. La première représentation était prévue pour le mariage du prince Sigismond avec la palatine Henriette-Marie.

L’école de la scène prit son envol. Ce fut un véritable succès. Vers la fin de l’année, nous avions une école ambulante qui se déplaçait de représentation en représentation dans la ville, les villages des environs et même dans les campagnes. Les parents étaient ravis. L’éducation prenait un visage concret. Les enfants débordaient d’enthousiasme. Dans l’ensemble, les progrès étonnaient.

Claire Schlick s’était introduite doucement dans l’école et occupait la fonction de répétitrice. Ses succès faisaient envie à Junior. Comme prévu, des plaintes avaient été déposées au conseil de l’école et au conseil des juges. La famille de Thlem et bien d’autres réussirent à convaincre le conseil des juges de garder Claire, mais le conseil d’école fut difficile à infléchir. Un vote majoritaire favorable l’emporta finalement. N’eût été l’intervention de père, cela aurait coûté la démission du révérend Tolné. Père trouva un chemin pour que rejaillisse sur l’homme l’honneur d’une école réconciliée.

Bref, tant bien que mal, l’école réformait Sárospatak, et la réputation de père gagnait peu à peu le royaume.

Chez les nourrices

Je crois que la plus grande découverte de révérend mon père touche à l’état d’enfance. Les petits enfants vivent en état constant d’attention aux éclairs, d’où leur incroyable capacité d’apprendre, d’où leur grande difficulté à marcher en rang d’oignons. Des éclairs passent entre l’enfant et les choses, et la création éclate. L’école consiste à produire un rythme adapté aux enfants de chaque âge. L’amour amène la confiance. La confiance invite à l’invention. Mais l’éducation entre à l’improviste par les fenêtres, les trous et les distractions. La cloche sonne à heures fixes, les enfants rient n’importe quand, c’est la preuve que l’école agit sur le monde et que rien n’est perdu. « Si vous n’entendez plus rire dans une école, ce n’est pas une école », disait père.

Une nouvelle année était commencée. Malgré toutes les résistances du maïeur de la guilde des cordonniers, Claire Schlick avait été nommée professeur de la classe du Vestibule, et père me confia la création d’une école de la petite enfance. Il s’agissait, en fait, de rencontrer les mères, de les réunir à l’occasion (Ablonsky devait faire de même avec les pères), de les préparer aux soins des enfants. Pour ce faire, père me donna d’abord un mois pour me préparer moi-même.

Bérulle affirmait que « l’enfance est l’état le plus vil et le plus abject de la nature humaine après celui de la mort. » Révérend mon père disait qu’« il n’y a rien de plus grand et de plus pur ». Descartes déclarait que nous avons été « enfants avant que d’être hommes ». « L’enfance est ce avec quoi nous devons rompre si nous voulons inaugurer une existence rationnelle dans laquelle s’accomplit l’humanité », ajoutait-il. Pour mon père, l’enfance était la vérité de l’homme.

« L’enfance assumée peut seule maintenir la raison dans des limites raisonnables. » Calvin disait des enfants qu’ils sont de « petites ordures ». Père insistait pour dire que nous sommes dangereux tant et aussi longtemps que nous ne nous sommes pas réconciliés avec notre enfance.

Un mois durant, j’allais passer ma journée chez les nourrices. Moi-même enceinte, je plongeais dans cette étrange jungle où se mélangent les rires et les larmes, les sommeils abandonnés et les réveils précipités, dans ce magma où se forme l’attachement. J’y allais à la demande, perdant la trame de mes propres habitudes. Rien ne rappelle autant notre propre enfance qu’un enfant que  l’on tient dans ses bras. Par une nuit étonnamment tranquille et chaude, alors que je berçais une petite fille légèrement fiévreuse qui me regardait comme si j’étais Dieu, au moment le plus innocent, en plein milieu d’une paix presque liquide, une frayeur, soudain, planta sa lame en moi. Je sentis une présence…

— Maman, chuchotai-je.

Elle était là. Son sourire cachait mal une angoisse étouffée. La petite fille qu’elle promenait de long en large dans la chaleur de la nuit, c’était moi. La fièvre me brûlait, me glaçait. J’étais dans ses bras, ivre. L’après-midi précédent, dans le  potager, sous un soleil laiteux, alors que maman tapotait bébé Ludmila qui venait de boire, je fus prise de rage. Attrapant une pierre, je la lançai sur cette chose braillarde qui buvait ma maman à moi. La pierre manqua la cible… « Méchante Élisabeth », cria maman. Je laissai tomber une nouvelle pierre que j’allais lancer. « Qu’est-ce qui t’a pris ? » me lança-t-elle en colère. Quelque chose m’avait effectivement prise. Mais quoi ? J’étais atterrée. J’allais fondre en larmes. Elle me sourit et, me montrant son sein encore découvert, m’appela pour que je tête moi aussi. Sans doute voulait-elle atténuer ma jalousie. Je m’approchai doucement. Pas à pas, la colère se dissipait. Je réalisais que j’étais une grande, que maman était fière de moi. C’est moi qui allais chercher l’eau au puits, le petit bois, les langes… Je n’allais certainement pas boire comme un bébé. J’étais apaisée. C’était terminé. Cependant, mes jambes continuaient d’approcher et, lorsque mes lèvres s’ouvrirent pour envelopper le mamelon, mes dents plongèrent dans la chair. Son cri fut perçant et je reçus une puissante taloche. Je courus de toutes mes forces en dévalant le coteau et la jalousie lâcha son emprise, d’un seul coup, comme si elle avait simplement terminé sa corvée. Je tombai sur le sol, épuisée, inerte, vide. Je fus alors soulevée de terre par la grande main de papa. Il me prit par les épaules, me regarda fixement, sévèrement, mes pieds ballottaient dans le vide, mes yeux ne voyaient qu’un flou poussiéreux : « Fille, il ne faudra plus être surprise par la colère, c’est la première et la dernière fois. » « Sur-prise », les syllabes se détachaient, se répétaient. Papa m’enveloppa un long moment dans ses bras. J’avais l’impression que la petite fille innocente que j’avais été n’existait plus. Au souper, père m’expliqua : « Mademoiselle ma fille, l’âge est venu d’apprendre l’art de fuir avant de blesser quelqu’un. Vous ne saviez pas, maintenant vous savez. Il y a toujours un intervalle suffisant pour déguerpir avant de se retrouver hors de soi, prise par la jalousie ou la colère… »

Et là, je berçais moi aussi une petite fille fiévreuse, et toutes les émotions remontaient… Je berçai l’enfant toute la nuit. C’était moi que je berçais. Mes émotions reprenaient leurs proportions. J’avais été une petite fille, parfois sage, parfois méchante… comme tous les enfants qui étaient ici, dans cette métairie servant maintenant d’école. Bref, un traité de paix fut signé avec moimême, provisoire sans doute, mais nécessaire à qui veut s’occuper de tout-petits.

Elles étaient trois femmes, gorges bien rebondies mais agiles dans la cuisine, un nourrisson attaché à la poitrine, un autre agrippé à la jupe. Elles brassaient une soupe d’une main en s’épongeant le front de l’autre… J’entrai dans ce tourbillon, j’y plongeai comme dans une joyeuse fête. Les nourrices faisaient bien leur travail, le bon mouvement au bon moment. Mais les yeux ne rencontraient jamais les yeux. Car, dans ce commerce des nourrices, il ne fallait pas allumer le feu, les nourrissons arrivaient, repartaient selon le contrat, le gage et le loyer. Moi, au contraire, très imprudente, j’allais à la chasse aux étincelles.

Pendant que j’apprenais et me préparais pour l’école de la petite enfance, tout n’allait pas pour le mieux à l’école du château. Depuis que Claire dirigeait le Vestibule, Toscana n’avançait plus. Père et moi pensions que la situation serait passagère. La métairie était si loin de la bergerie et j’étais si occupée qu’il m’était impossible de me rendre chez mon amie. D’ailleurs, je l’avoue, j’étais si emplie de mes petits que j’oubliais le monde des plus grands. Personne donc n’alla vérifier ce qui se passait chez Claire.

D’ailleurs, la situation n’apparaissait pas désastreuse, l’enfant progressait en musique au point d’obtenir des solos qu’elle exécutait magnifiquement. Quant à Junior et Thlem, ils en venaient aux poings. Si bien qu’un jour Ablonsky décida de les suspendre temporairement de la chorale.

L’école de la petite enfance

Madame Gönc, la mère d’Aron et l’épouse du forgeron, accoucha en juillet d’une belle petite fille en pleine santé. À peine l’avait-elle regardée que la sage-femme emporta le bébé en campagne chez une nourrice à gages. Chaque samedi aprèsmidi, madame Gönc recevait dame Rafaëla Tolné, nièce du révérend Tolné, grosse de six mois et si corsetée qu’elle peinait à respirer. Se joignaient à elles madame Judith Rusky, fille du notaire, encore célibataire malgré ses trente ans, et Sarah, une soubrette du château, parente de madame Gönc, seize ans d’âge mais bien mariée et qui nourrissait elle-même son bébé de deux mois et demi. Les femmes bavardaient tout l’après-midi en brodant de la guipure pour un commerçant du château. Je connaissais bien ces dames et elles me toléraient. Je décidai donc, à tout hasard, d’ouvrir chez elles une classe de la petite enfance.

Je me souviens de la première  réunion…

— C’est drôle d’idée qu’il a votre père, lança madame Gönc. Du lait c’est du lait, un téton c’est un téton, pourquoi faudrait-il que ce soit le mien ? C’est pas mon homme qui va aimer ça, des lolos qui sentent le babeurre…

— Taisez-vous donc, fit sèchement dame Rafaëla, un peu de retenue, on n’est pas à la campagne.

— Pouvez-vous supporter un instant, chère Rafaëla, que la chaleur du soleil entre aussi bien sous les jupes que dans les églises, riposta madame Gönc qui n’entendait pas s’en laisser imposer. Le bébé que vous portez vient-il de l’opération du Saint-Esprit ? Alors, allez-vous lui donner le sein, oui ou non ? Pas à votre mari, mais au bébé.

Elle éclata de rire.

— Dieu du ciel ! répondit Rafaëla, arrêtez donc vos obscénités.

— Bon, je dételle, mais répondez, insista madame Gönc.

— Bien sûr que non ! C’est assez d’avoir à les dégrossir lorsqu’ils nous reviennent à l’âge de deux ou trois ans sans s’humilier de la sorte. Je n’irai pas chercher le mien avant ses trois ans bien sonnés. Mon mari est d’accord. Tant qu’ils ne comprennent pas le bâton, qu’est-ce qu’on peut faire contre le péché originel ?

— Moi, c’est pas le péché originel qui me retient, reprit madame Gönc, mais un bébé et un mari, c’est trop. La nuit, entendre brailler, il ne pourrait pas. Un homme, un nourrisson, c’est incompatible. « Prends ta souquenille et fais plus d’heures à ta forge, j’ai de la marmaille à la maison », je ne peux pas lui dire ça.

— Oui ! Bien moi, je suis bienheureuse de n’avoir pas de canaille pareille dans ma maison, soupira madame Rusky, ça m’épargne toutes ces dépenses. Ma guipure et ma dentelle n’ont ni faux nœuds ni déformations. Comparez !

Elle dressa fièrement sa pièce, en effet très délicate et parfaitement régulière.

— Oui ! mais moi, je l’aime bien mon

« canaille » de mari. Mais on est loin du sujet. Le pasteur révérend Comenius voudrait qu’on traite nos petits comme des trésors, qu’on leur donne notre lait autant que notre évangile. Il croit que le bébé sorti du ventre de sa mère doit continuer à se nourrir d’elle, de ses chansons, de son affection, de son odeur, parce qu’on ne peut pas transplanter si jeune un être vivant sans le durcir. Il pense que nous nous durcissons nous-mêmes et que nous durcissons nos bébés comme si on voulait en faire des sergents.

— Pardieu quoi ! On veut pas du fenouil, rétorqua dame Rafaëla, on veut du calviniste bien dru. C’est comme ça qu’on a été élevés : langés bien serré, nourris au lait de campagne et dressés à l’étrivière. Aujourd’hui, on marche droit. Une mère, si ça se met à regarder la mimique de son marmot… câlin, câlin ! areu, areu ! ça s’étiole comme de la rhubarbe au caveau, et ça te pourrit un enfant en moins de deux. Une nourrice, c’est bien mieux, ça tient commerce…

— Qui rapporte gros à votre oncle, compléta madame Gönc.

— Dame ! Il faut bien que quelqu’un y mette de l’ordre, reprit immédiatement dame Rafaëla, on peut tout de même pas demander à un métayer de s’occuper des baux, des gages et de la morale des nourrices…

— Peu importe à qui appartient la maison qui brûle pourvu qu’on puisse se chauffer aux braises, riposta madame Gönc. Ne retirez-vous pas quelque chose de ce commerce ?

— Du calme, intervint madame Rusky, vous allez emmêler vos fuseaux. Ne gâtons pas notre amitié pour un problème qui n’existe pas. Le monde va bien comme il va. Si on veut réussir une dentelle, on ne doit pas changer de modèle à tout bout de champ. Il suffit de continuer encore mieux ce que nous faisons déjà si bien. Si on ramène tous les marmots en ville, je donne pas cher des bourgeois. Une femme qui sait lire et compter a autre chose à faire que laver des langes. Vous ne voudriez pas revenir trois siècles en arrière ! L’école consiste justement à faire élever ses enfants par les autres. Quoi de mal ? Pourquoi ne pas commencer plus tôt ? Je rêve de villes sans poupons, de maisons sans nourrissons, d’un monde où les enfants seraient confinés dans des lieux prévus et surveillés par des ouvrières payées pas trop cher. Pas d’enfants dans nos échoppes et nos officines, pas d’enfants dans nos boutiques et nos ateliers. Imaginez ça d’ici. Un beau jour, chaque matin, un fourgon amènerait tous ces petits chenapans dans une maison d’enfance. On pourrait travailler en paix, l’économie s’en porterait mieux. J’adore cette idée.

— Tu tires ta chaudronnée dans le trou, ma chère Judith, reprit madame Gönc. C’est du gaspillage. Les enfants sont capables de travailler.  À cinq ans, un  enfant bien dressé peut gagner  sa croûte.

Et se tournant vers moi, elle continua :

— Mais là, je ne comprends pas votre père, dame Élisabeth. C’est un drôle de philosophe, il passe la plus grande partie de sa journée comme une femme, à s’occuper des enfants. C’est pas comme ça qu’on fait de la philosophie.

— Pire que ça ! s’exclama dame Rafaëla. Il veut qu’on leur fabrique des casques matelassés et qu’on leur nettoie une cour pour qu’ils s’y ébattent sans danger. Nos têtards. Non mais ! Comment faire quelque chose debout avec quelque chose qui rampe, si ce n’est pas avec un bon bâton ?

— Plus tôt on met le tuteur, plus droit sera l’arbre, ajouta Judith Rusky. Donner du lait ramollit le cerveau. La preuve, regardez les nourrices, elles ne sont même pas capables de compter leurs gages…

— Et puis avouez-le, une vraie bourgeoise doit garder les tétines bien droites pour son mari, compléta madame Gönc.

— Parbleu ! s’exclama Rafaëla, si Calvin vous entendait…

Continua une bonne heure encore cette conversation si contraire à l’éducation que j’espérais donner. L’une mettait sur la quenouille ce que l’autre filait. Elles devenaient habiles avec la laine, les aiguilles, le rouet, le métier à renvider et toutes sortes de machines, mais de moins en moins capables de prendre soin des vivants.

Durant tout ce temps, la jeune Sarah  ne disait mot et sa broderie avançait plus rondement que celle de dame Rusky, le plus beau bonnet du monde, allongé de deux battants pour  bien couvrir les oreilles de bébé. Justement, il se réveilla. Ce qui fit taire tout le monde mieux que le tocsin. Elle alla le chercher, le mit tout nu pour le laver, le saupoudra d’amidon comme je le lui avais montré et le laissa s’ébattre un moment sur ses cuisses.

Les trois femmes le regardaient, comme l’âne et le bœuf, sans doute, avaient fixé Jésus dans sa crèche. Le bébé sortait sa petite langue, souriait, agitait ses mains. Sarah lui tendit deux doigts. Il s’y agrippa bien fermement. Elle le tira un peu vers elle et approcha le visage jusqu’à se faire sucer le nez par l’enfant. Je vis les yeux de madame Gönc s’emplir d’eau. L’enfant s’agitait. Sarah plia un lange pour lui faire une couche et, sans rien entraver de ses mouvements, ouvrit sa blouse et approcha le bébé. Elle le laissa trouver le mamelon, ce qu’il fit sans peine.

— J’ai trop serré mon nœud, s’exclama dame Rafaëla, en agitant sa pièce de guipure.

— Chut ! fit madame Rusky.

L’enfant donna sa première leçon. Il nous rendait déjà un peu plus humaines. Nous restâmes silencieuses durant toute la tétée, écoutant suçoter l’enfant comme s’il s’agissait d’un cantique. Le nourrisson s’endormit et Sarah continua de le bercer en le tenant au chaud sous sa blouse.

— J’ai bien peur que nous ne soyons devenues Margot la Folle ! s’exclama à voix basse madame Gönc. On va bientôt ressembler à des ostensoirs sans pain, tout en beau métal et bijoux mais taries à l’intérieur. A-t-on raison de s’éloigner de la vie pour le bien de nos commerces ?

Chaque samedi, bébé, Sarah et moi donnions la leçon. Madame Gönc, qui était allée chercher sa petite à la métairie, n’était pas encore tarie et put la nourrir de son lait. Madame Judith Rusky, toujours sérieuse à l’ouvrage, semblait désormais mûrir un projet. Tout le monde savait que le pasteur de Györgytarló, devenu veuf l’année précédente, venait le dimanche après-midi tourner autour de sa loge. Depuis que madame Gönc avait ramené sa petite, les volets de madame Rusky restaient entrebâillés.

Dame Rafaëla Tolné avait quelque peu desserré son corset, mais n’entendait pas changer sa décision. L’accouchement approchait, la dame se présentait chaque samedi au rendez-vous à heure d’horloge, parlait peu, écoutait beaucoup. Dès  que la rencontre était terminée, elle se précipitait chez son oncle, le révérend pasteur, et sa femme. Je ne doute pas que nos conversations s’y transvidaient dans le menu détail.

De son côté, révérend mon mari n’avançait qu’à pas de tortue avec les pères. Seul le forgeron, à condition que tout le monde jure sur l’Évangile de n’en dire mot à personne, osa une fois prendre son bébé. « J’étais là, et je le jure, me chuchota un soir à l’oreille Ablonsky, de l’eau apparut dans ses yeux, il reniflait. Il savait y faire avec Aron, mais en prenant la tête de son bébé dans le creux de son énorme main calleuse, alors que le reste du corps couvrait à peine son avant-bras, il trembla comme une jeune fille. »

Jamais il ne voulut recommencer l’expérience. Cependant, il encouragea sa femme à nourrir l’enfant… D’autant plus que, selon madame Gönc, il ne détestait pas finir ce que son bébé avait commencé.

L’accident

C’était au début de l’hiver, un peu de neige couvrait les champs. Pas très loin de l’école du château, au bout d’un pré en friche, il y avait un escarpement. Nikolaï, de la classe du Vestibule, fils du maïeur de la guilde des cordonniers, y avait fait une mauvaise chute et l’on craignait sinon pour sa vie, du moins une infirmité. Son bras gauche présentait une vilaine fracture, mais plus grave encore était l’état de sa jambe, l’os du fémur lui sortait de la cuisse.

Selon une rumeur, la petite Toscana était responsable d’avoir entraîné son ami de jeu trop près de la falaise.

Le médecin du château était absent pour le mois mais, par bonheur, maître Joseph Sekurius, un chirurgien ami de père, se trouvait en visite à P erov à deux jours de cheval au nord de Sárospatak. Père y envoya Ablonsky. Dès le surlendemain, maître Sekurius examinait l’enfant. Le maïeur n’avait pas lésiné sur les cavaliers et les chevaux de relais. On avait ramené le chirurgien dans son lourd chariot chargé d’un attirail des plus sophistiqués. Quoiqu’âgé et d’apparence frêle, Sekurius avait toujours l’œil vif et la main sûre. L’homme connaissait parfaitement ce que l’on appelait la « théorie de la grande circulation du sang », et aucune des inventions d’Ambroise Paré ne lui était étrangère.

Après avoir donné de l’alcool à l’enfant, il l’engourdit à l’aide des vapeurs d’un élixir dont il gardait le secret et l’attacha solidement à une sorte de table d’opération. Le père du malheureux, à l’aide d’un linge enroulé entre les dents du garçon, lui tenait la tête sur un coussin. La sueur au front, Sekurius étira délicatement le bras fracturé grâce à un distendeur, ajusta les os avec grande précaution et installa une étrange attelle qu’il ajusta par des vis. Lorsqu’il fallut distendre la jambe, l’enfant se mit à trembler et à gémir comme s’il allait mourir. Deux hommes retenaient la mère qui criait. L’os disparut enfin dans les chairs. Le chirurgien glissa délicatement sa main dans la blessure pour accorder les os. On avait fait bouillir de l’huile de sambuc pour la cautérisation. Malgré les insistances du père qui craignait la gangrène, Sekurius refusa de verser l’huile bouillante dans la plaie. Il se contenta de badigeonner les chairs d’un mélange de jaune d’œuf, d’huile de rosat et de trois gouttes de térébenthine. Une attelle fut installée là aussi, laissant l’entaille de la jambe disponible à des sutures progressives.

Durant cinq jours, Sekurius soigna la plaie, facilitant la suppuration grâce à de petits tubes et suturant minutieusement et progressivement les muscles de l’intérieur vers l’extérieur. L’enfant souffrait d’une fièvre que des infusions aidaient maintenant à apaiser. Dix jours plus tard, la plaie était propre, et Sekurius annonça qu’il ne craignait plus pour la vie de l’enfant. Il enveloppa méticuleusement les membres blessés dans des emplâtres. Une ouverture cependant lui permettait de continuer à surveiller la cicatrisation de la cuisse.

L’enfant avait pris de la vigueur et raconta l’inconcevable. Il affirma sans aucune hésitation, mais sans trop de détails, que la petite Toscana l’avait amené à l’écart prétextant vouloir lui montrer une pierre précieuse qu’elle avait trouvée, mais qui était si grosse qu’elle ne pouvait la transporter. Au moment où il regardait en bas de la falaise, elle l’avait poussé dans le vide. L’enfant était formel, il répéta la même histoire à son père, à sa mère et au notaire demandé comme témoin. Le maïeur, qui n’avait jamais accepté d’être privé d’une partie du travail de Claire, ne voulait pas moins que la potence pour Toscana et cinq ans de cachot pour la mère. Père réussit à éviter un procès formel au tribunal du château, mais ne put empêcher que l’enfant soit traduite devant le conseil d’école qui n’avait heureusement pas droit de recourir à la peine capitale. Elle et sa mère étaient tenues au pain et à l’eau dans deux cachots séparés de la mairie, et la peine pouvait aller jusqu’à cent coups de fouet de cuir pour l’une comme pour l’autre. On avait déjà vu des enfants ne jamais se remettre d’un tel traitement.

Père voulait absolument tenir enquête pour gagner du temps et trouver matière à atténuer la peine. L’enquête fut refusée. Le révérend Tolné qui présidait le conseil d’école considérait que l’on ne pouvait douter de la parole du fils du maïeur. Plus que cela, le pasteur fit venir deux de ses amis : un certain Francis de Görlits qui se disait théologien, et un Huguenot du nom de  René de Cartebourg qui avait réputation de philosophe.  Il  était  évident  que  le  pasteur  voulait prendre prétexte de l’affaire pour remettre en question toute la réforme scolaire. L’objectif n’était plus seulement la vengeance, mais la dissolution des « extravagances » du révérend senior des Frères Unis.

Procès d’école

La grande salle fut convertie en tribunal. Tolné, entouré de quatre délégués nommés par le conseil, présidait du haut d’une tribune construite pour l’occasion. Tous ces délégués provenaient des guildes les plus puissantes du bourg. Une barrière avait été dressée de façon à former une enceinte d’audience. Beaucoup de bourgeois et de propriétaires avaient loué des places afin de réduire au maximum l’assistance des paysans. On était  venus d’aussi loin que Györgytarló dans l’espoir d’assister au débat. La salle était bondée. Des gardes avaient été engagés pour assurer l’ordre.

Dans l’enceinte d’audience, Francis de  Görlits, René de Cartebourg et le maïeur de la cordonnerie faisaient face à révérend mon père. Père avait demandé à Ablonsky de tenir l’école ouverte malgré l’absence d’un grand nombre d’enfants, et à maître Sekurius de prendre soin du garçon blessé jusqu’à ce qu’il se remette complètement. Il se défendrait seul.

Tolné ouvrit la session en ces termes :

— Une enfant du péché a été acceptée dans une école jadis de bonnes mœurs. Avec l’arrivée du nouveau directeur, cette école a été convertie en foire pour le jeu et le théâtre où se mêlent filles et garçons, gueux et valeureux. Il s’en est fallu de peu qu’il n’y ait mort d’enfant. Nous n’avons pas droit à la justice puisque le pasteur de Bohême a empêché un véritable procès en faisant agir, pardessus les guildes, ses relations avec la cour royale. Qu’il nous soit au moins donné de punir cette enfant et sa mère dans une mesure qui ne pourra jamais être assez sévère, et surtout de faire cesser cette prétendue réforme qui n’est que la lubie d’un supposé théologien ni calviniste, ni luthérien, ni même catholique.

Tolné donna ensuite la parole à René de Cartebourg en le qualifiant de « maître » et d’« illustre philosophe français calviniste »… L’homme se leva, retroussa les manches de sa grande robe noire et commença sans jamais baisser le nez ni daigner jeter le regard sur personne :

— J’ai lu de ce monsieur Comenius la Didactique tchèque, la Grande Didactique, École maternelle sur les genoux (il se retenait de rire) et l’étrange École pansophique. Tout le contraire de ce qu’il faut ! Une école digne de ce nom doit en premier lieu cultiver la raison, et cela pour au moins trois motifs que l’on reconnaîtra d’emblée : sortir de la magie, entrer dans la science et se libérer des passions.

— Soyez plus explicite, sollicita Tolné.

— Prenons le premier point, continua le Français. Si la nature est une sorte d’intelligence, comme le prétend le nouveau directeur à la remorque de la vieille théologie spéculative des siècles passés, on ne peut appliquer sur la nature ni raisonnements ni mathématiques. En effet, le propre d’une intelligence, c’est l’invention. Si l’univers invente, on ne peut rien prédire, les mathématiques n’ont pas d’objet, et nous replongeons dans la superstition. La raison ne peut s’exercer que sur un monde qui ne pense pas, un monde machine.

— Quelle importance cela a-t-il ? insista Tolné.

— Un monde réduit en lois est accessible aux mathématiques et à la logique. Connaissant les lois, nous pouvons utiliser le monde comme le forgeron utilise le fer. Nous ajoutons ainsi de l’ordre dans les choses. Le progrès est à nos portes.

— En somme, résuma Tolné, un monde pour les industrieux. Non pas un monde qui obéisse à un pape, non pas un monde qui obéisse aux théosophes, mais une simple matière utile à l’industrie. Il convient donc de n’accepter dans nos écoles urbaines que les garçons des guildes pour les assujettir à la raison afin qu’ils en fassent bénéficier l’économie. Les filles, plus revêches à la raison parce que plus emmêlées avec leurs passions, doivent recevoir une éducation apte à en faire de bonnes épouses.

— Parfaitement, monsieur le président, reprit René de Cartebourg. Et votre nouveau directeur, invité par la veuve du château, persiste dans les vieilles croyances. Pour lui, connaître est encore une affaire d’analogie, une manière de poésie, comme si l’esprit humain et l’esprit divin communiquaient l’un avec l’autre à travers un langage qui serait la nature elle-même. C’est affaire de bonnes femmes.

La salle s’était mise à ricaner, à chuchoter, spéculant sans doute sur le vainqueur et ne donnant pas cher de mon père. Le maïeur tapait des doigts sur son pupitre, tremblotait sur une jambe puis sur l’autre, lançait des regards d’impatience en direction du président.

— Mais cela, intervint Tolné, peut-il amener une enfant au meurtre ?

Et il fit un sourire victorieux au maïeur pour l’encourager à prendre patience.

— Oui, affirma de Cartebourg, parce  que cette tragique erreur de pensée s’accompagne d’une autre dont les conséquences peuvent être pires. Cet homme considère que, dès leur naissance, les enfants suivent un développement progressif dû au déploiement d’une conscience et d’une intelligence qui travailleraient en chacun d’entre eux. Pour cette raison, il encourage les enfants à suivre leur instinct. Cela entraîne ce dont nous sommes témoins avec horreur, une enfant de sept ans a prévu de tuer, a calculé son crime et l’a exécuté de sang-froid…

Tolné maîtrisait à peine une satisfaction qui, sans les grimaces du maïeur pressé d’en finir, l’aurait mis en voie de crier victoire. Le président savait que l’enjeu était politique…

— Dites-nous, maître de Cartebourg, demanda Tolné, comment une école devrait-elle être tenue ?

— Tout à l’opposé de celle du nouveau directeur. On doit soumettre les enfants à la raison, on doit insister sur les mathématiques, la logique, la grammaire et tous les formalismes auxquels doivent s’astreindre les hommes. L’art, la philosophie et la littérature ne sont et ne doivent être que des loisirs. Ce n’est pas un enfant qui doit aller à l’école, mais une tête, le reste doit attendre dehors jusqu’au son de la cloche.

Toute la bourgeoisie présente chuchotait d’admiration, faisant de grands signes affirmatifs de la tête, espérant sans doute entraîner la populace avec elle. Mais le peu de paysans présents semblaient s’inquiéter d’autant plus que la bourgeoisie montrait son unité. Après  s’être ainsi étayés mutuellement à propos d’une philosophie dont, sans doute, peu comprenaient le sens, et encore moins envisageaient les conséquences, il fallut accorder la parole à révérend mon père.

Il se leva :

— En somme, résuma-t-il, vous videz l’univers et l’homme de toute leur substance créatrice et, donc, de toute leur substance divine, réduisant ainsi le monde à l’état de machine devant être exploitée et l’enfant, à l’état de machine à exploiter. Tout cela pour rendre omnipotente une conception bien simpliste des mathématiques, de l’économie et du pouvoir. C’est, je crois, un idéalisme de la raison bien dangereux qui consiste à surélever une des facultés de l’esprit en destituant toutes les autres. Je ne crois pas que ce soit là une utilisation raisonnable de la raison. N’en voyezvous pas le risque ? La raison dont vous parlez reste incapable d’une science des fins, donc incapable de participer aux décisions politiques. Dans mes écoles, monsieur, j’apprends aux enfants l’usage intelligent de la raison…

On entendait les doigts du maître des guildes tapoter sur son pupitre. Le maïeur était sur le point d’exploser, mais se cachait le visage, il semblait craindre les yeux de père. La salle retenait son souffle comme si un baril de poudre allait éclater.

— Venez-en aux faits, intervint sèchement Tolné.

— En quoi, logiquement et rationnellement, des coups de fouet sur le dos d’une petite de sept ans pourront-ils l’aider à soumettre ses passions à la raison ? demanda père. Et si nous faisons cela, n’est-ce pas nous qui subordonnons notre raison à nos passions ?

Père s’approcha doucement du maïeur.

— Je compatis avec ce que vous et votre épouse avez enduré. Les souffrances de votre fils ont été atroces. Il faut faire quelque chose pour comprendre ce qui s’est passé et éviter que cela ne se reproduise…

Je crois que le maïeur se serait jeté sur père pour l’étrangler, il cachait son visage cramoisi dans ses deux mains. Francis de Görlits, sans même se lever, coupa la parole à père :

— Il faut extirper le mal là où il se trouve, monsieur Comenius. C’est là tout le danger de la dépravation élevée en système que vous appelez

« École du jeu et du théâtre ». Dans chaque être humain, il y a un principe actif de désordre. Il ne faut pas longtemps avant de découvrir que tout enfant est habité par ce principe allant jusqu’aux perversités les plus immondes. L’éducation consiste à contraindre les enfants à l’ordre public…

— Révérend Tolné, fit remarquer père, avez-vous donné la parole à ce monsieur ?

— Je lui ai fait signe, répondit Tolné, sans rougir de son mensonge.

— Bien, je ne voudrais pas que l’on manque ici aux règles les plus élémentaires de l’étiquette et que l’émotion l’emporte sur la raison. Puis-je répondre à ce monsieur ?

— Faites, acquiesça Tolné, qui n’avait pas d’autre choix.

Le silence dans la salle toucha à l’absolu.

— Dans les écoles que j’ai visitées en Angleterre, dans les Allemagnes, les Provinces-Unies, en Suède, en Pologne ou ici en Hongrie, plus on cherchait à empêcher le mal, plus il régnait. Tout allait-il si bien lorsque l’on frappait vos enfants à la verge et qu’on les confinait dans des études purement formelles qui n’avaient pas de signification pour eux ? Oui, il est arrivé un événement tragique, et j’assume l’entière responsabilité du manque de vigilance. Mais cette erreur ne doit pas jeter par terre tous les progrès réalisés. Il règne dans notre école une discipline exemplaire parce que double : d’un côté, nous encourageons l’effort créatif, et, d’un autre côté, nous décourageons toute forme de violence. La souffrance engendre la souffrance. N’en sommes-nous pas, ici même, témoins ? Nous avons tous terriblement souffert pour l’enfant du maïeur, pour son père et sa mère, aussi nous sommes poussés à transmettre cette souffrance à l’enfant que l’on dit être coupable. Mais cela ne fera qu’ajouter blessure sur blessure…

— Nom de Dieu ! explosa le maïeur en gardant son visage derrière ses mains. Du miel contre du sang. Jamais ! Je veux fouetter cette vermine de mes propres mains ou je vous jure que la terre va trembler de la paysannerie jusqu’au château si cela ne m’est pas accordé. On m’entend bien ! Terminez cette farce, révérend Tolné, et chassezmoi ce réformateur de grand chemin, car je pourrais changer d’avis et exiger en haut lieu la pendaison de la fille, de la mère et de ce minable hussite en exil.

Il se mit à tousser jusqu’à s’étouffer. Francis de Görlits lui tapotait le dos. Tolné frappa d’un bâton sur la table. Les bourgeois se levèrent d’un seul bloc en criant : « Exécution ! Exécution ! » Aucun des délégués du conseil ne dit mot.

Les paysans quittèrent la salle dans le plus grand tapage, se demandant : « Exécution de quoi ? On veut savoir ! On pend ou on fouette ? C’est quand ? C’est où ? » Deux hommes du château entraînèrent dehors monsieur mon père.

À l’extérieur, une partie de la foule se dispersa en hochant la tête, mais un bon nombre s’avancèrent autour des bourgeois qui sortaient, les pressant de questions jusqu’à les bousculer : « Qu’est-ce qui arrive des compensations du château ? Qu’est-ce qu’on fait des filles ? » D’autres criaient :

« Au gibet, la putain et sa bâtarde !» ou encore « Le fouet et le gibet, les deux, c’est mieux non ? » L’un des bourgeois, harassé, menaça la foule de son pistolet. Des paysans saisirent des pierres, des commerçants sortirent leur estoc pour intimider les campagnards. Des bagarres allaient éclater.

Le grand chancelier, en habit d’apparat, encadré de carabiniers à cheval, arriva sur les lieux. La foule se dispersa. Père fut embarqué dans un chariot qui fila précipitamment en direction du palais. Je crus apercevoir Ablonsky dans la voiture, entouré de deux hommes d’armes. Le chancelier monta sur la tribune de la place publique où se trouvait le poteau. Un tambour appela. La foule, surprise, se rassembla. On fit résonner deux trompettes. Un crieur déroula un parchemin :

— Oyez, Oyez, gens de Sárospatak. Le malheur s’est abattu sur la Hongrie. Sa sérénissime altesse Sigismond, empereur du saint Empire, et sa princière épouse ont été trouvés morts de cause inconnue. Le deuil est décrété dans toute la Hongrie. Pleurez et priez, car Drabik, le prophète de malheur, a appelé à nouveau les foudres du ciel contre notre royaume…

L’école dans la prison

Je profitai du vacarme et de la confusion pour aller à la mairie. C’était un mouvement instinctif. Il régnait une telle confusion, à cause des nouvelles contradictoires qui arrivaient par toutes les bouches, que la mairie était presque vide. Le gardien me conduisit jusqu’au cachot de  Toscana,  me fit entrer en me souhaitant : « Bonne nuit ! » Il referma derrière lui.

Elle était tapie sur un tas de paille dans un coin du cachot, l’odeur était infecte, elle s’était souillé le visage et la chevelure de ses excréments et gémissait comme une bête mourante en tentant de s’arracher les cheveux. Je voulus m’approcher, mais elle hurla, menaçant de se fracasser la tête contre le mur.

— Tu es vraiment une vilaine fille, lui dis-je. Cette phrase sembla l’apaiser.

— Tu es méchante et tu pues.

Elle arrêta de gémir. Un filet d’eau coulait dans une sorte de rigole à l’opposé de la paillasse où elle se trouvait. Sans doute une miséricorde pour l’hygiène des prisonniers. Je m’assis par terre près de là.

— Je me demande bien pourquoi tu ne l’as pas étripé au couteau. Il est déjà sur pied et il va te rosser.

— Partez, fichez-moi la paix.

Je ne savais plus quoi dire. J’étais désemparée. Le silence avait quelque chose d’insupportable, alors je priai.

— Mon Dieu, faites qu’il ne lui arrive rien, délivrez-la de toutes les idées méchantes qu’elle retourne contre elle…

L’image du maïeur fouet au poing, les coups,  le sang… J’étouffais mes pleurs dans ma robe. La petite, je crois, eut pitié de moi. Elle s’approcha de la cuvette, se déshabilla et commença à se laver. Je repris mes esprits et m’avançai vers elle. Elle me laissa faire. Je lui lavai les cheveux assez rudement. Je maîtrisais mal ma colère. Un morceau de savon traînait sur une pierre. Il me vint une idée.

— Frotte fort, lui demandai-je, et fais bien mousser tes cheveux.

Pendant que l’eau lui piquait les yeux, je bourrai ses vêtements avec un peu de paille et les déposai en manière de polichinelle, toupet en galoche et bras en épouvantail, sur la paillasse éventrée. Je continuai à laver la petite en la frictionnant assez vertement, essuyant mes larmes de mes manches. Toscana était toute tremblante de froid. Je l’enveloppai dans mon manteau et l’assis entre mes jambes, dos à moi. Je finis par m’apaiser un peu.

— Alors, explique-moi comment ça s’est passé, lui demandai-je d’une voix ferme… Je n’accepterai pas de silence.

— Ils riaient toujours de moi.

— Qui ça, ils ?

— Junior et les autres. Ils me suivaient, ils attendaient que je sois toute seule et m’insultaient.

— De quoi de traitaient-ils ?

— Je veux pas le dire. Je le dirai pas.

— Et le fils du maïeur dans tout cela ?

— C’était le plus petit. Junior l’encourageait  à me tirer les cheveux. Il le forçait à m’enlever ma robe… Les plus grands se tenaient autour et riaient. Ils avaient des bâtons. Ils disaient que si je ne me laissais pas faire, ils me briseraient les os.

— Ils te touchaient ?

— Non, ils riaient, me bousculaient, me piquaient avec leur bâton.

— Et, Nikolaï, le fils du maïeur ?

— Il sortait la petite chose de sa culotte…

— Et le jour où tu as poussé Nikolaï dans  le ravin…

— Je voulais les tuer, je voulais tous les tuer. J’ai dit à Nikolaï que je me mettrais toute nue au complet s’il venait avec moi, que je compterais jusqu’à dix et qu’il pourrait faire tout ce qu’il voudrait. Mais il fallait qu’il vienne seul, et tout  de suite. Il est venu. Il m’a dit qu’il ne voulait pas me faire mal, mais que les autres le forçaient. Il voulait juste m’embrasser, c’est tout. Il s’est approché, je l’ai poussé. Je voulais lui faire peur,   il a glissé…

Elle tremblait de tout son corps. Je la serrai délicatement dans mes bras, mais sans la retourner vers moi. Je priai Dieu de venir à mon secours. Ma tête était vide et mon cœur trop plein. Je me calmai.

— Et elle, la petite pauvrette qui est là, lui demandai-je au bout d’un moment, tu veux la tuer aussi, cette petite fille ?

Je tenais son visage en direction du pantin. À peine si l’on pouvait voir la forme, car la  nuit était venue. Je crus entendre le gémissement du vent ou d’un autre prisonnier. Mon mannequin paraissait si pitoyable et misérable, on aurait dit une de ces orphelines de la guerre qui n’attendaient plus que la mort.

— Tu veux la tuer, cette petite ? répétai-je. Dans le silence, d’autres plaintes lointaines.

Le vent sifflait. L’enfant fixait son effigie.

— Tu veux tuer cette petite misérable juste parce qu’elle n’a pas eu de chance ? Tu veux la tuer…

— Non, répondit-elle enfin, je veux pas la tuer. Je veux tuer personne.

Et elle s’effondra en larmes. Je la serrai contre moi.

— Tu as bien raison parce que cela me crèverait le cœur. C’est pas sa faute à elle si son père avec ses gros livres n’a pas fait mieux que les autres soldats. C’est pas sa faute à elle si sa mère s’est fait battre et si elle a eu beaucoup de mal. C’est pas sa faute si elle a les cheveux noirs de son père et que cela rappelle de si terribles souvenirs à sa maman, c’est pas sa faute…

Je lui caressais les cheveux. Au bout d’un moment, elle balbutia :

— Mais les graines ?

— Les graines ! m’exclamai-je.

— Les graines qui vont des papas à leurs enfants. Si j’ai les cheveux noirs, j’ai le  cœur noir aussi.

Dieu, c’était vrai, les graines ! Elle n’avait rien compris de la leçon sur les graines…

— Elles ne transportent pas le mal, les graines de carotte, lui répondis-je, elles transportent uniquement la force d’être une carotte. Si une carotte rencontre une roche, elle devient croche parce qu’elle doit contourner la roche, mais une carotte croche n’est pas une carotte méchante. C’est vrai que t’as rencontré des roches dans ta vie et que t’es un peu croche, mais t’es pas méchante…

Je lui racontai des histoires d’enfants de la guerre que j’avais connus. Des petits qui, comme elle, avaient été conçus dans la violence. Il y en avait tellement. Certains continuaient la guerre et la violence contre eux-mêmes, d’autres surgissaient plus forts du malheur, plus compréhensifs, plus généreux. J’insistai : le mal surgit toujours d’une guerre que l’on laisse couver contre soi- même. Toute violence contre les autres n’est que le surplus d’une violence contre soi. Un homme qui a fait la paix avec soi ne fait plus de mal autour de lui…

— Alors je suis pas méchante, je suis juste un peu croche, répéta-t-elle.

— Et si tu donnes assez d’amour à la petite misérable qui est là, elle ne sera pas croche longtemps…

Elle s’endormit dans mes bras. Je lui caressai les cheveux. J’étais épuisée.

Le premier dong sur le bourdon du beffroi venait à peine de me réveiller qu’à grands cris on entra dans le cachot. Deux soldats m’arrachèrent l’enfant :

— Dame Zabeth, dame Zabeth, criait Toscana en se débattant.

On voulut me refouler dans la prison. Il n’était pas question que j’abandonne la petite. Pris de pitié pour l’enfant, le gardien de la mairie me laissa passer. On alla chercher Claire. La misérable avait peine à se tenir debout. Son visage creusé, ses yeux exorbités, son corps décharné et plié par des crampes trahissaient la torture.

— Maman ! hurla Toscana.

Claire tenta de se jeter sur le factionnaire qui tenait l’enfant sous son bras. Deux hommes la soulevèrent de terre et l’amenèrent dehors. Toscana réclamait sa mère à grands cris, implorait, sanglotait. Un gardien la bâillonna. Je voulus courir, rattraper Claire. Un piquier s’interposa.

— Tranquille, madame, me conseilla le gardien, s’il vous jette au cachot, c’est pas la peine.

Nous montâmes sur le gibet où furent attachées, chacune à leur poteau, la mère et la fille. Claire me fixa, l’expression si désespérée… Elle agonisait. Je m’approchai. On voulut me retenir. Le piquier fit signe d’accorder à Claire la permission de me parler.

— Sauvez ma petite, madame Élisabeth.

Prenez ma petite, soupira-t-elle.

Mon cœur se déchira, je voulais répondre, mais les mots se noyaient. Je fis un signe de tête affirmatif. Le gardien de la mairie me releva.

— Reprenez-vous, madame.

Sur la place publique, il n’y avait que des mendiants, des gueux et des infirmes. Le bourg dormait ou se terrait. On dénuda Claire jusqu’à   la ceinture. Son corps était squelettique. Le maïeur monta sur la tribune du gibet. Son visage me parut particulièrement difforme. Il tremblait de rage, d’une colère venant de je ne sais quel Caïn. Quelle haine effroyable portait-il ?

On lui donna le fouet de cuir et il se mit à frapper le dos livide de Claire avec tant de force qu’il était évident qu’il voulait l’achever. Il frappait, frappait… La mince peau se boursouflait, le sang suintait, jaillissait. Toscana se débattait, horrifiée. Elle réussit à arracher son bâillon et cria :

— C’est moi la méchante, battez-moi…

— Pitié pour ma petite, gémissait Claire, je vous en prie, je ne dirai rien, je vous le jure…

Elle s’écroula. Le maïeur continuait. Le piquier s’interposa, dévisagea le bourreau.

— Bon ! va pour elle, proféra le bourgeois.

On enleva à Toscana le manteau dont je l’avais recouverte. Le maïeur regarda encore un moment Claire, comme s’il voulait vérifier qu’elle ne se relèverait plus jamais. Il s’approcha ensuite de l’enfant, leva le bras, crispa le visage… L’enfant complètement nue courbait le dos en criant :

— Crevez-moi, je veux mourir…

Soudain, je compris. Je sautai devant le maïeur et lui lançai :

— C’est parce qu’elles savent la vérité que vous voulez les abattre (ma voix résonnait sur toute la place publique). Vous avez contraint votre propre fils à un mensonge meurtrier pour sauver votre honneur et réduire au silence celle qui vous a reconnu. Je vais crier à tous qui était votre père : un traître !

Le maïeur me dévisagea, tourna le fouet contre moi et se mit à me frapper de toutes ses forces. Le piquier saisit le fouet. Le maïeur y alla de ses poings. Un soldat se saisit de lui. L’exécution de la peine était terminée.

Toute la nuit, père avait tenté de négocier avec Tolné qui était resté intraitable, puis avec le chancelier, car son altesse Zsuzsanna refusait de le recevoir, fulminant contre lui parce qu’il avait diffusé certaines des déclarations de Drabik le prophète. Il ne put rien obtenir. On se fichait du passé du maïeur, on avait besoin de sa fortune.

Par ordre royal, Ablonsky, Johanna, Suzanna et Daniel, escortés par une petite garde du château, étaient déjà en route pour Leszno avec tout le  mobilier.  Sekurius  avait  été  réquisitionné  au palais, car une étrange épidémie décimait toute la valetaille. Une lourde guimbarde et quatre chevaux bais nous furent donnés par la reine en cadeau d’adieu. Père avait pour projet de nous amener au plus tôt à P erov, chez un médecin, ami de Sekurius, dans l’espoir de sauver Claire qui agonisait.

Claire ne reprit jamais conscience, et il fallut l’enterrer dans un bois près de Kosice. Et moi, épuisée, j’enveloppait, en tremblant, la petite fille que le ciel m’avait donnée.

L’art maternel des grands-papas

Nous étions seules dans la guimbarde, Toscana et moi. Père, assez gauchement, faisait office de cocher ; nous n’avions jamais possédé de chevaux, ni même un seul mulet. L’attelage allait à sa tête sans se soucier des hue ! dia ! et sacrebleu ! lancés par monsieur mon père. La forêt de Slovaquie nous enveloppait, les villages devenaient épars et les collines se transformaient en montagnes.

La route, sinueuse, boueuse et pierreuse, nous ballottait et nous secouait comme marins en tempête. J’avais de temps à autre de terribles crampes qui me traversaient le ventre. Je m’étais fait un matelas de tous les vêtements disponibles. Fatiguée et comme ivre, la tête appuyée sur le chapeau de la Maramone, j’errais dans les brumes de mon esprit tout en chantonnant une berceuse à ma petite.

Elle se tenait blottie dans mes bras, résignée, abandonnée, confiante. Comment le pouvait-elle si facilement ? Par quel miracle acceptait-elle maintenant les tendresses et les cajoleries, elle qui voulait mourir sous le fouet ? Les excès de la souffrance sont-ils comme les cyclones ? Après avoir tout pulvérisé, ils reviennent en alizés, sereins, comme si rien n’était. Toscana était si paisible, les yeux absorbés par l’activité fébrile d’une araignée se balançant au plafond. Celle-ci tanguait au bout d’un fil et profitait du cahotement de la voiture pour attraper le rebord lointain de la portière. Par le malheur des cailloux qui nous ballottaient, sa toile avait atteint des proportions inégalées : un beau suaire pour les moustiques qui allaient s’y risquer !

Les arbres défilaient dans le carreau de la portière. Des rayons étincelaient comme des épées agitées dans une tourmente. L’araignée apparaissait, disparaissait, réapparaissait toujours. Mon ventre montait dans ma poitrine, mes reins élançaient, ma tête lancinait…

Et soudain, la portière s’ouvrit.

— Dehors, les gouines, on n’a pas besoin d’équipage, cria un pirate de chemin dans un grand rire. Comme si le tonnerre s’était jeté sur nous, deux énormes bras nous tirèrent, Toscana et moi, hors du chariot et nous nous retrouvâmes, réveillées d’un seul coup, roulant dans un ruisseau. Je reçus en plein visage ma besace qui s’était d’abord

accrochée à une branche.

Deux brigands sur le chariot jetèrent à coups de pied monsieur mon père dans le fossé et emportèrent voitures, chevaux et bagages.

— Sacripants ! bandits ! crapules ! criait père.

Il vociférait, poings levés, hurlant des insultes que je ne savais pas appartenir à son vocabulaire. Il n’était pas blessé, mais boitait légèrement en venant vers nous. Voyant que nous étions avec tous nos morceaux et plutôt à notre aise dans la boue, ramassant au passage quelques vêtements qui étaient tombés, et sans doute pour rassurer la petite, mais aussi parce que le chapeau à plumes de dame Maramone m’était resté tout propre et tout droit sur la tête, il s’esclaffa :

— Dieu ! Mesdames, vous voilà dans les coussins de mère nature !

Et il regarda Toscana avec un visage de pitre. Elle se mit à rire… puis à pleurer. Il la prit alors dans ses bras :

— Ne t’inquiète, ma petite, ton grand-père sait y faire dans la forêt. J’y ai passé de longs mois dans ma jeunesse et j’y reviens presque à chaque voyage. C’est coutume chez moi. Alors, je sais tout. Et les loups ont si peur de moi que cette nuit peut-être les entendras-tu hurler d’épouvante !

Et il lui raconta l’histoire du gnome pas plus haut qu’une pomme qui avait su protéger son trésor contre une armée de corneilles grâce à des grimaces magiques. C’était ce gnome qui lui avait montré l’art d’attirer les poissons et d’apeurer les ours par de formidables mimiques. L’histoire en entraîna une autre et, au bout d’un moment, la petite se mit à voir des fées et des nabots.

Il était peu probable qu’un secours nous arrive avant la nuit. Père fit un feu pour nous sécher, puis il construisit, avec l’aide de Toscana, une petite cabane de branches et de roseaux. Le ciel était limpide, le printemps nous promettait une nuit plutôt tiède. Il y avait assez de pain et  de viande séchée dans la besace pour deux ou trois jours. Une charrette allait sans doute venir  à passer.

La nuit arrivée, Toscana s’endormit dans les bras de papa, et mes contractions commencèrent pour de bon. Il alla coucher la fillette dans la  hutte et revint à moi. J’étais inquiète. Je n’avais probablement pas huit mois de terminés, et le pauvre petit avait déjà connu bien du remue-ménage.

Père séchait son manteau et d’autres vêtements sur le feu, m’enveloppait, me tenait au chaud. Il fit bouillir de l’eau dans une écuelle. Il avait fait de la guenille. Il était prêt, me rassurait :

— Ne t’inquiète, Lisbeth, dame nature n’est pas mégère.

Je rassemblai mes dernières énergies. J’entendais maman chanter. Dame Maramone semblait là, assise sur une souche, comme si elle attendait le nouveau-né pour lui mordre tendrement les deux joues. J’étais ivre de fatigue.

Le bébé surgit presque d’un seul coup. À peine une hésitation pour les épaules, et il se retrouva dans les mains de père.

— Voilà, madame ma fille, votre  garçon, lança père d’une voix tremblante d’émotion.

Il était bien vivant, mais si petit poupon. J’ouvris mon manteau et le pris tendrement sur mon sein. Puis père le nettoya et, d’une éclisse de bois fendu, il pinça le cordon du bébé et nous enveloppa bien au chaud, lui et moi. Épuisée, je m’endormis avant même de l’avoir nourri. J’étais une femme comblée.

Au matin, père m’apporta une potion très amère faite de plantes et de racines. Il vérifia que je n’avais pas d’hémorragie. Beaucoup de vêtements avaient été tachés de sang. Il avait même pris le bas de sa chemise pour en faire un chiffon propre afin de nous garder au sec et au chaud, bébé et moi. Mais le nourrisson ne buvait pas. Il se collait sur le mamelon sans réflexe de téter. Je lui faisais couler des gouttes de lait sur les lèvres, il ne les refusait pas. Il était si tranquille. On aurait dit un ange.

À la fin de la journée, il ne bougeait plus. Je   le réchauffais sur mon sein, le lait coulait, séchait et j’avais froid. Père ne parlait pas. Il tendait les mains. Je refusais de lui donner le précieux paquet. Toscana me regardait, les yeux terrifiés. Finalement, papa m’enleva doucement le chapeau de dame Maramone et me le tendit en clignant de l’œil vers Toscana. J’avais devoir d’enfant. Je ne devais pas m’apitoyer. Après tout, je partageais le sort de tant de mamans. Je pressai sur moi mon bébé, si petit, si froid qu’il me brûlait. Père tenait le chapeau à la manière d’un berceau. Je n’eus pas la force de lutter. La disproportion du combat m’étouffait. Le soleil est si ingénu, les nuages si innocents, les montagnes si candides, les oiseaux si insouciants… Nous seuls résistons  à l’aube.

Je déposai le petit cadavre dans le chapeau.

Toscana s’effondra sur moi en criant :

— Maman, maman.

Avec un galet, père creusa un trou et enterra son petit-fils. Je caressais les cheveux noirs de ma fille. Père chantait. Sa voix était éraillée, dissonante, on aurait dit qu’il voulait égratigner le tympan du ciel. Au bout d’un long moment, j’émergeai.

— Tu vois, dis-je à ma petite fille, ta maman ne sera pas seule sur le chemin des libérés.

J’étais une mère, je n’avais pas le droit de m’enfermer dans mes souffrances. Je devais vivre dehors, avec mon enfant, dans le vase des choses.

Les brumes du matin s’effilochaient sur les arbres. Filtrés à travers les frondaisons, des jets de lumière rose réveillaient doucement la forêt. Une petite brise chargée de brindilles frôlait les troncs. Une coccinelle engourdie sur une feuille étirait ses pattes de derrière. D’énormes hêtres allongeaient leurs grands bras. Une goutte d’eau tomba sur mes lèvres. Le chant des oiseaux tintait dans l’humidité du matin. Le feu dansait encore sur ses braises… Comme un serin perçant à travers les murmures, la voix de ma petite fille :

— Là, un poisson…

— Chut ! fit père.

Entre les branches, le plus étonnant des tableaux : révérend monsieur mon père, dont tous les vêtements étaient en haillons, portait sur sa hanche demoiselle ma fille. Il l’avait attachée sur lui avec des lanières provenant de sa redingote. Pieds nus dans la rivière, il tenait un mince harpon de sa confection, scrutait les fosses, penchait le visage à quelques doigts de l’eau, écarquillait les yeux plus grands que ceux d’un lézard, arrêtait la plus incroyable grimace, guettait sa proie… Hop ! Il piqua une truite tachetée. Toscana ne put s’empêcher d’applaudir. Il la gronda joyeusement, enfila le poisson dans un cordon qu’il lui faisait tenir.

J’étais couchée sur un lit de fougères, entortillée dans ma robe et un manteau, si épuisée qu’à peine avais-je la force de les suivre du regard. Père m’avait fait un bel oreiller de chiffons, ma tête n’avait qu’à pivoter pour les accompagner.

Il avançait dans la rivière. La scène éveillait des souvenirs lointains… Il appelait cela « la pêche à la grimace ». Il s’agissait de faire briller les yeux et de se transformer en branche insolite. Le poisson partait en spéculation, et un harpon lui traversait le corps. Père me portait ainsi sur son flanc. J’étais Sigurd sur son cheval, tueur de dragons, intrépide entre tous. Je sentais les muscles de ma monture frémir, s’immobiliser, s’arc-bouter du dos à l’épaule… Il décochait, ratait rarement sa cible. Invulnérables nous étions…

Un cliquetis me réveilla.

— C’est le repas, m’annonça père.

Le petit déjeuner, poissons, rhizomes et bulbes, bien qu’amers, n’était pas trop détestable. Toscana mangeait tout ce que père lui donnait. Et père se mit à raconter sa fameuse histoire d’Adam chassé du paradis :

— Au paradis, on riait beaucoup. Un lézard tout barbouillé de rouge, une souris aux grandes moustaches, une libellule aux yeux plus gros que la tête, un paon qui ouvre la queue en bombant le torse, tout est fait pour rire. Des poissons de toutes les couleurs, de l’eau qui chante, des arbres qui pleurent, des rossignols qui s’égosillent, tout est fait pour étonner. Mais un jour, un homme sérieux arriva : « Ceci n’est pas ceci, proclamait-il. Ne vous fiez pas aux apparences : ceci est cela. Cette pomme n’est pas une pomme, c’est un péché, cette femme n’est pas une femme, c’est un serpent, cet arbre n’est pas un arbre, c’est un gibet, le ciel n’est pas le ciel, c’est une condamnation, ce jeu n’est pas un jeu, c’est un travail, cette morsure n’est pas une morsure, c’est une souffrance, cette perte n’est pas une perte, c’est un malheur… » Son enseignement gagna toute la terre et plus personne ne sut prendre la vie. On l’appela le déséducateur…

— Je comprends pas, protesta Toscana.

— Il ne faut pas trop s’éloigner des arbres et des oiseaux pour penser. La présentation est un mystère, la représentation est un jugement. Regardons, on verra bien !

Le sommeil m’emporta à nouveau…

La rentrée

Nous étions revenus à Leszno. Révérend mon mari avait retrouvé son épouse. Mais je n’étais plus la même. Trop de peine s’était abattue.

Un miracle nous avait sauvés. Après cinq jours dans les bois, un beau matin, mystère ! notre guimbarde était là, devant nous, avec ses quatre chevaux bais. Incroyable apparition ! Toutes nos affaires étaient à l’avant : vêtements, nourriture, jusqu’à notre bourse… étrangement un peu plus garnie qu’au départ. Énigme. Qu’importe, nous gagnâmes d’un seul trait la Pologne.

Ablonsky avait changé, lui aussi. Il avait appris, je ne sais où, l’art de deviner mes désirs et d’y répondre. Il m’enveloppait de douceur et de tendresse, de calme et de sécurité. Il me protégeait de tout ce qui pouvait me heurter. Je flottais dangereusement au-dessus de mon cœur défoncé.

Lorsqu’il me vit apparaître dans le carreau de la porte, vidée de l’enfant qu’il m’avait donné, les seins gonflés, le teint livide, il sourit, il m’embrassa, il me pardonna. Il me pardonna si bien que je compris ma faute. J’avais substitué l’enfant d’un salopard à son enfant à lui. Il se mit alors à aimer Toscana avec tout le devoir nécessaire à la tâche. Ne devait-il pas la vie à une adoption similaire ? Alors, je me noyais dans la vaste solitude de son trop grand amour.

Mon corps recevait cet amour avec une ardeur que je ne comprenais pas, comme s’il en allait de ma vie qu’un peu de plaisir pénètre mes entrailles. J’en perdais la pudeur, mes gémissements réveillaient parfois la maisonnée. Père faisait mine de ronfler. Les enfants se rendormaient, personne ne questionnait. Suzanna cependant y revenait. Elle s’inquiétait que je ne sois malade. La maison de Leszno était décidément trop petite. Mais l’amour est l’amour, ses actes charnels mélangent la surface et les fonds, il nous refait et il nous défait. L’hiver, lorsque le froid fait craquer les chaumières, et que le feu gémit dans la cheminée, la tristesse augmente. Tels étaient nos actes d’amour. Plus le plaisir était grand, plus la tristesse paraissait profonde.

Daniel et Toscana, tous deux âgés de  huit  ans, et Suzanna, de trois ans leur aînée, n’avaient de cesse que pour la récréation, le rire et les pirouettes. Toscana avait toujours un nouveau  jeu à proposer, mais il fallait en surveiller les excès. Peu de jours se passaient sans que Johanna ou moi ayons quelques sottises à réparer. Il m’arrivait souvent d’entrer dans le jeu, d’oublier mon rôle et d’aller à la diablerie moi-même. Les remontrances de dame Johanna me piquaient, mais la partie n’était que remise. Je refusais tout face à face, je fuyais.

Bref, nous étions, les enfants et moi, comme des papillons dans une maison de verre. Dans cette grâce, père entrait un moment presque chaque jour pour une leçon ou un jeu. Cela le reposait, car dehors, c’était Leszno, la misère, les intrigues et des rumeurs de conflits.

Pour financer les guerres précédentes, la Suède, la Pologne, la Hongrie avait cédé ou aliéné les vastes domaines de la couronne. De cette façon, la noblesse était devenue propriétaire de la quasi-totalité des terres. La royauté était donc en totale dépendance et ne pouvait plus faire contrepoids à la rapacité des seigneurs, et les seigneurs en profitaient. La paysannerie croulait chaque jour un peu plus dans la misère. Bref, la guerre avait ramené la féodalité.

Une joute se dessinait à trois : la Pologne au milieu, la Suède au nord et la Hongrie au sud. Charles-Gustave de Suède trouva en Hongrie l’allié par excellence en la personne de Georges, le fils de veuve Zsuzsanna de Hongrie, laquelle avait désespéré du projet par trop idéaliste de révérend mon père et se tournait maintenant vers des ambitions plus « concrètes ». L’intention ne consistait en rien d’autre que de prendre la Pologne et la partager, pour le nord en servitude à la Suède, pour le sud en pâture à la Hongrie. La Suède et la Hongrie espéraient se servir de nous comme d’un tison d’allumage. Beaucoup de Frères, en effet, habitaient la Pologne et espéraient qu’après sa soumission aux intérêts protestants elle participe à la reconquête de la terre promise morave. On encourageait les Frères à se soulever et à miner le terrain en leur promettant le salut national. Belle façon d’affaiblir la Pologne et de la pousser à faire les premiers pas dans l’escalade des violences.

On était venu de Suède et de Hongrie pour inviter les Frères à s’allier aux paysans afin de fomenter le trouble et de mener des jacqueries. Durant tout le temps où nous fûmes à Sárospatak, Pavel et un groupe de sapeurs se distrayaient par des incursions en territoire catholique, y distribuaient de fausses informations, provoquaient. Lorsque père en fut informé, il entra dans une colère dont je le croyais incapable. Il fit défiler devant Pavel les mille horreurs de la guerre. Il énuméra, une à une, les souffrances que ses parents avaient dû supporter avant de mourir. Il voulait lui inspirer le plus grand dégoût pour la guerre. Il lui rappela tout ce qu’il avait fallu traverser pour les sauver, lui et sa  sœur Christina. Il lui parla des mille et un dangers, des mille et une privations. Il espérait lui rendre la vie précieuse. Il y mit tant de cœur que Pavel s’effondra en larmes. Père crut l’avoir sauvé. Le lendemain, Pavel avait disparu.

Malgré toutes les occupations de père, ses livres, ses prédications, l’effort constant pour obtenir les fonds nécessaires à la survie de la communauté, les difficultés d’approvisionnement, le soin des malades, l’enterrement des morts, l’inquiétude le rongeait.

Quatre mois plus tard… cette lettre :

Lublin, novembre 1654

Révérend et très cher monsieur,

Je ne vous ai jamais remercié de m’avoir sauvé d’une mort certaine et je ne pourrai assez m’excuser d’avoir été pour vous un poids trop lourd. Vous avez pourtant été si patient dans votre éducation, si bon, si généreux alors que je ne méritais rien. Et ce n’est pas assez, vous avez pris avec vous ma tendre sœur, vous l’avez nourrie, soignée, instruite, lui accordant d’autant votre affection qu’elle était fragile. J’ai été ingrat. C’est terminé. Je ne serai plus pour vous un objet de honte.

J’ai trouvé le chevalier qu’il nous faut, celui qui soutiendra notre cause, il se nomme Bohdan Chmielnicki.  Il  mène  la  révolte  des  Cosaques.

Nous avons avec nous des Turcs, des Tartares, des Moscovites, nous envahissons l’Ukraine et la Biélorussie, nous fomentons les révoltes paysannes, nous ruinerons bientôt la Pologne, préparant l’invasion suédoise que vous espérez. Ma famille ne sera pas morte en vain, je vengerai le sang.

Monsieur, vous avez un poids de moins sur vos épaules et un espoir de plus dans votre cœur.

Soldat Pavel

Cette lettre écrasa père avec la force du plomb. Son fils allait à une mort certaine. Père s’était renseigné. Le fameux chevalier savait recruter. Fier dans sa cuirasse et agile comme un maure sur son cheval, il invitait à la guerre sainte. Il promettait aux pauvres de les rendre propriétaires des terres conquises. Mais sa plus grande occupation consistait à massacrer les Juifs de la Pologne jusqu’en Russie. Le chevalier était entouré de lieutenants féroces et d’une inquiétante police secrète. Une fois le contrat signé, le général n’acceptait aucune défection. Tous les déserteurs ou suspects de désertion étaient punis de mort.

Pour comble, Pavel s’était enfui avec quatre Frères de Leszno, des jeunes, et même un enfant. Leurs parents venaient chaque jour aux nouvelles. Père restait silencieux, plongeait un moment la main dans sa poche comme pour en sortir la redoutable lettre, mais la chiffonnait seulement. Un jour, il eut le courage de leur livrer la vérité. Le quartier des Frères plongea tout entier dans une sorte de silence chargé.

Cette misère s’ajoutait à bien d’autres. Les catholiques, forts de la rumeur que le roi de Pologne pourrait bien se convertir au catholicisme, nous tenaient en état de siège. La nourriture manquait. Afin d’en obtenir, Ablonsky devait s’infiltrer chez les catholiques et faire le relais avec Ludmila. Jérôme Kokovsky en profitait pour prêcher un ralliement qui glissait de plus en plus dans l’équivoque : cela consistait à faire entendre aux catholiques qu’on le deviendrait et aux calvinistes qu’on leur resterait fidèles. De cette façon, quel que soit le sort de la guerre, il resterait possible de filer la laine et de commercer la toile. L’économie était sa vraie religion !

Ludmila était de ceux qui composaient fort habilement avec ce double jeu. Elle était introduite chez les catholiques par le fils du préfet qui la demandait chaque semaine en mariage. Elle lui abandonnait un « si » et un « certes », mais ne négligeait pas pour autant la famille Kokovsky, qui lui avait pardonné sa rupture de fiançailles vu qu’elle l’avait fait par fidélité à son père (et que l’aimé en secret la prenait dans son lit).

Ludmila venait à la maison presque chaque mois, nous entretenait une heure ou deux de fanfreluches et de choses du monde. À force de parfum, elle nous donnait la nausée et s’en retournait en tortillant des hanches comme une perdrix. Père restait muet, triste à mourir.

Père avait soixante-trois ans et il semblait que tout ce qu’il avait fait s’envolait comme pétales de fleurs en automne, alors il plongea dans le travail.

Il lui apparut évident que le monde allait sombrer dans trois sortes de ténèbres : le fanatisme, il pensait à Pavel ; la divinisation de l’économie, il pensait à Kokovsky ; un rationalisme simpliste, il pensait à René Descartes et à ses disciples.

Il faudrait attendre que la souffrance fasse remonter la conscience. Long processus. Préparer cette humanité devenait l’obsession de père. Il réveillait monsieur mon mari avant l’aube. Il fallait rapatrier toute la sagesse des anciens, la filtrer, l’écrire dans un langage précis, faire la synthèse, la pansophie, et non l’encyclopédie que voulaient les Français. L’arche de Noé intellectuelle, c’était son entreprise.

Nous avions l’engin par excellence pour ce plan : l’imprimerie. Un legs rare, d’une valeur inestimable, venant de la famille de Charles de Zerotin, le premier protecteur de père. C’était la chose la plus précieuse de la communauté des Frères, et elle prenait place dans notre petite maison. C’est elle qui tenait l’Église des Frères dans l’histoire. Elle trônait, objet des soins les plus minutieux. Chaque lettre dans sa case de rangement était nettoyée ou remplacée au moindre défaut. Chacune constituait une petite sculpture d’un grand prix. Toute la famille contribuait à astiquer, frotter, caresser cette extraordinaire machine à traverser l’espace et le temps.

Père se mit à écrire, à dicter, avec la frénésie du désespoir. Ablonsky rédigeait, corrigeait, copiait sur des feuillets qui s’empilaient dans  le grenier. Les poutres de la toiture pliaient sous le poids.

Lorsque monsieur mon mari venait me rejoindre dans mon lit, il était tard et sa journée n’était pas terminée, car moi je voulais un enfant de lui.

L’île aux cloches

Il m’arrivait d’être exaspérante plus que ne pouvait l’être Suzanna qui luttait pour rester dans son enfance. Je me souviens de l’un de ces jours qui fut comme une île aux cloches au milieu de la morosité. Je rouspétais à propos de je ne sais quoi lorsque dame Johanna me tapa sur l’épaule en me disant :

— Cela nous reposerait beaucoup si vous alliez prendre l’air.

Ce que je fis en lui adressant le plus beau de mes sourires. Je partis en direction du marché. Cependant, mes jambes obéissaient à un autre principe, et j’arrivai malgré moi au bord de la rivière Bodrog. Je me résignai à moi-même, et m’assis dans le tapage de mon esprit. La cloche  du village sonna et, comme par instinct, l’angélus fit sa prière en moi en tassant le gros de mes déplorables humeurs. Je m’apaisai.

Soudain, j’entendis la voix de père, il discutait avec Suzanna près d’un grand hêtre, de l’autre côté d’une haie. Ma petite sœur pleurait, ce qui lui arrivait rarement. Mais nous avions fêté ses douze ans et, depuis, elle rouspétait à propos de tout, principalement de la nourriture.

— Pourquoi, se plaignait sœurette, on n’a pas droit à du poulet, des œufs et du mouton ? Un senior devrait manger mieux que les autres.

— Qui donc vous a mis cela dans l’esprit ?

— C’est pas votre affaire.

Je n’en croyais pas mes oreilles. Il fut long avant de répliquer. Suzanna n’avait même pas touché aux charcuteries qu’avait apportées Ludmila pour son anniversaire. Elle mangeait moins qu’un pinson et portait une dentelle noire sur la tête, ce qui impatientait au plus haut degré dame Johanna.

— Demoiselle ma fille, fit enfin père, vous me devez une explication. De qui portez-vous le deuil ?

Il l’avait placée devant lui et la tenait par les épaules.

— Dorothea vous manque, laissa échapper père.

— Je ne veux pas qu’on me vouvoie juste parce que j’ai douze ans.

— C’est la coutume, répondit père. Pour signifier que vous avez acquis notre respect.

— Quel respect ? lança Suzanna. Johanna est toujours après moi.

— Il me faudrait un peu plus de précisions, demanda père, d’un ton un peu espiègle.

— À Sárospatak, je travaillais plus que tout le monde, au potager, pour les repas, pour aider aux leçons, comme répétitrice pour la classe du Vestibule.

— Vous omettez de mentionner que vous deviez aussi aller chez les Brady pour enseigner l’alphabet. Je vous envoyais ensuite chez la vieille Görsi pour que vous lui donniez à dîner. Dans la soirée, c’est vous qui deviez secouer les paillasses ou remplacer la paille. Pire, il vous est arrivé d’aller vider les pots de chambre, et sans que personne ne vous le commande. Je trouve que vous en oubliez un peu. Mais vous parliez de Johanna !

— Elle veut tout sur l’heure, elle me pousse dans le dos, c’est pas ma mère.

— Je vous laisse dire qu’elle ne l’est pas et, sans doute, son caractère est moins posé que celui de Dorothea qui nous manque à tous.

Sœurette se remit à pleurer. Père s’éloigna d’elle.

Il regardait la rivière. Suzanna se vida le cœur :

— C’est vous… C’est à cause de vous… Maman est morte épuisée. On aurait pu vivre autrement. On n’était pas obligés à la  misère. Il y a plein de gens qui vivent confortablement. Les calvinistes, les catholiques, ils  mangent, eux. Tous ceux qui ont de  l’éducation  mangent du lard, du saucisson et de la choucroute. Maman, elle, n’a mangé que  de  la  bouillie. Vous n’êtes jamais là lorsqu’il le faudrait. Vous nous avez laissés seuls avec Johanna et vous êtes parti en Moravie avec Élisabeth. Moi, je ne l’ai jamais vue, la Moravie. Maman disait que c’était beau. Mais elle est morte, maman. Elle est partie, elle aussi…

— Votre maman ne vous a pas abandonnée, fille.

— Oui ! Elle nous a abandonnés. Je n’ai jamais vu le cheval blanc. Jamais. Il n’y a que Johanna, toujours Johanna, rien que Johanna. Pourquoi nous avez-vous laissés revenir seuls de Sárospatak ? Pourquoi avez-vous pris un autre chemin ? Des semaines à vous amuser avec Élisabeth et Toscana dans les montagnes.

— « Amuser » n’est peut-être pas le mot juste, intervint père.

— C’est ce que vous avez dit. Vous avez parlé de la pêche à la grimace, mais moi, vous ne m’avez jamais amenée à la pêche…

Et elle éclata en sanglots.

— Voilà une bonne idée. Venez ici, mademoiselle ma fille, allons à la pêche.

Il se fit un harpon à même une branche, prit Suzanna par la main et avança nu-pieds dans l’eau. Il y allait de ses meilleures grimaces, mais des larmes glissaient dans les plis de son sourire. Suzanna, elle, avait repris de la bonne humeur.

— La saison n’est pas aux poissons, nous reviendrons au printemps, déclara père après quelque temps. Mais venez vous asseoir ici, j’ai une leçon pour vous qui m’a jadis été d’un  grand secours.

Suzanna s’assit sur une grosse branche de saule, il s’installa un peu plus loin et se rechaussa.

— Fille, écoutez bien ce que je vais vous dire. Dorothea et moi allions dans un beau récit et, dans ce récit, notre petite Suzanna jouait un grand rôle. Lorsque nous parlions de vous, notre cœur fondait comme du beurre. Vous ne savez pas tout le beurre qui a fondu à votre propos, demoiselle ma fille. C’est vrai que nous espérions beaucoup de joie de votre part. Et cette joie, combien vous nous l’avez donnée ! Je vous souhaite d’aimer un enfant comme nous vous avons aimée, votre mère et moi. Mais là, vous avez douze ans, vous êtes donc en âge de prendre une part plus active dans le récit de votre vie. Alors, j’ai pour vous une question, attention, elle est un peu dangereuse : pourquoi avez-vous retenu dans votre mémoire tant d’événements blessants et si peu de gratifiants ? Pourquoi avez-vous organisé tous ces événements selon un récit plus tragique que joyeux ? Quel projet poursuivez-vous par ce récit ?

Petite sœur fixait père, les yeux étonnés, incapable de la moindre réponse.

— Je ne sais pas ce que vous répondrez, c’est votre affaire, mais vous êtes assez grande et assez sage pour que je partage avec vous ce que cette question a produit chez moi. J’avais alors trente et un ans. Mon passé m’apparaissait terriblement amer. J’avais perdu la femme que j’aimais et mes deux bébés. Mon passé ressemblait à une suite de cruautés. Mais le plus difficile n’était pas derrière moi, il n’était non plus devant moi, il était là précisément, à l’heure même où j’étais, très exactement à l’heure où vous êtes vous-même, ma chère fille, à l’heure juste où je suis depuis ce temps. Car c’est en ce moment même que vous et moi écrivons chacun notre histoire…

Suzanna restait bouche bée. Père s’approcha d’elle et s’assit sur une pierre. Il continua en regardant la rivière.

— Le plus difficile, continua-t-il, c’est de réaliser que le récit de notre passé, nous l’avons construit dans notre mémoire en vue d’un certain projet. Le passé n’est plus. Il disparaît au fur et à mesure. Ce qui reste, c’est son inscription dans nos mémoires. Et une mémoire, c’est vivant ; une mémoire, ça organise les choses en fonction d’un projet.

— Mais, papa, je n’ai rien choisi de ce qui m’est arrivé.

— Je le sais bien, fille. Mais ce qui habite votre mémoire, ce n’est pas ce qui vous est arrivé. Chaque jour et chaque heure de votre vie, il s’est produit des milliers de faits : une fourmi qui trottinait sur votre jambe, une goutte d’eau qui tombait dans le puits en faisant des cercles, une grenouille qui allait à la chasse aux mouches, Daniel qui courait en criant, Johanna qui n’était pas à sa meilleure humeur, votre papa qui partait pour la Hongrie, etc. Tellement de faits étaient à portée de vue, de nez, d’oreilles. À chaque instant, vous en avez choisi certains et vous en avez rejeté d’autres. Il vous appartient d’organiser votre mémoire comme vous l’entendez, et moi, je n’y peux rien. Cependant, laissez-moi continuer mon histoire. Quand j’ai réalisé que j’avais construit mon récit de vie en fonction du projet inavoué, mais très déterminé, de me rendre la vie pénible, je me suis demandé : pourquoi ?

Il se leva et se mit à lancer de petits cailloux dans la rivière.

— Je ne sais, mais je pense que je ne m’étais pas pardonné la mort de mes deux parents…

— Mais ce n’était pas de votre faute, intervint Suzanna.

— Voilà, fille, le paradoxe de la liberté. Si je ne suis pas responsable de ma mémoire, si je ne suis pas responsable du récit que j’ai fait à partir des milliers d’événements qui m’ont été donnés, par quel miracle puis-je prendre possession de mon avenir ? Aussi bien abandonner cet avenir et donc mon présent à la fatalité, geindre sur mon sort, accuser tout le monde, porter un mouchoir sur ma tête et refuser de manger. Je n’ai évidemment pas été la cause de la mort de mes parents, mais, mademoiselle ma fille, rappelez-vous ceci, on se sent principalement coupable de ce dont on est victime, et presque toujours innocent de ce dont on est responsable.

— Mais pourquoi ? demanda sœurette.

— Parce que subir n’est pas notre naturel. Subir, endurer, supporter, être passif, c’est l’affaire des roches, ce n’est pas l’affaire d’un homme ou d’une femme. J’avais accepté la mort de mes deux parents, celle de ma femme et de mes deux bébés. J’avais installé ces faits dans ma mémoire comme si c’était une fatalité. Je n’avais pas fait de ces terribles événements des œuvres d’art. Vous comprenez cela ? Mon récit était un véritable torchon. Tout le monde peut raconter des récits pareils dont l’objectif ultime est de dire : « Je suis à plaindre. Je n’ai rien fait de mal. » C’est facile, il suffit d’écrire le récit à la manière de tout le monde. Je n’avais pas pris en main mon récit. Les drames que j’avais croisés portaient en eux le pouvoir de produire un chef-d’œuvre, et moi, j’en faisais un mélodrame de pacotille. Il y a une forme de passivité et de soumission, chère fille, qui n’est qu’un long avortement de soi.

— C’est quoi, papa, ces choses que je ne vois pas ? demanda Suzanna.

— Essayez un jeu amusant. Trouvez d’autres points de vue, et surtout, mademoiselle ma grande fille, poursuivez un autre projet que celui de tenter d’attirer l’attention de votre maman à force de faire pitié. Faites-lui plutôt un récit qui la poussera à crier de joie. Alors il viendra, le cheval blanc, il viendra, mais il faut d’abord faire un chef-d’œuvre.

Il s’approcha d’elle, la prit dans ses bras et remonta la sente vers le chemin. Sa voix me parvenait :

— J’ai entendu un carillon, tous les oiseaux  se sont envolés. Dieu ! qu’il fait beau aujourd’hui ! Il y a dans l’âme de ma petite Suzanna tellement de fougue et de sagesse que le monde va changer. Ça ne peut plus continuer comme ça. Il y a une   île sonnante, l’île aux cloches, et ça va sonner. Vous voyez, fille, nous sommes en ce moment, à cette heure, installés tous les deux au commencement du monde. Nous ne sommes pas quelque part sur une trajectoire temporelle. Nous sommes au commencement…

Ils étaient trop loin, je n’entendais plus rien.

Le feu

Une tempête s’était levée. Les Suédois envahirent la quasi-totalité de la Pologne occidentale. Varsovie et Cracovie tombèrent presque sans résistance. La Hongrie déborda par le sud pour achever un pays qui n’était plus que ruines. Les Juifs étaient souvent pris comme victimes réparatrices. Eux seuls faisaient unanimité entre catholiques et protestants. Les massacres n’avaient pas de fin. Le roi de Pologne s’était enfui à l’étranger et les nobles avaient fait leur reddition à sa « grandeur » CharlesGustave. Mais il n’y avait plus aucune grandeur de par le monde.

Évidemment, il n’était plus question pour Charles-Gustave de « libérer » la Bohême. Une trahison de plus. Et père, qui avait chanté la gloire des rois de Suède et de Hongrie, les suppliant de donner des droits égaux aux catholiques comme aux protestants, de pratiquer la tolérance pour tout ce qui touchait la religion et de remplacer l’épée par l’éducation… On avait fait tout le contraire.

Le quartier des Frères moraves de Leszno se tenait sur la corde raide. Nous nous retrouvions sur un baril de poudre et il fallait éviter d’allumer la mèche. La politique de la famille Kokovsky était maintenant nécessaire à la survie des Frères, et Ludmila devenait de plus en plus experte en louvoiement. Dans cette Pologne, père était devenu impertinent.

Un jour, frappa à la porte un étranger disant venir d’Angleterre. Il ne s’était pas annoncé et ne fit aucune présentation ni de sa personne ni de sa cause. Il désirait, simplement, un entretien avec révérend mon père.

— Voilà mon privé, lui répondit père, en indiquant deux petites chaises à côté de l’imprimerie, mon gendre est parti à la recherche d’encre et de papier, prenez donc sa place.

Ce qu’il fit non sans hésiter, jetant sur moi et les enfants un sourire dédaigneux.

Je n’aurais rien compris à leur discussion si mon  père  ne  m’avait  maintes  fois  raconté  son voyage en Angleterre juste avant la guerre civile qui mena à la république de Cromwell. Trois gentlemen, Dury, Hübner et Hartlib soutenaient une organisation appelée « Le Collège » dont l’objectif consistait à réformer l’éducation, la science, la religion et la politique. Ils trouvèrent dans les travaux de père les principes dont ils avaient besoin. Le Collège avait des ennemis, beaucoup d’ennemis. L’attaque de l’étranger devait porter encore une fois sur l’espoir en la démocratie universelle :

— Je ne viens pas de moi-même. Je serai donc bref. Laissez-moi d’abord vous rappeler, monsieur, l’importance de croire au péché originel…

— Il n’y a pas de nature pécheresse dans l’homme, rétorqua immédiatement père, mais simplement des réactions au malheur…

— Quelle ânerie ! Tout votre édifice fondateur d’une démocratie universelle tient sur un point méprisable à tous égards : le péché n’entraverait pas la conscience. Tous les hommes peuvent voir, juger et participer au gouvernement… Cette philosophie, nous ne pouvons pas l’accepter, conclut péremptoirement l’homme.

Et il sortit en claquant la porte.

Le lendemain…

— Feu ! Oh mon Dieu, le feu ! hurla dame Johanna.

Au grenier, les flammes crépitaient, les poutres du plafond grinçaient, les planches rougeoyaient ici et là, des tisons se détachaient… Le grenier… si lourd de manuscrits…

— Dehors ! cria Ablonsky. Dehors ! Tout va s’écrouler…

— Maman ! hurla Toscana.

Une lueur courait sur nos visages. Le feu avait déjà percé un grand trou près de l’échelle. Des braises tombaient. La paille de nos couches prenait feu. Nous serions bientôt vifs dans les flammes qui couraient, sautaient, sifflaient. Père attrapa Suzanna et Daniel, défonça la porte de l’épaule, jeta les enfants dans la rue. Un fort vent entra, souleva le feu qui se mit à gémir. Toscana se précipita sur moi, père m’attrapa par le bras et nous tira jusque dans la rue. Ablonsky saisit dame Johanna qui flambait, et ils roulèrent tous deux jusque dans une miraculeuse mare de boue.

La maison s’effondra, je sentis comme une morsure à mon cou. Ma robe de nuit était en feu. Ablonsky m’arracha le vêtement, me fit basculer toute nue dans la vase, ma douleur s’apaisa.

À travers les madriers et les dosses en flammes, toute la bibliothèque brûlait. Manuscrits, parchemins, de grands morceaux de sagesse si péniblement recueillis, et l’inestimable imprimerie n’existaient plus.

Père se tenait debout devant le feu comme une statue, et, si dame Johanna ne s’était interposée et ne l’avait fait reculer de force, il aurait grillé vif dans la chaleur du brasier. Rien n’avait été sauvé, sauf nos misérables vies. Non ! Daniel tenait la bible de Kralice qu’il serrait sur sa poitrine. Père tomba à genoux, serrant ses enfants dans ses bras. Dame Johanna n’avait presque plus de cheveux sur la tête et tremblait de tout son corps.

Nous étions de l’autre côté de l’existence, comme transférés d’un monde à un autre. Nus, muets, couverts de boue, brûlés, gelés, nous attendions un signal, un commandement. Rien ! Pas un ange, pas un démon. Nous étions seuls, abasourdis, hébétés, figés dans une étrange minute qui ne savait plus où donner de la tête.

Tout le quartier flambait. On courait partout. Des hommes masqués fuyaient, brandon à la main. Maisons, cabanes, hangars s’effondraient un à un. Le feu formait des tourbillons qui se démenaient comme des démons, puis fonçaient dans toutes les directions. Les gens criaient, allaient à hue et à dia, se heurtant les uns aux autres. Les chiens savaient mieux que nous où aller. Ils couraient tous dans la même destination.

— Par le chemin des collines ! lança Ablonsky, en observant les bêtes.

La foule resta paralysée un instant, puis fonça là où les chiens allaient. Père happa Daniel, Johanna agrippa la main de Suzanna, Ablonsky m’arracha Toscana, une foule effrayée nous emportait.

La chaleur nous brûlait les poumons, l’air nous manquait, nous allions périr. Devant moi, une femme, vêtue d’une trop ample couverture, se transforma instantanément en flambeau. Aveuglée, elle se jeta dans des braises en hurlant. Un vent rabattit sur nous une épaisse fumée. Nous étouffions, mais la cohue nous emmenait. Comme emportés dans une coulée de lave, nous nous retrouvâmes, Dieu sait comment, hors de la ville, dans un champ d’herbe où l’air enfin entrait à pleins poumons.

Derrière nous, le feu hurlait comme en enfer ; devant nous, la nuit glacée. Les uns se lamentaient parce qu’une fille, un fils, une femme, un époux manquaient. Les autres se regroupaient, se comptaient, se recomptaient, comme étonnés d’avoir survécu. Des femmes gémissaient pitoyablement dans les bras d’un mari ou d’un père qui les retenait ; désespérées, elles se seraient jetées dans le feu pour retrouver un enfant.

Je pris Toscana dans mes bras et tombai à genoux en priant :

— Merci, mon Dieu !

Des larmes étouffaient mes paroles. Père et Ablonsky entreprirent de regrouper les familles. La chose ne fut pas facile, mais à force de cris et de consignes, grâce à l’aide des sergents, presque toute la communauté se retrouva sur la colline où s’élevait le grand chêne auquel, enfant, je grimpais. Blottis en groupes familiaux, serrés les uns contre les autres, parce que nous étions pour la plupart presque nus, nous regardions brasiller notre ghetto, alors qu’alentour la cité catholique fêtait. Une petite enclave entre le quartier des Frères et celui des catholiques était restée intacte : la villa des Kokovsky, ses attenants et ses dépendants. Il ne fallait pas craindre pour Ludmila.

La lune brillait et la campagne scintillait d’une sérénité incompréhensible. Au loin, les premières lueurs du jour démembraient les brumes azur de la nuit. Et comme pour nous vêtir d’un peu plus de misère, une bruine glacée remonta jusqu’à nous.

Lentement, nous prenions conscience du malheur qui s’ouvrait devant nous. Où pouvions-nous aller ?

Quelle contrée voudrait de nous ? Comment allions-nous survivre ?

Nos hommes étaient à peine revenus avec les blessés que des torches montaient vers nous, la clameur d’une multitude. Des chevaux hennissaient. On avançait en frappant épée sur épée, bâton sur bâton.

— Allez-vous en, partez, criaient les catholiques parmi lesquels nous reconnûmes un certain nombre de calvinistes.

Certains Frères, des femmes et des enfants, empoignèrent des pierres. Père leur ordonna, par pitié, de ne pas nous vouer au massacre. Il fallait se résigner. Révérend senior prit le commandement, comme il le devait, et nous dirigea vers le nord, en route pour la Silésie. Il connaissait une forêt à quelque quinze kilomètres au nord. C’est là que nous établîmes notre premier campement. Un hobereau calviniste nous prêta quelques outils pour faire des cabanes et des feux. Nous soignâmes les blessés et consolâmes ceux qui étaient en deuil. En définitive, il y avait eu peu de morts, mais nous n’avions plus rien. Les quelques coffres de vêtements arrachés des flammes furent distribués.

À mesure que la communauté sortait de sa torpeur, de plus en plus de regards se tournaient vers notre famille. Des chuchotements nous parvenaient, presque accusateurs : père ne savait pas tenir famille, manquait d’autorité, s’était compromis avec les Suédois, avait entraîné le malheur.

À force de négocier avec le hobereau des lieux, nous réussîmes à obtenir un mulet. Ablonsky partit à la recherche de secours. Nos conditions de vie étaient si pitoyables que, sans un miracle, beaucoup de la communauté allaient mourir de froid ou de faim, sans compter la menace d’une épidémie.

Des catholiques, mousquets à la main, vinrent menacer notre hôte. Nous dûmes repartir.

Quatre charrettes, mais aucun cheval, nous avaient été données. On y entassa tout ce que l’on avait de bagages, les blessés, les vieillards, les enfants trop jeunes. Grâce à de longs cordages, les hommes halaient la charge pendant que nous, les femmes, poussions. La prudence nous commandait de suivre un chemin de forêt terriblement boueux.

Nous faisions pitié à voir. Les brigands, au lieu de nous piller, nous apportaient du  gibier. Une femme me couvrit d’un lourd manteau de laine. Par un miracle de Dieu, un messager de Laurent de Geer, le fils de l’ancien mécène de père, avait croisé révérend mon mari sur la route du nord. Des vêtements, des outils, des armes, des victuailles avaient été apportés à un aubergiste appartenant à une communauté affiliée. Ablonsky ne nous avait pas attendus, il était immédiatement reparti avec le messager en direction de Szczecin en vue de préparer l’installation de la fraternité sous la protection de la famille de  Geer.

La communauté arriva à Szczecin désunie, morose et aigrie. La souffrance s’était transformée en aversion. La haine contre les Frères Unis avait produit son venin. Il fallait un coupable, c’était comme une nécessité, et père était tout désigné. Quelques jours après notre arrivée, une délégation se présenta devant notre cabane encore en construction. Un pasteur faisait office de porte-parole :

— Révérend, la communauté n’est plus en confiance. Vos allégeances avec la Suède et la Hongrie ont entraîné sur nous la colère de Dieu. Nous serions plus tranquilles si…

Père jeta sur l’homme un regard triste et leva la main pour qu’il n’en dise pas plus.

L’école de la vie

— Cette nuit même ! avait proclamé monsieur Rembrandt aux enfants. Ce sera pour cette nuit.

Depuis le temps que lui et père attendaient, depuis le temps qu’ils se préparaient…

— Cette nuit, rappelait Toscana aux plus petits pour les inciter aux derniers préparatifs.

— Cette nuit ? vérifiait père à demi-aveugle à force de scruter les Écritures, les étoiles, les fleurs, les oiseaux. Il a dit : « Cette nuit même »? Alors, c’est bien cette nuit. Allez, les enfants, on se prépare.

Révérend monsieur mon père avait tant écrit sur ce qui allait se passer, sur ce qui devait se passer, qu’il pouvait à peine soulever le bras pour montrer l’étoile déterminante. On ne la voyait jamais, même Toscana avec ses yeux de faucon ne pouvait l’apercevoir. Et pourtant père assurait que c’était elle.

— L’éclair jaillira de cette étoile, ajoutait père. Et nous verrons.

Et il se mettait à rire. Lorsque la souffrance arrive à une telle vieillesse, lorsque l’on a été toute sa vie chassé de son pays, exilé, privé de ses racines, de sa terre, poussé ici et là au gré du vent, comptant les morts par milliers, on est forcément un peu fou. C’était encore plus manifeste depuis que « l’éducateur de Bohême », comme on l’appelait ici, avait rencontré le peintre de Hollande. Les langues du quartier en avaient long à dire sur ces deux Mathusalem.

Le matin luisait sur les eaux calmes du fleuve Ij. Les tulipes dressaient leur cou pour apercevoir le grand disque se dégager des brumes. « Cette nuit même », avait dit Rembrandt. Plus qu’un  seul jour avant l’événement…

Oui ! les choses allaient changer, les choses devaient changer. La ville où nous avions trouvé refuge en était le présage. Il fallait voir Amsterdam pour croire que l’avenir pouvait être différent. Quel acharnement ! Des terres arrachées aux mers par digues, remblais, canaux. Dans les levées, on avait planté des pilotis de trente ou quarante coudées. Appuyés sur ces assises se hissaient quatre étages de maison, parfois plus. Le tout chancelait quelque peu. Mais l’on avait collé maison sur maison de façon à les faire se soutenir mutuellement. Des maisons comme ivres, penchant vers le devant, vers l’arrière, de côté, se maintenaient debout par la force de la solidarité. C’est ainsi qu’Amsterdam arrachait du temps à la mer. La ville s’était dressée en réponse à l’intolérance. On y retrouvait des luthériens, des calvinistes, des presbytériens, des baptistes, des anabaptistes, des mennonites, des disciples de Zwingli, des Juifs, des catholiques, une sorte de mosaïque quelque peu instable. À l’image des édifices, les communautés jouaient du coude, mais finissaient par se souffrir les unes les autres.

Le commerce devenait la religion commune. Une religion horizontale certes, mais au fond plus universelle, la religion des égoïsmes en équilibre compétitif. Une religion des oppositions, mais peut-être la seule capable de produire un embryon d’humanité. Une nouvelle forme de guerre ? Oui, peut-être ! Mais la moins cruelle. Des sueurs humaines et des suies de cheminées plutôt que du sang et des os ! Amsterdam espérait prouver la fécondité marchande de la tolérance.

Des jours meilleurs arrivaient. Le salut allait s’accomplir. Le premier signe vint du rabbi de la ville. Il annonça que tous les rabbis, de la péninsule ibérique jusqu’en Russie, de la Suède jusqu’en Afrique, s’étaient mis d’accord. Oui, à cette heure même, le messie marchait sur la Terre  sainte. Cela expliquait les horribles souffrances des derniers temps. Les Juifs, parias universels, en étaient l’expression vivante. Bohdan Chmielnicki, le fameux chevalier de Pavel, avait perpétré chez eux de tels carnages, des exterminations si massives et si cruelles qu’il était désormais impossible de tomber plus bas. Des kabbalistes avaient déclaré l’année 1666 nombre de l’Apocalypse.  Un certain Nathan, dit Le précurseur, avait proclamé officiellement qu’un dénommé Sabbataï Tsevi était le messie, le vrai. Tout cela avait éveillé des espérances, encouragé les mouvements millénaristes, donné naissance à des sectes ésotériques de toutes sortes. Tout était prêt pour d’autres malheurs.

Père et Rembrandt cherchaient ailleurs. Tout près de la ville, à deux heures de cheval, le premier enfant vraiment humain apparaîtrait au bout d’un éclair. Monsieur Rembrandt en avait détecté le moment : « Cette nuit. »

Il fallait vérifier. Père prit dans ses bras Ernest, mon premier vivant, le hissa sur ses épaules, emprunta la petite rue longeant le canal, trottina jusqu’au quai. Toscana habilla Woute et Magdalena, mes jumeaux, et sortit à son tour. Daniel et Suzanna se mirent à préparer le déjeuner. Je me sentis en droit d’aller au havre, moi aussi, avec bébé Henk, mon dernier. Ablonsky hésita un moment et nous suivit.

Il fallait être certain. Huit ans de préparation valaient bien la peine de chambouler l’horaire. Il faut dire que, dans la maisonnette où nous étions entassés et qui ne donnait sur le canal que par un étroit passage à travers la grande maison du seigneur Laurent de Geer, l’horaire était  devenu  une question de survie. Nous étions agencés comme des pièces d’horloge dans un boîtier. Et il y avait une douleur centrale, terrible, intouchable, qu’il me faudra dire un jour, mais pas maintenant. Il fallait se déplacer autour d’elle. Sept enfants, deux couples, mille labeurs, un univers dans un petit coffre de bois au pignon presque vertical… Et ce jour-là, une brèche, une espérance, j’y allais.

Était-ce monsieur Rembrandt ou révérend mon père qui en avait eu l’idée le premier ? La question les faisait rire à chaque fois. Ils s’étaient connus avant même que révérend mon mari et moi ayons assez de force pour sortir prendre l’air. Monsieur Rembrandt avait envoyé son élève Juriaen Ovens prendre de nos nouvelles. L’atelier du peintre se trouvait à quelques pas, et la rumeur courait que l’on pouvait bien avoir la peste ou le choléra, car on était venus de Silésie affaiblis et blêmes comme des fromages. Le maître peintre, ayant perdu sa maison et sa position, son épouse et ses enfants, sauf Titus, son dernier, ne voulait pas que nous soyons chassés. Juriaen nous apporta nourriture et médicaments, mais surtout, monsieur Rembrandt défendit notre cause. Sa notoriété restait considérable. On nous oublia.

Père fut le premier à reprendre ses énergies. Chaque matin, il allait jusqu’à la petite  cour  située derrière l’église Westerkerk, à quelques pas de la maison. Il y avait là un énorme platane et beaucoup d’oiseaux. Dans son grand manteau noir au large collet de fourrure, il se mettait à chanter tous les cantiques qu’il savait, sauf qu’il se souvenait mal des mots et comblait les vides par tout ce qui lui passait par la tête. Sa voix rauque, éraillée, emportait des alouettes effrayées. Personne n’en faisait de cas, sauf les enfants qui, irrésistiblement, s’approchaient. Et le lieu se transformait en la plus étrange des écoles.

Une dizaine de fillettes et autant de garçonnets s’amusaient autour de père, des enfants trop pauvres pour l’école paroissiale, surveillés par quelques mères qui en profitaient pour bavarder entre elles. Au bout de quelques semaines, un tableau prit vie. On aurait dit un manège forain autour d’un vieil homme aux gestes quelque peu mécaniques. Deux ou trois enfants pirouettaient dans l’herbe, quelques autres couraient autour d’un bosquet ; là, on jouait au loup, ailleurs, au mariage ; ici, on escaladait un arbuste ; plus loin, on se cachait ; puis, c’était saute-mouton. Un désordre joyeux, mais qui savait observer se demandait comment il se faisait qu’aucun enfant ne pleurait et qu’aucune querelle ne menait aux coups. Les bambins semblaient s’agiter entre l’ordre et le désordre. Pourtant, père bougeait à peine. Parfois, il entrait dans la ronde, d’autres fois, il tapait fortement dans ses mains pour tout arrêter. Cette manière de fracturer le temps inopinément n’avait rien à voir avec la pédagogie, elle révélait simplement l’effort d’un esprit épuisé pour se reprendre. Et il se reprenait. Au bout de quelque temps, père se mit à lancer des questions, son genre de questions : « Qu’est-ce qu’un oiseau ? Qu’est-ce que voler ? Qu’est-ce que jouer ? Qu’est-ce que penser ? » Et des larmes coulaient sur ses joues comme si ces questions faisaient apparaître des merveilles devant ses yeux.

Il prenait du mieux et gagnait en vigueur physique plus rapidement que nous tous. Entouré d’enfants, un nouveau pays s’élevait,  son  pays. Le pasteur morave devenait pédagogue. Les enfants du parc de Westerkerk s’en retournaient chez eux remplis de questions. Armés de questions, ils découvraient ce qui les entourait. Puis, ils voulaient lire. Et père leur apprenait à lire les choses autant que les livres. Son éducation satisfaisait si bien que les mères présentes se réunirent en comité et élevèrent le parc au rang d’école. Charte et statut lui furent accordés. Il faut dire que la réputation de père arrivait d’Angleterre, de Suède, de Hongrie et de Pologne. Et ce n’était pas une mince réputation. Certes, on souriait à ses manières, mais on pliait devant les résultats. Ses petits savaient lire bien avant les autres. Progressivement s’ajoutèrent des adolescents, et les trois remises jouxtant Westerkerk furent converties en classes. Ablonsky et moi reprenions du service.

Un préfet arriva en grande pompe, offrit à père les clefs de la grande bibliothèque de la ville et un poste de professeur dans une des meilleures écoles de la cité. Père reçut la clef avec gratitude mais refusa le poste.

Au milieu de rangées de manuscrits, il interrogeait les enfants :

— Alors, mes chers élèves, voulez-vous être sages ?

— Oui, lancèrent sans réfléchir les plus vieux.

— Non ! Je ne vous demande pas si vous voulez vouloir, cela, je le sais, tout le monde veut vouloir ceci ou cela. Je vous demande si avez trouvé le lieu où votre volonté piaffe et demande à vivre.

— Je veux être philosophe, affirma Erna, une jeune fille de seize ans.

— Alors, peux-tu boire la coupe ? Si tu savais où va ce désir, tu tremblerais. C’est parce que la sagesse doit se prendre sur la peur qu’il y a tant d’assassins en ce monde. La guerre est le divertissement des lâches qui refusent le combat intérieur…

Et il leur parla de la peinture de Rembrandt et surtout de ses eaux-fortes. Il leur en présenta une, intitulée Le Bon Samaritain. Il leur expliqua que c’était un événement. Et que si l’on savait voir, il n’y avait que des événements… Enthousiasmés, Erna et Udo prirent sur eux d’aller frapper à la porte de l’atelier de Rembrandt pour lui demander de les accepter comme élèves. Le vieillard refusa faute de temps. Il lui fallait peindre pour satisfaire le syndic de faillite et reprendre ses droits. Mais Erna et Udo racontèrent avec force détails tout ce qu’ils avaient entendu à la bibliothèque. Cela ne changea en rien la décision du maître, cependant le projet « nativité » pointa comme un éclair dans les yeux du vieil homme.

Huit ans de préparation s’ensuivirent.

J’avais repris des forces, monsieur mon mari aussi. La mort et le désespoir rencontrés à Leszno et sur tout le chemin menant jusqu’à la tolérance d’Amsterdam avaient creusé en nous le goût de faire des enfants. Père nous permit d’aménager une petite pièce dans le pigeonnier du toit que nous partagions avec quelques couples de colombes. De cette chambre surgissaient année après année des pigeonneaux et des enfants.

Mon premier fut Ernest. J’étais encore si épuisée, et notre situation si précaire. C’est à ce moment-là que j’allai sur le pont, que je pensai à Moïse, et que je donnai un coup de pied au panier.

Dès que père reprit possession de ses esprits, il se mit à la rédaction des manuscrits perdus dans le feu. Il voulait arriver à une synthèse complète. Jusque tard dans la nuit et très tôt le matin, il griffonnait du papier. La Consultation universelle pour la réforme des affaires humaines l’obsédait. Amsterdam n’était-elle pas une oasis de tolérance au milieu des guerres de religions ? Pourquoi ne serait-elle pas le berceau des nations unies démocratiques ? Si la chose enthousiasmait révérend mon père jusqu’à lui donner une troisième vie, elle semblait en déranger plus d’un.

Une ombre, cependant, l’oppressait plus que ses inévitables ennemis, et en aurait brisé plus d’un. C’était une terrible désolation dont il me faut maintenant parler. Dame Johanna n’arriva jamais réellement à Amsterdam. Une forme d’arthrite mêlée à une mélancolie chronique la tenait dans un état de sénilité précoce semblable à celle des gueux aux dernières limites de la misère. Plus d’étincelle dans son regard, plus de vie dans ses membres, plus de mémoire dans son esprit. Insondable restait son visage perdu. On aurait dit une statue de bronze dans laquelle une âme gémissait.

Père lui avait procuré un fauteuil capitonné. Chaque matin, assisté d’Ablonsky, il l’habillait et la plaçait devant la fenêtre. Hélas ! dans la cour intérieure où nous étions, les maisonnettes étaient si proches les unes des autres qu’à peine pouvaitelle entrevoir, à travers le dédale, le canal et ses mâts. Son regard se perdait et elle ne bougeait pas de la journée. Chaque soir, en rentrant, père lui parlait une bonne heure, lui racontait toutes sortes d’histoires. Jamais il ne put être certain qu’elle comprenait. Puis, il lui faisait manger une bouillie qu’elle avalait péniblement. Et monsieur mon mari l’aidait à la coucher.

Lorsque, dans le murmure de la nuit, un globule de silence se formait, il m’arrivait d’entendre père étouffer ses larmes. Il serrait sans doute le corps froid de dame Johanna. Il lui chuchotait des mots doux à l’oreille. Il voulait faire fondre la glace, mais la femme restait prisonnière. Chaque nuit, dormir à côté d’une telle glace, sentir l’âme de son aimée frémir dans le froid, partager son angoisse… Comment pouvait-il survivre !

Étrangement, à la longue, le rituel autour de dame Johanna devint comme le moteur de l’horloge familiale. Tout le monde y participait. Suzanna lui lavait le visage et les mains, Daniel préparait la chaise, Toscana lisait un extrait de notre Bible de Kralice en lui faisant toucher le papier, et ma grouillante marmaille – Ernest, Woute, Magdalena et Henk  – fournissait fanfare et spectacle. Je prenais sa main et la déposais sur mon ventre pour qu’elle puisse sentir la progression de mon dernier. La vie tournait autour d’elle comme l’écume d’une rivière autour d’une pierre. Rien ne changeait sur son visage : ses lèvres restaient rigides, aucune ride ne remuait, ses sourcils ne frémissaient même pas, ses yeux semblaient de grès. Seules de petites variantes dans la grosseur des pupilles donnaient une impression de vie. Dame Johanna était comme une présence organisatrice. Tous nos petits bobos fondaient comme neige devant elle, nos illusions aussi. Son visage nous disait que le bonheur n’allait pas prendre feu pour quelques écus. Il allait venir d’un fond absolument mystérieux, ou il ne viendrait pas du tout. Je crois qu’il venait. C’était un bonheur sombre, sourd comme l’humidité d’une fin d’hiver, mais constant et fertile. La multiplication des enfants qui tournoyaient autour de dame Johanna disait tout le cosmos.

Père avait été reçu à la guilde des imprimeurs. Il dirigeait une petite entreprise où Daniel et Suzanna travaillaient. Peu à peu, notre situation financière s’améliorait. Cependant, il y avait trop de besoins à combler. Presque chaque mois, des émissaires des communautés en exil apportaient des nouvelles et repartaient avec une partie de nos revenus. Malgré tout cet argent et celui du seigneur de Geer, les événements allaient de mal en pis. Partout, les Frères désespéraient et se soumettaient : en Bohême, aux catholiques, ailleurs, aux calvinistes. Là où l’on hésitait, menaces, expropriations, tueries finissaient le travail.

Père savait que cette assimilation était inévitable. Il fallait en faire une occasion de guérison des deux ennemis. Rendre universelle la spiritualité des Frères, la nettoyer de toute trace de sectarisme, la délivrer des moindres tendances dogmatiques, la libérer de ses particularités nationales, la purifier de ses illusions messianiques ; alors, une fois pure, elle pourrait entrer dans les deux Églises comme un médicament. Mais surtout, il fallait donner le goût d’une fraternité, le goût d’une démocratie universelle.

Le dernier grand senior y mettait toute sa fougue. Il s’était associé à un imprimeur. Les courriers galopaient, les idées voyageaient. Mais la tolérance d’Amsterdam tressaillait sur ses fondements et s’inquiétait d’une telle démocratie. Jusqu’où tolérer ? Jusqu’où devait aller la foi en la conscience des femmes et des hommes ? La coexistence de toutes les religions en vue du commerce, Amsterdam s’en faisait la championne, mais une spiritualité qui remettait en question la légitimité des rapports de force menant les uns à la richesse et les autres à la misère, cela inquiétait.

La démocratie universelle

Un certain nombre de conseillers demandèrent à la ville de procéder à un examen du « projet politique » de l’étrange pédagogue morave. Trois magistrats seraient nommés. L’audience aurait lieu dans une des salles de l’hôtel de ville.

Premièrement, il ne fallait pas attirer l’attention et ainsi risquer de diffuser l’œuvre du pasteur. La salle d’audience devait être modeste et les trois fonctionnaires délégués pour l’audience, encore plus ordinaires. Rick Huls n’était nul autre que le secrétaire de la guilde des brasseurs. Il en portait les stigmates sur son corps rondelet et rougeaud. Frank Laar présentait meilleure réputation, on le considérait comme le plus puritain des calvinistes ; il était tout le contraire de Rick, longiligne et aussi blême que de la chair de poisson.

Seul Klaus Groth, maître en théologie, était en mesure d’apporter une répartie digne de ce nom.

Deuxièmement, le public ferait office de banc de sable. N’importe quelle philosophie fera naufrage si on lui fournit un public suffisamment allergique à tout effort de pensée. Tout le monde le sait, le meilleur poison contre la philosophie se trouve dans le culte de la médiocrité. Alors, on pensa bien réussir en offrant un vin d’honneur en hommage à un pasteur reconnu pour son courage, sa bienveillance et sa charité. La salle était comble et plutôt joyeuse.

Maître Groth ouvrit le débat avec emphase :

— Nous grouillons de vous entendre au sujet de vos travaux que vous dites déterminants pour l’avenir…

— … d’une Amsterdam qui vous a ouvert si généreusement sa plantureuse poitrine, précisa gaiement Rick.

L’auditoire s’esclaffa sans que père y comprenne rien. Ni lui ni moi ne savions que la guilde des brasseurs faisait aussi commerce de ribaudes et que les taxes prélevées sur ce commerce finançaient le panier de provisions que tout nouvel arrivant recevait charitablement de la mairie. Une bienvenue, un acte de compromission. Le maître brasseur voulait sans doute alléger le sérieux des procédures, mais le pasteur Frank Laar se leva, ce qui eut pour effet immédiat de faire taire la salle. Son regard dédaigneux sur Rick n’épargna en  rien révérend mon père.

— Quelle fin poursuivez-vous ? demanda sèchement le calviniste à mon père.

— Je souhaite simplement l’éveil des consciences et des intelligences. Seuls des citoyens cultivés, sagaces et affranchis peuvent former un État libre et légitime, et par-dessus les États, une démocratie universelle nécessaire à la paix…

— Subversif, répliqua durement le pasteur Laar.

La confrontation allait prendre une tournure un peu trop solennelle, ce qui poussa maître Groth à prendre la parole et à questionner père avec courtoisie. Il le poussa délicatement en direction de l’utopie… Père tomba dans le piège.

— Chaque homme, avança père, doit se

« déprendre » de lui-même pour devenir un centre de réflexion plutôt qu’un simple centre de production et de consommation, un être libre et pensant plutôt qu’un être machinal et soumis.

— Quel merveilleux projet! insista Groth. Comment pensez-vous que nous puissions y arriver ?

Son insistance amena Rick et Laar à participer à l’entreprise. Ils jetèrent, chacun à leur façon, un peu de savon sur la pente. Révérend mon père se laissa emporter :

— La première tâche de l’État, c’est l’éducation. Il en surgira une réelle humanité…

— Mais dites-nous, je vous en prie, quel est le moyen de cette humanité ? demanda Groth.

— Si l’on considère l’homme foncièrement méchant, la répression apparaît la seule solution. Mais ce n’est là qu’élever une violence institutionnelle au-dessus des violences individuelles. Toute violence contre la violence ne fait que couvrir un feu qui, un peu plus loin et un peu plus tard, reprend plus fort. L’histoire n’est, jusqu’à maintenant, que le déplacement d’une violence qui va grossissant. Si nous ne modifions pas le principe même de cette histoire, inévitablement, nous nous détruirons.

— Mais comment pensez-vous changer la nature belliqueuse de l’homme ? demanda le pasteur Laar.

— C’est précisément cette idée qu’il faut changer, révérend. Il n’y a pas de nature belliqueuse, il n’y a que des hommes rendus mauvais par une ignorance soigneusement entretenue.

Le vin circulant dans l’assemblée, les chuchotements, les rires, les grivoiseries enterraient progressivement la discussion. Rick y alla d’une question plus sonore que sensée, du moins en apparence :

— Que pensez-vous d’Amsterdam, n’est-elle pas le plus bel exemple de tolérance ?

— La tolérance n’est que la condition passive, monsieur Huls, répondit père. Tant que l’on ne se consacre pas à une véritable éducation à la liberté, la tolérance ne fait que répartir la violence, elle ne la réduit pas.

— Alors donc, monsieur Comenius, demanda le pasteur Laar, comment nos Pays-Bas devraientils organiser leurs pouvoirs ? Dites-le-nous.

— Oui, dites-le nous, renchérirent quelques gaillards un peu gris.

Père ne percevait pas que l’on se payait de plus en plus sa tête.

— Je propose quatre collèges de décisions : un collège de l’éducation et des sciences, un collège du commerce, un collège des religions, un  collège de la justice. Chacun de ces collèges doit être à la fois autonome…

L’audience avait peine à contenir un vent d’hilarité qui provenait autant des hauteurs de l’espérance où se trouvait père que du vin qui échauffait tout un chacun.

— La pacification de l’humanité, insista père, est impossible sans la justice économique. Mais cela ne suffit pas, la pacification est impossible sans le désarmement des individus et des organisations…

— Pas d’arme, pas de police, pas de prison, rien que des écoles. Qu’en pensez-vous, messieurs ? demanda Rick à l’assemblée présente.

On s’esclaffa si violemment que beaucoup de vin en bouche remonta vers le plafond et retomba comme une pluie. Maître Groth se contenta de regarder son marteau d’officier commissaire, démontrant ainsi qu’il ne voulait en aucun cas contredire la belle philosophie de non-violence de père.

Il s’ensuivit un terrible chahut et les quelques femmes présentes eurent droit à des grossièretés qu’aucun factionnaire, évidemment, ne voulut réprimander. Père se précipita à la mairie pour demander l’intervention de la garde. L’humiliation était totale.

La Nativité

Amsterdam avait obtenu ce qu’elle  voulait. Tout était maintenant aplani, toutes les religions étaient  au   même  niveau,  aucun  espoir ne se trouvait au-dessus des autres ; en fait, la vérité n’intéressait plus personne. Les affaires pouvaient donc continuer tranquillement à produire leurs terribles inégalités.

La grisaille avait pénétré la maison. Les jours qui suivirent la déconfiture de père ne furent qu’austères tapisseries sur implacable silence. Dame Johanna semblait nous appeler au  froid.  On aurait dit qu’elle nous avait simplement précédés et nous attendait sur le seuil.

Père s’assoyait près d’elle comme s’il languissait de la rejoindre. Les enfants l’impatientaient, et l’impatience l’enfonçait encore un peu plus. Il semblait se soumettre à l’œuvre du temps qui finit par tout emporter.  Néanmoins, chaque matin, il se levait avant le jour, persévérait dans son écriture, marchait d’un bon pas jusqu’à la grande bibliothèque, harcelait de questions ses élèves ; au soir, il revenait, lissait les cheveux de sa femme et se perdait avec elle dans je ne sais quel mystère.

La vie continuait. Et puis, un jour de mars encore plus chagrin que les autres, il rentra plus tard qu’à l’accoutumée, trempé jusqu’aux os. Il avait sans doute longtemps marché sous la pluie. Je sus des mois plus tard que, ce jour-là, il avait été vertement rabroué par trois ou quatre parents mécontents des résultats de leurs petits génies. Il ne dit rien, enleva son manteau et se chauffa un instant les mains au-dessus des braises. Il tentait de se raccrocher aux habitudes. Il prépara la bouillie pour dame Johanna, avança vers elle avec son sourire habituel mais, lorsqu’il mit un genou à terre pour approcher la cuillère de la bouche de sa femme, il s’effondra. Il poussa un gémissement désespéré et se mit à sangloter comme un enfant. Dame Johanna restait immobile.

La plainte de père était insupportable. Toute la maisonnée entra dans une sorte de coma intemporel. Je ne pouvais plus bouger. Ablonsky, qui avait un cantique pour toutes les occasions, avait perdu la voix. Le temps s’était arrêté sur la plus terrible minute de notre existence humaine. Les enfants fixaient la scène, muets, interdits.

Woute, par miracle s’approcha à petits pas, prit la lourde main de dame Johanna et réussit, non sans beaucoup d’efforts, à la placer sur la tête de père.

Tout doucement, les pleurs cédèrent au silence.

— Pépé pleure, balbutia Woute.

C’étaient ses premiers mots distinctement articulés. Père leva la tête et jeta sur lui un regard mouillé.

— Pépé pleure, reprit fièrement Woute.

Père ouvrit la bouche, mais seul un bruit rauque put en sortir. Il dégagea sa gorge par deux ou trois raclements secs. Woute le regardait en se mordillant la lèvre inférieure.

— Pépé pleure, répéta père, en serrant le petit dans ses bras.

Et il se mit à rire. Des rires entrecoupés de sanglots qui lui secouaient les épaules.

— Pépé pleure, pépé rit… Pépé t’aime… tellement, bafouilla père.

Les enfants se précipitèrent sur lui pour l’embrasser.

— Grand-papa vous aime tous, réussit-il à faire entendre dans le brouhaha.

— Oh la la, lança Ablonsky, vous allez renverser votre grand-père.

Et il attrapa la main de papa. Tout le monde se mit à chanter l’hymne du repas, et la vie reprit son cours.

Tout cela nous avait préparés à ce jour où monsieur Rembrandt avait annoncé aux enfants :

« Cette nuit même, ce sera pour cette nuit, dites-le à révérend votre grand-père. »

La barge nous attendait sur le Keizersgracht. Il n’avait pas été facile de convaincre monsieur Laurent de Geer de financer l’opération. Le coût n’était pas élevé, mais la chose paraissait nettement saugrenue. L’ébruiter mettait en danger de ridicule la prestigieuse famille de Geer. Rien de plus dévastateur pour les affaires ! Monsieur Laurent n’était plus aussi richissime que feu son père, et la famille bourgeoise ne regardait pas d’un bon œil son assistance à la cause perdue de Bohême. Depuis la bouffonnerie organisée à l’hôtel de ville, les rires parvenaient jusqu’à madame la maîtresse de la grande maison, la grand-mère de Laurent. Alors imaginez l’œil que l’on devait lancer au maître commerçant qui condescendait aux excentricités du vieux senior et du malheureux peintre.

La discrétion était donc de mise. Il était cependant impossible d’assurer le secret. Trop d’enfants venaient, trop de parents avaient donné leur accord à ce qui ne leur paraissait qu’un jeu.

Par bonheur, monsieur Rembrandt venait de terminer Le Retour de l’enfant prodigue. La toile en avait réconcilié plus d’un. On cherchait à être identifié au père miséricordieux. Ce n’était évidemment que souci d’apparence, mais, pour le moment, cela nous servait.

Dame Johanna avait été couchée. La barge nous attendait. L’entreprise aurait dû me ravir, une fête de plus dans l’ordinaire. Hélas ! le devoir s’était resserré. Monsieur révérend mon mari avait été nommé senior. Père s’était allégrement déchargé sur lui du poids des médiations, des réclamations, des arbitrages, des voyages, des conciliations, des biens matériels, des relations avec les autres communautés, bref de tout le quotidien d’une Église humaine.

Le nouveau senior, que je chérissais chaque jour un peu plus, était donc parti l’après-midi même pour Memel. Il devait consolider une communauté que l’on disait fort prometteuse. En raison d’une disposition exceptionnelle des astres et des mers, le capitaine avait devancé de cinq jours le périlleux voyage en Prusse. L’inquiétude rôdait autour de moi.

Je chassais de mon mieux les soucis et je m’activais sur le ponton pour aider les enfants à embarquer. Malgré tous mes efforts, je n’avais pas assez de mains et trop de bedaine. Par bonheur, Suzanna avait pu se libérer de son travail à l’imprimerie et m’aidait. Il y avait tout un petit peuple à faire monter. Toscana avait pris en charge cinq des enfants du parc. Elle restait imperturbable dans son obéissance. Cela m’exaspérait.

Père était accompagné de la très rayonnante Erna, qu’Udo ne quittait jamais d’une semelle. Monsieur Rembrandt semblait flotter dans les larges manches de son pourpoint. Sa chevelure moussait comme une écume blanche autour de son chapeau de cuir. Son visage roussi par le temps, fendillé par les infortunes et poché sous les yeux, grimaçait aux enfants des sourires étranges. Les badauds s’amusaient beaucoup de notre entreprise. Sauf monsieur Rembrandt et ses deux assistants, nous étions tous en vêtements de Judée. Le peintre refusait les faux, il n’aimait que le véridique. Autrefois, il aurait exigé le respect des détails jusqu’à se ruiner pour un seul tableau ; aujourd’hui, il allait à l’essentiel, mais repoussait toujours l’imitation. « Il avait claqué la breloque », disait-on, pour se moquer de lui. Néanmoins le mystère de cet homme qui n’aimait peindre que des événements ne laissait personne indifférent.

La traversée fut joyeuse. Pour ce tableau, il fallait une étable particulière. C’est Toscana qui fut envoyée pour cette mission. Elle découvrit une petite butte près d’Uitdam sur le bord de l’Ijmeer, à deux heures de barge. Il y avait là une bergerie qui n’était en fait qu’une ruine abandonnée. Le toit était de chaume, les murs de lattis, les poutres en hêtre. Monsieur Rembrandt avait examiné l’endroit avec grande attention. Il avait fait percer trois trous à des endroits très précis de la toiture. On avait aussi placardé une petite fenêtre qu’il jugeait indésirable. Une grande pierre avait été placée pas très loin du centre de la cabane. Le maître avait réalisé des dizaines de croquis. Puis il s’était essayé à des couleurs très étranges, similaires à celles des lies de vin.

Nous prîmes nos places selon le scénario prévu. Erna, qui ne pouvait être que la Vierge Marie, s’accroupit près de l’âtre. Au-dessus de sa tête, un peu à droite, suspendu à une poutre, un panier d’osier rappelait l’aventure de Moïse. Titus, le fils de Rembrandt, avait accepté de se prêter au rôle de Joseph. Il alla se cacher dans un lieu de grande humilité, sous l’escalier où il serait à peine visible. Udo devait se pencher sur l’Enfant à la manière du premier berger. On le verrait de dos. Son rôle principal consisterait à réverbérer la lumière dans la direction de la mère et de l’enfant. Bébé Henk serait déposé en temps voulu sur la paille, entre les genoux d’Erna. Le feu allait éclabousser l’enfant, rejaillir sur Erna et faire une ombre ample et profonde derrière Udo, d’où, selon Rembrandt, allait apparaître une présence mystérieuse. Cette présence se refléterait dans le fond du panier.

Père jouerait le rôle du plus vieux des bergers. Il tiendrait une lampe très pâle, mais suffisante pour élargir la lumière du feu principal. Les enfants seraient disposés de façon à former une crèche vivante autour du bébé. Un âne et un bœuf se tiendraient debout derrière la poutre principale. Moi, Toscana et un chien gris devions nous blottir à gauche du tableau, indiquant la sortie. En effet, chaque composition digne de ce nom est accompagnée d’un chemin de visite parcourant circulairement le tableau, en spirale ou en huit, et menant  à  la  sortie  d’où  le  visiteur  repart  avec l’évocation. Dans La Nativité, il y aurait deux chemins : un pour la composition en clair et l’autre pour la composition en obscur. Les deux chemins mèneraient à une même sortie afin de produire une évocation globale.

En peu de temps, tout était prêt. Un apprenti fournissait monsieur Rembrandt en couleurs, pinceaux, spatules. La lumière du soir s’évanouissait. Le feu sur la pierre avait pris la maturité voulue. La lampe tenue par mon père le berger tremblotait tel que prévu. Au bon moment, l’obscurité qui nous enveloppait apparut totale, ferme, compacte comme du velours. Au-dessus d’Erna, le panier suspendu à la poutre laissait entrevoir sa béance… Et puis, soudain, sans préavis aucun, une pluie s’abattit sur la bergerie, aussi forte que si les mers du ciel s’effondraient dans les mers de la terre. La toiture de la cabane pochait entre les voliges. Malgré nos prières, la pluie ne faisait que s’amplifier. Trop chargé, le toit se fendait de toutes parts. Des trombes nous tombaient sur le dos. Le feu s’étouffa. La lampe s’éteignit. Le projet fut abandonné.

Trempés jusqu’aux os dans la barge, blottis les uns sur les autres afin de nous tenir au chaud, nous étions terrés dans un silence et une morosité indescriptibles. Abattus.

Seul le batelier dans son innocence arriva à arracher une phrase du silence :

— J’ai ici un baril de vin pas trop mal tourné… Chacun eut sa rasade, plutôt deux pour révérend mon père, et plutôt trois pour maître Rembrandt. Une tiédeur s’infiltra en chacun de nous et desserra les raides lacets de notre déception. Une deuxième tournée fut proposée. Le frissonnement du froid quitta progressivement nos corps. Devant nous, les lueurs de la ville revêtaient la pluie d’un film d’argent et la nuit apparaissait sans bornes. Les gouttes ressemblaient à des étincelles. On aurait dit un rassemblement de lucioles. Tout se mit à perdre ses formes ; le regard, captivé, sans crainte et sans trouble, allait à l’infini dans l’obscurité.

Père, qui était enveloppé d’enfants, fixa monsieur Rembrandt droit dans les yeux, un regard qui ne dura qu’un éclair. Une sorte de tremblement fit vaciller l’embarcation. Les enfants sortirent de leur torpeur. Nous avions tous les yeux emportés dans la danse des étincelles. Une brise siffla, des cheveux argent flottaient dans toutes les directions. Vraisemblablement, nous approchions du ponton, mais la texture chatoyante de l’obscurité nous empêchait de discerner quoi que ce soit. Nos regards fouillaient les moindres indices.

— Grand-maman Johanna, cria soudain Magdalena.

On aurait dit que le nom avait formé l’image. Nous étions si captivés que nous nous retrouvâmes tous du même côté de la barge.

— Holà ! fit résonner le batelier.

L’apparition disparut. L’embarcation toucha le ponton. Nous étions arrivés.

— Pas trop mal tourné, votre vin ! lança monsieur Rembrandt au passeur.

Et il éclata de rire, un rire contagieux qui engendra celui de père et finalement de nous tous.

Trois semaines plus tard, on exposait à l’Hôtel de ville L’Adoration des bergers. Dans le tableau, dame Johanna était à côté de Joseph, elle discutait avec une autre bergère ; entre les deux femmes, un petit bébé qu’elles tenaient regardait Jésus dans la crèche.

Je passai des heures plongée dans ce tableau, captivée. Le lendemain, j’accouchai d’un beau garçon que père appela Orau, mon cinquième rayon de soleil.

Le dernier combat

« Du continent d’Europe, à tous les peuples de toutes les langues de la terre : honorables frères et sœurs, fidèles habitants du monde, bien-aimés semblables, je vous appelle à la paix. Au bout de ma vie, je n’ai plus rien d’autre dans mon cœur que l’espérance de la paix. Méfiez-vous des empires. Leurs navires vont sur toutes les mers avec grandes promesses, marchandises très belles et lourds canons…

« J’ai un espoir, j’ai un rêve. Nous sommes chacun une étincelle de conscience qui doit prendre feu dans une démocratie universelle. Pour guérir, il faut comprendre, il nous faut comprendre la source de la maladie des empires ! Ils veulent la justice, ils engendrent l’injustice ; ils veulent la paix, ils font la guerre ; ils aiment le plaisir, ils torturent leurs semblables. Ils inversent leurs aspirations jusqu’aux moindres détails… »

— Grand-père, grand-père, j’ai la solution, s’écria Woute en se retournant vers le lit d’où père me dictait péniblement sa nouvelle Panglotie (livre de la langue universelle).

Woute avança son ardoise devant les yeux du malade. En tremblant, père prit la main de l’enfant, approcha la belle écriture jusqu’à un pouce de son nez, examina avec attention la solution :

— Belle découverte ! conclut-il. Maintenant, va expliquer ton raisonnement à Magdalena et demande à Ernest de te donner un autre problème, plus difficile encore.

Et il continua sa dictée, son énorme utopie. J’étais fatiguée. Requiem æternam… Ma main tremblait sur le parchemin. L’encre formait des taches. J’entendais au loin comme des coups de tonnerre, des lames se brisaient sur les quais, des voiles se déchiraient.  Requiem  æternam…  et lux perpetua… Le navire était  enfin  revenu du voyage qui l’avait amené jusqu’en Lituanie. Révérend mon mari… blême… tituba… me regarda… s’écroula… mourut. Mon cœur défaillit et ma  raison  chancela. Requiem  domine… Ce n’était pas assez. Peu de temps après, Laurent de Geer, notre protecteur, rendit aussi son dernier souffle… Vu notre pauvreté, Toscana s’était fait engager comme servante chez un marchand de réputation douteuse qui l’emmena en Prusse.

Une lettre, une seule me parvint. Chère maman, je ne saurais vous remercier suffisamment pour tout ce que vous avez fait  pour  moi. Je vous enverrai de l’argent dès que je pourrai. Monsieur Bogislaw dit que je suis très douée pour le calcul et les langues. Il a l’intention de me garder dans ses appartements afin que je puisse assumer la charge de facturière dès que j’en aurai la capacité. Tu imagines ? Moi, comptable ! Mes gages seront fixes, et comme il me donne pension chez lui, je t’enverrai tout, pour les enfants…

Et ce fut le silence total. Pas de lettre, pas d’argent. Que Dieu lui donne des griffes !

Ma mémoire se couvrait de trous. Je perdais mes souvenirs. Joachim Hübner, le savant anglais qui avait tant aidé à faire connaître mon père dans toute l’Europe, avait lui aussi quitté ce monde. La gentry anglaise ne répondait plus. Nous étions abandonnés de l’élite intellectuelle. La famille Comenius n’était plus rien. Kyrie eleison…  Trop de morts, trop de croque-morts. Il fallait se mettre à rire. Des papillons batifolaient autour des puits de mon esprit. Les cimetières de mon âme se remplissaient d’étourneaux. Ma main n’était plus capable de danser. Père, de son lit, continuait d’amuser les enfants. J’allais marcher sur le bord du canal et m’endormais parfois entre des caisses et des barils.

La guerre courait partout. Requiem æternam… Cette fois, la Hollande contre l’Angleterre. Combats entre protestants, guerre fratricide pour le contrôle de la Mer du Nord et, par là, la domination du commerce et des colonies… Johanna, finalement, s’était résignée à plonger elle aussi dans l’abîme. On vit un éclair traverser ses yeux, un sourire se répandre sur son visage, une lumière illuminer sa chevelure. Elle se leva de sa chaise, fit trois pas et s’écroula. Kyrie eleison. J’avais peur. Dieu que j’avais peur ! Je grelottais comme une petite fille sur un lac gelé. Titus, le fils de Rembrandt, mourut lui aussi. Requiem æternam… Son épouse arriva enceinte chez son beau-père. La maîtresse du malheureux peintre, épuisée par le dur hiver, succomba au printemps. Avant l’été, le peintre luimême agonisait par trop de chagrin. La mort aime la mort. Requiem æternam…

— Il reste les enfants, disait père, pour m’encourager.

Le silence se mit à rire de toutes consolations. Comme j’étais pour ainsi dire morte, père devait bien revenir à la vie. Il eut la force de me prendre dans ses bras, de me bercer comme un enfant, je ne sais combien de nuits. Le jour, il s’occupait de tout. J’étais comme Johanna, une araignée suspendue au bout d’un fil dans une statue de bronze. J’entendais la résonance du monde, mais c’était  si loin.

— Pleurez, madame ma fille. Pleurez. Demain sera un autre jour, disait père en me berçant tout près du feu.

Je n’avais pas le droit de mourir, il y  avait trop d’enfants. J’en arrivai peu à peu à une vie machinale : le soin de mes petits, les nécessités de l’existence. Mon corps obéissait. Par habitude et par nécessité, la vie reprenait son cours.

Comme je revenais à la vie, père se mit à décliner. Il avait du mal à respirer. Ses poumons s’emplissaient comme des éponges. Chaque matin, il tentait de se lever, mais n’y arrivait pas. La fin était proche. Il envoya Suzanna et Daniel à la recherche de Ludmila, et il se mit à dicter et à dicter comme si le fruit devait tout prendre de la plante, et que la plante n’avait pas d’autre moyen pour mourir que de se donner tout entière au fruit.

L’été se mit à rayonner. Des jours si beaux qu’Ernest, aidé des jumeaux, de Henk et d’Orau qui n’avait que quatre ans, et m’obligeant à participer, arrivaient à installer père sur une brouette de leur fabrication. Avec câbles et bâtons, ils roulaient leur bringuebalante invention jusqu’au pont de l’église, traversaient le canal et circulaient à travers les allées fleuries du Jordaan.

Un duvet d’avoine recouvrait les champs. Des carrés de crocus, de narcisses, de jacinthes et de tulipes coloraient les prés à la manière de bouffons de foire. Derrière les vallons, des pommiers et des pruniers dressaient leurs têtes frisées de fleurs. Des milliers de parfums déambulaient, agaçaient le nez, repartaient en courant. Dans le ciel, de fines ouates s’étiraient et s’effilochaient sous les cajoleries du soleil.

À force de lumière, les choses perdaient leur corset. Les couleurs se chevauchaient, les formes ouvraient leur corolle, et tout ne fut plus que mouvement. On aurait dit que l’histoire du monde avait chaviré dans son paradis originel tel un mauvais rêve dans un matin d’amour. Des larmes coulaient des yeux de révérend mon père. Il embrassait d’un large sourire tout ce qu’il voyait, sans doute, à l’état de taches multicolores. La beauté et les enfants le ressuscitaient pour une autre vie, encore une vie.

Il se mit en air de lutter, à poings fermés s’il le fallait, contre tous les malotrus qui critiquaient son œuvre, la maltraitaient par mensonge ou par ignorance. L’occasion lui en fut donnée. Un théologien réformé, un français du nom de Samuel Desmarets, dit Maresius, professeur à Groningen, s’était attaqué au millénarisme qui « transpire, disait-il, par tous les pores de la Consultation universelle, telle une fatalité théologique ».

Une famille de Naarden, amie du théologien, se plaisait beaucoup à ridiculiser tous les navires littéraires que père avait lancés sur les mers du monde : « Le pasteur Jan Amos Comenius demande aux hommes et aux femmes, indistinctement de rang et de fortune, d’établir une constitution mondiale, d’élever l’éducation au statut de fondement, de miser entièrement sur la lumière de la conscience, tout en traitant notre civilisation de barbare. Qu’il se décide : devons-nous apporter la lumière aux sauvages des Amériques ou cesser de gouverner le monde ? »

Ernest reçut mission formelle de prendre en charge toute la maisonnée pour deux ou trois jours. Le lendemain, comme s’il avait oublié ses soixante-dix-huit ans, père se leva droit dans son lit, mit lui-même ses chaussures, fit sa toilette avec grand soin, ajouta thé et menthe dans son eau bouillante, avala un grand bol de bouillie d’avoine et m’ordonna de le suivre jusqu’à la forteresse de Naarden, à plus de trois lieues.

À peine avions-nous franchi la porte de la grande maison des De Geer qu’il voulut s’asseoir pour se reposer. Un chariot, heureusement, allait chercher des fromages à la forteresse. Par miséricorde du charretier, nous pûmes y monter avec promesse de retour si nous acceptions de prendre place à l’arrière afin de chasser d’un bâton tous les sacripants qui chercheraient à s’épargner les frais d’une voiture.

Pour éviter que le débat prévu ne tourne au ridicule dans une assemblée loufoque, père avait invité lui-même pasteurs amis et pasteurs ennemis à une grande réunion à l’église du bourg. Il voulait jouter avec Desmarets lui-même. L’homme lui en avait fait la promesse formelle. Père n’allait pas se désister même s’il fallait cracher ses poumons malades et exhiber tous les défauts de sa mémoire vieillissante.

Révérend père chantonnait, le regard perdu dans je ne sais quel monde, pendant que je brisais mon bâton contre trois fripouilles de chemin. Pardieu ! Je bénissais les cataractes qui cachaient à père ce méchant spectacle. Il n’avait que des sourires pour les misérables goujats qui riaient de lui. Un mécréant plus décidé que les autres partit avec la bordure de ma jupe. Il jurait pire qu’un Souabe.

— Est-ce déjà le croassement des corneilles du marais de Weesp ? demanda père.

— Non, lui répondis-je essoufflée, juste les derniers cabots du faubourg…

— Qu’est-ce que tu dis ? un crapaud de yaourt !

Mais fifille… T’es ici, fille ? Où sommes-nous ?

— Ne t’inquiète, père, je suis là. Nous serons à Weesp dans une demi-heure.

Nous quittâmes la ville et j’eus un peu de répit. J’appuyai père le plus confortablement possible sur les ridelles du chariot. Il  s’assoupit.  Dieu ! fallait-il mener révérend mon père à la honte ! Je priai le Seigneur d’inspirer pitié à monsieur Desmarets.

« Pourquoi s’obstiner, gaspiller de beaux jours d’été en un si téméraire duel ? » lui avais-je demandé. « Non, fille. À la fataille ! » m’avait-il lancé. Et il voulait combattre un rhétoricien français ! S’il ne savait plus articuler, il savait commander. La joute fut organisée. Il faut dire que le pamphlet du Français était lourd de conséquences. L’éminent professeur s’attaquait aux bases mêmes de tout l’espoir de père. Plus fondamentalement, sa question portait sur l’espérance, sur la possibilité d’atteindre au bonheur. Il affirmait en substance : « Si le temps est entièrement entre les mains de forces extra-humaines, prions et espérons le salut. La foi seule suffit. Si le temps est entre les mains de l’homme, alors tremblons, car l’homme n’est jusqu’à ce jour qu’un bourreau pour luimême. L’espoir n’est qu’une illusion nécessaire. L’homme est de toute façon prédestiné… »

Il fallait riposter. Mais père n’avait pour arme qu’une intelligence déjà à moitié dans l’autre monde, des  sifflements  dans  les  oreilles  et  des

« crapauds de yaourt » sur le bout de la langue. Comme si la déroute de son esprit ne suffisait pas, il avait donné par missive à ce monsieur Desmarets ses meilleures armes. « En somme, pour vous, m’avait dicté père, la responsabilité humaine demeure strictement individuelle : le travail et le commerce. Le bien collectif et la justice sociale sont relégués à la fatalité de l’égoïsme humain… Une habile manœuvre pour échapper au premier devoir politique : la justice. Vous cherchez à saper le droit et le devoir de la collectivité à légiférer les échanges économiques en vue de la justice sociale. […] L’essence de La Consultation universelle se trouve justement là : relier nos consciences pour réaliser la justice. »

La fatigue l’interrompait, et il lui fallait deux ou trois jours pour retrouver des phrases sensées. Je priais Dieu qu’il n’ait pas plus d’un paragraphe à dire pour se défendre. Et même s’il arrivait à parler correctement, son argument pourrait facilement être retourné contre lui. Les hommes ont cette étrange inclinaison à tirer grand plaisir à faire crouler devant eux les ponts de l’espérance. L’homme adore inventer des preuves de la fatalité de son sort et du déterminisme de sa conduite. Il en tire un grand sentiment d’irresponsabilité…

Et père, lui, allait, endormi sur un chariot plein de fromages, combattre en faveur de ses chers moulins à vent ! Et c’était moi, sa fille, qui l’emmenais !

Arrivés à Naarden, nous mangeâmes une bonne soupe chez un aubergiste. Père, le nez au ciel, chassait des arguments. Les cloches de l’église nous appelèrent.

— Au tombat, lança père, en se levant comme un soldat.

Dans l’église, une dizaine de pasteurs et leurs femmes étaient rassemblés, des amis pour la plupart, quelques calvinistes sceptiques, mais aucun des ennemis de père n’était arrivé. Une très longue demi-heure s’écoula. Les sièges de Desmarets et de ses amis restaient vides. J’étais soulagée. Père, lui, bouillait sur sa chaise. Un messager entra finalement avec une courte lettre qu’il proclama : « Nous, Samuel Desmarets, dit Maresius, sa famille et ses relations, tenons à épargner un homme que l’on nous dit faible de santé. Ce révérend de Bohême a été tellement généreux dans sa vie et ses actions qu’il serait disgracieux de profiter de sa vieillesse. Nous recommandons à l’assemblée de plutôt honorer un très grand pédagogue. »

Père fulminait et la colère lui redonnait de l’énergie. Il se leva sèchement, voulut avancer vers la salle, mais n’osa le faire de peur de trébucher. Après un silence qui mit tout le monde dans l’embarras, il demanda :

— Y a-t-il un choriste dans la salle ? Sa voix était parfaitement nette.

— Je peux chanter, proposa un pasteur après que sa femme lui eut tiré la manche.

Après un premier cantique, le révérend prit l’initiative de nous faire tous chanter.  La  salle  se leva en signe de respect. S’aidant des deux bras de son fauteuil, père s’assit et nous accompagna d’un mouvement de la bouche qui ne donnait pas de son. L’assistance se tut. Le pasteur choriste marcha doucement jusqu’à la chaise prévue pour le maître théologien, s’assit et demanda à père :

— Révérend, expliquez-nous le fond de votre pensée. Je crois que nous n’avons pas bien compris votre projet.

Réconforté par le ton et la sincérité d’un homme qu’il connaissait fort bien, père ouvrit la bouche, mais sa voix était trop faible. Il toussa un peu pour se délier la gorge et libérer ses poumons. Le pasteur fit alors signe à l’auditoire d’approcher. Nous nous exécutâmes. La lumière du soir miroitait dans les vitraux et tachetait de fleurs les cheveux et la barbe argentée de père. Il était empreint de dignité. Je priai Dieu d’avoir pitié de son enfant.

— Mes amis, voici un célèbre fragment d’Héraclite : « D’où toutes choses tirent-elles leur naissance ? Les choses se paient les unes par les autres, car aucune n’arrive pleinement à l’harmonie. » L’harmonie n’est pas une fatalité, ni un plan, ni une machine, mais un projet.

Une grâce compensait ses infirmités, il continua:

— Chaque vie enrichit la mémoire comme chaque fleur enrichit le sol. Tous les sols sont des sédiments. L’intelligence créatrice toujours fait son travail. La nature apprend, c’est son essence. Alors pourquoi ne pas apprendre de notre histoire et cesser de répéter le malheur ?

— Mais tout n’est-il pas contenu dans son commencement ? interrogea, perplexe, le pasteur. N’est-ce pas cela le cœur d’une religion : dire que Dieu contient tout d’avance ? N’est-ce pas cela le propre d’une science : dire que des lois contiennent toutes les possibilités ?

— Dieu, justement, ne précède rien et ne suit rien, il libère. Et la science découvre.

— Vous dites en somme, reprit le pasteur, que nous sommes un esprit participant dans un esprit universel. Dans ce cas, nous devrions aller à l’harmonie. Alors, pourquoi toutes ces guerres ?

Père n’arrivait pas à reprendre son souffle et ses idées. Le pasteur voulut lever l’assemblée. Mais père fit signe qu’il voulait répondre. Au bout d’un long silence, il arriva à prononcer :

— Au lieu d’éduquer, nous reproduisons dans nos enfants nos habitudes de penser.

Père s’essuya le front du mieux qu’il put,  mais de grosses gouttes de sueur glissaient sur son visage.

— Nous pouvons chanter maintenant, proposa le pasteur.

Père fit signe qu’il voulait terminer. Il chancelait et sa main droite tremblait. Je crus qu’il allait défaillir, mais il arriva à balbutier :

— La peur de la liberté nous emprisonne dans nos réflexes de soumission.

— Vous avez bien combattu, lui dis-je en m’avançant vers lui.

Un peu de sang coulait de ses lèvres. Croyant qu’il allait s’affaisser, le pasteur se leva pour le soutenir. Père regardait devant lui. Il cherchait.

— Y a-t-il quelqu’un ? demanda-t-il.

— Nous sommes à Naarden, lui répondis-je d’une voix claire dans sa meilleure oreille.

— Naarden ! Ah oui ! Tu diras aux enfants… c’est pour aujourd’hui…

Il toussa, un filet de sang noir glissa sur sa barbe. On m’aida à le transporter dans un petit hôpital attenant à l’église. Le lendemain, le pasteur choriste et sa femme nous ramenèrent à Amsterdam dans leur voiture. Chemin faisant, la dame s’avança vers papa et lui dit dans l’oreille :

— Révérend senior, l’Église des Frères moraves survivra, je vous assure. Nous garderons les traditions intactes. Reposez-vous. Nous vous portons dans notre cœur.

Père voulut lui répondre, mais ne le put. Sa main droite se crispa, puis se figea comme si elle s’était changée en morceau de bois.

Le dernier jeu

— Viens, Orau… Toi aussi, Henk… Magdalena, Woute, allez, venez. Capitaine Ernest, reprenez, je vous prie, les commandes. À vos postes. Partons. Il était dans un de ses bons moments. Depuis notre retour de Naarden, révérend père ne se levait que pour sa toilette, et avec grand effort, en se servant de deux petites chaises pour marcher. Le lit restait étendu en permanence, la place manquait. Un râle plutôt qu’un ronflement m’indiquait s’il dormait. Je faisais alors l’école pour les enfants dans la petite cour jouxtant notre maisonnette. De là, je pouvais le surveiller par une petite fenêtre. Il dormait difficilement, se réveillait souvent, toussait pour libérer ses poumons, crachait dans un bassi-

net, laissait filtrer un gémissement.

Ni Daniel ni Suzanna n’étaient revenus. Un courrier m’était parvenu, laissant entendre que la belle famille de Ludmila serait ardue à convaincre.

Le bruit courait que Ludmila avait louvoyé en terrain catholique pour le salut de l’Église hérétique des Frères. Ses amis et son argent auraient réussi jadis à convaincre son altesse la veuve Zsuzsanna de Hongrie d’envoyer une escorte afin d’assurer discrètement notre protection le long du terrible chemin de montagne menant de Sárospatak à Leszno. C’était donc grâce à elle si le chariot, piraté par des mécréants, nous était revenu comme par enchantement. On ajoutait encore qu’elle avait aussi usé de ses relations avec les catholiques d’une autre façon. Certains catholiques de Leszno, ayant su que l’on incendierait  le quartier des Frères, auraient envoyé des messagers en Hollande afin de convaincre la famille de Geer de nous prêter secours. En raison  de tous ces bruits, on se méfiait d’elle chez les catholiques comme chez les protestants.  Elle était en réalité séquestrée par son mari. Suzanna et Daniel croyaient cependant pouvoir convaincre la famille.

Père ne demandait rien, mais, dès que l’on frappait, il dirigeait ses yeux vitreux en direction de la porte. « Ce n’est pas eux », lui répondais-je. Et il replongeait dans ses souffrances.

Mais, parfois, il entrait dans une sorte d’oasis et appelait : « Lisbeth… », c’était pour me dicter une lettre ; « Les enfants », c’était pour raconter une histoire. En effet, dès que la douleur lui donnait un peu de répit, si la fatigue ne l’emportait pas et qu’il n’était pas en devoir de répondre à un courrier, il n’avait d’autre bonheur que de faire venir les enfants sur son lit.

Excepté « capitaine » Ernest, la petite meute se précipitait gaiement, chacun dans son coin de lit, tenant fermement les cordages lorsque la tempête battait le navire, ou ramenant vivement les voiles lorsqu’une terre était en vue. Père les emmenait en vaisseau, en barque ou en radeau, à voile ou à rame, dans une fable étonnante qui tournait souvent au délire. Le « capitaine » qui approchait de ses dix ans n’avait pas beaucoup d’entrain. Il se rendait compte des souffrances et de la mort imminente. Après le père, le grandpère… Qu’allait-il advenir ? Il était l’aîné. Père voulait le préparer :

— Ulysse, roi d’Ithaque qui avait mis à sac nombre de villes de Thrace, revenait vers sa bienaimée Pénélope. (Sa prononciation défaillait souvent, mais les enfants comprenaient.) Le bateau approchait d’une île étrange constamment entourée de brumes. Des récifs, des écueils et des brisants cernaient l’île, de sorte qu’il y avait péril de mort. Mais rien de cela n’effrayait Ulysse et son équipage. Le plus grand danger venait d’ailleurs, de ce qui ne se présente pas sous la forme d’une menace, mais sous forme d’une bonace…

— C’est quoi une bonace, demanda Henk.

— C’est le calme avant la tempête. Voilà le vrai danger. Le chant des sirènes : « Viens, viens… » Lisbeth ! Apporte un peu de cire.

— Voilà, père !

Ils savaient tous parfaitement ce qu’il fallait faire à cet instant précis de l’histoire. Ils attachaient le « capitaine » au mât (la tête du lit). Lui seul devait entendre le chant. Les enfants roulaient soigneusement la cire entre leurs doigts et l’enfonçaient dans leurs oreilles, pas trop creux tout de même afin d’entendre la suite de l’histoire.

— Chante, Lisbeth, demandait père.

Tout en décortiquant de l’orge pour le souper, j’improvisais un air.

— Les sirènes approchent, continuait père, belles comme Magdalena, chantant mieux que maman, beaucoup  mieux.  « Venez,  chantaient les sirènes, venez ici, il y a des tourbillons, des  barbillons et des corbillons de bonbons. »

— Bonbons, répéta Orau…

— Quoi ! Tu entends ! s’exclama père. Enfonce la cire, le chant des sirènes pourrait t’entraîner dans l’eau, et dans l’eau il y a d’affreux monstres. Non ! Il n’y a pas de monstres justement, il n’y a que des poissons généralement gentils. C’est la peur qui fait les monstres, et non les monstres qui font la peur…

— Les questions, demanda Woute, on  veut les questions.

— Oui, les questions, reprit le « capitaine » qui avait hâte d’entrer dans le sérieux de la leçon. Ernest pressentait trop bien les moments qui précédaient l’épuisement de son grand-père. De toute façon, il connaissait par cœur l’histoire d’Ulysse et de ses compagnons, même si son grand-père changeait souvent de version.

— Où veut aller Ulysse ? demanda père, après qu’ils eurent déposé la précieuse cire dans l’écuelle de bois.

— Retrouver Pénélope, sa bien-aimée, répondit Henk.

— Cela veut dire qu’il cherche le bonheur, précisa immédiatement Woute qui connaissait bien les réponses.

— Et quel est son guide ? demanda père.

— L’inspiration que l’on ressent dans le cœur, répondit gravement le « capitaine ».

— Moi, je voudrais bien avoir un bonbon, intervint Orau.

— Il faut attendre l’automne pour les bonbons au miel. Tu en auras bientôt. Est-ce que tu veux jouer encore ?

— Je veux juste l’histoire. Je comprends pas les questions.

— C’est parce que je vais partir, insista père. Il faut que j’explique aux plus grands le chemin du bonheur. Le bonheur, c’est la corbeille à bonbons des plus grands. Quand tu auras l’âge de Woute et de Magdalena, Ernest t’expliquera.

— Grand-père, nous, les grands, nous voulons la leçon, intervient Henk d’un air très sérieux. C’est quoi la transpiration du cœur ?

— L’inspiration du cœur, corrigea Magdalena. Père prit un moment pour reprendre son souffle.

— Voilà la difficulté : comment faire pour distinguer l’inspiration qui appelle Ulysse vers le bonheur, sa bien-aimée, de la séduction des sirènes qui conduit à la mort ?

Une grande douleur traversa père. Je la reconnus au sourire grimaçant qu’il fit aux enfants en leur faisant signe d’aller s’ébrouer un moment dehors. Généralement, il fallait attendre au lendemain pour continuer. Il crachait le sang pour se libérer, un feu brûlait alors ses poumons et, lorsque le bûcher s’était enfin refroidi, il tombait, épuisé. Mais cette fois-ci, quelques minutes suffirent et les enfants furent à nouveau appelés.

— Vous avez eu le temps de réfléchir, cher capitaine, alors avancez une réponse, insista père en serrant tendrement la main de son petit-fils.

— Je ne sais pas, grand-père. J’ai pensé à la beauté, mais ce n’est pas une bonne réponse. Les sirènes sont aussi belles que Pénélope, et leur chant, plus beau encore. Alors, j’ai pensé au plaisir. Mais le plaisir lui non plus n’est pas un bon critère. Il y a des plaisirs qui excitent et conduisent à de mauvais choix, d’autres au contraire mènent à la joie. La vérité, elle, fait toute la différence.  Les sirènes mentent, elles appellent profond ce qui est superficiel, et lumineux ce qui est obscur. Alors, je me dis, grand-père va demander : « Oui, mais comment faire pour distinguer la vérité de l’erreur ? » Et ma réponse n’aura fait que déplacer la question…

— Quel capitaine ! Vous avez entendu, les enfants, notre capitaine est vraiment un philosophe. Il réfléchit.

— La réponse, je veux la réponse, exigea Henk en sautant sur le lit.

— Une autre question d’abord, reprit père, une question à propos des questions. Pourquoi est-ce que, de tous les philosophes, de tous les sages, de tous les saints, personne n’a trouvé la réponse exacte et définitive ? Pourquoi les réponses s’écroulent-elles dès que l’on pense très fort, comme notre capitaine ? Pourquoi les réponses ne subsistent-elles  que  dans  un  milieu  où  l’on ne pense plus ? Depuis le temps qu’il y a des hommes avec toujours les mêmes questions, on pourrait s’attendre à ce qu’il y ait quelque part un livre de réponses. Et il ne subsiste que des livres de questions, tous les livres de réponses ont été abandonnés un jour ou l’autre parce que quelqu’un a réfléchi et s’est dit : « Ce n’est pas une réponse, ça, c’est une question. » La Bible, par exemple, c’est un fameux chemin de questions. Alors, pourquoi est-ce que l’on n’avance pas de réponse en réponse, mais de question en question ? Pourquoi allons-nous d’une aventure à l’autre, et non pas d’une certitude à l’autre…

— Moi, je ne joue plus, soupira Woute, je  veux l’histoire.

— Ding, réponse parfaite, mon bonhomme, fit père. C’est l’histoire. La réponse à propos des nonréponses, c’est l’histoire. Nous nous produisons nous-mêmes en faisant une histoire de nos désirs les plus sincères et de nos questions les plus incisives. Les sirènes mettent le monde en péril parce qu’elles nous invitent à nous arrêter sur des réponses. Monte la voile, Magdalena, tiens le gouvernail, Henk, rame, rame fort, Orau. On va suivre l’inspiration. Mon capitaine, dites-nous la direction.

Ernest avait les larmes aux yeux. Il voyait la souffrance passer sur le visage de son grand-papa.

— Vite, les enfants, mettez de la cire dans les oreilles du capitaine, la sirène mélancolie l’appelle, il est en danger.

— C’est pas l’histoire, objecta Woute. Il faut l’attacher, il faut qu’il entende, mais qu’il soit retenu par la prudence.

— Et pourquoi ? demanda père.

— On ne peut pas entendre l’inspiration sans entendre aussi les sirènes, proposa Magdalena.

— Voilà une magnifique réponse…

Il se mit à cafouiller, mais cette fois c’était plus grave, comme si la paralysie cherchait à s’imposer. J’arrêtai de décortiquer mon orge et m’approchai du lit. Orau empoigna ma jupe. Woute restait figé comme une statue. Je lui pris la main. Ernest attendait la parole de son grand-papa. Des larmes coulaient sur ses joues. Magdalena prit la main d’Ernest. Père arriva à émerger et se reprit :

— Les enfants, dit-il sur un ton solennel, la saveur de l’inspiration procure un plaisir qui ne laisse pas de goût amer. Dans l’inspiration, la douleur n’empêche pas la joie. Mon capitaine (père avait pris l’autre main d’Ernest), mon très cher capitaine, ton grand-papa n’est pas malheureux, mais profondément heureux. Je ne t’abandonnerai pas. Je pars pour que tu deviennes un vrai capitaine.

Le regard de Magdalena était, lui aussi, si bien plongé dans les yeux du capitaine et avec une telle tendresse, qu’elle éclata d’un rire gêné lorsqu’elle s’en aperçut. Ernest la poussa un peu en lui faisant une grimace et père renvoya les enfants.

Certains jours, il allait jusqu’à la fenêtre et tentait de distinguer le balancement des mâts sur le canal. Évidemment, il ne voyait rien. Il demandait des nouvelles de Ludmila. Je le rassurais du mieux que je pouvais.

— Ils ne seront pas là, laissait-il  tomber.

Cette conclusion finit par devenir un abandon, et il glissa dans de grandes nappes d’eau calme.

Un jour, il s’assit dans son lit et appela les enfants pour une autre leçon.

— Attention aux rochers, à bâbord toute ! alertait père. Matelot Henk, au gouvernail immédiatement. Mousse Orau, diminuez la voile. Neptune est contre nous. La mer va se déchaîner…

C’est moi qui continuai :

— Ulysse et son équipage étaient ballottés de gauche à droite, si haut qu’ils croyaient toucher le ciel, si bas qu’ils pensaient disparaître dans les enfers. Mais ce n’était que les premières caresses de la mer. Une bourrasque plus grande encore venait comme un troupeau de chevaux. L’océan   se mit à fulminer. Le bateau allait se fendre. On entendit un terrible fracas. Mâts et cordages s’étaient abattus sur le pont. Le gouffre s’ouvrait.

« Capitaine, nous sommes perdus ! »

— Non, une île en vue ! cria Magdalena.

— Allons-y, commanda le « capitaine ».

— Le navire se brisa sur les récifs, poursuivis-je à la place de père. Tout l’équipage et la cargaison se retrouvèrent pêle-mêle sur la plage. Le lendemain, la troupe se réveilla de son effroi et de son épuisement. C’était l’île des cyclopes, ceux qui sont incapables de changer de point de vue.

Père leva son bras gauche et agita les doigts pour faire le loup.

— Ah ! crièrent tous ensemble les enfants (sauf le « capitaine », bien entendu).

Et père continua :

— Ulysse comprit le point faible d’un si gros monstre : le cyclope ne pouvait distinguer ce qui était proche de ce qui était loin, ce qui était petit de ce qui était grand, ce qui était important de ce qui était sans importance. Ulysse s’avança donc vers lui de face, mais lentement et en se recroquevillant à mesure qu’il s’approchait. Le cyclope ne se rendit pas compte qu’Ulysse était à deux coudées de son gros nez. D’un pieu, Ulysse lui creva l’œil.

— Beurk ! lança Orau.

— Cachons-nous, suggéra Woute.

— Se cachant sous des moutons, continua père, les fidèles d’Ulysse réussirent à s’enfuir, car l’aveugle cyclope ne touchait que le dos des choses. Ils rencontrèrent bien d’autres menaces, mais aucune n’était vraiment  dangereuse.  Le pire restait à venir. Sur l’île d’Ogygie, une nymphe encore plus belle que votre maman filait et tissait en chantant. Lorsqu’elle vit votre grand-père  avec ses beaux cheveux argent, sa belle bouche édentée et son colossal nez slave, elle en devint follement amoureuse.

— Pouah ! laissa échapper Henk en riant.

— Quoi ? Moi, je le trouve beau, grand-père, riposta Magdalena.

— Arrêtez, intervint Woute, je veux l’histoire.

— Ulysse se laissa séduire et resta sept années près d’elle, continuai-je. Elle s’appelait Calypso. Elle avait tout : la beauté, l’intelligence et l’argent, tout.

— Des bonbons au miel ? demanda Orau qui avait de la suite dans les idées.

Père réussit à prendre la relève et poursuivit lui-même l’histoire.

— Oui ! Et des bonbons à la fraise aussi. Calypso promit à Ulysse la vie éternelle dans l’abondance de tout ce qu’il voulait. Alors, fermez les yeux, imaginez le paradis le plus beau. Allez, imaginez.

— Avec papa ? demanda Henk.

— Avec papa, répondit père. Imaginez fort… Mettez-en un peu plus… Tout ce que vous voulez. Toutes les sortes de bonbons. Ajoutez encore.  Bon ! Devant vos paupières, c’est votre paradis. Tout y est. Maintenant, ouvrez les yeux. Que voyez-vous ? La maisonnette, un peu d’avoine, de l’orge, des herbes dans du sel, maman qui s’arrache les mains sur une mauvaise laine et votre vieux grand-père qui se prépare à partir. Que choisissez-vous, le paradis que vous avez imaginé ou la maisonnette d’Amsterdam ? Non ! Pas de réponse maintenant. Je vous laisse soixante-dix ans pour y réfléchir, pas une année de plus, pas une année de moins.

— Soixante-dix ans ! s’exclama Orau en pla-

çant ses doigts devant Magdalena.

— Avec maman, c’est tous les doigts qu’il y a dans la maison, conclut Woute.

— La leçon maintenant, réclama le «capitaine ».

— Quand tout allait mal, je faisais comme vous, j’imaginais des paradis. Mais aucun de ces paradis n’était capable de faire de moi un homme véritable. Retenez bien ceci : il est nécessaire de quitter votre paradis pour trouver le bonheur.

— C’est quand, grand-papa, l’automne ? demanda Orau.

— C’est bientôt, répliqua Ernest un peu impatient.

Le navire entra au port. Orau s’était endormi sur la poitrine d’Ernest. Magdalena et Woute, lovés sous le bras paralysé de père, semblaient plongés dans une profonde méditation. Henk s’était blotti entre mes genoux et fermait les yeux pour rester dans son paradis. Ernest tenait la main droite de son grand-père comme pour y puiser de la lumière. Aucune trace de souffrance sur le visage de père.

Le départ

C’est lui qui donna le signal.

— Lisbeth, appela-t-il, encore un peu de patience. Je n’en ai plus pour longtemps.

Et il entra dans la dernière école de la vie. La veille, la femme du pasteur de Westerkerk était venue pour une visite. Voyant que le temps approchait, elle me proposa son aide. Chaque jour, une fois le matin et une autre dans la journée, elle viendrait avec un fagot bien sec et du pain, emmènerait les enfants (sauf Ernest qui ne voulait pas quitter son grand-père) jusqu’au Jordaan pour une promenade et quelques jeux. Cela me donnerait le temps de m’occuper de son hygiène et de la literie, des infusions qu’il prenait goutte à goutte, et de porter attention à ses derniers conseils.

Un soir, après la prière, alors que les enfants étaient encore à genoux, les yeux plongés dans le mystère, le corps de père se mit à frémir, secoué par un orage nerveux particulièrement cruel. La partie gauche de son visage se déforma et se figea sur l’os, comme morte avant l’heure.

— Grand-père ! cria Magdalena en approchant du lit.

Il réussit à lever la main jusqu’à l’épaule de la fillette, l’apaisa d’une caresse et nous fit signe de nous mettre au lit.

Sept heures à peine avaient sonné. Les paillasses furent étendues, les enfants couchés, mais la lampe resta allumée. Dehors, un vent rappelait l’hiver par gémissements sourds et lointains. Ernest était chargé d’étouffer lentement le feu dans ses cendres afin de faire durer le bois. Sauf lui, un à un, les enfants s’abandonnèrent au sommeil. Pour ma part, je veillais et reprisais des vêtements sur un banc tout près de père…

Au petit matin, je me réveillai à demi-étendue sur le lit du mourant. Ernest avait entretenu le feu toute la nuit et dormait sur la petite chaise d’imprimerie. Le jour commençait à entrer par la fenêtre. Je n’arrivais pas à sortir des brumes du sommeil et restais engourdie dans mes rêves et dans mes courbatures. J’entamai néanmoins la lourde mécanique du quotidien…

Deux jours plus tard, père eut une autre attaque et perdit toutes capacités dans ses membres inférieurs. De temps à autre, Ernest et moi devions lui frictionner les pieds et le bas des jambes dans l’espoir d’y transmettre un peu de chaleur. Ernest enveloppait des pierres chaudes dans un drap et les disposait autour des membres paralysés de père. Malgré tous nos efforts, son corps continuait à frissonner comme un chevreau naissant. Ses poumons ne sécrétaient plus le sang, mais une sorte d’eau violacée dont la toux n’arrivait plus à le débarrasser. Son râle devenait court, difficile, irrégulier.

Comme par marées, des montées de souffrance l’emportaient jusqu’à de violents tremblements, puis se retiraient. Il ruisselait de sueur et entrait dans une sorte d’euphorie qu’il disait d’une grande paix. Il cherchait ma main, tentait de percevoir mon visage, voulait parler.

Il m’avait appris à faire l’école aux mourants.

« Il arrive un temps où l’âme éprouve un pressant besoin de s’alléger. La mort vient au secours. La mort éprouve une telle compassion pour l’âme que, la voyant engloutie dans trop de mémoire, elle n’hésite pas à la délivrer. Tu seras mon moniteur de mort, avait-il commandé. J’ai un peu de pratique, mais c’est ma première générale. »

M’ayant choisie, il me livrait un à un ses derniers moments de grâce, le plus souvent des paroles pleines de trous qui oubliaient leur commencement avant d’arriver à la fin, qui manquaient de cohérence, mais jamais de dignité :

— Le bonheur, dame ma fille, le bonheur… Ah !… Je disais quoi ? Je perds l’esprit. J’abandonne… Raconte-moi une drôlerie…

J’en étais incapable. Je cherchais.

— L’histoire de la bosse, suggéra-t-il.

Je pris une grande respiration et m’exécutai :

— Mon petit, mon doux petit, où donc es-tu parti ? Qu’en as-tu rapporté ici ? Si tu étais resté à la maison, point n’aurait de grosse bosse sur le front.

Il sourit, mais le rire allait relancer ses souffrances, il se reprit et compléta la comptine :

— J’ai pas mal de bosses. Je reviens à la maison. Toi aussi tu as des bosses…

— … plein de bosses, papa. Et je suis pourtant restée à la maison.

— Ça fait mal, toutes ces bosses ?

— Très mal, lui répondis-je.

— Alors tu n’es pas morte. Dieu ! Un mari parti ; un père qui s’émiette. Le vent se lève… La Prusse, c’est une bonne terre. Ne t’inquiète…

Il serra ma main, une larme glissa de son  œil droit.

— Fille, rompez vos amarres.

Les mots arrivaient lentement entre des respirations sibilantes, chacun remontant difficilement du fond d’un puits et par seaux trop combles. À force de les attendre l’un après l’autre, je m’engourdissais. Père s’en allait segment par segment, à travers les trous que la mort faisait dans son corps et dans son esprit. Et moi, j’avais l’impression de disparaître avec lui.

Son œil droit me fixa. Toutes ses rides allaient vers le haut comme des sourires. Son œil vivant me perçait comme s’il voulait transvider son bonheur dans ma tristesse. Il rassembla ses forces et continua à remonter du fond des mers d’énigmatiques objets :

— Mon héritage est minuscule. Fille… écoute pas trop. Je manque de tout. J’ai raté beaucoup…

Je t’aime trop. Prêtez-moi, madame fille, votre visage… Je veux mourir sur votre visage…

— Vous n’avez rien raté, père. Vos livres…

— Mes livres sont les échecs de mes inspirations…

— J’ai peur, père. Il ne fallait pas me commander de vous accompagner jusqu’à la fin. Être la fille de l’homme qui nous meurt dans les bras, c’est trop dur.

J’arrêtai net ma plainte. Je devais l’aider, et non l’alourdir.

Il ne disait plus rien, ronflait doucement. Il voulait sans doute profiter d’une plongée pour tirer sur un des fils de mon âme et l’accrocher solidement aux nervures de la vie. J’étais épuisée. Je ne pouvais lutter. Moi qui avais, pour ainsi  dire, la nature de l’obéissance, je m’abandonnai finalement à sa manœuvre. Être transportée sans être emportée, c’était tout ce que j’espérais, car j’avais cinq enfants dont il fallait que je sois le père, la mère et bientôt le grand-père.

Un grand silence enveloppa la maison. Un coup de vent brusquement fit vibrer la porte. Père émergea. Sa voix était à peine audible :

— Les marins cherchent Dieu dans les mers ; les oiseaux, dans les airs ; les savants, dans les choses ; les philosophes, dans la vie… Et vous, fille, où le cherchez-vous ?

Il me fixa un instant. J’approchai mon visage.

— T’es pas trop la même que moi, continua-t-il… Je reviens chez moi, mais ce n’est plus pareil… L’école de la mort… j’ai dit que c’est le premier chapitre avant le commencement…

Mais le préambule est long. On meurt trop longtemps.

Les ouvertures étaient de plus en plus grandes. Le tissu se défaisait. La fenêtre s’agrandissait et nos regards glissaient l’un dans l’autre jusqu’au fond de la mer. Le trou était béant et les bruits de la ville tombaient comme du grésil.

Les douleurs de père revinrent comme des bourreaux, le secouant, le frappant, le brûlant, lui tranchant un autre morceau. Ernest s’était-il réveillé ? Je ne savais. J’espérais que non. Son grand-père était devenu son père. C’était trop pour lui. Mais moi, j’étais aussi dans la tempête et ne voyais plus grand-chose. Lorsque la lueur du feu éclaira de nouveau le lit, le visage de père était redevenu paisible. Ernest habillait le feu de cendre. Je m’endormis.

Encore deux jours, et il y eut une longue accalmie. Un autre miracle, une autre vie, encore une. Père appela les enfants un à un en commençant par Orau. Il resta silencieux un moment. Il semblait contempler la tignasse bouclée de l’enfant. Il voulut caresser ses cheveux, mais sa main ne put l’atteindre. Il demanda à Orau de fermer les yeux, sans doute pour lui éviter l’image difforme de son visage, et il lui prit la main.

— Orau, mon aurore… Chaque chose est une merveille. Quand tu es triste, espionne une merveille. Je te conseille les fourmis et les araignées, elles ne s’embêtent jamais.

Il le regarda un bon moment, puis, comme  s’il s’adressait à nous tous, laissa échapper :

— Il ne faut pas cesser d’avoir quatre ans. Orau, tu es l’aurore de ta maman. Va la trouver.

Il fit signe au petit Henk. L’enfant se précipita sur le lit. Il lui demanda d’approcher l’oreille et lui chuchota :

— T’aimes bien coudre les boutons ?

— Oui, grand-papa, répondit-il en s’efforçant de bien prononcer.

— Alors, je te donne mon chapeau de feutre. Chaque fois que tu feras une grande découverte, tu y ajouteras un bouton.

— C’est quoi une découverte? demanda le petit.

— C’est la première fois que tu vois une chose assez pour savoir que tu ne l’avais pas vue vraiment auparavant. Va, mon petit. Ne t’habitue à rien.

Il appela Woute, mais un tremblement le saisit. Il montra la fenêtre du doigt comme s’il avait vu quelque chose d’étrange. Les enfants, sauf Ernest, coururent regarder. Il n’y avait évidemment rien. La tempête avait passé, il rappela l’enfant.

— Sept ans. T’es un grand bonhomme et t’es vraiment futé. Alors dis-moi un mot en russe.

« Bashmaki » surgit spontanément de la bouche de l’enfant.

— Tu parles des bottines de pèlerin que ton papa a achetées en Prusse et qu’il m’a données ?

— Oui, grand-père.

— Elles sont à toi. Un jour, tu auras les pieds assez grands…

Une douleur le fit frémir. Il prit la main de l’enfant.

— Tu t’inquiètes, mon garçon… à cause du voyage en Prusse ?

— Est-ce qu’il faudra que j’apprenne le lituanien, tout le lituanien au complet ? demanda Woute.

— Non ! Il faut juste que tu apprennes deux mots par jour, et c’est amusant.

Le garçon resta assis au pied du lit. Magdalena s’approcha à son tour.

— Mon rayon de soleil, viens que je te voie… Il voulut soulever la tête pour mieux la regar der, mais n’y arriva pas. La fillette comprit et approcha sa figure à deux doigts du nez de son grand-père en écarquillant les yeux comme si, de

cette manière, elle allait lui redonner la vue.

— Le portrait de ta maman… Faut pas t’inquiéter, fille.

— Je veux pas que vous partiez, grand-père, lui enjoignit Magdalena, à qui père n’avait pas souvent dit non.

— Oui, mais moi, j’ai un beau voyage à faire, répliqua-t-il doucement en fronçant un peu les sourcils. Mademoiselle ma petite-fille, vous avez votre chemin, devenez votre propre capitaine.

Une grosse larme tomba de la petite sur la joue de son grand-père.

— Ne pleure pas, fille. Je te donne mon compas d’astronomie et ma boussole. Tu as de si bons yeux. Regarde souvent l’étoile du Nord. J’y serai tous les soirs. J’aurai beaucoup de travail parce que le commerce de la lumière, c’est pas très payant. Va maintenant, grand-papa n’a plus beaucoup de temps.

Il me fit signe de coucher les enfants, ferma un long moment les yeux. À peine un sifflement d’air indiquait qu’il restait avec nous. Mais son visage demeurait paisible. L’un après l’autre, les enfants s’endormirent. Ernest attendait son tour, assis sur la chaise d’imprimerie. Père leva légèrement le doigt. Le garçon amena son siège près du lit.

— La chose la plus étonnante du monde, commença père, c’est que tout cela finisse par nous apparaître naturel. À quelle force d’inertie succombons-nous pour qu’une telle diversité finisse par nous sembler banale ? Mon grand, il n’y a pas que le devoir. Le devoir peut rendre myope, l’amour est meilleur guide.

L’enfant ne pouvait dire un mot. Il semblait impassible, les yeux perdus. Père lui prit le poignet, resta un moment silencieux et continua.

— Mon garçon, même si un lapin meurt de faim, la carotte ne mûrit pas plus vite pour autant. Ta maman aura bien besoin de toi, mais  tu ne pourras devenir un homme en un seul jour. Fais-lui confiance. Les  cachalots  plongent,  et très profondément, pourtant ils ne se noient pas. Ils vont simplement se nourrir dans les fonds. Ta maman est un peu cachalot. Mais elle remonte toujours… Mon capitaine, je te donne mes livres… Sauf mes manuscrits qui vont à Daniel… Ce sont des navires, pas des maisons… Tu  enseigneras  la philosophie.

Il mit la main sur sa tête.

— Reçois ma bénédiction… Recevez ma bénédiction…

Une terrible douleur s’empara de lui. Son corps tressaillit.  Ernest,  apeuré,  se  leva brusquement, recula, restait hébété. J’étais moi-même incapable du moindre mouvement. Terribles étaient les tremblements. Père ne put retenir un gémissement. Trop épuisés, les enfants demeuraient plongés dans leurs rêves. La bourrasque enfin se retira. Cette fois, tout le corps, sauf deux doigts de sa main gauche, était paralysé. « Ne t’inquiète, disaient ses deux doigts par mouvements de haut en bas. Ne t’inquiète. »

La scène fut insupportable pour Ernest. Le silence qui s’ensuivit semblait glacé d’effroi. Je m’approchai de l’enfant, mis la main sur son épaule. Il se dégagea et alla se recroqueviller près du feu, tremblant, affolé. Je le rejoignis et le pris dans mes bras. Il éclata alors en sanglots. Je le berçai longuement. Il tomba finalement d’épuisement, la main si accrochée à mon châle de laine que je dus le lui abandonner.

Je revins à côté de père, assommée de fatigue, moi aussi.

Père sursauta. Il fit une petite croix sur ma main. Il n’y avait plus qu’un fil qui le retenait. C’était moi qui bloquais le fil entre mes doigts. Je ne voulais pas qu’il meure. J’avais terriblement peur. Toute ma vie, je l’avais passée chez lui, dans sa maison, dans son cœur, dans sa philosophie. Il était mon contenant, ma sphère, mon école, ma terre. Que resterait-il ? C’était à moi de couper  le cordon.

Que restera-t-il de moi ? « Il te restera ta nature féminine, m’avait répondu père un jour. J’empêtre ta nature féminine. Sors-moi un peu de toi. » Et il avait ri un bon coup. Mais moi, je ne savais rien de ma nature. Et qu’est-ce que la nature féminine ? Tout est homme ici. Les maisons, les rues, les quais, les bateaux, les monuments, les politiques, les législations, les guerres, les traités, tout est masculin. Qu’est-ce qu’une femme, papa ? Que restera-t-il lorsque vous serez parti ? Ni mari, ni père, ni protecteur, ni pays, debout sur le pont d’un bateau en partance pour la Prusse, cinq enfants accrochés à la jupe… Papa, ta mort n’est pas un accouchement, mais une tragédie…

Il fit une autre petite croix sur ma main. « Je libère ton chemin. » Je l’entendais sourire avec son doigt sur le dos de ma main. Mais je tenais le fil, les deux poings fermés…

Les derniers mots

Toc ! Toc ! Toc ! On cognait à la porte. Par cette nuit, par ce froid ! J’approchai l’oreille.

— Qui est-ce ?

— C’est nous, Daniel, murmura une voix. Ouvre.

Ils entrèrent… Lui, Suzanna. Ludmila !

— Comment va-t-il ? demanda Daniel.

— C’est la fin, répondis-je.

Père avait entendu. Je le sus aux mouvements de ses deux doigts.

— Nous sommes ici, dirent ensemble Daniel et Suzanna.

— Je suis ici, lança Ludmila en s’approchant du lit.

Tout le corps de père se mit à frémir. Des deux misérables doigts qu’il lui restait, il tentait d’avancer vers elle et le drap se chiffonnait dans sa main. Ludmila s’écrasa en sanglotant bruyamment au pied du lit.

— Chut ! intervins-je sèchement, les enfants dorment.

Elle s’arrêta d’un seul coup.

— Pardon, ma chère sœur ! s’exclama-t-elle en baissant le ton une syllabe après l’autre.

Je pris la main de Ludmila et la plaçai sous les deux doigts vivants de papa. Dès qu’il la toucha, tout son corps se mit à frémir de nouveau. Son râle se chargea de sang. Il étouffait. Je lui tournai la tête pour qu’il évacue le liquide. Je l’essuyai et  il reprit son souffle. Ludmila avait détourné les yeux. Je dirigeai le visage de papa pour qu’il la voie. Enfin ! un peu. Son œil restait fixe. Ludmila se reprit et lui présenta sa figure. Une larme se forma dans l’œil de papa. Il cligna de l’œil et la goutte glissa doucement sur sa joue.

Il fit une petite croix sur le dos de la main de Ludmila. Elle ne comprenait pas. Je lui répétai textuellement ce que m’avait dit père : « La croix signifie : je t’aime ; le o : j’accepte ; l’immobilité : j’attends. Pas d’autres signes. Le non n’existe pas devant la mort. »

Alors, elle dessina une petite croix sur la main de père. Mais lui, laissa ses deux doigts immobiles, et son œil redevint sec et perdu.

Le silence de plomb qui s’ensuivit réveilla Ernest. Il jeta un regard inquiet sur Ludmila, sa tante qu’il n’avait jamais vue. Il voulut s’approcher de père, mais longea plutôt le mur jusqu’à un petit tabouret sur lequel il monta et d’où il pouvait tout observer.

Père dessina une nouvelle petite croix sur la main de Ludmila. Elle répondit avec une autre croix mais, cette fois encore, père  resta  immobile.

— Dis la vérité, chuchotai-je dans l’oreille de Ludmila, il ne sait rien.

Elle devint blanche, le regard incapable de se fixer.

— De quoi parles-tu ? me demanda-t-elle.

Je me contentai de la regarder. Elle était plus belle que jamais : fardée, rosée, un peu en chair, mais la taille affinée par un bon corset. Elle portait une robe de dentelle colorée. Une parfaite catholique ! Elle regarda un instant les enfants endormis, son neveu debout sur le tabouret…

— Ernest, ah ! je ne t’imaginais pas autrement, tu es un vrai beau garçon, lui lança-t-elle en avançant dans sa direction.

L’enfant s’adossa au mur et croisa les bras devant lui. Elle ne se hasarda pas davantage et glissa son regard sur nous tous.

— Vous m’avez tellement manqué, prononçat-elle d’une voix un peu tremblante.

Père laissa filtrer un gémissement, ses doigts se dressaient et s’abaissaient, son œil allait de droite à gauche, de haut en bas. Ludmila se jeta sur lui :

— Papa… Papa, pardonne-moi.

La main de père restait immobile. Elle se releva, nous regarda encore un moment.

— Mais quelle est ma faute ? Dieu ! Quelle est ma faute ? Dites-le-moi. Sans moi, vous ne seriez peut-être pas vivants aujourd’hui.

Père agita ses deux doigts. Je lui pris la main. Il la rejeta. Ludmila glissa sa main. Il dessina un rond bien net sur le dos de sa main, puis une grande croix, et enfin il lui tapota la main de ses deux doigts et la pointe de son œil esquissa un sourire.

Elle ne comprenait pas. Moi, je croyais comprendre. Il lui pardonnait. Mais je ne comprenais rien du tout. Daniel, Suzanna et moi regardions Ludmila avec la compassion due à l’enfant prodigue. Alors, père fit un grand v sur la main de Ludmila, puis un autre. Personne ne saisissait. Ernest frappa du talon sur le mur.

— Explique, lui demandai-je.

Ernest se jeta sur moi en pleurant. Le visage de père se couvrit de sueur, son œil s’agitait. Il fallut à nouveau le libérer du sang qui s’accumulait dans ses poumons. Je revins à la charge.

— Explique, mon garçon, explique-nous.

— Vous ne comprenez rien… dit Ernest en se mettant à pleurer. Il a fait le signe à Magdalena. Grand-papa… balbutiait-il.  Il  veut…  Il  veut qu’on se détache du mât.

— Mais de quel mât parles-tu? lui demandai-je.

— Ludmila, elle a fait ce qu’elle croyait le mieux… Nous autres, on tremble de peur. On ne fait pas confiance. On reste attachés au mât.

Père mourait et nous étions devant lui, incapables de saisir le premier écu de son héritage. Nous nous disputions en complète contradiction avec l’abc de son éducation : laisser à chacun sa sincérité, et il pourra au mieux trouver son chemin. Père n’avait pas besoin que Ludmila lui dise la vérité. Il n’avait pas besoin de ses aveux. Il n’avait jamais abandonné sa confiance ni en Ludmila, ni en chacun d’entre nous, même dans les pires moments. Il allait rendre son dernier souffle, et nous restions désemparés par la peur.

Ernest s’approcha de son grand-père.

— Grand-papa, cria-t-il, ne pars pas, le capitaine n’est pas prêt.

Père dessina une petite croix, comme pour nous bénir. Ernest, debout, les épaules appuyées sur mon ventre, retrouva son calme. Le râle de père reprit un rythme régulier. Alors, Ludmila s’agenouilla près de père et lui raconta tout. Sa peur de la pauvreté et des persécutions, sa jalousie vis-à-vis de Pavel, ses aventures, ses manigances… Elle étouffait ses larmes dans ses cheveux.

— Je ne peux pas supporter la pauvreté et la misère, papa, termina-t-elle en gémissant, je ne peux pas.

Les enfants se réveillèrent. Ils comprirent tout de suite que la dernière prière allait commencer, alors ils montèrent sur le lit en silence, s’assirent comme une couronne de fleurs sur le drap blanc.

Daniel entama un cantique :

Je Lui laisserais volontiers abattre la hache sur ma tête

S’Il voulait seulement répondre à ma peine, Lui, qu’on dit « Amour ».

Pourquoi me montre-t-Il sa boucle de cheveux

Mais jamais Son visage ? Pourquoi ouvre-Il mes entrailles Mais jamais ne les remplit ?

Pourquoi un jeu si cruel ?

Le silence se gonfla du souffle devenu presque imperceptible de papa. Il y avait de longues intermittences entre les respirations. Son visage peu à peu s’illumina. La paralysie semblait l’avoir quitté. Toute sa peau s’adoucissait autour des sourires qui se formaient aux pointes de ses yeux et de sa bouche. Jamais je ne vis autant de paix sur un visage. On aurait dit la Moravie au printemps, ses champs de blé, ses arbres solitaires, ses oiseaux et ses fleurs jaunes.

— Papa, soupirai-je involontairement, tu peux partir.

Ernest me serra la main.

— Capitaine est prêt, lança-t-il courageusement. Le visage de papa s’immobilisa et son regard perdit sa dernière étincelle. Daniel se mit à genoux. Nous fîmes de même. Les enfants se donnaient la main. Le silence murmurait. Une rivière rigolait entre les pierres. Des mousses et des bulles se tiraillaient entre les fils blancs de l’onde. Une verdure épaisse, des cèdres, un bouquet de muguets jouaient dans la lumière. Deux alouettes se poursuivaient. Entre les poljés d’herbages et de pâtures, des marais ouvraient leurs grands yeux noirs. Les mots sur les choses se desserraient et les couleurs s’élançaient comme des feux de Bengale.

Ernest me prit un doigt.

— Je prendrai soin de toi, maman.

— Non, mon petit, lui répondis-je. Je suis ta maman et tu as encore besoin de moi. Préparons le déjeuner…

Le corps fut enterré à Naarden en raison d’une entente entre la famille de Geer, qui ne voulait pas y consacrer trop de frais, et le pasteur de la communauté. Une petite annonce, placée à  la fin du Hollandse Mercurius, précisait : « Le célèbre Jan Amos Comenius, dit Comenius, est mort à Amsterdam et enterré à Naarden en ce  15 novembre. » Nous étions en l’an 1670 et la neige tardait à venir.

Il avait été dépouillé de tout, vraiment de tout. S’il fallait préparer un homme, le dépouiller jusqu’à la moelle, le rendre aussi transparent que la nuit la plus froide de l’hiver, s’il fallait durcir les os au feu, polir le cœur à la meule, assouplir les ailes au marteau et nettoyer l’esprit jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le noyau d’une confiance nue, s’il fallait atteindre l’absolu de la pauvreté, alors la chose était faite.

Épilogue

Le printemps s’annonçait, mais le froid restait mordant. J’avais cousu pour les enfants des manteaux bien propres dans ceux de feu mon mari et de dame Johanna. J’avais beau pincer les  joues des enfants, nos mines demeuraient pâles. Heureusement, la femme du pasteur nous avait donné de fiers chapeaux.

Les quatre petits accrochés à ma jupe, mon Ernest à la main, je frappai pour la première fois  à la porte de la grande maison de la famille de Geer. Le vestibule s’élevait aussi large et aussi haut que notre maison entière. Les poutres du plafond faisaient une coudée de largeur et elles étaient rabotées et décorées sur trois côtés. D’immenses fenêtres habillées de velours dévoilaient le canal dans un brouillard de couleur.

Dans tout cet espace circulaient une odeur de pain et une chaleur d’été. Le serviteur ne voulut prendre ni nos chapeaux ni nos manteaux. Il nous entraîna dans une pièce attenante et se retira sans dire un mot. Je crus que la pièce était vide. Un feu crépitait dans la cheminée. J’allais m’approcher avec les enfants quand, d’un énorme fauteuil qui était dos à nous mais face au feu, j’entendis quelqu’un tousser. Le siège se retourna. La très vieille femme, recroquevillée et tordue par l’arthrite, semblait si petite dans son étrange bergère à roues que j’eus le réflexe de mettre un genou par terre pour être à sa hauteur. Les enfants enlevèrent leur chapeau. Elle me présenta une énorme bague d’un seul diamant. Je n’osai y mettre la bouche. Elle secoua la main.

— Chère madame Jablonsky, votre bateau part demain, m’annonça-t-elle, en insistant sur le mot « chère », mais en jetant un regard dédaigneux sur les enfants.

J’ouvris la bouche…

— Ne me remerciez pas. Les bonnes familles font la charité. Vous n’aurez aucune dépense jusqu’à Memel. Vous serez reçus par votre communauté. J’ai fait avertir. Bon, voilà…

— Je laisse donc le ciel vous remercier, madame, lui répondis-je poliment.

J’allais me retirer sans plus. Mais, me retournant, je vis mon Ernest qui inclinait la tête et les plus petits qui regardaient leurs pieds en tripotant leur chapeau. Alors je me ravisai :

— Il me ferait honte, à moi et à ma famille,  lui répondis-je, d’avoir profité de toutes vos bontés sans rien vous donner en échange.

J’arrachai la bague de maman de mon doigt. Glissant le regard sur toute la circonférence de la pièce, je cherchais… Je vis un petit crucifix de bronze avec un Christ en or sur un bureau. Je passai l’anneau au cou de Jésus.

— Regardez, les enfants ! Maintenant, l’amour couronne la charité et madame de Geer pourra se réconforter lorsqu’elle pensera à nous. Il faut maintenant lui donner un souvenir plus précieux encore. Montrez votre visage et chantons à madame le cantique du merci.

Les enfants s’y appliquèrent comme pour un anniversaire. Ensuite, chacun alla embrasser madame de Geer bien courtoisement. Assurément, notre protectrice aura de beaux souvenirs pour ses moments de solitude. C’est en sortant que je me suis rendu compte que quelque chose avait changé. L’inquiétude m’avait quittée.

Quinze autres années furent nécessaires avant que je prenne la plume pour entreprendre ce récit. L’écriture n’était pas mon affaire et je n’en avais d’ailleurs pas le loisir. La communauté de Memel nous accueillit à bras ouverts. On y vivait dans de grandes maisons blotties sur le bord de la Baltique. Le poisson abondait et nous en avions tous les jours. De surcroît, la communauté disposait d’une enclave de bonne dimension qui produisait en abondance du grain et des légumes. Mon loyer consistait à recevoir les enfants du propriétaire dans l’école de la communauté, et c’est là que l’on espérait que je développe la réputation de la pédagogie de père.

La chose ne fut pas facile, mais aucun obstacle ne fut insurmontable. Le premier atout venait de l’absence de guilde bourgeoise dominante. La règle du partage propre aux Frères était appliquée avec sérénité. Feu monsieur mon mari y avait mis beaucoup de soin. Le deuxième atout venait de l’importance que la communauté accordait à l’éducation. Il me fut facile de recruter un petit groupe de parents très doués, de compléter leur formation et de leur enseigner soigneusement la pédagogie.

Les débuts de l’école furent assez lents. Je devais consacrer beaucoup de temps à l’éducation de mes propres enfants. Mais l’effort fut profitable, l’entreprise devint familiale. Orau fournissait le soleil, Henk excellait dans les sciences et les mathématiques. Woute avait une facilité étonnante pour les langues. Magdalena était plus lente de mémoire et de raisonnement, ce qui nous donna un grand avantage. Avec elle, les enfants les moins doués avançaient aussi bien que les autres. Ernest manifestait des talents remarquables d’organisateur et d’orateur. J’en fis en peu de temps mon adjoint.

Tous connaissaient le lituanien, le russe et le polonais, en plus de leur langue maternelle, du latin et de rudiments de grec. Les sciences de la nature étaient à l’honneur, et chacun pratiquait un métier d’art de son choix. Notre école devenait fameuse et certains de nos élèves venaient de Tilsit et même de Königsberg. La pension rapportait, ce qui permettait d’acheter des livres et d’aider ceux qui ne pouvaient payer.

Memel produisait des élèves si avancés qu’un nombre inhabituel recevait des propositions de généreux donateurs pour leurs études supérieures ; d’autres trouvaient des places d’apprentis dans les meilleurs ateliers d’Europe et de Russie. Beaucoup revenaient après un passage dans une grande université, enrichissaient la communauté d’esprit et de biens. La vie s’adoucissait. Mais le plus grand bonheur consistait à préparer des groupes de familles pour essaimer un peu partout dans le monde en vue de répandre la paix par l’éducation à la justice et à la tolérance. Qui pour la Slovaquie, qui pour l’Angleterre, qui pour la France… Et, de l’Angleterre, des groupes partaient pour les colonies d’Amérique.

Ernest devint prédicateur à la cour de Prusse. Il fut nommé senior de la communauté des Frères et voyagea beaucoup en Russie avec ses frères Woute et Orau. Ils fondèrent une petite communauté à Kiev, où la famille du tsar et les érudits des grands collèges connaissaient fort bien l’œuvre de révérend mon père. Il était même question de fonder une ville, au nord, dans le delta de la Neva afin de garantir le commerce russe dans la Baltique.

À Amsterdam, Daniel avait été chargé, avec l’aide d’un certain Christian Nigrin et d’un lettré du nom de Paul Hartmann, de préparer La Consultation universelle pour l’impression. Daniel  décida ensuite de se rendre en Hongrie malgré les menaces qu’il recevait des bourgeois de la place. Sous l’impulsion de ma sœur Suzanna et grâce à la protection habile de Ludmila, la communauté de Leszno reprenait vie. Dans toute l’Europe catholique et jusqu’au Pérou, les jésuites utilisaient, sans en faire l’étalage, les ouvrages scolaires de révérend mon père et empruntaient à sa pédagogie. Malheureusement, excepté au Pérou, ils utilisaient son art à des fins doctrinaires. Ils oubliaient l’essence : l’éducation à la liberté. Néanmoins, tout ce qui se propage par force ne tient pas le temps et tombe à la hauteur de sa vanité, tout ce qui se propage par éducation perdure, car cela s’appuie sur la conscience. La force agit plus vite que l’éducation, mais elle détruit, alors que l’éducation va lentement, mais fait vivre. Quel que soit le détour, l’homme finira par utiliser la manière de la nature : apprendre.

J’ai fait école quinze années à Memel dans un bonheur que je croyais impossible en ce monde. Et puis, un matin d’avril 1685, un messager venant d’Amsterdam m’apporta cette lettre de Toscana datée de l’année précédente et venant de Philadelphie en Amérique.

Très chère maman,

Je t’ai blessée droit au cœur, mais la flèche vient tout juste de me toucher aujourd’hui, après la disparition de Juliana, ma fille unique. Elle s’est enfuie. Il a fallu que le drame aille au bout de lui-même pour que je comprenne. Alors pardonne-moi. Je t’écris parce que j’attends une lettre de ma fille. Je t’écris parce que je t’ai fait mal par mon silence. Je ne t’écrivais pas parce que je ne pouvais pas imaginer te manquer. Toscana, manquer à quelqu’un ! L’enfant vaut-il la peine ? L’être humain ou même l’être tout court vaut-il quelque chose ? J’étais forcément un poids, mais j’étais surtout un baril de poudre. Je suis partie pour t’éviter l’explosion. Ton amour était trop grand, il m’excédait. Aujourd’hui, j’aimerais tellement que ma Juliana m’explose à la figure…

Je le sais maintenant, tout le cosmos est un poids qui explose dans un excès de colère. Je croyais ma colère unique. C’était pourtant une colère d’amour similaire à la vie elle-même. Cette colère m’a sauvée contre mon maître, elle m’a aussi permis d’apprendre, de mettre à profit toutes tes leçons et celles de grand-père. J’ai implanté en Amérique une école qui a belle réputation. Mais je n’avais pas encore compris la force de mon origine. Comme les vagues de la mer, la vie ne se fatigue jamais ; comme les nouvelles pousses et les nouveau-nés, toute sa mémoire enfouie sort avec l’impulsion du premier jour. Malgré la guerre, la folie, la bêtise et l’épouvante, la vie ne s’use pas, ne se fatigue pas, ne faiblit pas, et nous sommes dans son élan vital.

Mère chérie, tu te souviens sûrement du cachot de Sárospatak. En pointant la marionnette façonnée avec mes vêtements souillés, tu m’avais demandé : « Et elle, la petite pauvrette qui est là, tu veux la tuer aussi ? » Au cœur de ma misère, l’image m’est revenue. Oui! je voulais la tuer. J’étais l’image de l’homme, je ne voulais pas l’enfant que j’étais, je ne voulais pas mon humanité, mon embryon d’humanité. Et puis, je me suis souvenue d’un autre moment redoutable… C’était à Amsterdam, quelques mois après la naissance d’Ernest, je m’étais réveillée avant l’aube, tu n’étais déjà plus dans ton lit. Grand-père s’était levé lui aussi et s’apprêtait à sortir. Voyant que je ne dormais pas, il m’emmena avec lui. Discrètement, nous t’avons suivie jusqu’au petit pont de Westerkerk. Derrière un parapet, nous te regardions. Grand-père m’expliqua que tu présentais ton petit Ernest au ciel. Tu hésitais, mais lorsque tu as donné un bon coup de pied sur le panier d’osier, j’ai senti que tu t’étais décidée à dire ton mot dans toute cette histoire. « Oui, je te veux. Advienne que pourra. » Tant pis pour Juliana, j’ai décidé ce matin de battre la vie dans la poussière et le vent, d’en sucer la sève, et de grandir jusqu’au soleil. C’est au fond le seul cadeau que je puisse faire à ma fille et à toi. Et tout me reviendra : ma fille, mes deux mères, mon père et mon grand-père, tous les miens et tant d’autres. Tout me reviendra imbibé des plus formidables détours, enrichi de ce qui se lève à chaque instant dans le cosmos pour accomplir son infini destin.

Ta  fille, Toscana.

J’ai marché sur le bord de la mer, je ne sais pas combien de temps. C’était au début de l’été, l’air était tiède. Tout s’apaisa peu à peu et je me suis assise sur un tronc. Le silence était complet. Les mots avaient enfin abandonné les choses, tout était là, nu. Les vagues martelaient doucement la plage, ramenaient à chaque élan des milliers de bulles. Quelques petits grains de sable dansaient ici et là sur un coussin de vent.

J’avais donné cinq enfants, les avais nourris de mon lait et de tout ce qu’il y avait de sang en moi. J’en avais adopté une autre. J’avais été une mère jusqu’au bout. J’avais tenu école. J’avais été fille de l’amour. Je venais de recevoir ma récompense. Une telle récompense dans un cœur aussi pétri, c’est mortel.

Mon âme est maintenant grosse du monde entier. Papa est derrière moi. Il me dépose dans un panier d’osier. On finit toujours par se retrouver dans un Moïse, sur un fleuve, pour une aventure. J’aurais pu inventer une vie plus simple et plus facile, mais une vie comme celle-là, je n’aurais pas pu l’inventer. Les voiles sont levées, allons ! Un goût de lumière me brûle la langue.