Marguerite Porète (roman)

Jean Bédard

PRÉAMBULE

Chez les dominicains du couvent Saint-Jacques, à Paris, vivait un vieil aveugle dont personne ne savait rien, vu qu’un ordre de silence avait été émis à son propos. L’Inquisition avait jadis prononcé contre lui l’anathème. Un ancien suppôt de Satan, aujourd’hui jugé inoffensif. Il portait une robe de bure en loques et tenait un bol de bois qu’il refusait de lâcher, même la nuit.

On assigna à un jeune moine la tâche de lui tenir compagnie. Cela provenait du fait que l’homme était devenu fou et qu’on prêtait au jeune moine le talent d’équilibrer les humeurs. Ce dernier avait, en effet, obtenu quelques résultats dans un hôpital d’Alsace, d’où il venait. Il avait remarqué que si l’on écoutait un fou sans répliquer, si l’on entrait dans son jeu comme dans un jeu d’enfants, l’amertume s’écoulait librement et l’homme reprenait la maîtrise de son imagination.

Mais le vieil aveugle ne parlait pas. Il ne bougeait même pas, ou à peine. Il souriait de façon stupide alors même qu’il n’y avait personne autour de lui. De longues heures, il chuchotait un borborygme que seuls semblaient comprendre les écureuils qui venaient lui rendre visite. Hélas ! dès que le jeune moine s’assoyait à côté de lui sur la margelle du puits, il se taisait, mais continuait à sourire à tout vent.

Il semblait âgé, mais l’était-il réellement ? Il arrive que la misère fatigue un homme prématurément, mais ce n’était pas son cas : il fainéantait au couvent depuis on ne savait quand, et auparavant, il s’était joyeusement égaré au milieu des libertines du bassin de l’Escaut. Il faut croire que le péché ravage plus que la misère.

On l’appelait « le chien des femmes ». On disait qu’il s’était dévidé, au propre comme au figuré, chez quelques suaves béguines du Libre-Esprit, avant leur condamnation par le concile de Vienne en 1312. Ulysse avait exigé d’être attaché au mât de son navire pour ne pas sombrer sous le charme des Sirènes, lui s’était jeté à la mer. Il buvait maintenant le résultat de ses crimes et l’Église, toujours miséricordieuse, espérait qu’il meure dans la crainte, la repentance et la pénitence.

Il vivait parmi nous, dans notre silence et notre austérité, notre patience et notre pitié. On ne pouvait mieux traiter un condamné. L’effort en valait la chandelle : si jamais le fautif reprenait ses esprits et abjurait l’hérésie dont il avait été plus victime que coupable, il témoignerait publiquement de l’ignominie des béguines. C’était la mission du jeune moine. Mais dès qu’il approchait du fou, celui-ci se fermait comme une huître.

Cela dura jusqu’au jour où cinq enfants pauvres entrèrent dans la cour pour apprendre à lire. Une riche Bruxelloise, logeant à ce moment-là à Paris, à l’hôtel de la guilde des tisserands, femme charitable s’il en est, avait versé à l’économe de la communauté une somme pour le moins convaincante. Dire la frayeur des enfants lorsqu’ils aperçurent pour la première fois notre vieux fou, je ne le peux. Nous étions habitués à lui, mais il était effrayant.

Il était la contradiction même. Ses cheveux et sa barbe formaient un feutre gris jaunâtre qui découvrait un large front traversé d’une cicatrice violette, un nez déformé par une ancienne cassure, une bouche édentée. Ce visage semblait avoir été pris sur la souffrance, et pourtant, ses lèvres sensuelles et pulpeuses, malgré une entaille qui ne s’était jamais totalement refermée, souriaient avec une constance désespérante. Ses yeux enfoncés, voilés, mais toujours grand ouverts sous des sourcils en encorbellement, semblaient inlassablement jouir de nouvelles beautés. Lui qui, plus que tout homme, avait vécu dans le péché, non seulement n’était harcelé d’aucun sentiment de culpabilité, mais paraissait déjà plongé dans la plus grande béatitude.

Comment sauver un homme heureux ?

Après quelques jours, un enfant particulièrement brave osa s’approcher de lui et, pour s’amuser, innocemment, fit tomber un petit caillou dans son bol. L’homme se figea encore davantage dans son expression de perpétuel bonheur niais, mais ses yeux s’humidifièrent, un filet d’eau se mit à glisser dans un sillon de sa joue et ne cessa plus de couler.

Le jeune moine saisit l’occasion. Il demanda aux enfants de s’asseoir autour du malheureux. Après un long moment de silence, l’homme se mit à chuchoter son borborygme habituel. Le garçon courageux osa l’interpeller :

— Ce n’est pas juste de raconter des histoires qu’on ne peut pas comprendre !

Le vieil homme se tut à nouveau. Rien ne sortait de lui qu’un filet d’eau sur un masque de joie. Malgré ce nouvel échec, il fut décidé qu’on recommencerait le même stratagème après chaque leçon de lecture aux enfants. Le progrès étonna. Quelque temps plus tard, il raconta son histoire que le moine écrivit…

À la fin, le prieur avait devant lui un texte écrit aussi cohérent que possible. Le misérable retourna à son silence. Il avait signé sa confession. On peut difficilement le croire, mais il était plus heureux que jamais. Il s’était totalement perdu.

Le jeune moine avait échoué. Il fallait brûler le papier dangereux et renvoyer le malheureux à son cachot. La chose était décidée, mais il en fut autrement.

La riche Bruxelloise venait de verser une deuxième somme encore plus importante à la communauté. Elle voulait être reçue dans la cour intérieure du couvent. Il n’était pas question d’en retirer notre vieux fou, car le prieur s’était vanté à elle de sa miséricorde pour l’hérétique. Impossible de reculer.

La femme, escortée de deux bourgeois de la ville, entra dans le préau. C’était le matin du premier juin 1325.

La porte ne s’était pas encore refermée derrière la noble femme que notre hérésiarque s’était levé comme si son maître venait d’entrer. La femme n’avait pourtant pas parlé, elle n’avait fait aucun bruit. Toute la communauté resta stupéfaite, incapable du moindre mouvement.

Les yeux vides et gris, l’aveugle s’approcha d’elle à pas lents, mais sans heurter aucun obstacle, ni même faire rouler un seul caillou. S’il avait pu sourire davantage, il l’aurait fait ; son euphorie restait intacte, mais des larmes ruisselaient sur sa barbe. La femme, ni jeune ni belle, petite, anémique, avec un visage d’enfant aux rides profondes, d’un seul coup ne fut plus qu’une statue de sel. Ses fines lèvres frémissaient cependant. Les yeux fixes, elle restait prisonnière du charme. Elle était comme ensorcelée, et ses pieds demeuraient figés. Son corps penchait, car elle allait courir vers lui au moment où elle avait été pétrifiée. Prodige ! Fortement inclinée, elle ne tombait pas.

Le vieil aveugle lui tendait la main. Il avança assez pour la toucher.

Un garde s’interposa et un autre, par on ne sait quel réflexe, prit la femme par les épaules. Le vieux fou chancela, tremblant de tout son corps. Foudroyé, secoué de convulsions, il dévisageait la femme comme si la vue lui avait été redonnée. Saisi d’une douleur effroyable, il s’écroula, mort.

La femme s’évanouit dans les bras du garde.

Nous le disons comme nous l’avons vu. La femme ne fit jamais aucun mouvement vers lui ni contre lui, ne sembla ni le craindre ni s’apitoyer. Simplement, dès le premier regard, elle fut littéralement stupéfaite. Et lorsque le démon quitta l’aveugle, elle défaillit.

Personne n’approcha du cadavre du possédé.

Le lendemain, la dépouille avait disparu ; son vêtement puant reposait sur la pierraille. Sans doute le démon habitait-il l’homme depuis longtemps, ce qui explique la putréfaction accélérée du cadavre.

Peu de temps après, la femme repartit dans son pays et le jeune moine reçut l’ordre de retourner en Alsace. Il apporta avec lui le manuscrit satanique que son provincial voulait examiner, vraisemblablement pour achever une des nombreuses démonologies qui faisaient jurisprudence chez les inquisiteurs.

Je, soussigné, confirme le témoignage qui suit. Rédigé à Erfurt, le 25 juillet 1328, Bérenger de Morlacen, o. p.

LA PROPHÉTIE

Ainsi parla l’hérétique au couvent Saint-Jacques :

Dans le Hainaut, pas très loin de Valenciennes, trois énormes châtaigniers se dressent sur une forte colline. Les jours doux, la frondaison caresse le ciel et les nuages se dispersent. Au même moment, dans les prairies vertes, apparaissent des moutons. On dirait que les nuages se sont ratatinés pour descendre sur terre et brouter un peu d’herbe. Nulle part au monde, la joie de la terre n’épouse si parfaitement la sérénité du ciel. On monte là pour contempler les champs, les fourrés et les bois, trouver un moment de paix, pleurer une peine ou demander une fille en mariage.

Néanmoins, tout en haut, les troncs tors et les têtes frisées des trois molosses provoquent le ciel et attendent l’orage. Aux jours noirs, la vérité tombe là, sur leur tête. Quand la tempête s’annonce, les paysannes s’approchent de la colline pour étudier les signes.

« Les douleurs seront terribles », avait dit maman en revenant de la colline. Et elle ajouta : « L’enfant vaut la peine.»

C’est toute la question : l’enfant vaut-il la peine ?

Maman était sage-femme. Comment une femme peut-elle trouver de la sagesse dans le désir sexuel, l’accouchement, l’allaitement, le poids des enfants s’il n’y a pas d’issue en ce monde ? Pour la sage-femme, l’espérance n’est pas une vertu, c’est une condition de travail.

Je n’avais pas sept ans le jour où elle m’amena à mon premier accouchement. Il faisait beau. Arrivés sur les lieux, nous nous sommes arrêtés pour une courte prière silencieuse. Maman me demanda d’attendre dehors et de surveiller une brebis qui était là, attachée près de la maison, pour la traite.

Je n’ai rien vu du mystère de la naissance, mais j’ai tout entendu. La brebis aussi. Tout le troupeau qui broutait paisiblement sur la colline à une demi-lieue de la maison a, lui aussi, entendu. Un hurlement épouvantable ! Le cheptel entier prit la fuite. La brebis, elle, faisait claquer sa corde, tirant jusqu’à s’étrangler, piétinant sur place, revenant, se jetant de nouveau au bout de sa corde. J’avais peur pour elle. Le chanvre disparaissait dans sa fourrure, elle revenait vers le pieu, inspirait, lançait un bêlement déchirant et retournait à pleine course se pendre à la limite de sa liberté. Elle allait mourir, apeurée par le hurlement créateur.

Je coupai la corde. La brebis détala.

Et puis, plus rien, pas le moindre son. Un silence de mort. Enfin, un cri s’arracha douloureusement de l’étouffement. C’était le bébé.

— Entre, Guion.

J’ouvris prudemment la porte, m’approchai du lit, alors elle me montra la petite bête sanguinolente, grise et chiffonnée qui grimaçait de souffrance ; toute son énergie paraissait consacrée à tenir ses paupières fermées comme si la lumière constituait un instrument de torture aux dimensions astronomiques. J’étais terrorisé. Malgré ma frayeur, je vis se former derrière l’épaule de maman la chose la plus surprenante, déconcertante, inconvenante qui soit, la dernière chose que l’on aurait pu imaginer après un tel concert de peurs et de douleurs : le visage souriant et complètement lunaire d’une mère.

Cependant, pour celui qui a été témoin des événements extravagants de ce début du xive siècle, le principe de l’enfant devenait pour le moins douteux. Oui ! On percevait bien l’extraordinaire percée des femmes qui donnait à espérer de l’enfant, mais en même temps, on assistait à leur chute inexorable. J’ai connu aussi bien Marguerite Porète, la devancière, que Guillaume de Paris et Philippe de Marigny, ses inquisiteurs. J’ai connu le libre amour et l’enfer, mais lequel l’emporterait ?

En l’année 1306, Philippe le Bel confisqua les biens des Juifs, mit à la torture un grand nombre d’entre eux, puis les bannit de son royaume. Plus de cent mille furent exilés. Il fit de même avec les Lombards. L’argent des Juifs et des Lombards ne suffisait pas, il instaura des mesures financières qui suscitèrent des émeutes. Paris était en émoi, au bord de la révolte. Le roi se réfugia au Temple pour être protégé provisoirement par les riches et célèbres moines chevaliers de l’Église : les templiers. Il y resta le temps nécessaire pour qu’une partie de ses troupes reviennent de Rome, où elles tenaient en laisse le pape qui concurrençait les pouvoirs fiscaux de l’État. Contre toutes les coutumes, le roi demanda d’être nommé grand maître du Temple avec toute autorité sur la fortune de la célèbre communauté combattante de l’Église. Cela ne lui fut pas accordé.

Quelque temps plus tard, il invita à sa cour le grand maître du Temple, Jacques de Molay. Le roi le pria de devenir parrain de l’un de ses enfants. Le 12 octobre de l’année suivante, Jacques de Molay assista, aux côtés du souverain, aux obsèques de la femme de Charles de Valois, le frère de Philippe le Bel. Leur amitié parut scellée.

S’insinua alors dans l’affaire Philippe de Marigny, mon maître. Cet habitué des bordels ne pouvait concevoir la chute du Temple sans celle d’un mouvement de femmes qu’on appelait les béguines parce qu’elles échappaient à l’emprise des hommes. En effet, à quoi servirait à Philippe le Bel d’accroître son pouvoir sur les hommes s’il perdait le contrôle des femmes ?

C’est alors qu’un orage secoua le lieudit des Trois Châtaigniers. Une énorme branche s’effondra sous la hache du tonnerre. Et une vieille femme prophétisa : « Il ne sera plus possible de retenir les chiens. Dès qu’ils aperçoivent une femme, ils voient la joie, la légèreté, ils imaginent des enfants jouer autour d’une maison, un jardin, des poules, une vache, un futur qui s’ouvre et leur échappe, et cela leur est insupportable.»

L’ENQUÊTE

En ce temps-là, je vaquais autour de Paris. On m’appelait monsieur le secrétaire de monseigneur l’informateur. Monsieur le secrétaire se glissait dans les cryptes et les caniveaux, il charriait des calomnies. Je le confesse, ma plume a servi d’égout. Je fonctionnais à la dictée.

Ma vie jaunasse et sombre me pesait. Tous les soirs se ressemblaient, ce soir-là autant que les autres, un soir à peine un peu plus pourpre, à peine un peu plus luisant dans la trame de mes ambitions.

L’eau de la Seine formait de petites raies bourgogne, des rides venaient caresser le sable de la place de Grève. Place de Grève, ou place de l’Hôtel de Ville, c’est tout comme, une courbe sur la Seine, la crosse de l’aorte de Paris qui apporte le vin et la viande en expulsant l’urine et les immondices, lieu de rendez-vous par excellence. J’étais arrivé quelques heures en avance. Comme prévu, une barge couchée sur la grève portait la marque du roi de France : Philippe le Bel. Je m’étais assis dans l’ombre du chaland. Je fixais l’eau qui écrivait sur le sable des lignes qu’elle effaçait.

Sur la Seine, des voiles de cabotiers frémissaient dans le vent. Sur la grève, des toiles couchées, fatiguées, semblaient potiner entre elles. À travers les bruits, la médisance circulait d’un homme à un autre. J’entendais les commerçants marmonner des prix, proposer des affaires, mener des tractations, le murmure ordinaire des hommes, et dans ce murmure, la rumeur que la justice appelle information.

Derrière moi, il y avait la tribune, là où culmine la calomnie pour offrir ses victimes à la justice. Personne n’est à l’abri de l’éventualité de se retrouver un jour sous la hache de monsieur le bourreau de Sa Majesté. C’est ce que nous appelons la citoyenneté : le droit d’être tué par information. Et c’est quelque chose que l’on sent particulièrement lorsque notre métier consiste justement à puiser dans la rumeur le nom des victimes.

Derrière moi se dressait la plateforme sur laquelle on publie les bans, on promulgue les lois et on exécute ceux qui ont été dénoncés. Personne n’est à l’abri. Personne. Un moine a beau se cacher à l’écart du monde, si un bon ragot l’accroche et le tire dans le courant de l’information jusqu’à une autorité suffisamment compétente, il sera transformé en torche vivante. Désigner un autre est la meilleure esquive. Lister des noms est encore mieux, c’était ma profession.

Comme l’hiver approchait, un dôme de grosse toile abritait le poteau où l’on inscrivait le nom des recherchés et des condamnés. C’était là que devait se clôturer l’affaire, c’est là que se clôturent, d’une façon ou d’une autre, toutes les affaires d’importance. La rencontre devait se faire dans la barque, à côté de mon oreille. L’interrogatoire, devraisje dire ! Philippe de Marigny, un prélat qui avait reçu sa charge de Philippe le Bel, notre roi, et qui le servait mieux que personne, presserait doucement le citron et j’en recueillerais le jus.

L’histoire est toujours très simple : un homme, une femme s’oublie, laisse entrevoir un comportement étrange, les langues envieuses ou anxieuses se mettent à travailler, et finalement le suspect est offert à la bête. Les détails varient. Mais la conclusion ne trompe pas. Nous sommes tous sous le règne de la justice.

Enfant, une fois, une seule fois, j’avais lu par-dessus l’épaule de la mort. J’étais armé d’un lance-pierres. Durant plusieurs jours, j’avais observé un écureuil, un petit-gris dont la fourrure valait de l’or, du moins je le croyais. « Mère sera fière de ma prise, avais-je alors pensé, elle en tirera un sou d’or sur la place du marché ou la gardera pour couvrir son collet en pointe. » J’avais noté les moindres comportements de l’animal et je savais tout sur lui. La forêt où vivait ma proie se trouvait au pied d’une grosse colline de grès nu. L’été, le rongeur montait sur son hêtre quelque temps avant l’angélus pour aller faire la sieste dans un trou inatteignable. Il s’arrêtait à trois ou quatre coudées du sol et regardait attentivement à droite et à gauche. J’avais découvert son angle aveugle. Je l’attendrais donc là, à l’endroit précis où il ne regardait jamais, et je tirerais ma pierre.

Arriva le jour qui convenait, humide et sans vent. J’avais pris toutes mes précautions. J’étais arrivé bien avant l’heure et m’étais caché derrière des broussailles. Je le tenais en joue. Soudain, je compris. Si je décidais du destin de cet animal, quelqu’un d’autre peut-être, en cet instant même, décidait du mien. Alors, moi, Guion de Cressonaert, je n’ai pas lâché le tendon de mon lance-pierres. Ce jour-là, j’ai laissé le petit-gris monter tout en haut de son hêtre jusque dans sa cache secrète. J’ai donné du mou au treuil de la mort. Et j’ai senti mon cœur fondre de joie.

J’avais pris métier de secrétaire juridique. Je travaillais pour le roi, donc pour la justice. J’écrivais ce que j’entendais. En fait, j’écrivais surtout ce que voulait entendre mon maître, Philippe de Marigny. J’étais fier de ma nomination. L’affaire qui nous avait été confiée m’apparaissait grandiose, et elle l’était, mais j’allais découvrir bien plus tard dans quel sens.

À l’époque, chacun avait son opinion sur la question. Il s’agissait de souveraineté, il s’agit toujours de cela au pays des hommes. Le pape surplombait-il le roi ou était-ce le contraire ? La religion surmontait-elle l’État ou était-ce l’inverse ? Rien ne paraissait plus important. Soyons clairs, la question de savoir qui du roi ou du pape allait l’emporter revenait à se demander : qui détient la force ? C’est la tautologie fondatrice de tous les pouvoirs et donc de toute la justice. Et la question du plus fort est parfaitement limpide : qui peut frapper avant l’autre ?

Aussi étrange que cela paraisse, je n’avais aucun parti pris. J’avais été embauché par monseigneur de Marigny pour le compte du roi Philippe le Bel. C’était une affaire de hasard. J’allais savoir en même temps que tout le monde qui gagnerait : le roi ou le pape. Ce n’était pas une question politique, ce n’était pas une question du tout, mais la simple tautologie de la force.

L’affaire du Temple ne pouvait pas être sans conséquence sérieuse et déterminante pour le destin des deux souverainetés : l’Église et l’État. Depuis près de deux siècles, l’ordre des Pauvres Chevaliers du Christ, surnommé milice du Temple, réalisait le sacerdoce par excellence, c’est-à-dire la guerre. Des moines chevaliers, chastes, pauvres et obéissants, aussi déterminés à ruiner les Sarrasins que résignés à mourir sur un champ de bataille, servaient le pape. Le Temple, l’armée du pape, le cheval de Troie de l’Église introduit dans les États, ressemblait à une toile d’araignée qui recouvrait le monde d’orient en occident, du nord au sud. Princes et rois se sentaient pris dans les filets du pape.

Rien jusque-là dans l’enquête n’avait pu semer le moindre doute sur leur courage. Ces hommes accomplissaient la mort jusqu’à ce que la mort les accomplisse. Ils n’aimaient rien autant que le sacrifice et la souffrance… sinon peut-être la victoire et l’argent.

Les Pauvres Chevaliers du Christ, Temple de l’Église, devaient assurer la garde des saints Lieux de Palestine. C’était leur mission, leur raison d’être. Cette mission, ils l’ont accomplie. Ils devaient protéger la route des pèlerins. Ils l’ont fait. À Haïfa et en Césarée, ils ont tenu ouvert le périlleux défilé de Nazareth. Ils devaient faire reculer les Maures qui s’étaient avancés très profondément dans toute la péninsule ibérique. Ils l’ont fait. Ils ont été de toutes les batailles : Ascalon, Ansur, Gaza, Daroum, Ramlah, Damiette, Alep, la conquête de Majorque et tant d’autres. Ils se jetaient un contre cent dans des combats désespérés.

Finalement, ils ont échoué. Il y a neuf ans déjà, à Saint-Jean-d’Acre, ils ont persisté jusqu’à la quasi-extermination ; dix-huit en sont revenus.

Le courage n’est pas la force. Ils l’ont appris à leurs dépens. Et c’est la force, non le courage, qui règne en ce monde, ils allaient l’apprendre jusqu’au dernier vivant.

Chaque heure du jour, le templier récite cette prière :

« La Vierge Marie a été le commencement de notre religion, et elle sera la fin de nos vies : quand il plaira à Dieu que ce soit. » Tout est là pour le maître de la mort : sortir du féminin le plus tôt possible, n’y retourner qu’à la fin, entre les deux l’éviter à tout prix. Tel est l’essentiel de leur initiation, de leurs vœux, de leur combat et de leur mort tant désirée. Le chevalier veut la mort du corps comme une délivrance de son désir de femme.

Imaginons cependant qu’une dame revête le chevalier d’un nouveau corps, d’un corps allumé comme une torche, je veux dire d’un corps habité d’un immense désir de femme. Ce nouveau corps, il le donnera aussi, sauf qu’il le fera payer plus cher, il le fera payer même très cher. Mille fois, il donnera son corps, mille fois, il l’espère. Un corps chargé d’un désir jamais assouvi ne cède pas facilement. Amour de la mort au service du pape ! Puissance dangereuse pour le roi ! Chaque fois qu’il donne son corps, il se sent davantage immortel. Aussi le chevalier a-t-il l’habitude d’aller frôler une gente dame, de s’enflammer, et ensuite de courir éteindre cette flamme dans la poitrine d’un Sarrasin. C’est sa victoire personnelle. Se donner volontairement à toutes les morts lui procure la souveraineté, du moins c’est ce qu’il croit ; la soumission au pape, c’est le fait.

Devant moi, la Seine. Le soleil nous avait abandonnés, la lune seule luisait. Quelques torches avaient bougé. Des bruits, des chuchotements… De Marigny s’était assis dans la barque avec notre premier témoin : Jean de Tourne, le trésorier du Temple.

— Je parlerai au roi et à nul autre, exigea-t-il.

— Certainement, n’en doutez pas, lui répondit de Marigny. Mais il nous faut préparer cette audience. Vous en connaissez le risque ! Y a-t-il de la substance dans vos propos ? Vous devez me rassurer à ce sujet.

— Je serai bref. À Saint-Jean-d’Acre, nous avons perdu trop de chevaliers. Nos châteaux, nos forteresses et surtout les kraks de Palestine ne tiennent plus. Alors, le grand maître Jacques de Molay s’est décidé à faire les comptes pour un retranchement stratégique vers le nerf de la guerre : l’argent.

— Nous le savons déjà.

— J’en viens à la substance. Écoutez-moi bien et comprenez. Nos provinces, toutes nos provinces : Poitou, Bourgogne, Angleterre, Aragon, Castille, Portugal, Sicile, Hongrie, Magdebourg, Mayence, Trèves, et surtout nos trois grandes provinces de Jérusalem, Tripoli et Antioche, auxquelles il faut ajouter la Petite Arménie, sont depuis toujours des banques puis des foyers de rayonnement. Donations, legs, quêtes et redevances sur nos marchés publics, nos moulins, nos terres de chasse sont d’importantes sources de revenus. Mais plus encore, notre protection se vend bien et se vend cher. Notre force vient de notre allégeance au pape, c’est-à-dire de notre universalité. Oui, nous chassons l’Arabe, le Turc et le Sarrasin, mais surtout, nous commerçons avec eux. Nous sommes devenus la plus grande banque du monde. Et nos transactions financières, nos prêts, nos mandats, nos garanties sont en demande croissante…

— Non sans usure…

— Bien entendu ! Les risques sont importants.

— Et le pape vous fait exempter d’impôt dans tous les royaumes…

— En bref, nos possessions surpassent actuellement celles de tous les rois d’Europe réunis. Nous avons gagné sur le marché banquier parce que nous étions les principaux protecteurs des commerçants d’Europe et de Moyen-Orient. Nous fournissions les attestations de crédit pour tous les pèlerins en voyage et pour tous les commerçants avec l’Orient. Nous avons tenu les comptes des croisades… Nous sommes aujourd’hui la banque des rois, des sultans et des califes…

— Philippe le Bel inclus…

— Sa dette est considérable…

— Ses pouvoirs la dépassent. N’est-il pas votre protecteur en France !

— Entre le roi et le pape, le rapport de forces a changé, nous ne sommes pas sans le savoir. C’est pourquoi je suis ici…

— Je ne saisis pas encore votre intention, fit Marigny en se levant.

— Le Temple veut une nouvelle alliance qui lui permettra de continuer à faire commerce, avoua Jean de Tourne.

— Et le pape ? demanda malicieusement Marigny.

— Il a le prestige, mais il n’a plus la force. Actuellement, la force est du côté du roi de France. Il s’interrompit puis, après s’être retourné, déclara d’une voix solennelle :

— Le grand banquier du Temple voudrait discuter avec le roi d’une alliance sans vassalité officiellement déclarée, histoire de garder notre pouvoir bancaire, c’est-à-dire notre indépendance et notre universalité. Nous pensons que si Sa Majesté pouvait, grâce à notre aide, devenir empereur, le pouvoir et l’autorité, la force et le prestige, l’argent et l’habileté permettraient de bonnes affaires de part et d’autre…

— Il nous faut des chiffres, insista Marigny.

— En voici quelques-uns.

Ces chiffres, je les ai écrits moi-même. Des chiffres si énormes qu’ils ont fait basculer le cours de l’enquête. Philippe le Bel ne voulait plus s’allier avec le Temple, il voulait l’absorber complètement. Pour cela, il fallait que le Temple perde jusqu’à la moindre parcelle de sa réputation. Tout le sang des chevaliers martyrs devait sortir de terre et retomber sur eux comme un sang impie. Nous n’étions plus des enquêteurs, ni même des espions, mais des inventeurs, et nous devions imaginer le plus grand scandale qui soit, assez grand pour recouvrir l’énormité du crime royal dont j’allais être complice.

LE CHEVALIER

Trois jours après avoir présenté le verbatim de notre entrevue avec le trésorier du Temple, le 13 octobre 1307, tous les templiers de Paris et d’ailleurs furent arrêtés et jetés en prison sous les ordres de messire Guillaume de Nogaret, le garde du sceau. Mais le maître de l’affaire ne pouvait pas et ne devait pas être un autre que le très dévoué inquisiteur de la foi, Guillaume de Paris, qui se faisait appeler humblement frère Guillaume. Il faisait peu de cas de la volonté du roi ; inquisiteur, il était naturellement du côté du pape mais, surtout, il ne s’intéressait pas à la politique, il chassait Satan sous toutes ses formes. Il le reconnaissait sous les vêtements les plus soyeux. Il soutenait que Satan préférait s’approprier un saint plutôt qu’un simple vicieux. Si Satan gagnait un saint, il privait Dieu d’un soldat et se ralliait un superbe chevalier.

Frère Guillaume avait reconnu dans Philippe le Bel un homme ordinaire, aussi vicieux que le commun des mortels. Mais il soupçonnait les templiers depuis longtemps, car si Satan pouvait s’introduire dans l’ordre le plus puissant et le plus prestigieux de la catholique chrétienté, il détenait la clef du monde. Le moine prêcheur avait donc accepté, du père général, la charge d’inquisiteur. Cependant, le mandat venait du pape lui-même. Il ne chasserait pas la petite vermine, il s’attaquerait à la forteresse du prince des ténèbres : les champions du Temple.

Philippe le Bel avait beaucoup aimé frère Guillaume, c’était l’allié le plus efficace qu’on puisse imaginer. Pour frère Guillaume, Philippe le Bel n’était qu’un prétexte pour son œuvre de purgation. Pour Philippe le Bel, frère Guillaume était sa légitimité. Marigny s’occupait de la diplomatie. Nogaret menait les opérations d’infiltration, d’espionnage et de coordination des forces séculières nécessaires.

Frère Guillaume avait charge des âmes. Je ne l’avais rencontré qu’une fois avant les interrogatoires officiels, il me glaça le sang. Qui rencontrait frère Guillaume avait l’impression d’approcher la perfection, la vérité en œuvre, totalement libre de doute. Ce moine dédaignait le monde.

Notre rencontre avait eu lieu après les vêpres, au château. Un feu vif illuminait l’âtre. Frère Guillaume se tenait dans le froid. Il lisait un rapport et, sans lever les yeux, me fit signe d’approcher du feu. Lui était éclairé par une chandelle. Le visage émacié, la soutane luisante d’usure, les yeux enfoncés dans le crâne, il appartenait déjà à l’audelà.

— Sais-tu ce qu’est la sainte Inquisition? me demanda-t-il.

— L’institution qui a la responsabilité de débusquer et de punir les hérétiques…

— La sainte Inquisition sait tout. Elle est la question enchâssée dans le cœur pour séparer la lumière des ténèbres. Elle démembre, elle sépare, elle arrache l’âme du chaos. C’est la plus grande miséricorde divine, la médecine de Dieu… Tu trembles ! Tu verras que la souffrance du corps n’est rien. Elle purifie l’homme de son origine féminine. Sa Sainteté Innocent III l’a clairement exprimé :

« La femme est un cloaque, elle conçoit dans l’impureté et la puanteur, accouche dans l’angoisse et dans la douleur… » Nous allons donner une deuxième mère aux chevaliers.

Il prit une grande inspiration et continua :

— Peux-tu imaginer l’enfer, peux-tu imaginer seulement un siècle de purgatoire ?… Si tu peux concevoir les souffrances de l’enfer et du purgatoire, alors tu peux imaginer la hauteur, la largeur et la profondeur de la miséricorde de l’Inquisition. Les chevaliers méritent qu’on abrège leur souffrance éternelle par le moyen d’une souffrance corporelle simple, froide et droite.

Il replongea dans son rapport. Sa lippe dédaigneuse en disait long sur l’idée qu’il se faisait de ma personne.

La première session eut lieu, contre toute coutume, en haut de la tour du palais, à Paris. J’avais moi-même composé par avance l’aveu :

« À tous ceux qui verront et ouïront cette présente, moi, Geoffroi de Charnay, commandeur de Normandie, chevalier de la milice du Temple, ayant toute autorité sur la province, avoue à ma honte et sans pardon possible avoir renié le Christ et blasphémé l’Église, pactisé avec les musulmans et fait acte de sodomie avec les néophytes dans la sainte chapelle du Temple, en rite d’initiation, conformément aux règles secrètes du Temple. Je déclare donc, à la face du ciel et de la terre, et j’avoue à ma honte éternelle que j’ai commis les plus grands crimes et insanités et les impuretés les plus immondes de la chair. J’atteste que tout cela est vrai et qu’aucune souffrance ne pourra me sauver sinon celles vécues par le Christ… »

En haut de la tour, j’ai pris ma place de secrétaire d’interrogation, notant tout ce qui pouvait condamner la victime. Le ciel était splendide. L’air vif de novembre giflait l’étendard du roi et sifflait dans les créneaux une sorte de menuet joyeux. Un duvet de neige recouvrait la campagne au loin et feutrait le son que réverbérait l’humidité du matin… Exactement l’atmosphère qu’aimait frère Guillaume qui, rarement, allait dans les caves du donjon pour interroger Satan.

Il respira le bon air, il monta sur un tréteau, s’assit sur une sorte de chaise curule de bois sculpté. Les mains jointes, il murmura une action de grâces. Il resplendissait d’une sorte de joie surnaturelle.

Geoffroi, à peine ceinturé d’un pagne, était couché sur une lourde table, les chevilles fixées dans des fers, les poignets reliés à la roue par deux chaînes. J’étais assis à sa tête sur un tabouret, prêt à écrire chaque mot audible. Je tremblais au point d’en être malade.

Un chevalier hors de son armure et de ses parures est une étrange chose. Presque entièrement épilé par le frottement des cuirs, blanc comme une larve, noueux, couvert d’ecchymoses et de mâchures, on croirait voir un insecte, les ailes arrachées. Une fois nu, un chevalier n’est plus qu’une masse de chair travaillée par le fer, un fer qui le protège, mais s’enfonce sous les coups et compresse la chair qui se noircit ; il est une chrysalide bleutée ; un corps emmuré dont la sueur ne s’évapore pas, qui reste humide et dégage une odeur d’urine ; un corps qui ne se connaît pas, qui ne s’est jamais regardé, qui ne se montre pas, qui trompe par tout le luisant de sa cotte de fer et de son armure burinée. Tout à coup, ce futur cadavre était nu, étiré comme un animal préparé pour l’écorcherie, vulnérable, frissonnant devant les outils du bourreau.

Le malheureux restait immobile, paralysé, les yeux exorbités. Ses cheveux noirs luisaient de sueur, une écume glauque glissait sur son front, sa poitrine haletait, ses lèvres murmuraient une prière inaudible même à mes oreilles qui effleuraient pourtant sa bouche. Je crois qu’il demandait la mort. Mais dans l’univers où il était projeté, cette mort n’était plus qu’un souvenir, une espérance perdue.

Le bourreau, un petit homme surnommé Noiret, vérifiait son équipement et ses installations : d’un côté, le feu, les pinces, les tenailles, les pointes de fer, les torches, le nécessaire pour supplicier ; de l’autre côté, l’eau, les tissus, les argiles, les boues, les onguents, les herbes, le nécessaire pour soigner. Il était laissé à lui-même, maître de son art, on ne lui demandait qu’un résultat, rien d’autre.

Frère Guillaume ne discutait pas avec le bourreau : le séculier s’occupait du corps, lui, le prêtre, de l’âme. Complètement à son affaire, aussi concentré sur son travail qu’un boucher, Noiret réfléchissait à son scénario. Après la prière d’introduction, l’inquisiteur leva le doigt et je compris tout de suite que l’art de la torture consistait dans la lenteur d’exécution. Le tortionnaire, en effet, devint subitement immobile. Cela dura un temps interminable. Ensuite, Noiret se mit à simuler des gestes qu’il suspendait. Il laissait l’imagination de Geoffroi agir. Et elle agissait. Le corps du chevalier se tordait, Noiret n’avait rien à faire.

Le soleil brillait. Le froid mordait. Guillaume priait. Noiret fit signe au souffleur d’attiser le feu, mais déposa un peu d’eau glacée dans le creux du thorax de sa victime. Si la musique vise à faire entrer le corps dans le temps, la torture consiste à l’en faire sortir, à le donner à l’éternité, à la conviction de ne plus jamais pouvoir jouir de la mort.

Noiret donna un coup sec sur un manchon de la roue. Elle grinça. Il se leva et huila le moyeu. Ensuite, il fit signe à deux valets d’activer la roue. Ils y mirent tout leur poids. On entendit le corps craquer. Les coudes se disjoignaient, les rotules disparaissaient dans les genoux. Geoffroi ouvrit la bouche, mais pas un son ne sortit. Noiret fit signe de soulager la roue.

— J’avoue, soupira le chevalier dès qu’il put expirer.

Pitié !

Noiret sourit. Un autre signe et les valets y mirent autant de cœur, mais ils relâchèrent leur pression immédiatement.

— Pitié !

Encore un coup de roue et un relâchement sec.

— Pitié, suppliait encore Geoffroi d’une voix à peine audible.

Cela dura jusqu’à ce que le soleil ait fait disparaître les ombres et que la lumière éblouissante du midi nous force à fermer les yeux. Cent fois le chevalier avait avoué, mais frère Guillaume y sentait de l’espoir. Le chevalier devait perdre jusqu’au souvenir d’avoir eu une existence honorable. Il fallait le faire glisser dans la déchéance éternelle. Il y a un lieu où un être ne peut plus savoir s’il dit vrai ou faux, un lieu où la vérité n’existe plus, et c’est là que peut commencer l’obéissance. Devant l’abîme, l’homme se rend.

Frère Guillaume savait une chose : c’est au moment où l’homme avoue qu’il a le plus honte. Cette honte doit le transpercer mille fois. Il faut du temps. Son reniement de lui-même doit occuper de longues heures, des heures devenues interminables. Les aveux répétés éloignent les souvenirs de la vie antérieure, de la vie digne. Il faut couvrir un espace de temps immense par des aveux qui trahissent toutes les valeurs du chevalier. La pierre angulaire de sa personne doit s’effriter. Il faut casser le noyau.

C’est dans ce fond sans fond que le condamné se condamne, qu’il avale le breuvage amer de ce contre quoi il s’est battu toute sa vie. Sa mollesse, sa faiblesse, sa lâcheté, ce qui, pour lui, est la partie la plus vile de son âme doit l’entourer au point qu’il n’ait plus d’autre existence. Lorsqu’il n’est plus que pitié pour lui-même, il peut alors redevenir l’élément liquide dont l’Église a besoin comme de sang.

Le chevalier ne sera plus chevalier, il ne l’aura jamais été ; il est un lâche, il fut un lâche, il restera éternellement un lâche. La seule chose dont il avait peur depuis son adoubement est maintenant remontée dans ses entrailles, dans sa poitrine, dans sa mémoire, tout le reste a disparu.

Il est un traître. Il n’est plus certain d’avoir jamais vécu autrement. Il n’a plus de personnalité digne avec laquelle il pourrait un jour se réconcilier, il n’a donc plus de futur. Les deux versants du temps se sont effondrés. Les moments les plus heureux, les plus fermes, les plus décisifs de son parcours sur terre disparaissent dans un marais et ce marais comprend exactement, point par point, tout ce dont il avait horreur.

Jamais Noiret ni frère Guillaume ne vont insulter l’homme. Lui et le bourreau gardent le silence. S’ils parlaient, ils pourraient le condamner au nom de valeurs que le chevalier n’a pas. Par leur silence, l’accusé se condamne au nom de ses propres valeurs. Il est jugé par lui-même. Et rien, je vous assure, rien n’est moins miséricordieux qu’un homme qui se vomit lui-même à partir du fond obscur de ses croyances.

Vers trois heures, le misérable chevalier se tut. Geoffroi n’existait plus. Il n’était plus qu’une chose brisée et grouillante sur la roue. Il savait sa parole inutile. Tout espoir l’avait quitté. C’est là qu’il fallait le laisser, sans trop ajouter ni trop enlever, laisser le temps faire son œuvre, dévaster l’âme dans son propre mépris d’elle-même.

L’inquisiteur général se leva, descendit de son estrade et s’approcha de l’oreille de Geoffroi. Noiret demanda de tourner la roue d’un cran. Les poignets se déchiraient, un sang noir glissait sur le fer des chaînes.

— Hugues de Pairaud nous a confessé, devant témoins, et en détail, la vulgarité d’une relation sur l’autel de Dieu qu’il a eue avec toi et dont tu avais pris l’initiative. J’en ai pitié, mais je n’ai pas pitié de toi. Car toi tu n’as fait que répéter un aveu général et maintenant tu te tais, tu ne dis rien. Tu te caches la vérité. Une digue doit se rompre. Ton crime doit noyer ton âme. C’est ton seul salut.

Geoffroi agitait la mâchoire et bougeait la langue, mais il ne pouvait émettre le moindre son à cause de la tension qu’exerçait la machine sur sa poitrine. Des veines avaient éclaté dans ses yeux. Du sang se mêlait à ses larmes.

Frère Guillaume remonta sur sa chaise. Noiret céda un peu de la roue.

— Je confesse tout, expira Geoffroi, amenez-moi au bûcher.

Je demandai de suspendre l’interrogatoire. Noiret sourit. Frère Guillaume fit signe de continuer. Le bourreau se sentit stimulé dans sa fierté d’artiste. Il donna un coup sur la roue et plongea un fer rouge dans l’aisselle du chevalier…

Je perdis connaissance.

Lorsque je me réveillai, Noiret tenait un linge d’eau glacée sur ma nuque. Il me regardait avec la douceur d’un ange.

— Je ne voudrais pas avoir à te soigner toi aussi, fit-il en m’aidant à me relever.

Je repris mes sens. Mais le geste brusque que je fis pour me redresser me donna la nausée. J’allai vomir dans le bassin destiné à récolter le sang.

On avait transporté Geoffroi dans une chambre de la tour. Le bourreau, délicatement, avec précaution et minutie,

soigna et pansa les terribles blessures du chevalier.

L’alternance de la torture et de la médecine, de la réalité et de l’imagination, du mensonge et de la vérité dura trois jours et trois nuits, à la suite de quoi la lumière et les ténèbres cessèrent d’être séparées.

Je m’évanouissais deux ou trois fois par jour. Je ne pouvais ni dormir, ni manger, ni boire. J’avais changé de dimension. J’étais dans le monde de l’horreur.

Désormais, chaque concitoyen, chaque ami, chaque frère étaient potentiellement un monstre. Moi-même, je pouvais devenir frère Guillaume. Il suffisait d’arriver à l’évidence que « cela était bien ». Le bien était devenu plus terrible que le mal, la vérité plus dangereuse que le mensonge. L’ami qui était à côté de moi aujourd’hui, demain, croirait trouver son salut dans le fait de m’écorcher vif, et cet ami, ç’aurait bien pu être moi.

Jusqu’à ce jour, j’avais vécu en paix parce que l’homme m’était caché. Trois jours et trois nuits infernaux m’ont livré l’homme : il est la conscience voulant en finir avec l’être.

Je vivais naïvement parmi les arbres et les bêtes, pensant que le pire de ma vie résidait dans le mystère de la mort. J’étais loin du compte. L’homme est cet animal étrange qui est assuré d’exécuter lui-même ses pires cauchemars. Et cela se présente comme une loi générale : c’est pour le bien que nous faisons le mal, parce que sous la trame morale de la conscience circule l’effroi de la nuit.

Le délire de Geoffroi n’était pas la déroute de sa pensée désorganisée par la douleur ; au contraire, son délire résultait de la seule logique qui puisse justifier les événements qui s’acharnaient contre lui. Les pires péchés sont ceux que l’on ne fait jamais, on n’oserait pas : ils nous font trop horreur, ils nous apparaissent trop laids, veules, honteux, sales, répugnants. Rarement une personne arrive-t-elle à faire ce qu’elle croit fermement être le mal. Dans la vie ordinaire, tout le monde fait le bien selon ce qu’il conçoit être le bien. Si quelqu’un accomplit le mal à mes yeux, c’est que cela est bien à ses yeux ! Le pire mal, celui qu’on ne supporte pas de voir, celui qui nous fait vomir, on ne peut pas le faire entrer dans nos actions, il est comme une nourriture répugnante qu’il nous est impossible d’introduire dans notre bouche. On est préservé du mal par la nausée. On dit que les Bédouins mangent des sauterelles vivantes avec grand plaisir ; c’est que, pour eux, elles sont succulentes. S’ils voyaient les sauterelles comme je les vois, ils seraient incapables de les avaler. Le mal nous fait horreur, c’est là une tautologie qui enchaîne l’homme à son malheur.

Un pieu, une corde, une brebis qui s’étrangle elle-même au bout de ses lois, voilà une assez bonne définition de la civilisation.

Continuons le raisonnement, l’épouvantable et le nécessaire raisonnement. Les péchés qu’on ne peut pas faire parce qu’on les considère comme trop infâmes, on les imagine, on ne les imagine pas complètement, mais on les esquisse, on les griffonne comme des brouillons sur le parchemin de notre esprit. Nos péchés, je parle des péchés qui nous apparaissent si laids que nous ne pouvons pas les faire, ils passent à la manière d’ombres chinoises derrière le rideau secret de nos envies. Alors donc, si on les imagine, c’est que notre esprit les fabrique. Si, par exemple, une fois, une seule fois, on a entrevu un membre viril pénétrer un rectum, selon la nature de notre morale, il est possible que notre cœur ait défailli de répugnance. Néanmoins, l’acte s’est tout de même exécuté devant le regard de notre conscience qui, un instant, ne s’est pas détourné.

En somme, l’acte répugnant, nous l’avons fait suffisamment pour qu’il nous répugne. Et plus nous le méprisons activement, plus nous le faisons souvent (dans le soubassement de notre imagination) afin de mieux le répudier. Il arrive même que nous ne voulions tellement pas le faire qu’il nous habite tout entier comme une obsession… Tel est le fondement des célèbres tentations de saint Antoine. Le malheureux moine s’engloutissait dans les péchés qu’il s’efforçait de ne pas commettre. Affleuraient dans son esprit les fesses, les seins, les corps nus qu’il caressait d’un voluptueux non-désir. S’il avait vécu trois jours et trois nuits entre les mains de Noiret, sous l’œil de Sa Majesté très religieuse l’inquisiteur Guillaume de Paris, il se serait lui-même, avec grande joie, torturé sous le fer et le feu.

Que fait l’homme sur terre ? Il tisse minutieusement son enfer à même son idée du ciel.

Au bout de trois jours et de trois nuits des plus effroyables tortures, Geoffroi était convaincu d’être le pire des hommes. Il avait dans son esprit sodomisé, violé, blasphémé, renié, trahi… Sa mémoire était saturée de tout ce qu’il n’avait jamais fait parce que cela lui était trop répugnant. Il s’accusait avec force détails des gestes les plus contraires à son ordre, à sa volonté, à son honneur et aux faits. Pour lui, les faits niaient simplement la vérité. La vérité était bien plus profonde, bien plus limpide, bien plus mathématique. La vérité consistait en ce qu’il n’avait même pas eu le courage de passer à l’acte.

Je le croyais brisé.

Sur l’autre versant, le bon frère Guillaume et son dévoué Noiret n’étaient pas les pires hommes de la terre, mais tout simplement, comme nous tous si nous sortions de notre médiocrité, ils étaient des hommes cohérents. Ce qui en faisait des êtres pires que nous venait du fait qu’ils étaient meilleurs que nous.

Au bout d’une semaine, Geoffroi était hérétique. Cela ne pouvait être imputé à frère Guillaume qui voulait son salut et priait à chaque instant pour la guérison de son âme.

Et moi, au bout de ces éternelles journées, je savais que la seule chose qui retenait un voisin, un ami, un frère, ou moi-même d’aller aussi loin dans une aussi pure logique morale, c’était la médiocrité. En ne faisant jamais trop le bien, on croit ne pas trop faire le mal. Moi, Guion de Cressonaert, j’étais de ceux-là… Et pourtant, étant de ceuxlà, j’ai été la courroie de transmission indispensable par laquelle on a horriblement martyrisé un homme. On me dira que si je ne l’avais pas fait, un autre s’en serait chargé. C’est bien cela justement le drame ! Nous, la majorité des hommes, les changeants, les inconséquents, les communs, les serviles, c’est par nous, en nous et avec nous que le monde descend doucement en enfer. Nous sommes les mains qui activent la roue.

Une semaine de repos s’écoula. Geoffroi n’était plus en danger de mort, ses blessures étaient propres, mais son âme paraissait perdue. La nuit, le vacillement des torches distordait les ombres. J’en vomissais mon foie, je crachais mes entrailles. Chaque matin, je me réveillais dans ma peau de lâche. Cela m’était insupportable. La question, l’Inquisition m’avait pénétré.

Frère Guillaume crut bon de me laisser seul avec Geoffroi. Pourquoi ? Je ne le saurai jamais.

Geoffroi reposait sur un tas de paille. Il était blotti comme un chien grelottant. Il me fit signe d’approcher.

— Prends un parchemin, je vais me confesser. J’obéis.

— Très chère dame de mon cœur… commença le chevalier.

Il me fixait. Je le croyais délirant.

— Pardon, monseigneur, ripostai-je, mais je suis Guion, secrétaire de l’Inquisition.

Il étouffa un rire. Il n’était pas rompu. Il continua sur un ton serein :

— C’est une lettre pour Heilwige, fille de l’échevin de Bruxelles Wilhelmus Bloemart. Tu voudras bien la lui apporter en main propre.

Il souriait. J’hésitais, mais je n’avais pas le courage de refuser.

— Dame de mon cœur, reprit le chevalier, je ne te verrai plus dans ce monde, mais seulement dans l’autre. Ils ont cru me rompre. Et ils m’ont rompu, mais pas l’amour… Je sais depuis ma prime jeunesse d’écuyer que toute vie humaine n’est qu’une longue souffrance qui ne peut être abrégée que par l’épée. Bienheureuse épée ! Nous naissons, vivons et mourons sur une croix. Je fais le bien, l’Inquisition fait le bien, aussi le choc était-il inévitable. La guerre est le croisement des routes droites. La guerre est l’état normal du bien. Seul le mal est vaseux, sinueux, ambivalent, lié à l’état putride de la vie charnelle… J’étais préparé à la croix. Je l’attendais. Je l’espérais. Je souffre, mais pas l’amour. Ils diront toute sorte de calomnies à mon propos. Mais tu connais mon cœur. Je t’ai aimée, je t’aime et je t’aimerai loin de la vulgarité de ce corps qui déjà commence à pourrir. Je meurs, mais pas l’amour. Je disparais dans la nuit, mais pas l’amour.

Je me relevai. Je baignais dans ma sueur et rendais mes entrailles par des vomissements qui n’avaient plus aucun contenu. Incapable de manger ni de boire une seule goutte d’eau, épuisé, écrasé par la peur et le mépris de moi-même, mon cœur défaillait.

Je me suis écroulé dans les bras de Noiret, et le valeureux bourreau, malgré tout son art, ne sut me ranimer. Pour des raisons de santé, on me renvoya auprès des miens à Valenciennes.

Il fallut m’y transporter en chariot. Le voyage fut long et périlleux. Dans mon délire, je cherchais, m’a-t-on dit, à m’égorger moi-même avec tous les objets que pouvait attraper ma main. N’eussent été les attentions d’une béguine qui regagnait le Hainaut, je serais mort. Elle humecta mes lèvres et me fit avaler des infusions d’herbes et de racines. J’aboutis dans son béguinage hospitalier.

LE RAVISSEMENT

Avant les premières lueurs de l’aube, alors que l’obscurité commençait à peine à dégriser, sans le moindre bruit, nombre de femmes avec leurs enfants se glissaient hors de leur couche. Après avoir vidé le pot de chambre, elles se rassemblaient ici et là. Je ne sais comment le signal se répandait, mais ce n’était pas le fruit du hasard. D’abord, j’aperçus inopinément quelques lanternes. Ensuite, je m’assis sur l’allège de la fenêtre afin d’observer les mouvements clandestins.

Pour la première fois, mon corps obéissait sans douleur. Je pris quelques grandes inspirations, l’air était bon, mes poumons, dégagés. Je ressentais la faim et cela me procurait un plaisir indicible. Il y avait si longtemps que je vivais avec la nausée.

Affadie par l’humidité de l’air, une demi-lune difforme s’étirait dans la nuit. La pulsation des étoiles donnait le sentiment que le tissu du ciel ondulait. Depuis mon enfance, je n’avais guère pris le temps de goûter aux impressions du firmament. Cette nuit-là, je me retrouvais à nouveau sans soucis et sans angoisse sous la coupole de la grande Nuit. J’avais l’impression d’avoir douze ans.

Je regardais les ombres ondoyer dans les rues de la ville. De petits groupes de femmes se formaient. Juste devant le portail que je surplombais, quatre mères et leurs bambins attendaient. Qu’y a-t-il de plus beau en ce monde qu’une frange d’enfants autour de la jupe d’une femme ? J’avais perdu de vue ce monde premier.

Une tunique grise, presque noire, traînait sur une chaise. Pourquoi l’avait-on mise là ? Une invitation à guérir peutêtre ! Je la revêtis, ajustai le cordon et rabattis le capuchon. Dans un tel vêtement, on est n’importe qui.

L’hôpital Sainte-Élisabeth était tenu par des béguines. Grâce aux herbes, à la chaleur du foyer, aux légumes racines d’hiver et, surtout, à la douceur de ces femmes, j’avais pris des forces. J’avais vivoté entre elles, à demi-conscient, comme un fœtus dans le ventre de sa mère. Elles m’avaient dorloté sans trop me réveiller. Et comme je ne me réveillais pas, je ne me défendais pas. Elles m’avaient abreuvé d’infusions d’agripaume et de camomille. J’avais erré dans les fragrances de leurs herbes et de leur corps. Et le parfum était venu à bout de ma nausée. Mon corps fraîchement reconstitué voulait explorer ce nouveau monde.

Mais soudain la peur me rejeta sur mon lit. L’Inquisition resserra ses doigts autour de mon estomac. Elle tenait sûrement une piste. De Marigny était convaincu que les béguines reprenaient secrètement à leur compte l’Église des femmes de Guiglelma, fille de Constance, épouse d’Ottokar, la Guérisseuse qui incarnait la troisième personne de  la Trinité comme Jésus avait incarné la deuxième personne. Il y avait déjà vingt ans qu’elle était morte. Une Église des femmes, avec papesse, évêques, prêtresses, noblesse richissime, fidèles dévoués et forte armée s’était formée et se préparait à succéder à l’Église corrompue des hommes. L’Église des femmes fut massacrée. De Marigny croyait qu’elle se reformait quelque part chez les béguines. L’Inquisition avait sans doute pénétré les murs de Valenciennes…

Aussi rapidement que la peur m’avait pris, elle me lâcha. Je me relevai. J’imaginais la peur agonisant dans mon lit. Je lui souris.

— Sale peur, je n’ai aucune pitié pour toi. Crève ! J’étais euphorique. La peur m’avait rendu fou. Un cadeau. On avait guéri mon corps mais mon esprit flottait dans les lunes et les truffes du monde d’à côté. Le refuge parfait. Je n’étais plus un homme, mais un fou, un âne, un ahuri, l’Église n’avait plus affaire à moi. Je n’avais même pas à faire le dément. Je l’étais.

Je repris ma place sur la tablette de la fenêtre. Une femme chuchota. J’étais léger, assez léger pour me hasarder dehors. Mais je restais figé de joie.

Je ne savais pas encore la destination des femmes que je voyais se déplacer, ni l’objet de la rencontre, mais quelque chose était mort dans ma tête, et aucun pieu, ou corde, ou licou ne retenait l’heureux fou qui voulait déguerpir. Je pouvais me glisser parmi les femmes comme une brebis. Quand je le voudrais, mes os suivraient.

Les béguines m’avaient ressuscité dans un corps complètement bizarre, on aurait dit des bouts de bois rattachés par des ficelles, recouverts d’une tunique de serge : un pantin. Elles m’avaient fabriqué ce corps sans doute pour le mettre dans leur jardin de sorcières : un épouvantail vivant. J’étais leur bricolage. En tout cas, je ne voulais rien d’autre, sinon une nouvelle place dans ce monde de femmes. En bas, plus bas qu’elles, je serais leur chien braque.

Je regardai encore un moment par la fenêtre.

Valenciennes m’était familière, mais je n’arrivais pas à comprendre le mouvement des petites équipées dont l’une allait vers le quai, une autre à l’opposé ou encore à l’est ou même à l’ouest, toujours dans le silence. Je crus reconnaître dans le petit groupe qui attendait devant la porte de l’hôpital une béguine particulièrement jeune qui s’était occupée de moi.

Le groupe se déplaça vers un autre groupe et la jeune fille resta seule. Je descendis la rejoindre. Elle se retourna sèchement et me fit signe de regagner mon dortoir. J’osai la questionner :

— Mais où allez-vous donc ? J’ai vu des groupes partir dans toutes les directions. C’est le sabbat des fées ?

Elle me prit la main pour me ramener à mon lit.

— Monsieur, ne me mettez pas dans l’embarras.

Elle monta avec moi l’escalier en me tirant par la main comme elle l’aurait fait avec un frérot désobéissant. Je m’arrêtai sur une marche et lui lançai :

— Ma vie à l’hôpital est terminée. Je veux servir au béguinage, vider les pots de chambre, n’importe quoi…

— Cela ne vous donne pas le droit de me suivre…

Elle m’entraîna de nouveau dans l’étroit escalier. Puis elle s’arrêta net dans un encadrement de porte, se retourna et me fixa droit dans les yeux en rentrant ses ongles dans ma paume. Je dégrisai.

C’était une enfant. Non, peut-être pas ! En tout cas, un visage d’enfant. Oui ! mais avec un regard de grande. En fait, je n’avais jamais vu une figure aussi étrange. Elle n’était en rien effrayée par moi, ni même intimidée. Simplement, elle m’appelait à la raison par des yeux décidés, plus doux que méchants. Un peu méchants. Et puis, il y avait cette odeur, elle avait dû parfumer son voile à la rose, les nubiles de la région avaient cette habitude, le parfum engourdissait l’autorité qu’elle s’efforçait de placer dans le ton de sa voix. Néanmoins, autorité il y avait.

— Vous avez servi l’Inquisition, monsieur le secrétaire… Si vous ne retournez pas à votre lit, je demande les gardes.

— Je sais, mademoiselle… Je n’ai pas le droit de vous suivre, les chiens n’ont pas de droit. Néanmoins, parfois, on les emmène en promenade…

— Lorsqu’on est sûr de leur fidélité !

Elle continua à me regarder. Ses yeux gris semblaient se retirer dans une étrange réflexion. Elle sourit. Elle me tenait encore la main, la serrait fermement. Je n’avais jamais vu un tel comportement, si inusité, si impossible à comprendre, car rien dans cette main n’invitait ou ne rejetait, cela ressemblait plutôt à une lecture… Que lisait-elle ? Moi, je n’arrivais pas à lire ce qui se passait, ni sous la réverbération de ses yeux, ni dans ma poitrine de pantin.

Sa délicate main, soudain, empoigna solidement mon index et elle m’entraîna à l’étage inférieur par un autre escalier, plus étroit encore. Ses épaules touchaient ma poitrine. Nous plongions dans une obscurité totale. Je faillis trébucher sur elle. Elle mit ma main sur son épaule pour faciliter nos mouvements. L’odeur de rose me nouait à elle, me ramenait à moi. Je reprenais mes esprits.

Nous arrivâmes sous des torches, non loin d’une bibliothèque, devant une porte verrouillée. En nous entendant, le garde se réveilla et s’approcha.

— Mademoiselle Béatrice ! s’exclama-t-il.

— Vous dormiez, monsieur Pierre ! Ne dites rien. Ouvrezmoi, s’il vous plaît.

Ce qu’il fit sans hésiter.

— Laissez-nous un moment votre lampe, ajouta-t-elle. Il la lui céda sans la moindre réticence.

Les mœurs dans le béguinage me paraissaient si étranges que je n’arrivais jamais à prévoir les événements. Cela avait, je crois, contribué à ma surprenante guérison. Je m’étais retrouvé en pays insolite, au milieu de drôles de fées, en plein cœur d’un conte pour enfants, sans moyen de revenir au début, ni d’aller voir la fin, ni de comprendre les gestes les plus quotidiens. De l’ancien monde, quelque chose avait disparu. Je ne savais trop quoi.

Béatrice avait repris son sérieux. Elle ouvrit un tiroir parmi ce qui semblait être des archives. Je reconnus mes lettres de recommandation, mes attestations, mes mandats, mes papiers de famille, mes diplômes, mes charges, ce qui faisait mon identité sociale, et la lettre de Geoffroi…

La jeune béguine tourna les yeux vers moi, des yeux à la fois doux, impassibles et déterminés. Son sourire espiègle, ses joues soyeuses, l’odeur de rose, son corps d’adolescente qu’elle soulevait au bout de ses pieds et laissait retomber sur les talons, sa main qu’elle glissait sur mon bras, les vacillations de la lampe, le silence des pierres, disaient tout.

J’étais incapable de réfléchir, alors je lui fis signe que oui. Elle dirigea la lumière au centre de la pièce. Il y avait là un brûle-tout pour les parchemins compromettants. Je retirai les papiers du tiroir sans rien vérifier avec l’intention de les jeter aux flammes.

— Pas ceci ! s’exclama-t-elle en prenant la lettre du chevalier.

Je restai bouche bée. Elle continua :

— Cette lettre, monsieur Guion, a sauvé votre honneur…

« Mon honneur… » Le mot s’éternisa dans son regard énigmatique. Un long silence. Je revenais à moi. Je prenais peu à peu conscience du geste que je m’apprêtais à faire. En détruisant mon identité de clerc, je détruisais les fils conduisant à mon passé. J’allais devenir un proscrit, sans passeport, sans statut, un vagabond, un gueux. C’était mon seul salut, car mon identité ne pouvait que me ramener à l’Inquisition…

— Comment cette lettre pourra-t-elle parvenir à sa destinataire ? demandai-je.

— Notre grande demoiselle gouverneur s’est déjà occupée d’en expédier une copie, répondit-elle en haussant les épaules.

L’original avait été préservé pour me permettre de m’introduire en temps et lieu auprès de dame Heilwige Bloemardine afin de lui expliquer de vive voix les circonstances tragiques dans lesquelles j’avais écrit cette lettre.

Béatrice me regardait en se balançant sur ses pieds, des yeux de piments rouges rivés sur moi. Je pris la lampe qu’elle me tendait et mis le feu à mes papiers.

La jeune fille trépignait de joie. Elle mit les mains sur mes épaules, se dressa sur le bout des orteils, je me penchai pour écouter, car elle était petite.

— Vous pouvez maintenant me suivre, cabot, chuchotat-elle à mon oreille.

Nous quittâmes l’hôpital d’un pas alerte. Ma compagne et guide prit le chemin du marché, bifurqua vers le quai… Un peu plus loin, nous empruntâmes un sentier sinueux qui montait à travers un bois en direction de collines de craie qui se trouvaient au nord. Nous courions presque.

Nous étions deux brebis dont on avait coupé la corde. Nous déguerpissions vers notre destin, mais le paysage ne se repliait pas sur nous.

C’est grand, le monde. C’était ma première journée dehors depuis si longtemps. Il me semblait courir derrière une gamine pour aller voler des œufs. Mon corps avait poussé trop vite, mes pieds étaient trop loin, je butais contre des racines.

Béatrice avait relevé sa robe pour cavaler plus librement. La forêt s’élevait comme une cathédrale explosée. Je comprenais pourquoi les chiens vont toujours en zigzag, le nez dans les odeurs, presque indifférents au but de leurs escapades. Le cœur est une eau qui va dans toutes les directions.

Des lueurs ricochaient sur les troncs d’arbre. J’eus tout à coup la conviction, la certitude, que tout le travail à réaliser en ce monde était l’affaire du soleil et de sa lumière, et que Béatrice et moi, nous n’avions rien à voir avec le salut ou la perte de ce monde. Et il était même impossible de savoir lequel des deux nous aurait rendus plus heureux : la perte du monde ou son salut. Je m’en fichais…

L’Inquisition, la vraie, la certitude que la vérité finira toujours par nous rattraper, que la lumière, inévitablement, fera crever les mensonges avec lesquels nous enveloppons si soigneusement les actes qui nous font honte, cette certitude qui m’avait tellement terrifié, étrangement, m’apaisait. Tôt ou tard, j’allais être découvert tel quel, nu et sans fard. Je rêvais de ce jour, j’approchais de ce jour.

L’enfant s’était caché. Sa grande sœur s’était foutue de lui. Il s’était perdu dans le bois. Et la petite voisine l’avait trouvé… La plus belle histoire du monde.

Ce matin-là, alors que mon esprit se réveillait, au moment où les premiers rayons jaunes traversaient le voile relâché de la jeune fille qui me guidait, cette certitude de la vérité me parut la plus belle fatalité du monde, la seule fatalité du monde. Je n’avais plus à entretenir de mensonges, je pouvais m’abandonner à celle qui me conduisait à travers les bois. Je n’avais même plus à chercher la vérité, c’est elle qui me poursuivait. J’étais libre. Je le croyais.

Durant des mois, dans les vapeurs de ma fièvre et la demi-conscience de ma maladie, le béguinage m’avait donné à voir que l’homme n’avait pas entamé le monde des femmes, en tout cas, pas son noyau le plus libre. Les règles de vie du béguinage de Valenciennes sont déjà un miracle. Les béguines élisent elles-mêmes la dame proviseur de leur maison. La direction, sur le plan tant matériel que spirituel, incombe à la grande demoiselle. Un conseil de béguines seconde la demoiselle. Le béguinage possède sa propre paroisse affectée à un curé assisté de deux chapelains, tous trois choisis par les béguines. On entre dans le béguinage sans prononcer de vœux. Aucune dot n’est exigée des postulantes. Chacune garde la libre disposition de ses biens. La communauté accepte toutes les femmes, mariées, veuves ou célibataires. Quelle que soit la noblesse de leur condition, elles travaillent ensemble. Les tâches ouvrières de filage et de tissage, les besognes agricoles, les œuvres scolaires ou hospitalières leur permettent l’autonomie économique. Dans ce miracle social, j’avais aperçu des jeunes filles heureuses, des sourires, des mains douces…

Tant qu’une jeune fille court devant soi, on est sauvé !

Renaître, c’est facile, cela consiste à mettre le pied dans l’aube…

À part durant mon enfance, je n’avais connu que la moitié mâle du monde ; maintenant je me rafraîchissais, à nouveau, du côté des vivants. Je n’avais pas honte de courir et de sentir mon cœur frémir dans le parfum d’une jeune fille. J’appréciais même la subtile intelligence qui se déployait dans mon nouveau cerveau au crâne ouvert.

Nous sortîmes du bois en même temps que le soleil soulevait sa calotte de feu hors de l’horizon. Le ciel s’illuminait. Nous étions face à la nouvelle boule de flammes qui allait nous éclairer une journée durant. Un grand bras rose s’insinuait entre deux nuages fuyards. Le ciel se dépouilla de ses brumes. Les champs mouillés transportaient nos regards sur des tapis volants de verdure. Nous ne pouvions quitter des yeux le fil jaune qui tranchait l’horizon. Les couleurs végétales se dégradaient dans les bleus du firmament. Nous montions vers la touffe lointaine de trois châtaigniers…

De petites troupes convergeaient. Quelques dames nobles arrivaient assises en amazone sur un hongre, mais presque toutes étaient paysannes, servantes, pauvresses, béguines, aides-soignantes. Il y avait de-ci de-là des hommes de différentes conditions, mais je n’aperçus ni chevalier, ni écuyer, ni moine. Des enfants accompagnaient leur mère. Et tout ce monde avançait vers le feuillage printanier qui se dressait sur les trois énormes troncs.

Nous étions encore loin des autres. Ma guide pressait le pas. J’étais essoufflé, il y avait si longtemps que je n’avais pas marché dans la campagne, mon corps était soudain lourd…

— Mais dites-moi quelque chose de ce rendez-vous ! demandai-je pour reprendre mon souffle.

— Nous allons à la rencontre de la clergesse du Hainaut, dame Marguerite, la Porète. (Elle sourit, car Porète veut dire « petit oignon ».) Elle revient de sa retraite et veut nous parler.

— J’ai eu vent de l’affaire… Par de mauvaises langues… Et je lui racontai l’histoire de l’Église des femmes et des soupçons qui pesaient sur la nouvelle sainte des béguines.

M’entendant raconter cette histoire que manifestement elle connaissait déjà, Béatrice pouffa d’un rire d’enfant.

— Mais, monsieur, vous avez le cerveau truffé de champignons. Marguerite est l’amie des âmes simples, pas la version féminine d’un pape-empereur tout juste bon à faire peur à tout le monde. Il ne s’agit pas de copier la mesquine hiérarchie des hommes, mais de retrouver le royaume, je veux dire le champ qui est là sous nos pieds, couvert d’herbes et de fleurs…

Elle s’arrêta net, comme si elle prenait conscience qu’elle était en train de verser un vin trop neuf dans une vieille outre. Pour lui prouver que j’en étais bel et bien une, j’ajoutai :

— J’avoue que je ne sais rien d’elle. Mais on m’a dit que l’évêque de Cambrai, monseigneur Guy II de Colmieu, que j’ai rencontré une fois, a fait brûler dernièrement son livre devant elle sur la place publique de Valenciennes. On retrouve le nom de Marguerite du Hainaut sur la liste des hérétiques que l’Inquisition considérera relaps au moindre faux pas… Cela dit, jeune fille, si vous allez à elle, j’y vais aussi…

— Bon chien ! répliqua-t-elle en riant. Mais ici s’arrête votre vie de cabot et de sot. Le reste, vous devrez le parcourir comme un homme.

Et elle partit en pleine course. Piqué au vif, je lui criai :

— Et toi, Béatrice, ne crains-tu pas le bûcher ? Elle s’arrêta, se retourna vers moi.

— Vous voulez mon opinion ?

— Dites-la-moi.

— Les cavaliers de la mort courent dans tous les pays pour tuer tout ce que les femmes peuvent porter de vie. Eh bien ! qu’ils courent, qu’ils accélèrent la mort s’ils n’ont rien de mieux à faire… Cela ne me concerne pas. Le chèvrefeuille poussera à travers leurs cadavres…

— Je vous trouve…

— … bien enthousiaste. Dites-le ! Voyez-vous, ils nous ont déjà condamnées, ils nous ont déjà brûlées. Alors nous sommes libres…

Le soleil se reflétait sur ses yeux étincelants comme des épées. À ce moment et dans cette pupille, tout m’était livré. Oui ! évidemment, je n’avais pas encore les dents qu’il fallait pour casser l’écaille. Mais la vie allait recommencer. Oui, chaque jour, je le sentais vaguement, la vie allait recommencer par son début, par une jeune fille candide, par un désir, par une étreinte. Il faudrait recommencer mille fois, dix mille fois, cent mille fois, un million de fois la vie comme un enfant jusqu’à ce que l’homme comprenne son destin. Les chevaliers de la mort ridiculiseraient, mépriseraient, réduiraient à l’état de balayures toutes les étincelles qui jailliraient et jailliront des yeux de Béatrice. Mais toujours l’éclair renaîtrait, parce qu’ils n’ont pas le pouvoir de rendre laid ce qui est beau, de rendre sec ce qui est humide, de rendre stérile ce qui est vivant.

Elle trépignait, me serra deux doigts de la main et m’incendia le visage de son assurance. Je baissai les yeux.

— Béatrice, j’ai…

— Chut, chut, monsieur Guion le bégard, moi je vous fais confiance.

J’ai mis un doigt sur ses lèvres comme pour fixer ce qu’elle venait de dire. J’aurais tellement voulu que cela soit vrai. J’aurais tellement voulu. Oui, en cet instant, j’aurais souhaité l’inquisition la plus impitoyable de ma conscience, j’aurais voulu être déchiré et savoir ce qui pouvait rester de moi après la chute de tous les mensonges.

L’AMIE

Les couronnes immenses et vertes des trois châtaigniers ombraient un puits de pierre où les animaux du village d’Anzin venaient boire. Jamais ni maman ni une autre femme ne m’avaient emmené là. Tous les habitants ordinaires des alentours connaissaient ce lieu des prophéties qu’on n’importunait pas inutilement. La majesté des trois arbres n’avait pas son pareil dans tout le pays. Les branches montaient, puissantes et noueuses. Les châtaigniers nous éclaboussaient de vitalité, mais leur grand âge ne mentait pas. À certains endroits, l’écorce découvrait le bois. Une très grosse branche avait été fracturée par le tonnerre et pendait jusqu’au sol.

Des groupes de moutons paissaient aux environs. La colline était entourée par deux bras de forêt qui se fermaient au nord dans une épaisseur inextricable. Un chien noir, un corniaud semblait-il, était couché à l’orée de ce bois et gardait une oreille dressée. Les deux chiens bergers qui surveillaient le troupeau l’observaient avec respect.

Béatrice m’avait repris la main. Je compris qu’elle voulait montrer aux autres qu’elle se portait garante de moi. À mon grand étonnement, cela sembla rassurer tout le monde.

Il devait bien y avoir autour de nous trois ou quatre cents femmes et enfants et sans doute une cinquantaine d’hommes. Malgré leur capuchon presque fermé, je reconnus quelques riches bourgeois. Tous ces gens s’observaient les uns les autres avec plus ou moins de méfiance. La grande demoiselle qui, à Valenciennes, dirigeait à la fois le béguinage et l’hôpital, me reconnut et s’approcha, sourit à Béatrice afin de la rassurer sur sa décision.

Près du puits, une petite troupe de bergères discutait joyeusement dans le bruit des oiseaux. Autour d’elles, les groupes de femmes distribués en grappes sur l’herbe du printemps restaient immobiles, comme paralysés par la solennité du matin. Accolés à leur mère, les enfants euxmêmes semblaient troublés.

Une volée d’étourneaux quitta les lieux. Le silence s’imposa.

Les bergères s’assirent, laissant, debout au milieu d’elles, une femme particulièrement petite et vêtue à leur manière, si ce n’est qu’elle retenait sur ses épaules un châle de fine laine rouge. Ses cheveux d’argent flottaient dans la brise, sa taille ne dépassait pas celle d’une enfant, elle se tenait droite, énergique, allègre.

Elle fit signe de s’approcher. Ce que nous fîmes. Trois garçons montèrent sur la branche morte couchée derrière la dame. La foule s’assit, Marguerite resta debout.

— Mes amis ! Les derniers événements vous inquiètent et m’inquiètent. Je le comprends. On a brûlé un livre qui n’était qu’un humble rappel de l’Évangile. Si une si petite chose a attiré l’attention, c’est à cause d’une grande famine. L’Église-la-petite, je veux dire l’Église qui n’est plus que l’instrument des nobles, a inventé des lois contre nature, et presque tout plaisir est devenu péché. Une vie contre nature transforme les hommes en loups affamés. Vous connaissez tous le lai breton de Biclavret ! Préférant l’honneur à l’amour, fuyant les dames et les plaisirs, le chevalier Biclavret, continent, renfrogné et dépité finit par se transformer en loup-garou. On dit que la nuit, il part à la chasse et il ne peut supporter le moindre signe de joie chez une femme ou un enfant. À l’image de l’Église-la-petite, il est tourmenté et tourmente jusqu’au jour où il accepte enfin le baiser guérisseur d’une jeune fille. Ce n’est pas pour aujourd’hui. Lorsque Jésus visita Jérusalem pour la première fois, il vit, lui aussi, comment l’Église juive écrasait les petites gens. Et il nous a rappelé l’équation fondamentale de la vie : pas d’amour, pas de joie ; pas de joie, pas de vie. Dans un monde affamé, il n’y a plus que deux solutions : le chevalier ou le clerc, tuer ou sentencier. Jésus a retrouvé le chemin du pain et du vin : « Heureux ceux qui aiment.» Et une jeune femme lui lava les pieds. Retrouvons le chemin du pain. Donnons à notre nature ce dont notre nature a besoin…

— Dame Porète, intervint la gouverneur et grande demoiselle du béguinage, nous ne comprenons pas pourquoi l’Église-la-petite s’acharne contre l’Église des âmes simples dont vous parlez dans votre livre.

— Je vous l’ai dit, c’est à cause de la volonté de mort qui surgit inévitablement des cœurs frustrés.

— Dame Porète, insista une autre femme, la nature est belle, mais n’est-elle pas cruelle ? Il y a les famines, la peste, les grands froids de l’hiver, et les sécheresses de l’été, les fauves, toutes sortes de souffrances, et la mort. Et nos seigneurs en ajoutent. L’Église meurt, le peuple meurt et la cruauté est partout. Comment élever des enfants dans un tel climat ? Comment aimer un homme dans un monde aussi hostile à la vie ?

— Ne confondez pas la cruauté de la nature avec celle exercée par l’homme dénaturé…

— Dame Porète, rétorqua une villageoise, pardonnezmoi, mais l’un et l’autre sont entremêlés comme laine et crottin dans la toison d’un bouc. L’Inquisition chasse toutes les formes libres de la vie. L’Église n’est plus qu’un cirque romain : autour, les seigneurs évêques applaudissent, au centre, les fauves sont lâchés contre la vie. Vous savez comment arrivent dans un village les officiers de l’Inquisition ! Ils regroupent les villageois et avertissent : « Si vous n’aidez pas l’Inquisition en désignant les suspects d’hérésie, non seulement ceux qui ne suivent pas les commandements et les sacrements, mais aussi ceux qui pourraient mettre en doute certains points de la doctrine, si vous ne donnez pas leurs noms, vous serez considérés vous-mêmes comme suspects. » Or, lorsqu’un suspect est identifié par un témoin, il ne connaîtra jamais ce dont on l’accuse ni qui l’a dénoncé. Il n’aura pas droit à un avocat ni même à un ami pour sa défense. Si par malheur, un seul veut témoigner en sa faveur, cet homme ou cette femme est immédiatement considéré comme suspect. Ensuite, le pauvre accusé est jeté dans un cachot, il est affamé et abandonné à la vermine, puis torturé jusqu’à ce qu’il avoue. Et s’il n’avoue pas, sa situation est pire puisqu’il est automatiquement considéré comme rebelle et entêté. Tout cela est consigné dans les règlements de l’Inquisition. Nous sommes pris dans un piège à rats…

— Ils cherchent à répandre la panique. Mais nous n’entrerons pas dans leur jeu, nous allons continuer à vivre en paix chaque heure que nous pourrons vivre en paix. La plus grave conséquence de leur violence, c’est qu’elle engendre la peur, et par la peur arrive le désespoir et, par le désespoir, nous devenons soit violents, soit soumis, et tout s’aggrave. Nous avons devoir d’espérance, nous avons devoir de bonheur…

— Alors, dites-nous le fondement de ce désastre, demanda la grande demoiselle du béguinage de l’hôpital.

— Ils ont peur de la vie. Ce qu’ils aiment, c’est la mort, pas la vraie mort, mais la mort telle qu’ils l’imaginent, je veux dire la rigidité des pierres. C’est ça, leur amour de la mort : un attachement renfrogné à des modèles immuables.

— C’est pour cela qu’ils érigent des dogmes, commenta la grande demoiselle. Ils veulent l’Église inchangeable…

— C’est pour eux une douce illusion, reprit Marguerite. Douce pour celui qui aime le pouvoir et non la vie. Le pouvoir n’a de pouvoir que sur ce qui n’est plus vivant, ce qui ne résiste plus, ne pense plus et ne se transforme plus. Pour le clerc, c’est une idée, pour le chevalier, c’est une épée. Nous, les femmes, nous recevons la semence des hommes, nous portons et nourrissons le fruit, mais qui d’entre nous connaît le destin de son enfant ? Nous aimons la vie parce que nous n’en avons pas le contrôle.

Une femme âgée se leva et intervint :

— Il faudrait prendre soin du seigneur qui s’est intronisé pape, du roi, de nos suzerains évêques comme de grands malades ! Ce sont des fous furieux…

— Oui ! répliqua Marguerite, je vous le dis, nous devons prendre soin des hommes perdus, des fous furieux…

C’était trop, beaucoup trop pour ce petit peuple terrifié par l’Inquisition. Hommes et femmes, bergères et bourgeois regardaient Marguerite avec des yeux réprobateurs.

— Mais, dame Marguerite, votre philosophie est trop difficile.

— Difficile ! Il est peut-être difficile d’aimer, mais il est impossible de vivre sans amour. Écoutez ! Si nous demeurons femmes, gardiennes de la vie, ils ne nous reconnaîtront pas facilement. Ils ont massacré les cathares, les vaudois, les albigeois, et tant d’autres parce que ceux-là tenaient à des pratiques aussi rigides que celles des catholiques. C’était religion contre religion. Nous, nous n’accordons pas d’importance aux exercices du culte, mais uniquement à la vie intérieure, car nous nous devons de survivre pour nos enfants. Faisons ce qu’ils demandent, excepté se livrer à la dénonciation. Voilà ce que je vous enseigne. Un homme peut toujours dominer une femme, mais il ne conquiert jamais son cœur par la violence. Le règne d’une telle Église d’imposteurs ne peut durer qu’un temps car elle détourne les cœurs, alors que l’amour attire…

À ce moment-là, on entendit le cri d’un chat-huant. Comme nous étions en plein jour, tout le monde comprit. En moins de temps qu’il ne faut pour dire « à-Dieu-va », les petits groupes s’étaient dispersés. Descendant de la colline, chacun suivait son chemin. Quelques bergères disparurent avec dame Marguerite du côté où les attendait le corniaud, les autres sifflèrent leur chien pour rapatrier le troupeau et l’amener plus loin.

Je me retrouvai seul avec Béatrice qui semblait indécise, avançait, reculait… On entendit une lourde chevauchée qui arrivait du côté de Valenciennes. Je compris que la jeune fille ne voulait ni me laisser ni me ramener de peur de mettre en danger le béguinage. Pour ne pas rester à découvert, elle m’entraîna vers le puits qu’elle savait peu profond. Nous y descendîmes à l’aide de la corde à puiser.

DANS LES PUITS

J’avais de l’eau à la mi-poitrine, mais Béatrice était petite et devait s’accrocher à ma tunique pour garder la tête hors de l’eau. Je lisais l’angoisse dans ses yeux. Alors, comme par contamination, mon corps se mit à trembler malgré moi, mon ventre, à faire des nœuds. En quelques minutes, j’étais devenu une boule de plomb qui palpitait dans l’eau glacée.

Dans le fond du puits, le dégoût me reprit. Mon corps malade s’était reformé. Il s’était enroulé comme un serpent autour de moi. À nouveau, il étouffait mon esprit. Je retrouvais ma vieille compagne, la nausée. Elle avait été un deuxième corps. Je l’avais portée si longtemps. Lorsqu’elle me lâcha pour la première fois au béguinage, je ne mesurais pas encore son poids. Elle revenait et repartait sans préavis. Elle m’avait rattrapé dans le bruit de la cavalcade qui battait dans mes tempes.

De là où nous étions, Béatrice et moi ne pouvions rien voir ni rien entendre des chevaux ou des soldats. Mais s’il avait fallu qu’un cavalier regarde dans le puits, ou simplement veuille lancer le seau pour étancher sa soif, nous étions perdus…

Le soleil allait vers son zénith, la zone d’ombre où nous étions déjà si mal cachés s’amincissait. Nos deux têtes luisaient hors de l’eau. Nos respirations se faisaient courtes.

À chaque instant, un visage pouvait apparaître dans le cercle d’en haut. Nous prenions chaque inspiration comme si c’était la dernière avant de nous enfoncer dans l’eau pour nous cacher…

Je tremblais de tout mon corps, de froid, d’effroi, d’angoisse. Béatrice me regardait. Je crois qu’elle recherchait un havre, une sécurité, un apaisement. Il n’y avait rien de tel en moi. Au contraire, la peur devait se lire dans mes yeux, car d’épouvantables images me frappaient comme des éclairs. Les séances de torture, la roue, le fer rouge qui s’enfonçait dans la chair, le regard terrifié du chevalier…

Je devais l’admettre, à part mon enfance et quelques moments privilégiés, j’avais vécu dans la peur toute ma vie. Mon passage sous l’œil de l’Inquisition n’avait été qu’une intensification de cette peur.

Celui qui suit une crête aiguisée entre deux énormes ravins n’imagine pas un seul instant aller à gauche ou à droite, où s’ouvrent les gueules de la mort, il économise son souffle et avance sur la cime. Il obéit aux impératifs de la géographie des forces, une géographie de la peur. C’est ainsi que j’avais toujours marché avant d’être soigné par les béguines de Valenciennes, épargnant mon souffle et progressant entre la peur de tomber à gauche et la peur de tomber à droite. Les béguines ne semblent pas marcher sur la crête de l’ordre social, c’est pourquoi elles sont si imprévisibles. Elles occupent le monde alors que les hommes se suivent à la queue leu leu.

L’image des béguines m’immergea dans un souvenir… Je devais avoir trois ou quatre ans, mon père m’avait fabriqué un cheval de bois et ma mère lui avait demandé d’ajouter des roues. Ce qu’il avait fait. Je roulais dans toute la maison avec entrain, allant de plaine en plaine, de rivière en rivière, de pays en pays. Et puis, un jour, par un beau midi ensoleillé, je m’arrêtai net pour regarder ma mère. Elle brillait dans la lumière. Elle me sourit et je me mis à pleurer. « Mais pourquoi pleures-tu ? » me demanda-t-elle en mettant un genou à terre pour me rassurer. « Si tu mourais, maman… »

Sans elle, il n’y avait plus de plaine.

Dans le puits où j’étais enfoncé, je tremblais de plus en plus de froid et de moins en moins de peur. Je tenais Béatrice hors de l’eau. Mon enfance étirait la main pour rejoindre le béguinage où j’avais été guéri et pour recouvrir du voile de l’oubli ma triste vie de clerc et de suiveur.

Le soleil nous arrivait maintenant sur la tête. Nous étions totalement visibles, ridicules dans le miroir de l’eau. Qui aurait jeté le moindre coup d’œil dans le puits se serait mis à rire de notre cachette ! Mais je ne guettais plus les soldats. Une volonté très forte prenait de plus en plus de place dans mon cœur. Il fallait maintenir en vie le monde horizontal des femmes. Je voulais devenir bégard. Ce n’était plus un simple réflexe de survie…

Pour le moment, il y avait une jeune fille qui était tombée de son cheval de bois et qui barbotait autour de moi dans la peur. Béatrice s’était accrochée, ses ongles s’agrippaient aux muscles de mes épaules, ses jambes s’étaient repliées autour de mes cuisses, je sentais son corps frémir.

— N’aie pas peur, lui chuchotai-je à l’oreille.

Et je glissai mon bras autour de ses hanches. Elle était si petite et si légère ! Ses ongles desserrèrent leur prise… Elle glissa la tête dans le creux de mon épaule.

— Monsieur Guion, me souffla-t-elle dans l’oreille.

— Oui, Béatrice.

— Je ne retournerai pas au béguinage.

— Mais tout le monde t’y respecte…

— C’est à cause de ma mère… Maintenant, tout est différent.

— Qu’est-ce qui est différent ? lui demandai-je, intrigué.

— Monsieur Guion, vous ne pouvez plus retourner à l’hôpital, car vous n’êtes plus malade ni indigent.

— En quoi cela te concerne-t-il ? J’irai à Bruxelles servir dans un béguinage.

— Chut ! C’est moi qui vous ai nourri et soigné durant vos premiers mois au béguinage alors que vous déliriez jour et nuit…

Cette parole me rendit confus. C’était elle qui avait écouté mes délires, qui m’avait nourri et lavé.

— Monsieur Guion, continua-t-elle, j’irai avec vous, car je vous aime…

Ces propos me replongèrent dans la peur, dans une autre sorte de peur. Qui était cette jeune fille ? Que signifiaient ces mots ? Était-ce la crainte qui parlait à travers elle ? Était-ce encore ce chemin de crête qui ne laisse aucune liberté ? Béatrice avait peur de l’Inquisition et ce sentiment la poussait vers moi. C’était cela ? Non, la peur ne la poussait pas vers moi, mais vers une image de moi.

— Les soldats sont sûrement partis, lui dis-je un peu sèchement. Montons.

Je lui fis signe de monter. Elle grimpa mieux qu’un singe. Sa robe s’ouvrit et me cacha le soleil déjà rougissant. Arrivée en haut, elle me fit signe. J’escaladai à mon tour. Nous étions seuls et les trois châtaigniers souriaient entre les joues colorées du ciel.

Nous courûmes jusqu’à la forêt où le corniaud avait disparu avec quelques bergères et dame Marguerite. Béatrice courait dans le bois avec l’agilité du chat. Elle était si légère, si joyeuse que je ne pensais plus à sa parole stupide et à sa robe ouverte.

Mais le soleil se couchait, et nos vêtements trempés nous glaçaient. Elle s’arrêta.

— Nous allons bivouaquer ici. Demain, nous serons au camp de Marguerite.

— Tu connais ces lieux !

— J’apporte les provisions au camp secret des lépreux…

— On te confie, à toi, le soin d’apporter les provisions !

« Qui ose mettre une si jeune vie en danger ? » pensai-je. Elle grelottait dans le silence, mais ses yeux me transperçaient.

— Vous me prenez pour une enfant. Je ne le suis plus.

Faisons un feu.

Ce que nous fîmes. Je devrais dire ce qu’elle fit presque seule, car j’avais perdu l’habitude de la forêt. Son feu était puissant et j’apportai de gros morceaux de bois, mais nos vêtements de laine ne nous laissaient aucune chance. Elle fit glisser sa tunique à ses pieds pour la suspendre à un bâton. Je détournai les yeux. Je me dévêtis moi-même en gardant une bonne distance. Mais le froid nous rapprocha. Au bout d’un moment, elle tremblotait, complètement nue dans mes bras.

Je n’avais jamais connu de femme. Le destin m’avait amené d’une nécessité à l’autre. Et sur ce chemin, personne ne s’était présenté, sauf des hommes, des buts, des affaires, des idées et des contrats. J’avais choisi d’être clerc pour ne pas avoir à tuer, comme l’avait dit Marguerite :

« Chevalier ou clerc, tuer ou sentencier… » Et voilà que la nécessité me conviait à réchauffer une jeune fille dont je ne savais rien, sinon que ses yeux perçaient mon cœur mieux qu’un inquisiteur. Néanmoins, elle ne me voyait pas. Elle imaginait je ne sais qui… Un homme fort et courageux, le père qu’elle n’avait pas eu, un frère qui était parti à la guerre, une idée, une abstraction.

Cependant, il me faut l’avouer, quel que soit le mensonge qui la tenait dans mes bras, son corps de jeune fille, lui, s’imposait à moi. Je n’avais pas connu de femme, je n’avais même pas connu un corps de femme. Elle, elle avait soigné de nombreux hommes, moi compris ; elle avait donné le pot de chambre, elle avait lavé les séants et les parties intimes de fiévreux, de dysentériques, de pestiférés… Aujourd’hui, dans la froidure, je n’étais qu’un grand manteau de muscles, car la nature, Dieu sait pourquoi, m’avait donné une solide charpente de paysan.

Son corps produisait dans le mien un orage intolérable. Cette jeune fille n’était pas une enfant. Sa poitrine était menue, mais ses mamelons étaient mûrs. Ses hanches s’étaient arrondies, un duvet recouvrait son sexe. « Quel âge as-tu ? » La question restait coincée dans ma gorge. J’avais terriblement peur de la réponse.

Mon seul salut consistait à observer comment ma raison s’y prenait pour éteindre le feu. Elle tissa d’abord la thèse de l’enfant. Béatrice n’était qu’une fillette. Une femme mûre et consciente ne se serait pas jetée toute nue dans mes bras ! Je n’avais rien d’un bel homme. J’étais grand et fort, mais j’avais les mains épaisses, le front aplati du taureau, le nez large de l’Africain…

« J’irai avec vous, car je vous aime.» Seule une petite fille pouvait dire une chose aussi stupide…

Ce raisonnement apaisait l’orage dans la mesure où je fermais les yeux et gardais les mains immobiles. Hélas ! tout raisonnement engendre un contre-raisonnement.  La thèse de l’enfant ne tenait que si certains indices demeuraient cachés. Mais pendant que ma raison plaidait sa théorie, mes yeux, mes mains vérifiaient malgré moi l’hypothèse contraire. Je me permettais de petites caresses, des gestes timides qui rôdaient autour de quelques formes dangereuses. Toutefois, je guettais ses moindres réactions. Minimes réactions… Spasmes à peine perceptibles… Mais preuves irréfutables…

J’observais l’amusant combat de ma raison contre mon corps. Cela faillit me faire éclater de rire. Néanmoins, j’étais de plus en plus à la torture, si paralysé que je négligeais de réchauffer la jeune fille. Je ne remuais plus les mains sur ses épaules glacées. Béatrice grelottait de plus en plus. Elle se pelotonna comme un petit paquet dans mes bras. Mais cela ne suffisait pas. Alors, elle m’enlaça de tout son long et ses mamelons gelés s’enfoncèrent dans ma poitrine.

C’était trop. Mais ce n’était pas assez.

J’étais vierge. Je ne connaissais pas le mouvement, l’emportement, la finalité du désir ; mon corps n’en avait pas appris le chemin. Et la peur, la culpabilité et le dédain de moi-même avaient cerné mes désirs. Il fallait que mon corps devienne un canal et que ce canal s’enfonce en elle, se répande en elle, trouve dans l’altérité un lieu de déchaînement ; il fallait que ce qui restait de solide en moi se liquéfie en elle ; il fallait que ma salive, mon sang, ma lymphe, ma respiration, mon haleine s’unissent aux substances charnelles de Béatrice ; il fallait que mon nez se perde dans son parfum, que mes oreilles se disséminent dans sa voix, que ma langue fleurisse dans sa bouche…

Il fallait, il fallait… Mais des mots m’étouffaient : La sagesse, dit le proverbe, viendra dans ton cœur. La réflexion veillera sur toi. L’intelligence te gardera pour te délivrer de la femme qui emploie des paroles doucereuses, la séductrice… Cette phrase cent fois répétée au cours de ma formation de clerc revenait comme le poignard qui avait jadis castré Abélard. Platon l’avait démontré dans son Timée : « Le cerveau, la moelle des os, le sperme est une même chose, et par son écoulement on se dissout comme le sel dans les eaux de la femme… »

Un marin perdu en mer, absolument et radicalement privé de tout continent, île, navire, barque, ce marin s’accroche désespérément à tous les solides qui l’entourent, fût-ce la chaîne d’une ancre. Il s’efforce de garder son petit être rassemblé dans un instant et dans un lieu. Le désir de la femme va en sens inverse, de l’intérieur vers l’extérieur et, de ce fait, entraîne un réflexe de perdition morale, physique.

J’étais appelé, avec une force encore plus grande que celle de la survie, à me jeter sans espoir de salut dans le vide féminin. Rien ne me retenait de ce côté-ci de mon pauvre moi, du côté solide, du côté où le moi se rassemble pour survivre. Au contraire, je voulais fondre dans la fille qui m’enlaçait comme une pieuvre. C’est pour leur salut que le chevalier va se tuer à la guerre et le moine, se tuer en prières.

Ma douleur était si extrême, ma faim si grande qu’il me semblait mille fois préférable de me perdre en elle que de me retrouver vivant sur mon île. Redevenir ce que j’étais, un corps autonome, m’apparaissait la plus grande des calamités. Plus jamais clerc, jamais.

En réalité, j’étais déjà entre les mains de la jeune fille comme Geoffroi entre les mains de son bourreau. Déjà ce petit bout de femme, qui n’était peut-être qu’une jeune fille inconsciente de la flèche qu’elle avait plantée en moi, me tenait sur la roue. Elle seule pouvait diminuer mes souffrances. Béatrice était devenue mon enfer et mon paradis. Je coulais, et je ne voulais plus me retrouver…

Béatrice m’enlaçait d’une manière si naturelle et si lascive… Ce n’était pas une enfant, c’était une femme, un début de femme sans doute, mais une femme. Elle me serrait sans cacher un léger gémissement ; je sentais quelque peu ses mouvements les plus intimes sur ma cuisse. Cela me jeta dans de terribles tortures.

Béatrice se languissait. Elle était elle aussi, je crois, mise à la torture. Je n’arrivais pas à imaginer son désir. Toutefois, je ne pouvais plus lire ses mouvements autrement : j’étais moi-même l’instrument de ses tortures. Cela renversait la perspective. Si Béatrice était dans l’état d’orage où je me trouvais, si elle-même était actuellement transpercée par ma propre flèche…

Mon esprit tournoyait, je cherchais des pistes de salut. Il n’y en avait pas, car elle avait placé ma main sur son sein et resserrait les cuisses.

LA PREMIÈRE INITIATION

Lorsque Béatrice et moi sommes arrivés près du camp secret de Marguerite, c’est le corniaud qui nous accueillit. Il se frotta à la robe de Béatrice puis se mit à grogner vers moi en montrant ses crocs. L’énorme chien noir, nommé Husdent, détectait sans doute le salopard dans l’homme que je tentais de paraître. Il avait repéré en moi le pleutre, et dans le pleutre le traître.

Je fus immédiatement conduit à une cabane de branches à quelques lieues du camp et on me donna l’ordre de rester là jusqu’à ce qu’on vienne me chercher.

C’était la première étape de mon initiation.

J’entends encore aujourd’hui la pluie papoter avec les branches et les feuilles de ma cahute. Un bien faible bouclier qu’elle traversait joyeusement par petites mélodies trépidantes. La pluie venait se réchauffer sur ma peau, je disparaissais dans sa froidure.

Ma première initiation fut une grande épreuve. Je n’y étais pas préparé. On m’avait abandonné pour une période indéterminée dans l’épaisseur d’une forêt. Pas de surveillance, pas de tracasseries, pas de menaces, pas d’exigences, pas de contrat ; je n’avais pour seule préoccupation que ma pauvre petite personne à nourrir et à calmer…

Une inversion point par point des procédures de l’Inquisition… De la liberté dans toutes les directions de l’espace et du temps. Je pouvais, à n’importe quel moment, mettre fin à ma retraite, il suffisait de retourner chez les miens à Valenciennes. Je pouvais aussi me contenter de disperser le temps. Mais c’était sans compter sur la mémoire.

J’étais perdu dans l’immensité végétale. Des souvenirs surgissaient, épars, brisés, à demi mastiqués. Ils tournoyaient autour de moi comme des insectes, et avec eux pleuvaient des lames de feu, des formules assassines. On le disait de toutes les manières : « Le sexe est en lui-même une bête, un serpent que la moindre chaleur réveille. Il dévore les entrailles et veut emprunter la “sortie du boire”, il veut jaillir comme une vomissure. Seule la froide raison le glace… » J’étais clerc. Sur les conseils de mon père, j’avais misé sur elle, ma froide raison.

Après quelques jours, les sentences et les préceptes de Platon et des pères se heurtaient les uns contre les autres dans le plus grand désordre. Sortaient de ces collisions aléatoires d’autres souvenirs, plus entiers, plus clairs, moins fragiles.

De toute ma vie de clerc, je n’ai passé qu’une seule journée au large, loin du sentier de la crête, loin du sentier des peurs sociales…

De Marigny et moi étions partis de Bruges et, par la route de la Börde, avions rejoint la mer du Nord à destination de l’Angleterre. Au mitan de notre traversée, nous avions perdu toute trace d’une côte. Le soleil surplombait la mer, et je me rendis compte de la circularité de l’horizon. À la hauteur de mes épaules, une ligne formait autour de moi un cercle parfait. Cela aurait dû m’angoisser. Le contraire se produisit. Mon regard se promenait sur la bordure de ce cercle avec un plaisir incommensurable. Je me sentais sur mon cheval de bois, comme si ma mère me recouvrait de tout le ciel bleu du jour…

Hélas ! il suffisait que je me rappelle le but du voyage, ma mission de secrétaire, mon rôle et mon importance pour que la mer redevienne une simple attente, le bateau, un simple moyen, la route maritime, une simple ligne jusqu’au port.

La joie n’est peut-être qu’une mer, un grand volume de liberté que l’on contemple avant de se borner à un but. La joie ressemble à un enfant qui jubile devant un immense gâteau, le couteau à la main, suspendu dans son bonheur… La joie, c’est l’instant de plénitude avant de trancher le minable linéament qui sera le nôtre.

Sur le bateau où j’étais, je fixais l’horizon à la recherche d’un indice. Là, au loin, ce point ! C’était peut-être le port ! Et je me demandais : « Mais qui est là sur le quai ? Qui m’attend ? Qui capte ainsi toute mon attention ? Est-ce que je le connais seulement, celui qui me vole l’univers entier ? »

« C’est toi-même qui seras là dans quelque temps ; tu es déjà là, tu attends, tu t’attends. Tu t’absorbes.»

Par le sortilège des intentions, des buts, des volontés et des contrats, nos personnages sont distribués à différents endroits de l’espace et du temps. La vie devient le fil qui relie ces « moi ». Et il suffit d’un banal accident pour que deux d’entre eux ne puissent se rejoindre. On appelle cela la mort.

Rien de tel n’était possible lorsque j’habitais le gâteau entier.

Dans ma petite cahute de branches en pleine forêt, la nécessité me forçait à m’activer. La soif m’amenait à la rivière. La faim me forçait à la cueillette et à la chasse.

La forêt n’est pas la mer, c’est une épaisseur de petits bruits qui chuchotent dans une langue étrange. On a l’impression de connaître cette langue depuis toujours. Un orphelin conserve dans le fond de sa mémoire la langue maternelle qu’il n’a plus jamais entendue depuis son sevrage, mais si tout à coup, il croise quelqu’un qui parle ce langage, son cœur bondit. J’étais dans cet état. La forêt parlait ma langue maternelle qui m’était devenue étrangère.

Heureusement, j’avais vécu mon enfance à l’orée du bois. Mon père m’avait appris quelques rudiments. Aujourd’hui, la forêt me ramenait à mes huit ans et tout le reste de ma vie n’était plus grand-chose : l’arrivée à l’école monastique, les grandes études, les jeux de coulisse, ma nomination au poste de secrétaire de monsieur de Marigny, tout cela n’était qu’un mauvais rêve…

Je n’avais pas perdu mon habileté à la fronde. Je me nourrissais d’écureuils et de petits rongeurs.

Dans la vague tristesse de ma satiété, il me sembla apercevoir Béatrice danser. Elle ne pouvait plus contenir sa pudeur. La chaleur du feu lui enlevait ses vêtements. Son corps était relié au mien par des cordes de lyre. Ma peau frémissante chantait la complainte du narval…

Cette fille pouvait m’écorcher vif simplement en disparaissant dans l’obscurité. Chaque désir nous donne un corps, nous met au monde, mais ce désir-là avortait dans l’angoisse.

Je me recroquevillais dans le mépris de la chair qu’avait été mon éducation. J’avais sauvagement rencontré les deux formes de ce mépris : frère Guillaume et De Marigny. Frère Guillaume se tenait dans la faim et la soif, se déchirait le dos avec sa discipline, tentait d’anéantir une concupiscence qui se propageait en lui comme le feu. De Marigny donnait à sa faim et à sa soif n’importe quoi. La seule fois qu’il avait été attiré par la beauté d’une femme, il l’expédia au bûcher et, le soir même, il se vautrait dans sa propre jouissance avec des filles qu’il dédaignait.

Le moine et le débauché : les deux formes de corruption du désir humain. J’avais été témoin de nombreuses scènes de perversions ascétiques ou lubriques. Les deux échouent dans la violence. Le monde devient d’une extrême brutalité. Je crois que le débauché est le plus privé des deux parce qu’il est privé même de sa privation.

Néanmoins, après je ne sais plus combien de semaines, j’étais sur le bord de mon puits prêt à demander humblement de l’eau à une Samaritaine. J’éprouvais sans réserve l’immensité de ma solitude. La mesure de notre isolement nous est révélée une nuit sans nuages lorsque les étoiles frémissent de froid dans l’absence de la lune. Cette maison cosmique est tout simplement trop grande pour l’enfant que l’on a abandonné là. C’est un volume démesuré d’air, de terre, d’eau et de feu où gémit un peu de poussière humaine…

Je replongeais dans mes souvenirs. Il y a dans notre mémoire des choses si familières qu’elles forment la substance même de notre vie. Chaque soir, à la tombée de la nuit, arrivait mon père. Maman avait déjà mis le pain sur la table et l’eau dans la bassine. La soupe sur le feu répandait son odeur humide et maman avançait le nez dans la vapeur du chaudron. À ce moment-là, elle s’essuyait les mains l’une après l’autre sur son tablier, juste dans le creux de l’aine. Elle répétait lentement ce geste. Elle attendait son homme, et son geste devenait langoureux… Lorsque père entrait, les yeux de maman passaient autour de lui et revenaient timidement au chaudron. Père se lavait les mains vigoureusement dans la bassine. Le bruit de ses mains dans l’eau empêchait maman de bouger. Elle se mettait à fredonner. Une chaleur rougissait son visage. Et moi, petit garçon, je grandissais dans ce désir comme dans un ventre.

Husdent, le corniaud des bergères, arriva un matin et me ramena à leur camp. J’appris que Béatrice avait été envoyée avec deux pastourelles à l’hôpital Sainte-Élisabeth pour y chercher des provisions, des livres, des parchemins, des plumes et de l’encre. J’avais la tête plongée dans un bol d’avoine lorsque j’entendis Marguerite. Elle ne put s’empêcher de rire.

— J’imagine que vous ne me demanderez plus d’initiation…

Elle déplaça un banc près de la table et s’assit au soleil. Ses cheveux frisottés se détachaient du buisson qui verdoyait derrière elle. Toujours cette joie incompréhensible… Ses yeux, cependant, n’avaient rien de naïfs, et me cherchaient.

— Je suis encore bien confus…

— Alors vous restez ?

— Avec votre permission…

Elle se leva et s’assombrit un instant.

— Vous connaissez le risque ?

— Mieux que personne, lui répondis-je.

Je crois qu’elle perçut que j’avais définitivement détruit la barque qui pouvait me faire revenir en arrière. Elle se rassit et reprit sa légèreté habituelle. À ce moment-là, c’est moi qui voulus la ramener sur terre.

— Mais vous, dame Marguerite, acceptez-vous le risque de me prendre sous votre aile ?

Une petite brise s’infiltra dans le long silence qui suivit mon avertissement. Elle ne me regardait plus.

— Qui peut garantir sa propre loyauté ? répondit-elle. Ici, chacun d’entre nous porte la vie des autres dans le creux de sa langue. Voici donc mes directives : chaque matin, je vous dicterai quelques feuillets du Miroir que l’évêque de Cambrai a fait brûler devant mes yeux il y a quelque temps. Vous les transcrirez quatre fois. Ensuite, vous enseignerez à lire et à écrire aux bergères et aux lépreuses. Évidemment, nous devons tous participer aux corvées. Il y a toujours beaucoup de travail dans un camp aussi rudimentaire que le nôtre…

Je n’écoutais plus. Deux énormes hêtres se détachaient à l’avant-garde de la forêt. Le petit banc où j’étais assis et la table où se trouvaient l’avoine roulée, le bol et la cuillère de bois, avaient tremblé. Écrire sous sa dictée rendait Marguerite relapse.

J’étais figé devant le terrible destin qui s’ouvrait devant moi. J’avais quitté le chemin macabre des clercs et des chevaliers, je marchais maintenant sur le sentier des bûchers !

LA CHUTE

La conscience humaine vit sur une bascule. Les instants passent et, par l’attraction d’un nouvel éclairage, l’homme s’élève tout heureux. Au moment où il respire l’air de la montagne, la pesanteur de sa mémoire atteint son apogée.

« Tu as oublié tes vieilles chaussettes », lui souffle-t-elle à l’oreille. Et l’homme se retrouve tout en bas.

Tandis que je reprenais mon arc, mes flèches, ma fronde et mes collets, mon éducation de clerc retrouva sa place et se referma sur moi comme deux écailles sur la chair d’un mollusque. Je me sentais ridicule dans mon accoutrement de paysan. « Plus la tête est loin de la terre, plus noble est l’homme. Le paysan est le plus bas des hommes, car il se courbe sur la terre. » Ainsi parlait Platon.

Marguerite alla chercher un volumineux bissac, un bâton, un couteau, de la corde de chanvre et bien d’autres choses. Elle m’emmena sur une sente qu’elle connaissait arbre après arbre, buisson après buisson. Elle me montra des fleurs très rouges et froissées aux feuilles fines et pointues, m’expliqua leurs propriétés, en ramassa quelques-unes. Plus loin, elle dégagea quelques fougères pour découvrir de minuscules boutons mauves qui sortaient d’une mousse verte et spongieuse. Elle en prit, parce que « dans l’argile, disait-elle, ces fleurs favorisent la cicatrisation ».

Plus loin, elle me grimpa sur le dos, atteignit une branche et alla tout en haut d’un arbre chercher des grappes d’un petit fruit presque noir. Elle fredonnait.

Je me sentais grotesque.

Nous montâmes sur une butte pour partager notre pain. La forêt nous entourait comme une grande assiette de feuilles. Je regardais cette étrange femme, un bonheur élargissait son visage. Ses yeux d’enfant se bridaient en dessinant de minuscules pattes d’oiseau sur ses tempes.

— Expliquez-moi le bonheur, demandai-je à Marguerite.

Le silence nous enveloppa un long moment.

— Je connais un lai breton qui me plaît bien. Je ne me souviens plus des rimes, mais je peux vous conter l’histoire.

— Allez donc.

— À Carlisle séjourne le roi Arthur. Les Scots et les Pictes ruinent le pays et pénètrent dans la terre de Logres. À la Pentecôte, le roi décide de récompenser ses chevaliers qui avaient le mieux guerroyé. Il distribue femmes et terres, trésors et butins, mais rien au plus valeureux de tous, Lanval, l’étranger sans famille ni héritage qui était arrivé on ne sait d’où. C’était pourtant le plus beau et le plus courtois de tous. Par un bel après-midi chaud, Lanval se lance sur son destrier, il galope longtemps, jusqu’à ne plus reconnaître les lieux, jusqu’à ce que sa tristesse le rattrape. Il s’avance dans un vaste champ. Il descend de sa monture, plie son manteau et s’étend sur l’herbe. Son dénuement lui paraît infini. Vers trois heures, le soleil frappe si fort qu’il ressent un puissant vertige. Après avoir pris un peu d’eau, il se lève pour tenter de vaincre son désarroi. Deux belles jeunes filles s’approchent de lui. « Seigneur Lanval, annonce l’une d’elles, notre maîtresse nous envoie vous chercher. Accompagnez-nous ! » En pleine forêt, dans une humble maison de bûcheron, vivait une femme splendide. Elle lui dit : « Monseigneur Lanval, je vous observe depuis longtemps. Je me suis déguisée en paysanne, en servante, en vieille femme, en ouvrière, je vous ai aimé et maintenant, je vous aime plus que tout au monde et me languis en votre absence.» « N’en dites pas plus, répliqua Lanval, vous habitez mes rêves depuis mon enfance ! » Voilà, Guion, ce qui m’est arrivé.

Des deux bras, elle serrait ses genoux sur sa poitrine en fixant l’horizon. Je regardais avec elle. D’une certaine façon, rien n’était plus beau. Nous surplombions la forêt et la lumière caressait l’étoffe sylvestre qui nous entourait. Le feuillage se tachait de reflets d’argent. Des corneilles tournaient autour d’un gros pin pour le simple plaisir de jouer. Des volutes de brume blanche montaient dans le ciel bleu. Quelque chose donnait une texture charnelle au paysage. On avait l’impression qu’en avançant la main, on aurait attrapé un lapin, un chat sauvage, un cerf.

D’une autre manière, nous étions des fous tombés au dernier degré de la folie et devant quémander à la forêt le gîte, l’air, l’eau et la nourriture.

Elle se leva.

— Vous ne parlez pas. Alors aussi bien vous scandaliser d’un seul coup franc. Vous voyez ce paysage et tout ce cosmos ? C’est le frisson de Lanval pour sa bien-aimée.

— Le problème des femmes, c’est qu’elles voient ce qu’elles désirent voir. Votre délire heureux vaut-il le délire malheureux de l’Inquisition ?

— Voilà un retournement qui me plaît. Maintenant, j’ai une question pour vous. Nous voyons la nature belle. Et c’est normal, puisque l’œil est fabriqué par la nature. Le crapaud trouve sa maman très jolie. Comment pourrait-il en être autrement ? Pour la même raison, la lionne se voit bonne et généreuse, surtout lorsqu’elle apporte une gazelle déchiquetée à ses petits. Alors comment est-ce possible qu’un être humain, homme ou femme, puisse trouver la nature cruelle. Il devrait considérer le monde aussi bon que beau, comme le lionceau voit la lionne !

— Je ne sais pas.

C’est à ce moment-là qu’elle me tendit son bol en bois en gage d’amitié. Je ne l’ai jamais perdu.

À L’ÉCOLE DES LÉPREUSES

Le Soleil fait sa rotation autour de la Terre à une vitesse parfaitement régulière sauf au moment du crépuscule où il ralentit sa course, pour rester quelques minutes de plus, noyé dans son sang. Devant ce phénomène précisément mesuré, les savants de l’Antiquité ont fait l’hypothèse que le Soleil, ne pouvant pas ralentir réellement sa course, laissait simplement son image agoniser dans les éléments du ciel. Les Égyptiens voyaient dans ce mirage céleste une preuve de sa divinité. Ce soir-là, j’y voyais une preuve de son humanité.

L’angoisse m’avait repris aussi sournoisement et aussi rapidement qu’une attaque de cœur.

La cabane des lépreuses me convenait à merveille. Étendue sur une paillasse, une grand-mère se mourait. Elle était tellement défigurée qu’on ne pouvait plus reconnaître une femme dans la chair boursouflée. Une jeune fille sans nez chantait le Lai du Rossignol. On l’appelait Flore, sa voix était triste comme sa peau grise. Trois autres femmes, dont il était impossible de deviner l’âge, battaient de la laine mouillée et du crin pour en faire du feutre.

Je restai de longues heures, immobile, appuyé contre une poutre, caressant le front du chien.

Ce malheur m’apaisait.

J’avais l’impression de revenir à la maison après un long voyage. Ces femmes avaient quelque chose de vrai, comme si elles étaient la vérité de l’Homme offerte aux hommes. Une vérité qui disait : tu m’as fait de cendre et de boue et tu me ramènes à la cendre et à la boue, alors détourne ton visage de moi, Lanval, car tes contes de bonnes femmes ne recouvrent plus rien.

Si je restais là suffisamment longtemps, ma peau allait enfin trouver sa vérité, sa meilleure excuse, sa meilleure cachette pour échapper à la fois à la folie de l’Inquisition et à la folie des béguines. Le lépreux est inoffensif, car il est un être humain retombé sur sa vérité.

J’allais rester parmi les lépreuses, j’allais, comme elles, m’enfoncer tout doucement dans la matière du crapaud, dans l’oubli du marais, dans la miséricorde narcotique de la lèpre. C’était la meilleure route pour honorer convenablement la mort. Avons-nous d’autres missions que d’honorer la mort ?

Le temps passait à travers la vérité de la lèpre… Lorsqu’on est couché parmi des lépreuses au plus bas de l’être humain, là où il n’y a plus la moindre possibilité de se reprendre et de se redresser, là où il est légitime d’abandonner la lutte, une étrange sérénité s’installe. Plus personne ne nous regarde, plus personne ne nous envie, aucun œil n’ose même se tourner vers nous. Quelle délivrance ! Nos yeux ne cherchent plus à capter qui que ce soit ni quoi que ce soit. Nous ne voulons plus être vus et effectivement, plus personne ne nous voit. Nous ne détournons plus vers nous la moindre parcelle du monde.

Le paysage reprend donc sa forme primitive. Ne pas désirer apaise, ne plus être désiré libère. On entre dans la neutralité des choses. On se couche parmi les choses.

Le soir venu, je me couchais la tête posée sur l’épaule de la grand-mère mourante. La jeune Flore venait s’étendre à côté de moi et trois autres femmes se blottissaient contre mes jambes. Je les entendais dormir. Leurs doux soupirs mélangés au râle de la moribonde formaient une musique tranquille dans l’odeur effroyable qui nous engourdissait.

Enfin couchés sur le sol, la vie au-dessus de nous comme une vapeur, nous pouvions goûter l’amertume de la lie, avaler un moment de vérité et vomir le monde en toute honnêteté.

Un jour, nous nous réveillâmes, et la vieille lépreuse ne respirait plus. La petite communauté des trois bergères, de Marguerite et des lépreuses se rassembla autour de la dépouille que l’on avait enveloppée dans deux grands châles de laine écrue. Le silence récitait une prière. Personne ne pleurait, personne n’aurait osé pleurer son soulagement.

Son malheur résumait l’humanité. Au fond de son âme, la bête reste résignée.

Nous sommes des agrégats précaires, de petits tas de limon, et tant bien que mal, nous tenons nos éléments au bon endroit dans un tout plus ou moins cohérent. Le vent, la pluie, les joies, les peines, les larmes, les désirs, les espoirs, les désespoirs érodent cet étrange château de poussière, et un jour pas très différent des autres, nous tombons en ruine, poussière sur poussière.

Nous avons enterré la vieille femme avec tendresse.

Sans nul doute, nous étions une communauté. 

L’ISSUE

Nous étions encore silencieux autour de la vieille lépreuse lorsque nous entendîmes des rires et des voix d’enfants. Béatrice et deux bergères arrivaient avec une fillette et deux adolescentes. L’enfant, presque aussi grande que sa monture, trônait sur les épaules de Béatrice, lui cachait la vue de ses mains et s’amusait à la guider entre les branches, les buissons et les pierres. Une chevelure blonde parsemée d’épines de conifère entourait une frimousse roussie par la terre. Flore se jeta sur Béatrice si bien que, dans un éclat de rire, l’équipage tomba dans un fourré de genêts.

Les trois filles furent présentées à tout le monde et un peu plus longtemps aux chèvres. Il était facile de parler aux enfants en s’adressant aux animaux. Les orphelines comprenaient qu’elles venaient de trouver une maison et des parents qui ne les abandonneraient pas facilement, la preuve étant que les chèvres se portaient bien, surtout les plus petites et les plus fragiles.

Maiffe, la plus jeune des trois, la blondinette toute frisée, avait été recueillie par une tante avant que sa mère ne soit enfermée dans un cachot épiscopal. La famille avait de la fortune, aussi tous ses biens furent-ils confisqués par l’Inquisition. Une enfant d’hérétique ! Il valait mieux qu’elle disparaisse dans les bois pour un certain temps.

Gardie et Mitch, les jumelles, devaient approcher quatorze ou quinze ans. Elles s’étaient réfugiées au béguinage pour fuir un mariage qui les terrifiait. Leurs fiancés se cachaient dans les Alpes autour de Triverio, car ils étaient tous les deux lieutenants chez les dolciniens, des spirituels de la pauvreté, des hérétiques qui avaient besoin de soldats pour se défendre contre leur évêque. Leur contrat de fiançailles les rendait automatiquement complices de leur futur mari. Les jumelles avaient déjà vu des hommes à demi brûlés, agonisant sur un gibet, et elles étaient terrifiées. Leur père les faisait rechercher dans tout Valenciennes pour les amener à Triverio, il ne voulait pas qu’elles retournent à l’évêque catholique, un suppôt de Satan selon les dolciniens. Elles étaient prises entre deux feux, elles aussi devaient disparaître pour réapparaître autour de Bruxelles sous d’autres noms, en catholiques des plus orthodoxes ou en béguines, comme elles le souhaiteraient.

Nous étions tous devant les braises sur lesquelles nous avions cuit le repas. Les lépreuses s’étaient regroupées légèrement à l’écart, elles regardaient les nouvelles filles avec un mélange de regrets et d’admiration. Jamais je n’avais vu de regards semblables. Par moments, elles se voyaient dans ces jeunes corps tout roses et elles jubilaient : être aimées, cajolées, désirées… Puis elles retombaient dans leur corps ladre et rebutant. C’était pitié de les voir. Flore surtout semblait écartelée entre l’envie et le dégoût. Elle ne pouvait plus rester dans l’ombre.

Elle se couvrit d’un chaperon écarlate qui lui cachait presque entièrement le visage et elle se leva pour chanter et improviser une danse qui imitait fort bien le feu : Les deux amants de Marie de France :

En Neustrie une montagne se dressait plus haute que les nuages,

Au pied de la montagne murmurait la petite ville de Pistre.

Le roi de Pistre avait une fille plus belle que la pêche et plus suave que la pomme.

Il ne voulait la donner qu’à celui qui monterait la montagne sans escale en portant sa fille dans ses bras jusqu’au sommet.

Beaucoup de téméraires avaient tenté leur chance sans succès. Mais un jour la jeune fille s’éprit d’un jeune homme

Et le jeune homme la requit d’amour.

La demoiselle jeûna, le damoiseau s’entraîna. Arriva le jour. Il était fort et elle, mourante de faim. Il portait l’oiseau comme de la plume, il la trouvait si belle qu’il en oublia sa peine.

Au sommet, lui mourut d’épuisement et elle, de chagrin.

La silhouette de Flore ondulait avec une grâce qui forçait l’admiration des autres filles. De temps à autre, ses yeux réfléchissaient la braise qu’elle ravivait de ses mouvements. Elle me lançait des regards qui étincelaient dans la nuit. J’avais le cœur brisé. Être amputée de toute forme d’attraction, isolée derrière une peau terreuse, être refusée à un monde qu’on voit…

Pourquoi n’avait-elle pas le droit de produire autour d’elle ce minimum de séduction qui nous permet d’advenir de temps en temps à la joie d’être désirés ?

Dans le mouvement, Flore savait conquérir ce que la nature lui avait refusé. Jamais je n’avais vu une telle grâce. Et je crus bon de soutenir son regard, non sans esquisser un sourire peut-être ambigu.

Les chèvres ruminaient derrière nous. Une des bergères reprit le chant de Flore et relança la danse de la jeune lépreuse. Flore cherchait à donner dans l’effet de ses mouvements ce qu’elle savait ne pas pouvoir produire dans les rayons du jour. Sa danse perdait de son innocence. Mais nous savions tous qu’elle ne serait jamais ce qu’elle rêvait d’être. Elle avait déjà le corps brisé…

Traverser toute une vie, non seulement sans attirer sur soi le moindre regard, mais au contraire en rebutant tous ceux qui pourraient nous plaire, méritait un répit. Mes yeux le lui accordaient.

Flore devint de plus en plus sensuelle, presque lubrique. Je n’aurais pas dû continuer à la contempler. J’entretenais le feu. Mais je ne pouvais faire autrement. J’étais réellement séduit par sa beauté. Cette phrase si banale, ici, avait une portée surnaturelle. Cette jeune fille enterrée vivante dans un corps qui pourrissait n’avait peut-être plus que quelques courtes années pour vivre une vie entière de femme. Je ne voulais pas la priver de mes yeux.

Elle arracha à son corps brisé une lumière qui allait m’éclairer toute la vie.

D’un seul coup, je compris que son désir était la plus belle chose du monde ; mon inhibition de renfrogné était la plus laide… Rien n’était plus pur que cette lépreuse offrant son désir inutilement, rien n’était plus impur que ma chasteté de clerc.

Béatrice était captivée par elle, comme nous tous. Ce soir-là, toute femme aurait aimé danser comme Flore, car être belle n’a rien de vraiment beau, alors qu’arracher la beauté à la mort stupéfie les dieux.

La seule et effroyable adversité de cette nuit mémorable fut la ronde des heures qui eut raison des forces de Flore. Épuisée par sa danse, elle vint s’écrouler près de moi. Son visage, éblouissant malgré les boursouflures, s’éteignait peu à peu comme une lune derrière de lourds nuages. Des larmes étincelantes glissaient dans les sillons de sa chair labourée.

Nous étions tous baignés de larmes semblables, le temps s’était abattu, tel un titan, sur l’amour naissant de la jeune fille. Flore éclata en sanglots.

Le ciel se couvrit pudiquement d’un voile de velours noir et le silence reprit sa tâche de grand fossoyeur des espérances.

Et puis, l’aurore se mit à luire derrière les arbres. Nous étions serrés les uns contre les autres, à demi ivres de sommeil. Néanmoins, quelqu’un commença une histoire, puis une autre, une confidence, un souvenir… Les femmes se confiaient les unes aux autres. Ce matin-là, toute réserve nous paraissait superflue.

Gardie ne put se retenir de demander :

— Mère Marguerite, Dieu nous a-t-il abandonnés ?

Sa question était terrifiante. Ceux qui prêchaient Dieu brûlaient des femmes et des hommes, pourchassaient les pauvres jusque dans les montagnes reculées. Clément V avait même déclaré hérétiques ceux qui, comme les dolciniens, défendaient l’idée que Jésus avait été pauvre. Jusqu’au général des franciscains qui avait dû fuir en Bohême pour défendre la pauvreté que les évêques avaient déplacée de la colonne des vertus vers la colonne des vices. L’Église enseignait désormais que Jésus avait possédé une bourse bien garnie. Et maintenant, Gardie et sa sœur, pourchassées par leurs propres parents, se retrouvaient entourées de lépreuses qui représentaient tout le désespoir de l’humanité. Qu’est-ce qui pouvait advenir à deux jeunes filles ainsi perdues parmi les hérétiques ?

Marguerite resta longtemps plongée dans le silence. Je crois qu’elle évaluait l’énorme poids qui pèse sur la personne dont on attend la franchise autant que l’espérance. Il fallait bien qu’une étincelle surgisse, il fallait bien qu’un mot, une phrase remette un peu d’ordre, de cohérence et d’espoir dans ce monde sens dessus dessous. Et pourtant, toute forme de fausse consolation ne pouvait avoir sa place parmi ces enfants trahis. Comment allier ensemble la lucidité et l’espérance ?

Elle aurait pu donner l’exemple d’une caravane perdue dans le désert. Le maître de la caravane ne voulait pas tomber dans le piège d’un mirage. Il connaissait parfaitement les conditions thermiques et optiques qui les provoquent. À travers tous les mirages possibles, il imagina une piste qui, selon l’angle des ombres, allait dans la direction d’une oasis qu’il connaissait vaguement, mais qu’il était impossible de percevoir d’aussi loin. Il convainquit les chameliers que l’eau serait là après quelques jours de marche. La troupe trouva l’énergie nécessaire pour continuer encore trois jours. Ils ne trouvèrent ni oasis, ni puits, mais un amas de cactus propres à leur donner encore quelques jours de vie. Ensuite, ils découvrirent un village et enfin, un puits. Si le chef avait révélé à sa troupe le destin le plus probable – « Nous sommes perdus » –, il aurait certes fait preuve d’une forme de lucidité, mais d’une forme mortelle de lucidité. En donnant une direction qui contournait les mirages pour aller vers un destin peu probable mais possible, il faisait montre d’une forme supérieure de lucidité.

Marguerite ne pouvait s’esquiver, car nous étions à l’image de cette caravane. Elle commença timidement :

— Il y a très longtemps, vers le milieu de l’hiver, une morne journée, alors qu’un grésil fouettait la colline et que la croûte glacée rendait la marche douloureuse, je devais revenir à Valenciennes. J’étais enceinte de huit mois et, à chaque pas, je m’enfonçais dans la neige jusqu’aux genoux. Je n’espérais plus qu’un chariot s’arrêterait. On ne sait pas ce qu’est la vie tant qu’on ne l’a pas portée dans son ventre. Je la portais. Un petit paquet qui donnait de temps à autre des coups de pied, une boule repliée autour du cordon qui le nourrissait, un battement, un petit être qui s’était formé à même ma chair. Mon bébé avait déjà fourni son ultime effort, il s’était placé la tête pour foncer droit vers la sortie, mais j’avais encore un mois devant moi. C’était mon premier et ce fut mon seul, j’avais assisté bien des femmes, mais sur le bord d’un chemin en plein hiver, j’aurais eu moi-même besoin d’assistance… Il fallait simplement que je me rende chez mes sœurs béguines. Alors, je marchais lentement, prenant tout le repos qu’il fallait. Il n’était pas nécessaire d’arriver si vite, ce qui importait, c’était de garder mon poupon bien au chaud dans mon ventre.

Je crois que c’est cela qui m’a attachée à lui avec une force que je n’imaginais pas. Sans que je m’en rende compte, mon corps, mon cœur, ma conscience, mon âme s’étaient pelotonnés autour de lui. Je fondais comme la cire sur son petit corps.

C’était un beau petit garçon, pas le moindrement soucieux, blond, joyeux, qui aimait mes chansons. Il m’écoutait fredonner. Il ronronnait comme un chat tout en me disant des yeux : « Ne t’inquiète pas, maman, je t’aime trop pour te quitter. » C’était bien plus que moi, ce petit. C’était le noyau d’un autre moi, une future grande chose qui saurait boire de l’eau pure, manger du sanglier et faire un enfant à une femme. Par sa génération, il allait forer sa vie à travers les siècles jusqu’à une civilisation qui ne connaîtrait ni le bûcher, ni la haine, ni le mépris des femmes. Je l’avais appelé Godefroid, car il n’avait pas froid aux yeux.

Il y a de ces températures qui nous repoussent jusque dans les derniers retranchements de l’imagination. J’étais avec lui dans une belle cabane imaginaire avec un grand feu dans un foyer de pierre. Godefroid mesurait deux mètres et me rassurait avec ses larges mains sur mes épaules. J’oubliais ma fatigue et la neige. Le grésil s’était amolli en confettis de soie blanche qui tombaient sur mes cheveux blonds.

Je compris que mon petit bonhomme allait sortir. Les contractions le mettaient en boule, il ne pouvait plus attendre, il fermait les poings et défiait le temps. Il voulait me voir, et je voulais être vue par lui, car ses yeux me diraient toute la beauté d’être une femme. J’étais son continent, mon corps serait, pour lui, l’île enchantée. Il allait apaiser mon ventre, téter mes seins gorgés. Il serait mon seigneur, le chevalier de mon cœur. Il avait déjà conquis son territoire : pas une fibre de mon être qui ne lui appartenait. Je ne voulais plus qu’une chose, être sa terre et ses champs, car en dehors de sa seigneurie, il faisait froid.

J’avais découvert un endroit à l’abri du vent. Je tapai la neige entre quatre ou cinq conifères vigoureux. En creusant notre alcôve, je découvris un nid d’oiseau bien sec, le plaçai au milieu, avec des brindilles, du petit bois et des branches. J’allumai un feu. J’avais une grosse tunique de laine dans un baluchon. Le ciel s’adoucit. Le vent tomba. L’air devint tiède et mon feu éclairait, réchauffait. Tout irait bien.

J’aurais aimé qu’Albert, le père de l’enfant, soit là pour me prêter main-forte. Il avait choisi le monastère. Il était sans doute en train de prier pour notre péché. Aucune vie, mes enfants, n’est péché. Mais la mort, elle, n’est pas innocente. Elle nous renifle, nous suit à la piste et n’abandonne jamais. Cependant, je peux le déclarer aujourd’hui, la vie ne lui cédera pas. Il est toujours possible d’imaginer une vie sans la mort, mais il n’est pas possible d’imaginer la mort sans la vie.

Il n’était pas question de mort. Mon feu était bon, le ciel s’était apaisé, la laine de mes vêtements était épaisse. J’avais ce qu’il fallait et mon Godefroid semblait s’y connaître en matière de naissance. Il fonçait tête première avec une science étonnante. Il plaçait son front, son nez, son menton de façon à aider le travail des contractions. En quelques heures, je l’accueillis comme un agnelet. Je l’installai sur ma peau nue, il trouva un mamelon et prit la substantifique sève de mon corps alors que je m’étais enveloppée dans une bonne épaisseur de laine. J’étais la plus heureuse du monde. Bientôt un chariot passerait et la femme du bonhomme aurait pitié…

Mes enfants, écoutez bien ceci : si jamais tout votre cœur soupire pour un citron, il vous sera donné un melon. J’avais travaillé des années à l’hôpital Sainte-Élisabeth, et pourtant, je n’ai aperçu aucun indice de la permutation qui venait. Je me suis endormie en gardant au chaud mon bébé sous mes vêtements. Le lendemain, il était mort. Le ciel avait encore les mains tachées de sang et mon cœur n’arrivait pas à trouver le sentier des larmes. Je ressemblais à un moulin à grains. Mécanique. Je tournais autour de mon nid de neige comme une pierre, j’écrasais ce qui me restait de cœur et il montait de moi une émotion qu’il m’était impossible de sonder. Le moulin produisait une farine et un pain que je ne comprenais pas. Ce pain était mon corps, et si mon cœur ne trouvait rien à aimer, alors j’allais partir en pièces dans l’explosion de mes chairs.

Par une grâce extraordinaire, ma souffrance ne m’a pas crevé les yeux. Je me suis rendue à Valenciennes un pas après l’autre, un souffle arraché chaque fois à la douleur. Quelqu’un devait manger le pain que j’étais.

Je suis arrivée à l’hôpital de Valenciennes exténuée. Mon épuisement n’était pas assez. Une femme se mourait en couches et il me fallut extraire la petite fille de la maman. Par quel miracle ai-je eu la force de la secourir, je ne le sais pas. Mais j’ai été donnée à cette femme comme on donne un pain à un affamé. Elle est morte en me confiant son bébé.

Si un jour, mes enfants, vous percevez un seul instant une moindre goutte du bonheur que ma chère petite fille m’a donné, alors vous serez sauvés. La source de la vie n’a pas abandonné les femmes, elle nous fait simplement l’honneur d’advenir à une existence divine. Comment pourrait-il en être autrement ? J’ai nourri et aimé ma petite fille. Je lui ai enseigné tout ce que je savais. Non, nous ne sommes pas abandonnés, notre cœur contient tout ce qu’il faut pour affronter la vie, il puise l’eau à la source. Mais certaines d’entre nous portent un fardeau vraiment trop lourd pour qu’on l’assume seul.

Flore se redressa.

— Madame Marguerite, dit-elle, ne vous inquiétez pas pour moi. J’ai seulement une question : comment avezvous su que vous étiez aimée, si aimée que la vie ne pouvait pas vous trahir ? Il fallait bien d’abord savoir cela, sinon vous auriez jugé en mal votre sort et vous n’auriez pas survécu à votre malheur.

Nous étions tous estomaqués par la question de Flore. Seule Marguerite ne semblait pas surprise. Elle connaissait l’intelligence de la jeune fille.

— C’est dans les yeux de la mère mourante, dans son espoir, alors qu’elle me confia sa petite fille, que j’ai vu cet amour. Ses yeux donnaient son enfant. Lorsqu’on a vu des yeux donner réellement, sans réserve, l’être le plus cher de notre chair, alors on sait que le soleil qui se lève maintenant est une grande pupille qui nous regarde avec amour. Les montagnes onduleuses qui nous entourent, l’arbre brisé sur lequel les bergères sont appuyées actuellement, les frênes qui se dressent en fissurant l’espace, nos chèvres et jusqu’au moindre moustique, tout cela n’est rien d’autre qu’un acte d’amour. L’âme humaine force le paysage à la beauté. Si Dieu n’existait pas, Flore, le néant lui-même se matérialiserait pour regarder ta beauté.

C’était fait, cette soirée, cette nuit avaient accompli leur travail, l’angoisse m’avait lâché.

LA VIE SELON LA NATURE

Lorsqu’on a charge d’enfants, on gagne en vigilance. L’éducation consiste à les conduire en direction de leurs désirs réels en évitant qu’ils ne lorgnent trop imprudemment du côté de leur vouloir. La soif et la faim sont un lien entre un corps et un autre corps, l’attirance entre personnes est un lien entre sujets, les deux sont des corps à corps, alors que le vouloir nous pousse dans les abîmes de ce qui n’existe pas. Il est préférable d’arriver au monde avant de le vouloir autrement, histoire d’apprendre à connaître la nature et sa propre nature avant de devenir inquisiteur de tout ce dont on dépend.

En ces jours-là, l’éducation consistait pour moi à me lever à l’heure des poules. Traire les chèvres avec Maiffe. Expliquer le travail aux jumelles Gardie et Mitch. Rire des lèvres moustachues de lait de Maiffe. Transporter deux seaux gorgés de lait grâce à une palanche bien souple. Faire cailler le lait sur une pierre creuse et chaude en chantant l’alphabet. Dessiner des a, des b, des c dans le caillé. Allumer le four. Mélanger la farine, le sel, l’huile, l’eau et la levure. Pétrir. Consoler Maiffe d’une frustration. Raconter une histoire. Cuire le pain. Partir dans les bois à la recherche d’une chevrette perdue. Aller chercher le bélier pour les saillies. Bêcher le jardin, sarcler les choux, biner les carottes et les panais, enchausser le céleri, déchausser les oignons… Consoler Maiffe d’une frustration. Répéter l’alphabet, écrire des lettres sur la terre nue, compter les artichauts avec les enfants… Consoler Maiffe d’une frustration.

À midi, prier pour que rien ne brise le rythme. Entretenir la vie. Tenir les enfants bien chevillés aux choses, aux chèvres, au chien, aux plantes, aux arbres, aux légumes. Les garder sur le sentier qui relie les cabanes, les clairières et les lieux de pacage. Chanter pour la gaieté, jouer de la flûte et du frestel, tambouriner. Ne jamais perdre le fil du temps qui s’écoule doucement dans l’espace des choses, s’assurer qu’il glisse dans la cannelure du désir et qu’il ne déraille pas dans toutes sortes de vouloirs arbitraires.

Je me parlais à moi-même : « Ne cherche pas les chemins qui ne vont nulle part ; ne cherche pas à fabriquer le monde que tu voudrais si tu étais le Créateur, tiens-toi relié aux branches de ta propre existence ; il n’est pas question de faire entrer le monde dans tes folies comme un pape ou un roi ; il est question d’améliorer ce monde-ci juste autour de toi… »

Marguerite enseignait : « Chaque instant possède ses vertus. Les autres vertus, celles qui consistent à se vouloir courageuses, fortes, prudentes, douces, discrètes, ne nous rendent pas meilleures, mais moins vraies. Ne pratiquez pas les vertus, cultivez la vie. »

Les œufs, le lait, le pain, les choses, l’art de boire la coupe qui nous est donnée… Tout cela, enfant, je l’avais appris. Dans mes premiers mois chez les béguines, je le comprenais d’une autre façon, puisque je n’étais plus enfant, mais que j’avais charge d’enfants. En conséquence, je redécouvrais ma propre mère. Maman m’avait aimé avec l’élan d’un bon rouet, elle me filait en direction de mes fibres à moi. Elle lissait les canaux qui me reliaient naturellement aux fleurs, aux animaux, à la terre, à l’eau, à l’air, au feu. Elle nettoyait le réseau des fils. Elle s’assurait qu’à chaque instant la lumière, les sons, les odeurs me parviendraient. Elle me gardait en état de relation… Que pouvait-elle faire de mieux pour mon épanouissement ?

J’assumais maintenant la fonction de mère. Au début, ce fut pour moi un métier épuisant, car il fallait que je lutte contre ma très active volonté arbitraire et celle, très versatile, des enfants. Je voulais sans cesse faire quelque chose de plus important que de veiller sur les enfants, répondre à des besoins réels, séparer les vrais dangers des fausses peurs. Mais ensuite, le plaisir de suivre les fils du désir l’emporta sur les frustrations de la volonté. J’entrais dans le monde des choses.

Marguerite répétait : « Si quelqu’un ne sait rien de la culture des légumes, plus il veut les légumes qu’il imagine, plus il fait de dégâts dans le jardin. Cultiver n’est pas fabriquer.» Je répondais : « J’y arrive assez bien avec les enfants, mais Béatrice… » Elle répondait : « La femme qu’un homme veut n’existe pas. Elle devrait être légère, elle est pourtant lourde à porter. La femme qu’un homme désire vient par elle-même. L’amour est beaucoup plus un jeu d’enfants que tu ne le crois. En revanche, les jeux d’enfants sont beaucoup moins des jeux d’enfants que tu ne le penses.»

Demander cela à un homme, c’est beaucoup. Tout petit, le garçon sait aussi bien faire qu’une fille, mais il est très tôt arraché à la cuisine, au jardin et au poulailler. Il est mené aux armes, à la plume et au combat. Il entre dans la volonté de son père, de son maître, de son confesseur. À seize ans, il ne peut même plus veiller sur un enfant sans avoir l’impression de perdre son temps. On me dira que les filles sont forcées à plus d’obéissance encore. Je répondrai oui et non, la différence n’est pas là. La différence consiste en ceci : les filles savent qu’elles obéissent et le font stratégiquement, les garçons obéissent avec délectation en croyant mener le jeu. La raison en est simple : elles n’ont personne sous leurs ordres, alors que eux ont toujours quelqu’un de plus bas sur qui se venger. Les hommes se grisent d’obéissance.

Malgré mes difficultés, je réapprivoisais mon corps. Durant des années, il avait mangé seul, joué seul, pleuré seul, regardé les filles sans moi, observé les chèvres brouter sans que je m’en aperçoive. Combien de fois s’était-il assis par terre sans moi ? Il humait les odeurs, il mordillait un brin de mil, il regardait un grand pré, il faisait tout dans une immense solitude pendant que moi, j’accomplissais la volonté des autres pour une vulgaire solde dont je me targuais.

Il existe chez les béguines une histoire que l’on raconte à chaque novice : « Dans un très beau royaume, une princesse est morte de faim sous un pêcher couvert de fruits. La pauvre, elle voulait des fraises.» Quelles que soient les explications, aucune novice ne comprend vraiment cette histoire, puisqu’elle est au fondement même de ses très chères frustrations.

Marguerite s’était organisée pour que jamais je ne croise Béatrice, sauf à midi pour l’angélus. Et il me fallut deux semaines pour y parvenir. Pourquoi ? Parce que je pensais à elle lorsqu’elle n’était pas là, et je me perdais dans mes pensées lorsqu’elle était présente.

Toutefois, au bout de deux semaines avec les enfants, les chèvres et le chien, je ne pensais plus à elle, sauf lorsque je l’apercevais, recueillie, à l’heure de la prière… Ce qui accrochait mon œil, c’était son nez retroussé, un nez d’enfant qui attrape les odeurs par petites palpitations des narines.

Je la regardais, c’est peu dire ! Je la dévorais. J’avais l’impression que sortait de ma poitrine, de mes mains, de mes jambes, de mon ventre et de tous les accessoires sensoriels de mon être une sorte de liane qui s’approchait de son corps.

À midi, nous mangions tous ensemble. C’est une manière de parler, car manger avec des enfants, des lépreuses à demi impotentes et Husdent qui sortait son museau et tendait la langue ressemblait plutôt à une sorte de sport où on arrivait à grignoter quelque chose en s’efforçant de garder les bols et les plats sur la table. Cette effervescence des enfants et du travail tenait mes désirs charnels en deçà de l’obsession. Je bénissais la charge de ma vie qui calmait l’ardeur du feu.

L’après-midi, cependant, m’était beaucoup plus pénible : une heure de dictée suivie de deux heures de copie. Si la présence de Marguerite avait sur nous un effet libérateur, son traité ressemblait, pour moi, à un mur de pierres. Je m’y butais. Je n’y comprenais rien. À la cinquième copie, le mystère était encore plus grand qu’à la première.

Il s’agissait d’un dialogue intérieur entre Raison, Amour, Nature, Entendement, Vouloir, Désir et Vérité à propos de la liberté par le désencombrement du cœur. Je n’arrivais même pas à distinguer en moi les personnages de ce dialogue. Il me semblait que tout tournait autour d’une distinction principale : vouloir créer à partir du néant tue, désirer créer à partir de l’éant donne à vivre. L’éant est le jardin réellement possible, le néant n’existe pas…

En fait, je ne voulais pas recopier la dictée de Marguerite. Je refusais d’apporter du bois au bûcher de l’Inquisition. Ce qu’elle disait, elle pouvait le dire, nous le raconter, nous l’enseigner, le semer dans notre cœur, faire comme Jésus, se fier à la salive et non à l’encre, car la salive est vivante et peut s’adapter, alors que l’encre ne peut se taire même lorsqu’il le faudrait. D’ailleurs, Marguerite savait tellement mieux enseigner que dicter ; ses paroles et ses actions contenaient des nuances qu’aucun traité ne pouvait traduire. Elle s’adressait à nous, alors qu’un traité parle à tout le monde. L’encre, on s’en sert pour écrire des lois, rédiger des condamnations, justifier l’injustifiable, décréter des commandements, ou fabriquer des mondes hors du monde. On l’utilise pour constituer des religions. Tout le malheur de la Bible a consisté à trahir la Parole par l’Écriture…

Maiffe me donnait du souci. Elle ne voulait pleurer dans les bras d’aucune femme, sans doute pour ne pas trahir sa mère. C’est là un vouloir bien lourd pour un enfant. Elle s’accrochait à moi comme un singe à un arbre. Sur moi, elle pleurait pour n’importe quel caprice, mais ne s’abandonnait jamais à ce qui lui faisait réellement mal. Elle avait près de neuf ans, mais semblait en avoir cinq. Un homme dont le bateau s’est brisé, pour ne pas sombrer, va d’un débris à un autre ; Maiffe allait d’une fantaisie à une autre et donc, d’une frustration à une autre.

Je ne savais que faire, je me contentais d’imiter la maman macaque et d’emmener mon petit singe un peu partout. J’étais sourd à ses enfantillages, mais je l’intéressais aux chevreaux qui lui rendaient bien ses humeurs. Parfois, elle s’éloignait de moi pour gambader quelques instants avec une biquette qui tentait de rejoindre sa maman. Et puis, un jour, elle voulut apprendre à traire pour donner du lait à un chevreau délaissé. À partir de ce moment, Maiffe récrimina de moins en moins, mais refusait toujours d’aller dans les bras de Béatrice comme elle l’avait fait, sans doute trop spontanément, les premiers jours.

Les jumelles posaient beaucoup de questions sur les dolciniens, sur leurs croyances et leurs doctrines. Je racontais combien ils aiment la pauvreté, la vie simple de François d’Assise, le combat pour la pureté de l’Église des premiers jours. Mais je ne pouvais cacher le fanatisme de plusieurs d’entre eux, la lutte acharnée et la survie en montagne, les difficultés sans bornes de l’hiver alpin, les famines, les razzias qu’ils faisaient contre les villages pour y piller les vivres. Progressivement, elles passaient de la peur à la décision de plus en plus ferme de rester quelques années dans un béguinage.

Flore, notre jeune lépreuse, oscillait entre la révolte et la résignation. Elle m’inquiétait encore plus que Maiffe. Je me sentais particulièrement responsable d’elle. M’approcher d’elle aggravait sa douleur, m’éloigner augmentait son abattement. Elle qui avait été la grande amie de Béatrice maintenant la fuyait.

LA NATURE DU JEU

L’atmosphère devenait aussi lourde qu’un mercredi des Cendres. Éloigner les enfants de la morosité, les tenir à distance de la surexcitation, les deux importaient également. La rhubarbe, la casse et le séné sont réputés aptes à purger l’humeur noire que les Arabes disent provenir des reins et causer la mélancolie. Cela ne suffisait pas. Il nous fallait un Mardi gras, une fête semblable à celle qu’organisent les paysans alors que tout le monde imite le fou du village, s’habille à l’envers, commence la journée par la soupe aux choux, marche à reculons et termine la soirée dans une gigue endiablée.

Marguerite nous proposa de jouer pendant une huitaine. Elle avait mis la moitié de nos noms dans une petite boîte que l’autre moitié d’entre nous devait choisir. De cette façon, le hasard composait des paires. Il s’agirait ensuite d’intervertir les rôles, les vêtements, le tempérament, de faire les tâches de notre partenaire, d’agir comme lui, de marcher, de bouger, de manger à sa manière, d’imiter ses tics, ses grimaces et ses automatismes, de deviner ses questions, ses répliques, sa façon de penser. L’autre allait faire de même pour nous.

Chaque matin, un nouveau personnage : entrer chez lui, dans son corps, dans sa ruche psychique, au milieu de ses abeilles et de ses bourdons. Chaque jour, de nouvelles paires. Après huit jours, chacun aurait vécu le monde de huit personnalités différentes, et à la fin, avant de retrouver notre bonne vieille peau, une soirée de mime nous mettrait à l’épreuve. En effet, il faudrait, devant tout le monde, imiter quelqu’un d’entre nous. Les rires et les applaudissements identifieraient le vainqueur. Elle insista sur le rire, car tout cela était un jeu d’enfants. Comme les petites filles jouent à la maman, nous allions jouer au prochain.

Jeu de paysan, c’était coutume dans le pays, mais pas chez moi, dans ma maison d’enfance, où mon père espérait justement me sortir de la paysannerie. Je m’opposai, disant que j’étais nouveau et que je n’avais pas assez observé, interrogé, discuté… Ce qui fit rire tout le monde, car chacun semblait avoir prévu mon objection.

— Mais, monsieur le clerc de Sa Majesté, intervint une bergère, il ne s’agit pas de gagner un poste à l’université, mais de vous amuser !

D’un coup, une théorie du jeu se dessina dans mon esprit hyperactif. Rien n’est plus étrange qu’un jeu d’enfants. L’enfant fait semblant, il sait qu’il fait semblant, mais feint de ne pas le savoir. En effet, s’il oubliait complètement qu’il fait semblant ou si, au contraire, il prenait parfaitement conscience que c’est seulement une feinte, dans les deux cas, il perdrait la légèreté, cette qualité de l’enfant qui lui permet d’apprendre le monde sans être détruit par lui.

Adultes, nous simulons en oubliant complètement que ce ne sont qu’apparences, nous jouons notre personnage, mais hélas ! nous avons perdu la faculté de jouer. Le guerrier joue à la guerre avec autant de passion que le petit garçon, sauf qu’il a oublié qu’il s’agit de faire semblant. Il est entré dans son rôle avec l’incapacité d’en sortir, il est prisonnier d’un jeu qui n’en est plus un. Inversement, le faux mystique monte sur la montagne, regarde le fleuve du temps passer dans la vallée du monde et murmure : « Vanité du monde, tout est un jeu. » Pour une raison contraire, il ne sait plus jouer lui non plus. Le guerrier a perdu le jeu par attachement, le mystique par détachement.

La première journée, j’eus la très grande chance de tirer au sort la jeune Maiffe. Elle m’enseigna ce qu’il fallait faire. Elle enfourna mes grands souliers à la poulaine, attacha mes houseaux à ses jambes (ils lui remontaient jusqu’à la tête), se drapa d’une cape qu’elle noua sur son épaule droite, releva le bras gauche et, tout en regardant autour d’elle avec un petit air de dédain, s’élança d’une voix grave :

« Et si nous discutions du sort des femmes ? » J’avais l’air d’un tribun.

Pour ma part, j’étais nu-pieds comme n’importe quel enfant, entortillé dans une tunique que j’avais trouvée et qui m’allait à peine aux genoux. Les joues mâchurées de terre, je pris une allure un peu bourrue et me mis en tête de réclamer des cerises alors qu’il n’y en avait pas.

Nous avons beaucoup ri toute la journée des penchants qui faisaient nos petits malheurs de chaque jour. Cependant, à dire vrai, je n’avais pas réussi à entrer dans son univers. Je ne jouais pas, je travaillais. Il me manquait le pouvoir magique de mon enfance.

Le lendemain, j’étais dans la peau d’une bergère timide et effacée que je connaissais à peine. Pour m’aider, je décidai de me faire simple miroir, de calquer physiquement, détail sur détail, ce que faisait une bergère.

Bergère n’est pas un simple métier. Mesdames les chèvres exigent beaucoup de précision dans l’art de traire. Il y avait une délicatesse du geste qui exigeait de percevoir le flux du lait tout au long du pis. La coordination entre ma main et le mouvement du pis, la sensualité nécessaire pour que la chèvre abandonne son lait, tout cela m’était un plaisir nouveau.

Ensuite, je devins Gardie, jumelle perplexe devant un avenir incertain. Une demoiselle se devait de bien deviner le projet des hommes, car son avenir en dépendait. Pour conjecturer mon sort de nubile et en tirer le meilleur parti possible, je devais naviguer dans le vouloir des hommes, père, frères, beaux-frères, neveux, cousins, de façon à éviter les écueils. Prévoir pour esquiver les coups. Toute marche arrière étant impossible, toute prise directe sur un dessein personnel étant inutile, l’esprit n’a plus d’autre réflexe que de tirer parti des forces sociales, c’est-à-dire de la volonté des hommes.

Quelque chose d’étrange remuait dans les profondeurs de ce corps féminin : se laisser fondre dans un corps plus fort que le sien, trouver du plaisir à se blottir dans des muscles capables de vous écraser, goûter la caresse d’une large main agile et douce qui peut vous briser, percevoir sa propre fragilité de femme dans l’impétuosité d’un autre… Et ensuite, le plaisir de sentir qu’un homme fort et musclé devient aussi vulnérable qu’un bébé sous votre charme. Inverser le rapport de forces par la promesse de la jouissance. Savoir que tant que l’homme est envoûté, vous maîtrisez son pouvoir. Savoir terrible, car si jamais le charme faiblit, cette force se retourne contre vous avec l’élan d’un ours blessé.

Arriva le jour où je devais jouer avec Flore. Au début de cette journée, j’étais plongé en moi-même, dans la honte de moi-même. L’homme n’avait décidément pas très bonne réputation pour moi. L’engeance de tueurs, de violeurs, de moines fanatiques, de soldats cruels, de seigneurs et d’évêques aussi grossiers qu’orgueilleux me répugnait. J’étais immergé dans ma sombre hérédité de mâle, cependant le soleil s’était dressé en déchirant un rideau de nuages. Toute la forêt se mit à briller. Alors, je ne sais par quel miracle, je basculai dans le regard de Flore, je veux dire réellement dans sa tête, et je regardai à travers les deux hublots de son crâne un prénommé Guion : l’homme qui était devant moi, cet ancien clerc de je ne sais quelle misère, n’avait rien d’un pitre ou d’un accordeur de cloches, d’un diplomate ou d’un séducteur perdu au milieu des femmes. C’était simplement un homme inquiet, déraciné, qui cherchait dans la nuit un filet de lumière afin de sortir du monde sans avoir à mourir.

Flore ne fabulait pas, comme je le croyais au départ. Elle n’inventait pas en espérant le baiser d’un prince charmant qui lui rendrait la santé. Se retrouver dans un lit, enlacer un amoureux, jouir sous les couvertures… Cela appartenait à mon imagination. Flore ne voyait rien de tel. Elle ne voulait pas d’une éternité qui arrive dans la magie d’un instant d’orgasme. Elle avait été arrachée de ce monde. Elle avait payé. C’est un euphémisme. Elle avait huit ans lorsque sa mère avait détecté sa maladie.  La famille avait déjà reçu une importante promesse, car la petite fille était belle, intelligente et de sang noble. Il fallut abandonner toute idée de promesse et payer le crédit. Le père, presque ruiné, entreprit un grand voyage et abandonna sa fille à la porte de l’hôpital Sainte-Élisabeth. Tous ses rêves d’enfant s’étaient écroulés et aucun rêve de jeune fille n’avait pris racine. Elle avait vécu l’enfance, il lui fallait dès maintenant vivre la vieillesse. Et pourtant, aussitôt qu’elle entendit la musique joyeuse et sensuelle des bergères de la forêt, elle se mit à danser avec un art consommé.

Flore voulait que cette flamme qui lui avait tant coûté ne disparaisse pas dans l’oubli. Pour cela, il était absolument nécessaire qu’une autre conscience, douée d’une mémoire vivante, soit marquée au fer rouge. Et j’avais été choisi.

Et puis, je fus le compagnon de Marguerite. Nous n’avons pas joué ! Le temps manquait : se charger des approvisionnements, de l’organisation matérielle, répondre au courrier, conseiller l’hôpital, donner des instructions médicales, administratives, techniques, spirituelles. Il y avait aussi des messages provenant de Bruges, de Bruxelles, de Cologne, d’Erfurt, de Trèves, de Fribourg, de Paris et de bien d’autres béguinages, tous menacés soit par l’Église soit par l’État. Je n’avais pas compris que Marguerite représentait, pour l’heure, la maîtresse des grandes demoiselles. Elles étaient des milliers, réparties dans plus de trois cents maisons et organisations dont certaines étaient entourées de murs, d’autres avaient pignon sur rue et offraient différents services caritatifs, d’autres encore étaient cachées dans les campagnes ou les bois. Il y avait aussi des fraternités aux liens très souples, insaisissables…

Enfin, le hasard exigea que je passe la journée en compagnie de ma chère Béatrice. J’avais tellement espéré ce jour ! Et pourtant, je suis resté, comme saint Paul, aveuglé par les écailles qui recouvraient mes yeux. Je n’arrivais pas à entrer dans le rôle de mon amie, et encore moins dans son personnage. Je n’arrivais même pas à vouloir m’habiller comme elle, ni à vouloir l’imiter pour un instant même superficiel. Je me rendis compte que j’avais joué assez facilement tous les rôles, que je pouvais faire semblant d’être bergère, lépreuse ou même maîtresse spirituelle de tous les béguinages, je pouvais régresser et devenir enfant, mais il m’était impossible de concentrer mon imagination pour jouer à être ma bien-aimée. Cela me plongea dans un doute amer.

Regarder Béatrice de l’extérieur, ses cheveux dorés au vent, son visage d’enfant si doux dont le sourire gardait quelques relents d’espièglerie, ses yeux qui laissaient deviner des griffes, ses lèvres fines qui attiraient ma bouche, sa gestuelle enveloppante qui m’appelait comme l’eau d’un ruisseau attire la feuille fanée d’un arbre, la palpitation de sa poitrine qui se cachait dans l’échancrure de son vêtement. Son corps tout entier devenait mon unique paysage. J’étais en pleine mer démontée.

En réalité, cette attraction contre laquelle je luttais à en perdre toutes mes forces me repoussait en moi-même.

Non seulement je ne pouvais pas me quitter pour m’imaginer penser et agir comme elle, mais j’étais, par elle, refoulé dans mon propre corps.

J’étais très heureux, le lendemain, de me retrouver dans le personnage de la jolie Mitch, de porter une belle robe de mariée, de rêver à un preux chevalier, de partir avec lui dans une course folle…

Malgré tout, le jeu de Marguerite nous avait rendus plus légers, mais surtout, il nous avait soudés. L’illusion des trajectoires individuelles contrôlables et autonomes avait disparu. Nous nous étions traversés comme des rayons de lumière se traversent dans un lac afin de réfléchir tout le panorama. Comme un miroir, avons-nous d’autres rôles que de chercher à contenir ce qui nous contient ?

À mesure que la soirée d’imitation avançait, nous étions remués les uns par les autres jusqu’au rire, un rire qui nous prenait par le fond, car c’était toujours de nous qu’il s’agissait. Par exemple, moi qui suis si sérieux, je ne me croyais pas si drôle. Ce soir-là, rien ne me semblait plus comique que mon sérieux. En personnage, j’étais, et de loin, le plus bouffon. Je me tordais de rire en me regardant avec les yeux des autres, dans leur imitation. Et cela me soulageait d’un poids.

Quand tout a été fini, la plus vieille des bergères me dit :

— Monsieur Guion, nous vous aimons tel que vous êtes. Vous mettez de l’espace entre nous. Lorsque nous sommes uniquement entre femmes, nous nous échauffons les unes les autres comme des artichauts tassés dans un caveau. Avec un peu d’air, on s’amuse vraiment beaucoup. Et vous avez cette propriété de nous étonner avec vos questions qui sont un peu des réponses et vos réponses qui sont presque toujours des questions. Vous m’avez appris à mettre des interrogations entre mes pensées et maintenant mes pensées circulent beaucoup mieux, presque librement.

Il n’y a que lorsque nous sommes renfrognés en nous-mêmes dans la plus grande ignorance du point de vue des autres que nous devenons un enfer pour nous-mêmes et pour les autres. Si jamais le pape pouvait se voir, il s’esclafferait devant le ridicule de ses vêtements rigides, de son chapeau de plomb, des parades où il est promené sur un palanquin comme un paralytique, de son air prétentieux… Tel est le pays des égarés. Toutes les singeries qui participent au pouvoir font crever de rire ceux qui se sont arrachés à l’hypnose du rituel…

Les yeux de Flore me perçaient.

— Vous, monsieur Guion, demanda-t-elle, dites-nous : que reste-t-il lorsque tout ce jeu s’écroule, lorsqu’on a bien ri de la misérable comédie humaine ?

Le visage ravagé de la jeune lépreuse rendait la réponse difficile. Sa maladie l’avait pour ainsi dire jetée hors jeu depuis longtemps. Mais cela ne l’avait pas délivrée du malheur. Il y avait d’autres malheurs. Je ne pouvais pas échapper à la question et pourtant, j’étais incapable de dire quoi que ce soit.

La soirée d’imitation et de rire venait de se terminer. Notre existence humaine venait de refermer le coffre de ses personnages, et nous étions vissés sur nous-mêmes. La nuit engourdissait peu à peu nos forces. Que restait-il ?

Au-dessus de nous, la coupole des étoiles ; autour de nous, le giron de la forêt ; en nous, la circulation des sentiments ; au centre, le gouffre bouche bée de nos questions…

C’est Flore qui répondit :

— Lorsqu’il en sera fini de moi, je vous le promets, vous ne pourrez plus m’oublier.

Béatrice regarda Flore de ses yeux insaisissables. Un fil d’or reliait celle qui avait hérité de la beauté à celle qui en avait été déshéritée ; on aurait dit les deux faces d’une même lune. Flore enfonça le clou :

— Guion, voudrais-tu me prendre pour fille comme tu l’as fait avec Maiffe ?

— Mais bien sûr, lui dis-je spontanément, les larmes aux yeux, ce serait un grand honneur pour moi de t’avoir pour fille.

— Alors, je veux que tu épouses Béatrice, car je voudrais qu’elle soit ma mère et je sais que tu l’aimes. Lorsque ce sera le temps, j’aimerais mourir entre un papa et une maman, comme une jeune fille normale.

LA NUIT DE NOCES

Au matin, Marguerite nous attendait. À ses côtés, Flore et Maiffe s’efforçaient de retenir leur fou rire.

— Ma très chère fille, dit Marguerite, le temps est maintenant venu pour toi de prendre un nouvel élan. Tu as choisi un homme, il t’a choisie, l’Église extérieure nous a abandonnés, c’est moi qui vous unis ce matin.

Elle ferma les yeux pour une prière silencieuse. Nous demanda de nous promettre mutuellement le soutien, la fidélité et l’amour. Et termina simplement, mais sans aucun détour du regard :

— Vous êtes mariés. Allez maintenant au lac et apporteznous du poisson.

— Je m’occuperai de Maiffe, compléta Flore. Nous avons toutes les deux embâté Bécassine, chargé les provisions et ce qu’il faut pour la pêche.

— Je suis d’accord jusqu’à la nouvelle lune, pas un jour de plus, déclara solennellement Maiffe en retenant ses larmes. Marguerite nous prit dans ses bras. Elle hésita un moment avant de laisser Béatrice se détacher d’elle. Des larmes coulaient sur ses joues souriantes. Béatrice n’avait pas vingt ans, apparemment si peu de défense, un corps qui hésitait à devenir celui d’une femme. Moi, j’avais dépassé vingt-cinq ans, j’avais servi l’Inquisition et n’avais pas terminé mon initiation à la vie de bégard. Néanmoins, le détachement eut lieu, Béatrice se blottit sous mon épaule en disant :

— N’imagine pas, Guion, que je vais t’obéir à l’aveuglette.

Nous étions mari et femme. Flore s’était retournée en entraînant Maiffe vers les chèvres qu’il fallait traire. Le destin nous avait liés par un désir trop fort. Nos volontés s’étaient engagées. Pourtant, cela ne semblait pas fermer nos destinées, mais les ouvrir. Devant nous, une vaste forêt et un grand ciel bleu nous appelaient.

Attrapant la corde qui retenait Bécassine, nous fîmes nos premiers pas dans cette immense demeure. Husdent fermait la marche, les oreilles aux aguets.

Le lac ressemblait ce soir-là à une écuelle d’étain déposée dans un rentrant de colline. Calme parfait. À vau de coteau, Bécassine portait devant nous notre bagage. Elle semblait connaître le chemin. Elle avait soif, et nous tout autant. Le soleil déclinait les couleurs de l’arc-en-ciel sur l’eau tranquille. Une légère brume se mit à refouler la lumière bleue vers le lac et toute la forêt environnante devint rougeâtre. Bécassine perça le miroir de l’eau et, à demi immergée, aspira l’eau de tout son saoul. Nous fîmes comme elle. Husdent s’assit pour surveiller.

La majesté de notre solitude nous enveloppait. Personne ne pouvait plus rien pour nous.

Nous aperçûmes au pied d’un magnifique cornouiller sanguin une cabane de rondins qui tenait encore debout, construction de chasseur, libre en cette saison. Nous y installâmes nos affaires. Sortant de la cabane, nous restâmes longtemps figés devant le cornouiller. Un chèvrefeuille s’était enroulé autour de lui. Et nous pensâmes immédiatement à Tristan et à Iseult. En serait-il de nous deux comme des célèbres amants ? Quand le chèvre-feuille s’enroule autour d’un tronc, une fois qu’il s’y est attaché, tous deux peuvent durer ensemble, mais si l’un meurt, l’autre s’éteint. Le drame était déjà noué. L’infini de notre solitude nous poussait l’un vers l’autre comme des naufragés perdus en mer. Cette mer s’était resserrée dans le lac qui miroitait. Nous étions l’un devant l’autre dans ce lac enchanté et la toison rougie de la forêt nous encerclait. On aurait dit que le cosmos entier voulait s’amuser dans nos corps. L’amour est une magie qui se joue de nous.

Bécassine, le museau dans l’herbe, nous regardait du coin de l’œil. Elle devait se dire : « Ah, qu’ils en font des histoires les humains lorsqu’il s’agit de sexe ! » Je le voyais bien moi-même, il nous était impossible d’y aller simplement. J’avais souvent observé la parade de plusieurs sortes d’oiseaux et je me demandais quelle serait la nôtre. Je ne pouvais deviner. Mais une chose me fit sourire, j’étais déjà en pleine parade. Mon corps était emporté. Dans les arts de l’amour, la vie a introduit une bonne dose d’humour.

La lumière du soir était déjà liquide. La chemise trempée de Béatrice moulait son corps. Ses yeux tourmentaient les miens, mon bliaut de lin ne cachait plus mon désir. Quelle vulnérabilité que celle de l’homme ! Toujours dénoncé ! Cela la troublait, et ce trouble me provoquait.

Des mains semblaient sortir de l’eau pour transformer mon corps. Les fées de l’ardeur fabriquaient Tristan dans Guion. Je n’étais pas l’inventeur de ma parade amoureuse. Je la subissais. Par moments, j’étais pris d’un fou rire. D’un air sérieux, Husdent regardait la danse des oiseaux.

Peu de choses en ce monde sont plus belles qu’une femme et un homme qui découvrent l’étrange langage qui les transforme l’un et l’autre en un nouvel être. Plus jamais, ils ne seront indifférents l’un à l’autre. La langue de l’amour a pour propre de rendre douloureuse la jouissance et savoureuse la douleur. Alors que le plaisir et la douleur se fuyaient comme deux ennemis, maintenant, ils ne peuvent plus vivre l’un sans l’autre.

Durant l’étonnante transformation, alors que la lumière bleutée de la lune chassait doucement les lueurs pourpres du soleil, il y eut alternance dans la danse. Ce fut elle qui commença. L’eau la couvrait jusqu’aux genoux, un sable doux la portait, son corps se reflétait dans le miroir onduleux de la surface. Sa danse était faite d’avancées et de retraits, de déploiements et de repliements entraînés par le balancement de ses hanches. Les cordons de sa chemise s’étaient défaits et le col découvrait sa poitrine. Le mouvement donnait à l’œil ce qu’il lui enlevait un instant après et cela arrachait à mon corps des gestes cassés comme ceux d’un insecte.

Au début, mes mains semblaient crier vers elle comme si j’étais devenu une plaie et elle, un baume. Le moment suivant, c’était son corps à elle qui me réclamait…

Rien n’est pire qu’avorter d’un acte d’amour dans un geste d’impatience. Lorsqu’un tel malheur arrive, l’homme et la femme se trouvent penauds et embarrassés l’un à côté de l’autre, davantage vidés que satisfaits. Nous le savions.

Béatrice s’était abandonnée à sa nature. J’étais un peu surpris qu’elle prenne l’initiative. Chez les oiseaux, le mâle danse pour préparer la femelle. Pour nous, c’était différent. Ma nature intellectuelle me retardait. Béatrice avait développé en catimini les connaissances propres au désir. Avec une aisance étonnante, dans la plus grande pureté de son impudeur, elle faisait rouler toute l’intimité de ses secrets, les dévoilant, les reprenant en se servant de l’eau tantôt comme d’un miroir tantôt comme d’un vêtement. Et elle riait, elle s’amusait de mes douleurs qu’elle devinait suaves.

J’étais embarqué dans la grand-messe de la nature. Je le voyais bien à mes gestes saccadés, souvent gauches, proches de la violence. Je laissais l’espace s’emparer de moi. L’espace est l’auxiliaire efficace de l’amour. Il est comme l’avancée du corps, plus délicat que lui, il se présente comme un ambassadeur, il prépare la réception. J’utilisais l’espace comme un ensemble de mains subtiles pour des caresses subtiles. Si j’avais eu les yeux d’un ange, j’aurais bien vu que la danse nouait dans le paysage les fibres nécessaires au dialogue des corps qui commençait pour ne jamais se terminer, car le désir ne va pas vers l’assouvissement, sa fin n’est pas la consommation, sa fin consiste à fabriquer de nouveaux corps mieux équipés pour s’arracher au temps.

Le corps louvoyant de Béatrice n’était plus qu’un instrument de succion. Le renflement de ses mamelons appelait mes mains ; sa bouche, ma bouche ; son ventre, mon sexe. Elle était devenue une forme qui gravait sa forme dans mon corps. J’étais devenu une forme qui gravait sa forme dans les palpitations de sa chair. Dans ce toucher des yeux, les corps s’ajustaient, et tous les mouvements partaient maintenant des hanches.

Je devenais souple. J’explosais en sauts de danseur, je m’élançais avec agilité autour d’elle, m’approchant et m’éloignant. C’est alors que je fus surpris de la séduire. Tout ce qui, dans mon corps, je le croyais, aurait fait peur à Béatrice était devenu objet d’attraction. Mes muscles, ma puissance, mon sexe dressé, elle les voulait. Ses dernières hésitations s’étaient changées en soif. Béatrice s’abandonnait à cette métamorphose, elle voulait que je la fasse femme, capable d’absorber le monde entier et toute sa solitude.

Tous les nouveaux membres qui se formaient entre la douleur et le plaisir, l’angoisse de la mort et l’impulsion de la vie, la peur et l’attirance semblaient connaître la même langue maternelle, si bien que les mains commencèrent à parler, à chanter, à bramer. Au début, elles allaient trop rapidement, trop violemment. Et puis, elles comprirent qu’elles étaient seulement au commencement de la parole. Comme des enfants qui doivent apprendre à parler, nos mains se mirent à balbutier plus lentement, à mieux articuler leurs mouvements, à apprendre de l’autre la perfection de l’acte.

Cette nuit-là, des gestes aussi violents que tendres venaient, par vagues, mourir doucement sur nos ventres mouillés. Bécassine mâchait de l’herbe en surveillant les environs. Elle redressa la tête et nous regarda un long moment avec tout le sérieux de son intelligence obscure. Ce qui nous fit éclater de rire.

Les amarres s’étaient brisées.

Avant l’aube, nos mains, nos bouches, nos bras, nos jambes se racontaient tout l’amour furieux de la lumière et des ténèbres. Un curieux langage qui crée la substance même dont nous avions besoin pour supporter ce surplus d’existence. Et puis, toutes les douleurs du désir s’écoulèrent dans la volupté ondulatoire de nos corps.

Rien ne parut plus beau que ce corps double retrouvant son unité dans les spasmes de la jouissance.

Puis nous avons pêché sur le lac. Nous étions nés dans ce lac, et nous disposions maintenant d’une force nouvelle, d’un instinct nouveau. Sur notre radeau de fortune, glissant sur l’onde tranquille, nous étions capables de flairer le poisson, nous sentions le moment où il happait l’hameçon, nous connaissions la quantité d’énergie nécessaire pour l’arracher de l’eau sans lui briser la gueule…

Nous étions entrés dans le respect du temps et de l’espace, car dans la douleur du désir et la volupté de l’accomplissement, dans le nouveau langage de l’amour et la vérité de notre nature, une autre réalité avait pris racine : nos deux filles étaient complètement entrées dans notre cœur et nous éprouvions le besoin de les aimer, le désir de les revoir, de les nourrir de nos carpes et de tous les fruits de nos mains…

Nous étions nous-mêmes le lac, le réservoir et le moteur des choses vivantes.

LA FUITE

L’Inquisition s’était infiltrée dans l’hôpital Sainte-Élisabeth. Il n’était plus possible de nous y approvisionner sans mettre toute la communauté en danger. Il fallait partir et le plus tôt serait le mieux, car l’été rayonnait encore alors que, un mois plus tard, les premiers signes de l’automne nous pousseraient dans le dos. Marguerite ne savait déjà que trop ce que signifiait l’hiver pour des fugitifs.

Par ailleurs, avec l’aide de Béatrice, j’avais terminé les cinq copies de la nouvelle version du Miroir des âmes simples. Ces copies contenaient seize chapitres supplémentaires, autant d’arguments pour défendre Le miroir contre ses détracteurs, pensait Marguerite. J’étais convaincu du contraire. Une copie avait été envoyée au fameux théologien Godefroid de Fontaines, une à Domnus Franco, un cistercien de l’abbaye de Villiers-la-Ville, une autre au franciscain Jean de Quaregnon et finalement une dernière à l’évêque Jean de Châlons-sur-Marne. Nous emporterions avec nous la dernière copie du Miroir qui était réservée à la bibliothèque secrète de Bruxelles.

Il fut convenu que nous aurions pour équipage le chariot et l’ânesse et que nous laisserions derrière nous les bergères et la léproserie qui ne risquaient pas d’attirer les espions. Notre famille (c’est bien ce que nous étions : Marguerite la grand-mère, Béatrice la fille, nos deux enfants Maiffe et Flore, et moi, l’époux) accompagnerait Gardie et Mitch qui avaient finalement choisi de tenter leur chance du côté des béguines de la communauté de Heilwige Bloemardine.

Geoffroi de Charnay, qui n’avait pas encore été exécuté, avait réussi à nous faire parvenir un court message à l’intention de sa dame. Dernièrement, une missive de Marguerite annonçant notre exil nécessaire et urgent avait été confiée à une messagère. Le béguinage de Bruxelles avait reçu favorablement notre demande. Dame Bloemardine nous attendait.

Par bonheur, le prince de Bruxelles n’aimait pas beaucoup le pape et barrait la route à l’Inquisition. L’échevin Wilhelmus Bloemart, le père de Heilwige Bloemart, dite Bloemardine, assurait diplomatiquement la protection du béguinage. Nous serions en sûreté, du moins pour un temps. Une fois à Bruxelles, en cas de nécessité, nous pourrions remonter jusqu’à Anvers, Gand ou Bruges où des dizaines de communautés avaient pignon sur rue et des refuges en campagne. Nous étions pleins d’espérance. Gardie et Mitch avaient réappris à rire, jouaient avec les enfants et rêvaient d’un avenir paisible.

Nous avions rempli une charrette, attelé Bécassine, installé Maiffe sur le chargement et, après avoir dit adieu à nos amies et à Husdent, nous prîmes la route, deux d’entre nous tirant devant, les autres poussant derrière. Flore refusait de monter sur la charge et, s’appuyant sur un bâton qu’elle boutait ici et là sur le chemin, elle donnait de l’élan à ses pauvres forces pour faire avancer la cargaison.

Énorme cargaison. C’est qu’il ne fallait pas seulement fuir, Marguerite avait imaginé une manière de nous camoufler qui serait éducative. Nous étions une troupe itinérante produisant une pièce dramatique qui ne devait pas être banale, mais évangélique. Je m’y opposai. C’était courir un bien trop grand risque.

— J’ai été troubadour de théâtre durant des années, ne le sais-tu pas, rétorqua un peu sèchement Marguerite. C’est ma manière de préparer le cœur des femmes. J’ai aussi passé une bonne partie de ma vie à esquiver les espions et les dénonciateurs. Nous n’avons plus de temps à perdre. Nous devons propager l’espérance.

Tout le monde avait l’air parfaitement d’accord.

La traversée de la forêt jusqu’au premier village nous permettrait d’adapter le texte de Marguerite et de répéter la pièce. Les costumes fournis par l’hôpital, les accessoires et tout le lourd bazar débordaient du chariot et, pour le moment, Bécassine faisait le personnage principal, assistée du petit monde que nous étions. Elle y mettait du cœur.

De village en village, Flore serait une princesse d’Orient voilée de la tête aux pieds parce que… Parce qu’elle était trop belle… Le reste devait tourner autour de cette nécessité.

Un peu avant midi, nous allions vers la pluie en montant une colline sur un interminable chemin dans une forêt assez drue. La charge était vraiment trop lourde pour notre ânesse. Bécassine s’appuyait sur ses pattes postérieures pendant que ses pattes antérieures progressaient d’un pas et, ensuite, avec grande prudence, elle inversait le processus pour compléter l’enjambée.

Je glissais l’épaule sous une ridelle, m’appuyais sur le bâton de Flore et, secondé par elle, j’y mettais toute ma force… J’entendais la respiration sifflante de ma grande fille. Par moments, je la sentais faiblir, presque s’évanouir sur ma poitrine. Marguerite et Béatrice poussaient fermement sur l’autre ridelle. Gardie et Mitch, chacune de leur côté, travaillaient à faire pivoter les rayons des roues et les bloquaient avec leur houlette pour éviter le recul.

Nous étions une sorte de machine encore mal rythmée qui peinait et surchauffait. Nous reçûmes une dernière gifle du soleil, et la pluie vint nous rafraîchir. Hélas ! elle transforma la terre en boue. C’est alors que Maiffe se dressa sur la cargaison, se mit à respirer très fort au rythme de Bécassine en lâchant un rugissement à chaque expiration. Cela nous mit au pas. La machine prenait une cadence régulière.

Le sommet de la colline approchait, mais il nous était impossible de relever la tête pour le constater. Nos forces s’épuisaient. Je sentais le tremblement de Bécassine se répercuter par les traits de cuir à toute la charrette. La pauvre bête pouvait s’effondrer d’un instant à l’autre. Maiffe, elle, voyait très bien le sommet qui n’était plus qu’à trois ou quatre tours de roue. Et elle cria :

— Abaisse-toi, montagne, ne vois-tu pas que nous passons ? Courage, nous arrivons.

La pluie cessa net, Bécassine s’arc-bouta dans ses brancards, poussa un braiment retentissant et arracha la charge jusqu’au sommet.

Maiffe éclata de rire en criant :

— J’ai vaincu la montagne. Regarde, Flore, j’ai vaincu… À part Maiffe qui trépignait sur la charge, nous nous écrasâmes tous sur le sol boueux. Des rayons brûlants mas-

saient nos muscles morts. Je n’avais pas la force de dételer le pauvre animal. Bécassine tenait bon debout en reprenant sa respiration à pleins poumons.

La famille était étendue pêle-mêle sur le sol, la tête de Béatrice s’était retrouvée sur mon ventre, celle de Flore sur ma poitrine, Marguerite serrait mon avant-bras en lançant de petits rires spasmodiques, Mitch et Gardie pleuraient de soulagement en essuyant leur figure sur ma cotte de laine. Maiffe, sur la charge, bramait de joie. Et quelle joie !

Une brise fouillait le feuillage en faisant fuir des merles. Des étincelles éclataient dans toutes les gouttes d’eau que la pluie avait semées. Les bras de la forêt nous recouvraient comme les flots d’une gigantesque rivière. Nous étions étendus dans la vallée des larmes, dans le lieu de l’eau, précisément là où la douleur donne sa valeur aux bêtes et aux hommes. Nous regardions les oiseaux qui planaient au-dessus de la colline. Le bleu du ciel écartait les feuilles pour nous regarder. Un bourdonnement sourd résonnait dans nos crânes vidés. L’air humide, presque liquide, entrait dans nos poumons. Nous étions comme un grand corps se régénérant à même la terre.

— Mais dans quelle espèce de jeu sommes-nous engagés ? lança Flore.

La question ronflait dans mon esprit complètement vidé par l’effort. Rien d’autre n’avait la capacité de s’opposer à quoi que ce soit. J’aurais pris la mort avec autant de volupté que la vie. En fait, ce n’était pas une interrogation, mais une exclamation. Je crois que je commençais, ce jourlà, à percevoir que le cœur s’exclame là où l’intelligence se questionne. Là où la tête s’interroge sur le sort tragique de l’homme, une âme sereine se donne à la terre…

Tout ce rayonnement féminin qui faisait de moi un soleil flamboyant amenait du sang et du feu jusqu’à mon cœur fier, le faisait battre virilement et le rendait plus satisfait qu’après les plaisirs de l’amour. J’étais un homme, ma musculature crevée se refaisait par spasmes de plus en plus espacés. Mes tympans battaient la chamade.

Ma fille Maiffe, notre avenir, notre prolongement, criait victoire. Et ma fille Flore, cheveux noirs, peau de terre, inspirait non pas de l’air mais de l’espérance. Appartenir aux causes contradictoires de la création tâtonnante est la plus grande joie de l’existence humaine.

Je ne savais pas pourquoi, je m’en fichais d’ailleurs, mais il fallait me rendre à l’évidence : le soleil est incapable de sortir de la trajectoire qu’il fait autour de chaque moi de l’Homme. Il tourne, il tourne autour de l’enfant de l’Homme, fasciné par lui. Et quant à l’enfant, toutes ses souffrances, ses pleurs, ses chagrins, ses peurs sont dans l’impuissance de faire dérailler la jubilation du cosmos. Il ne peut rien contre le cosmos. Le cosmos rayonne sur lui. Aussi bien se laisser transpercer…

Maiffe et Flore, Gardie et Mitch, Marguerite et Béatrice tournaient, tournaient autour de moi comme une toupie, les bras en croix.

— Dans quelle espèce de jeu sommes-nous engagés ! répéta Flore.

Nous avons campé sous le dôme étoilé et je crois que notre pièce de théâtre s’est clarifiée cette nuit-là dans nos rêves, car le matin, après un solide déjeuner, le canevas de Marguerite prenait de la chair et des plumes, se déroulait sans embûche. Chaque posture, chaque réplique, chaque tirade s’enfilaient comme une nécessité. C’était tragique, c’était heureux, c’était la vie.

Soudain, je compris pourquoi il fallait produire cette pièce de théâtre : pour éviter que nos os crient à notre place. Personne ne peut empêcher la semence de jaillir. Il valait donc mieux lui donner une forme susceptible de se reproduire dans d’autres cœurs.

Il nous fallut une semaine pour traverser la forêt en direction de Bergen. Le voyage ne fut pas aussi difficile qu’aux premiers jours. Nous abandonnâmes nombre d’accessoires qui n’étaient pas nécessaires. Nous apprîmes à mieux coordonner nos efforts. Il ne fut pas facile de persuader Flore de monter de temps à autre sur la charrette. Sa respiration devenait rapidement sifflante, elle devait cracher pour dégager ses poumons. Il fallait craindre une rechute.

Plus nous approchions de la sortie de la forêt, plus nous risquions de rencontrer des paysans ou même une chasse à courre, de sorte qu’il fallait que Flore garde son chaperon fermé malgré la chaleur du jour. En dépit des inconvénients du voyage, nous étions aussi joyeux que Bécassine qui n’appréhendait jamais rien, si ce n’est une rivière à traverser.

À Bergen, nous étions une troupe professionnelle dirigée d’une main de fer, comme il se doit, par le troubadour d’expérience que j’étais, bien évidemment, et ma bellemère n’avait qu’à bien se tenir. Elle faisait la criée, encourageait les applaudissements et passait le chapeau.

La fontaine de Bergen était entourée de boutiques sous des arcades en plein cintre supportées par une colonne centrale, des fenêtres carrelées ouvraient leur volet vers le haut de façon à former des auvents, et de petits étalages offraient des marchandises. Les façades de deux étages construites de bonnes pierres réverbéraient parfaitement le son. Des bancs permettaient aux gens de s’asseoir pour examiner les échantillons des produits locaux et importés. Un endroit idéal.

Le soleil tachait encore la pierre de ses jaunes matinaux, on ouvrait les boutiques, la place s’éveillait dans les étirements de la lumière et le beuglement des bêtes. Un tavernier nous vit arriver et me montra du doigt un bon siège pour boire et manger au soleil pendant que ma famille se désaltérait à la fontaine. Il me servit du pain, du beurre et un bouillon. Après quelques convenances, je lui fis savoir que je dirigeais une troupe de satires. Suite à quoi il laissa tomber :

— Si l’étranger veut bien, je peux faire venir le prévôt du village, affaire de permis. Vous êtes chez lui, ici même.

— C’est une belle maison qu’il a, votre prévôt, lui répondis-je.

Je déposai sur la table notre sauf-conduit. J’enchaînai :

— Le permis de nous produire est-il hors de prix ?

— Ça dépend… Vous êtes bons catholiques, j’imagine…

— Que penses-tu là, tavernier ! Nous autres, des chemins, on ne fait pas dans la théologie, on tient à la vie. On arrive de Paris. Ça en fait des villes et des villages ! Il n’y a pas un curé, un prévôt, un abbé, un moine qui ne nous ait pas interrogés et tâté les méninges. On est une troupe respectable, on raconte de vieux lais de Marie de France, on produit une pièce, tout ce qu’il y a de catholique que vous entendrez avec plaisir, je vous assure. On va à l’église les dimanches, on y fait souvent du théâtre liturgique, on ne calomnie pas le voisin, on se confesse, on ne se cache pas, notre métier, c’est de nous montrer. Alors !

— Ne monte pas sur ton mulet ! Je te crois. Mais on trouve partout des frelons.

Il s’en retourna dans sa cuisine, revint quelque temps plus tard. Je lui lançai :

— Le soleil s’est levé très jaune, il ne pleuvra pas. On pensait donner notre représentation un peu après trois heures. Tiens, je te donne un demi-sou d’or pur et bien sonnant en garantie. Tu nous ramènes le permis. Vrai comme je te vois, tu seras récompensé. Là, pour de suite, on va à l’église présenter nos respects au Bon Dieu.

Je lui tirai mon chapeau, retournai à mes ouailles et rentrai avec elles dans la petite église. Une heure plus tard, nous avions le permis. Il nous avait coûté cher, mais comme le sauf-conduit était de mon cru… Il nous restait à nous hisser à la hauteur de notre permis et à prouver que nous étions des gens de métier.

Pour mieux montrer nos talents, nous louâmes la tribune publique. Nos décors, préparés par l’hôpital, découvraient une chambre de princesse orientale, un lit vertical somptueux, des verreries, des jarres… Nos costumes, quoique simples, étaient dignes des meilleures troupes qui battaient l’estrade depuis Paris jusqu’en Terre sainte.

Marguerite se donna comme mission de convaincre chaque femme qui passait au marché de venir à la représentation. Elle vantait la pièce avec un charme si simple et si naturel qu’on aurait dit une amie qui en invite une autre au mariage de son aînée. Elle commençait par se renseigner sur la santé de la dame, de ses enfants, de son homme… Elle sortait parfois un sachet d’herbe, une crème, une huile qui pouvait soulagé…

LA TRAGÉDIE

– Oyez, bonnes gens, commençait Marguerite. Arrêtez un instant la trame de vos vies. Assoyez-vous bien confortablement. Il y a des ballots de paille pour tout le monde. Chaque paysan et sa femme, chaque artisan et son épouse ont le droit et peut-être le devoir de prendre aujourd’hui une pause pour s’instruire. Ne pensez plus aux personnages auxquels vous êtes attachés, à ces hommes et à ces femmes que vous aimez. Vous y reviendrez. Pour une heure, une heure pleine, jaune et sonnante avant le coucher du soleil, acceptez d’entrer dans une autre histoire. Le détour vaudra le retour, car au-dessus de chacune de nos vies, au-dessus de tous les romans que nous craignons ou que nous espérons, une autre pièce de théâtre, une tragédie mythique, biblique, règle la fatalité. L’entendre, c’est le début du salut.

Couverte d’un grand-voile de soie blanche, portant une robe de nuit de fin lin, ornée de larges rubans rouges brodés d’or, faux-semblant parfait, notre princesse Flore apparaissait d’une beauté d’autant plus universelle qu’on ne la voyait pas. Elle dormait à la verticale. Elle rêvait…

Jadis, oui, il y a fort longtemps, trop longtemps, elle avait rencontré un berger. Il habitait maintenant tous ses rêves. Elle le revoyait, il était pour elle toute l’humanité…

À ce moment-là, j’entrais en scène à la manière d’un aveugle :

— Ils m’ont crevé les yeux, demain ils vont me découper en morceaux. Qu’ils fassent de moi ce qu’ils voudront. Ils m’ont enlevé mon trésor, mon aimée. Elle n’était pas pour moi. Qu’avais-je à faire de la perfection ? Elle était trop belle. Je ne suis bon que pour décrotter des moutons. Je m’y suis brûlé… Demain, à cette heure, je serai mort. Pour un pauvre berger, c’est un soulagement. Mais il a fallu que j’aime ! Alors, la mort ne me soulage plus. On vit avec des chèvres, des vaches et des moutons, on ramasse des bouses séchées, on se fait cuire au soleil l’été, on est congelé l’hiver, l’automne et le printemps on se dissout comme le sel dans la pluie, mais il y a tout de même des arcs-en-ciel qui arrondissent leur couronne sur notre tête et on se met à croire que la lumière traverse parfois du côté des pauvres… C’est vrai, mais pour un instant…

Je me souviens de ma première rencontre avec elle. Elle descendait en pleine course en riant comme si elle venait de faire une espièglerie. Elle avait seize ans, elle était couverte d’une cape de laine qui aurait pu appartenir à une bergère. Oui, elle portait bien un fin voile de mariée autour des épaules, mais c’était sans doute pour jouer… Comment aurais-je pu deviner ? « Où vas-tu comme ça, jeune fille ? » lui demandai-je. Elle ne dit rien, mais s’arrêta net de rire. Je lui barrai la route en tendant le bras. Qu’est-ce que j’y pouvais ? Je suis tellement habitué à attraper l’agneau que j’agrippai sa cape et tournai son visage vers moi. Ma proie se débattait dans son piège. « Mais arrête de gigoter, lui dis-je. Je ne te mangerai pas. Dis-moi seulement pourquoi tu cours comme ça en riant. » Et je la lâchai aussi vite que je l’avais empoignée. Elle ne se sauva pas, me regarda avec des pointes de fer. Muette qu’elle était.

Flore, la princesse, dormait profondément dans son lit et Béatrice, cachée sous l’estrade, parlait à sa place :

— Je riais, mais j’étais morte de peur. Ce jour-là, je fuyais comme le cerf, je fuyais un danger bien plus grand que la mort. Et lui, le berger qui m’attrapa et me lâcha aussi vite, il lui manquait des dents, il avait la peau brune et les cheveux en broussailles. Cela lui enlevait, me semblait-il, tout orgueil. Si bien que je l’aimai au premier regard. Vous devez le comprendre : j’arrivais du levant. Petite fille, on avait fait de moi une esclave. À Jérusalem, on m’avait vendue. C’est là, dans la Ville sainte, qu’un homme m’avait achetée. Il m’avait transformée en princesse, avec un nom, une famille, des papiers, de la noblesse. C’était pour mieux me revendre pour un mariage, cent fois le prix, avec un chevalier de renom, qui n’était qu’un pilleur de champs de bataille. Mais ce matin-là où je courais en riant, le charognard ne m’avait pas encore touchée. J’étais descendue du donjon par une corde qu’on avait laissé traîner. Je m’enfuyais. Et le berger qui habite maintenant mes rêves, il n’avait pas l’air malin, il avait seulement de bons bras de chaque côté d’un cœur désarmé…

Le berger répondait :

— Tu n’arriverais pas du château, toi ? Tu ne serais pas en fuite par hasard ? Tu es muette ou quoi ? Parle ou montre ton visage.

À ce moment-là, la princesse sortait de son lit à la manière d’une somnambule. Rigide, elle faisait quelques pas, puis se déliait peu à peu les membres et dansait avec une grâce croissante qui prouvait sa noblesse mieux que tous les mensonges de celui qui l’avait vendue. Mais ce n’était pas une noblesse de famille, de baron ou de comte, c’était un autre genre de noblesse. L’assistance détectait d’instinct ou d’expérience que l’enfant avait appris à danser non pas à la cour, mais dans les collines. L’effet était immédiat. Des femmes s’approchaient de la scène, d’autres, ne pouvant se retenir, dansaient machinalement au rythme de la princesse.

— Dis-moi, toi que je ne connais pas et qui fais frémir mon cœur, où amènes-tu tes brebis, à midi, pour que je n’aille plus à l’aventure ? Et vous, femmes de ce village, je vous le dis : je chercherai celui que mon cœur aime jusqu’à ce que je le trouve.

La danse de Flore se terminait dans les bras du berger, où elle se débattait comme un agnelet effarouché. Le public éclatait de rire.

— Mais cesse de te débattre, lançait le berger. Je n’ai pas d’épée ni de hallebarde pour te protéger ou pour te tuer, mais j’ai bâti un solide buron de pierres là-bas dans la montagne…

— Tu me jures de tenir tes pattes loin de moi ?

— Mais, petite, mes pattes courent les brebis, pas les mignonnettes.

Le berger disparaissait et Flore retournait dans son lit.

— Sur ma couche, la nuit, je le cherche, dans mon donjon, le jour, il me perd.

Derrière les décors, le berger répondait :

— La pluie a cessé. Les fleurs percent la terre. Lève-toi. Viens. Montre-moi ton visage pour que je ne meure pas.

Tout le monde repassait dans sa tête le Cantique des Cantiques que saint Bernard avait popularisé. Chacun pouvait saisir l’étrangeté de notre version. Quelque chose éclairait les yeux des femmes qui ne quittaient plus la scène.

Durant l’entracte, Maiffe interpellait le public :

— Moi, j’ai vraiment de la chance parce que j’ai la meilleure maman du monde. On fait du théâtre de village en village et c’est très amusant. C’est vrai que le père aime un peu trop les dramours et que moi j’aime mieux faire la cromique. C’est pas grave. Je vais vous dire une chose : un dramour, c’est toujours drôle en diable. Approchez un peu, je vais vous dire le secret du démon de la tragédie… Tendez l’oreille… Le Diable fait une opération toute simple : il coupe un petit nerf dans la nuque. De cette façon, un homme ne sent pas ce qu’il entend et n’entend pas ce qu’il sent, alors, ce qu’il n’entend pas et ce qu’il ne sent pas, avec un peu d’orgueil, devient une tragédie, toujours la même, celle que nous vous racontons.

Le baron entrait en scène vêtu comme un croisé et lançait une réplique d’une voix hautaine :

— J’ai retrouvé ma fiancée, mon épouse légitime, dans un buron crasseux. Quelle honte ! Quand mes gardes auront capturé le vilain, je lui crèverai les yeux et le ferai écorcher vif sur la place publique. Il a touché à ma femme, mon fief, ma tenure. Elle est belle et décore mon château. Aujourd’hui même, avant que le jour s’achève, je vais semer ma lignée entre ses hanches. C’est mon droit. Non, c’est mon devoir. Mais d’abord, il me faut attraper le berger qui a osé la cacher dans sa mansarde.

Le baron disparaissait côté cour.

Flore la princesse filait la laine alors que son petit garçon caracolait autour d’elle sur un cheval de bois.

— Maman, disait-il, regarde, je chasse dans la forêt du roi.

— Attention aux loups, mon petit.

— Mais, maman, les loups sont tout petits quand on est sur un grand cheval.

— Sois prudent tout de même, il ne faudrait pas tomber de selle.

Le petit descendait de cheval, se plaçait devant sa mère et, les mains sur les hanches, lui lançait :

— Hier, j’ai monté sur un vrai cheval.

— C’était un poney.

— Un parlefroi, maman, grand comme une montragne.

Je serai cravalier. Je serai champignon de tournoi…

— D’abord, range tes soldats de bois, ensuite nous irons voir les moutons…

— Je n’irai pas voir les moutrons…

— Range tout de même tes soldats et mets un peu moins de r dans tes phrases.

Avec un air de défi, le garçon levait le doigt en direction de sa mère, puis baissait les yeux et retournait le doigt en direction des soldats.

— Soldats, à vos crampements…

La princesse laissait alors son travail, tournait la tête vers son petit et on entendait une voix en aparté :

— On met un bébé au monde. Il est comme notre cœur détaché de notre corps. On lui donne le sein : il prend notre sang, notre vie, notre amour, notre âme. Ensuite, il se tourne vers son père et il nous échappe. On le retrouve quelques années plus tard, c’est un étranger. On l’avait préparé à la vie, il ne pense qu’à tuer, on le conduisait au bonheur, il ne pense qu’à mourir pour l’honneur. Un jour, je lui dirai : celui que tu crois être ton père, le baron, le seigneur, le puissant qui passe pour chevalier, celui qui monte le plus grand palefroi de la région avec armure, blason et air de dignité, ce n’est pas ton père, c’est le vautour qui pillait les champs de bataille sur les plaines de Jérusalem. Il a acheté ta maman comme on achète un poulet au marché. Il m’a épousée de force. Je me suis sauvée. Il m’a reprise et il a crevé les yeux de ton père. Ensuite, il l’a fait écorcher vif sur la place publique. Aujourd’hui, il me sert en récompense à ses amis… Je suis morte depuis longtemps. J’ai rendu l’âme. Mais j’ai emprisonné mon âme de force, car tu es le fils de celui que j’aime…

Après un changement de décor, le fils supposé du baron apparaissait habillé comme un jeune prince, des bottes à ses pieds, des hauts-de-chausses par-dessus les braies, un surcot de lin sur un corselet piqué. Le prince avait fière allure, un air altier, le nez relevé, la main sur l’épée, et le dédain de la jeunesse à la lippe. Sa mère dormait dans le lit vertical, couverte d’un drap noir.

— Ma mère est malade, commençait-il en aparté. C’est un triste sort d’avoir une mère taciturne et mélancolique. Elle mène pourtant une vie de château…

Flore étirait les bras et se réveillait :

— Mon enfant, mon garçon, vous voilà, je vous attendais. Approchez. Assoyez-vous.

Il enfourchait un banc qui était près d’elle.

— Je vous écoute, mère.

— Vous voilà chevalier.

— Depuis hier.

— Je vois encore le petit garçon dans votre figure. Soyez courageux. J’ai quelque chose à vous dire…

— Est-ce vraiment nécessaire, mère ? Toute connaissance n’est pas utile. La vérité n’a pas de valeur en soi, elle est parfois nuisible, parfois utile. Si vous pensez me rendre plus riche et plus puissant en me révélant un secret, parlez. Si votre vérité insulte ma famille, taisezvous.

— Posséder des biens n’affranchit pas. La vérité affranchit…

— Qu’est-ce que la vérité ?

— Ce qui jette par terre nos croyances…

— Le chevalier tue pour ses croyances, mère, et il n’est pas amer.

— Tous les honneurs fondés sur le mensonge reposent dans un bourbier gelé. Et le printemps, mon fils, arrive tôt ou tard. Votre bonheur vous rend malheureux comme une pierre…

Flore toussait. Elle s’essuyait avec un mouchoir. Une eau colorée imitait le sang. Le fils détournait les yeux.

— Mère, la vérité dont vous parlez n’existe pas. Tout a été fait, est fait et sera éternellement fait par construction, comme des ponts sur l’abîme. Et si on n’entretient pas un pont, on tombe avec lui. Cela ne tient pas à la vérité, mais au travail. Et le travail, lui, tient aux armes. Car ce sont les armes qui font travailler les subalternes. Il n’y a pas d’autre vérité.

— Et si vous saviez que votre pont est construit par un sang injustement versé ?

— Tous les ponts, mère, nous gardent en haut du malheur par des piliers qui écrasent le plus grand nombre. Nous marchons dans l’adversité, nos chevaux piétinent les serfs qui nous donnent à manger. C’est cela, la vérité du combat pour la vie.

— Taisez-vous, mon fils, une mère digne de ce nom sait que son fils va mourir, lui aussi, un jour ou l’autre, et elle ne voudra jamais l’abandonner avant qu’il ne soit équipé pour la mort…

— Ne vous fatiguez pas, mère, père m’a déjà tout raconté. Que voulez-vous que cela me fasse que vous ayez couché avec un berger avant le mariage ? Que pouvait faire un homme ainsi trahi, sinon sauver son honneur et votre honneur ? En vous épousant, père a fait de moi son fils et, du néant que vous étiez, il a fait de vous une noble femme…

— Votre père a semé son venin dans votre cœur.

— Au contraire, il m’a servi l’antidote contre votre poison.

— Il m’a tout pris.

— Il vous a tout donné.

Après un long silence apparaissait le berger et on entendait la voix de Béatrice :

— Que tu es beau, berger ! Mets ta main gauche sous ma tête et embrasse-moi. Place-moi comme un sceau sur ton cœur, car l’amour est insatiable comme la mort, son ardeur reste inassouvie comme le schéol.

L’ÉVASION

À Bergen, les gens étaient déjà émus. À Zinnik, la foule était si nombreuse qu’il y avait des enfants et des adolescents dans tous les arbres. Je ne comprenais pas ce succès. Ce n’est qu’au dernier village, Tubeke, que les raisons de notre popularité arrivèrent à mon entendement. Nombre de femmes connaissaient Marguerite, sinon directement, au moins de réputation, et elles savaient lire le message. Notre version du Cantique des Cantiques menait à une conclusion subversive : rien de moins que modifier radicalement l’esthétique du divin. Toute spiritualité véritable destitue d’abord les dieux puissants et incapables de réchauffer un cœur humain (le seigneur du château) afin qu’il soit tiré par les entrailles jusqu’à l’amour (le berger et la pauvresse). Et rien n’est plus savoureux que sentir la traction de cette élévation.

Dans cette sécurité toute relative de la mère et de la grandmère, de la troupe et du public, Maiffe et Flore s’étaient rapprochées. Je les surpris un jour dans une clairière où broutait Bécassine. Maiffe imitait son animal préféré : le renard. Flore avait plutôt les allures d’une ânesse déterminée à se rendre au bout de sa route.

— Est-ce que tu sais pourquoi les renards ont peur du feu ? demanda Maiffe.

— Est-ce que tu trouves que ça sent le feu, ici, en ce moment ?

— Mais oui, c’est plein de fumée partout, répondit Maiffe.

— Alors je vais te dire un secret !

Flore chuchota dans l’oreille de l’ânesse un message parfaitement inaudible. Maiffe trépignait.

— Quelque chose ne brûle jamais, répéta-t-elle d’une voix audible.

— Tout brûle, riposta Maiffe.

— Je suis une flamme, acheva Flore. Je danse et cours déjà où je veux.

Nous arrivâmes à Tubeke assez tard, par un jour froid et court où les premières griffes de l’automne écorchaient le ciel avant même l’heure du souper. Nous mangeâmes à la sauvette dans les sueurs rouges du couchant. Il plut toute la nuit.

Le lendemain, le soleil n’arrivait pas à dissiper les nuages clochards qui se vautraient dans les collines trempées. La journée traînait une morne tristesse. Et pourtant, l’aprèsmidi, tout au long de notre dernière représentation, il y eut de grandes trouées. On aurait dit que le ciel, qui voulait éclater en orage, se retenait. Au lieu du ciel, c’était Flore qui parlait. Elle parlait avec tellement de vérité que le ciel se tenait coi. Enfin, un vent chaud et sec avait poursuivi un dernier lambeau de nuage qui s’était aventuré dans la trouée. Le soleil brillait.

Flore, la princesse, en était à son monologue. Elle parlait de son terrible mari, elle parlait de son terrible sort…

— Il a volé ma vie… Chaque jour, j’ai forcé mon corps à avaler sa souffrance. C’était pour mon enfant, c’était pour le préparer au jour de la vérité…

Comme d’habitude, j’apparus dans son rêve sous le personnage du berger. Comme les autres fois, Béatrice devait prêter sa voix à Flore, mais celle-ci prit l’initiative de continuer elle-même :

— C’est toi, mon amour. Que tu es beau ! Mets ta main gauche sous ma tête et embrasse-moi…

Je trichai à mon tour, contre le scénario prévu, je me rapprochai d’elle, la pris tendrement dans mes bras comme un époux l’aurait fait. Je sentais son cœur battre sur ma poitrine, par coups forts suivis de longs moments silencieux. Elle se crispa un instant, puis redevint souple, élastique, spongieuse. Elle continua d’une voix très faible. La foule était suspendue, le moindre des soupirs de Flore résonnait dans l’air cristallin.

— Je vous conjure, filles de Jérusalem, par les gazelles et les biches des champs, n’éveillez pas, ne réveillez pas mon mari, mais laissez-moi dormir un moment avec mon amant… Mon amour, place-moi comme un sceau sur ton cœur, « car l’amour est insatiable comme la mort, son ardeur reste inassouvie comme le schéol »…

Durant le changement de scène, je voulus tout arrêter, car Flore me paraissait à bout. Maiffe ne m’écouta pas et il n’y eut pas d’entracte.

Flore enchaîna :

— Je n’ai plus rien et je me sens légère. Ce soir, je rentre chez moi. Habitants du Jardin, compagnes au cœur blessé, écoutez-moi : mon bien-aimé est pareil à une biche, il saute comme elle et personne ne peut l’attraper. Allons, mon amour, sortons, marchons jusqu’à la campagne, grimpons en haut de la montagne avec nos brebis et nos agneaux… Il y a un pays, il y a un village, il y a une bergerie sans nom ni renommée, invisible aux barons et aux chevaliers, trop pauvre pour la cupidité des hommes, et dans cette cabane de bergère vivra une jeune femme. Aux dernières heures, vous la regarderez courir dans les collines et danser dans le sang du soir…

Elle expira définitivement dans mes bras.

Une grande scie trancha dans la trame du temps, ce moment tombe comme le plomb dans ma mémoire. Ce souvenir est plus clair et palpable que les grilles du couvent où je suis aujourd’hui enfermé. Flore est gravée sur chacun de mes os. Je sens encore son odeur d’amande, cette dernière odeur incompréhensible et miraculeuse qu’offrit son corps avant d’abandonner sa pesanteur.

Ce soir-là, personne dans l’assistance ne s’était rendu compte de son décès. Nous avions contenu notre émoi. Le théâtre-camouflage n’avait pas le droit de rendre les armes. Jusqu’au bout, abriter la mort contre la peur. La nuit même, nous avons enterré notre fille dans ses vêtements de princesse. La pièce était jouée.

Nous arrivâmes à Bruxelles défaits. Maiffe était inconsolable et personne n’avait de paroles à la hauteur de sa peine. Flore nous manquait infiniment. Je le dis comme cela,

« infiniment », un trou infini, c’est possible. Et nous étions toujours sur terre, et il fallait vivre. Surtout, il fallait garder Maiffe dans le nid et les jumelles aussi. Un parent qui perd un enfant est en devoir de joie pour tous les autres. Il tire cette joie de la douleur elle-même, ou il meurt.

Néanmoins, dans le secret de la nuit, lorsque tout le monde dormait, Béatrice étouffait ses larmes sur ma poitrine et moi, dans ses cheveux. Alors des éclairs zébraient nos esprits. Flore emplissait notre mémoire.

Nous devions l’accepter : comme un vent de montagne descend vers la mer, elle avait presque tout fait refluer vers le large. Nos parents, notre enfance, nos rêves de jeunesse, tout ce qui nous distinguait Béatrice et moi s’estompait dans le lointain. Nos souvenirs d’avant cette adoption ressemblaient à de minuscules étoiles perdues dans la nuit. Flore régnait telle la lune, une seule lune pour nous deux. Elle avait dissous notre vieux passé, elle nous en avait offert un nouveau qui nous serait pour toujours commun. Pour tout le reste de notre existence, nous serions les parents de Flore.

Lorsque la souffrance a passé la mesure, on émerge au-dessus d’elle. Certes, le cœur et le corps sont en charpie, serrant le vide dans leurs bras, mais à tire-d’aile nous allons vers ce qui nous manque. Nous prenons nous-mêmes la texture de ce manque et notre vacuité attrape la mort par son fond, là où elle fait sentir sa présence. Présence sombre, sombre comme tout ce qui se perd à l’horizon.

Nous regardions la douleur faire de notre famille une seule chair. La mort nous broyait dans une seule matière. Il est dit dans la Bible que les époux formeront une seule chair. Flore était cette chair.

Nous savions, Béatrice et moi, que désormais nous serions inconsolables, et surtout, réfractaires à toute consolation, parce que nous étions engrenés dans les machines de la mort et que, malgré les épouvantables élans de révolte de notre cœur, notre conscience percevait ce qui advenait. On dit que personne ne sait ce qu’il y a après la mort, personne, sauf des parents qui survivent à la mort d’un enfant.

Chez Maiffe aussi, quelque chose avait changé. Le temps avait ralenti le pas. Comme un cheval arrivé sur le bord de la mer oublie pour un temps l’odeur de l’écurie, Maiffe n’avançait plus qu’avec lenteur. Lorsqu’elle dormait, elle ne voulait plus se réveiller ; lorsqu’elle était réveillée, elle ne voulait plus dormir ; si elle mangeait, elle ne s’arrêtait plus ; si elle ne mangeait pas, elle refusait toute nourriture ; dans nos bras, elle ne voulait plus partir ; loin de nous, elle ne voulait plus revenir. Mais, dans l’ombre, sa grand-maman tricotait un épais chandail de laine.

Nous n’avions pas encore remarqué que nous étions maintenant en sûreté à Bruxelles, dans le béguinage de Heilwige Bloemardine. Les jumelles, elles, se gavaient de cette sécurité.

Un beau matin, je les vis courir dans le jardin du béguinage. Elles allaient rire en cachette au pied d’un énorme chêne entouré d’arbustes déjà dénudés pour l’hiver.

Et un autre jour, j’aperçus Maiffe, vêtue de son chandail tout neuf, courant dans la neige pour rattraper Mitch et Gardie. Ce matin-là, Bécassine avait lancé un braiment digne des mers du nord.

LE PARDON

Ce jour-là, il neigeait. Comme suspendu aux tours, un voile de brume tamisait un frimas de givre. Une ribambelle de petites filles patinaient sur la glace de la cour intérieure du béguinage. Leurs rires bourdonnaient dans la neige qu’agitait le vent. Je les voyais à peine blanchir à travers les flocons d’argent.

La veille, un forgeron dont la mère avait été soignée à l’hôpital de la communauté était venu nous remercier en offrant une vingtaine de sabots à double lame pour les fillettes. Et maintenant que nous venions tout juste de terminer les corvées du matin, l’école tout entière gringottait sur la glace qui s’était formée autour de la fontaine. Je ne pouvais les quitter des yeux, et cela me retarda un moment.

Des flocons humides adhéraient aux parois de pierre. Le vent tapissait les murs de la cour d’un duvet blanc. D’autres flocons, plus larges en voilure, remontaient dans des cornes de vent et s’échappaient de la cour. Des évadés. Les béguines n’étaient-elles pas des évadées ?

Observant les fillettes sur la glace, j’espérais retrouver la nature humaine qui consiste à faire son bonheur de celui des autres. En effet, chaque petite fille tirait son plaisir du plaisir de l’autre. « Regarde-moi », criait l’une en exécutant une prouesse qui finissait dans un éclat de rire. Et une fois par terre, elle regardait l’autre en faire autant. Toute leur félicité venait de l’interdépendance du besoin vital d’être vu et entendu. Sans le regard, rien ne peut vivre. Ainsi va l’être. Le regard simple rend l’âme simple, il n’y a pas d’autre principe d’éducation chez les béguines.

Ce jour-là, je devais rencontrer la grande demoiselle de Bruxelles, Heilwige Bloemardine. Par quel miracle cette femme et sa famille réussissaient-elles à garder à bonne distance l’Inquisition ? C’était difficile à dire, cela tenait à la fois à la dynamique des forces en opposition, aux alliances, à la culture de l’indépendance propre aux Flamands, aux enjeux commerciaux, mais aussi et peut-être surtout au charme, à l’équilibre et à l’autorité naturelle de la dame des lieux.

C’était un fait, on savait ici recevoir un inquisiteur, lui donner toute l’information attendue avec bon repas, bonne compagnie, grand-messe, approbation et nuances dans le filet soyeux qui l’amenait chaque fois à retourner en Allemagne, en France, partout ailleurs où la menace était plus grande puisque la résistance était plus acerbe. De Bruxelles à l’Escaut, les béguines et les bégards sous la gouverne de la famille Bloemardine ne donnaient pas dans l’hérésie, c’était manifeste ! Tout le monde cultivait cette évidence, personne n’en doutait, si bien que les enquêteurs ne trouvaient rien à redire dans ces contrées froides et austères.

Je craignais cette rencontre. Comme tous les égarés, les abandonnés à la conformité, ma jeunesse s’était enchevêtrée dans les machines du pouvoir et j’avais participé à la torture du chevalier Geoffroi de Charnay, l’amant de la dame.

Une dame superbe, grande comme un homme, mais femme dans tous les détails du corps et du mouvement. Une gorgerette de soie transparente troublait son décolleté. Une frange de dentelle soulignait la rondeur des formes accentuées par un corsage moulant. Une fine chaîne d’or retenait une perle qui luisait dans le creux de sa poitrine. Une dame courtoise dans tous les atours de la mode du jour. Deux grandes tresses brunes entrelacées autour d’un voile de satin blanc couronnaient sa tête et dégageaient son cou. Elle tourna vers moi ses yeux immenses.

— Venez ici, mon ami.

Sa phrase était si chaude que mon âme en fut glacée. Mon cœur trébucha dans les horribles souvenirs de l’Inquisition. Je m’écrasai sur une chaise.

— Ami ! Vous m’appelez ami… J’ai assisté l’Inquisition contre votre aimé…

— C’était avant d’ouvrir les yeux…

— J’ai comploté avec la terreur.

— Cher ami, le ressentiment contre soi-même n’est pas pour améliorer les malheurs et les bêtises de ce monde… Elle ouvrit les bras et fit un mouvement vers moi. Je voulais reculer, mais ne le pouvais. Son regard m’en empê-

chait. Je restais immobile. Il y avait une telle douceur dans ses yeux… Je me retrouvai debout devant elle, pantois. Elle s’avança et me prit un long moment dans ses bras. Puis elle s’éloigna vers la fenêtre.

Elle resta un moment dans l’encadrement, dos à moi. Au bout d’un très long silence sortirent de sa bouche des parcelles de la lettre de Geoffroi :

— Je ne te verrai plus dans ce monde… J’ai tout perdu, mais pas l’amour… Je meurs, mais pas l’amour. Je disparais dans la nuit, mais pas l’amour. Que sont quelques instants sous la morsure du soleil si mon cœur peut t’apparaître pur comme un nourrisson ? J’ai tout avoué, mais pas l’amour. L’amour, je le garde, car il me garde…

Je fus transformé en statue de sel, incapable de prononcer le moindre mot. Quelle parole peut laver les mains de celui qui a tramé avec l’horreur ? J’étais sans défense.

Elle se retourna vers moi et me reprit dans son regard. Je me sentis entraîné comme en mer du Nord. Je compris que l’homme devait traverser l’homme. Il n’avait pas le choix, il devait survivre à sa folie, à sa chute, à la cruauté de ses réactions contre la cruauté… Sa tautologie de tueur, il fallait qu’il la traverse.

J’étais Judas après son crime. C’était comme si elle me disait : « Pauvre ami, pauvre frère, il n’y a pas de fuite possible, nous sommes tous plongés dans un cœur humain, un misérable cœur humain. Un jour, nous serons tous Judas lucide devant Judas félon, nous avons tous trempé dans l’affaire… »

Après des siècles et des siècles de guerre, de haine, de folie et de meurtre, après des millénaires de souffrance, après l’extraordinaire odyssée des horreurs additionnées, après la culmination du mal jusqu’au délire religieux de l’Inquisition, après tout cela et bien d’autres crimes encore, nous ne saurons plus s’il n’aurait pas fallu en finir avec l’homme. Aurait-on dû l’éradiquer dès le début ? Devraiton, aujourd’hui même, travailler à anéantir cette espèce ravageuse ? Est-ce moral de vivre ? N’est-ce pas un crime de laisser vivre cette bête ?

Heilwige, je crois, percevait mon désarroi.

— Je vais vous dire quelque chose, monsieur Guion, qui peut-être participera à votre initiation ou à votre révolte, vous retiendra au béguinage ou vous fera fuir : le cœur humain n’est pas fait pour le jugement, mais pour  la tendresse. Nous sommes tous immergés dans notre contradiction originelle. Nous sommes des êtres moraux. Cela veut dire que le bien que nous voulons faire cause des malheurs que nous voudrions éviter. Cela n’irait pas jusqu’à l’horreur si nous gardions contact avec la réalité  et les conséquences concrètes de nos actions. Mais trop souvent, l’amour de notre perception du bien l’emporte sur l’amour des êtres réels. Nous aimons le bien alors qu’il faut nous aimer les uns les autres. Un jour, l’homme lucide est devant l’homme homicide, alors il faut qu’il se souvienne qu’il a été absous de sa folie dès la première heure. C’est pourquoi, moi, Heilwige, je vous pardonne…

— Accepter votre pardon est le prix pour entrer dans votre béguinage ? lui demandai-je.

— Vous êtes déjà pris dans le piège de l’amour. Je rougis. Elle sourit.

— Il ne s’agit que de l’amour d’une femme.

— « Que de l’amour d’une femme ! » Vous m’offensez, monsieur. L’amour n’a pas le moindre diminutif. Il n’y a pas de petit amour. Vous verrez qu’une femme n’est jamais « qu’une femme » et qu’un homme n’est jamais « qu’un homme ». Vous aimez, et ce qui vous effraie, ce n’est pas la possibilité d’être arrêté par l’Inquisition, mais votre amour qui vous empêchera de trahir les vôtres et d’en finir avec la torture. Cette impossibilité de trahir, je l’avoue, en temps d’Inquisition, constitue le plus cruel cadeau de l’amour…

Cela prit de longues semaines, de terribles semaines, mais un jour, Judas le traître s’effondra en larmes dans les bras de Judas l’amant.

Après m’être pardonné, je pouvais voir Geoffroi, je pouvais le voir tel qu’il avait été lui-même devant moi et non comme une chose horriblement mutilée par ses bourreaux. Alors, je suis retourné dans les appartements de Heilwige et je lui racontai tout ce que je n’avais pas vu tandis que j’assistais frère Guillaume et tout ce que je voyais maintenant : l’amour immense de Geoffroi, son amour brûlant.

Je tremblais de tout mon corps, car plus je parlais de Geoffroi, plus je prenais conscience que l’amour m’avait réellement pris, qu’il m’avait conquis par toutes sortes de charmes et que, peu à peu, il m’entraînait ailleurs, sur une pente irrésistible, vers un état d’union si différent du nuage de l’inconscience qui m’avait enveloppé jusqu’alors, un état d’union où nous étions une semblable chair, des os vulnérables, cassables et inflammables, mais aussi une chair et des os reliés entre eux par un amour libre…

Arriva le moment où mon cœur récita enfin la prière des béguines :

C’est – mais personne ne sait quoi. C’est ici, c’est là,

c’est loin, c’est près,

c’est profond, c’est élevé ; c’est ainsi.

C’est lumière, c’est clarté, c’est obscurité,

c’est innommé, c’est inconnu,

un lieu silencieux qui s’écoule, indéfini.

Deviens comme un enfant, deviens sourd, deviens aveugle ! Le quelque chose qui est tien doit devenir ce qu’il est : l’éant. Laisse le lieu, laisse le temps, laisse aussi l’image !

Va sans chemin sur le sentier étroit

jusqu’à la trace du désert. Ô mon âme !

entre dans ta source ; enfonce ce qui est mien dans l’éant divin !

Que je m’enfuie, tu viens !

Que je me perde, tu me trouves !

Ô Source de toute vie !

AFFAIRE DE MARIAGE

À Bruxelles, le béguinage occupe un pâté de maisons assez près des quais et assez loin de la Grand-Place. Il ne ressemble en rien à une association de femmes refermées sur elle, mais à une corporation sociale intéressée par le bien public. À sa tête, presque autant d’hommes que de femmes discutent et décident. À la fois discret et respectable, le béguinage ne s’oppose ni à l’État ni à l’Église, il ne combat pas, il intercède. Il acquiert la sympathie par le ministère de la charité auprès des malades, des mourants, des pauvres et des malheureux. Il obtient sa crédibilité grâce à ses compétences en matière de lois, d’éducation, de médecine et d’artisanat. Il reçoit son autorité des hautes responsabilités qu’il assume dans les divers services de la cité, principalement dans l’approvisionnement en biens de nécessité.

Il répand ses valeurs sans provoquer de contre-pouvoir. Entretenir un tel équilibre s’avère très délicat. Heilwige et sa famille montrent ici un sens de la justice, de la prudence et du dialogue bien au-dessus du commun. Elles y arrivent parce qu’elles partagent un double désintérêt : elles ne privilégient ni leurs avantages propres ni même leurs idées propres, elles agissent avec bienveillance pour le bien commun et pour la justice. Il est difficile de douter de leur droiture.

Évidemment, cela ne va pas sans attiser des rivalités. Mais les bégards et les béguines arrivent à se maintenir sur le terrain de la justice et non sur celui du pouvoir, de sorte que leurs ennemis apparaissent rapidement plus intéressés par eux-mêmes que pour la prospérité commune.

Hélas ! de grands pans de la vie publique sont si enfoncés dans des habitudes et des mœurs injustes qu’il est presque toujours nécessaire de se résoudre à des compromis à peine acceptables. Les intercessions concernant le mariage occupent une place particulièrement délicate où le béguinage pourrait perdre toute son autorité d’un seul coup, soit en allant trop loin contre les mœurs, soit en n’allant pas assez loin en faveur de la justice. Sur ce terrain, j’allais jouer un rôle à haut risque.

Mitch et Gardie voulaient se marier. Un entremetteur avait trouvé deux frères d’une lignée de bouchers intéressés. Si un petit groupe de familles connaissait la partie souterraine du béguinage, qui consistait à reconstruire l’identité sociale de certaines filles et femmes en fuite, la plupart ne soupçonnaient rien d’un tel trafic. Lorsqu’il était nécessaire de marier des filles sans papiers ni parents, il avait toujours été possible de s’arranger avec les familles intimement affiliées au béguinage et fiables en tout point. Cependant, la persécution des béguines dans la France de Philippe le Bel, en Alsace et dans certains royaumes d’Allemagne amenait de plus en plus de filles sans statut à Bruxelles. De temps à autre, nous devions donc faire appel à des familles respectables, mais en dehors du cercle fermé du béguinage et de ses associés immédiats. Ce fut le cas pour Mitch et Gardie.

Nos prestations de village en village sur le chemin de Bruxelles nous avaient apporté un surplus suffisant pour fournir une dot honorable, apte à démontrer que les deux filles que nous avions trouvées « abandonnées sur une route » valaient, à nos yeux, l’honneur d’une estimable famille de bouchers. Vu la valeur de la dot, nous nous attendions à ce que la famille ne trouve aucun intérêt à creuser plus loin. Elle tenait pourtant à recevoir une dispense non seulement de l’évêché de Bruxelles, mais aussi de celui de Cambrai. Si la première coûtait déjà beaucoup, la deuxième était hors de question.

J’étudiai attentivement les canons de l’Église, les règlements de Bruxelles, plusieurs livres sur les mœurs anciennes, et je me rendis compte de la complexité des contraintes ecclésiastiques et civiles en matière d’amour conjugal. Le mariage constitue généralement une alliance entre deux filiations qui coûte, à la famille de la fille, en argent, le gain que lui apporte la famille du garçon en matière d’honneur, de prestige et de sécurité. C’est la fonction de la dot. Une famille honorable se construit sur des siècles d’échanges et d’alliances respectables et peut glisser dans la disgrâce par une seule union défavorable ou déshonorante. Un mauvais mariage peut briser des siècles de travail qui vise à monter en statut et donc en ressources. D’où le sérieux de l’affaire qu’il ne faut évidemment pas confier au hasard des cœurs.

Un grave déshonneur survient lorsqu’une nubile est dépucelée avant le mariage par un autre homme que son fiancé. Ce soupçon ne nous concernait pas, il était facile d’obtenir un certificat de virginité puisque les deux jumelles avaient gardé intact leur hymen. D’ailleurs, dans le cas contraire, l’absence de virginité n’entraînait pas de facto l’annulation du mariage.

En revanche, une autre censure plus grave mène directement à l’annulation de l’union : la parenté. En cas d’impossibilité de prouver la non-parenté par certificat de naissance, il faut une dispense. Sur ce point, l’évêque de Bruxelles acceptait facilement l’idée qu’il était très peu probable que les deux filles de Valenciennes aient quelque parenté avec les garçons de Bruxelles. Il n’éprouvait pas le besoin de vérifier la généalogie familiale dans les archives de Cambrai.

En fait, je comprenais de plus en plus que la famille des prétendants voulait une compensation financière à la hauteur de ce que nous coûterait une dispense de l’évêque de Cambrai. C’était pour eux un argument de négociation qu’ils voulaient voir transformer en espèces sonnantes et trébuchantes. Le problème venait de ce qu’une telle dot dépassait exagérément la norme et que nous risquions alors de nourrir les soupçons en y consentant.

De quels soupçons s’agissait-il ? Le fait était le suivant : le béguinage de Valenciennes avait été bel et bien un acteur de la rupture entre les jumelles et leur famille. C’était le cas toutes les fois où un béguinage protégeait une fille contre un mariage qu’elle refusait de toutes ses forces et qui paraissait manifestement cruel ou dangereux. Certes l’Église défendait l’idée qu’une union était valide seulement lorsqu’il y avait consentement mutuel des époux, cependant toute jeune fille devait obéissance à ses parents ! La pression de l’État était encore plus grande, car il était nécessaire à l’ordre social que tout mariage concoure à la croissance en honneur, en prestige et en richesse des familles d’une ville ou d’un comté. Le trésor d’un seigneur dépendait des bonnes alliances dans le pays. Pour toutes ces raisons, une personne qui participait à la rupture d’une fille avec sa famille en vue de la marier à une autre famille sans le consentement de ses parents commettait un crime d’État assimilable à une trahison.

Légalement, l’intercession du béguinage de Valenciennes pour Mitch et Gardie ne signifiait rien de moins qu’un rapt punissable de mort.

C’était dimanche de foire, et nous descendions à la cathédrale où, après la messe, devait se faire la rencontre. La cohue nous oppressait, j’avais fait grimper Maiffe sur mon dos. Je fendais la foule. Béatrice et les jumelles suivaient. Ma forte taille me permettait une vue d’ensemble.

Je voyais les flots humains arriver de toutes parts dans la rue Sainte-Catherine et sur le marché aux poules. Certaines avenues alentour déversaient vers nous le faubourg des pauvres, des hommes à la journée, des vilains et des manants. Le quartier juif se vidait par deux avenues opposées. À travers ces affluents arrivaient de la campagne des masses de serfs corvéables à merci rattachés à un laboureur, à un fermier ou à un contremaître : des visages noircis et pourtant lavés, des hardes recousues pour la fête, une masse sombre tachée de gardiens flanqués de lances et de gourdins. Tout cela dévalait par-derrière nous et nous rejoignait.

En face arrivait la petite bourgeoisie des boulangers, des bonnetiers, des briquetiers, des charrons, des métiers fragiles et mal protégés. Elle paradait pourtant, fièrement entourée de servantes endimanchées. Hommes et femmes affichaient un sourire de circonstance, mais leurs regards presque effrontés trahissaient l’inquiétude. On les sentait préoccupés de ne pas tomber de l’autre côté, dans le purgatoire des sans-terre et des sans-métier ou dans l’enfer des serviles, des infirmes, des gueux et des claquedents. Cette peur rentrée, ruminée et sournoise agissait par spasmes et les poussait à regarder la plèbe comme une vermine. Un regard qu’on n’ose adresser ni aux chiens ni aux cochons, un regard terrible et séparateur, dédaigneux et effilé, étincelant de fierté et dur de mépris qui allait des plus hauts vers les plus bas, et d’autant plus hargneux et méfiant qu’il approchait de celui que, demain, ils pourraient être eux-mêmes au moindre incident, à la moindre méprise, à la plus petite erreur de transaction.

Dans ces regards obliques, on voyait l’inquiétude devenir haine et descendre plus bas encore dans la dérision, la morgue et le dégoût. On aurait dit des montagnards encordés non pour s’assurer contre les chutes, mais pour s’assurer de la chute régulière et constante des hommes dans le fond d’un comble.

Par le hasard de notre arrivée à la place du marché aux poules, nous étions au milieu de ces regards qui reléguaient dans la honte les plus pauvres. On avait vraiment l’impression que la petite bourgeoisie, qui arrivait devant nous, transformait les malheureux, qui venaient derrière nous, en une sorte de déjection humaine sans se rendre compte que c’était justement ce regard qui les perdait.

Aussi, lorsque je vis un simple cordier planter son bâton dans le ventre creux d’un pauvre garçon famélique, ne pusje retenir mon bras d’agripper le col du bonhomme pour le monter à ma hauteur et lui montrer qu’il y avait plus haut que lui. Ce geste de puissance fit glisser dans ma bouche une saveur dont j’avais oublié l’amertume. Je venais de goûter au vin noir qui remonte des plus petits contremaîtres au plus puissant des rois, ce vin sécrété par l’acte même d’enfoncer du fiel dans la gueule d’un semblable.

Une lame de lumière me traversa et je fus élevé au-dessus de moi-même, et je vis dans sa généralité et dans son universelle habitude l’homme hiérarchisant l’homme selon une force, hélas ! exécutoire bien que symbolique, efficace bien qu’imaginaire, actuelle bien que potentielle, et je vis que cette force n’était que la simple mais étonnante capacité de se mépriser soi-même dans l’autre…

C’était très surprenant en effet : le plus petit acte de logique ne pouvait qu’aller en sens contraire, dans le sens où allait le regard des petites filles jouant sur la patinoire de la cour intérieure… Seule la solidarité peut assurer notre salut, nous apporter une sorte d’assurance sociale contre l’inhumanité que l’on craint. Il faut être fou pour s’entraîner les uns les autres dans le gouffre de la méfiance mutuelle. L’injustice me parut soudain totalement irrationnelle.

Par un contresens incompréhensible, on appelle cette folie collective « la morale » : que celui qui peut traiter son frère comme un moins que rien, que celui-là occupe la place supérieure, de sorte que les derniers en humanité soient les premiers en pouvoir.

Le mariage doit ainsi servir à prévenir autant la chute d’une famille que la remontée d’une autre.

Nous arrivâmes à un secteur du marché où se faisait une transaction des plus banale : un petit seigneur de campagne venait échanger des serfs contre des palefrois. Parmi eux, trois semeuses que l’on garde farouchement vierges pour accroître la fertilité des graines. L’une d’entre elles n’avait pas, hélas, entièrement perdu ses chairs, et les formes féminines qui lui restaient faisaient l’objet d’attentifs tâtements. Impassible, elle se laissait faire sans broncher. Le fouet autant que les gestes vulgaires ne la touchaient plus. Elle était ailleurs. Elle laissait l’homme palper le corps abandonné, alors qu’elle vivait, semblait-il, dans un autre royaume. Tout cela se reflétait dans ses yeux immobiles. L’homme grossier souleva sa chemise.

Notre regard revenait vers nous, humilié. Je sentis que Maiffe frémissait. Elle fixait maintenant, elle aussi, le sol boueux. Soudain agitée, elle voulut descendre de mes épaules. Je résistai. Elle se mit à geindre en plantant ses ongles dans mes épaules. Je brûlais de châtier le vulgaire commerçant qui tripotait la semeuse, mais je mesurais les conséquences. Je m’enfermai dans ma honte et mon impuissance.

Nous quittâmes la place du marché. Maiffe voulut passer dans les bras de Béatrice. Je la laissai partir.

Une bourrasque rabattit mon capuchon sur mes épaules. Devant moi, les deux clochers de la cathédrale se dressaient au-dessus des hautes maisons de la Grand-Place. Descendaient dans cet immense rectangle entouré de l’Hôtel de Ville, du beffroi et des plus importantes maisons des guildes, les grands bourgeois, les nobles, les seigneurs entourés de leurs gens qui les protégeaient de la masse. C’était comme de grandes fleurs : autour, en manière de pétales, des courtisans, des soldats, des écuyers, des officiers, des valets parés, bardés, cuirassés, vernis, luisants ; au centre, un homme enveloppé de roides étoffes, une femme couronnée de pierres précieuses et des têtes d’enfants coiffées de tissu, fardées et figées dans de grandes encolures. Se compressait autour d’eux la foule disparate qui venait de partout. Les gardes luttaient pour maintenir un peu d’espace autour des nobles familles.

Dans la poussière soulevée par les bousculades, j’aperçus soudain l’étrange rayonnement d’une multitude de regards qui partaient des hommes les plus pauvres en direction des hommes les mieux attifés, des regards déconcertants, car pleins d’admiration, d’envie et de crainte. Les bourgeois bombaient le torse, s’enorgueillissaient, dressaient le cou de fierté. J’avais l’impression que la population fixait ainsi la valeur des riches comme aux enchères les yeux annoncent déjà le prix des coqs.

C’était l’autre regard, celui qui des plus pauvres mène au prince, celui qui remonte vers le sommet, qui augmente le prix qu’il faudra payer en taxes, en redevances, en admiration… Il est encore plus insolite, car il décide de la dette, de l’impôt, de la dîme et de la taille qui retomberont justement sur ceux qui regardent. Ceux qui élèvent le prix par leur vénération du seigneur sont ceux qui paient. Marchandage radicalement contraire à l’intérêt propre, inversion pure de la loi du marché ! Je voyais les pauvres fabriquer leur pauvreté dans leur admiration hypnotique et mimétique des riches et des princes.

Ce sont là les yeux les plus aveugles du monde.

Plus loin encore, la magistrature, le conseil, le bourgmestre se pavanaient. L’ensemble des foules ne se mélangeaient pas comme des eaux boueuses dans un delta. Que non ! Chaque regard était l’occasion d’un transfert de la boue dans la seule direction des pauvres, et du lustre dans la seule direction des riches. La honte et les crachats se concentraient sur les uns tandis que les honneurs et l’or s’entassaient sur les autres.

À mesure que nous avancions vers la cathédrale, plutôt que se mélanger et s’atténuer, les rivières humaines se séparaient, produisant un ordre social comme une expression de l’injustice même qui affectait les regards. Devant les seigneurs, les baillis et les princes s’ouvrait la foule, alors qu’elle se refermait sur les pauvres et les gueux.

Je restais moi-même immobile, à l’arrière de l’église. Je ne voulais pas participer à cet Évangile inversé. Je m’étais retourné béatement vers un coin de ciel qui résistait dans l’embrasure de la porte…

Un mendiant m’enfonça son bâton dans le ventre, me repoussa rudement, il réclamait sa place contre le mur arrière, sous un crucifix de bronze sur lequel suintait la graisse des lampes. Je me cabrai, je m’immobilisai au fond, dos à l’autel.

Béatrice me prit la main. Je restai impassible. Elle fit doucement glisser ses doigts sur ma peau. Après un long moment, je me penchai vers elle.

— N’oublie pas Mitch et Gardie, si nous restons ici, nous compromettons leur mariage.

Le mot « mariage » résonna à répétition dans mon crâne.

Le salut par le mariage. Il n’y avait pas d’autre barreau pour gravir cette échelle de Jacob tombée à l’envers dans le monde. Si on espère une place confortable, il faut des générations de bonnes unions sans la moindre erreur de jugement. Toute attirance des corps ou des cœurs constitue une menace devant l’immense entreprise de hiérarchisation que forme cette société démente.

 Le mariage est à ce point un calcul et un commerce que dans beaucoup de foires ou au cours des grandes louées de domestiques, les familles paysannes y amènent leur fille de quinze ans et l’alignent sur la place, dos au mur, face aux curieux. Les garçons viennent par groupes de deux ou trois, l’examinent et discutent des qualités et des défauts de la même manière que, une heure avant, ils appréciaient une paire de bœufs. On dira d’une fille encore nubile à dix-sept ans qu’elle a déjà deux foires perdues. Chez les bourgeois, filles et garçons ne se rencontrent guère avant les fiançailles qui ont été discutées et arrangées par les parents.

Nous voulions que les jumelles accèdent aux premiers paliers de la bourgeoisie bruxelloise, c’était une aspiration légitime. Par l’entremise d’un bégard des nôtres, Mitch et Gardie avaient rencontré leur prétendant trois fois. Ce qui était fort inaccoutumé. Dès notre arrivée, la rumeur était venue jusqu’au béguinage qu’une mère avait décidé de marier ses jumeaux. L’embêtement de la famille venait de ce qu’il n’y avait pas dans toute la ville deux filles hors de la parenté et qui soient assez instruites pour tenir les affaires. C’était beaucoup demander.

Alors, un des nôtres était allé chez les jumeaux dans leur échoppe au marché. Il leur avait payé une bouteille ou deux en faisant semblant de ne rien savoir. Doucement, il avait amené la conversation sur des nouveaux mariés de la paroisse et sur ceux qui étaient fiancés en ce moment. Les frères avaient répondu : « Quant à nous, nous n’y pensons pas. » Et le bégard de rétorquer : « Cela ne serait pas si tôt car vous ne pouvez pas rester comme vous êtes chez vos parents, à travailler pour l’aîné. Vous gagneriez davantage à votre compte et libéreriez d’autant votre famille. » Les jumeaux répliquèrent : « Nous en sommes conscients, mais nous ne savons pas trop où nous promettre, et nous avons décidé de travailler ensemble. Il faudrait chercher une épouse chez vous. Nous serions bien contents d’en trouver une qui sache écrire et compter, ce serait bien commode pour nos affaires. » « Eh bien, fit l’entremetteur, ne dites rien, je n’en connais pas une mais deux, des jumelles, instruites, travailleuses, obéissantes et pas farouches. » À la grande surprise de notre bonhomme, les frères lui dirent : « Ça ne serait pas de Mitch et de Gardie que vous nous parlez ? » « Mais vous les connaissez ? » « Elles sont venues acheter un gros gigot il y a une huitaine de jours. Des jumelles comme ça, on les remarque. On en a parlé un peu, mais elles étaient en compagnie d’une femme de chez vous… » « Ne dites rien, rétorqua l’entremetteur en se levant, je parlerai pour vous, et je vous enverrai immédiatement un billet s’il y a moyen d’entrevoir quelque chose. »

Le soir même, notre entremetteur parla à la mère et au père des deux frères. Ils n’étaient pas contre. Le lendemain, nous en avions discuté, Marguerite, Béatrice et moi. C’est Béatrice qui s’en était entretenue avec les jumelles.

« Ne parlez-vous pas des frères bouchers ? » demandèren-telles ensemble. Nous avions donc organisé les trois rencontres en persuadant les parents qu’il serait avantageux que les jeunes gens se voient : pourquoi en effet ne pas concilier le consentement selon l’esprit de l’Église avec le devoir selon le principe de la loi ?

Ce qui était embêtant, c’était le silence à propos des parents des filles. Ce vide attirait les soupçons…

Je décidai d’entrer dans la cathédrale. Les parents des jumeaux surgirent de la foule et se glissèrent à leur place trois bancs derrière nous. Je leur fis discrètement un sourire un tantinet hautain, comme il se doit. Après la messe, je restai sur le parvis avec le père alors que Béatrice, la mère, les jumeaux et les jumelles se dirigèrent vers la Grand-Place.

— Monsieur, lui dis-je, je conviens qu’il n’est pas rassurant de prendre des filles du béguinage qui ne peuvent prouver leur filiation. Il s’agit d’un coup du sort. Elles ont reçu toute leur éducation chez les béguines. Elles n’apportent pas de famille, mais elles ont travaillé assez pour offrir une bonne dot. Surtout, elles savent lire, écrire, compter, elles ont de la vertu et du savoir-faire dans tous les domaines du foyer.

Je fus alors très étonné de sa concession immédiate.

— Monsieur, je ne vous connais pas, mais la mère est d’accord et je vous crois sur parole. Fiançons-les cet aprèsmidi même, dans trois mois aura lieu le mariage.

Les jumelles bondissaient de joie, les jumeaux, plus discrets, tentaient de cacher leurs sentiments. Ce fut la fête, de grandes fiançailles et un magnifique mariage. Dans tout Bruxelles, il y eut peu de monde qui n’eût connaissance de cette étrange union que le béguinage aurait voulue plus discrète.

LES MAÎTRES INSOLITES

Je marchais sur un petit promontoire d’où mon regard pouvait s’échapper dans la campagne environnante. J’étais complètement absorbé dans mes pensées. Pourtant, mes yeux couraient comme le font des enfants dans la vaste étendue de neige et mes oreilles, surtout, dansaient dans le vent froid qui jouait avec les flocons de neige. J’errais à la fois dans le noir de mon esprit et la blancheur du paysage.

Marguerite affirme que l’homme est rationnellement bon. Il n’est pas bon par gratuité, mais par nécessité. Doué d’intelligence et de mémoire, il sait bien qu’il dépend de tout : de l’air, de la nourriture, de l’eau, de la chaleur du soleil, mais aussi et surtout de la solidarité humaine. Alors, il mise sur un raisonnement fort simple : ne trahis pas ton frère. Trichez et la fraternité s’écroule aussi bien que l’avenir de l’humanité.

C’est tout le contraire de la réalité. Alors, d’où vient la perversion ?

L’hypothèse serait la suivante : notre naissance nous a laissé un goût de néant dans la bouche, et nous ne faisons pas confiance à qui que ce soit. La loi minimale et rationnelle de la vie en société dépend d’une émotion. Oui, d’une émotion. Non ! elle dépend plutôt d’un sentiment primordial : la confiance.

 Telle est notre fragilité. Et ce sentiment primordial mérite son qualificatif de « primordial », car il ne semble pas dépendre de quelque chose. Quelle que soit son enfance, bonne ou malheureuse, pauvre ou riche, auprès de parents doux ou violents, partout dans le monde, dès qu’il entre dans l’âge adulte, l’individu devient soupçonneux et ombrageux au point de trahir la solidarité humaine de peur d’être trahi lui-même. La condition sociale n’y change rien, la religion n’y change rien, sinon qu’elle aggrave le fait : sur un champ de bataille ou dans le commerce, dans la sphère privée ou la vie publique, qu’il soit chrétien, juif, musulman ou incroyant, il n’est pas meilleur, il obéit à sa folie et engendre autour de lui autant de malheurs que lui permet l’idée noire qu’il se  fait de l’homme. L’idée noire entraîne l’homme noir, et l’homme noir confirme l’idée noire… La science et l’éducation ne le corrigent pas non plus, les lettrés comme les illettrés, les paysans comme les maîtres en théologie, les gueux comme les bourgeois s’entre-déchirent. La morale n’apporte rien : les gens de bien croisent des regards qui propagent l’injustice…

Ma méditation m’entraînait dans un pessimisme qui me hérissait les poils et refermait mes poings…

À un moment, mes oreilles entendirent le braiment d’un âne, le rire d’une petite fille et celui de deux femmes. D’instinct, mes jambes partirent en quête de cette joie incongrue. Le son voyageait à merveille dans ce matin transparent. J’étais soulevé de terre. Mon cœur s’allégeait, s’élevait comme un gros nuage joufflu à mesure qu’il reconnaissait l’ânesse, l’enfant et les deux femmes.

Dans un grand cercle de neige tapée et brunie par les sabots de Bécassine, Marguerite, Béatrice et Maiffe jouaient à qui perd gagne. Celui qui attrapait la queue de l’animal gagnait le droit de dire un secret. Mais comme il était difficile d’attraper cette queue !

Je les observais. Hormis Bécassine, aucune d’elles ne m’avait vu ou entendu. La neige éblouissait et leurs ricanements remplissaient le silence. Je ne voulais rien déranger de cet instant magique.

Bécassine tournait en rond, Maiffe courait derrière, le trop grand foulard de Béatrice se déroulait, elle trébuchait, et Marguerite qui suivait tomba sur sa fille. Bécassine alla fouiller dans leur poche, histoire de vérifier si un morceau de pomme s’y cachait. Puis le jeu recommença.

La première à qui Bécassine concéda sa queue fut la petite Maiffe.

— Voilà mon secret, dit-elle. Ne le répétez à personne ! (et elle souffla dans l’oreille de Marguerite 🙂 J’ai une vraie maman.

— Ce n’est pas un secret, rétorqua en riant sa grand-mère.

— Oui, c’est un secret. C’est un secret parce que c’est à moi et je ne l’ai jamais dit à personne…

— Alors, il faut nous dire le secret, sinon Bécassine va te mordre le fond de la culotte, fit Marguerite en imitant de sa main la bouche de l’ânesse.

— J’ai une vraie maman et je la sortirai de prison, promis…

— Et moi ! s’exclama tristement Béatrice soudain consciente du secret.

— Toi, tu es ma grande sœur, je t’aime beaucoup, mais je dois m’occuper de ma maman…

— Ce jour-là, j’irai avec toi, insista Béatrice, les yeux luisant de larmes, parce que j’ai une très grande dette visà-vis de ta maman.

— À condition que tu attrapes d’abord la queue de Bécassine, rétorqua Maiffe.

Ce ne fut pas possible. Dès que Béatrice s’approchait de l’animal, il agitait la queue et courait en rond. C’est que Béatrice hésitait. Ce fut Marguerite qui attrapa la queue de Bécassine. Maiffe sauta dans les bras de sa grand-mère en riant :

— Dis-nous un secret.

— Pas un secret, mais ton secret, précisa Béatrice qui se remettait quelque peu de son chagrin.

Alors Marguerite devint sérieuse. Elle s’assit dans la neige et attendit que tout se taise, même le vent.

— Un jour, j’irai à Paris.

— C’est où Paris ? demanda Maiffe.

Bécassine s’élança. À la distance où j’étais, le tableau était criant de vérité : une vaste mer blanche, un cercle légèrement bruni comme un bol de bois, les quatre jouant le tout pour le tout…

Bécassine s’arrêta net, le museau tourné vers moi. Marguerite croisa mon regard, Bécassine reprit son jeu, ni Maiffe ni Béatrice ne s’aperçurent de ma présence.

— Assoyez-vous, je veux vous parler, fit entendre Marguerite. Tout cela est inscrit dans la neige…

Elle tapa un grand cercle dans la neige et enfonça un doigt au milieu.

— Paris, c’est ici. Au cœur du monde, le nombril de la mère patrie.

— Tu penses que la maman de Maiffe est à Paris ? demanda Béatrice, intriguée.

— Ce n’est pas impossible. Chose certaine, c’est à Paris que tout se joue. Ma chère petite Maiffe, tu as raison à propos de ta maman, elle a besoin de toi, de Béatrice, de Guion, de moi, de nous tous. Mais ne la cherche pas là où tu l’as perdue. Elle n’est pas où tu l’as vue la dernière fois. Elle a vécu depuis ce temps. Elle a beaucoup vécu. Là où tu te trompes, ma petite chérie, c’est lorsque tu penses lui faire plaisir en quittant Béatrice pour tenter de la rejoindre. Tu te trompes dangereusement, car mon petit garçon n’est pas de ce monde et moi, j’ai reçu une petite fille à sa place. Eh bien ! je suis sa maman et personne ne peut me l’enlever. C’est pourquoi je suis aujourd’hui ta vraie grand-maman, et Béatrice est réellement ta deuxième maman. Ça, c’est un secret digne des oreilles de Bécassine, car c’est vrai.

— Je t’aime de tout mon cœur, glissa Béatrice dans les oreilles de Maiffe.

Maiffe s’était blottie dans les bras de sa grand-mère. Béatrice s’approcha de Marguerite, Maiffe attrapa la manche de sa maman d’adoption et lui pinça le bras. Alors, Béatrice se glissa derrière l’épaule de Marguerite de façon à envelopper la grand-mère et la petite dans ses deux bras étirés. Le tableau s’immobilisa un long moment dans le silence.

Béatrice chuchota à l’oreille de Marguerite :

— Et toi ! Tu ne fais pas mieux que Maiffe, tu veux aller à Paris ! C’est suicidaire.

— Puis-je abandonner les femmes, moi qui ai tant reçu d’une femme ? Je ne veux pas aller à Paris, mais j’irai à Paris. Ne dit-on pas : La foi mène à la chose qu’on espère. On peut donner deux sens à cette phrase : l’un mène au malheur, l’autre au bonheur. Le danger pour Maiffe, c’est de courir après l’image de sa mère et de tenter de la retrouver à Valenciennes. Elle tomberait alors entre les pattes de l’Inquisition et, par ruse, l’Inquisition trouverait dans son témoignage la preuve de l’hérésie supposée de sa mère… Un danger mortel pour Maiffe et pour sa maman. Le bien qu’elle veut faire aboutirait au désastre qu’elle veut éviter. Tous les êtres humains agissent à peu près de cette façon, ils courent après ce qu’ils espèrent comme on court après une image. S’ensuit la folie humaine. La réalité n’est pas une image, mais un être vivant. L’être humain a perdu le sens véritable de l’espoir qui consiste dans l’amour du prochain et non dans l’attachement aux images et aux idées à propos du prochain…

— Mais non, grand-maman, réagit Maiffe qui suivait parfaitement le sens de la conversation, moi, je veux juste retrouver ma maman…

— Oui, je le sais bien ! Mais jamais les béguines de l’hôpital ne l’ont abandonnée. Tout ce qui est possible est fait. Le mieux maintenant, c’est de tenter de comprendre le monde dans lequel tu vis. Alors, tu pourras aider les béguines dans leur travail pour sauver ta mère. Il faut beaucoup, beaucoup de sagacité et de sens pratique si on veut arracher une prisonnière aux griffes de l’Inquisition. Mais ce que la sagesse ne peut pas, l’amour le peut. Il le peut, mais à sa façon à lui, pas à la nôtre.

— Alors pourquoi veux-tu aller à Paris ? demanda Maiffe.

— Paris est le point aveugle de la France, répondit Marguerite. Paris attire à elle tous ceux qui sont rejetés parce qu’ils ne sont pas conformes à l’image de la France. Tous ceux qui n’ont pas de place dans les campagnes se retrouvent à Paris. Paris est la Jérusalem de notre culture, à la fois le temple de l’« image du bien » et le lieu des exclus de ce temple… C’est là que je peux apporter l’espérance puisque c’est là que la méfiance est à son comble.

— Tu rêves éveillée, maman, répondit Béatrice. Paris ne verra rien du tout. Tu l’as dit, c’est le point aveugle.

— Le point aveugle, c’est aussi le point source.

Le tableau se figeait dans une étrange perplexité. Cela dura un bon moment. J’aurais tellement voulu fixer cet instant et effacer le nom de Paris.

Maiffe tira la manche de Marguerite.

— Pourquoi, grand-maman, es-tu si différente ?

— Il y a un grand mystère dans le fond de notre âme, repartit Marguerite. En Chine, aux Indes, en Afrique, en Palestine, en Europe, et même ici, là où tu es, là où je suis, réchauffées que nous sommes par la fourrure de Bécassine, partout, indépendamment de nos familles, de nos condi-

 tions psychologiques ou sociales, de notre éducation, de notre caractère ou de notre tempérament personnel, dans n’importe quelle culture ou situation, quelle que soit la religion ou l’absence de religion, dans n’importe quelle société ou environnement, de temps à autre, une femme ou un homme sort des entraves de sa niche sociale et voit le troupeau humain…

— Comme Bécassine nous voit, ajouta Maiffe, comme un petit chien de maison regarde l’espèce humaine, plein d’admiration et de confiance inconditionnelle.

— Oui, comme un petit chien de maison, avec autant d’amour, avec la même certitude à propos de la bonté fondamentale de l’Homme. Cette femme, cet homme voit le fond et non la surface, se met à agir bizarrement selon les mœurs de son époque, et ses actions excentriques ouvrent une voie de salut élémentaire. Il a quitté le domaine de la justice et de l’injustice, le domaine du « sauve-qui-peut », il entre dans l’amour de soi, du prochain et du lointain, des nôtres et des autres, des vaches et des moutons, des tigres et des lions, des fourmis et des vers de terre… Et leur échec monumental fait la preuve qu’il n’y a aucune autre issue car, lorsqu’on les voit cloués sur une croix, écorchés sur un poteau ou brûlés sur un bûcher, on se dit, si on ne suit pas le chemin de l’amour, on terminera sa vie de cette façon. C’est toute l’humanité qui cuira dans le four de sa folie.

— Comment les reconnaître ? demanda Béatrice.

— Dans ces maîtres, je repère toujours deux qualités : la réconciliation des sexes et la résistance à la folie. Dans la réconciliation des sexes, ils prennent soin de la vie comme d’un trésor ; dans la résistance à la folie, ils protègent la vie comme la prunelle de leurs yeux.

L’ATTESTATION

Tous les matins sont mortels pour nos rêves. Celui-là plus que les autres. En ouvrant les yeux, on ne devrait s’attendre à rien, littéralement à rien. Si quelque chose apparaît, on devrait s’étonner. Il faudra expliquer d’où vient cette chose qui est là, ce qu’elle est, son destin, sa durée…

Il y a un lieu en nous qui sait que cela n’est pas naturel ; que la nature, les arbres, les choses, les bêtes, la vie, tout cela n’est pas naturel ; c’est habituel, oui, mais pas naturel. Il y a un fond dans la pensée qui s’attend logiquement à ne rien trouver. S’il n’y avait rien, il n’y aurait rien à expliquer. La pensée dirait simplement : « Je le savais, il n’y a rien. »

Mais il y a quelque chose, et pas n’importe quelle chose, une chose immense, une chose si grande qu’elle n’apparaît pas faite pour nos yeux, si complexe qu’elle n’apparaît pas faite pour notre intelligence, si belle qu’elle n’apparaît pas faite pour notre esthétisme, si cruelle qu’elle n’apparaît pas faite pour notre éthique. Nous y sommes plongés.

Qui peut le supporter ?

Alors, l’imagination nocturne et l’imagination diurne nous tiennent dans un autre monde, un monde à notre mesure. Il ne s’agit ni du néant auquel il faudrait s’attendre, ni de l’être qui nous enveloppe, il s’agit d’un petit monde, un équivalent adulte du monde imaginaire des enfants, le royaume-petit dans lequel se disputent l’Église-la-petite et l’État-le-mesquin, le royaume des égarés…

Ce matin-là, pendant que mes deux imaginations se taisaient, le dos nu et lisse de Béatrice m’apparut. Et mon cœur fondit, ému qu’elle soit dans l’être, elle, ma belle, elle, tapie dans l’obscurité.

Je le dis simplement. L’essentiel de la vie d’un couple se passe là où on ne l’imagine pas. Précisément là où on ne l’imagine pas. Les corps laissés à eux-mêmes s’échangent des odeurs, des saveurs, des textures, des chaleurs, des douceurs et toutes sortes de fluides connus et inconnus. Le matin, on retrouve ces deux corps enlacés. À peine si l’âme revenant de son voyage imaginaire et reniflant les draps peut reconnaître sa propre chair à travers les membres de l’aimée. Une main s’étire, touche une fesse ou un sein, palpe ici et là pour découvrir qui est l’autre et reprendre ce qui est sien. Cette âme retrouve son corps, mais il est brouillé, laminé par les sédiments étranges, suaves, mystérieux de sa compagne de nuit.

L’amour, ce sont deux corps qui se fichent des royaumes petits, deux corps qui tissent l’existence dans la vaste étendue de l’être. On se dit : qui va là ? On ne sait pas, et cela nous attire.

Il y a déjà près d’un an que je me suis abandonné à ce désir et à ce travail. Pour qui n’est pas attentif, le changement reste imperceptible. De toute façon, cet homme distrait ne s’est pas encore aperçu que l’être n’était pas parmi ses pensées, mais dans l’acte même de voir et d’être vu. Néanmoins, celui qui, le matin, transite de l’imagination nocturne à l’imagination diurne en prenant tout son temps, en se reprenant petit à petit, en déliant doucement, délicatement, un par un, les membres de son corps de ceux de l’aimée, celui-là perçoit le patient travail de l’existence.

Cet homme prend conscience que, jusque-là, son âme errait et gémissait dans le vide.

Les premières nuits de l’époux sont étourdissantes. Il a l’impression de revenir chez lui. Il se rend compte qu’entre les seins de sa mère et ceux de son aimée, il a erré dans l’isolement et la frustration. Il en devenait irritable et agressif. Incapable d’habiter la vaste réalité des choses. Dans cet isolement, il était comme un errant dans le royaume-petit. Il a mis au point un simulacre d’individualité dans un simulacre de monde. Comme un cristal de neige, il s’est détaché des nuages et s’est individualisé par le froid et dans la distance. Comme un cristal de neige, il s’est mis à errer dans la cour glacée de la vie sociale au gré des courants, des modes et des mœurs. Là, il agissait selon un manque qu’il ne pouvait nommer, il était une sorte de blessure, il allait, irrité et batailleur, compétitif et querelleur, dans la fuite de lui-même. Dans l’isolement maudit des sexes, il s’est fait une idée du sexe.

Quelques rares individus sortent de ce petit monde, découvrent leur manque et s’abandonnent à l’amour.

La plaie de leur solitude s’apaise et, parfois, ils guérissent. Peu à peu s’ajoutent à leur corps une couche nouvelle, une peau attendrie, un cœur de chair. Ces hommes sortent de leur femme au matin, ils étirent leurs bras dans la chaleur du jour, ils se lèvent, paisibles, ils ont le goût du travail, des enfants, de la terre et des labours, des bœufs et des poules, ils ont retrouvé la saveur de la vie. Ils ont quitté le royaumepetit. On ne parlera jamais d’eux, car ce sont des époux heureux et des pères affectueux, des engendreurs de vie.

Cette deuxième naissance est impossible si l’on reste dans le monde imaginé. Le royaume-petit est justement petit parce qu’il ne supporte pas l’être. Alors, comment pourrait-il supporter la vie, le désir et l’amour ?

Imaginons qu’un homme parte à l’aventure, qu’il s’abandonne à l’amour, qu’il couche réellement avec son aimée,

 est-ce vraiment la métamorphose nécessaire à la paix avec soi et avec les autres ? Est-ce véritablement l’arrivée du royaume dont parle l’Évangile ? De toute façon, c’est l’entrée dans la vie béguine.

L’homme qui a quitté sa mère mais n’a jamais trouvé le chemin d’un nouveau corps à corps avec une femme est l’homme à sauver, l’homme hors du royaume, l’homme prisonnier des Églises, de l’État ou du commerce, l’homme dangereux.

La nuit avait été particulièrement imprégnée de féminité. Le matin, je m’étais repris très lentement. J’inspectais l’homme nouveau et apaisé qui se détachait de sa femme. Mon œil attendait tout simplement les premières lueurs du jour pendant que ma peau absorbait l’air humide et frais qui me déliait progressivement de Béatrice.

Un rayon très pâle se mit à tourner dans le verre épais de la fenêtre. Je le voyais jouer, indécis. Un autre rayon arriva et dansa près de lui. Un autre et un autre encore sont venus et ensemble, ils se risquèrent dans la chambre. Ils rampèrent sur la table, glissèrent sur les dalles du sol, traversèrent les boucles blondes de Maiffe et se jetèrent sur le sein découvert de Béatrice.

Je fus surpris, car ce n’était pas le sein que je connaissais. Il apparaissait gonflé, le mamelon avait bruni, l’auréole s’était élargie et surélevée, le bout formait une sorte de tourelle heureuse.

Je lui chuchotai à l’oreille :

— Petite cachottière !

Elle se retourna, et par de doux ronflements continua d’entretenir son mystère. Je la découvris un peu afin d’observer si d’autres changements avaient lieu. La courbe de ses hanches semblait s’être arrondie. Je lui chatouillai une fesse. Elle se retourna sur le dos en ronflant un peu plus fort. Son ventre s’était ourlé sous le nombril.

— Petite cachottière, lui soufflai-je dans l’oreille un peu plus fortement.

Elle sourit sans se réveiller. Je me redressai pour mieux la regarder. Elle m’enlaça la cuisse. Sans raison, des larmes se mirent à couler sur mes joues. Je pris doucement son bras droit et le repliai sur son sein. Elle replongea plus profondément dans ses rêves. Je me levai discrètement.

Maiffe nous avait observés. Son visage était lisse comme la lune. Je la bordai. Elle me regarda longuement sans sourire ni s’attrister, comme lorsqu’on contemple un paysage lointain dont la beauté et le mystère nous intriguent.

— Je t’aime plus que tout au monde, lui dis-je à l’oreille. Elle replongea son visage dans la paillasse. Marguerite était blottie contre une fenêtre et lisait un feuillet de la Bible.

— Nous devrons partir, je crois que Béatrice est enceinte, lui dis-je.

À Bruxelles, pour éviter de nourrir les ragots, lorsqu’une béguine était enceinte, elle partait pour la campagne et allait travailler dans une ferme associée.

Marguerite me sourit. Elle lisait sur mon visage le passage de sentiments contradictoires.

— Nous les femmes, finit-elle par dire, nous vivons de multiples métamorphoses, la plus importante est sans doute celle qui nous transforme en mères. Nous sommes tellement plongées dans le processus, fascinées par lui, que nous oublions que la naissance apporte non pas seulement l’enfant, mais aussi le milieu dans lequel il vivra. L’enfant fait de nous un nouvel être. Il fait de nous un œuf, et il vivra dans cet œuf. Et tous ceux qui vivent dans cet œuf ont une occasion unique de s’échapper de leur petit monde… Viens, allons dehors, je veux te parler.

Un brouillard baignait dans une lumière brune, les murs de pierre des ruelles suintaient, nous suivions les ouvertures en arcade sans trop nous soucier de nous perdre. La ville dormait. Sur les dalles d’une rue, des crottins de chèvre nous guidèrent vers une colline où un orme déployait deux grosses branches. Marguerite grimpa sur un large coude capable de nous porter aisément tous les deux, je m’assis à côté d’elle.

Devant nous, une pauvre maison se dégageait péniblement de la nuit, son toit de pierre ruisselait d’ombres violettes, son crépi blêmissait sous la lumière rampante qui semblait remonter de terre, ses minuscules fenêtres luisaient, sa carcasse s’arquait sous le toit. Nos yeux plongeaient là, captivés par cette mansarde engourdie dans la brume.

Une chèvre s’installa au pied de notre arbre. Couchée, elle se mit à ruminer. Des plaques de neige dessinaient un commencement de paysage. De là surgirent des lignes de couleurs, et des arbres apparurent, d’autres maisons, des étables, des poulaillers, des champs labourés et boueux, des prés encore beigeâtres…

— Ce paysage, commença Marguerite, me rappelle un autre matin, au sud de Paris, au sud de l’Université, dans une campagne aussi pauvre et belle que celle-ci. Je venais de terminer la rédaction de mon premier Miroir. Je l’avais confié à un dominicain allemand de grande réputation appelé maître Eckhart. Par je ne sais quel hasard, il m’a retrouvée avant le lever du jour. Je m’étais endormie sur une large branche semblable à celle-ci, c’était mon habitude en forêt. Je m’étais réveillée et je guettais l’arrivée du soleil. Il s’est assis à mes côtés sans rien dire, car le monde qui se découvrait doucement dans l’aube nous ensevelissait… Lorsque la lumière eut tout enveloppé de ses premières couleurs, il a parlé. Je me souviens de chaque mot.

« J’ai passé la nuit dans votre livre, me dit-il en souriant. (Il avait fortement mis l’accent sur la préposition “dans”.) Je passais mon chemin, j’allais d’un monastère à un autre,

 je prêchais d’une église à l’autre, je voyais beaucoup de femmes, on m’avait confié leur garde, on aurait dû me confier à leur garde. J’allais de béguinage en béguinage en Alsace, tout le long de la Moselle et sur tous les chemins qui vont de Trèves à Cologne, de Strasbourg à Erfurt. J’ai prêché des centaines de béguines, j’en ai confessé beaucoup, mais je ne l’ai pas été par elles. J’en ai rencontré quelques-unes du Libre-Esprit, principalement celles qui rejettent complètement le corps. Une jeune béguine du nom de Katrei, errante comme vous, est venue dernièrement me voir avec une profonde haine du corps… Je saurai maintenant lui parler. Votre philosophie, madame, est pour moi nouvelle. Je ne savais pas qu’on avait élaboré une telle sagesse.» « J’ai pourtant eu des précurseurs, lui répondisje : Bentivenga da Gubbio de Spolète, Hadewijch d’Anvers… » « Elles ne parlaient pas aussi clairement que vous… » « Pouvaient-elles parler sans perdre la vie ? » ripostai-je. Le maître resta silencieux. « Revenez à vos propos », lui demandai-je. C’est alors qu’il me dit ceci : « Il est possible à l’âme humaine de fondre dans le tréfonds à partir duquel la création enfante le verbe et, ainsi, le verbe enfante le nouvel homme. L’expérience de la naissance est l’analogie de toute la vie intérieure. De l’œuf du verbe, la vie verdoie et fleurit parce que le fond créateur arde et brûle. Il s’agit de toucher à l’instant éternel de la création. Ce que vous dites, madame, n’est pas autre chose, sauf que vous ajoutez que cela vient de l’amour, d’un amour au-dessus de Dieu lui-même. Car si Dieu n’était pas soumis à cet amour, il ne serait plus créateur, mais légiste… »

Marguerite s’arrêta comme étouffée par l’émotion. C’était sa consolation, la seule qui lui soit venue de l’extérieur. Elle n’en avait jamais eu d’autres et, à ma connaissance, elle n’en eut jamais d’autres. Cette consolation cependant n’était pas inutile, car Marguerite vivait réellement dans l’œuf des enfants et dans le paysage grandiose du Verbe créateur…

Elle se tourna vers moi, et je lus l’effroi dans ses pupilles inondées. Je ne comprenais pas. Mon regard lui apparut sans doute interrogateur. Alors, elle me répondit ce que le maître lui avait dit en terminant :

— « Vous risquez Jésus, madame Porète, vous risquez son destin. »

C’était son terrible secret, c’était maintenant mon terrible secret.

— Tout ce que nous faisons par amour rayonne, tout ce que nous faisons par combat contre l’injustice assombrit, conclut-elle.

La brume se dissipait au-dessus de nos têtes et la lumière avait illuminé toute la verdeur nouvelle du printemps. Des enfants étaient sortis de la maison et couraient pieds nus dans un rond d’herbe. Une cloche sonna au loin. Cette maison, ces enfants, ce jardin, cette chèvre qui se relevait pour aller trottiner autour de la petite humanité qui s’éveillait, c’est tout ce que je voulais, c’est tout l’enseignement que j’ai reçu…

Marguerite s’était apaisée, avait retrouvé son humeur habituelle. Je restais, moi, suspendu entre mon bonheur conjugal et le secret de Marguerite. Je lui demandai une preuve, une seule preuve que cette effroyable attestation du maître n’était pas un piège.

Elle me répondit par ce paragraphe du Miroir :

— Je préfère mille fois l’abondance des biens qu’Il garde en Lui que les dons qu’Il me donne. J’aime mieux ce qui est en Lui hors de mon entendement que ce qui est en Lui dans mon entendement. Ce qu’Il connaît et que je ne connais pas est mieux pour moi que ce que je connais de Lui. Là où se trouve ce qui me dépasse, là est mon trésor. Et j’aime mieux ce qui me dépasse, car ce qui me dépasse est à moi. Tel est l’accomplissement de l’Amour. Il nous pousse là où nous ne sommes pas. Vois-tu que c’est cela qui nous mène au cœur même de la vie, là où elle prend racine, arde et verdit ? Je ne veux pas me priver de ce bonheur. Je veux rester dans l’œuf, car je suis à peine un fœtus dans l’immensité du firmament…

Je m’étais relevé. L’espace était devenu transparent et séparateur. Je ne comprenais rien et ne voulais rien comprendre, ma vision des choses me cachait la vue.

Néanmoins, j’ai traversé la frontière. Je suis réellement devenu « l’hérétique », celui qui a outrepassé la mesure. À partir de maintenant, mon récit risque d’être indigeste aux hommes désabusés qui restent dans le territoire du milieu.

LES GONFLEMENTS DU PRINTEMPS

Nous avions quitté Bruxelles pour la campagne. À une journée de marche vers le nord, il y avait une maisonnette, une petite cabane et trois champs à cultiver. Un lopin loué par le béguinage.

Nous étions là depuis quelques mois… Et c’est toute la terre qui se gonflait en même temps que Béatrice.

Dans la campagne où nous étions, sur la colline ventrue au-dessus de laquelle notre petite maison occupait la position de nombril, l’été consumait sa lumière, et la terre tout enflée ne cessait d’enfanter de l’herbe, des fleurs, du grain, des légumes et des fruits en surabondance. Le printemps avait été pluvieux et la chaleur, généreuse. Nous avions bêché, semé, sarclé et maintenant, tout nous était redonné au centuple. Notre vache, nos brebis, notre chatte et Bécassine elle-même étaient soufflées comme des ballons lourds de promesses. Le corps de notre jeune Maiffe s’était allongé, ses joues s’étaient adoucies et sa poitrine commençait à bourgeonner.

Seul Husdent, qui nous était revenu avec une messagère de Valenciennes, et moi maigrissions, car il n’était pas facile de préserver tout ce monde féminin, d’entretenir maison et dépendances, de faire les crèches et le berceau, de récolter pour les besoins de l’heure et pour ceux de l’hiver.

Quelquefois, l’après-midi, un arc-en-ciel s’arrondissait, séparait le ciel, puis fondait sur notre champ de blé comme une sueur créatrice.

Tous les jours, la lumière plonge les mains dans la pâte pour en extraire la vie. La terre travaille sans relâche, réalisant le mélange des éléments qui remontent vers le ciel sous forme végétale. Les animaux aussi travaillent, ils prennent l’herbe et la recomposent, la transforment en mouvements, en jeux, en attention, en courage et en plaisir.

Le soir, les derniers feux du soleil traversaient les lèvres de l’horizon et venaient border les plantes, les animaux et notre solitude. Même la nuit veillait sur nous.

Le soin de la vie est l’affaire de ce monde.

Nous avions, nous-mêmes, beaucoup de travail. Cependant, aucune activité, si fébrile fût-elle, ne m’empêchait d’observer ce qui se passait autour de moi : cette genèse, cette levée de la vie.

N’étais-je pas, moi-même, la simple extension de l’effort solaire ? N’étais-je pas la lumière devenue vue et la vue douée de mains et de parole ? Je laissais donc la lumière entrer dans mon œil, se pâmer pour la beauté du monde, ressortir à travers ma bouche en chantant comme le rossignol. Je ne cessais de gazouiller des ritournelles de ma voix de corneille.

Béatrice portait notre enfant.

Nous  étions  tous  bénéficiaires  d’une  profusion  de « souffle vital », comme le veut l’expression des Hébreux. Le souffle voyageait à travers les plantes, se cachait dans les brises vivifiantes, on l’entendait chanter dans l’herbe, il s’infiltrait dans toutes les inspirations des vivants. Il mêlait les semences végétales, les disloquait en poussière féconde,

 plongeant cette poussière dans la terre digestive et la remontant dans un foisonnement d’espèces. De là, il prenait de la vigueur, de la verdeur et des couleurs et, ensuite, il allait dans la gueule d’un herbivore, lui donnait la vie et finissait dans le ventre d’un carnivore. On le voyait presque passer d’une brebis à l’autre, on le sentait dans l’haleine de fermentation herbeuse que dégageaient nos ruminants.

À chaque expiration de l’un correspond l’inspiration de l’autre, c’est le souffle qui passe, mais il y a toujours un surplus qui reste et gonfle la bête d’un excédent de vitalité. Alors, ce souffle en trop se mêle aux semences, le mâle pourchasse la femelle, les semences s’accumulent dans la femelle, le souffle ordonne et vivifie des particules infimes de terre, d’eau, d’air et de feu ; des êtres nouveaux sont composés pour d’autres cycles et d’autres printemps.

Les morts sont ressuscités dans les plantes et les plantes, dans les animaux. Le travail exubérant de la vie, je l’observais.

Quelques mois auparavant, un soir de fête au début de janvier, alors que nous étions à Bruxelles, au béguinage, nous avions mangé de l’agneau et bu un vin de champagne. Ne pouvant plus contenir le souffle, nous avions été emportés par une fureur d’amour irrépressible. Je me souviens encore de l’âcreté de nos haleines, des tornades qui sifflaient dans nos veines, de l’orage cutané de nos jouissances, du tonnerre artériel des spasmes, de l’immortalité qui nous emportait dans la nécessité de fusionner nos corps pour traverser le temps. L’amour contre le temps, on a grand tort d’appeler cela la reproduction, c’est une percée, une création.

Heureux esclaves disparaissant dans le devoir de la nature, mourant dans la volupté pour la naissance d’une autre sorte d’entité, une entité multiple, une famille, du temps devenu un chapelet d’ancêtres et de progéniture. Toujours relancer la vie dans le gouffre béant d’un avenir qui s’élargit par démultiplication. La vie perce le temps à travers le corps enflammé des amants.

Et maintenant, alors que le souffle remontait des plantes aux bêtes dans la turbulence et la luxuriance de l’été, Béatrice était transformée en une sorte de calice pour la métamorphose du sang et la transsubstantiation de la chair.

On ne se lasse pas de regarder la vie cyclique et mystérieuse qui déroule ses inventions devant nous. On devient ridicule à force de réinventer des mots pour dire et tenter de conserver l’étonnement. S’il y a un miracle incompréhensible sur toute la terre, c’est que la vie finisse par nous apparaître naturelle. Bienheureuse conscience qui sait, comme Béatrice, se mettre à côté de l’ouvrage, savourer l’ondulation du sang dans le frisson des veines, laisser faire la nature dans le silence, se délivrer de tout souci, se prêter à la caresse intérieure du pneuma universel…

Appuyées sur Bécassine qui restait couchée de longues heures dans l’herbe haute, Maiffe et ma bien-aimée nettoyaient un gros panier d’oignons, et moi, je battais le blé. Nous bavardions.

— Dis-moi, ma belle boule, ce qu’un mari devrait savoir.

— Pardi ! mon homme, si je suis une boule, elle n’est pas de cristal ! Alors, ne te fie pas à mes réponses. Mais que voudrais-tu savoir ?

— Je ne sais pas ! Dis-moi encore, raconte-moi une fois de plus, qui va venir ?

— Un garçon, s’écria Maiffe. Bécassine expira d’approbation.

— Pas trop vite, tout le monde ! réagit Béatrice. Je vais vous le dire. Mettez-vous bien ça entre les oreilles…

Je battais les gerbes. Le grain surgissait des épis.

— Je sens mon agnelet bouger et tout mon corps tourné vers lui. Mais je ne sais pas qui va venir ! C’est important ce que je dis là. Je ne le connais pas. J’ai été transformée en nid et en nourriture, mais je ne sais pas qui profite de moi. J’ai un corps étranger qui prend possession de moi. Ce n’est pas un ange. Il me fait souvent mal. Ce que je trouve étrange, c’est que l’amour me vient alors que je ne le connais même pas. Je découvre un amour qui ne vient pas avec la connaissance, c’est un amour qui, au contraire, part vers l’inconnu, un amour qui semble produire la personne à aimer.

— Mais moi, tu m’aimes parce que je suis aimable et que tu me connais, réagit Maiffe. Et si je n’étais pas aimable…

— Je t’aimerais tout autant, parce que je saurais que c’est pour être aimée que tu te rends détestable…

— Eh là ! fis-je, ne nous éloignons pas du sujet. Qui va venir ? Je ne veux pas connaître son sexe, son caractère, la couleur de ses yeux, je veux simplement que tu m’en parles. Tu nous le dois un peu, nous aussi nous nous préparons, mais à l’aveugle, sans même le sentir. Tu ne le connais peutêtre pas, mais tu le sens, tu es en relation avec lui. Et moi, c’est par la femme que je deviens père, et pas autrement.

— Holà, vous deux ! En relation… Que dites-vous ? Quelle relation ? J’ai une pastèque dans le ventre qui grossit, grossit, m’écrase la vessie, les intestins, l’estomac, les poumons, pèse une tonne, me prend mon pain et mon air. Voilà la réalité. Je devrais le détester comme un bossu déteste sa bosse, mais je l’aime comme un trésor. Il n’y a pas que lui d’étranger en moi : l’amour qu’il provoque, plus que lui, m’est inconnu. Cet amour s’est installé dans mon cœur comme une lionne. Gare à celui qui approche. Cet amour-là prend toute la place. Je pourrais affronter même un loup pour un bébé qui me donne des coups de pied ! Bref, il me fait perdre la tête.

 — Alors ! m’exclamai-je gaiement, c’est le souffle le coupable ! C’est lui qui t’enlève à nous et tant pis pour les détails ! On ne saura pas qui est celui qui t’emporte.

— C’est le souffle, redit Maiffe en haussant les épaules.

— Riez ! Mais ne riez pas trop, car il ne faut pas le déranger, ce cher souffle. Le laisser faire, mes amis, ce n’est pas une mince affaire…

— Fait-il ses mailles à l’endroit ou à l’envers ? En saute-t-il, en passe-t-il, fait-il des nœuds ? chantonna Maiffe sur un air bouffon…

— Je vais vous dire. Avant, j’étais comme vous deux, j’avais l’impression de mener les choses. Je vivais dans mon imagination. Je rêvais beaucoup. Je pensais beaucoup. Mille fois, j’ai inventé de petits bonshommes et des petites bonnes femmes dans mon esprit. Si j’avais su comment tricoter des bébés selon mes images, j’aurais mille enfants. Toutes sortes d’enfants : des roses, des bruns, des joufflus, des ventrus, des ricaneurs, des pleurnichards. J’imaginais aussi des avenirs, beaucoup d’avenirs, parfois à la campagne, parfois à la ville, parfois avec toi, mon Guion, parfois seule, parfois avec un autre, oui avec un autre, un seigneur ou un vrai paysan… Je m’imaginais dans la pure et la bienheureuse stérilité d’un oiseau moqueur. Mais là, c’est différent. Je suis transformée en mère, je me réveille tranquillement dans la vraie vie, celle qui mène tout selon un savoir assuré qui ne fait souvent pas notre affaire.

— La vraie vie, la vraie vie, elle fait pas mal comme elle veut, je trouve ! m’exclamai-je.

— Gare à toi, Guion, reprit Béatrice. Je vais te dire qu’elle a raison, elle a forcément raison. C’est elle la tautologie que tu cherches. Même lorsqu’on a raison contre elle, c’est encore la vie qui a raison contre nous, parce que, pardi ! la vie porte le monde et nous, nous ne le portons pas, nous l’imaginons. Et moi, je ne porte qu’un seul poupon et cela prend toute mon énergie de simplement laisser faire la vie. Voilà ! Depuis qu’il est vraiment là, la mère, ce n’est pas réellement moi. Je ne suis que le gros bébé qui porte le petit bébé. Oui, jamais je n’ai senti autant qu’à présent, au moment où je vous parle, que le ciel qui retient ses grandes eaux dans l’au-delà du firmament, ce grand ciel bleu, n’est pas une voûte de cathédrale, mais un gros ventre maternel qui abrite tout ce bazar de montagnes, de forêts, d’animaux et de pitres comme vous deux, et toi aussi, Bécassine. Alors pourquoi serait-il toujours de bonne humeur, ce gros ventre ?

— Et j’imagine qu’à force de nous retricoter, il laisse échapper des mailles, dis-je en badinant…

— Parfaitement, toi, tu imagines. Moi, j’imagine aussi, mais mon corps, lui, n’imagine pas, il fait et il dépend. Quand on comprend l’union de ces deux verbes, on perd la capacité de parler. Et si le souffle qui sait tout et fait tout laisse tomber trop de mailles, mon bébé ressemblera à Bécassine ou même à un crapaud et tant pis pour tous les bébés qu’on aura imaginés.

Béatrice se mit à pleurer. J’arrêtai de battre le grain, m’assis à côté d’elle et la pris dans mes bras.

— Mais il a du métier, ce beau gros ventre plein d’étoiles. La vie, c’est son métier. Heureusement, ce n’est pas nous qui disposons du savoir.

— Mais pardieu ! qui donc le sait ? demanda Maiffe.

— Béatrice a raison, répondis-je à Maiffe. Nos corps font, créent, produisent, engendrent la vie, mais ils ne sont pas conscients du savoir qui agit en eux. Regarde la petite pierre qui est là, elle sait déjà beaucoup de choses, elle sait comment organiser ses éléments pour être ce qu’elle est, elle sait comment réagir au soleil, et elle garde sa chaleur un temps ; elle connaît son milieu, et si on la lance, elle retombera ; elle est informée, parfaitement informée de toutes les lois qu’Aristote a tenté de découvrir. Elle sait se comporter selon tous les détails qui font la cohérence de la nature. L’oignon que tu as dans la main contient une quantité incroyable de savoirs sur son organisation interne, la relation qu’il entretient avec la terre, l’eau, le feu solaire, l’air… Tout ce que nous voyons semble tout savoir. Le cosmos fonctionne selon des règles à la fois simples et complexes. Seule notre conscience qui regarde toute cette nature ne sait rien, c’est pourquoi nous devons tout apprendre par science, par petits pas infimes avec l’impression que des siècles et des siècles ne suffiront pas pour seulement comprendre le comportement mystérieux d’une pierre. Notre conscience naît de cet immense savoir et pourtant elle naît infiniment ignorante de tout. Adam et Ève ne savaient rien. La pomme, comme toute chose d’ailleurs, savait parfaitement se comporter dans le cosmos, mais ni Adam ni même Ève ne savaient se comporter. Ils se demandaient ce qu’ils devaient faire. S’ils avaient parfaitement su se comporter, ils n’auraient pas été conscients. Immergés dans le pur savoir, ils n’auraient rien ressenti pour ce savoir, ils auraient été si obéissants qu’ils n’auraient pas connu le savoir qui est à l’œuvre dans le monde.

— Alors, ils n’ont pas mangé la pomme de la connaissance ? demanda Maiffe, surprise.

— Pomme d’ignorance, continuai-je. Ils ont pensé qu’ils captureraient le savoir, et c’est bien cela le drame. Avec leur faux savoir, ils se sont mis à agir n’importe comment, sans la moindre prudence. La conscience de l’être humain n’est possible que dans la distance vis-à-vis du savoir qui ordonne la réalité. Notre ignorance est la condition même de notre lucidité, dans la mesure où nous nous souvenons du principe de Socrate : conserver la connaissance de notre ignorance et donc avancer par petites découvertes de science et agir avec la prudence de l’aveugle qui entrevoit à peine une lueur.

— Le monde est toujours et sera toujours plus grand que ce que nous imaginons à son propos, compléta Béatrice. L’amour vient de l’attraction vis-à-vis de ce qui nous dépasse et pourtant nous habite intimement.

— Grand-maman me l’a expliqué. Mais si la nature sait sans comprendre ce qu’elle sait et que nous, nous comprenons sans savoir ce que nous comprenons, alors y a-t-il quelqu’un qui sait et qui comprend ? Sinon, j’ai peur.

Béatrice fut étonnée par la clarté de la question de Maiffe, une question si vieille et presque toujours mal formulée et qui entrait maintenant dans la lumière d’un enfant.

— Tu te demandes si ce savoir est simplement une force aveugle qui organise tout sans jamais prendre conscience de ce qu’elle fait ? reprit Béatrice pour être certaine d’avoir bien compris.

— Cela expliquerait le froid glacial des montagnes et la folie des hommes ! ajouta Maiffe.

— Tu es, ma chère fille, devant une grande question. Ou c’est un savoir conscient qui imprègne le cosmos et nous ne sommes pas seuls, ou c’est une force aveugle et nous sommes abandonnés à nous-mêmes !

Béatrice et moi avions vécu et expérimenté chacun à notre manière la hauteur, la largeur et la profondeur de cette interrogation. Et nous savions que personne ne peut atteindre une paix véritable sans l’affronter.

C’est Béatrice qui parla :

— Je ne répondrai pas à ta question, Maiffe. Je ne la remplirai pas avec un savoir quelconque qui ne sortirait justement pas de ta conscience. Tu l’as compris : notre ignorance est nécessaire à la distance, à la lucidité et à la liberté. Que la conscience saisisse véritablement l’immensité de son ignorance et le cœur se met à trembler. L’angoisse dessine les parois de notre conscience. Alors, la conscience peut prendre conscience de sa nature. Quelque chose en elle veut la vérité plus que tout, plus que n’importe quel dieu aimable et consolateur. Le divin n’aura pas de réalité pour toi tant qu’il ne surgira pas de là, de cet éant de la conscience que tu touches dans ta question.

Je suis à une étape différente de toi. Un ventre qui porte un bébé et le fabrique petit à petit n’a pas tellement le choix, il laisse le savoir travailler en lui dans la confiance. Et il est conscient de ce qu’il fait. C’est un réflexe de vie, de survie. Tout ce que je peux dire, pour l’instant, c’est que je n’arrive pas à imaginer qu’une force aveugle puisse créer quelque chose comme toi, un être capable d’une telle question, une question qui n’est pas utile, qui ne sert aucun intérêt particulier. Tu recherches la vérité même si elle s’avère détruire toutes tes illusions ! Ce mystère de tous les mystères montre une piste.

Quoi qu’il en soit, je porte un enfant, je dois laisser le savoir et la conscience agir en moi dans leur unité. Si je m’en mêlais, je pourrais apporter le chaos, la confusion et même la mort. Ce que je crains par-dessus tout, ce n’est pas le savoir qui travaille en moi, c’est moi, l’ignorante, qui travaille si gauchement dans ce savoir. Bientôt, j’aurai mon petit dans les bras et je devrai veiller sur lui. Dans mon ventre, il n’a pas besoin de mon savoir, il a seulement besoin que mon corps sache ce qu’il faut faire. Mais lorsqu’il sera dans mes bras, je devrai faire ce qu’il faut. Actuellement, il est dans le savoir et l’inconscience de mon corps, bientôt il sera dans l’ignorance et la conscience de mes bras. Cela m’effraie. Alors pour l’instant, je me tais, et j’apprends. Maiffe, ta conscience est enceinte d’une question de vie, laisse-la travailler mais, surtout, regarde-la travailler, car si elle travaille à la fois par savoir et par conscience, il te faudra bien admettre que quelque part, dans le tréfonds de ton être, le savoir et la conscience sont unis, ils sont amants l’un de l’autre et ils sont Amour.

— As-tu confiance ? demandai-je à Béatrice.

 — Parbleu ! Guion, j’ai un petit dans mon ventre, il bouge. Demain, il pleurera dans mes bras. Je ne connais rien à l’alchimie du lait, je sens juste que mes seins ont changé, ils sont chauds, gorgés, on y travaille plus fort qu’à la forge, et il s’agit d’une transformation plus compliquée que la fabrication de la pierre philosophale. Je dois laisser faire dame Nature avec toute l’attention nécessaire au savoir-laisser-faire. De plus, moi qui suis si ignorante des choses de la vie, lorsque le temps sera venu, je devrai amener sa petite bouche au mamelon, le tenir, l’apaiser… Mon petit savoir de rien, il faut que je l’apprenne à grande vitesse. Je n’ai pas le temps de me méfier de la vie…

— Tu le sens vraiment bouger ? demandai-je.

Béatrice nous fit signe que oui. Je mis ma main sur son ventre. Maiffe fit de même. Elle nous guida et je perçus un coup, puis un autre.

— C’est un garçon, il frappe fort ! m’exclamai-je.

— Ce n’est pas toi qui mènes, Guion. Et j’en suis bien contente. Ouvrez un peu vos oreilles.

Maiffe et moi, chacun de notre côté, nous mîmes l’oreille sur le gros ventre de Béatrice. Il nous était impossible de distinguer le borborygme du ventre des pulsations et des mouvements du bébé. Nous sentions toutefois qu’il était là. La magie était en train de se réaliser. Après un long moment, Bécassine voulut se relever. Nous la laissâmes se redresser doucement et douloureusement sur ses pattes. Elle alla manger plus loin. Béatrice fit quelques pas vers la maison tout en se tenant les reins. Elle s’assit sur une souche et se confia :

— Chaque instant, la vie peut se tromper, placer un œil au milieu du front, installer une main en guise de pied, un nombril au milieu d’une joue… C’est compliqué de faire un bébé, on n’a pas idée ! Nous trois ensemble, nous ne pourrions même pas le dessiner comme il faut, et lui, le ventre, il le fait dans les moindres détails. Un peu de brouillard, une petite erreur, pouah ! c’est l’horreur ! Et moi, je ne veux pas qu’il soit bancroche, mon bébé, et je ne veux pas qu’il meure… Le reste, je m’en fiche !

Là, je crois que j’avais un peu compris. Enfant, j’étais allé avec mon père chez un forgeron pour faire réparer un cerceau de roue. Il avait fallu laisser sur le bord de la route le chariot et son contenu. Nous étions, mon père et moi, silencieux, tous yeux dans la forge, suspendus dans l’attention et le silence. Et ce n’était qu’une roue ! La chose la plus simple et la plus ordinaire du monde. Alors, un bébé ! Ce n’est pas de la petite broderie. Il fallait laisser faire le grand forgeron.

Je repris mon fléau et frappai de nouveau le blé. Maiffe aida Béatrice à rentrer à la maison en portant les oignons. Je les entendais murmurer. On aurait dit des chats qui ronronnaient. Et le bébé, sans doute qu’il aimait cela, être fabriqué dans une femme.

SUR LE TOIT DU MONDE

Presque chaque jour, Marguerite emmenait Maiffe cueillir des fruits, des noisettes et des glands. Béatrice cuisait les confitures, tressait les oignons et l’ail, préparait la choucroute, nettoyait les topinambours. Le blé, l’orge et l’avoine avaient bien rendu. Le vieux silo de maçonnerie avait été colmaté et rempli. Un nouveau chaume avait été attaché au faîtage.

J’étais juché sur le toit comme un corbeau, les ailes molles, le bec songeur. Je venais d’ajuster la dernière tuile à la faîtière d’argile. Je l’avais cimentée au chaume au moyen d’un bourrage de glaise. Notre toit ne coulerait plus.

L’automne avait été faste et particulièrement exigeant en travail. Jusque-là, la nécessité avait absorbé toutes nos fatigues, car il fallait manger cet hiver. Béatrice était devenue si lourde qu’elle peinait à se traîner dehors. J’avais dû prendre une bonne partie de sa charge. Je ne m’en plaignais pas, mais mon corps, lui, sembla tout à coup s’en souvenir. Le dernier effort terminé, il ne voulut plus rien faire. Comme Marathon, j’étais arrivé, je ne pouvais faire un pas de plus, pas même descendre du toit, j’en étais incapable, pas plus que lever un bras ou bouger un orteil.

Je ressemblais à une gargouille fixée au-dessus du vide et indifférente à toute chute possible. Mes yeux en profitaient pour voguer à leur guise comme si mon inertie momentanée leur donnait des ailes. Je trônais sur la crête de la toiture toute neuve, nous étions fin prêts pour l’hiver et un repos bien mérité allait venir.

Le soleil atténuait lentement ses ardeurs dans l’humidité qui remontait. Mes muscles dormaient. Une paix inexprimable circulait de mes pieds jusqu’à ma tête avec la chaleur croissante de mon corps. Et un frisson parcourait ma peau.

Une fièvre me faisait légèrement tanguer de vertige. Le paysage oscillait. Je m’engourdissais dans une profonde satisfaction et une douce torpeur. Mes yeux planaient comme des vaisseaux ivres sur la contrée environnante.

Sur l’onde des collines apparaissaient ici et là de grandes chaumières ventrues bordées de haies sombres. Des champs jaunissaient le dos des coteaux et la cambrure des vaux. Cette mer charnue et verte ondoyait au rythme des élancements de ma fièvre.

J’avais le mal de mer, ma tête bourdonnait, mais une sorte d’ivresse anesthésiait toutes mes douleurs.

Sur le balancement de la houle, le pignon d’une église lointaine ressemblait à un mât de bateau. La mer des collines fuyait en direction de l’horizon qui rougissait. Sur la dernière ligne des vagues, un moulin communal agitait les bras entre ciel et terre. Touchant l’horizon, mon regard se figea dans la gélatine rouge du ciel.

J’étais au milieu de cette mer productrice. Elle avait rendu, elle avait donné. Son ventre tendu par l’effort respirait maintenant par vagues chaotiques. Curieuse mer dans laquelle nous enterrons nos morts, dans laquelle les arbres vont pourrir, où reviennent tous les vivants comme à leur patrie. Elle les retourne au printemps, les ramène à la surface verdissante pour leur ensoleillement, elle les reprend et les remonte dans la lumière afin qu’ils donnent leurs semences dans les ruées de la jouissance, puis qu’ils s’éva-

 nouissent sur sa peau terreuse et disparaissent dans ses entrailles.

Un grand roulement de rouleaux qui retournent les ingrédients dans l’obscurité pour les offrir à nouveau à la lumière dans des recompositions sans cesse différentes. Tableau mobile de l’éternité.

Je sentais mon cœur infiniment heureux.

Appartenir à cette houle de boulangers intrépides m’enivrait. J’étais heureux de me dresser pour travailler à la montée, heureux de redescendre dans le repos provisoire. Heureux du clignotement de ma conscience à travers les remontées de la vie. De temps en temps, je flottais sur le ventre terrestre, de temps en temps, je me noyais dans l’inconscience de ses ténèbres, mais quelque chose restait comme l’horizon, quelque chose d’heureux et d’enjoué, une sorte de fil de liaison qui joint toutes les métamorphoses.

Sur le toit de ma chaumière, je m’étais accroché à ce fil, je pouvais le perdre, mais je percevais clairement que ma conscience y était fixée depuis toujours comme un rayon de lumière entre son astre et ses planètes. La conscience et le temps sont les deux axes de l’éternité que mon corps expérimentait dans mon cœur…

Ma respiration m’avait redonné l’air, le vertige cessait, le paysage se stabilisait.

De petits groupes de femmes descendaient des collines. Un gros panier sur la tête, elles allaient sans doute au moulin. Des moineaux se gavaient de grains à même les paniers. C’était comme une deuxième tête. Les femmes étaient lointaines, mais je les entendais chanter. À leur suite, une vieillarde conduisait un cheval qui tirait doucement un chariot de légumes.

Bientôt, cet hiver peut-être, l’une d’elles allait tomber par usure ou par accident, en mangeant une mauvaise viande ou en accouchant, et son corps irait rejoindre la mer, notre mère, pour revenir transformé. Ce roulement de la vie s’avançait par vagues vers un horizon lointain où il se nourrissait de feu céleste, des éléments les plus subtils de la création, c’est ce que l’on disait. On voyait d’ailleurs sortir la flamme par le trou des étoiles, cette flamme qui fait bouillir les eaux du firmament afin de les garder au-dessus du chaudron cosmique. Cette flamme réchauffait la mer dans le soleil couchant…

Si je n’avais pas été si habitué à ces collines, à ces arbres, à ces champs, à ces bêtes et à ces hommes, j’aurais trouvé cela vraiment très étrange et tout à fait magique. Rien n’est plus étonnant que ce roulement qui se donne pour éternel, qui ne dévoile, dans sa substance, aucune indication de commencement, de fin ou de fatigue. On dirait une sorte de respiration suffisante qui n’aspire à aucune explication ni à aucun repos. Cela se meut dans un savoir complet, jouissant de sa propre ondulation à travers les nœuds de la nuit et les dénouements de la lumière. Langoureux mouvement où l’exubérance toujours gagne sur la nostalgie inévitable des retombées dans l’inconscience.

Mon corps se reconnaissait parfaitement chez lui dans ce cosmos, il était si habitué qu’il ne voyait rien, il ne faisait que revoir. Et lorsque, tout à coup, j’oubliais, lorsque tout savoir récitatif me quittait, je voyais, je me reconnaissais et des larmes de joie coulaient de mes yeux. Grégoire de Nysse le disait : « Ne jamais trouver satiété au désir, cela, c’est réellement voir. » Plotin le formulait autrement :

« Tant qu’un être n’a pas le Bien, il veut autre chose que lui ; dès qu’il l’a, il se veut lui-même.»

Je me voulais si bien que je ne pensais plus descendre du toit. Je voulais rester éternellement dans mon métier de vigie des mille métamorphoses de la vie. Je ne voulais pas quitter ce nombril où j’étais juché. Je désirais contempler sans relâche cette beauté qui s’assombrissait maintenant et qui allait briller à nouveau le matin suivant. J’espérais pouvoir raconter dans dix mille ans tout ce que j’avais vu, simplement raconter ce roulement des vagues terrestres qui vont successivement, dans une belle lenteur, se renouveler entre les lèvres flamboyantes du soleil couchant.

Je voulais être cet œil, cette mémoire, le parchemin sur lequel cela se trace d’instant en instant. J’étais une âme en pleine commémoration.

Je sentais bien mon corps fatigué. Lui n’était pas trop intéressé par ma vision. Le soir venait et il aspirait à dormir. Il n’était pas gagné au travail éternel de l’œil. Moi, au contraire, je voulais veiller sur mon toit de chaume. J’avais l’impression que si personne ne le faisait, le monde allait disparaître.

J’imaginais mon existence saison après saison, uniquement occupé à deux choses : prendre soin de la vie, me tenir aux aguets.

L’été avait été si beau, si magnifique, une succession de trois ou quatre jours de soleil mordant suivis d’une petite journée de pluie mélancolique. Pas un seul instant pour se demander ce qu’il fallait faire. Chaque matin, se lever et nourrir les chèvres, travailler aux champs et au jardin. Participer. Insérer les grains entre les lèvres tièdes de la terre. Refermer avec la paume. Sentir les lèvres de la terre jouir un instant de la semence. Désherber les rebords du sillon. Pailler pour protéger la terre du soleil et préserver son intimité humide. Enrichir le sol des fientes de volailles et de celles de Bécassine. S’étirer l’après-midi après avoir dormi une heure dans un carré d’herbe. Revenir à la maison le corps rompu par le travail. Avaler une soupe épaisse. Y tremper du pain. Se blottir contre une femme ronde et chaude, entendre un enfant ronronner pendant qu’un bébé se forme dans le cosmos ventral de l’aimée. Parfois, enfoncer son sexe dans l’onctuosité féminine pour apaiser un surplus d’ardeur et simuler l’immense orgasme de la vie acharnée à vivre. Le plaisir luttant contre la mort.

 Mon corps semblait tout savoir et mon ignorance le savait.

Il est tout de même extraordinaire que la conscience de l’œil et le savoir des choses soient ainsi séparés, l’un dans le sujet, l’autre dans l’objet. Par moments, la raison tricote entre les deux, trouve des solutions à des problèmes qui surgissent justement de leur séparation. Mais un homme épuisé et perché sur son toit de chaume perçoit fort bien leur intime et secrète alliance.

Mon œil était libre. J’étais comme le coq sur le faîte de son poulailler. Mon cœur bondissait dans ma poitrine. J’étais revenu. Passer du coq à l’âne, tout est là !

Oui ! nous étions revenus, Béatrice et moi, dans ce paradis terrestre qui nous attendait depuis toujours. Maintenant, chaque année allait se ressembler, chaque année serait une grande respiration. Le printemps, l’été et l’automne, tous trois réunis pour tenir la vie un hiver de plus.

Garder la vie.

La tenir heureuse à la surface de la Terre et lorsque, épuisée, elle veut retourner dans le sein maternel, ouvrir les lèvres de la terre, enfouir le corps dans le sol et attendre la résurrection du printemps.

Servir la grande roue de la vie, ne plus perdre le fil, ne plus jamais perdre le fil.

Je pensais sincèrement avoir terminé mon initiation. J’étais infiniment heureux. Je n’avais plus besoin de rien d’autre que de participer au mouvement de la vie.

Prendre soin de la terre, prendre soin de Maiffe, de Béatrice et du bébé qui venait. Cela voulait aussi bien dire prendre soin de la mort lorsqu’elle viendrait. Je ne la craignais plus, elle était simplement un moment de sombre sommeil dans une sombre terre, de renouvellement dans la nuit, un simple moment de repos dans le sein maternel et dans la continuité indéchirable du temps.

J’étais arrivé chez moi, dans le sein de la vie. Toujours et interminablement, je serais un jardinier, un ouvrier du mélange des semences, du croisement des sexes, de la perpétuation de la vie, de l’esthétique des transmutations. J’allais me tenir sur le fil éternel de la conscience.

Les étoiles brillaient sur ma tête comme une guirlande. Le silence du soir avait emporté avec lui les oiseaux et toutes les bêtes. Une petite brise chuchotait dans les buissons : « La journée est terminée.»

LE FRUIT

Un voile de neige avait recouvert les champs. Un ciel laiteux estompait la ramille des arbres. L’air humide nous gardait sur sa poitrine de brume. Dans le pays où nous étions, il arrivait qu’un nuage s’assoie sur une maison. Je percevais sa présence tranquille, je l’entendais respirer, il humait l’air froid du matin.

La silhouette de Marguerite se découpait dans la lumière lunaire qui traversait le carreau de la porte. Elle avait jeté une montagne de grosse laine à carder sur Béatrice. Maiffe dormait avec elle.

Je venais d’arriver et me réchauffais les mains dans la crinière du feu. J’avais voyagé de nuit, j’apportais des nouvelles du béguinage. Il avait été question de nous laisser travailler, moyennant le fermage habituel, sur le petit domaine prêté pour la grossesse de Béatrice. En échange, on nous enverrait des jeunes filles abandonnées pour avoir prétendument déshonoré leur famille. C’était quelque peu risqué, mais raisonnable. J’espérais acheter deux bonnes vaches et produire du lait, du beurre et du fromage.

J’allais en discuter avec Marguerite, mais elle me fit signe de me taire. Il fallait que Béatrice dorme le plus longtemps possible. Je compris que ce serait pour aujourd’hui.

Un arbre sait parfaitement comment composer et recomposer ses éléments, tenir ses branches, offrir sa forme au ciel qui le découpe. C’est un génie en science et un artiste de grand talent, un danseur extatique. Les Grecs avaient compris que chaque atome connaissait forcément les lois des associations et celles de la composition des matériaux de la nature. Partout où nous posons l’œil, nous rencontrons un savoir dense qui fait le cosmos. Nous seuls, les hommes, ne savons pas nous comporter et dédaignons de l’apprendre.

Pourtant, certains jours, le corps que nous méprisons de façon si hautaine nous rappelle à l’ordre. Alors que nous flânons dans les vastes solitudes de notre inconnaissance, nous gaussant des coqs et des ânes, notre corps fait soudain appel à nous. Soit qu’il est affligé d’une maladie, soit qu’au contraire, jouissant d’une bonne santé, il sollicite notre silence pour le travail impérieux des sexes. Si nous avons un grain d’humilité, nous nous retenons de nuire.

Un mari peut-il ne pas nuire ?

Le corps de Béatrice avait su comment s’y prendre pour mêler nos semences, transformer un ventre en nid nourricier, amalgamer les liquides utiles, apporter par miracle l’air au bébé, préparer les seins pour la lactation et à présent qu’il entrait dans la violence de l’expulsion, je doutais de lui ! Je voulais fuir en me bouchant les oreilles…

Marguerite m’ordonna de l’assister.

Maiffe et la chatte, toutes les deux assises sur une dalle, se tenaient tranquilles, le dos près du feu. Pourquoi l’œil d’un chat sait-il à tout coup que l’œil humain a perdu le fil de la connaissance ?

Il fallait pourtant que je prenne sur moi. Je ne devais pas troubler le travail de Béatrice. Je me retenais d’agir selon ma peur, j’obéissais aveuglément à Marguerite qui, elle, ne faisait que suivre le processus savant qui se déroulait malgré nous.

 Dès les premières contractions, Béatrice et Marguerite surent que tout irait bien. La Bible a sans doute raison, le savoir se trouve dans le souffle, et l’accouchement m’apparaissait comme un art de la respiration. Moi, je retenais la mienne. J’avais la responsabilité du feu, de l’eau chaude, de la soupe et de la sécurité du lieu. J’entendais Husdent tourner autour de la maison. Je crois qu’il promenait mon angoisse pour m’en soulager.

L’honnêteté me force, ici, à une pénible confession. L’impudicité brutale dans laquelle était exhibée l’intimité de Béatrice m’offensait. Vous comprenez ! elle était un peu moi, un peu mon corps, et même la partie la plus intime de mon corps. C’était mon lieu d’abandon, le lieu où il fallait perdre la raison ignorante pour jouir du corps connaissant, le lieu des odeurs qui savaient si bien enivrer ma pensée et fermer mes paupières. L’essence de la jouissance n’est-elle pas de nous baigner dans le savoir corporel alors que la raison, grisée de plaisir, prend congé ? Dans ces moments d’abdication, lorsque j’apercevais le sexe de Béatrice, ma respiration augmentait, mon sang bouillait, mon corps frémissait de la moelle des os jusqu’à la surface de ma peau : une source de volupté qui venait du secret qu’il ne fallait pas dire ni à l’oreille ni à l’œil afin de ne pas éveiller la raison.

Et maintenant, ce secret, ma belle-mère le voyait et Maiffe aussi, et la chatte, et le nuage qui s’était assis sur la maison.

Mais il y avait plus. Ce qui était dévoilé n’était plus un sexe, mais une inversion du sexe. La jeune mariée attire dans ses jupes une main, un œil, un baiser. Elle entrouvre les jambes dans une attitude réceptive. Ses lèvres vulvaires s’humectent et frémissent en injectant dans les veines du mari les liqueurs d’un désir irrépressible. Il est attiré par cette fente comme un ivrogne par une taverne. Maintenant, il s’agissait du contraire, il s’agissait d’expulser, de rejeter une petite bête qui voulait sa délivrance. Les seins brunis, le ventre tendu, les jambes relevées, les grandes lèvres qui s’ouvrent et se tendent comme des arcs, tout cela inverse le désir, il ne s’agit plus d’attirer, mais de repousser.

J’en étais offensé.

Entre les contractions, lorsque tout s’apaisait, que la respiration retrouvait son rythme, je me prenais à verser des larmes. Je n’aurais jamais avoué la raison de cette faiblesse. J’avais perdu ce que j’avais cru posséder.

Alors que Béatrice était complètement engagée sur la mer des souffrances et du risque d’une nouvelle vie, moi, je pleurais la jeune fille qui m’avait donné tant de douceur et de volupté ! Mon papillon était devenu une grosse chenille. Métamorphose inversée. Désormais, je coucherais avec une mère.

J’avais honte. Si j’avais été noble ou bourgeois, le moment aurait été choisi de me trouver une maîtresse. Cette pensée me dégoûta.

Le temps se mit à ralentir, à glisser comme une limace dans l’humidité qui ne cédait pas, dans le soleil qui ne sortait pas de la brume. Mon cœur se déchirait dans sa volonté d’aimer, il avait perdu, je le croyais, le savoir inconscient de l’amour charnel.

Béatrice était si calme entre les contractions, si forte dans les poussées, elle paraissait chevillée au temps comme un chevalier sur la selle de son palefroi. Chaque instant arrivait avec son savoir, rien de plus, rien de moins. Béatrice vivait ce savoir et passait au suivant. Elle le laissait opérer. Elle n’appréhendait rien. Elle allait de savoir en savoir. Elle se tenait parfaitement contemporaine de chaque grain de temps qui glissait dans l’abouchement du sablier.

 Son visage rougi et boursouflé montrait un courage qui n’avait pas le temps de prendre conscience de lui-même. Voilà, je le dis, mon désir amoureux se transformait en admiration. Et j’avais peur.

Une vie amoureuse est plus fragile qu’une bougie fichée dans une écorce et abandonnée aux courants d’une rivière. Le désir se moque bien de la volonté.

J’étais devant elle comme une grande tunique roide qui avait trop longtemps séché devant le feu. Les bras impuissants, la mâchoire affaissée, des yeux de veau fixés sur la tête grise qui surgissait dans le sang, je participais du vide et de l’étranger. J’étais une chose hétéroclite laissée par accident dans le décor d’une pièce de théâtre dont je ne comprenais ni la langue ni la gestuelle.

Un homme perdu dans le mystère féminin.

Soudain mon cœur se réveilla. Je sortis de ce cauchemar de doutes. Quoi, je pleurais ! Béatrice allait me donner le fruit de nos plus grands plaisirs, et je pleurais ! Il était là, il était presque là, un tiers de la tête hors de la vulve. Marguerite m’attrapa par une manche et me tira de ma torpeur. Elle me plaça devant la grande ouverture sanguinolente. Béatrice me sourit et me donna le fils de sa chair et de nos semences.

Lorsque je le reçus dans mes bras, je m’effondrai dans d’autres larmes, des larmes cireuses et chaudes qui enveloppaient le bébé. Il entra dans mon cœur comme dans un nouveau sein.

Il est là, encore aujourd’hui, et mon cœur n’est rien d’autre qu’un utérus se resserrant sur lui pour le garder en vie. Je le porte maintenant et je mourrai en l’emportant…

Je me résolus à le mettre sur le sein de Béatrice. Ses yeux se sont agrippés à lui et ne revinrent à moi que bien partiellement. J’étais le père, je n’étais plus le roi. Il fallait que je fasse mon travail : apporter au nid tout le nécessaire en m’effaçant doucement devant la perfection du bébé.

Il me fallut quelques mois pour devenir ce père. Un homme mourait, un autre arrivait. Les femmes sont en phase avec le temps, les hommes sont en rupture, ils courent derrière, ils referment le temps, ils referment l’histoire. Cet homme approchait. À ma surprise, celui qui arrivait était attiré par la femme nouvelle et son bébé si vulnérable, tandis que l’autre homme s’en allait dans la nostalgie de ses souvenirs en colmatant les brèches du néant. L’amant qui venait dans mon nouveau corps aimait l’odeur de la femme qui dormait avec moi. Et elle, surtout, avait une soif renouvelée pour une communion encore plus forte avec l’homme que j’étais.

La maternité l’avait simplement rendue plus femme, plus désirante et plus désirable. Nos corps étaient devenus des écureuils lovés sur la tige de l’arbre de la connaissance, de la conscience enserrant le savoir.

D’une certaine façon, j’étais toujours sur le toit de la maison. Tout se passait dans l’enveloppe que je devenais, car un père n’est rien d’autre qu’un dôme valeureux et reconnaissant.

TOUT DÉPEND…

L’hiver nous cernait. Il était là autour de nous dans son manteau de neige. Il tournait, sa jupe ondulait dans le vent. Un être froid qui vient chaque année nous encercler. Il se tient exprès au-dessous de la température du vivant. Des millions de mouches, de sauterelles, de guêpes, de fourmis sont transformées en givre et dispersées dans le vent. Les souris sont tapies dans des trous, les écureuils dans des troncs, les renards dans des tanières, les ours dans des grottes, les paysans dans des chaumières. L’hiver leur accorde une heure, une journée, une semaine, oui, parfois, il fait grâce.

Tout dépend.

Le jour se levait, blême et maladif. J’entrais le bois. J’allumais un feu pour faire sortir le froid. L’hiver souriait, il ne se formalisait pas. Mais il sifflait à travers ses doigts glacials, il couvrait les murs de frimas et le toit de glaçons, il secouait ses jupons et répandait sa neige. Il nous accordait la permission d’un déjeuner tranquille.

Tout dépend.

J’emmenais Maiffe avec moi installer les trappes et les pièges, les collets et voir les trous de glace dans le lac. Il nous accordait un sursis.

À midi, il nous laissait prendre le grain dans le silo, les légumes dans le caveau, les viandes séchées dans le grenier.

 Mais il nous mordillait les doigts, les orteils, les oreilles, le nez. Nous tapions nos mains l’une contre l’autre, cela le faisait rire. Il avait toute son immensité pour lui, il la tenait en réserve dans les brises et la neige poudreuse, entre les arbres et sur la montagne, très loin au nord jusque dans la Baltique ou la mer de Norvège.

Souvent, l’hiver nous rappelle à l’ordre, il donne de grands coups de balai, secoue le toit, ébranle les hêtres, gèle les provisions et prend quelques vies. « Si je me fâche vraiment, je vous fauche. C’est moi qui accorde les tenures à madame la vie. Je trouve que ça grouille un peu trop de petites bêtes polissonnes.»

L’hiver tousse et la terre est pleine d’engelures.

Mais ce matin-là, il était simplement bleu de froid, transparent comme le cristal, il ne résistait à rien et laissait ses yeux courir après la lumière, plonger dans le lointain, se perdre, jouer dans l’infini, s’essouffler et ne plus vouloir revenir. Il avait même effacé l’horizon, il était le ciel tout entier, un ciel comme un bloc de glace translucide laissant voir toutes les matières et toutes les formes. Partout la blancheur et le froid valsaient dans l’immobilité absolue de son humeur.

Qui que ce soit qui aurait répondu à son invitation se serait laissé ensorceler par lui, aurait marché dans ses jupes, glissé sur ses lacs, embarqué sur l’un de ses grands voiliers de ciel et serait disparu dans sa froidure. Nous étions dans nos maisons comme des pêcheurs accrochés aux mâts de leur barque, tout était immense autour de nous, sans limite, et nous étions confinés dans l’aire des quelques coudées chaudes qui entouraient le foyer.

Un foyer est un navire perdu en mer.

Mais personne n’échappe à l’hiver. Il passe à travers les murs de pierre. Tant qu’il se retient, nous vivons.

Je le surveillais. Je savais bien qu’il s’amusait à nos dépens. Il était tout, nous n’étions rien, une petite invention chétive de la vie. Des bêtes à la peau nue, quelle idée !

 J’allumai le feu, il ne cracha pas dans la cheminée ; j’allai chercher le nécessaire, il me laissa faire ; il n’avait pas endommagé les légumes du caveau, il avait conservé nos viandes. Bon géant, merci !

Je le sentais indifférent à toutes mes tentatives de manipulation. Il avait sa loi et, selon celle-ci, il n’avait pas à se soucier de nous. Il devait simplement, de temps en temps, nous rappeler à l’ordre, nous maintenir éveillés et respectueux, presser un peu sur nous la mort pour qu’elle nous garde en vie.

« Tout dépend, répétait-il en se moquant. Tout dépend.»

C’était donc un matin froid. Béatrice enveloppait Benoît dans ses langes, elle le regardait, il la regardait. Elle caressait ses lèvres, elle glissait un doigt dans sa bouche. Il suçait, il s’agitait. Son ventre devenait comme un nœud. Elle ouvrait son corsage, il attrapait le mamelon et le nœud se desserrait en siphonnant le précieux liquide.

Pourquoi la substance nécessaire à notre vie est-elle toujours hors de notre corps ?

Lorsque Benoît était sur la poitrine de sa maman, il n’arrivait pas à dormir. Il ne pensait qu’aux seins et au lait, il ne pensait qu’aux yeux séducteurs de sa mère, au sourire moqueur, aux jeux de rapprochement et d’éloignement. Je le prenais, je l’enroulais dans un châle de laine, je le gardais sur ma poitrine et il s’endormait.

Elle était son lieu d’éveil, j’étais son lieu de sommeil.

C’est ainsi que l’horloge maternelle m’avait gagné. Cinq fois le jour, deux fois la nuit, il agitait la cloche hurlante de son gosier et nous mettait en branle. Béatrice s’amusait un peu à ses dépens pour l’éveiller, le stimuler, allumer des étincelles dans ses yeux, puis elle le remplissait comme une gourde. Elle le tapotait pour un rot. Il régurgitait comme un soûlot.

 Elle me le donnait, je le langeais, et il s’endormait. Il nous laissait vivre un peu, dormir parfois, puis il exerçait de nouveau sa tyrannie.

Comme il dépendait de sa mère, il la faisait totalement dépendre de lui. Il tirait sa substance vitale du sein de Béatrice, elle tirait sa substance maternelle des yeux de Benoît. J’étais le « distanciateur » : sans moi, je crois qu’ils se seraient effondrés l’un dans l’autre comme le ciel et la mer dans un orage.

Le bébé, quelle horloge !

Passage du sommeil à la veille, de l’ignorance au savoir, de l’abandon à la conscience. Nous étions des marins tantôt sur la mer, tantôt dans la mer.

L’horloge nous amenait dans l’intemporalité de la rythmique secrète de la vie. Par quel miracle la répétition grise-t-elle la conscience ? Par quel miracle l’abandon dissout-il la conscience dans une autre sorte de conscience, la conscience gorgée de tous les savoirs ? Je ne le savais pas.

Mais emporté dans mon horloge, ce que je faisais convenait. J’avais l’impression de filer la vie comme on file la laine sur un rouet. Benoît grossissait et prenait des forces. La cloche hurlante ne laissait pas le temps s’échapper. À un moment donné, nous étions ivres du manque de sommeil, ou plutôt le sommeil et la veille s’étaient mélangés et nous agissions selon une mécanique de moulin, mus par le souffle, sans la moindre capacité de lui résister.

Dépendre constitue la simple et prime réalité de chacun de nous. Nous tirons notre substance de l’extérieur de nous-mêmes, c’est tout dire.

La maternité n’est rien d’autre que l’existence elle-même, la transfusion propre à la vie, l’horloge nécessaire pour nous réengloutir dans la vie.

 Nous croyons naître, nous passons simplement de l’utérus étroit de notre mère à l’utérus infini de la mère de tous. Nous coupons le cordon ombilical, nous sommes immédiatement reliés à l’air, à l’eau, au lait, à l’amour, à tout. Nos cordons sont simplement devenus invisibles.

Comme nous sommes fragiles ! Terriblement fragiles dans nos cordons filamenteux.

La cloche hurlante sonnait, Benoît tétait, la bougie vacillait, le froid reculait, la vie continuait.

Ce jour-là, l’horloge ne prit ni la moindre seconde d’avance ni la moindre seconde de retard, puisque nous n’avions plus d’autre horloge de référence. La journée s’était totalement ritualisée. Le monastère familial roucoulait comme un psaume, si bien que l’esprit s’échappait comme un paysan s’évade dans le sillon de son labour, appelé par le soleil agonisant du soir.

L’aveugle voit pour la première fois qu’il habite depuis toujours le royaume de la magie.

Le sein ressemble à une demi-sphère, une pleine lune dans une constellation qu’elle éclipse. Le bébé s’en approche et s’en éloigne, tète sa vie à même la vie de sa mère, et puis, c’est le combat de la digestion. Le ventre se durcit, se crispe, se tend et les acides enflamment le lait. Terrible combat. Tout se passe entre la bouche et l’anus et lorsque le nourrisson a vaincu, il s’endort comme un chevalier après une joute.

La mère épuisée, les yeux cernés, le ventre creux, se meurt de soif. Le lait de la vache repose sur la table, elle le filtre et le boit. Elle engloutit une soupe, elle dévore une bouillie. Elle tombe, exténuée.

La cloche hurlante sonne et tout recommence. Dépendre. Verbe auquel on consent si difficilement.

Il suffit d’avoir un bébé pour comprendre notre état infantile de dépendance permanente. Tous nos besoins ont des réponses hors de nous. Est-il possible d’en dire plus ?

 On entre dans le royaume le jour où l’on perd toute illusion de souveraineté. Je ne voulais pas être Benoît sur le sein de Béatrice. Je ne voulais pas être un petit sur sa mère. Je crois que j’y avais engagé toute ma civilisation, ma culture, ma raison, mon combat.

Comme le chevalier, j’avais voulu expérimenter mon indépendance spirituelle, me prouver à moi-même que mon âme pouvait flotter au-dessus de mon corps et affronter Dieu comme on affronte un père. Je voulais bien mendier la pitié du père, mais pas la substance même d’une mère. Ma religion avait été construite comme un sevrage. Le sevrage n’était que symbolique, l’enfant privé de sa dépendance se croit dieu, au-dessus de tout, il se meurt d’angoisse et va servir un empereur, un pape ou un inquisiteur. Il se met à pourchasser la féminité dans tous les recoins du monde et il détruit sa terre nourricière.

J’ai été de moins en moins cela, mais encore un peu jusqu’à ce jour ordinaire des premiers mois de Benoît.

Ce matin-là, le ciel était bleu. L’hiver glacial avait cristallisé toute son humidité et l’air était plus transparent que le diamant. La vue épousait l’infini, et tout le cercle de la réalité n’était et ne pouvait être qu’un sein maternel me nourrissant de toutes les façons.

Et j’ai aimé cela. Pour la première fois, j’ai voulu être cet enfant perdu dans cette géante mère.

Je l’avoue, je tremble encore : a-t-on idée d’avoir une mère pareille, si grosse, si immense que, sans la lumière des étoiles et la transparence de l’espace, il ne serait pas possible de se faire la moindre représentation de sa taille ! Elle est devenue transparente pour qu’on puisse suffoquer dans son immensité.

Pourquoi devons-nous être si petits dans une telle grandeur, si fragiles dans une telle puissance ? C’est parce que le seul moyen d’être vraiment grand, c’est l’amour. Or, pour arriver à l’amour, il faut d’abord être infiniment aimé. Et comment pourrions-nous être infiniment aimés si nous n’étions pas infiniment petits ? Pour recevoir un cadeau aussi grand que le cosmos, une infinité de grandeur, de beauté, de complexité, de magie, il fallait bien lui laisser toute la place et donc nous faire infiniment petits. Si nous avions été infiniment grands, aussi grands que le cosmos, le cadeau aurait forcément été petit, il n’y aurait pas de place pour lui. Nous sommes petits afin de pouvoir recevoir toute l’immensité d’un amour démesuré. Si par mégarde, nous le recevons, nous brûlons d’un amour que seul le feu peut soulager.

Ce matin-là, le ciel glacial avait cristallisé l’air. J’allai dehors pour couper du bois. La neige absorbait mes pas dans un bruissement qui se répétait comme le souffle. Je ne voulais pas cesser de marcher tant je désirais entendre la neige réverbérer le bruit de mes pieds sur la peau moelleuse de son tambour.

J’avais l’impression de faire mes premiers pas dehors, dans un monde que j’acceptais enfin, que je voulais explorer, à qui je voulais me donner.

— Maman, criai-je en pleurant.

Je butai contre une souche et tombai dans la neige.

Par je ne sais quel instinct, je déneigeai un cercle dans le sol. Il y avait de petites pierres, des feuilles mortes et un petit trou de taupe. J’entendis derrière moi une profonde expiration. C’était Bécassine. Husdent se tenait un peu plus loin, hébété.

Moi, l’ignorant, j’appartenais malgré moi à la connaissance, et le dôme du ciel m’enveloppait et, sur le toit de ce dôme, un père regardait ses champs, sa bien-aimée, et son enfant Guion. J’étais aimé. J’étais aimé comme tous les autres. Moi, secrétaire de l’Inquisition, traître et Judas, pauvre mâle craintif et tremblant, j’étais aussi aimé que Marguerite. Et sur mon toit de chaume, je pleurais d’amour pour mon petit garçon.

J’ai vécu quatre saisons sur la terre de Bécassine, de mon chien et de nos deux vaches, douze mois sur la terre maternelle au rythme du cadran maternel. Je ne voulais rien d’autre. Je savais que j’étais entré dans l’éternité.

J’étais sur le toit. Et je regardais le monde dérouler son éternité dans la multiplicité des formes. Je suis resté sur le toit. Je le vois bien aujourd’hui alors que je rassemble ma vie sous mes yeux. Celui qui se bat contre sa destinée n’a jamais été capable de sortir de mon sourire. L’œil accroché à la voûte, c’est le mien, et il s’amuse de tous les enfants de la terre.

On a beau dire que le ciel étoilé est une très vaste sphère aux mille maisons, que là-haut des êtres plus légers que nous dansent plus légèrement que nous sur une neige moins froide que la nôtre, on a beau dire, mais pendant que l’on parle, partout où il y a des êtres vivants, un jour ou l’autre, ces êtres vivants se réveillent dans le cosmos de Bécassine. Ils ouvrent les yeux, font le tour du firmament et ils dépendent.

Qu’importent la révolte de leur âme, leurs croyances, leurs pensées, leur religion, leurs distractions, ils finiront inévitablement par percevoir qu’ils boivent et mangent par petits morceaux le monde qui les enveloppe. Ils se rendront compte qu’ils sont de simples flaques de temps puisque leurs yeux sont d’immenses buveurs d’espace.

Lorsqu’un homme perçoit les yeux de sa femme disparaître dans les yeux de son enfant, il sait qu’il restera à jamais dehors, sur le toit de sa maison. C’est une grande occasion de regarder et de féconder le monde de ce regard. La femme est presque entièrement immergée dans le savoir, l’homme se tient à l’extérieur et observe avec toute l’inquiétude de son ignorance. Et puis, il se veut là, à côté de cette femme. Il en frissonne de bonheur. Il peut enfin savourer son destin d’éternel voyeur.

Je serai le nid, je serai l’ouvrier. J’irai tôt le matin pour allumer le feu et t’apporter le lait de ma vache, je ferai le potage, je serai le sein qui nourrit ton sein.

Je te prendrai dans mes bras lorsque tu pleureras, je caresserai ton corps épuisé, je te donnerai la vigueur que tu provoques en moi, et, quand nous serons fatigués, nous dormirons ensemble, tranquilles.

J’étais arrivé.

Il aurait donc été normal d’interrompre ici mon histoire, de l’arrêter dans le recommencement perpétuel de ce chapitre de ma vie.

Il aurait fallu s’en tenir là.

Dans la cour intérieure du couvent Saint-Jacques, à la lueur lancinante de mes douleurs, j’hésite à continuer mon récit. Je voudrais m’arrêter là autour de ce paysage en forme de cloche sur un lac de paix. Je voudrais ne jamais quitter le toit où je suis juché depuis le commencement du monde. L’avenir de cette histoire ne m’intéresse plus. C’est pourtant sur l’impossibilité de clore ici mon histoire que repose le plus grand mystère de la vie béguine : l’amour n’est pas un lac, mais une mer aux abysses sans fond.

L’ACCUSATION

Trois semaines après Pâques, une missive nous arriva. Marguerite était convoquée au béguinage de Bruxelles. Le paragraphe était si court, le papier si vaste que nos esprits se sont mis à errer, inquiets, frénétiques et presque terrifiés autour des mots « assignation à venir devant l’assemblée du béguinage ». Quelque chose de sérieux s’était passé, quelque chose qu’il ne fallait pas écrire, mais que nous devions deviner.

Pour ma part, je me persuadais qu’il s’agissait d’une lettre destinée à plusieurs et mandant des personnes irréprochables et compétentes à venir devant l’assemblée, sans doute pour une consultation importante. Une décision devait être prise et mettait probablement en cause à la fois l’esprit et l’avenir des béguinages. Il s’agissait assurément d’une sorte de chapitre spécial ou, à tout le moins, d’une consultation sur un article déterminant du règlement. Cette réunion devait avoir lieu le 7 avril, dans la grande salle communale, avant les vêpres. Les personnes invitées seraient informées sur place de l’objet de la discussion… Je spéculais à haute voix devant Béatrice et Marguerite.

Béatrice n’arrivait pas à sortir d’une sorte de stupeur qui l’avait saisie. Marguerite restait muette, les yeux rivés sur le mot inapproprié « assignation ». Peut-être qu’au fond de moi, j’avais aussi perçu le gouffre. Je décidai, contre son avis et contre les larmes de Béatrice, de l’accompagner à Bruxelles. Un clerc habitué aux lois civiles et canoniques, aux formulations justes, pouvait être utile.

Au petit matin, j’embrassai Béatrice, Maiffe et Benoît. J’étais absorbé par le souci de l’affaire. Marguerite, elle, s’était levée de bonne humeur, légère, décidée. Si jamais, à tout hasard, le béguinage s’apprêtait à critiquer un point ou un autre de ses nombreux conseils, elle était entièrement ouverte à la discussion…

Elle étreignit longuement Béatrice en manifestant une gaieté un peu nerveuse. Elle la rassura, apaisa Benoît, courut autour de la table pour attraper Maiffe qui refusait de lui faire ses adieux. À l’étable, alors que je vérifiais le chargement de Bécassine, elle alla jusqu’à embrasser, en riant, le museau luisant de nos deux vaches.

Un départ interminable dont je me souviens à peine, car je n’émergeais pas de mes inquiétudes. Marguerite emporta le visage de chacun dans ses souvenirs.

Je m’étais trompé sur toute la ligne, Marguerite aussi. Elle seule avait été convoquée et le mot était faible. La salle communale scintillait d’une lumière printanière qui dansait sur un parquet ciré. La famille Bloemardine, leurs conseillers, les représentantes, les officiers, les associés de renom, une trentaine de personnes en tout, restaient assis, roides, silencieux, austères sous les fenêtres, dans une ombre que rayait le soleil d’avril.

Les regards glissaient sur le sol, fuyaient, ondulaient dans la blondeur du bois. Parmi l’assemblée, je reconnus le beaupère des jumelles. Il sortit un moment de l’ombre, me toisa, tourna un regard sévère vers Marguerite et recula dans l’obscurité.

 Je compris que la décision était prise. Quelle décision ? Nous ne le savions pas, mais elle était palpable dans la lumière tranchante qui refluait sur les accusateurs.

Lorsque nous fîmes nos premiers pas vers la grande table capitulaire, Heilwige se leva, vint nous embrasser avec chaleur, chercha à alléger le moment, mais sa voix trahissait son émotion et ses mains autour des nôtres laissaient une impression de moiteur glacée.

Un chevalier, vêtu à la française, restait debout derrière la table. Heilwige reprit sa place à ses côtés et invita Marguerite à s’asseoir. Une seule chaise face à la table. Je m’avançai pour être auprès d’elle. Droit comme un pic devant le chevalier qui me faisait face, je scrutais le visage de mon vis-à-vis par défi comme par curiosité. On me laissa aux côtés de Marguerite.

Heilwige s’assit solennellement en face de Marguerite sur un petit trône de cuir écarlate. Dès qu’elle toucha le fauteuil, son visage devint impassible.

Marguerite ne put se retenir.

— Quelle réception pour une petite paysanne ! fit-elle en riant.

— Vous êtes considérée par beaucoup de femmes et d’hommes comme la maîtresse spirituelle des béguines. Ne l’êtes-vous pas ?

— Vous savez bien que chaque béguinage est parfaitement indépendant. Cette réunion en est une preuve.

Le lainage écru qui habillait Marguerite réverbérait les rayons du jour de plus en plus puissants. Elle enchaîna :

— Si je comprends bien, nous voici en chapitre spécial, chère sœur mon amie, et vous voulez un avis sur une décision qui vous répugne…

— Qui me répugne plus que tout au monde, insista Heilwige.

 — Dites-moi la gravité des faits, demanda Marguerite.

— Dame Odile…, commença Heilwige en hésitant.

— La mère de notre fille Maiffe ! s’exclama Marguerite.

— Oui, la mère de Maiffe, précisa Heilwige. Elle a finalement été brûlée vive devant l’Hôtel de Ville de Valenciennes, sous l’accusation de béguinage. Elle est morte en vous acclamant.

Marguerite devint, d’un seul coup, muette, comme assommée. J’étais moi-même déchiré par mille émotions épouvantables et contradictoires. Terrible sort, horrible sort pour la mère de notre enfant. Peut-être un soulagement pour elle qui croupissait depuis si longtemps dans d’affreux cachots. Croisée des chemins, horrible présage, je ne savais. Mais il y avait tellement plus, tellement pire :

« accusation de béguinage ». L’outrance de ces trois mots me fit sortir de ma stupéfaction.

Un calme étonnant s’installa dans mon esprit comme si mon cœur s’était pétrifié lui-même pour libérer ma pensée. Je pris la relève de Marguerite :

— Sous l’accusation de béguinage, dites-vous. Est-ce un crime ?

Le chevalier fit un pas devant lui. Dame Bloemardine lui fit signe de parler et il s’exécuta :

— J’arrive d’Avignon, chers amis, Sa Sainteté Clément V, notre pape, a finalement décidé d’accorder à Philippe le Bel la condamnation pour infamie de la totalité de l’ordre des Templiers dans tous les pays d’Occident et d’Orient et, du même souffle, a décidé du sort des béguines. L’affaire est close : elles seront formellement coupables d’hérésie. L’ensemble des béguinages, des béguines et des bégards de toutes allégeances sera anathématisé. Un concile œcuménique va bientôt produire les deux décrets de condamnation et rédiger les bulles nécessaires à leur exécution. Le roi et le pape se sont entendus. Le châtiment, à Valenciennes, d’Odile de Charon a servi d’exemple, d’avertissement et de premier acte dans cette affaire.

— Mais nous ne sommes pas un ordre, répliquai-je spontanément. « Béguine » n’est qu’un vague mot utilisé par la population qui ne nous connaît pas, un mot qui enveloppe toutes sortes de modes de vie allant du tiers ordre à la femme pieuse…

— C’est bien là ce qu’on vous reproche, rétorqua le chevalier. La chrétienté ne prévoit pas « toutes sortes de modes de vie ». Il n’y a que deux statuts possibles pour les femmes : l’ordre religieux avec leurs vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance qui, bien entendu, doit rester sous la protection et la gouverne d’un ordre masculin, et le mariage qui soumet la femme à son mari…

En entendant la voix du chevalier, j’eus un vague sentiment de déjà-vu. Puis, soudain, je le reconnus. C’était un ancien de l’Inquisition, un espion sans égal. Il était là, maintenant, qui vendait de l’information dans le camp de présumés hérétiques. Je devais être prudent.

Je continuai de plaider l’impossibilité légale d’assimiler les béguinages et surtout les béguines et les bégards hors murs à une entité susceptible d’être condamnée en bloc. Les femmes avaient tout de même le droit de ne pas se marier ou de ne pas s’enfermer dans un cloître puisque aucune loi ne les obligeait à se vouer à un ordre religieux ou à un mari. C’était tout simplement une outrance législative. Évidemment, toute femme célibataire restait sous la gouverne de sa famille représentée par un chef masculin. Tous les béguinages respectaient la loi et l’ordre, du moins officiellement.

Je plaidais, mais je ne saisissais pas l’importance accordée au cas Marguerite dans cette affaire.

Le chevalier me laissa tergiverser quelques minutes, puis leva le doigt en disant :

 — J’ai des preuves du contraire. D’une part, Odile de Charon a montré tout le long de sa confession, naïvement et spontanément, que Marguerite était considérée comme la maîtresse spirituelle des béguines et des bégards et, d’autre part, des preuves, sous forme de lettres et de témoignages, ont été apportées à l’évêque de Bruxelles. Votre protégée, Marguerite Porète, aurait participé à l’enlèvement de deux jumelles mariées frauduleusement…

— Vous omettez de dire que les jumelles dont vous parlez étaient filles d’une famille déclarée hérétique. Devaientelles obéir à leurs parents et devenir hérétiques ellesmêmes ?

— Ne dites pas d’âneries, monsieur de Cressonaert. D’abord, les béguinages dans les murs sont pratiquement fédérés. Presque tous forment une entité juridique, économique et vocationnelle qui, la plupart du temps, s’est mise sous la protection de dominicains, de franciscains, de norbertins ou de cisterciens. Protection que les béguines ne respectent pas, car elles reçoivent leurs conseils d’ailleurs, de leur maîtresse spirituelle. Néanmoins, cette protection fait partie de leurs statuts, et leurs statuts en font un ordre circonscrit et aussi discernable que celui  des templiers. Par ailleurs, tout enfant d’hérétiques doit s’en remettre aux bons soins de son évêque, dans ce casci, de l’évêque de Cambrai, pour une dispense officielle. Ce qui n’a jamais été fait.

— Votre premier point, répondis-je un peu nerveusement, touche quelques béguinages d’Alsace assimilés à un tiers ordre. C’est une minorité. Pour le reste, toutes les femmes, même celles qu’on dit du Libre-Esprit, sont soumises à leur famille, comme le manifeste la présence, ici même, de la très honorable famille Bloemardine. Quant au deuxième point qui concerne la dispense de l’évêché de Cambrai, elle n’était pas nécessaire étant donné que l’évêque de Bruxelles ne la jugeait pas utile ! Monsieur, vous êtes venu nous informer. Alors bien, dites-nous donc comment la sainte Inquisition peut-elle assimiler dans un seul mouvement des personnes de nationalités différentes, de coutumes différentes, de pensées différentes, qui sont aussi chrétiennes que vous et moi, et qui respectent les lois catholiques et civiles dans toutes leurs pratiques. Ce n’est là qu’un subterfuge pour épargner les frais de procès individuels…

— Vous devriez le savoir mieux que personne, monsieur, vous avez copié Le miroir des âmes simples. Le pape l’a reconnu comme le livre présentant la doctrine du béguinage. Et plusieurs personnes ici peuvent confirmer son influence, nombre de lettres en disent long sur l’autorité qu’on donne à la femme et à son livre… Mais vous avez raison, je ne suis pas ici pour condamner qui que ce soit, au contraire, je vous fais part d’informations précises qui peuvent sauver la vie et l’œuvre de la famille Bloemardine. Que cela vous plaise ou non, Le miroir, qui rend relapse son auteur, a été saisi par Philippe de Marigny, le nouvel évêque de Cambrai, lequel a déféré l’affaire devant l’Inquisition de Haute-Lorraine siégeant à Paris qui, elle-même, l’a soumise à un comité de vingt et un théologiens de l’Université de Paris. Le pape a déjà déterminé que Le miroir représentait si parfaitement la base du béguinage que sa condamnation sera, du même souffle, la condamnation de toutes les béguines…

Philippe de Marigny… Le nom résonnait dans ma tête. D’instinct, je me retournai vers Marguerite. Elle m’apparut écrasée, vieillie, tremblante. Assommés, nous nous taisions. Enfin, Marguerite inspira. J’entendis ses pieds glisser un moment sur le rebord de sa robe, elle appuya fermement ses mains sur les deux bras de sa chaise et elle se leva droite et ferme.

— Je n’ai livré, monsieur, que mes meilleurs conseils dans la simple lumière de mon expérience, et je l’ai fait pour tous ceux, hommes et femmes, mariés, moines ou non-moines qui veulent vivre pleinement l’Évangile…

— C’est justement cela…

— Taisez-vous. C’est détourner le sens de mon texte que de le réduire à un conseil d’insubordination dédié spécifiquement au béguinage. Le miroir s’adresse à ceux qui recherchent la paix intérieure…

— Madame, répéta le chevalier, je ne viens pas vous condamner, je viens informer le béguinage le plus influent du pays du danger qui le guette.

Marguerite se tourna alors vers l’assistance. Elle regarda tous ceux qui y étaient, un par un, jusqu’à ce qu’elle dévisage Heilwige. Puis tout s’éclaira dans son esprit.

— Voilà, j’ai compris. Pardonnez-moi… Mes paroles ne sont pas pour vous, je le vois bien. Qui peut les entendre, qui parmi vous recherche en vérité le bonheur ? Je vous mets en danger, j’ai écrit pour des âmes libres et les âmes que je vois ici sont assujetties à l’Église.

Les paupières de Heilwige tremblotaient. La grande demoiselle se leva.

— Pour ce qui est de Bruxelles, nous nous sommes rencontrés officiellement en chapitre extraordinaire en ce jour même et, unanimement, nous avons réaffirmé qu’il n’est pas possible de soutenir l’existence d’une grande Église évangélique plus large et plus inclusive que l’Église officielle de l’assemblée des évêques, celle qui pardonne toutes les fautes confessées et ouvre les bras aux hérétiques repentants. Nous avons donc réitéré notre soumission complète à notre pasteur et évêque de Bruxelles, et nous considérons votre livre, madame, comme une dérive sincère, mais erronée et nous vous demandons de vous livrer vousmême à la sainte Inquisition pour reconnaître vos torts et recommander à tous les béguinages de se dissocier de vos conseils. Pour ce qui est du mariage des jumelles que vous nous avez confiées, il reste valide moyennant une compensation financière…

Malgré ma terreur, et peut-être grâce à elle, je voyais clair : la mise en scène de ce chapitre spécial visait à convaincre le chevalier français que Bruxelles n’avait pas besoin de l’Inquisition pour se débarrasser des hérétiques. Outre la « compensation financière », le prix à payer, c’était Marguerite, l’étrangère de Valenciennes, une Française qui n’était pas restée longtemps entre les murs du béguinage et qui vivait sans lieu, ni permission, ni passeport, ni statut, dans l’anonymat de la paysannerie.

Marguerite se fit courageuse.

— J’accepte le verdict des autorités du béguinage de Bruxelles. Je n’ai été dans ce monde qu’une pauvre femme qui n’est jamais restée sous un même toit plus longtemps qu’un passereau dans son nid. C’est bien ce que je suis : un passereau et non un chef spirituel comme vous le prétendez. Je quitte Bruxelles aujourd’hui même pour me rendre à la justice de l’Église.

Elle se retourna et sortit précipitamment de la salle, si précipitamment qu’elle ne vit pas le regard du beau-père des jumelles, un regard rempli de satisfaction.

LA NUIT OBSCURE

Marguerite courait à travers les rues de Bruxelles, le vent du soir tournoyait autour d’elle. Sa gonnelle soulevait la paille qu’on venait d’étendre dans les rues. Le soleil couchant jetait sur elle des lueurs écarlates, elle allait à droite, à gauche, au nord, au sud, puis elle prit la direction de l’ouest, en sens contraire de la ferme, la route de Valenciennes. Folle de douleur, prête à se rendre aux autorités…

Je la suivis en essayant de reprendre mes esprits. Il ne fallait pas qu’elle s’abandonne à la fatalité. Il y avait d’autres pistes, il devait y avoir d’autres pistes…

— Marguerite, criai-je, alors que le ciel noircissait déjà la forêt, retournons à la ferme et fuyons ensemble à Bruges. L’Inquisition n’a pas besoin de toi. Disparaissons dans Bruges.

Elle se retourna. Son visage d’enfant, son sourire toujours si discret, si doux, si tendre, tout cela flambait dans une colère épouvantable.

— Tu ne comprends pas, Guion. Tout est fini pour moi. Je ne mettrai pas en danger d’autres béguinages. Je t’ordonne de retourner auprès de Béatrice. Emmène ma fille et les enfants à Bruges. Je t’ordonne de partir sur-le-champ, de laisser entendre à tout Bruxelles que tu m’as reniée et abandonnée. Je t’en supplie, Guion, sauve ma fille, sauve mes petits-enfants…

 J’étais perdu. J’aurais voulu arriver à la ferme avant le matin, me jeter en pleurant dans les bras de Béatrice, lui annoncer que Marguerite avait été attaquée par des loups… Dévorée par des loups… Cela aurait été une si belle fin ! Il aurait fallu que je sois moi-même les crocs… Si je tuais la sainte, je la soulageais des pires souffrances et je libérais tout le monde…

J’étais dans l’incapacité de quitter le regard flamboyant de Marguerite. Je ne pouvais pas abandonner la mère pour sauver la fille. Cela s’imposa à moi. Hélas ! cela s’imposa à moi. Ma raison ne pouvait rien contre ma conscience…

Seule dans la nuit, trahie et reniée, devenue pour tous lépreuse de la pire des lèpres, la lèpre de l’esprit, Marguerite était plus que détruite, elle avait été transformée en bouc émissaire. Les béguines étaient en devoir de la sacrifier pour la continuité de leur œuvre. Tout refuge lui était interdit. Il était juste qu’une seule meure pour le salut des autres ! Il n’était pas possible pour la maîtresse spirituelle des béguines de demander le plus petit secours et de mettre ainsi en péril l’œuvre qui avait si difficilement commencé plus d’un siècle avant elle, qui avait exigé le sacrifice de tant de femmes, les unes noyées, les autres jetées au donjon ou brûlées vives sur une place publique.

Il arrive qu’une personne doive être livrée pour délivrer les autres. Heilwige s’était tranché le cœur pour exécuter l’ordre que Marguerite lui aurait certainement donné si elle avait été informée. La chef spirituelle des béguines prenait sur elle la fatalité du sacrifice pour que d’autres puissent y échapper.

Elle n’avait aucune place où aller, aucun ami possible, aucun refuge envisageable. Savoir que votre simple présence met en danger celui qui oserait vous regarder, aller par les chemins, tomber de fatigue de buisson en buisson, se défaire lambeau par lambeau sur toutes les épines de la calomnie, de la haine et du mépris érigés en devoir religieux… Peut-il y avoir un sort plus tragique ? Désormais, elle irait par les chemins comme la mort elle-même, condamnant à la réclusion ou à la torture toutes les âmes enclines à la pitié, tous les croyants en l’Évangile.

Désormais, pour elle, toutes les routes menaient à Paris, même la fuite menait à la place de Grève, tout était du temps souffrant qui la conduisait à la souffrance finale. Qui la dénoncerait serait récompensé sur terre comme au ciel ! Qui l’amènerait à son bourreau effacerait ses propres péchés ! Qui hésiterait à la dénoncer serait passible de mort !

Qu’était une femme devant tant de force, tant de certitude canonique et la soumission de toutes les consciences à la peur ?

— Va-t’en, répéta-t-elle, personne ne peut plus rien pour moi !

Il m’était impossible d’obéir. Je n’avais plus aucun accès à ma vie : si je revenais, ce ne serait plus moi qui embrasserais Béatrice, mais Judas.

Un coup de hache avait rompu le cordon vital qui me reliait à ma vie, à mon bonheur, à mes devoirs. Je ne pouvais que glisser sans résistance sur la lame de ma liberté. Oui, il arrive que deux personnes soient totalement enlacées dans la même liberté selon une loi au-dessus de toutes les lois de la physique et de la morale : lorsque Dieu se refuse, c’est à l’homme de le remplacer. L’homme est le substitut de Dieu. À la question de Jésus sur la croix : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? », Marie de Magdala répondit : présente. Il n’y a pas d’autre réponse.

Cette nuit aurait dû s’étirer éternellement. La nuit aurait dû dévorer définitivement toutes les formes de la lumière. Il aurait fallu que tout s’arrête. Il aurait fallu que le câble du balancier laisse tomber d’un seul coup la pesée. Il aurait fallu qu’un météore nous écrase… Mais que serait l’éternité si le temps ne faisait pas son œuvre ?

Une lueur blême soulevait l’horizon. Un matin osa, à nouveau, entrer dans les rages du monde.

— Guion, dit-elle enfin, tu n’as pas dormi, tu as veillé avec moi, je t’emporte dans mon cœur. Maintenant, vat’en. Je n’ai plus besoin de toi. Tu as fait ce que tu devais.

Je me levai, marchai vers le soleil levant, courus même, mais je n’avais pas atteint le sommet d’une petite butte que je me retournai brusquement et criai :

— Personne ne peut me délivrer de toi, personne, pas même toi.

— Tu ne comprends pas, répéta-t-elle. Tout est fini. Je ne vis plus sous la loi du monde, je ne vis plus sous la loi de la vie ou de la mort, je suis mue par quelque chose que je ne connais pas. Ma vie, mes pensées, mon imagination me sont étrangères. Quelque chose que je ne connais pas s’est emparé de moi. Personne ne peut me suivre là où je vais, pas même moi, surtout pas moi.

Son visage d’enfant me regardait, ses yeux s’étaient assombris, un reflet rendait sa chair rosâtre, un fil de soie luisait sur sa joue, je voyais bien la femme qui sortait de l’enfant et l’enfant qui sortait de la femme, mais je ne pouvais plus distinguer la fin du commencement, le temps s’était dressé, infiniment mince, perpendiculaire à la destinée du monde, pointant vers je ne sais quoi d’effrayant que le ciel ne montrait pas encore.

Et puis, tout à coup, mon destin qui habitait depuis toujours en haut de cette pointe obscure, de cette verticalité intemporelle, s’effondra sur moi : je n’étais pas un homme appelé à vivre et à mourir, je n’étais pas un saint voué à réaliser un idéal, j’étais un témoin, une mémoire… J’avais été fabriqué pour témoigner comme l’argile témoigne des êtres vivants qu’elle recouvre.

— Le père de vos petits-enfants racontera l’histoire de leur grand-mère, lui répondis-je. Je ne peux éviter ce destin sans me renier moi-même. Je suis votre témoin.

Un bonheur indicible mit soudain fin à l’angoisse. Nous étions liés l’un à l’autre comme la chair et les os.

Le périple qui devait nous amener à Valenciennes n’en finissait plus. Marguerite trouvait des sentes qui montaient au nord, descendaient au sud et, de méandre en méandre, nous menaient au couchant ; des sentes d’herbivores qui évitent l’homme et le loup, approchent des points d’eau, relient des clairières, dérivent jusqu’au bout d’un territoire, se perdent, se reprennent un peu plus loin pour une autre harde qui elle aussi broute et avance en direction du couchant. Une manière de voyager qu’elle connaissait depuis toujours.

Une nuit, je me réveillai en sueur. J’étais enfermé dans une caisse. L’obscurité et le silence étaient absolus. Il me semblait que tout l’infini, l’interminable infini de l’espace et du temps n’était que de la terre minérale et du roc… Plus rien n’existait dans le cosmos illimité que cette masse incommensurable de terre au centre de laquelle une caisse de bois renfermait la momie à demi consciente que j’étais et qui pressentait progressivement l’horreur de sa condition. Nos lèvres s’ouvraient, mes poumons capturaient les dernières parcelles d’air qui restaient, mon corps rapatriait ses forces finales pour crier son angoisse, mais rien ne sortait de ma bouche. Solitude infinie du dernier témoin de l’être ! Solitude du dernier témoin de ce qui fut le passage d’un filet de conscience dans l’obscurité de la terre. C’était à moi que revenait la tâche d’engloutir l’ultime émotion de la conscience horrifiée, enfermée dans la plénitude de la mort.

Je me réveillai sous un ciel étoilé, sans la moindre espérance d’échapper vivant à mon cauchemar.

LA TENTATION

Dans la région de Nivelles, alors que nos pensées s’étaient totalement perdues dans l’épaisseur du silence, n’ayant rien entendu, pas même le bruissement d’une branche, nous sursautâmes lorsqu’une vieille femme assise sur une souche nous lança :

— Oh da ! madame Porète, vous allez bien loin comme cela ?

— Aussi loin que possible de Bruxelles, répondit-elle du tac au tac.

— Dans ce cas, c’est que vous ne connaissez pas encore la dame de Bruxelles. Venez donc avec moi, il y a de la place pour tout le monde sous le ciel du grand béguinage de Bloemardine, surtout pour la plus noble des nôtres. Aussi petite et écrasante est l’Église des hommes, aussi large et accueillante est l’Église des femmes.

Elle étouffa son rire, se leva droite sur son bâton, traversa quelques broussailles et prit un chemin de piétons qui menait sans doute à Nivelles. Nous hésitions à la suivre.

— Mordieu ! dame Porète, savez-vous tout l’effort que nous avons déployé pour vous retrouver avant que vous sortiez des seigneuries de notre évêque ? Ma foi, vous avez la science de la disparition.

Elle nous emmena dans une grande étable où s’étaient réunies ce qui semblait être des paysannes. Le soir était venu. Des chandelles autour d’une poutre éclairaient leurs mines souriantes. Nous étions interloqués.

— Nous n’en sommes pas à notre première résurrection, avança l’une d’elles.

Nos visages devaient ressembler à de gros points d’interrogation. Elles éclatèrent de rire.

— La chose est un peu compliquée, mais le résultat est sûr, lança une autre.

— Vous espérez nous cacher, répliquai-je, plus que sceptique, mais cela est impossible. À quoi peut bien servir de gagner quelques mois ? Il faut plutôt fuir à Bruges et plus au nord encore.

— Il y a des circonstances qui forcent le miracle, fit gaiement la vieille femme.

— Vous rêvez ! ajoutai-je.

— Ne savez-vous pas que madame Porète est notre sainte ! Croyez-vous que nous allons vous abandonner ? Heilwige n’avait pas le choix de cette mise en scène. Mais autant elle devait vous contraindre à quitter le béguinage, autant elle devait vous trouver une place à l’abri de l’Inquisition. Voilà ! je vous explique, continua la vieille femme. Il s’agit d’un concours de circonstances étonnant. C’est surtout la Providence qui a fait le travail. Un sort cruel en apparence, mais salutaire est tombé sur l’une de nous : une femme des nôtres est morte en couches avec son petit. Elle a fait preuve d’un courage exemplaire. Avant de mourir, elle s’est portée volontaire pour vous sauver. Son mari a accepté sa proposition…

Il n’était pas utile d’en dire plus. On appelait cela un don d’identité. Le reste se devinait. Le corps de la femme serait habillé des vêtements de Marguerite, ceint de son aumônière dans laquelle on trouverait sa croix d’argent. Il serait amené sur le sentier que nous avions suivi, à l’endroit même où la vieille femme nous avait trouvés. Le temps s’occuperait de rendre le corps méconnaissable. L’Inquisition serait informée de la macabre découverte…

Je me pinçais les joues. Oui, c’était possible. Dans un village comme Nivelles, pour des paysans isolés, sans zèle pour la papauté, c’était possible. Pour une femme comme Marguerite qui savait si bien disparaître, c’était possible. Et moi, je serais inutile, je serais même de trop. J’étais libre, je pouvais partir. J’allais reprendre ma vie, ma très chère vie auprès de Béatrice, mes petits enfants, mon ânesse, mes vaches, ma liberté, mon bonheur.

Les béguinages, les réseaux secrets, le marécage social de la paysannerie, l’organisation, tout était maintenant à l’état de maturité. Le mouvement avait travaillé si fort, depuis si longtemps pour ouvrir de telles failles dans l’architecture sociale. Un don d’identité avait déjà été réalisé avec succès…

— Ne comptez pas sur moi, laissa tomber Marguerite après un long moment de silence.

Son visage devint encore plus paisible que d’habitude, mais tous ses traits fins d’enfant se mirent à frémir autour de ses yeux de cristal pour se figer progressivement. Elle était décidée, cela se remarquait par la douceur de son visage où s’évanouissaient les derniers vestiges du combat.

Nous étions atterrés.

— La résurrection que vous m’offrez, riposta-t-elle, est tout simplement le contraire d’une résurrection. Vous me proposez une vie qui me tuera. Ce qu’une personne a arraché au désespoir n’est pas rien. Ce n’est pas un tas d’ordures qu’on peut jeter dans un fossé, il s’agit d’une semence qu’il faut prendre la peine de semer au bon endroit et dans les meilleures conditions.

Nous étions incapables de réagir, ni même d’exprimer le moindre mot. Nos yeux seuls livraient notre totale incompréhension. Elle continua donc :

 — Ne comprenez-vous rien ? N’entendez-vous pas le gémissement des femmes ? La femme adultère est là devant Jésus, chaque jour depuis le début du monde, et on la condamne à la lapidation… Et Jésus partirait, comme ça, il disparaîtrait du milieu de la foule sans dire un mot ? Elle est toujours là, cette femme, sans cesse lapidée pour son amour et si moi, Marguerite, je disparais sans lui prêter secours, à quoi aura servi ma vie ? Ma vie n’aura été qu’un tas de paroles creuses.

Une sorte de colère s’empara de moi.

— Mais rien n’a bougé, Marguerite. Nous sommes dans le royaume de César et des pharisiens et le Christ crucifié a, lui-même, été changé en pierres avec lesquelles on lapide des femmes. Voulez-vous, Marguerite, par votre martyr, ajouter au sentiment de culpabilité ? Chaque femme se dira : « Elle a souffert et elle est morte pour moi. Je suis une misérable. Je dois, moi aussi, souffrir. » Et comme toute femme écrasée par la culpabilité engendre un fils malheureux, dominateur et bagarreur, le monde sera éternellement la proie des tyrans. Ne voyez-vous pas que plus il y a de sauveurs, plus il y a de culpabilité, et plus il y a de culpabilité, plus l’homme veut se détruire en détruisant les autres et la terre entière.

— C’est bien cela, Guion, mon gendre. Vous avez, comme toujours, raison dans votre jugement critique et tort quant à l’action à suivre. Guion, si le martyr de Jésus sert les oppresseurs, sa personne ressuscitée et vivante nourrit l’espérance. Les aveugles voient, les sourds entendent, les paralytiques marchent et les femmes se lèvent…

Je croyais comprendre, et fis pourtant cette objection :

— Marguerite, vous n’y pouvez rien. Vous savez bien que l’on ne vous entendra pas. Ils vous brûleront…

— Ce qu’ils feront de moi n’est pas mon affaire, Guion. Mon affaire à moi, c’est de crier : « Femmes, libérez-vous de vos chaînes.»

 — Alors, votre mort ajoutera au sentiment de culpabilité…

— Vous n’entendez rien à l’espérance, mon ami, mon gendre. Imaginez qu’un million de femmes se lèvent aujourd’hui même et marchent sur Paris. Imaginez que ces femmes ne soient pas vengeresses, mais qu’elles soient souveraines, heureuses et conscientes que la vie mérite d’être portée, allaitée, soignée, cultivée. Toute cette société fondée sur la mort serait renversée et reconstruite sur les principes de la vie.

Cette fois, c’est la vieille femme qui répliqua :

— Mais justement, il n’y aura pas un million de femmes qui vous suivront à Paris. Vous serez seule, complètement seule, et donc totalement impuissante.

— C’est justement pourquoi je dois aller à Paris, parce que personne d’autre n’ira…

C’est alors que j’osai cette terrible question :

— Comment savez-vous que l’Amour vous a ressuscitée ? Lorsque le bûcher sera dressé, fagot par fagot, autour de vous, comme saurez-vous que votre cœur ne défaillira pas ?

— Je ne le sais pas, Guion, je ne le sais pas. Je ne suis pas une fanatique qui a acquis la certitude de l’immortalité. Ceux-là ne libèrent pas, ils tuent. Il ne s’agit pas de croire à la résurrection plutôt qu’à la mort, il s’agit d’aller au bout de l’expérience de l’amour. Celui qui reste toujours là où il est ne peut jamais connaître ce qu’il sera là où il n’est pas. L’oiseau plongeur se pense poisson lorsqu’il est submergé dans l’eau. Il y reste parfois longtemps. Absorbé par la poursuite d’un poisson, il oublie son besoin d’air. Et puis la douleur de son manque le rappelle à l’air libre. Il remonte. Lorsqu’il a repris pied sur un rocher, il se laisse sécher. L’air brûle ses poumons et, pourtant, il se sent libre. Telle est la loi de l’amour. L’amour est notre besoin d’air. On m’appelle hors de l’eau.

 — Il faut donc traverser la peur.

— Nous allons tous mourir. Chacun de nous, sans exception. Vois-tu, Guion, nous avons beau parler, palabrer, discuter, rire, pleurer, il n’y a pas d’autre sécurité que l’amour. Guion, mon cher ami, vous croyez que je vais brûler sur un bûcher, mais peut-être vais-je mourir grisée de fièvre dans les bras d’un beau grand Parisien ! Vous rêvez de mourir doucement dans les bras de Béatrice, mais peut-être serez-vous calciné dans une maison en feu. Ce n’est pas moi qui ai inventé la mort et ce n’est pas moi qui décide de ma mort. Je ne décide pas de ma mort, je décide de ma vie…

L’ENTRÉE DANS LE LABYRINTHE

Faute d’avoir reçu un nom, il s’était baptisé lui-même Audret. Il nous avait accueillis un peu avant la porte SaintMartin. Pour plus de discrétion, Marguerite et moi avions décidé de parler entre nous en néerlandais. Il nous avait pris pour des manants flandrins qui discutaient des meilleurs moyens de plonger dans Paris sans perdre, dès la première heure, toutes leurs économies.

— Qu’allez-vous commettre là ? fit-il. C’est un suicide ! Sans guide, vous risquez votre bourse et même votre vie. Je connais tout Paris : la ville, la cité et l’Université. Avec moi, la Providence ne sortira pas votre pain du hasard.

Un boniment qu’il nous lança gentiment, gaiement même, mais fermement, la main dans le surcot pour que l’on sache qu’il possédait un bon couteau capable de nous défendre ou de nous pourfendre. Il était le troisième à nous proposer sa protection et nous n’avions pas encore franchi une porte !

On aurait dit un enfant dans des vêtements d’homme ! Un visage rond, une peau lisse et satinée, des yeux rêveurs, un sourire inquiet, des épaules dodues, une ingénuité d’agneau dans une apparence de filou. Il paraissait avoir de l’éducation. Il se durcissait sans doute par nécessité plus que par inclination. Un peu plus loin, trois autres hommes, beaucoup plus inquiétants, attendaient leur tour. Alors, nous décidâmes de faire contre mauvaise fortune bon cœur.

Il nous jeta immédiatement dans l’action en nous rappelant le proverbe du dénicheur : Qui sait où se trouve le nid, sait. Qui le prend, mange. Effectivement, il n’était pas le truand qu’il fallait craindre, mais un jeune garçon doué qui cherchait à s’extraire de la misère. Il avait maîtrisé sa timidité pour emprunter un chemin exigeant, mais possible. Il connaissait tous les contremaîtres. Il s’occupait de louer des étrangers à la journée en échange d’un pourcentage honnête. Son commerce était fondé sur le jugement. Et jusqu’alors, son flair ne l’avait pas trop mal servi. Il choisissait son monde. Sa vaillante cohorte satisfaisait les patrons.

Avait-il deviné que nous étions des fugitifs ? Le premier mois, nous ne fûmes jamais loués deux jours de suite au même endroit. Moissons et récoltes n’étaient pas terminées. Nous travaillâmes à la culture Saint-Gervais, dans les champs Sainte-Catherine, au cimetière Saint-Jean, tantôt pour un contremaître, tantôt pour un maraîcher, une journée pour un laboureur, une autre pour un fossoyeur, toujours sur la rive droite, dans la ville, à portée de vue du sinistre faisceau de tours hautes du Temple, désormais un spectre vertical et lugubre…

Mon cœur n’était qu’une flaque douloureuse.

J’arrosais mon travail de larmes. Le choc avait été trop violent. Je n’étais qu’un automate qui marche à la dictée. L’exilé, arraché à ses amours, tient ses racines dans ses mains comme un soldat blessé retient ses intestins, il les garde dans la chaleur, mais elle s’en va peu à peu. Il meurt par lente déperdition de sa température. Et il devient indifférent.

 L’exilé que j’étais pouvait marcher, déplacer des objets, creuser une fosse, mais il était une écaille vide, insensible à la terre sur laquelle il se désagrégeait progressivement, il ne faisait plus la différence entre le légume que l’on dépose dans le panier, la pierre que l’on jette dans le chariot, la carcasse d’un agneau que l’on enfouit sous le pommier, le cadavre non réclamé que l’on balance dans la fosse commune ; il aimait autant ensevelir un mort que repiquer un poireau.

J’étais ainsi, esclave insensible de monsieur Audret (il fallait l’appeler monsieur), mobilier actif dans les champs d’automne…

Nous arrivions à la barre du jour. Le soleil caressait l’aiguille de l’abbaye des célestins. Il se mirait dans ses larges fenêtres à croisées de pierre, il éclairait les porches habités de statues rosâtres, il plongeait dans l’immense enceinte de l’hôtel Saint-Pol que j’avais autrefois visité. Tout près de cet énorme complexe d’hôtels, le toit de l’hôtel du PetitMuce, à côté, l’hôtel de l’abbé de Saint-Maur, un véritable château fort. Des remparts dans une fortification.

Tous étaient comme des îles isolées par de grands murs, chacune protégeant un seigneur. Et pourtant, nous étions à l’intérieur des monstrueuses murailles de Paris qu’avait fait construire Philippe Auguste. Les seigneurs de Paris avaient beau se gausser de grandeur, ils devaient se sentir bien fragiles pour s’entourer de telles défenses dans un tel bastion. Pauvres exilés ! Mes semblables. Et je me rendais progressivement compte que c’était le sort de presque chaque personne enfermée dans les vieux murs de Philippe Auguste. Un homme de la ville, je veux dire un homme sans paysage, est un expatrié.

Ce luxe des murs, cette famine des cœurs se paient. À droite des Tournelles, il y a cet encombrement de tours énormes, noires, circulaires, ce donjon percé de meurtrières,

 le pont-levis debout, la herse fermée. C’est la Bastille. Elle rappelle la « justice » de Paris.

De quelle « justice » s’agit-il ?

Il suffit d’errer entre les hôtels et les castels pour le savoir. C’est ce que nous faisions, Marguerite et moi, le soir venu, pour tromper le froid. J’avais oublié les rues intérieures, les maisons pour le peuple, les maisons ordinaires aux murs à colombages et à remplissage de torchis, leurs étages en encorbellement qui empêchent la lune d’éclairer la boue. J’avais oublié le caniveau au centre de la rue dans lequel on jette le contenu des pots de chambre, les détritus, les tripes des boucheries, les colorants des teintureries, le suif des ciergiers… C’était une « justice » à ciel ouvert, la morale de la séparation des misères, chacun pour son compte…

Nous n’avions pas long à marcher. Marguerite s’accroupissait à côté d’un souffreteux particulièrement hideux, j’allais chercher de l’eau, et, avec son doigt, elle faisait tomber des gouttes entre les lèvres du mourant. Elle lui parlait de la fin comme si c’était un commencement, elle lui parlait de la perte du monde comme si c’était la découverte d’un trésor. Elle chantait un cantique d’amour. Elle installait la tête du moribond sur sa cuisse, lui caressait les cheveux et s’il mourait lentement, elle s’endormait là, adossée contre un mur. Elle renouait les liens que la « justice » avait défaits.

Moi, je cherchais un endroit un peu plus confortable, pas trop loin d’elle, et je m’engourdissais d’épuisement. Je ne savais plus dormir.

Souvent, en pleine nuit, nous empruntions une brouette pour aller enterrer les corps dans une bordure du cimetière consacré aux sans-famille. Nous n’avions aucun endroit où loger, et la prudence nous obligeait à nous déplacer sans cesse. Lorsqu’il pleuvait, nous allions sous l’arche des maisons du pont Notre-Dame où s’abritaient Audret et la plupart de ses journaliers.

 Dès que les poules sortaient de leur trou, nous remontions aux champs en évitant les grandes rues, en empruntant le dédale des voies marchandes. Certaines nuits, nous poussâmes l’aventure jusqu’au clocher carré de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, au cimetière des Innocents. Nous nous approchions doucement du pilori des Halles pour apporter de l’eau aux exposés.

Nous avons dormi dans les masures circulaires de la halle au blé, nous avons soigné des gueux qui se nourrissaient aux écorcheries du quai. Nous avons traîné jusqu’au port au foin. Si nous avions un jour de congé, nous allions au-delà du Louvre, nous traversions le faubourg SaintHonoré, la Petite-Bretagne pour aller au marché aux pourceaux, au centre duquel miroitait l’horrible fourneau servant à faire bouillir les faux-monnayeurs.

Sur les places de condamnation, un gibet et une roue de fer rappelaient la justice. Nous adoucissions autant que nous le pouvions cette morale. Pouvions-nous faire autre chose pour tromper le froid de cet automne ? Mais nous évitions toujours la place de Grève, nous n’avions pas besoin d’y aller, tout le monde pouvait nous dire le nom des escarpes, des assassins, des malandrins et des hérétiques inscrits sur la liste des recherchés. Tous connaissaient le nom de Marguerite Porète, la clergesse infâme du Libre-Esprit qu’on appelait pourtant la sainte béguine. Tous savaient qu’il serait criminel de la nourrir et récompensé de la livrer. Heureusement, la plupart avaient autre chose à faire.

Survivre dans Paris n’est pas une sinécure. Ceux qui travaillaient à nos côtés ou mouraient sur nos genoux ne s’intéressaient pas beaucoup à l’authenticité de nos noms. Il leur suffisait de savoir que nous étions trop pauvres pour nuire et assez vaillants pour aider.

Avant Noël, Audret nous trouva une place où dormir dans l’enclos de la Trinité, entre la rue Saint-Denis et la rue Montorgueil, chez les Filles-Dieu. Environ un siècle plus tôt, l’évêque de Paris avait eu pitié des prostituées du quartier chaud et avait fondé un hôpital pour leur permettre de changer de vie. C’était un domaine de huit arpents carrés où les Filles-Dieu pouvaient percevoir la dîme, mais surtout où elles avaient juridiction et même seigneurie basse sur le domaine. Il était assez imprudent de loger là avec d’autres journaliers, dans une resserre adossée au bâtiment principal afin de profiter un peu de la chaleur des cuisines. Mais l’hiver venait et il fallait survivre.

Audret louait nos services aux alentours. Il s’était rendu compte que nous savions lire et écrire, que nous pouvions distinguer plusieurs maladies et les guérir à l’aide d’herbes communes. Marguerite n’avait pu se retenir d’assister quelques femmes dans leur accouchement. Elle avait même sauvé l’une d’elles in extremis grâce à son habileté d’accoucheuse. De plus en plus, elle dirigeait les soignantes et je m’occupais de divers travaux liés au secrétariat de l’établissement.

Nous commencions à attirer une certaine attention, nous surprenions parfois des conversations élogieuses à notre propos. Aussi, certains soirs, me hasardais-je de l’autre côté du pont, au-delà de la Cité, dans des quartiers de l’Université que j’avais jadis fréquentés, afin de recueillir quelques informations sur le verdict qui risquait d’être prononcé sur Le miroir et sur l’état des recherches concernant la personne de Marguerite.

La décision sans appel n’était pas tombée et, pour le moment, personne ne cherchait la béguine dans Paris, si près de l’inquisiteur.

Nous grandissions en réputation médicale. On considérait que nos diagnostics étaient fiables. Mais moi, je ne voyais rien du drame qui se préparait, de la mélancolie qui allait s’abattre sur l’un d’entre nous, du coup de foudre qui allait tomber.

LA FÊTE DES FOUS

Une Fille-Dieu, qui avait pourtant deux fois vingt ans, s’imposait par sa beauté presque virile. Ses cheveux bruns, fins et soyeux qu’elle séparait au milieu et laissait tomber naturellement sur ses épaules, formaient une sorte de rideau sombre qui encadrait un étrange visage à la fois pâle et chaud. Ses yeux ténébreux à l’iris resserré laissaient une vaste étendue au blanc de l’œil ; il régnait là un mystère à la fois triste et rayonnant qui se nommait Agnès.

Elle s’était consacrée aux soins des incurables à qui elle prodiguait principalement lecture et conseil. Comme elle était une repentante arrivée depuis longtemps chez les Filles-Dieu, personne ne savait d’où elle venait. Il était coutume d’oublier tout le passé honteux d’une fille absoute en confession générale. Les fortes capacités intellectuelles d’Agnès avaient été remarquées dès le début. Elle donnait même des leçons privées de latin à l’aumônier. Je demandais régulièrement ses services pour mes propres travaux de secrétariat. Je la côtoyais au quotidien.

Audret s’intéressait de plus en plus à mes travaux de secrétaire des Filles-Dieu. Il venait à la bibliothèque presque chaque jour, parfois plusieurs fois dans la même journée, il flânait, il fouillait dans des papiers sans intérêt, il posait des questions. Je le chargeais de commissions diverses. Il se dépêchait de revenir. Nous étions maintenant davantage liés par l’amitié que par les affaires. Agnès ne le laissait pas indifférent.

Arriva le temps des préparations pour la fête des fous, qui était aussi la fête des libertés. À l’approche de la célébration ressurgissaient d’antiques rituels orgiaques. Son prétexte consistait à honorer l’âne qui avait porté Jésus lors de son entrée à Jérusalem ; son fait consistait à se payer, une fois l’an, la tête du clergé.

Cette année-là, les Filles-Dieu avaient bien l’intention de profiter de la permission générale pour se venger un peu, et peut-être même beaucoup, de leur jeune aumônier particulièrement beau, mais hautain, reprochant sans cesse aux femmes leur frivolité, dont il savait fort bien tirer parti. Cependant, pour ne pas trop exagérer, le conseil des dames me confia le soin d’organiser la journée. J’engageai immédiatement Audret pour m’assister puisqu’il connaissait Paris mieux que quiconque.

Évidemment, l’aumônier ne devait pas savoir qu’il était l’élu de la communauté pour jouer le roi des fous. Nous devions négocier la permission du curé sans lui offrir plus de dix pour cent des recettes prévues de la fête et le convaincre que la participation populaire serait à la hauteur de ses attentes pécuniaires.

Rétrospectivement, je dois admettre que j’avais des sentiments inavoués qui travaillaient à mon insu. Pouvait-on laisser entrevoir à l’Inquisition que, par l’éveil de la population, la justice était susceptible de se retourner contre elle ? Un avertissement qui pouvait atténuer les condamnations… Il fallait user d’audace autant que de prudence.

Ce qui nous amena à nous aventurer dans les marchés de l’Université, loin des espions que le curé avait dû engager. Nous passions discrètement par le Petit-Pont, longions les grosses et basses tours du Petit-Châtelet et plongions dans le vacarme des blanchisseuses battant, frottant, tordant le linge, tout en transmettant la rumeur. Il fallait savoir ce qui se passerait dans les grands établissements, à la Grève, à la chapelle de Braque, au palais de justice, à la Sorbonne, chez le prévôt de Paris…

Les pires excentricités étaient prévues. Le procès des templiers, la censure dans les collèges et à la Sorbonne, les attaques contre les maîtres averroïstes de l’Université, le zèle de l’inquisiteur, les abus du roi, les outrances du pape, la récente traque contre les femmes célibataires qui tenaient hôpital, soignaient et enterraient les plus pauvres, tout cela avait exacerbé les consciences… Le petit peuple souhaitait profiter pleinement de la licence d’un jour pour effaroucher les autorités.

Si je voulais que la fête chez les Filles-Dieu jette un peu d’étincelles dans les broussailles déjà bien échauffées, il fallait oser un gros coup. De son côté, Audret voulait attirer l’attention d’Agnès. Nous décidâmes de monter un mystère vraiment digne de la fête. La folie du monde pourrait être vue et c’est bien la fonction du fou de la montrer.

Je ne parlais pas de mes préparations à Marguerite, je voulais lui réserver la surprise.

Audret était contaminé par mes propositions. Mais je remarquais qu’il rougissait à tout propos. Il était jeune, vierge et ignorant de l’amour. Il n’était pas que prude, il était perclus de frayeur devant l’éventualité de voir des sexes exhibés, c’était pourtant la coutume inévitable. Malgré cette pusillanimité, et peut-être à cause d’elle, il se laissa envahir par l’esprit ambigu de la fête.

Il nous fallait des costumes, des accessoires, des couleurs et des maquillages des plus exotiques. Ce qui n’était pas facile à trouver. Nous attendions que le soleil se couche et, de renseignement en renseignement, nous allions à la découverte du monde souterrain des contrebandiers… À mesure que le décor prenait forme, nous précisions le scénario. La trame traditionnelle montrerait l’élection du pape des fous et de l’impératrice des insensés, l’Adam de l’Église et l’Ève de l’État, la farce monumentale de leur arrangement, le mariage corrompu dont la « justice » tombe sur le peuple… On n’exposerait que la pure vérité.

Bientôt serait la fête de toutes les excentricités. Déjà les yeux devenaient lubriques. Des hommes jetaient des regards sur des filles, des plans étaient imaginés, des manants se disaient entre eux : « Nous mettrons des fleurs dans notre soupe, nous cacherons une dentelle sous notre oreiller. Où est passé le petit morveux ? »

Fête sans conséquence, fête dont les conséquences ne concernaient pas le beau monde catholique.

Les gens de la rue s’étaient cotisés. On avait apporté d’énormes tombereaux à bœufs et on avait vidé le fossé. On avait ramené du sable pour assécher la boue, étendu des draps de couleur sur les murs sombres, préparé les flambeaux, caparaçonné les chevaux. Où était passée la misère ?

Les jeunes filles avaient reprisé leur robe, enguirlandé leur jupe, enrubanné leur corsage. Les hommes avaient lissé le cuir de leurs chausses, sorti du coffre familial leur plus belle braguette de cuir, frotté leur dague, dépoussiéré leur chapeau de parade. Ce serait une nuit sans conséquence, un aparté, une rafle dans l’envers du monde, un moment de compulsion qui ne laisserait aucune trace…

Le bas fossé, c’était pour le Diable.

La plus pauvre des jeunes filles sortait des gravats du bas fossé. Elle n’avait plus honte de ses hardes, elle se lavait impudiquement à la fontaine, elle riait et se tortillait comme une bourgeoise.

Le bas fossé, c’était pour le Diable.

 Une étincelle percerait la nuit. La folie, l’ivresse, l’extase d’un instant hors de l’horloge catholique. « Au diable le morveux ! Chantons ! Dansons ! Pour un moment, oublions le malheur.»

Et si ce moment hors du monde déshonorait définitivement l’ordre du monde et qu’il n’y ait plus jamais de bas fossés ?

Ce que j’espérais, je ne me l’avouais pas.

Il fallait que quelque part s’ouvre une place chaude, bondée de monde, asséchée par des feux de joie, éclairée par mille torches, que tout l’espace serve à danser, à manger, à boire, à rire, à s’embrasser… Il fallait faire disparaître le fossé. Il fallait prendre dans nos bras tous les morveux de nos nuits d’amour et d’angoisse. Et s’il suffisait d’abattre l’ordre social pour y arriver ? Depuis le début des temps, tellement de femmes et d’hommes avaient cru qu’il suffirait de passer outre aux interdits pour trouver la paix. Hors de la justice, loin de la morale, le salut.

Des troupeaux de femmes et d’hommes enflammés à l’alcool arrivaient de toutes parts. Les rues étaient bondées. On avait oublié les petits morveux. On chantait, on s’embrassait, on se touchait, on s’enlaçait, on forniquait…

Je me réveillai. Une nuit épaisse et noire m’enveloppait. De la sueur refroidissait ma peau.

Dans quelle aventure étais-je embarqué ? Tout pouvait basculer.

Où était Marguerite ? J’attendis que mes yeux percent l’obscurité. Je sortis de la cabane pour allumer une bougie à la torche de la nuit. Je me rendis à la chapelle. Marguerite n’y était pas. Je descendis à l’hôpital, elle n’y était pas non plus. Je demandai à une servante de garde d’aller vérifier si elle ne se trouvait pas dans le dortoir des filles.

 Je pris conscience qu’il y avait plusieurs jours que je ne l’avais vue. J’empruntai la porte sud, je suivis une sorte de corridor qui semblait se former dans le silence à mesure que j’avançais. J’entendis une clameur, puis un étrange calme qui paraissait appeler au secours.

Je la trouvai. Elle pleurait. Sur sa poitrine, un petit garçon mort. En relevant les yeux à la hauteur de l’horizon, je vis le cercle inconcevable de la misère : des enfants, des jeunes femmes couchées à même le sol bourbeux, le froid qui durcissait autour d’eux la boue… Des chiens se repaissaient dans ce charnier.

— C’en est trop pour moi ! finit par gémir Marguerite. Elle était dépassée par cette mort préméditée et organisée à l’échelle urbaine. L’hiver à Paris n’est pas l’hiver, c’est l’occasion pour toute la ville de faire le ménage dans la misère. Il s’agit de la refouler dans les mêmes ruelles, de l’entasser dans les mêmes coins et d’attendre que le froid réalise son œuvre. C’était bien ce qui se passait. On avait rempli des dizaines de tombereaux de détritus, on avait nettoyé et, à présent, les infirmes, les femmes faméliques, les enfants souffreteux se retrouvaient privés de toute nourriture. Alors, on les chassait à coups de bâton. Ils s’entassaient dans les ruelles des sous-quartiers où les gens n’avaient pas les moyens de louer un tombereau. Et on laissait tout bonnement sortir le chien de la maison.

Avant la fête, le grand ménage !

Au matin, on envoyait le chariot des croque-morts municipaux faire son travail. On pourrait fêter le jour des cornards en toute quiétude, seules les filles en bonne santé danseraient autour des feux. Mais où était passé le petit morveux ?

— Vous n’y pouvez rien, dis-je à Marguerite en voulant la ramener chez les Filles-Dieu.

 — Tu dis bien, Guion, je ne peux rien, pas même quitter ce lieu.

Alors, je restai là, moi aussi, éloignant les chiens alors que Marguerite priait avec les mourants.

L’HUMILIATION

Arriva enfin le jour de la fameuse fête. Nous étions prêts. Tout, enfin presque tout, avait été prévu, organisé, planifié : les feux, les victuailles, les décors, la mise en scène, les musiciens, les acteurs, les sonneurs de cloches, les annonceurs, les surveillants, les gardes, les passeurs de chapeau. Audret pas plus que moi n’avions fermé l’œil de la nuit. Une journée venait que nous voulions splendide, une journée de liesse, de joie, de plaisirs, de folie dans l’espérance d’élever un nouveau regard sur le monde, d’ouvrir les yeux des aveugles.

Audret s’était donné le meilleur rôle et j’étais son complice. Aujourd’hui, l’élue de son cœur ne pourrait pas ne pas le remarquer : durant la journée, c’est lui qui mènerait la procession, le soir, c’est lui qui présiderait au mystère, qui introduirait les personnages, qui déclamerait les poèmes de transition. Son texte était une véritable pièce littéraire, de la pure poésie courtoise. Il ne voulait pas décevoir qui que ce soit. Il s’était préparé à la perfection. Il y avait passé la nuit et, à trois heures du matin, il était habillé comme un page et beau comme un prince.

Discrètement, nous allâmes chercher nos deux hommes d’escorte. Nous nous glissâmes dans la nuit jusqu’au presbytère. Comme prévu, le surveillant nous laissa entrer. Dans le plus grand des silences, nous montâmes jusqu’à la chambre de l’aumônier. Sa porte était entrouverte. Audret pénétra dans la pièce. Nous le suivîmes.

La porte se referma derrière nous.

— Qui veut prendre sera pris, crièrent ensemble quatre gens d’armes dont l’épée déjà levée au-dessus de nos têtes luisait dans l’obscurité.

L’aumônier alluma une torche, se mit à rire et commanda en pointant Audret :

— Déshabillez celui-là, dit-il en se tournant vers moi. Et toi, le courtisan des Filles-Dieu (il se tourna vers moi), tu vas m’accompagner. Je suis le nouveau maître du jeu. On ne change rien à la mise en scène. Cette nuit, nous avons élu un nouveau roi des fous. N’est-il pas ravissant dans sa robe d’Adam ?

Il éclata d’un rire nerveux, presque sardonique. Les deux gardes que nous avions amenés avec nous se mirent à rire eux aussi. Le curé nous avait trahis.

Brutalement, Audret fut débarrassé de tous ses vêtements, on lui arracha son bissac pour prendre ses poèmes, on lui lia les mains dans le dos pour qu’il ne puisse cacher son sexe. Un garde ramassa ses habits et son sac. On habilla l’aumônier avec grand soin.

Je décidai de me prêter au jeu. C’était le meilleur moyen d’éviter le pire. Notre scénario voulait justement échapper aux vulgarités habituelles, au glissement vers la débauche que la sensibilité d’Audret ne pourrait supporter, surtout pas devant sa reine Agnès. L’aumônier n’avait pas prévu de déroger à notre mise en scène qu’il semblait parfaitement connaître, il se contentait du changement de rôle. Rien de bien grave ne pouvait arriver.

C’est ainsi qu’à l’aube, le roi des fous fut placé sur le dos d’une ânesse, le visage vers l’arrière-train de l’animal, conduit jusqu’à une loge des Filles-Dieu. Heureusement, les rues étaient encore désertes. Seules quelques femmes allaient chercher de l’eau. Elles bavardaient entre elles et ne firent pas attention à notre fou, qui était d’ailleurs parfaitement muet.

Une fois dans la loge, nos deux maquilleuses, d’abord surprises, se mirent à l’œuvre. Audret restait totalement figé, on aurait dit une sculpture de bois. Pour autant que je puisse deviner ses sentiments, il s’efforçait de ne pas s’effondrer en larmes et d’agir de manière stoïque. C’était la meilleure façon de tirer son épingle du jeu. Toute panique l’aurait poussé encore plus loin dans le ridicule et le déshonneur. Les femmes firent un beau travail. Notre roi était si bien couvert d’onguent coloré, de cire, de plumes, d’ocelles de paon, qu’il ressemblait à un ara aux ailes coupées. Il l’était. Il monta sur le chariot. Nous le regardions, silencieux, bouche bée.

À vrai dire, Audret était un très bel homme et rien n’aurait pu faire disparaître cette beauté. Qui empruntait l’œil du peintre se réjouissait du modèle. Couronné de fleurs, le visage triste, les épaules larges, le tronc puissant, les cuisses musclées, il avait quelque chose de pathétique.

Quelques minutes plus tard sortit par une autre porte l’Ève qui s’était offerte pour accompagner notre beau roi. Elle s’avança d’abord un peu timidement, plutôt raide dans la cire qui retenait ses plumes. Lorsqu’elle s’aperçut que son Adam n’était pas l’aumônier, mais Audret, elle ne put s’empêcher de dire :

— Je ne pensais pas parader aujourd’hui avec un aussi beau roi.

Audret ne broncha pas. Elle était souriante dans ses coloris, plus belle et plus naturelle que toutes les Ève du quartier rouge. Elle monta sur le chariot avec une telle noblesse que l’aumônier ne put faire autrement que de lancer aux oreilles d’Audret :

— Tu seras maudit en enfer. Audret resta de pierre.

 Tout Paris fit retentir ses cloches. Ce fut comme si le bronze résonnait directement sur les os de la population. Les cerveaux vibraient dans les crânes, les pulsations donnaient un caractère sacré aux folles images qui surgissaient dans les esprits… Je compris soudain que personne ne serait le maître de cette fête. Elle avait son propre moteur.

Une brise tiède souleva les draperies suspendues aux murs. Le torchis des maisons sembla s’émouvoir. Quelques chapeaux partirent au vent. Quelques fenêtres s’ouvrirent, des milliers de têtes sortirent des chambranles. Des milliers d’yeux plongèrent comme des flèches sur le couple nu que nous promenions. Il semblait que notre Ève comprenait notre Adam, sa timidité d’enfant. Elle se mit à danser pour capter les regards et ainsi soulager la pudeur de son amant d’un jour. Audret s’était réfugié dans son monde intérieur.

Nos deux bœufs se mirent en branle. Le chariot couvert de grelots envoya le premier signal. La lumière jaune du soleil illuminait les fleurs, et dans les fleurs, l’homme et la femme oiseau qu’un miroir criblait d’étincelles. Au lieu d’un grand rire, il y eut une grande retenue.

Nous avions réussi notre pari. Notre char était si beau, il rappelait si bien le moment avant la faute, l’innocence du désir primordial, qu’une joie pour ainsi dire mystique faisait couler des larmes sur les joues.

Audret restait figé comme une statue. Malgré cela, il émanait de lui une beauté de bel adolescent, d’éphèbe sans ruse. Ève, de l’autre côté du miroir, dansait, égrenait des fleurs séchées sur sa peau couverte de pommade, ondulait comme un rayon de soleil sur un vitrail. Les musiciens qui accompagnaient le chariot faisaient bourdonner la rote, l’orgue de main, le tambourin. Les flûtes excitaient les percussions. Des jongleurs tournaient autour de nos amoureux. On se mit à danser dans les rues comme des vagues agitées par une grande marée.

 Sortaient des ruelles des pauvresses avec leurs enfants que des hommes allaient chercher d’un geste courtois pour danser en prenant le petit sur leurs épaules. Le soleil ruisselait maintenant sur la fête. Nous avions réussi. Les enfants étaient embarqués dans le voyage…

Vers midi, l’air était presque chaud. Nous avions traversé le pont aux Meuniers. La Cité était à nous. On nous laissait passer. Les gens d’armes surveillaient, immobiles dans les gradins. Nous longeâmes le palais, nous tournâmes en rond sur la place publique. Partout on quittait des attroupements pour venir se joindre à nous.

L’aumônier suivait. Il tentait de se faire remarquer en lançant les satires habituelles contre le roi des fous. Mais personne ne riait avec lui alors que tous riaient de bon cœur des mimiques invraisemblables de notre reine des folles.

Nous traversâmes l’Université, le Petit-Pont, remontâmes la rue de la Juiverie d’où nous empruntâmes le pont Notre-Dame pour revenir par la rue Saint-Martin jusqu’à une croisée qui nous mena à la rue Saint-Denis, puis au quartier chaud de la ville. De là, nous rebroussâmes chemin. Notre procession, gonflée par toute une population qui nous avait préférés, entra chez les Filles-Dieu, une foule si énorme qu’il n’était pas possible de la contenir sans qu’elle monte sur les murets, les échafauds, les tourelles, dans les appartements où elle regardait par les fenêtres.

Tout à coup, sans préavis, les gardes du corps de l’aumônier s’emparèrent de moi, me ligotèrent et me bâillonnèrent. L’aumônier monta sur la haute tribune installée près de la fontaine. Connaissant les habitudes de la population, il ne la harangua pas longtemps avant qu’elle ne retrouve ses manières. Les gardes firent monter Audret, les mains toujours liées, sur la tribune. Le pauvre garçon n’avait pas de place pour s’asseoir. Le soleil et la chaleur avaient fait fondre la cire qui retenait ses plumes. Il était debout comme un enfant puni. L’aumônier l’insulta, rit, l’accusa de se vautrer dans le plaisir solitaire…

Il en faisait trop. La situation devint scabreuse. Une femme profita alors d’un très court moment de silence relatif pour crier haro sur l’aumônier :

— Qui est celui-là qui nous donne des leçons ?

Tout ce qu’il y avait d’anticlérical dans la foule se jeta sur le religieux. On s’empara de lui. On le lança dans l’assistance. Les gens le tenaient à bout de bras. Il flottait sur la foule comme un tronc d’arbre sur une rivière agitée. On se mit à chanter la chanson des fous sur une cadence endiablée. On le faisait circuler comme un animal de sacrifice. Il ondulait par grands cercles au-dessus de la masse. Il suivait des courants hiératiques sur le tempo liturgique de psaumes burlesques. Dans ce simulacre de sacrement, il était dépouillé de tous ses vêtements. En même temps, on avait délivré le malheureux Audret, que je voyais à peine et qui était recroquevillé dans un manteau, sous la tribune. L’aumônier fut transporté sur l’estrade, nu, seul et apeuré.

La terreur se lisait dans ses yeux. À ce moment-là, il symbolisait à lui seul toute l’oppression de l’État et de l’Église. Grelottant de peur, humilié, il cristallisa sur lui tout le ressentiment du monde.

On cria :

— Au diable le curé !

Une onde de fureur passa dans la foule. Ce fut comme un tremblement de terre traversant les murs de l’enceinte. Le frémissement des enfers sourdait des pierres et des hommes. Une énergie énorme sortait du chaos. Chacun semblait devenir la composante d’une seule bête, d’une seule gueule de titan prête à se refermer sur l’aumônier. Il aurait suffi d’un cri, d’un sifflement, d’un signal et l’homme aurait été broyé dans la foule.

J’aurais dû jubiler. Mais la monstruosité de ce nouvel inquisiteur collectif me fit tressaillir.

 Alors se produisit ce dont il était convenu en cas de risque majeur. D’énormes quantités d’encens de genévrier furent jetées sur les feux. D’une fenêtre s’échappa une lourde fumée noire. Les portes furent ouvertes, et la foule s’enfuit.

Un homme perché sur une tourelle hurla :

— Allons fêter rue Saint-Denis et laissons l’aumônier aux Filles-Dieu.

Agnès et deux autres femmes coururent recouvrir le religieux d’un drap blanc. Je fus dégagé de mes liens. Je m’élançai sous l’estrade, Audret avait disparu.

LE PLONGEON

– Réveillez-vous, me lança à l’oreille Marguerite en me bousculant. Venez avec moi.

Une torche à la main, elle me précéda en perçant les ténèbres. Nous descendîmes dans la cour, courûmes rue Saint-Martin jusqu’au pont Notre-Dame. Un bras de brume remontait du fleuve et nous cachait la vue. Plus haut, on entrevoyait les toits qui surplombaient la Seine.

Marguerite hésita un moment sur la direction à prendre, inspira une bouffée d’air frais en fermant les yeux et repartit à toute vitesse.

Nous traversâmes la Cité jusqu’au Petit-Pont. Là, elle me montra une forme humaine qui se détachait du brouillard en haut d’une corniche qui s’avançait au-dessus des eaux.

— Surveillez-le d’ici, s’il saute, plongez et allez le chercher. Quelques instants plus tard, elle était sur le toit. Elle s’approcha lentement de l’homme. L’air était humide, si bien que j’entendais les tuiles crisser sous ses pieds. Elle s’avança, l’homme recula d’un pas en direction du vide. Elle s’arrêta.

— Vous l’aimiez et vous l’aimez encore. Je reconnais bien là la noblesse de votre cœur.

L’homme ne disait rien. Il était immobile.

 — Ne désespérez pas, continua Marguerite, rien n’est perdu…

— Je suis anéanti.

Malgré son tremblement, je reconnus la voix d’Audret.

— Non ! cria Marguerite.

L’amant blessé se laissa tomber dans le fleuve. J’hésitai un instant. Avais-je le droit d’empêcher un homme de se sauver d’une telle souffrance ? Avais-je le droit de lui refuser une fin qui m’était interdite ?

Marguerite se jeta dans le vide, son corps tournoya un instant comme une fauvette frappée par une fronde et disparut dans l’eau.

Il y eut une éclipse dans ma conscience.

Je me retrouvai à mon tour dans les eaux du fleuve. Je dus me débarrasser de mes vêtements, car j’étais entraîné vers le fond. Sortant enfin la tête de l’eau, je me dirigeai d’instinct vers des bruits de barbotements. Un cri de femme. Plus rien. Un silence lugubre. Je nageais à gauche, à droite. Ne sachant où aller, je scrutai les alentours. Je vis lentement apparaître une lueur qui venait de la grève. Je nageai vers le bord.

Mes deux amis étaient étendus sur la plage à quelques coudées d’un feu de mendiants. Audret tenait Marguerite dans ses bras. Elle toussait et crachait de l’eau. Elle vomit, puis perdit connaissance. Il la réchauffait du mieux qu’il pouvait, mais lui-même grelottait de froid.

Nous transportâmes Marguerite jusqu’au feu. Une vieille femme nous tendit un gros lainage. Nous déshabillâmes le petit corps glacé de Marguerite et l’enveloppâmes dans la laine. Deux pauvres offrirent les couvertures dans lesquelles ils avaient dormi. J’en recouvris Audret qui entourait Marguerite en pleurant.

Allait-elle mourir dans les bras d’un beau grand Parisien, comme elle l’avait dit ? J’aurais dû l’espérer. Mon cœur aurait dû vouloir qu’elle nous quitte là, au bon moment, dans la douceur…

Elle reprit lentement connaissance.

— Comme je voudrais mourir ainsi ! dit-elle. Elle retomba dans un interminable silence.

Enfin, elle remua dans les bras d’Audret. On aurait dit un enfant qui s’apprêtait au réveil. Elle se serrait contre lui, se réchauffait. Il lui caressait les joues. Dans la lueur du feu, ses cheveux blancs paraissaient roux, ses rides avaient disparu dans le gonflement bleu de sa peau… Plus que jamais, elle ressemblait à une petite fille.

— J’ai vu la mort, chuchota-t-elle d’une voix éraillée. Elle n’est pas aussi petite qu’on le croit. Ce n’est pas un point au bout d’un poème, ni un pont entre deux mondes. C’est une vieille amie, une compagne bienveillante. Elle ramène vers nous ce goût de vivre qui nous est bien nécessaire. Vous avez raison, Audret, elle nous délivre, mais uniquement de l’indifférence. Audret, mon ami, nous sommes maintenant quatre déjà morts, délivrés de l’indifférence, sans protection devant l’immensité enfin discernée…

— Quatre ? répéta-t-il, étonné.

— Celle que vous aimez est venue me parler, il y a… je ne sais plus trop combien de temps. Son rêve s’était brisé. La mort travaille, vous savez, elle travaille sans relâche, tuant nos rêves trop petits. La fête des fous révéla au grand jour le caractère de l’aumônier qu’elle croyait aimer. Une image avait été son amant. Cette image est morte comme un rêve percé par la flèche du matin. Le soir même, il n’en restait plus rien. Pis, elle ne pouvait plus faire confiance à son cœur qui s’était si complètement trompé. Aimez-vous Agnès ?

Le silence le disait mieux que tout.

— Elle est bien plus belle que vous ne le croyez. Voyezvous, nous ne savons pas rêver à la hauteur de la réalité.

 Nous rêvons petit, fade et terne. Nous croyons nous protéger contre la vie en imaginant une autre vie. Mais nous sommes de piètres inventeurs. Il nous faut d’abord entrer dans la création avant d’en ressentir l’appel. Voulez-vous du monde qui est là et que vous n’avez jamais vu ?

Il y avait une douzaine de pauvres gens autour de nous. Des vieillards, des femmes, des gamins. C’étaient des visages roussis dansant dans les lueurs d’un feu que jaunissait l’aurore.

— Alors, maintenant que nous avons perdu tous les quatre nos rêves, que pouvons-nous faire pour ceux qui sont là ?

Tout le monde était interloqué. Elle continua :

— Écoutez-moi, vous deux, vous tous, chaque nuit, chaque jour, des femmes et des enfants meurent dans une solitude infinie. J’ai besoin de vous, je ne suffis pas. Mourir seul, sans la présence d’un être confiant, sans avoir vraiment vécu, c’est le pire des malheurs. Agnès a décidé de m’aider…

C’est ainsi que chaque nuit, après notre journée, nous nous retrouvâmes tous les quatre avec une vieille femme qui était là, dans les ruelles les plus souillées de la ville, à consoler ceux que la mort prenait.

L’ÉVANGILE DE L’AMOUR

Pas très loin de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, il y avait un amoncellement de planches, de tuiles, de toiles et de paille dans lequel vivaient des pilleurs. On y faisait une soupe d’os et de bidoche pour de petites fêtes de haute graisse. En émanait une chaleur puante. Y venaient des gamins avec leur mère, d’anciennes prostituées qui n’avaient plus de charmes à louer, des fêtards gorgés de tord-boyaux. On chapardait des restes pour survivre, on chantait pour ne pas pleurer, on dansait pour ne pas mourir de froid.

Trois coqs se disputaient le contrôle de la soupe qui se vendait aussi cher qu’on pouvait. Pour ceux qui n’avaient rien, il restait un peu de chaleur et d’odeur. On y venait pour oublier, pour espérer, pour y finir une misérable vie.

Dans ce réservoir des calamités, il reste encore une dénivellation et on peut aller plus bas. Ceux qui occupaient le haut du pavé restaient au sec, mais près de la rigole centrale, on mourait dans les détritus. Dans ce creuset des enfers, il n’est pas de pire malheur que de périr sans avoir connu un seul instant d’amour. Celui qui n’a pas reçu le moindre reflet ni de la beauté du monde ni de la bonté d’un être, celui qui n’a jamais vu une lapine s’arracher les poils pour tenir au chaud ses petits, ni un écureuil porter une bouchée de noix à ses bébés, ni les étoiles danser autour d’une grosse lune, ni un visage se pencher tendrement vers lui, celui-là ne peut porter une vie plus lourde. Ce malheureux sombre dans la mort sans emporter avec lui le moindre souvenir de la vie.

C’était le cas de nombreux enfants des rues de Paris. Plusieurs venaient mourir dans la rigole immonde de la place aux soupes sans avoir vu ni le visage heureux d’une mère, ni la moindre partie du corsage généreux de dame Nature. Leur regard était si vide, leurs traits si émaciés, leurs vêtements si souillés, leur corps si abîmé qu’il était difficile de les distinguer dans l’amoncellement des ordures.

Rien n’était plus important que de les prendre dans nos bras, les débarrasser de leur saleté, les réchauffer délicatement, laisser leurs yeux plonger dans un cœur humain pour en retirer une bougie qu’ils emportaient ensuite dans la mort. Et puis nous allions déposer le petit cadavre dans le charnier commun que la miséricorde du curé nous avait permis de creuser dans un coin discret du cimetière.

L’enfant qui meurt dans un peu d’amour emporte avec lui assez d’existence pour s’aventurer en paix dans les jupes de la mort. Nous lui devions cet instant de vie, cette goutte d’éternité.

En février, nous n’étions pas trop de cinq pour faire la navette entre les ruelles de la place aux soupes et le cimetière de Saint-Nicolas.

Il arriva cependant qu’une neige parfaitement blanche dessine trop bien l’horreur de ces morts d’enfants abandonnés. Le scandale apparut trop criant aux yeux d’un petit attroupement de mères qui mouraient de faim, un nourrisson décharné au sein. La soupe était là, à portée de main, et les bâtons autant que les couteaux des trois larrons empêchaient les infortunées d’approcher. Une femme, plus décidée que les autres, rassembla ses dernières forces, se jeta sur la louche pour prendre un peu du bouillon et tomba sous le coup d’un gourdin.

 Un groupe d’anciennes prostituées s’arma alors de planches pour libérer le précieux chaudron. Devant elles se dressa une masse de malheureux ivrognes munis de poignards. La place allait exploser.

Marguerite se leva en me laissant un bébé dans les bras.

Je ne sais par quel phénomène, tout le monde se tut.

— Ceux-là, dit-elle aux femmes en parlant des pilleurs, n’ont pas que le chaudron, ils ont les armes et tout un réseau de chapardeurs ; sans eux, il n’y a pas de soupe du tout. On a besoin d’eux. Mais leur soupe, c’est de la lavure qui ne nourrit pas, il y manque du chou, de l’oignon et du topinambour. J’ai l’idée que si on leur apportait des légumes, ceux-là qui se donnent pour méchants nous serviraient joyeusement un peu de leur pitance, car ils sont pas mal dégoûtés d’avaler jour après jour du pissat de boucherie.

— Et d’où vas-tu sortir ces merveilles ? questionna le chef des canailles.

— De sa jupe ! répondit son acolyte en ricanant.

— Je suis trop vieille pour ça, répliqua Marguerite. C’est en vous regardant qu’un éclair m’a traversé l’esprit. La culture des templiers est à l’abandon…

— Et fort bien gardée, compléta le chef.

À ce moment-là, Agnès, qui était assise juste à côté de Marguerite, se leva :

— C’est une merveilleuse idée, déclara-t-elle.

Malgré ses vêtements de marchande, elle resplendissait d’une beauté peu commune.

— Sous la neige et le paillis, continua Marguerite, nous y trouverons du chou et des racines, des herbes, de quoi transformer votre bouillon en aliment véritable.

— J’envoie trois bons hommes avec vous, rétorqua le chef. Si tu mens, c’est vous qui servirez de légumes…

 — Garde tes valeureux avec toi, riposta Marguerite. Seules des femmes peuvent passer entre les gardiens du Temple. Si nous revenons avec des victuailles, nous partageons. Si nous ne revenons pas, vous êtes débarrassés de ces gueuses qui sont là et que j’emmène avec moi.

Elle montrait les femmes armées de planches.

Les trois scélérats restèrent muets. Marguerite s’en alla, précédée d’Agnès et suivie par les anciennes du chaud Saint-Denis. Ce ne fut pas sans calcul que le chef des coqs laissa partir les femmes. Agnès, à elle seule, pouvait détrousser un régiment de gardes juste en les regardant dans les yeux, je l’espérais.

Audret et moi ne disions rien. Il fallait faire confiance à la sagacité de nos deux amies. Le risque était gros, l’attente fut longue.

Le soleil n’était pas encore tout à fait levé qu’on entendit des femmes chanter. Elles revenaient joyeuses d’une expédition digne des meilleurs pilleurs du quartier. Leurs jupes retroussées contenaient des trésors qui furent lavés, coupés et versés dans le bouillon. Il se dégagea du chaudron une odeur qui fit se lever des dizaines de personnes qui croupissaient là. Marguerite demanda à tous de faire la queue. Et lorsque tout fut prêt pour le service, elle attendit un moment de silence et demanda :

— Mesdames, bénissons ce repas ! Soyons courtoises et servons d’abord les trois bonshommes qui sont là.

Elle désignait les trois gredins qui avaient tiré leur couteau et les menaçaient. Mais ils rengainèrent l’un après l’autre leur arme. Agnès les servit avec un sourire et ce fut la fête.

Durant plus d’un mois, le même stratagème permit à beaucoup d’hommes, de femmes et d’enfants de se nour-

 rir. Audret usa de toute son habileté pour ouvrir des caves, des réserves, des silos aux femmes qui venaient demander à manger. Il réussit à louer trois chèvres contre du travail. Agnès prit en charge l’accompagnement aux victimes de la famine. Plusieurs femmes participèrent, sous les conseils de quelques Filles-Dieu, au sauvetage des enfants. Elles prenaient les plus mal en point, les nettoyaient, les enveloppaient de lainage chaud ; s’ils étaient en état de s’alimenter, elles les nourrissaient, s’ils rendaient l’âme, elles priaient.

À la fin de l’hiver, Saint-Jacques-de-la-Boucherie faisait la fierté du curé. Il s’enorgueillissait d’avoir mis de l’ordre dans sa bergerie. Les franciscains s’étaient plaints de la concurrence des femmes dans le champ d’action qu’ils avaient reçu de l’évêque lui-même, ce qui faisait de l’ombre à leur autorité (et un peu à leur bourse en raison de l’obole pour le service des morts). Mais le curé refusa d’intervenir.

Plus que cela, le dimanche, il laissait les anciennes prostituées monter sur le parvis de l’église, et les portes restaient ouvertes pour qu’un peu du mystère de la messe touche leur cœur. Comme à l’extérieur le prêche était peu audible, le petit groupe demanda à Marguerite de dire quelques mots. Elle répétait sensiblement la même chose :

— Il n’y a pas de place pour nous dans l’église, mais seulement sur le parvis. Merci au curé. L’Église de Dieu, elle, n’a ni toit ni murs. Elle embrasse l’univers entier. Je vous le dis : heureux ceux qui sont sortis de la guerre des reproches. Tous ceux qui veulent faire le bien et pratiquer la vertu selon un modèle arrêté ont des reproches à faire et à entendre. Celui qui vit sous le mode du reproche ne voit de la misère que la partie qu’il parvient à soulager ; il en prend seulement pour sa capacité. Il fait sa part. Il est satisfait. Il vit sans connaître la joie du plus grand amour.

 Heureux ceux qui ne vivent pas pour le bien. Heureux ceux qui ne voient pas un bien à faire, mais des enfants, des femmes, des hommes à aimer. Leur cœur brûle d’amour. Leur cœur prend la misère dans ses bras comme une mère prend un enfant sur son sein, sans se soucier de ses aptitudes et de ses moyens. Le cœur sera toujours plus grand que la misère, car il n’est pas passionné par des buts à atteindre, mais par des êtres humains qui ont besoin avant tout d’amour. Celui qui voit dans la mesure du pain qu’il a ne voit pas loin. Celui qui voit dans la mesure de l’amour voit tout. Car s’il n’a pas d’amour, il en prend, s’il en a, il en donne.

Heureux les pauvres ! Car ils voient tous les êtres vivants. Vous qui êtes ici, sur ce balcon, vous n’avez que le paysage, et il vous remplit à ras bord parce qu’il ne vous est pas caché par un bien. Ceux qui nous dirigent sont, hélas, enfermés dans leur délectation pour le bien et pour leurs biens. Nous souffrons tous de leur aveuglement. Les aveugles dirigent les aveugles. Ouvrons les yeux. Qu’est-ce qu’une âme ? C’est une sensibilité qui tire son existence de ce qu’elle n’est pas. Et cet acte parfait dénué de pourquoi est l’essence même de la joie.

Aujourd’hui, ce soir, demain, j’ai besoin de vous, car Paris est brisée comme un vase qui s’est fracassé sur une dalle. Il faut renouer les liens défaits. Si un enfant, une femme, un vieillard, un brigand meurt dans la solitude, j’en suis privée autant que vous en êtes privés. Si l’un d’entre vous l’attrape et le relie à son cœur, nous en profitons tous. Dans la fraternité, la mort n’existe pas puisque l’amour relie tout.

Et lorsque l’église déversait son contenu humain sur la place, la foule des fidèles faisait de grands détours. Un cercle de mépris les empêchait d’approcher des pauvres gens qui s’étaient rassemblés autour de Marguerite. Pour eux, la messe était finie, pour Marguerite, elle commençait.

Moi, j’étais atterré, car « la sainte » se dénonçait publiquement.

LE PRINTEMPS

Enfin ! Le soleil lacéra les brumes glacées de l’hiver et plongea ses rayons créateurs dans Paris. Les premiers légumes firent irruption. La mort se retrancha un peu plus loin, dans ses quartiers d’hiver. Repos.

Chez les Filles-Dieu, on pouvait manger les nouvelles pousses et libérer les caveaux des tubercules restants ; la jointure était faite. Il nous fut possible de stopper la famine. Il était temps, nous étions épuisés. Nous n’avions que la force de pleurer les uns dans les bras des autres. Audret avait été au bout de tous les risques. Des économies d’Agnès, il ne restait plus rien. La vieille femme qui nous avait aidés l’hiver avait rendu l’âme avant les premiers bourgeons.

L’épreuve nous avait mûris. Audret n’était plus le jeune garçon qui faisait sourire Agnès. Agnès n’était plus pour Audret l’image idéalisée d’une madone. Elle s’était révélée femme d’engagement et de fidélité. Entre eux s’étaient tissés des liens plus forts que l’adversité.

À l’ombre d’un tel couple, je me languissais cruellement de Béatrice. Je traînais ma vie.

Autour de moi, le printemps travaillait. Il était arrivé abruptement, grisait si violemment les esprits, poussait si fortement dans les voiles de l’espérance qu’on aurait dit une résurrection. Après un tel hiver, c’était une étrange chose que le retour à la vie normale. Pour un éprouvé, retrouver n’est pas trouver. La simple vie ordinaire, boire et manger, vouloir et désirer, porter des enfants et accoucher dans la paille sèche, apparaissaient miraculeux. La lumière n’est pas une fête, le retour de la lumière en est une.

Tout prenait des allures de prodige : un vieillard qui se soulevait sur sa canne pour aller chercher sa portion de repas, un aveugle qui allait droit au chaudron guidé seulement par l’odeur, un sourd qui entendait la cloche du souper qu’on servait chez les Filles-Dieu, une jeune mariée qui portait enfin le fruit de son amour, un père qui retrouvait un enfant qu’il croyait mort. Le trivial retour des journées sereines produisait une telle joie dans la clarté du ciel bleu que le cœur des gens imaginait du surnaturel partout.

Miracle du retour.

Par effet rétrospectif, l’hiver qui avait été si vandale se transformait, dans la mémoire des survivants, en prémices du royaume. Quelque chose allait se passer parce que quelque chose s’était passé. Comme l’enfant prodigue, Paris était revenue au bercail.

On disait qu’une petite femme avait sauvé un suicidaire, qu’elle avait ouvert le ciel à des enfants sans baptême, qu’elle avait multiplié la soupe populaire, qu’elle avait apaisé les vautours de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, qu’elle avait transformé d’anciennes prostituées en saintes femmes. Quoi d’autre ! C’était l’euphorie du printemps.

Plusieurs allaient jusqu’à donner une interprétation eschatologique à la fête des fous du terrible hiver enfin terminé : épreuve prophétique ! Le « monde » arrivait à sa fin, le Christ allait chasser les riches de l’Église et de l’État, confier le pouvoir à Marie-Madeleine et aux saintes femmes afin d’instituer le règne de la justice, de l’amour conjugal et du respect des enfants que les hommes avaient trahis.

Bref, une rumeur aussi incontrôlable qu’un feu de brousse se mit à circuler dans les ruelles les plus misérables et les rues les plus pauvres : la sainte béguine était à Paris, le royaume était à portée de main. Comme Joachim de Flore l’avait laissé entendre, le Christ reviendrait sous la forme d’une femme et restaurerait son Église dévoyée.

Marguerite était visée. L’auteur du Miroir n’était autre que la femme qui, tout l’hiver, avait pris soin des enfants abandonnés. L’Inquisition ne pouvait pas l’ignorer.

Alertés, Audret, Agnès et moi étions partis à la recherche d’informations plus précises. Les copies du Miroir qui avaient été expédiées à Godefroid de Fontaine, à Domnus Franco, à Jean de Quaregnon et à l’évêque Jean de Châlonssur-Marne n’avaient rien produit de bon. Au contraire, certaines avaient été déposées comme des preuves selon lesquelles la femme était relapse, opiniâtre et impénitente. Dans une lettre adressée à l’évêque de Crémone, le pape Clément V s’était élevé contre « celles qui veulent introduire dans l’Église un genre de vie abominable qu’elles appellent la liberté de l’esprit, c’est-à-dire la liberté de faire tout ce qui leur plaît ».

Les théologiens de la Sorbonne, dont l’occupation principale consistait à se disputer entre eux pour des raisons d’école, se préparaient à faire front commun contre la béguine, l’ignare, la femme errante qui poussait le ridicule jusqu’à confondre l’érotisme humain avec l’union à Dieu. Ils s’amusaient beaucoup à lire des passages en en faisant une interprétation grossière. Ils fabriquaient dans leur imagination dépravée ce qu’ils reprochaient ensuite à la béguine de vivre au quotidien. Ils ne lisaient pas, ils reluquaient entre les lignes.

Ils rédigeraient sans doute leur condamnation autour de la thèse suivante : Marguerite prétendait que l’âme absorbée dans l’amour divin pouvait, sans péché et sans remords, céder à toutes les exigences de la chair. Et, comme ils confondaient ces exigences avec leur appétit d’hommes frustrés, ils faisaient de Marguerite la débauchée avec qui ils auraient secrètement aimé coucher. Et, comme ils haïssaient au plus haut point cet homme vicieux qui venait de coucher avec elle dans leur imagination, ils voudraient la brûler, elle, pour le sauver, lui.

De son côté, l’inquisiteur, le bon frère Guillaume, n’entendait pas perdre beaucoup de temps ni d’argent dans un procès contre une femme. Il avait d’autres chats à fouetter du côté des templiers dont l’affaire n’était toujours pas terminée. Geoffroy était d’ailleurs toujours en prison. Régulièrement torturé, il ne disait plus le moindre mot. On racontait qu’il n’habitait plus son corps, qu’il souriait à ses bourreaux.

Frère Guillaume voulait innover en utilisant une nouvelle forme de procès : la condamnation par auto de fe. Les sentences rendues seraient gardées secrètes jusqu’au jour d’une cérémonie solennelle associée à une fête publique quelconque. Au début de cette cérémonie, toute l’assistance, du roi jusqu’au dernier des hommes, prêterait serment de fidélité aux autorités civiles et religieuses. Ceux qui refuseraient de le faire seraient forcément coupables. Les condamnés impénitents et les relaps seraient remis au bras séculier qui veillerait à l’exécution par le feu dans une place de châtiment ; ceux qui abjureraient leurs erreurs seraient réconciliés et soumis à des peines moindres telles que la prison à vie.

Ce piège serait sans faille, puisque le condamné serait d’abord excommunié, emprisonné dans le parfait isolement d’un cachot pour plus d’un an sans possibilité de dire quoi que ce soit publiquement. Or, le simple fait d’être excommunié plus d’un an sans avoir abjuré publiquement son hérésie le condamnait. Si bien que le jour de l’auto de fe, son renoncement à l’hérésie, si jamais il était prononcé, arriverait trop tard. De ce fait, l’inquisiteur pourrait arbitrairement faire brûler l’accusé ou donner libre cours à sa miséricorde en l’emprisonnant à perpétuité. Ce piège avait été construit parce qu’il était maintenant connu que, chez les bégards, les béguines et les disciples du Libre-Esprit, on conseillait de faire tout ce que demandait l’inquisiteur, puisque des paroles arrachées par la menace ou la torture ne valaient rien devant Dieu. Marguerite serait la première femme à subir ce genre de procès en France.

On recherchait aussi « le chien des femmes ». On ne savait ni son nom, ni son statut, mais une description avait été donnée. Audret l’avait lu lui-même sur le poteau de la justice, place de Grève. On promettait beaucoup d’argent à qui possédait de l’information. Il nous fallait donc disparaître. Il n’était plus possible de travailler chez les FillesDieu et Marguerite ne voulait pas mettre en danger qui que ce soit, surtout pas les femmes d’une institution aussi indispensable.

Audret et Agnès s’occupaient de nous trouver des caches. Pour plus de sûreté, nous passions rarement deux nuits au même endroit. Le jour, cependant, Marguerite faisait des sorties imprévues, soit pour aider aux soins des malades et des mourants, soit pour enseigner à des femmes, soit pour prêcher publiquement dans des lieux qui étaient désignés à peine quelques minutes auparavant grâce à un réseau d’informateurs fiables qui communiquaient par code au moyen de flûtes.

Il arrive parfois que, par pur plaisir, le mois d’avril lance bien haut une de ses journées dans une telle lumière que Paris n’est plus Paris, mais Jérusalem le jour de la résurrection. Tout le monde a perdu ses repères, le jugement final a été oublié, le paradis se donne sans condition.

C’était ce jour-là.

La foule des riches autant que celle des pauvres rejetaient l’ombre et refusaient d’entrer sous quelque toiture que ce soit, qu’elle soit de cuivre ou de planches disjointes.

 On déambule sans raison, le nord n’existe plus, le sud est au-dessus de nos têtes. Paris marche dans ses rues. On ne va nulle part, on se déplace par amour du corps. Si on est un homme, nos pas croisent naturellement ceux des femmes, et inversement. L’effleurement des corps achève d’abîmer les cerveaux. La tête n’est plus qu’une coupole s’enivrant de lumière. Moment de griserie.

Depuis le matin, tout Paris circulait dans les rues, les places et les allées de fleurs. On avait folâtré sans autre but que la nécessité, pour ainsi dire végétale, de laisser les pores de sa peau absorber de la lumière. Alors, l’allongement des ombres un peu avant la troisième heure produisit une sorte de nostalgie inconsciente et presque surnaturelle. On craignait que l’éternité, dans laquelle on était, bascule à nouveau dans le temps. On voulait prolonger ce jour, le rendre interminable autant qu’il était impétueux.

Aussi, lorsque les flûtes se mirent à inviter tous les avertis que la sainte béguine serait sur la place publique un peu après quatre heures, n’était-ce pas cent personnes qui affluèrent vers Notre-Dame de l’Étoile, mais presque toute la ville.

Des hommes avaient dressé sur leurs épaules une solide plate-forme carrée. Deux messieurs aidèrent Marguerite à y monter. On vit ensuite s’élever la plate-forme, on la déposa sur l’avancée d’un balcon. Marguerite portait une simple gonelle écrue ouverte au col, frangée d’un large ruban bleu. Elle avait remonté ses cheveux. À cette hauteur, elle paraissait encore plus petite.

Sa réputation était faite ; la foule devint, d’un seul coup, muette. La sainte allait parler…

— Gens de Paris, réjouissez-vous.

Les façades de pierres qui encerclaient la place réverbéraient sa voix.

— Il suffit d’un jour de lumière pour effacer un hiver de malheur. Hier encore, le monde était sens dessus dessous.

 Hier encore, il fallait produire d’énormes surplus, avec d’énormes efforts, contre de terribles souffrances simplement pour qu’un excès de richesse étouffe et isole nos bons seigneurs. Ce cauchemar est terminé, aujourd’hui, nous profitons tous du même soleil. Nos seigneurs sont ici avec nous, semblables à nous. Qu’ont-ils à faire dans leur froid château alors qu’il fait si beau dehors ?

Je vois et je ne rêve pas. Je le dis : notre souffrance est terminée. Regardez. Il y a autour de nous de grandes campagnes, la terre est bonne et productive, le blé sort de terre, les herbes vertes sont déjà épaisses, les jardins regorgent de vie, les vaches beuglent pour donner leur lait. Tout cela nous est livré chez nous, dans la chaleur de ce jour, en ce moment même. Rien ne peut être plus grand, plus beau, plus généreux.

Nous allons désormais œuvrer en frères. Solidaires dans le travail et sans nécessité de tout donner aux malheureux d’en haut, l’effort sera léger. Un peu de travail suffira. Alors, à cette heure-ci, nous sommes délivrés des tâches excédentaires et, par le fait même, disponibles pour une nourriture supplémentaire.

Écoutez-moi bien. Je vois et je ne rêve pas, même si je m’amuse du temps parce qu’il fait beau aujourd’hui. Cela sera, donc cela est. Le futur est une montagne qui sort de la mer. La cime garantit l’avenir. Aujourd’hui nous sommes sur la cime.

Nos cœurs sont, ici même, dans la lumière. À cette heure, en ce moment, nous sommes comblés. Il nous est donné une telle surabondance que nos volontés se trouvent être ridicules devant la réalité. Le globe de l’existence est incommensurable. L’univers nous contient comme un fruit contient les pépins. Il nous est donné une terre si grande, un ciel si vaste, une richesse si immense qu’il nous est impossible d’en prendre la mesure. Nos yeux sont trop myopes, nos mains, trop petites, nos bouches, trop minuscules pour le monde qui est là. Mais il est là. Le seul problème, c’est que nous ne sommes pas encore capables de vouloir ce monde, il est trop beau et trop grand. Nous ne nous attendions pas à un tel cadeau, alors nous n’arrivons pas encore à le vouloir. Néanmoins, nous le désirons. Je crois que notre volonté rapetisse tout, et nous n’avons que ce que nous voulons. Une manie qui nous passera. Une manie qui ne nous atteint pas aujourd’hui. Aujourd’hui, il fait beau et nous désirons tout ce qui est là, nous le désirons de tout notre cœur.

Ne sentez-vous pas, dans votre âme, ce cœur saturé, ces poumons gonflés, ce ventre rempli, cette peau gorgée de soleil ? Aujourd’hui les femmes sont belles parce que les hommes sont comblés, et les hommes sont beaux parce que les femmes sont comblées. Non seulement nous avons tout, mais il nous est même donné d’y ajouter les petits et notre propre création. Nos enfants courent autour de nous. Voilà ce que signifie être anéanti dans sa volonté, comme dans une outre pleine. Nous ne voulons rien, car nous désirons tout ce que nous avons.

Les femmes et les hommes que nous sommes ne pourront pas échapper éternellement à la vie, au soleil, au désir, au bonheur de prendre à deux mains la substance qui nous est donnée. Nous ne croupirons pas éternellement dans le donjon de l’injustice.

Je dis cela par bonheur et en toute vérité. Je le dis parce que je sais que le soleil ne cédera pas, que la terre ne pliera pas devant les rois et les soumis.

Moi, je n’irai pas là où vont les fous qui nous dirigent et les subordonnés qui les servent. Je quitte le donjon. Vous permettez ! Je quitte ce donjon…

Femmes, vous qui portez des enfants, les nourrissez, leur enseignez, ne désespérez pas. La folie des hommes ? Cela leur passera. La folie, ce n’est pas l’homme. Prenez soin de la vie, le ciel est avec vous. Pratiquez la résistance du cœur, je veux dire l’art de la joie, la capacité de se nourrir de la vérité, même dans l’état de mensonge où nos seigneurs nous ont plongés. Humbles hommes, hommes nobles, le soin de la vie est un honneur. Ne servez plus la mort qui vous fait peur, donnez la main aux femmes pour prendre soin de la vie.

Évidemment, s’il n’y avait pas eu l’hiver, nous ne serions pas sous le soleil aujourd’hui. Cependant, ne trouvez-vous pas que nous avons assez souffert ? Cela ne nous suffit-il pas ? Faut-il encore en rajouter, et pour combien de temps ? Il n’est pas nécessaire de nous soumettre, au contraire, la nécessité qui envahit déjà nos consciences nous pousse à ne plus nous soumettre. Ce que nous sommes, nous ne pouvons pas l’abolir, aussi bien le réaliser…

Dans la foule, on entendit des clameurs. Des colombes quittaient la fontaine, allaient se nicher en haut des tours de Notre-Dame. Des soldats étaient sortis de l’évêché, mais ne purent se frayer un passage dans la densité de la multitude. Marguerite n’était plus sur sa corniche.

LA CONFESSION

Avant Noël, Marguerite avait disparu. L’inquisiteur avait été pour le moins discret, il ne voulait sans doute pas émouvoir les pauvres de Paris déjà inquiets de l’hiver qui venait. Quelques jours plus tard, un décret contraignait les Filles-Dieu à la pleine réclusion. Pas de soupe miraculeuse à Saint-Jacques-de-la-Boucherie.

Il avait suffi d’un instant. Je l’avais laissée à sa prière pour aller chercher de la nourriture. À mon retour, elle n’était plus là. Aucun témoin. Un enlèvement parfait. Des espions avaient peut-être infiltré les milieux de charité, une information avait été achetée, on avait bâillonné la relapse, on l’avait enfermée dans un sac, transportée parmi des poches de grain…

Audret, Agnès et moi fîmes serment de ne pas l’abandonner. Nous décidâmes de faire tout ce qui était possible pour lui éviter la torture et diminuer la cruauté de sa fin. Le mieux était de collaborer, de travailler en direction de l’Inquisition dans ce but : donner de l’information inoffensive de façon à rendre inutile un excès de violence.

Autour de ce projet, le seul réaliste, nous improvisâmes une infiltration qui tenait en ceci : nous raconterions qu’après ma démission pour cause de maladie, moi, Guion de Cressonaert, ex-notaire de l’Inquisition, avais retrouvé la santé à l’hôpital de Valenciennes. (Il était assez facile de me déguiser car la description du « chien des femmes » était pour le moins approximative.) J’aurais quitté rapidement la ville. Après plusieurs années d’errance, je me serais rendu au couvent des franciscains, à Bruges (nous avions là le soutien du prieur). Après un dur noviciat de repentance et de pénitence, j’aurais prononcé mes vœux et revêtu la soutane de l’ordre mendiant. Avec la permission du supérieur, j’aurais mené une vie érémitique quelque part dans les campagnes de Bruxelles, à l’abri des regards. (Nous avions fabriqué une instruction de prieur à cet effet.) Depuis peu, j’étais à Paris, me consacrais aux pauvres, menais une vie ascétique et discrète. Comme tant d’autres, j’aurais écouté quelques sermons de celle que l’on appelait la sainte béguine. Personne à l’époque ne soupçonnait qu’il s’agissait de Marguerite Porète, l’hérétique notoire. Néanmoins, je me serais inquiété de son orthodoxie et aurais pris en note ses propos afin d’informer l’Église. Ancien notaire dans une affaire de l’Inquisition, j’aurais voulu tout naturellement apporter ma collaboration pour faciliter la condamnation de la misérable…

C’était une construction assez chancelante, mais il était peu probable que l’Inquisition soupçonne une personne de prendre de si grands risques pour, tout compte fait, l’aider réellement dans son enquête. Car c’est bien ce que nous avions en tête, tout autre choix ne pouvait qu’aggraver le sort réservé à Marguerite.

Pendant que je me préparais, alors que, de contact en contact, je m’approchais du milieu de l’Inquisition dont je connaissais les ramifications, Agnès avait réussi à se faire engager au couvent Saint-Jacques où était enfermée Marguerite. Elle était maintenant servante et soignante dans les cachots réservés aux femmes, tâche que tout le monde fuyait. Marguerite y était enchaînée à une colonne.

Dans la plus grande discrétion, Agnès veillait à ce que Marguerite ne soit pas exagérément molestée, s’assurait de lui apporter de l’eau propre et un peu de nourriture lorsque cela était possible. Surtout, par sa présence alerte, elle lui évitait les outrages habituels réservés aux femmes sans protecteur.

Par bonheur, frère Guillaume était complètement absorbé par le procès des templiers de Paris et n’avait pas d’autre plan que celui de conduire la renégate au bûcher par la nouvelle procédure en auto de fe. Marguerite s’y était prêtée dès le début en refusant de proférer l’habituel serment d’ouverture à un procès. Cela avait pour conséquence de rendre tout interrogatoire officiellement invalide. Marguerite pouvait donc espérer une paix relative durant sa détention. Évidemment, cela justifiait son excommunication immédiate. Il suffisait alors de la garder à l’abri du public pour au moins une année, et elle était condamnée. Marguerite n’avait aucune illusion sur son sort.

Le filet de l’Inquisition se resserrait sur les femmes non mariées qui n’entraient pas en communauté. Il y avait quelque temps, Étienne Tempier, l’évêque de Paris, avait condamné l’hétérodoxie de certains étudiants attirés par les thèses amauriciennes d’un certain dissident franciscain de Spolète, Bentivenga da Gubbio. Les amauriciens, disciples d’Amaury de Bène condamné à Paris au siècle dernier, prêchaient l’idée que les chrétiens, étant membres du Christ, avaient souffert avec lui sur la croix et donc avaient été rendus définitivement innocents. Ils n’avaient pas à subir d’autres pénitences, mais devaient simplement se garder pauvres et simples d’esprit de façon à n’avoir aucune intention mauvaise. Tant qu’un chrétien restait dans cette disposition, il était sans péché. Cette idée simple et rapidement populaire avait été assimilée au Libre-Esprit.

Le frère Bentivenga da Gubbio avait été arrêté l’année précédente. Ses aveux inquiétaient maintenant jusqu’aux milieux  pontificaux.  On  était  convaincu  que  les idées amauriciennes avaient gagné les bégards et les béguines ainsi que plusieurs associations caritatives. Cela justifiait l’intervention du pape lui-même.

Dans le même temps, il fallait articuler et formaliser la reconnaissance de cette hérésie. L’appellation de Libre-Esprit était donc d’office attachée au bégardisme, et il était inutile de lutter contre les confusions de cette histoire entièrement construite. L’Inquisition ne faisait pas dans la nuance, au contraire, elle groupait et regroupait les hérésies en familles pour être certaine de les atteindre toutes, conformément à l’idée médicale qu’il vaut mieux condamner à la quarantaine cent personnes en bonne santé plutôt que de laisser circuler un seul pestiféré.

On espérait maintenant que l’hérésie exprimée par Marguerite Porète permettrait d’assimiler ensemble l’erreur amauricienne, celle du Libre-Esprit et celle du bégardisme afin de englober toutes les filles et les femmes voulant échapper au mariage ou au couvent. C’était une grossière généralisation ! Mais d’un seul coup, on réglait les multiples problèmes des veuves ou des célibataires actives dans les milieux de pauvreté.

Par ailleurs, le silence formel de Marguerite n’empêchait pas l’Inquisition de la questionner de manière informelle en vue de documenter le dossier et de mieux soutenir la thèse déjà probablement fort bien rédigée par les secrétaires de frère Guillaume. Le meilleur moyen pour éviter la torture à Marguerite consistait à devenir partie prenante d’une confession privée et secrète qui ferait avancer la thèse en direction de sa conclusion prédéfinie. Tant qu’on apporterait à l’inquisiteur ce qu’il voulait, il n’aurait pas à dépenser le précieux temps de Noiret et de ses acolytes.

Audret avait son réseau d’informateurs. Il nous aviserait, Agnès et moi, des intentions de l’inquisiteur, des changements d’orientation, des débats de théologiens, des obstacles…

 Au début du printemps, je me présentai au couvent SaintJacques comme notaire expérimenté pouvant servir à documenter les hérésies amauriciennes des béguinages et du Libre-Esprit. J’avais une première monnaie : les notes intégrales de deux sermons de Marguerite à Paris. Le miroir, lui, était encore étudié en preuve par un comité de théologiens de l’Université. Je réussis à persuader le mandataire de l’Inquisition au couvent qu’il serait intéressant de compiler plus en détail les justifications de l’hérétique, les subtilités de Satan dans sa pensée, les méandres du mensonge qui avaient mené à une aussi dangereuse hérésie, bref, de découvrir le piège lui-même. Ce serait une belle avancée dans la lutte contre l’hétérodoxie en général. Et cela ne pouvait mieux se réaliser que par un interrogatoire mené par un espion (c’était habituel dans les procès d’Inquisition).

Après consultation auprès de l’inquisiteur, le mandataire nous donna la permission de procéder. Par ordre du prieur, le doyen du couvent, le père Dominique, un vieil homme très alerte d’esprit, mais très faible de corps, fut assigné à la tâche. Il ne s’agissait évidemment pas d’une confession formelle, puisque la femme ne voulait pas prêter serment et était, de ce fait, excommuniée, il s’agissait plutôt d’une simple audition de ce qu’accepterait de dire librement la pécheresse.

Le vieux père ne risquait pas de tomber dans les pièges de Satan et garantirait ma sécurité spirituelle qui était quelque peu incertaine du point de vue du prieur. De mon côté, j’allais compiler l’interrogation selon les formes et conseiller le moine dans ses questions. Nous n’étions pas pressés. Avec un peu de patience, nous pourrions obtenir de la femme un très riche témoignage susceptible d’étayer l’accusation. Étant donné que le pape voulait en faire une affaire exemplaire, l’effort valait la peine.

 Trois fois par mois, le père Dominique et moi allions dans une chambre basse. Ces trois jours-là, Marguerite était libérée de ses chaînes, nourrie, amenée dans une pièce éclairée par une petite fenêtre. La santé chancelante du père Dominique ne lui permettait pas d’aller plus bas dans les cachots et cela était plus commode pour prendre des notes.

Marguerite comprit immédiatement le jeu et s’y prêta. Je crois qu’elle espérait que sa confession traverserait le temps dans les archives de l’Inquisition. Au fond, peu importait le véhicule ; les plantes sortent vigoureuses du fumier, alors pourquoi son témoignage ne sortirait-il pas des dossiers de l’Inquisition ?

Si l’on s’en tient au contenu essentiel, l’ensemble de l’audition peut se résumer dans les dialogues qui suivent.

Père Dominique: Dans votre Miroir, vous parlez de sept états de grâce, dites-moi par où commence une telle ascension.

marguerite : Père Dominique, vous avez vécu dans le silence et la solitude, vous pouvez comprendre. Hélas ! vous avez aussi vécu selon un modèle traditionnel reconnu par une institution riche et imposante. C’est là une grande fortune semblable à celle de l’homme riche dans l’Évangile.

Père Dominique: Vous avez peut-être raison. Ma communauté me montre un grand respect. Les novices m’admirent. Mais moi, quand je regarde ma vie, je ne vois plus qu’un misérable chapelet d’indécisions et d’abdications. Je suis bien l’homme riche dont parle l’Évangile, mais mon or ne vaut rien. Chaque fois que je regarde par une fenêtre et que j’aperçois un village, des familles, une belle colline, ma vie de moine me fait sourire et pleurer…

Marguerite, surprise, resta longtemps silencieuse. Est-ce qu’il lui serait donné de se confier à un cœur sincère ? Elle avait peine à y croire. Néanmoins, elle osa parler franchement.

marguerite : Je crois que notre première naissance et notre première éducation se réduisent en peu de mots : nous avons été sortis de l’inconscience et de l’insouciance pour être plongés dans le monde automatisé des hommes et des sociétés.

Père Dominique: Là où l’or, les armes, les honneurs, et même la sainteté reconnue font rêver le jeune homme riche.

marguerite : Vous dites bien. Le jeune homme riche doit maintenant se libérer de ce monde. Tant que nous sommes quelque part, dans une église, dans un pays, dans un métier, dans un statut, dans une ville, dans un village, sur un chemin avec des balises et des haltes, tant que nous habitons un lieu social repérable, on dira de nous : il a été ceci, il a été cela, il a habité ici, il a habité là, il est passé par ici, il est passé par là…

Père Dominique: La petite trace de nos petites vies… marguerite : Exactement. Tant que nous sommes le héros d’une histoire qu’on aime raconter, nous sommes riches. Mais en fait, nous sommes seuls, pauvres, sans âge et sans histoire sous la coupole d’un firmament illimité.

Tel est le point de départ.

Père Dominique: Solitude dans le désert.

marguerite : Si l’on veut. Mais c’est un désert rempli de tout : arbres, montagnes, champs, vaches, veaux, cochons et du sable aussi, et des femmes, et des hommes, et des enfants. Et le mince chapelet de nos vies est à peine visible dans la grandeur des choses concrètes. Nous savons alors que nous sommes chez nous. Nous le savons, car nous voulons plus que tout au monde vivre en vérité…

Père Dominique: Ce que vous appelez l’Église-la-petite est aujourd’hui le jeune homme riche. Allons directement au sujet. Je suis cet homme. Je les sens à côté de moi, derrière ce mur, ces pauvres qui sont traités comme des chiens et moi, je reste ici à prier. Si j’étais sincère, je ferais comme vous, je paierais le prix…

marguerite : Non ! Il est préférable de goûter à la vie. La première faute du jeune homme riche est de ne pas avoir goûté à la vie. S’il l’avait fait, il aurait dépensé tout son or comme l’enfant prodigue, et il serait déjà sur le chemin du retour…

Père Dominique: Mais Jésus ne s’est pas plié aux désirs de la chair !

marguerite : Qu’en savez-vous ? Père Dominique, à vous de parler, dites-moi pourquoi l’Église est devenue une affaire de célibataires frustrés et misogynes qui n’ont d’autres préoccupations, semble-t-il, que de suspecter la vie sexuelle des jeunes gens ?

Le père Dominique resta muet, comme noyé de tristesse.

La cloche du couvent indiqua la fin de la période de questions. Le père Dominique et moi avions décidé de ponctuer l’interrogatoire de moments de prières silencieuses. Alors que le vieux moine méditait, appuyé sur sa canne, Marguerite présentait son visage à la froide clarté de l’hiver qui entrait par la petite fenêtre.

Malgré tous les temps de repos, le dominicain revenait de ces rencontres de plus en plus difficilement. Je devais le soutenir. Il s’arrêtait dans l’escalier, s’agenouillait parfois sur une marche, reprenait ses efforts jusqu’à ce qu’il atteigne la chapelle. Là, il plongeait dans je ne sais quelle mer intérieure.

Vers le début du mois de mars, il y eut quelques journées chaudes. Le père apportait avec lui un exemplaire de l’Évangile de Marc dont il caressait le vélin de la couverture de temps à autre en oscillant de la tête. Marguerite retrouvait un peu de ses forces. Son cœur était plus léger, elle riait souvent, elle aimait vraiment le père Dominique qui le lui rendait bien.

Père Dominique: Nous avons longuement parlé de l’entrée dans le royaume, mais quel est le deuxième état de grâce ? marguerite : Dans le premier état, nous répondons à l’appel de la vérité…

Père Dominique: Mais si la vérité n’était rien d’autre que du sable au vent et si nous devions conclure par l’absurdité du monde ?

marguerite : Avancer en vérité nous étonne nousmêmes, parce que la vérité ne fera pas forcément notre affaire, ni même l’affaire de personne. Il se pourrait, en effet, que la conclusion nous tue. Alors, voici ma question : qu’y a-t-il dans l’être humain qui le pousse à désirer la vérité plus que tout, au détriment même des réponses qui feraient son affaire ?

Père Dominique: Voulez-vous dire que le fait de vouloir la vérité plus que Dieu lui-même montre que nous sommes plus divins que nous le croyons ?

marguerite : C’est notre première rencontre avec notre propre nature : nous aimons la vérité plus que nousmêmes. C’est un danger pour les religions construites sur le mensonge, mais c’est l’espérance même des amoureux de la vérité. Cependant, la soif de vérité mène à une autre soif, la soif de justice, car la vérité veut agir sur le monde, et la première vérité sociale, c’est que nous sommes tous aussi petits devant la grandeur du cosmos.

Père Dominique: Terrible est votre chemin, madame Porète, ils vous tueront !

marguerite : Le cœur ne peut trouver sa joie qu’en répondant à ses désirs de vérité et de justice…

 Père Dominique: L’appel de la chair ne vient-il pas brouiller les désirs ?

marguerite : Méfiez-vous de votre méfiance du corps puisque c’est votre esprit qui construit votre idée du corps et de ses désirs. Père Dominique, les gens qui répondent aux désirs de leur corps ne se vautrent pas toute la journée dans la luxure !

Père Dominique: Vos paroles me mettent en colère parce que vous êtes venue ici payer un prix qui me fait trembler, moi qui ai combattu toute ma vie contre les tentations.

Lorsque le père était fatigué, on le laissait dormir un peu. Marguerite se blottissait dans un rond de lumière pour absorber un peu de chaleur. J’en profitais pour pleurer en silence. C’était ma consolation. Je ne pouvais pas m’approcher d’elle, lui prendre la main, lui caresser les cheveux. À tout moment, un gardien pouvait survenir. Alors, je retenais mes gémissements.

Lorsque le père se réveillait, Marguerite reprenait sa position assise, sa chaise placée perpendiculairement à celle du confesseur, et elle continuait comme si les maillons du temps s’étaient ressoudés sans la moindre fissure.

Père Dominique: J’ai bien réfléchi à toutes vos paroles et je n’arrive pas à cerner le secret de votre sérénité.

marguerite : Une mère comprend son enfant. D’une certaine façon, son intelligence et son cœur enveloppent l’intelligence et le cœur de son enfant. L’enfant de sept ou huit ans peut déjà comprendre un cheval, suffisamment du moins pour se faire respecter de lui. Le jardinier comprend ses plantes, le vacher, ses vaches, le chasseur, son gibier, l’artisan, son art…

Père Dominique: Et moi ? Est-ce que je vous comprends ? Je me le demande !

 marguerite : Il y a un lieu où nous nous comprenons parce que justement nous nous enveloppons. Deux mathématiciens se comprennent parce qu’il y a un fond de logique mathématique commun dans la pensée, une intelligibilité mathématique du monde. La musique est intelligible, le cosmos est intelligible au moins partiellement, une intelligence peut l’envelopper. S’il n’existait pas en quelque façon une telle intelligence, le cosmos serait absolument inaccessible.

Père Dominique: Et la sérénité dans tout cela ?

marguerite : C’est l’état de cet enveloppement lorsque nous sentons qu’il est réciproque ; l’enfant est serein dans les bras de sa mère.

Père Dominique: Tout cela m’apparaît bien abstrait !

marguerite : Comme un bébé…

Père Dominique: Un bébé !

marguerite : Si l’on n’a jamais pris soin d’un bébé, le bébé est une abstraction. Si l’on n’a jamais joui de la musique, la musique est une abstraction. Une abstraction, c’est une chose dont on a négligé l’existence. Pour une mère, un bébé n’est pas abstrait. Notre amitié, père Dominique, est-elle abstraite ? Nous sentons que nous nous comprenons mutuellement, au moins un peu. Sinon, pourquoi parler ? Le concret force la pensée à considérer son existence. Si le banc qui est là était abstrait, je pourrais le traverser sans m’y heurter. Mais il me barre la route. Si je ne comprends pas sa solidité, je me cognerai contre lui. C’est l’histoire de notre vie : apprendre pour ne pas heurter. La souffrance, c’est presque toujours heurter ce qu’on n’a pas su comprendre.

Père Dominique: Et vous, Marguerite, n’êtes-vous pas en train de heurter l’Église ?

marguerite : Vous savez bien que c’est l’Église qui se heurte contre moi.

 Père Dominique: Un éléphant ne se heurte pas contre un grain de poussière !

marguerite : Je ne suis pas un grain de poussière. Je suis une montagne, une énorme montagne, je suis la femme et je suis ici pour que se termine le temps de la soumission et qu’advienne une ère nouvelle.

Le soleil s’était couché. Je l’avais vu disparaître. J’avais eu l’impression que l’horizon ensanglanté s’était élevé derrière les collines et qu’il avait fini par avaler l’astre solaire. L’obscurité avait quelque chose de cristallin et de scintillant…

Le lendemain, le moine arriva fatigué et il laissa glisser cette seule question.

Père Dominique: Et l’amour ?

marguerite : L’amour va au-delà de la connaissance et de la justice. S’envelopper mutuellement n’est pas suffisant, c’est un préambule. L’amour va plus loin. L’étreinte n’achève rien. Si le vent tente d’envelopper le feu, il l’attise. Si le musicien cherche à envelopper la musique, elle l’attise. Si le philosophe cherche la vérité, la vérité l’attise… Telle est l’essence de l’amour, il nous incite à la création. Les amoureux veulent être l’un dans l’autre à jamais fixés, cependant leur jeu consiste à s’échapper de cette fusion. Dans l’amour, nous allons là où nous ne sommes pas afin d’être ce que nous sommes.

Après quelques mois de cette confession qui en était vraiment une, le père Dominique semblait perdu. Il s’assoyait dans le jardin. Il restait des heures sans bouger à regarder le printemps lutter dans la terre gelée, amollir sa pâte, préparer ses verdures. Lui-même, à la vitesse vertigineuse de la saison, allait en sens contraire du printemps, se transformait en vieillard maladif : sa peau s’étirait, ses rides s’allongeaient, son poids avait raison de son élan, sa mémoire se dissipait comme des feuilles d’automne. Il retenait de moins en moins les choses : au dîner, il laissait échapper son bol et sa cuillère, le soir, sa prière tombait de sa bouche par chuchotements imperceptibles. Ses paupières se chargeaient d’une eau qui s’écoulait dans les sillons de ses joues.

Néanmoins, il rassemblait ses forces pour les questions.

Ce qui lui restait de vie s’exerçait là.

Père Dominique: Dame Porète, ne me laissez pas ici.

marguerite : Écoutez-moi, père Dominique. Je vous le dis, car je le sens, et c’est cela l’amour, il en est de mon existence que je réponde à vos désirs.

Père Dominique: Et qu’est-ce que je désire ?

marguerite : Moi.

Père Dominique: Vous !

marguerite : Oui, moi, la vieille femme. (Elle rit un peu.) Chaque être en ce monde me désire. Au début, on prend conscience que l’on désire les fleurs, les arbres et les montagnes. Ensuite, on constate que chaque fleur, chaque arbre et chaque montagne nous désirent. Se savoir ainsi désiré par tout change tout. Il nous faut non seulement nous produire et nous donner, mais nous produire et nous donner sans pudeur et sans réserve. Car si je peux un art plus grand et que je ne vous le donne pas, je vous prive de moi, je me prive de moi, nous sommes privés de l’amour. Le bonheur ne vient pas avec l’amour, le bonheur vient avec le plus grand amour…

Père Dominique: Un enthousiasme dangereux, il me semble ! Quelle est la différence entre vous et l’inquisiteur ? marguerite : Guillaume de Paris agit contre des femmes et des hommes concrets au nom d’un bien abstrait. Je viens au secours des femmes et des enfants pour les nourrir de légumes…

 Marguerite approcha sa main. Il finit par rapprocher la sienne. Sur le rebord de pierre, les deux mains restaient côte à côte, immobiles. Des mains si différentes. L’une avait caressé tant de têtes d’enfants, soigné tant de femmes, touché tant de blessures, tant de légumes, de grain, de vie, on aurait dit une main pleine des choses. L’autre avait effleuré tant de pages, poursuivi tant de lignes, on aurait dit l’étui en cuir usé d’un vieux bréviaire, une main privée des choses. Ces deux mains se touchaient presque. Je me disais : « Un jour, l’une de ces mains touchera l’autre… »

Le lendemain, il ne manqua pas de courage et reprit sa question là où il l’avait laissée.

Père Dominique: Vous m’avez entretenu des trois premiers états de grâce. Le quatrième état, n’est-ce pas la paix, le silence, la solitude dont parlent les mystiques ?

marguerite : Le quatrième état, personne n’en parle, il scandaliserait. L’amoureux n’en parle pas par pudeur. Les amants se touchent et s’étreignent, mais leurs attouchements restent secrets. La servante qui habille au matin la dame en reconnaît les signes dans le reflet de la lumière sur le satin de la peau. L’écuyer fait de même pour le chevalier. Il arrive un moment où l’amour n’est plus un dépassement de soi, mais un abandon au plaisir. La joie, père Dominique, est le sang de l’âme.

Le moine se figea à nouveau dans le silence.

Le père Dominique ne voulait pas arrêter les séances de cette confession, mais il n’avait plus de questions, ou plutôt il était submergé de questions. Nous descendions dans la salle basse et, en silence, nous laissions la lumière nous réchauffer.

Le printemps achevait de se lever. La lumière prenait de la consistance. Elle tombait par pieds de vent, délavait nos souvenirs, inondait l’inquiétude et soulevait l’âme comme un fleuve sorti de son lit soulève les maisons.

Malgré le printemps, les soins d’Agnès et la quiétude de la confession, Marguerite ressemblait de plus en plus à une petite vieille courbée, à bout de souffle. On aurait dit un de ces enfants faméliques de la place aux soupes : des os sortaient de la chair, la peau délivrait les veines, les yeux scrutaient le vide. Elle était si légère : un papillon encore empêtré dans les lambeaux de son cocon.

Je ne priais plus, je la regardais, je cueillais les dernières étincelles.

Combien de temps peut vivre une étincelle ? C’est une très grande question.

Le père Dominique était revenu à son enfance. Il était retourné chez sa mère. Cela se voyait à ses mains qui avaient pris de la souplesse, elles bougeaient par à-coups, s’ouvraient et se repliaient comme des mains de nourrisson. Il agrippait des cheveux imaginaires, tenait un sein maternel, renouvelait ses forces dans la tendresse perdue. À partir de ce nouveau commencement, il refaisait sa vie, il la reconstruisait bifurcation après bifurcation, il prenait d’autres chemins, des chemins qu’il avait refusés.

Il nous chuchotait cette nouvelle vie par bribes. Dès l’âge de cinq ans, plutôt que d’aller avec son père, il resta avec sa mère. Il faisait la cuisine. Il mangeait directement dans les chaudrons. À dix ans, il courait avec sa cousine dans un champ de blé. À dix-huit ans, il se mariait avec elle.

Des larmes coulaient sur ses joues. La vie qu’il n’avait pas vécue entrait dans ses veines, et de ses yeux sortaient des eaux amères.

Il ne regrettait rien, il vivait autre chose. Il additionnait les vies pour en faire un bouquet. Pourquoi pas mille vies ? Cela le purgeait de l’amertume.

 Des enfants couraient autour de lui. Il leur enseignait à s’approcher des animaux, il leur montrait comment les caresser, il les emmenait avec les moutons en haut des montagnes, il bavardait sans cesse avec de jeunes bergères qui batifolaient dans l’herbe. Je voyais tout cela à travers son sourire.

Sur ses mains s’incrustaient les vies dont il n’avait pas voulu.

Le père Dominique galopait sur son cheval, sa fille aînée le suivait. Il la laissa le rattraper. Il la laissa courir devant lui. Ses cheveux dorés ondulaient dans la lumière. Et voilà qu’un avenir s’ouvrait à lui. Lorsqu’il fut certain de la grossesse de sa fille, lorsqu’il la vit donner le sein à son premier-né, le père Dominique cessa d’inspirer.

Sa tête reposait sur les cuisses de Marguerite. Il la regardait toujours. Des étincelles apparaissaient dans les yeux de la femme à mesure qu’elles disparaissaient de ceux du vieillard.

Je dus le remonter dans mes bras, il était mort. Je criai « au secours » pour qu’on amène le prieur.

Le prieur arriva presque en épouvante. Je n’aurais pas dû soutenir son regard. Il perçut des étincelles dans mes yeux. Une étincelle dure trop longtemps, et son regard dura trop longtemps. Il reconnut sur mon visage « le chien des femmes ».

Il entra dans une colère incompréhensible. Il comprit d’un coup le complot, me fit arrêter sur-le-champ et enfermer comme sympathisant d’une hérétique. Par bonheur, il n’associa pas Agnès à mon crime.

LA MISE AU TOMBEAU

Être mis au tombeau avant la mort nous jette dans l’étrange nécessité d’en finir avec nos restes de volonté propre ou, si vous voulez, d’espérances construites. La moindre volonté, qu’elle soit tournée vers l’évasion, la vengeance ou la révolte, devient l’acolyte du tortionnaire. On doit l’abattre avant même sa naissance, car ensuite, elle a déjà pris le contrôle ; une heure plus tard, elle nous possède.

J’étais prisonnier de l’Inquisition, je devais donc me débarrasser de tous mes ennemis intérieurs.

Ferré aux poignets et aux chevilles, fixé à une courte colonne de granit par quatre chaînes de six coudées, il fallait que je contienne mon cœur, que je le cloue une fois pour toutes : ce cachot était ma tombe.

On ne m’avait laissé rien d’autre que ma soutane de bure, ni aucun sous-vêtement, ni cordon, ni chaussettes, ni sandales, rien. L’obscurité était telle que je fermais les yeux sans percevoir de différence entre mes ténèbres intérieures et l’obscurité extérieure. Une nuance dans le froid séparait la nuit du jour.

Au début, seule l’odeur structurait le cercle de mon espace. Un trou sans doute était prévu pour les besoins naturels, il avait été vidé, mais empestait encore. Sur l’autre côté de la colonne, la paille était fraîche et en y enfouissant le nez, j’arrivais à réduire mes nausées. Le trou et la paille constituaient mes seuls repères, ma seule géographie. Je décidai de garder un petit tas de fétus à l’abri de moi, à la limite de mes chaînes, uniquement accessible à mon nez. Je préférais le froid, il tue mieux que la puanteur.

Il y avait si longtemps déjà j’avais dit adieu à Béatrice et aux petits… Je ne devais pas m’abandonner à la nostalgie, je voulais mourir en paix, comme un paysan meurt entouré de ses enfants.

L’ouïe est un sens très particulier, il bâtit un espace qui lui est propre. Une bonne manière de l’aider consiste à le faire avancer par cercles concentriques. On garde d’abord l’attention à une distance de quelques coudées autour de soi. On peut discerner des bruits très fins : les insectes qui vivent dans la paille, le trottinement du rat qui va se nourrir dans le trou, le frôlement d’une queue de lézard. Lorsque l’on va plus loin, il est possible de distinguer les soupirs qui glissent sur les parois de pierres et en esquissent l’architecture. À travers ces soupirs sourd un bourdonnement qui provient des voûtes, des trous de silence qui révèlent des orifices et des portes, un chuintement qui dévoile des alcôves, des échos qui trahissent des obstacles. Tout cela arrive avec une texture empruntée au grès, au granit, au bois, à la terre. Sur ce fond, on arrive à situer le bruit des êtres vivants.

Les gémissements, les cris, les ronflements, le cliquetis des gardes, le bruissement des chaînes, les soupirs, les grincements, les râlements… J’arrivais parfois à cerner un petit îlot de silence, une niche assez lointaine d’où ne venaient pas de gémissements, mais parfois un très léger chuchotement de femmes. Je tressaillais. Il m’arriva une fois de discerner avec certitude la voix d’Agnès, puis celle, très faible, de Marguerite. À partir de ce moment-là, j’arrivais à percevoir des bribes de leur conversation. Je savais bien que le contenu du dialogue résultait pour une grande part de mon imagination, mais les matériaux sonores provenaient réellement de mon ouïe. Dans la nuit, les oreilles vont naturellement jusqu’aux frontières de l’amour et rassemblent les vivants autour du cœur. Ma maison n’était pas vide.

Dans les moments de trop grande fatigue, mon imagination retombait dans mon corps enchaîné. J’étais brûlé aux poignets et aux chevilles par mes fers, écorché, mordu dans l’os. Le reste de mon être était glacé. La douleur se propageait et tout mon squelette s’agitait. Mes muscles maintenaient difficilement l’unité de mon corps. Il entrait dans de terribles convulsions. Je suais, grelottais, claquais des dents, vomissais l’acide gastrique qui me restait.

Épuisée, mon imagination ne pouvait plus rien contre la torture, elle y participait avec une férocité digne de Noiret. Le tortionnaire est en nous. L’inquisiteur, c’est nous. Le supplice durait jusqu’à ce que mon cœur s’enroule autour des nœuds de la douleur comme une chienne autour de ses petits. Elle appelait à l’engourdissement général. Le guérisseur est en nous. Le médecin, c’est nous.

Il y a un point entre le pouce et l’index que le croquemort pince violemment avant d’attester la mort. Je remarquai que si je prolongeais le pincement, si je mordais suffisamment longtemps, le corps entier finissait par s’engourdir et, parfois, le sommeil venait avec sa miséricorde.

Au bout de je ne sais combien de temps, je n’arrivais plus à discerner l’éveil du sommeil. Mon ouïe scrutait des espaces impénétrables, la douleur de mon corps dévorait tout, et tout se mélangeait.

Mourir dans la souffrance est une chose, crever dans la tourmente d’un esprit qui se dissout dans le froid en est une autre. Je l’avais compris : le culte égyptien, la culture grecque, la mythologie romaine font sortir l’ordre du chaos par l’intervention d’un démiurge, d’un ordonnateur, d’un organisateur, d’un empereur. Ils supposent un fondement ténébreux, une folie primordiale, un chaos de forces aveugles. Si aucun logos, raison ou intellect ne bâtit l’ordre par la connaissance et la loi, alors le monde et tous les hommes coulent dans la folie primordiale de ce chaos. Bref, la folie était pour eux le fondement primitif dans lequel nous tombons dès que l’empire de la raison cède. Il suffit alors de placer l’homme dans un environnement où il ne peut plus penser et, selon cette théorie, il sombrera forcément dans la folie, dans le chaos premier. Le supplice de la « cage du chien » repose sur cette loi. Un pieu, une corde, une bête. Tout empire, qu’il soit catholique ou islamique, qu’il soit chinois ou barbare, repose sur cette loi. Un pieu, une corde, un mouton. Le « bien », la culpabilité, l’instinct. Psychologie de maître et d’esclave : sans soumission aux règles, c’est la folie des instincts.

C’est tout le contraire de la cosmologie des béguines du Libre-Esprit. Si l’homme revient à sa source la plus primitive, il devient lucide et heureux, et non fou et tueur. La folie, au contraire, c’est l’état de la cité lorsque l’ordre vient de la force, et que la force vient d’un acte de volonté arbitraire, c’est-à-dire d’un acte indépendant de la compréhension de l’ensemble terrestre et cosmique. Bref, pour les béguines, l’état primitif n’est pas le chaos, mais l’utérus créateur. Le chaos, c’est, au contraire, la volonté contre la vie, c’est-à-dire l’empire.

La fatigue et la souffrance détruisaient ma raison. Les fils du temps se rétrécissaient, l’espace se tordait. L’abîme ouvrait sa gueule. La nuit m’engloutissait. C’était pour moi le moment de vérité, le moment de vérifier si la femme est une créatrice primordiale ou si elle est la folie menaçant le cosmos.

 Allais-je m’enfoncer dans le chaos ou dans le sein d’une mère bienveillante ? Angoisse de la mort.

J’étirais le nez jusqu’à atteindre le petit tas de paille que j’avais mis de côté. L’odeur m’apaisait. Le froid me glaçait de sommeil.

C’était ma seule planche de salut : plonger dans le fleuve, laisser les tourbillons m’emporter. Je répétais : « Je remets mon esprit entre tes mains. » J’étais absolument incapable d’une autre prière.

La moindre crispation créait des tumultes imaginaires qui me mettaient à la torture. Je devenais un rat remontant désespérément l’égout, je traversais les guerres, les viols, les violences, les villes, les misères du monde.

D’autres fois, le désespoir devenait si absolu, si impeccable, si parfait, si pur, si beau que s’élevait en moi une confiance sans réserve. Désespérer de soi, du monde, de toute chose, cela purge l’âme et la rend parfaitement disponible aux courants de fond qui circulent dans les entrailles du cosmos. Cette désespérance finit par attaquer le désespoir lui-même, et la paix vient comme un état de musique corporel.

On me bousculait. La lumière de la torche tailladait violemment l’obscurité.

— Est-il déjà mort ? demanda un gardien. L’autre me tripota.

— Il s’est laissé mourir de faim. Le salaud ! On sera puni.

Il enfonça un bâton entre mes côtes. Je me raidis de douleur.

— Il est vivant. Amenons-le à l’infirmerie. La sorcière le réchappera.

 J’étais sous une lumière intense qui traversait mes paupières. Des larmes coulaient. Une lame brillante trancha dans les brumes, replaça les choses à côté de leurs significations. Le monde me reprenait. Je n’y pouvais rien. Je revenais à la vie, à la souffrance…

La torture n’était donc pas finie.

Des hommes me tenaient solidement aux poignets et aux chevilles. Mon corps se matérialisait dans une douleur renouvelée. Je me retrouvais comme une viande dans un hachoir. Tragique résurrection de Lazare, horrible sortie de la quiétude du tombeau ! J’étais de nouveau disponible à la violence des hommes. J’avais de nouveau un corps en puissance de souffrir.

— Laissez-le.

C’était la voix d’Agnès. Ils me lâchèrent. Il y eut un long silence, il y eut un doux bruit.

Les mains d’Agnès plongeaient dans l’eau, lavaient mon corps qui n’était qu’os. Un frisson éveilla ma peau qui se tendit, puis s’offrit à la chaleur de l’eau.

Elle versa une infusion tiède entre mes lèvres. Une brûlure ranima mes entrailles. Une crampe, un spasme, et une douceur… Il y eut un silence, il y eut un moment de volupté.

Je m’endormis dans l’odeur de la paille.

La nuit avait bruni la lumière, adouci les sons, humidifié les odeurs. Le monde s’était assoupi.

Je m’éveillai. Une odeur de femme dilatait mes narines.

J’ouvris les yeux.

J’étais étendu sur un lit. Je tournai la tête. Il y avait le visage de Marguerite. Elle me regardait. C’était vraiment elle. Elle était étendue, elle aussi, sur un grand drap qui recouvrait la paille de sa couche. Elle me souriait.

 Dans toute ma vie, il n’y avait donc eu que l’amour. Le reste n’avait existé que pour sa mise en scène. L’amour suffit.

Agnès était assise entre nos deux paillasses. Son visage restait impassible. Elle fixait le sol. Un gardien était debout là aussi, droit comme une statue, tenant fièrement sa lance, dédaignant les moribonds que nous étions.

C’était là l’infirmerie du couvent Saint-Jacques. Je m’endormis comme un oiseau dans la vague angoisse de la pesanteur…

Agnès prenait soin de nous avec tout l’art des Filles-Dieu. Elle nous faisait avaler des bouillies très claires, nous abreuvait de jus d’herbes, nous frictionnait d’huile, nous ramenait à la vie. Mais son visage restait impassible, forcé à l’indifférence par le soldat qui nous surveillait avec zèle et mépris.

Il était inutile de la questionner. Il ne pouvait y avoir d’autre raison à ce salut que notre perte.

Après plusieurs veilles, aurores, crépuscules, bouillies, tisanes, frictions, rêves et cauchemars, nos corps avaient repris de nouvelles capacités de souffrance. Autant un bras cassé se régénère en ajoutant de la densité à l’os, autant la vie du ressuscité se restaure en ajoutant de la sensibilité au cœur. Ce qui n’est pas un avantage.

Lorsque nous fûmes capables de nous tenir debout et de marcher quelques pas par nous-mêmes, on nous amena à la salle des questions. Devant nous, les paupières closes, à genoux sur un prie-Dieu, frère Guillaume.

Il resta encore un instant dans sa prière, ouvrit les yeux, se leva lentement et s’avança. Il ne me voyait pas, il s’adressait à Marguerite.

 — Votre vie et vos doctrines sont en abomination à l’Église de Dieu.

Les deux gardes qui nous accompagnaient mirent leur main de fer sur les épaules de Marguerite. Elle tomba à genoux. Guillaume fit encore un pas dans sa direction. Le visage du moine grimaçait.

— La peste que vous avez introduite et qui s’est propagée à des femmes dont vous avez profité de la simplicité, de l’ignorance et de la sensualité vous est imputée par le pouvoir qu’a l’Église de sceller au ciel ce qu’elle scelle sur terre.

Je ne pus m’empêcher de riposter :

— Vous ne savez pas ce que vous dites…

Le poignet d’acier d’un garde me cassa les dents. Je tombai, moi aussi, à genoux à côté de Marguerite. Frère Guillaume gardait le regard fixé sur elle.

— Le verdict de la Sorbonne confirme le verdict de Cambrai : quinze extraits sont déclarés hérétiques, le reste est un pauvre délire de femme. Vous êtes condamnée, et la totalité des béguines, des bégards et des fous du LibreEsprit avec vous.

Il se tourna vers moi.

— Et toi, chien des béguines, tu portes bien ton nom, le feu divin ne t’épargnera pas non plus.

Il fit un pas en arrière, fixa à nouveau Marguerite.

— Mécréante, demain tu seras amenée devant l’Hôtel de Ville pour le serment d’allégeance qui séparera désormais, chaque année, la vermine des agneaux. Si tu abjures publiquement, l’enfer pourrait t’être évité. Vas-tu confesser ton hérésie ? Du même coup, tu sauverais ton chien.

Marguerite tenta de se relever, mais n’en eut pas la force. Le silence remplit soudain toute la pièce, un silence si long, si compact, si inviolable que l’inquisiteur sortit précipitamment de la salle avec les gardes. Nous restâmes seuls devant le prie-Dieu.

Dans ce silence, j’acceptai enfin que nous fussions la beauté du monde.

ECCE FEMINA

Le 13 mai 1310, Philippe de Marigny, nommé par le roi archevêque de Sens, fit exécuter cinquante-quatre templiers sur un bûcher commun dans le marais, près du Temple. Le sort du grand maître, Jacques de Molay, et celui du commandeur, Geoffroi de Charnay, l’amant de la grande demoiselle de Bruxelles, n’étaient pas encore scellés. Les deux hommes étaient-ils toujours vivants ? On le disait.

Marguerite avait survécu à dix-huit mois d’enchaînement grâce aux soins d’Agnès et au repos que lui procuraient ses dialogues avec le père Dominique. Malgré un regain de vigueur qui lui venait sans doute de l’espérance de la fin, son corps n’était plus capable de se reprendre. Elle se mourait.

Le 31 mai, la place de l’Hôtel de Ville était inondée de monde et de symboles. Sur des tribunes : le roi, sa famille, sa suite, l’évêque et sa courtisanerie, Guillaume de Paris et les clercs de l’Inquisition, les théologiens de l’Université, des couleurs, des drapeaux, des étendards. À leurs pieds : la haute bourgeoisie. Sur des chevaux : la noblesse, les chevaliers, la cavalerie de l’armée, des armoiries, des blasons, des écussons. Sur les toits et les balcons : des archers et des arbalétriers plastronnés des bleus royaux. Dans la foule :

 des hommes d’épée aux mêmes couleurs. Plus loin, encerclant la place : des piquiers écarlates. Et la foule grise, soumise, insultante.

Tout ce beau monde avait joyeusement craché le serment comme un feu chinois, des étincelles dans les yeux, fier d’appartenir à cette multitude ramassée contre toutes les menaces de l’enfer. Ensuite, cette masse s’était tue pour mieux ressentir sa puissance. Puissance d’esclaves. Contre qui ?

Oui, il y avait sûrement des dangers quelque part, des ennemis, des mécréants allemands, ou flamands, ou écossais… Des barbares encore… Il ne pouvait pas ne pas y avoir d’ennemis contre le roi, contre la France, contre le pape, contre l’ordre catholique. Des ennemis internes surtout, des templiers par exemple, ou des familles rivales, des clans adverses, des groupements secrets peut-être, et au loin, des Sarrasins, d’horribles fanatiques d’Allah, des sanguinaires d’Orient… Et beaucoup d’autres ennemis : des sectes, des moines trop zélés, des moines pas assez zélés, des sorcières, des envoûteuses, des sibylles, des loups-garous, des monstres marins, des royaumes souterrains, des diables incubes, succubes… Tout cela ensemble, c’est le mal, Satan, et il s’infiltre par théories médicales, doctrines exotiques, chuchotements aussi, et par raison, par ordre et par désordre, par abus des sens ou par abus d’idées… Ennemis presque toujours invisibles dont il faut se prémunir pour sauver le pape, pour sauver le roi, pour sauver le ToutPuissant, le si fragile Tout-Puissant !

Solidarité contre l’ennemi. Salut du peuple.

Salut, esclaves ! Je vous ai vus ce jour-là. Vous nous regardiez. Vous avez craché le serment : « Nous sommes un contre vous, ennemis de la civilisation, ennemis de l’Église, ennemis du roi, ennemis du Christ. » Nous étions devant vous, symbole parfait, cible de votre haine.

Il faut qu’ils existent, ces ennemis. Ils ne peuvent pas faire défaut.

 Oui ! Que seriez-vous sans nous ? Que feriez-vous sans vos ennemis ?

Nous étions six hors de cette solidarité, incapables de dire un mot, incapables de cette allégeance : un prêtre de Beauvais, une malheureuse paysanne réputée avoir proféré un sort contre son curé, deux dénonciateurs du Temple qui se repentaient d’avoir parlé, Marguerite et moi, bégards contre le mariage et l’abstinence : des messagers de l’Ennemi.

Étrange silence que le nôtre. Les dénonciateurs du Temple n’avaient plus de langue ni de force, ils étaient si brisés par la torture qu’ils ne pouvaient tenir debout que grâce à un poteau dissimulé dans leur robe et auquel ils étaient attachés. Le prêtre de Beauvais, couché sur une civière, fixait le ciel avec le regard hébété de l’agonisant. La sorcière, elle, se tenait bien droite par ses propres moyens, on ne lui avait pas coupé les cheveux. On la réservait sans doute pour la démonstration de miséricorde. Marguerite et moi étions à part, ennemis privilégiés. Une admonestation particulière nous attendait, avec fracas et objurgations, car il s’agissait de condamner tout un mouvement, d’amputer tout un organe naissant de la société, une branche répugnante qui sentait le sexe et la campagne.

Nous n’avions pas envie de parler.

Le silence discourait à notre place. Devant l’Inquisition, notre présence crue enterrait tous les mots. Jamais je n’aurais voulu être ailleurs, quelque part dans la foule, parmi cette solidarité de la peur.

Le petit halo de silence que nous avions formé dans leur credo, alors qu’ils récitaient le serment, ce petit trou qui ne disait mot, je l’avais goûté. Il affirmait que nous n’étions pas des leurs, que nous n’appartenions pas à leur masse, que nous n’avions rien à opposer, que nous n’avions pas d’ennemi, que cette idée d’ennemi ne nous concernait pas. Nous étions du côté des réconciliés, de ceux qui n’ont plus d’antagonistes, surtout pas cette foule dressée contre son propre imaginaire. Ils nous excommuniaient. Cela nous soulageait. Nous les pleurions. Cela les irritait.

La bête me vomissait. Je n’étais plus en elle. Ma vue était libre. La lumière me perçait de toutes ses flèches.

Je voyais devant moi ces âmes écrasées de peur, collées ensemble dans une même sueur d’épouvante. Dans la foule, une terrible angoisse étouffait un ressentiment sourd… Des larmes voulaient couler de mes yeux. Pouvait-il y avoir dans tout l’espace sidéral un peuple aussi pauvre, désarmé, souffrant et hors de lui ? Mes yeux cependant restaient secs.

Des enfants dans les bras de leur mère semblaient figés dans un effroi proche de la panique, comme s’ils sentaient l’horreur approcher d’eux. Personne n’allait les protéger. Je me redressai donc dans ma dignité, voilant sous un sourire les peurs qui voulaient m’étrangler.

Après avoir lentement dévêtu la sorcière pour s’assurer qu’elle n’avait pas de talisman, on la relâcha. C’était le premier spectacle. Les deux délateurs furent sentenciés à rester là sur leur pieu, afin de profiter des derniers moments de leur vie pour se repentir. Ils n’allaient pas survivre longtemps. Le prêtre de Beauvais et Marguerite furent condamnés au bûcher pour le lendemain. Le feu purifie de la peste. Pour ma part, j’allais finir mes jours dans une prison monastique.

Le lendemain, un peu avant l’aube, on nous jeta dans un lourd tombereau : le corps du prêtre de Beauvais, mort dans sa cellule, Marguerite la maîtresse béguine, et moi, « le chien des femmes », qui devais être témoin de ses souffrances. La foule couvrait la place de l’Hôtel de Ville, qu’on appelle aussi place de Grève parce qu’elle se confond avec la plage de la guilde des marchands. La distance n’était pas longue de l’Hôtel de Ville à la grève, de l’église Saint-Gervais au pieu des condamnés. Il fallait simplement fendre la cohue qui n’aurait qu’à changer la direction de son regard pour passer de la gloire des pouvoirs à la déchéance des condamnés.

Cependant, ce changement de direction allait être une métamorphose.

Au début, les soldats luttaient contre la foule pour frayer un chemin devant le chariot. Évidemment, le roi, l’évêque, l’inquisiteur, la noblesse, la haute bourgeoisie, hier si fiers de leur justice, n’étaient pas là. Nous avions été abandonnés au bras séculier. Le bourreau municipal sur son palefroi plastronné, sa garde armée et ses officiers cuirassés nous suivaient. Le tumulte de la veille avait fait place à l’immobilité du matin.

Ce n’étaient pas les mêmes spectateurs. Se mit à sourdre de terre, un vague souvenir d’hiver. Mères et enfants de la soupe populaire étaient venus. Alors que les soldats encourageaient la moquerie habituelle, la foule se réfugia dans un mutisme affirmé. Le cadavre du pauvre prêtre gisait à nos pieds, on aurait dit un vieux paysan couché sur sa terre. Marguerite se tenait droite, déliée dans ses gestes et dans ses manières, comme si ce prêtre délivré lui avait donné son énergie.

Elle regardait ce peuple pauvre et abaissé. Des larmes coulaient sur ses joues. Un à un, les cœurs étaient ramenés dans leur âme. La transparence de l’air se cristallisait dans le silence matinal.

— Ne craignez rien, leur dit Marguerite. Les cultures et les champs donneront bien. Réjouissez-vous ! Chacun de nous est désiré, chacun est aimé, aucun de nous ne sera abandonné.

Un peu plus tard, elle ajouta :

— Vous, mes petits enfants, vous cacherez tout à l’heure vos visages dans le manteau de votre maman. N’oubliez pas de cacher votre visage. Votre mère vous protégera. Pour l’heure, regardez tout en haut, le ciel est bleu, les nuages jouent à saute-mouton. Il fait très beau aujourd’hui, ne craignez rien…

Sa voix était claire, à peine troublée par un léger tremblement. Le silence portait sa parole comme le vent charrie les ombrelles des pissenlits. Son regard, encore plus que sa voix, rassurait. Elle fixait une mère, un père, un enfant comme si elle voulait connaître l’histoire de chacun, l’emporter avec elle pour s’élargir avant l’heure, faire de l’espace pour une émotion insoutenable… Elle continua tout doucement :

— Ce pauvre prêtre de Beauvais qui est là à mes pieds, je le connaissais. Il aimait sa femme et ses enfants et sympathisait avec nous. Où est-il maintenant ?

Elle souriait. Ses yeux étaient remplis de visions. Elle prit une grande inspiration et poursuivit :

— Le ciel est beau. Les arbres chantent et les tulipes brillent.

Des larmes mouillaient ses joues. Elle continua un moment à chanter. Puis elle lança très fort :

— Écoutez. Chacun de nous sortira vivant de cette place, encore plus vivant qu’il n’est venu, personne ne mourra ici aujourd’hui… Chez moi, là d’où je viens, là où je vais, là où je suis, il n’y a pas de roi, il n’y a pas de pape, il n’y a pas de lois, il n’y a que des champs et du blé, nous vivons du libre amour.

Pourquoi le bourreau n’a-t-il pas donné l’ordre de lui casser les dents ou de lui brûler la langue ? C’était la coutume en pareille occasion ! Visiblement, il craignait pour sa vie. Il disposait de trop peu de soldats et la foule le cernait de près. Les paroles de Marguerite apaisaient les gens. Il la laissa faire.

Et Marguerite continua. Elle parlait lentement en laissant de longs silences ponctuer ses phrases afin de couvrir toute la place, de l’Hôtel de Ville jusqu’au pieu planté dans la grève. Elle parlait fortement pour être entendue de tous. Elle enveloppait cet espace par des paroles qui chantaient. Un homme près du chariot lui jeta un regard dubitatif.

Elle lui sourit.

— Vous croyez, monsieur, que je rêve, qu’il n’y a pas de pays du pain, qu’il n’y a pas de royaume où les filles ont les cheveux tressés pour danser, où les garçons sont galants, où les enfants sont heureux, où les prêtres sont de bons maris… Je vous le dis, ce pays, c’est ici même…

Un petit groupe complètement absorbé par les paroles de Marguerite que, visiblement, il ne comprenait pas, s’était avancé sans s’en rendre compte devant le tombereau. Le vieux cheval s’arrêta un moment, heureux de se reposer.

Marguerite parlait. Elle luttait contre le silence qui la contredisait. Car le pieu était là, muet devant elle. Non, elle parlait pour autre chose… Elle ne parlait pas uniquement pour détourner l’imagination du feu. Elle parlait pour mourir, pour épuiser un dernier restant d’énergie. Elle ne parlait pas, elle donnait sa vie afin qu’on ne puisse la lui prendre.

— Parce que vous avez peur, vous voyez un cadavre couché dans une charrette, un homme debout qui se tait et une femme agitée qui parle, une folle que l’on conduit à son châtiment. Vous pensez que l’inquisiteur a le pouvoir de condamner, que le bourreau a le pouvoir d’allumer le feu. Mais le roi et le pape, l’inquisiteur et le bourreau sont des hommes. À chaque instant, la nourriture du paysan les alimente, l’eau de la servante les abreuve, le soleil les réchauffe. Et vous voudriez qu’ils puissent quelque chose contre moi, contre vous, contre la vie ?

Elle fit un geste en direction de la grève de façon à libérer le chemin. Je la sentis presque défaillir, mais elle continua d’une voix encore plus forte :

 — Vous voyez le pieu qui est là, auquel ils voudront m’attacher ? Et moi, je suis ici, encore à cinquante mètres de là. D’ici là, l’air aura rempli mes poumons cent fois, le soleil m’aura empêchée cent fois de mourir, toutes sortes d’énergies, de forces que je ne connais pas m’auront soutenue seconde après seconde… Sans ces forces de vie, je meurs cent fois d’ici à ce poteau. Alors pourquoi ces forces qui me soutiennent, qui me reconstruisent à chaque pas du cheval cesseraient-elles leurs actions simplement parce que le bourreau a peur du roi ? Voudra-t-il seulement obéir ?

Les soldats la regardaient. L’un d’eux approcha son cheval du tombereau.

— Combien croyez-vous qu’il y ait de brins d’herbe sur toute la surface de la terre ? Combien de gouttes tourbillonnent dans le grand océan ? Combien d’étoiles dans le ciel ? Ce qui est là n’a pas de mesure. La vie me fait instant après instant. Si elle est fatiguée de me faire de son souffle et de sa poussière, elle me fera de ses caresses et de sa lumière…

Elle regardait chacun. Je crois qu’elle s’était apaisée.

Elle poursuivit posément, mais avec force :

— Je suis née de l’Amour, j’ai vécu d’Amour, je vais mourir d’Amour, mon pays c’est l’Amour. À chaque instant, l’Amour reprend tout de la mort. Mes amis, Dieu ne vient pas nous sauver comme un conquérant venu d’Orient pour nous garder dans son culte et sa dépendance. Ce n’est pas un chevalier. Il vient dans notre liberté pour que nous soyons saluts de nous-mêmes, fiers de nous-mêmes, responsables de notre royaume et donc heureux. Il est notre fraternité. Aimons-nous les uns les autres.

Le cheval s’arrêta de nouveau. Cette fois de sa propre initiative. Les soldats et le bourreau ne bougeaient pas. La peur était maintenant de leur côté. Marguerite ne semblait pas faiblir. Au contraire, elle paraissait plus vigoureuse que jamais, pleine d’ardeur et de vitalité. En réalité, elle était au bout de ses forces, prête à délivrer son âme à tout moment.

— J’ai vraiment aimé vivre parmi vous. À partir du printemps, lorsque les jeunes filles remontent leurs cheveux pour mieux recevoir les caresses du soleil et que les garçons, la main sur la charrue, tournent leur regard sur elles, du moment qu’ils s’embrassent jusqu’à ce que leurs petits se rassemblent autour des maisons, jusqu’à l’automne des robes fripées, des rides et des fatigues, j’ai aimé vous regarder. La tendresse de l’amour conjugal, sa fougue aussi, ses secrets, l’odeur de l’étreinte, la femme qui allaite, un père qui prend soin de son petit… J’ai aimé vivre parmi vous. Je suis venue à Paris parce que vous étiez ici.

Des hommes soulevèrent la ridelle du tombereau, un homme tendit la main à Marguerite. La charrette était haute, l’homme, costaud. Marguerite s’écria de toute la force de son dernier souffle :

— C’est ma fin, c’est mon commencement…

Et elle s’écroula dans les bras de l’homme. Il me jeta un regard, c’était Audret. Il la transporta vivement vers le bûcher. Un autre homme fit de même avec le corps du prêtre de Beauvais. Marguerite semblait si petite, si légère, on aurait dit un chiffon de laine fraîche. Audret la déposa sur le tas de fagots, à côté du prêtre. Elle avait rendu son dernier souffle.

Il y eut un très long silence. Les soldats, stupéfiés, ne bougeaient pas. Pour en finir, des hommes allumèrent le feu. Tout l’air monta dans la flamme.

Le bourreau était toujours sur son cheval ; l’aumônier ne s’était pas encore dégagé de la foule que le feu montait, furibond, dans le ciel de cristal. On ne voyait plus Marguerite, ni le prêtre, un voile de flamme les cachait.

 La foule était ahurie. Il n’y avait pas eu de lecture de sentence, de sermon, de cérémonie, d’humiliation. Le feu avait pris la sainte à la vitesse de la foudre. J’étais abasourdi. Le chariot de feu du prophète Élie était venu chercher la mère d’une nouvelle humanité. Elle avait dit vrai : elle était morte dans les bras d’un beau grand Parisien…

Des étincelles crépitaient, des tisons éclataient comme des étoiles. Il n’y avait plus de corps, presque plus de bois, plus de pieu. Le feu, déjà, avait laissé tomber son manteau jaune et se couchait, verdâtre, dans la braise. Marguerite s’était volatilisée, sans odeur, sans fumée, sans résistance. Audret avait tout prévu. On avait ajouté une grande quantité de poudre de salpêtre aux fagots très secs. Rien ne restait. Quelques braises scintillaient dans l’eau brune de la Seine tout en crachant un peu de fumée.

Et pourtant, il n’y avait plus qu’elle et nous, rien d’autre dans tout l’espace soudain vidé de ses accessoires.

Devant nos yeux, tout avait disparu sauf l’air translucide qui avait servi de vecteur à l’élargissement de la sainte, son incroyable élargissement. Marguerite couvrait maintenant toute la place. Elle nous enveloppait. Nous étions dans sa robe. Nous étions dans son vêtement. Arrachés à la peur.

L’espace d’un moment, nous étions déchargés de nousmêmes, légers, heureux… Nous nous regardions les uns les autres comme les rescapés d’un naufrage. Nous avions survécu.

Il y avait déjà longtemps, oui, nous nous en souvenions, le bateau s’était fendu, l’eau de la folie était montée sur le pont, nous avait harcelés de vagues, d’embruns, de crachats. Puis elle s’était retirée d’un seul coup.

Nous étions maintenant là, ébranlés, perdus, ou plutôt soudain réveillés sur notre île, dans une grande mer de paix, sous un ciel bleu. Une odeur de lavande nous grisait. Plus loin, sur une colline, des écureuils nous regardaient. Il y avait des jeunes filles, des jeunes garçons, des femmes mûres, des hommes solides, des vieillards tranquilles et toutes les promesses d’une nouvelle vie…

Place de Grève, c’était bien la place pour arriver sur terre, sous un ciel bleu, parmi des collines florissantes qui s’ébrouaient dans les nuages. Nous étions ravis, en pleine résurrection du cœur, un peu penauds dans nos atmosphères, mais si heureux d’être ensemble…

Le nouveau continent n’avait pourtant rien d’éthéré. C’était bien un arc de sable, un fleuve lent qui brunissait après la dispersion des dernières braises, un peuple abasourdi devant un Hôtel de Ville impassible. Les gens s’observaient les uns les autres comme si un énorme coup de vent avait tout emporté : les gardes, l’armée, le roi, l’inquisiteur, les maisons hautes… Paris n’était plus qu’un bourg oublié dans une campagne sereine. Rien n’était plus vrai, plus plein, plus complet que la personne qui était là à côté de nous. On la regardait, elle nous regardait, nous étions des amis de toujours, des frères.

Il nous semblait d’ailleurs impossible d’imaginer une force capable de nous reprendre dans le cauchemar du camp d’extermination où nous étions tantôt, avant le feu, sous la garde de je ne sais quel impératif, maintenant si totalement insignifiant…

Qui pouvait défaire un seul des liens qui nous unissaient ?

Réflexe de survivants, nous nous embrassions les uns les autres et des larmes de joies glissaient sur nos joues.

Les soldats eux-mêmes souriaient, le bourreau également, ils ne seraient pas rabroués : la sainte avait bien disparu, elle n’avait pas échappé à leur vigilance. Il n’y avait pas eu de miracle ou d’enlèvement. Simplement, le bûcher avait emporté, en plus de la béguine, on ne savait trop quoi : quelque chose qui, autrefois, nous serrait la gorge, une peur inutile, une panique qui n’avait plus d’objet. Et nous étions sans défense dans un monde sans danger. Cela dénudait chacun des hommes, chacune des femmes qui apparaissaient soudain dans sa plus pure simplicité.

Le royaume était donc là où il avait toujours été, inévitable, vissé dans les chevilles du temps, conclusion inaliénable de la destinée humaine, oasis de tous les voyageurs. Nous n’avions plus envie d’engager d’autres recours, de faire appel, d’envisager des détours, de satisfaire à d’autres impératifs avant de nous entendre sur cette fraternité, à laquelle, de toute façon, nous ne pouvions plus échapper. Et puis, était-ce si désagréable, cette fraternité ?

J’observai autour de moi : les femmes étaient belles, les hommes étaient beaux, les enfants ne pleuraient plus, des yeux étonnés croisaient des regards ébahis. Ce n’était pas difficile, cette fraternité. Le cœur, déjà, s’en chargeait, il s’y glissait comme dans son lieu naturel.

En face de moi, je reconnus le continuateur de La chronique de Paris. Il regardait la scène. Il clignait des yeux pour vérifier les faits qui s’imposaient à nous. Sa bouche, d’abord sceptique, finit par accepter, par souligner, par confirmer : il voyait bel et bien ce qu’il en était des rois et des papes, des armes et des mensonges. On les voyait flotter, épars, inutiles épaves sur la mer de nos souvenirs. Paris pouvait à tout moment devenir franche, affranchie, sans même se soucier des machineries de la peur. Cette option était si inévitable que, pour un moment, elle avait percé à travers la trame attardée de l’histoire. Une nécessité.

Une conclusion s’imposait dès lors.

Le chroniqueur de Paris allait écrire : « Ici, à Paris, nous avons devancé les faits. » Ce Guillaume de Nangis ne pouvait échapper à l’impératif du temps qui venait d’inscrire sur l’ardoise un court moment historique : « Oui, la devancière nous a parlé, elle a vécu parmi nous et elle a signé son acte.»

SOLITUDE ÉTERNELLE

L’extase ne dura qu’une heure.

Des bras m’arrachèrent du sol et je fus jeté à plat ventre sur une selle. Nous galopâmes à travers la Cité, remontâmes jusqu’à l’Université. On me balança par terre devant le couvent Saint-Jacques. Deux convers me poussèrent dans un dédale de corridors. La porte d’une cellule s’ouvrit, puis se referma. Un grincement déchirant, un claquement fracassant. La nuit.

Ce n’était pas la « cage du chien ». Après une inspection à tâtons, je compris qu’il s’agissait probablement d’une ancienne cellule de moine dont la fenêtre avait été briquetée. Nuit parfaite.

On me nourrissait par une trappe. On déposait un pichet d’eau. Il y avait une paillasse propre, un drap de lin et un carré de laine. Sur le mur, j’avais touché un crucifix. Il y avait un renfoncement de fenêtre, mais pas le moindre filet de lumière ne traversait les joints du briquetage.

Je glissai mes mains sur ce creux inégal et rugueux. J’espérais qu’une goutte de lumière finirait par perler. Rien. Nuit éternelle.

Une fois par semaine, on entravait mes chevilles avec des chaînes, on m’amenait à la messe et aux grandes heures. Et puis, on me replongeait dans le noir silence. On voulait que je disparaisse là-dedans.

 Néanmoins, de temps en temps, j’entendais les rumeurs. Deux décrets de Clément V parvinrent au couvent : Ad nostrum et Cum de quibusdam mulieribus. Ils en discutèrent. C’était pour eux un condensé des chefs d’accusation contre Marguerite et les béguinages. Du livre de Marguerite, l’inquisiteur général avait finalement retenu quinze articles résumant, selon lui, la doctrine du béguinage associée à celle du Libre-Esprit. Sa Sainteté le pape exprimait son « extrême inquiétude devant une pensée et une action qui mettent en péril les fondements mêmes de l’Église ». On pouvait y lire les propositions suivantes : « L’homme peut acquérir dès la vie présente la plénitude de la félicité céleste, telle qu’il l’obtiendra après la mort » ; « L’homme parvenu au dernier degré de perfection ne doit plus ni jeûner ni prier, car ses sens sont alors si bien soumis à son entendement qu’il peut en toute liberté accorder à son corps tout ce qui lui plaît » ; « L’âme parfaite donne congé à toutes les vertus.»

Malgré les sérieuses distorsions que ce texte introduit dans la pensée de Marguerite pour la discréditer, je confirme qu’il en est bien ainsi : chaque fois que la conscience touche à sa propre substance, elle est bienheureuse.

Les deux décrets servirent de guide aux inquisiteurs dans l’interrogatoire des suspects de bégardisme. On les retrouve dans les actes du concile de Vienne, mais ils ne furent pas publiés immédiatement. Après l’exécution de Marguerite, des émeutes eurent lieu à Paris, dans la région de Langres, en Flandre et en Allemagne, faisant hésiter le pape. Néanmoins, des centaines de béguines furent noyées dans le Rhin, d’autres brûlées vives ou enfermées à perpétuité dans des cachots.

Du côté des templiers, la situation ne fut pas moins dramatique. Soumis à la pression de Philippe le Bel, le pape Clément V émit sa bulle de dissolution de l’ordre entier. Le 19 mars 1314, le grand maître de l’ordre du Temple, Jacques de Molay, et le commandeur, Geoffroi de Charnay, furent brûlés vifs dans l’île aux Juifs. Les cardinaux leur avaient donné la nuit pour réfléchir, mais ils furent brûlés le soir même. Un soulagement pour eux, car la torture les lâchait uniquement pour mieux les reprendre.

Sur le bûcher, alors que Geoffroi avait déjà rendu l’âme, le grand maître prononça cette malédiction : « Pape Clément ! Roi Philippe ! Avant un an, je vous cite à comparaître au tribunal de Dieu pour y recevoir votre juste châtiment ! Maudits ! Tous maudits jusqu’à la treizième génération de vos races.»

Clément V mourut d’étouffement le mois suivant, Philippe le Bel décéda d’un ictus cérébral en novembre sans laisser de descendance mâle. Ce fut la fin de la lignée des Capétiens.

Et moi, j’ai survécu.

Lorsque le feu s’éteignit, après l’ivresse de la fin, alors que je me retrouvai dans l’obscurité de mon cachot, il me sembla que Dieu m’avait abandonné. Ma solitude inonda tous mes gouffres intérieurs comme un déluge. L’obscurité était totale ; mon âme, liquide.

Je pense que le moment le plus marquant de mon initiation commence à partir de maintenant. Car c’est maintenant que je suis sans femme, ni maître, ni consolateur, laissé à moi-même, prêt à devenir un homme. C’est maintenant que je suis comme toi qui parcours mon histoire sur les murmures de tes propres lèvres.

Marguerite n’était plus. J’étais encore. Ces deux phrases ne pouvaient pas vivre côte à côte. C’était insupportable.

La mort n’est rien. Par définition, on ne peut jamais la rencontrer soi-même. Ce sur quoi nous nous fracassons, c’est la séparation des morts et des vivants. Évidemment, les morts, ce sont nous ; les vivants, ce sont eux. C’est bien cela le pire, on se retrouve dans sa tombe, et dans sa tombe on n’arrive plus à rejoindre aucun être vivant. La solitude est infinie. La mienne m’étouffait.

Pour celui qui est plongé dans la nuit, cela rend la respiration impossible. On n’arrache pas les poumons à un homme sans qu’il perde le souffle. Déjà, je ne pouvais vivre sans Béatrice, alors vivre sans Marguerite, sans respirer l’air qu’elle venait d’expirer, sans pénétrer l’espace qu’elle venait de quitter, sans écouter la chanson qu’elle fredonnait à l’instant, sans palper la lumière qui émanait de son visage… Sans elle, le cosmos n’était plus qu’une grosse horloge.

Le battement du temps m’assourdissait.

Oui ! c’est vrai, quelque part, la vie tournait dans sa lumière comme une pâte dans sa farine, beauté blessante, ses rouages bien graissés faisaient lever le cœur. L’amour est l’éclat des verts, des bleus, des jaunes et des rouges qui colorent le grand panorama du temps ; sans cet éclat, la perfection du mouvement brise le cœur mieux que la roue et la torture. L’éclat tient le temps en état d’espace, s’il vient à disparaître, le cosmos s’effondre sur nous. C’est le trou noir.

L’éclat de ta beauté, Ô Terre !

Est une nécessité.

Ne te refuse pas.

Sans toi, qui pourrait survivre ? Quelle conscience ?

Par quel mystère le cantinier glissa-t-il un jour dans ma trappe, avec ma pitance, un bol de bois parfaitement lisse et parfaitement propre, le bol usé d’un mendiant, un trésor ? Je le palpai de toutes les manières. Aucun visage ne me parut plus beau. Il allait achever et enfermer mes dernières résistances. Le bol, c’est la nuit lovée autour de nous, la forme du vide.

Je suffoquais dans la nuit opaque. Je suffoquais, mais je ne mourais pas. Il y avait une paix dans le fond de mon être qui me refusait à la mort. Alors, ne mourant pas, je pensais…

Imaginez le plus beau des cosmos : le ciel le plus bleu, la terre la plus verte, les animaux courent, les fleurs jettent leurs couleurs partout, la paix, l’harmonie, la justice… Tout ce que vous désirez, le voici dans un bol. Tout tourne sans anicroche. Vous êtes là, assis sur un coussin, rien ne vous heurte… Un détail manque ! Dans cet enroulement du temps, il n’y a nulle part deux grands yeux pour contempler une histoire avec amour.

Donc, il n’y a plus d’éclat, le bol enroule sa poésie inutile, et la perfection des choses vous pèse comme le plomb. À quoi bon vivre s’il n’y a pas un seul témoin ? Le bol de la mémoire des sphères est là, mais sans buveur. Rien ne veut s’y produire. Je ne voulais plus m’y produire.

Les yeux qui me regardaient avec amour ne sont plus.

Donc, je ne suis plus.

En conséquence : tout est là, cosmos magnifique, bol de bois sans éclat. L’horloge brune d’une chose parfaite. Les temps sont accomplis. L’éternité tinte dans la seconde immaculée de l’existence. Tout est accordé. Et soudain quelqu’un vient vous chuchoter à l’oreille : « Toujours vivre, ne jamais mourir.»

Voilà ce que l’inquisiteur avait pensé pour moi. Me faire vivre au-delà de l’amour. Me faire vivre avec ma pincée d’amour disparaissant peu à peu dans le creux de ma main comme du sable au vent.

 Pourquoi la souffrance ? Elle nous protège de la perfection.

En conclusion de ma vie de chien dans la beauté de ce grand cosmos, je le dis à qui peut l’entendre : qu’importe que le cosmos soit beau ou laid, grand ou petit, dominé par un dieu ou par rien du tout, qu’importe son écoulement harmonieux ou tumultueux, agréable ou désagréable, qu’importe qu’il soit bon ou méchant ; découvrez et apprenez toutes ses lois parfaites si vous voulez, comprenez tous ses mécanismes si cela vous dit, qu’importe sa perfection ou son imperfection, la question n’est pas de savoir si quelques dieux existent pour expliquer la chose : sans amour, tout ne vaut plus rien. Si l’amour n’est pas, ce qui est ne peut pas être.

C’était la leçon du cachot. C’est la leçon du cachot. Sinon, pourquoi vivons-nous tous dans le même cachot de la nuit et du cristal ?

J’étais donc de nouveau dans un cachot, enfoui quelque part au milieu des dominicains, dans le noir, comme un mort dans son caveau. Ce n’était pas la « cage du chien », mais j’étais privé de la présence, même lointaine, de celle qui me tenait dans l’espérance. J’aurais tellement préféré la « cage du chien » car, alors, il arrivait que j’entende le chuchotement de Marguerite, ce qui prouvait qu’Agnès existait et que Béatrice berçait mes enfants.

Pour l’heure, le temps me dissolvait lentement dans ses acides.

Pourquoi la mort de Marguerite a-t-elle tout fait disparaître d’un coup ? À quoi sert l’amour, s’il nous lâche ?

On avait éradiqué les templiers, on avait brûlé beaucoup de femmes et éliminé presque tous les béguinages. En pratique, les Filles-Dieu avaient été cloîtrées. On avait réprimé les émeutes, le calme et la paix étaient revenus dans l’Église. Les moines chantaient des actions de grâces, je les entendais dans ma cellule et, une fois par semaine, j’allais chanter avec eux. Je ne chantais pas, je pleurais. Ces hommes de prière m’écorchaient les oreilles. Leur prière insultait tout ce qui pouvait rester de vérité dans une conscience.

Le mal absolu avait tout emporté. L’Inquisition. Après de tels actes de barbarie, non pas sauvages et impulsifs, mais réfléchis, théologiquement justifiés et, surtout, parfaitement bien intentionnés, il n’y avait plus d’Église, plus de prière, il n’y avait même plus d’humanité. Le moine était désormais une souche renfrognée sur une terre brûlée. Son chuchotement entrait dans ma nuit comme des ongles glissent sur une ardoise.

Comment l’idée d’une bonté originelle, d’un regard bienveillant pouvait-elle subsister après l’Inquisition, après la barbarie organique d’une civilisation qui se réclame de Dieu ? L’Inquisition avait tué l’amour que, jadis, nous avions espéré. Cette espérance n’existait plus.

J’en vomissais d’angoisse.

Dans mon cachot obscur, ce problème logique était si clair qu’il m’apparaissait de plus en plus nettement que l’existence de Philippe le Bel et de Clément V, la cruauté consciente, systématique et institutionnalisée étaient totalement incompatibles avec l’existence de Marguerite.

Si l’homme est pouvoir, si le pouvoir est ce qui m’a jeté au cachot, alors Marguerite n’a jamais existé… C’est un roman. Et, dans ce cas, la femme ne peut que se soumettre, épouser l’homme, l’imiter, se ravaler elle-même, disparaître dans ses fonctions et dans sa violence, devenir ce qu’il est. Et tant pis pour les enfants…

 Si j’étais actuellement dans le cachot de l’Inquisition, alors toute ma vie d’amour ne pouvait que disparaître dès que je retrouverais ma pleine lucidité. Ce qu’il y a de terrible dans le mal absolu, la torture et le silence d’une cellule, c’est qu’ils annihilent toute vie antérieure dès qu’elle porte un peu d’amour.

Dans mon cachot, au rythme de six jours d’obscurité absolue et de quelques heures de lumière canonique, dans la répétition de la semaine éternelle, dans le silence perpétuel, dans le giron ritualisé du couvent, dans l’austérité de l’Église, dans la stérilité de la continence, dans les ténèbres religieuses, je m’effaçais. Tout s’effaçait. J’aurais échangé une heure sur la roue pour une goutte de lumière.

Je devenais une souche, mes souvenirs n’avaient plus d’existence, ce n’étaient plus des souvenirs, mais des lambeaux de rêves vidés de toute réalité. J’avais rêvé à Marguerite, j’avais rêvé Marguerite, et donc Béatrice n’avait jamais existé. Un roman !

Depuis la « cage du chien », on avait aggravé mon sort. Plutôt que je meure, tout mourait. Je ne mourais pas, mais autour de moi, tout mourait, pire, tout perdait son existence, tout n’avait jamais existé, tout amour devenait un roman. L’amour n’avait jamais existé, car dans le cas contraire, je ne serais pas dans ce cachot.

Mes souvenirs reculaient, s’estompaient, s’obscurcissaient, ils changeaient surtout de nature, ce n’étaient plus des souvenirs, mais des lubies d’enfant rêveur, des contes que l’on se répète pour tenir un jour de plus dans le cachot sidéral d’une existence désespérée. Tout ce qu’avait été ma vie n’était qu’une construction mentale nécessaire pour survivre dans une cellule. J’avais tout inventé. L’amour avait été mon invention ; ma vie, une invention.

Il fallait achever l’œuvre au noir. Bien mieux que la torture, la ritualisation du salut dans la certitude du « bien »

 assure la mort de tout. C’était à présent la fonction de l’Église : répéter « Bienheureux les pauvres » en fabriquant leur pauvreté. La fonction de l’Église : prouver que l’Évangile n’est qu’un rêve nécessaire à l’esclavage.

Et les années se succédèrent, rasèrent, usèrent l’homme dans son cachot. La prière des moines passa sur lui comme un rabot. J’étais devenu un cœur nu, dans un cosmos vide. Et, miracle des fondations et de la paix, je survivais.

J’entretenais encore mes souvenirs comme de vieux légumes que l’on retourne dans un caveau, je les récitais, mais ils n’avaient plus de vie, ils avaient séché. C’étaient des objets que j’avais inventés et collectionnés lorsque j’étais jeune et inconscient, ils brillaient encore un peu dans le noir, mais plus jamais ils ne s’éveillaient d’eux-mêmes, plus jamais ils ne prenaient l’initiative de me tirer du sommeil. Ils n’avaient plus d’éclat.

Le temps avait poursuivi son chemin, et moi, j’étais resté parmi les choses sèches et désertées. Tout disparaît dans l’usure de la solitude.

La véritable initiation avait commencé le jour de la mort de Marguerite.

N’ayant rien à voir, rien à entendre et rien à sentir, je ne pouvais vivre, je pensais seulement. J’étais en très grand danger de penser sans vivre. Écoutez bien cet ultime questionnement du condamné : si la fin, c’est la mort, alors qu’est-ce que le commencement ? Si l’amour n’existe pas, la fin est forcément la mort. On en convient. Mais alors, quel est le commencement ? Le commencement ne peut pas être la mort.

Dans un cachot, à cause de la longueur glacée du temps, de la largeur silencieuse de la solitude et de la profondeur obscure du vide, de telles questions prennent des proportions énormes. On est forcé de penser le monde parce que le monde n’est plus là. On se retrouve, avant la création, dans la position d’un dieu isolé et douloureusement imaginatif qui se meurt de solitude et se demande comment faire un monde capable de tenir le temps.

Une hypothèse apparaît angoissante : une fois la mort, plus rien. Cette tautologie force cependant à commencer autrement. Le commencement ne peut plus être la fin. Ce qui complique les choses ! Supposons que la mort soit la cause finale et la cruauté politique, la cause matérielle, qu’est-ce qui précède ? Qui a devancé ? Qui est la devancière ?

C’est là que l’on est obligé d’imaginer, d’inventer, de créer quelque chose comme la vie de Marguerite. Hélas ! on se heurte, ici, à une impasse. En effet, si Marguerite a vraiment existé, alors la caverne obscure de notre mort lente, cette caverne insoutenable qui est à la fois la cause et l’effet de la cruauté, cette caverne dans laquelle je suis depuis si longtemps et peut-être depuis toujours, cette nuit opaque n’existe pas.

Ou Marguerite a vécu et je ne suis pas dans ce cachot, ou je suis dans ce cachot et alors, Marguerite n’a été qu’un rêve, un roman d’amour. Telle est la dichotomie que produit le mal absolu. Reste qu’il n’y a qu’une solution à l’existence du temps, c’est Marguerite. Marguerite doit exister. Mais si elle existe, le mal absolu n’existe pas. Or, il existe puisque j’en souffre. Donc Marguerite doit exister sans exister.

Elle est une histoire à raconter le soir pour rêver, une histoire qui donne à espérer. Il s’agit toujours et seulement de rêver suffisamment pour traverser le temps. Nous inventons le commencement dont la conscience a besoin pour subsister… Nous écrivons la littérature qui nous permet de respirer… Le capital moral de notre existence foutue repose dans un monde imaginé ! La littérature soutient un être intenable. L’inexistence porte l’existence. Voilà la leçon que tout homme finit par connaître dès qu’il découvre qu’il vit et meurt dans le cachot d’une horloge parfaite. Mécanique de la mort.

Ainsi donc, après l’ivresse collective qu’avait allumée le dernier monologue de Marguerite, lorsque tout fut terminé, lorsque l’exaltation s’évanouit dans la braise, je me retrouvai de nouveau dans l’éternel cachot de l’Inquisition où nous sommes tous plongés depuis le début des temps. Ma solitude me parut infinie.

D’autres années passèrent. On a peu idée de la grotte dans laquelle repose depuis toujours notre solitude essentielle tant que l’on n’a pas vécu dans un cachot de l’Inquisition. Oui, une fois par semaine, je sortais pour l’office et la sainte messe, mais on y crucifiait le Christ et on ritualisait son Évangile. J’allais à l’office pour vérifier que toutes les issues avaient bien été condamnées. Oui, je goûtais un instant la lumière physique, mais hélas ! mes pauvres yeux n’étaient plus en mesure de la supporter. À peine si je pouvais tenir les paupières suffisamment entrouvertes pour mettre un pied devant l’autre. Et lorsqu’on me ramenait dans ma cellule, dans ma nuit absolue, mes deux mains se cabraient de toute leur force sur le cadre de la porte, et c’est à coups de bâton qu’on me plongeait dans le noir.

Alors, dans mon réduit, j’allais à mes souvenirs. Je déplaçais quelques objets encore luisants. Oui, les Évangiles ne sont peut-être que des œuvres imaginaires, mais la vie en dépend.

Par moments, je palpais l’existence du conservateur des souvenirs : moi. C’était un auteur. Il regardait, il manipulait des glaises et des couleurs, il enlevait ici, il ajoutait là. Ce n’était plus un récit, c’était un roman. Mon roman avait un auteur et cet auteur n’était pas encore un cadavre.

 Guillaume de Paris, lui, était un cadavre, il ne pouvait pas inventer lui-même le roman dont il avait besoin pour justifier son crime. Il ne pouvait pas imaginer Jésus, Béatrice, Flore, Marguerite ! Il ne pouvait concevoir que la crucifixion, la mort, le massacre et la fin.

L’auteur d’un Évangile n’existe que si une mère lui a donné le sein. Aimer le lait de sa mère donne assez d’existence pour écrire un Évangile.

Si frère Guillaume était le continent stérile, il ne pouvait être un auteur fertile. Pas plus que la baleine ne peut avaler l’océan, il ne pouvait en finir avec la vie. Au contraire, monstre marin, il ne pouvait que cracher Jonas, il ne pouvait que vomir Marguerite.

J’avais peut-être rêvé toute ma vie, mais moi, je n’étais pas un rêve. J’existais vraiment, puisque je souffrais vraiment.

Oui, je l’avoue, quand j’ai commencé à jouer avec mes souvenirs, je rêvais beaucoup, j’inventais beaucoup. Ensuite le rêveur a pris conscience de lui-même. Alors, je ne rêvais plus, je témoignais. Comme un enfant puni trop longtemps dans sa chambre, je me racontais des histoires. Mais le contenu de mon histoire n’était pas aléatoire. Marguerite n’est pas n’importe quel personnage, avec quelques autres, elle tient l’existence, elle soutient l’être hors du néant.

Lorsque le feu s’éteignit et que je me retrouvai dans l’obscurité de ma tombe, il me sembla que Dieu m’avait abandonné. Je vivais de mémoire. Mais ma mémoire justement faiblissait à cause de la faim, de l’humidité, des rhumatismes, de la toux et surtout de l’obscurité absolue où l’on m’avait jeté. Alors, j’inventais, je remplissais les trous du temps. Au bout d’un moment, je ne distinguais plus les créations de mon imagination des remémorations de mon esprit déficient. Et tout cela se figeait dans la glace.

Et puis, je compris que mon imagination ne travaillait pas n’importe comment, elle œuvrait selon un principe. Cette vie de femme s’écrivait grâce à une logique indéfectible, je découvrais un théorème du vivant aussi minutieusement qu’Euclide avait trouvé certains théorèmes du non-vivant.

Sans l’existence de Marguerite, l’histoire des hommes ne pouvait pas tenir le coup. Mon histoire avec Marguerite obéissait à une nécessité, à une logique de la vie. Les romans sont des vies nécessaires.

Dans la nuit, les machines du temps nettoyaient un Évangile, l’Évangile de Marguerite, l’Évangile du libre amour, le seul Évangile possible dont les formes se multiplieraient jusqu’à la fin des temps. Marguerite était nécessaire, impossible, mais nécessaire, et donc, Marguerite vivait éternellement, comme les nombres vivent éternellement, à la fois dans les choses et dans les pensées, jamais séparée de l’arbre géant de la vie. Je trouvais son nombre par induction et déduction, je découvrais sa vie par attention et remémoration. Oui, je dois l’avouer, les Idées de Platon existent, mais ce ne sont pas des principes, ni des modèles, ce sont des personnes qui s’obligent à une existence qui donne la vie. Il y a des êtres nécessaires, Marguerite est de ceux-là.

En conclusion, elle était ici même, dans mon cachot, tout près de moi. Comme un nombre qui veut s’appliquer à une chose, elle voulait s’appliquer à moi. Elle guettait l’occasion.

LA NUIT ÉTOILÉE

Et puis un jour, un jour désespéré où mes deux mains glissaient sur les briques de l’ancienne fenêtre de ma cellule, alors que j’usais ma peau dans l’espoir vain de trouver une fissure, si minime soit-elle, où pourrait suinter une goutte de lumière, une seule goutte, au moment où j’allais, de nouveau, m’écraser en larmes, je sentis une présence arriver derrière moi.

— Marguerite ! soupirai-je.

Elle enveloppa mes bras de ses ailes de héron géant. Un long moment, elle suivit mes gestes. Mes mains effleuraient le mur. Mes bras étaient doublés par les siens. Je le percevais à leur légèreté. Ils bougeaient comme des bras de danseuse. Puis elle prit l’initiative des mouvements. Ses mains faisaient apparaître une lumière qui sortait du mur comme une vapeur. La vapeur se pelotonnait autour de moi.

Nous avons joué un moment avec cette vapeur de lumière. Et mon corps, sans pesanteur et sans force, s’abandonna complètement à la danse…

Et puis, je fus aspiré hors de ma prison. Étais-je un peu plus mort ou un peu plus vivant ? Je ne le savais pas. Et cela me laissa parfaitement indifférent.

J’étais à la fois mouvement et nombre. Mes bras vivaient dans ses bras, mes jambes, dans ses jambes, ma poitrine,

 dans sa poitrine. Tout était délivrance dans ce dernier jet de mes souffrances.

Elle me tenait intègre comme un nuage conserve en lui l’unité des émanations qui montent des terres labourées.

Et elle m’arracha du monde.

Il faisait nuit, une nuit parfaitement transparente. Les torches du couvent s’éloignaient sous moi. Je montais et la ville ressemblait à une délicate enluminure sur un grossier parchemin.

Comme l’air était doux et sans contrainte ! Comme il était bon de retrouver ma mère parmi les étoiles !

Le monde, à nouveau dans son éclat !

Puis j’entendis résonner sa voix sur ma peau.

— Regarde, Guion, vois. Et je vis.

La nuit, ma nuit, je la croyais vide et anéantie. Elle était translucide et féconde. Dans sa substance si subtile, toutes les énergies tournaient, se concentraient sur elles-mêmes. Des étoiles prenaient feu et se reliaient les unes aux autres, rayon par rayon. Un monde d’étoiles.

Parce que la nuit s’enfonce dans ses propres ténèbres, la lumière jaillit.

« Ma sœur, ma nuit, je te vois enfin. Toi aussi, tu gémis dans ta solitude.

Aucune partie de ton corps n’a oublié l’amour perdu. »

Des étoiles s’allumaient par milliers de milliers. Des amas d’étoiles, et puis des amas d’amas d’étoiles tournaient comme des nuages de poussière dans un désert glacé. J’entendais les étoiles sonner les cloches de la nuit, de ma nuit.

 Là d’où je venais, mon tympan trop rigide n’entendait rien ; mon œil trop faible ne voyait rien.

« Nuit, ma nuit, je te rencontre enfin. Tu me manquais ! Je sors enfin de mon indifférence. J’apprends à l’instant que l’homme te tient pour rien. Une terrible nouvelle.

Je te vois, je t’entends, car j’ai goûté au cachot de ma solitude.»

La nuit ne réagit pas à n’importe qui. Elle accepte tout, reçoit tout, supporte tout, mais ne réagit qu’à l’amour.

Pour celui qui voit le néant, elle est néant ; pour celui qui voit l’éant, elle est l’éant, matrice de l’enfant.

Nous avons vécu en ce monde dans les prémices de la fraternité.

La nuit, ma nuit, notre nuit, c’est elle qui nous a reliés de personne à personne, c’est elle la grande relieuse, la fibre de nos amours. Elle a trouvé le moyen de nous souder de l’intérieur, de solitude à solitude.

Marguerite était comme un chariot de flammes et elle m’emportait avec elle. Elle m’emmena sur d’autres globes. Partout des êtres vivaient, travaillaient, tentaient la fraternité.

Et nous plongeâmes dans une sphère bleue drapée de nuées blanches. Il y avait une très belle campagne. C’était l’automne.

Je reconnaissais le paysage. Une famille travaillait autour de la maison. C’était ma famille. Moi, j’étais sur le toit de la chaumière.

Je n’étais donc jamais descendu.

La beauté de la vie se réclamait de moi. L’homme trônait sur son toit et venait tout juste d’ajuster la dernière tuile à la faîtière d’argile. Il l’avait cimentée au chaume grâce à un bourrage de glaise. Le toit ne coulerait plus. Il était assis à califourchon sur le faîtage. L’automne avait été aussi faste qu’exigeant. Le dernier effort terminé, il ne voulait plus rien faire, il ne pouvait plus rien faire.

Ses yeux en profitaient pour voguer à leur guise comme si la paralysie de ses membres lui donnait des ailes. Sur l’onde des collines apparaissaient ici et là de grandes chaumières ventrues bordées de haies sombres. Des carrés de blé jaunissaient le dos des coteaux. Des femmes au loin revenaient des champs. Des oiseaux s’agitaient autour de leurs têtes sur lesquelles se balançait un panier de grains…

Cet homme sur le toit de sa chaumière paraissait, lui aussi, très beau, car il goûtait la beauté du monde. Il avait tant voyagé, il s’était si souvent perdu. Mais jamais il n’avait longtemps manqué de sincérité. Jamais il n’avait longtemps tourné le dos aux requêtes de sa lucidité naissante. C’était un pauvre bougre, mais c’était aussi un homme de bonne volonté.

J’étais, moi aussi, le fruit de la nuit, un acte d’amour à ciel ouvert.

On peut l’annoncer. Oui, on peut l’annoncer : nous sommes définitivement livrés à la vérité, de sorte que la fraternité vient, toujours lentement, parfois difficilement, mais elle vient. Ce qui réunit les étoiles réunit aussi les éléments. Ce qui réunit les éléments nous réunit. Nous n’échapperons pas plus à la fraternité que les éléments n’échappent à la vie.

Les conditions de l’existence et l’existence des conditions sont inexorablement liées. C’est le fondement de l’espérance. La création engendre les conditions d’une plus grande création. La déchéance que nous avons jadis connue sur terre était une préparation dont la forme aurait pu être allégée.

 On peut imaginer, inventer, tromper, s’entêter, construire religion par-dessus religion, détruire religion par-dessus religion, un monde toujours nous précède, un monde toujours nous enveloppe, un monde toujours nous succède, et tout finit par se rendre à la vérité, non pas pour la subir, mais pour l’accomplir. Nés de l’Amour, nous sommes engendrés pour aimer.

Du toit où j’étais, mes yeux lavés buvaient le monde. Dans le champ, près de l’étable de pierres, des femmes bêchaient, des enfants couraient autour d’un ânon. Un peu plus loin, je la reconnus à sa manière de marcher, Béatrice tenait fermement un araire tiré par un buffle lui-même tenu par une jeune femme, Maiffe.

Béatrice s’arrêta en regardant autour d’elle comme si quelqu’un l’avait appelée. Mais elle ne voyait personne. Le buffle tourna la tête en ma direction. Maiffe voulut le faire avancer, mais il refusa de marcher.

— Le vent change ! s’exclama Béatrice. On dirait que le temps tourne. Benoît n’a pas fait ses vœux.

Et je reçus en plein visage une lame de bonheur. Tout mon corps trembla. Une bourrasque découvrit la tête de Béatrice. Ses cheveux blancs flottaient au vent, et je vis son visage mûr.

— Oui ! je crois bien, le temps tourne, reprit Maiffe qui conduisait le buffle. Bientôt, je verrai mon frère revenir à la maison avec une compagne.

L’animal resta immobile encore un moment. Le ciel semblait de cristal.

Les deux femmes et le buffle reprirent le mouvement du labour. Le sol s’ouvrait, humide. Une vapeur sortait du guéret. L’odeur de la terre grisait l’homme qui dominait le toit.

Mon cœur se brisa par le milieu sous l’effet d’une joie parfaite. Tout était accompli.

 Mon corps s’était écroulé au pied de la fenêtre murée. Un jet de sang glissait sur mes lèvres, car la paroi de pierres avait râpé durement mon front, cassé mon nez et déchiré l’un de mes sourcils. Le goût salé du sang me fit sourire. Le sourire se fixa.

J’étais heureux.

Je tâtai par terre pour mesurer le sang perdu. Il y en avait beaucoup. Je pris dans mes mains mon bol de bois. Je le serrai contre ma poitrine. Je m’évanouis dans le bonheur d’en finir.

Je me réveillai de nouveau. Dans le sang, je touchai ce qui me sembla de prime abord une tige de paille, c’était une plume aiguisée pour écrire.

J’entendis ouvrir la porte. Mais je ne voyais rien, que du noir. C’était sans doute une nuit sans lune. S’approcha un moine. Qui d’autre pouvait-il y avoir dans ces lieux ! Il me dit d’une voix douce :

— Mais vous êtes sérieusement blessé !

J’entendais sa torche crépiter, mais je ne la voyais pas. Je compris que j’étais aveugle, définitivement aveugle.

Après ma convalescence, j’eus droit chaque jour à toute la cour intérieure. On me laissait entièrement libre dans ce monde d’odeurs et de fleurs. Mon esprit était confus. Je vivais enfermé dans un instant qui se déplaçait avec moi. Je ne pouvais plus faire la distinction entre les images du passé, les impressions du moment et les appréhensions de l’avenir. Tout m’était contemporain.

Le jeune moine venait écouter le récit qui sortait de ma bouche. Par un miracle incompréhensible, il eut la permission d’écrire mon Évangile, car un maître dominicain, provincial d’Alsace, ne voulait rien perdre des souvenirs de la devancière de Valenciennes. Cependant, le jeune moine ne comprenait pas mon visage.

Mon visage est le miroir heureux de la nuit.

APPENDICE

Marguerite Porète, béguine du Libre-Esprit

La vie mystique a souvent été associée à la lutte contre la chair et ses passions, une lutte menant à une union symbolisée par le mariage de l’âme avec Dieu. En arrière-plan, on y lisait une sorte de compétition entre l’amour de Dieu et l’amour humain. Il était néanmoins possible aux gens mariés de s’unir à Dieu, mais c’était une voie moins sûre. Au dernier versant du Moyen Âge, une femme a ouvert grandes les portes d’un autre chemin, celui de l’amour conjugal sans contrat, le chemin de l’amour gratuit, non pas d’un amour affranchi du corps, mais au contraire d’un amour affranchi par la libération des désirs du corps, une route évidemment hérétique, mais peut-être plus évangélique qu’il n’y paraît.

Marguerite Porète est réputée béguine du Libre-Esprit. Avant de parler de ce courant, parlons des béguinages dans leur forme médiévale, celle qui précède le concile de Vienne (1311-1312) qui les a condamnés. Ensuite, nous résumerons quelques éléments de la voie proposée par Marguerite dans son magnifique Miroir des âmes simples.

 Qui sont les béguines avant leur condamnation ?

Il s’agit d’un mouvement « féministe » avant l’heure. Ses origines sont obscures ; plusieurs hypothèses expliquent leur nom, la plus plausible nous amenant au verbe allemand beggam qui veut dire « demander », « quêter »,

« prier ». C’est un nom qui révèle davantage la perception de ceux qui méprisent les béguines que l’esprit qu’elles cherchent à développer, car elles ne mendient pas, bien au contraire. Ces femmes exploraient d’autres voies que celle du mariage (à l’époque, un contrat de soumission) ou celle du monastère (avec vœux de pauvreté, d’obéissance et de chasteté, chasteté généralement confondue avec la continence). Elles recherchaient un autre type de relation au corps, aux hommes et à Dieu, et elles aspiraient à une plus grande autonomie économique, intellectuelle, spirituelle et sociale.

On situe au xiie siècle la naissance de ce mouvement. À la fin du xiiie et au début du xive siècle, il est solidement organisé. On peut compter des centaines de béguinages et des milliers de béguines en Alsace, en Belgique, en Allemagne, dans les Pays-Bas et en France. Chaque béguinage est autonome et dirigé par une grande demoiselle. Les béguines ne se marient pas, mais ne font pas vœu de chasteté non plus. Leur mouvement n’exclut pas les hommes sympathisants qu’on appelle bégards, et pour lesquels elles ont parfois le « béguin ».

On y retrouve des femmes de toutes les conditions. L’éducation y est bien implantée, car c’est par l’instruction qu’elles arrivent à l’autonomie économique et intellectuelle. On les retrouve dans différents secteurs de l’économie : la santé (hôpitaux, sages-femmes…), l’éducation, l’artisanat (tissu, broderie d’art, tapisserie…), le soin aux mourants, les enterrements.

 Le Libre-Esprit

Le béguinage n’est pas une idéologie monolithique. Plusieurs courants contradictoires traversent le mouvement, notamment l’aile exploratoire du Libre-Esprit. Il s’agit de tendances diversifiées et explicitement non conformistes. Parmi les béguines du Libre-Esprit, il y a des femmes adeptes de l’ascétisme, inspirées par les franciscains radicaux, ou par les disciples d’Ortlieb qui méprisaient non seulement la sexualité, mais aussi la reproduction (comme chez les cathares, il fallait éviter de fournir les corps nécessaires à l’incarnation des âmes). D’autres, à l’inverse, proposaient de donner à la nature tout ce dont elle avait besoin, de répondre aux désirs du corps (qu’il ne faut pas confondre avec des envies conditionnées par la société). Quelques-uns, tel Johannes Hartmann, s’affirmaient nihilistes avant Nietzsche ou libertins avant Sade. D’aucuns pensaient qu’il était nécessaire de suivre le chemin ascétique durant les premières étapes de la vie spirituelle, puis, une fois libérés, la femme ou l’homme pouvaient satisfaire tous leurs désirs puisqu’ils étaient à la fois sains et saints. Toutefois, la grande majorité des béguines suivaient des voies plus acceptables pour le Moyen Âge, quoique l’espérance d’une autonomie ait toujours été à la base du mouvement.

Marguerite propose de répondre aux besoins de la nature. De prime abord, on pourrait voir là une banalité. Au contraire, cette apparente concession au corps résulte d’un changement radical de vision du monde.

La courtoisie

La courtoisie, sa littérature, ses chansons, ses coutumes ont fortement influencé le mouvement. Dans la courtoisie, le désir est considéré comme réciproque (relation sujetsujet, le désir n’a pas d’objet mais uniquement des sujets)

 et il constitue le principal moteur de la vie humaine. Néanmoins, les rôles sont inversés : la femme est seigneur, l’homme, vassal. Le mariage est perçu négativement, il va à contrecourant de l’amour puisqu’il résulte de la raison sociale, il a une raison d’être. L’adultère est préférable puisque les amants sont alors unis par un lien plus sacré que le mariage, leur désir est sans raison d’être, il est gratuit. Il ne s’agit pourtant pas de se jeter dans la débauche, au contraire. Dans le fin’amor, on laisse longuement mûrir le désir, on l’élève au-dessus de la raison. La courtoisie annonce Pascal : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point.» Elle sacralise l’amour désintéressé. Le plaisir (car la courtoisie n’est pas que platonique) autant que la souffrance (c’est souvent un amour impossible) participent tous les deux à l’union éternelle des amants, non par le mariage humain, mais par une union soudée par le destin.

Les persécutions

Au début du xive siècle commencent les persécutions contre les béguines, sans distinction des doctrines. Elles sont considérées comme hérétiques dans leur ensemble du seul fait qu’elles recherchent l’autonomie par rapport à l’Église hiérarchique (qu’elles nomment l’Église-la-petite par opposition à la grande Église, la fraternité spirituelle de tous les humains). Après les procès d’Inquisition contre Marguerite Porète, l’un à Cambrai (contre son œuvre) et l’autre à Paris (contre sa personne), et sa condamnation au bûcher en 1310, le bégardisme sera globalement anathénisé par le concile de Vienne. La répression et la persécution feront rage principalement en Alsace et en Allemagne. Le mouvement survivra d’une part dans la clandestinité (comme chez les Amis de Dieu) et d’autre part grâce à des formules de compromis (association avec des communautés masculines officielles ou assimilation à une organisation pieuse).

 On justifie la chasse aux béguines par deux principales raisons : des idées hérétiques (non orthodoxes) traversent le mouvement et les béguines font une concurrence « déloyale » aux communautés régulières sur le marché de la santé, de l’éducation, de l’artisanat et des enterrements.

Hormis l’influence évidente d’Hadewijch d’Anvers, rien dans les écrits de Marguerite Porète ne permet de situer sa pensée de façon précise dans l’un ou l’autre des courants qui traversent le grand mouvement du béguinage. Elle déclare elle-même qu’elle fait scandale chez les ecclésiastiques comme chez les béguines : « Béguines disent que je suis dans l’erreur, ainsi que prêtres, clercs et prêcheurs, augustins et carmes et les frères mineurs.» On présume qu’elle n’est pas formellement rattachée à un béguinage et qu’elle serait une sorte de religieuse indépendante et itinérante.

Son livre Le miroir des âmes simples (le titre littéral est Mirouer des simples âmes qui en vouloir et en désir demourent) nous fait découvrir une femme très cultivée, autodidacte (son langage n’est que peu scolastique), une femme qui a sans doute fortement pratiqué l’introspection, d’une intelligence remarquable par ses analyses psychologiques, et dont la franchise nous touche au premier abord.

Ce que nous savons de la vie de Marguerite Porète*

Marguerite Porète (Porète signifie « petit oignon ») est originaire du Hainaut, très probablement de Valenciennes. Elle serait née entre 1250 et 1260. On l’a qualifiée tantôt de béguine clergesse très savante (copiste professionnelle), tantôt de béguine errante (Libre-Esprit). Elle-même se décrit comme une « mendiante créature qui n’a rien à mendier ».

* Source provenant de l’encyclopédie Universalis.

 Elle appartient au diocèse de Cambrai. Son premier ouvrage, inspiré par la courtoisie, portait sur le fin’amor. Il paraît autour de 1290. Le « fin amour » est l’aboutissement d’une relation gratuite, sans aucun marchandage et donc sans attente spécifique, c’est-à-dire sans vouloir (puisqu’il est tout entier désir). Il survient après avoir traversé bien des épreuves. Il se caractérise par une joie transcendante qui guérit des frustrations qui sont le propre du désir dans la vie concrète. Le désir n’est pas seulement une source de frustrations, il est aussi la source d’un enthousiasme qui dissout les souffrances inévitables dans le plaisir et le bonheur d’aimer.

Nous ne savons presque rien de la vie de Marguerite Porète, sinon que son premier livre sur « l’être de l’affinée amour » a été brûlé sur la place publique de Valenciennes en 1300 par ordre de l’évêque de Cambrai, Guy II de Colmieu. Celui-ci interdit à Marguerite de diffuser d’autres livres et doctrines sous peine d’être traitée en hérétique relapse (ce qui signifiait automatiquement une condamnation à mort). Marguerite récidive avec Le miroir qu’elle envoie ellemême, entre autres personnes, à l’évêque Jean de Châlonssur-Marne. Elle est dénoncée par l’inquisiteur de HauteLorraine (Guy II a été remplacé par Philippe de Marigny, impliqué dans le procès contre les templiers).

Fidèle à « son âme libre qui ne répond à nul si elle ne le veut », elle refuse de prêter serment et survit à dix-huit mois d’emprisonnement. Marguerite est alors condamnée comme hérétique relapse. Après une procédure (auto de fe) plutôt expéditive (douze théologiens de l’Université de Paris se prononceront contre certaines de ses allégations), le 31 mai, l’inquisiteur général de France, Guillaume de Paris, la livre au bras séculier pour qu’on la brûle vive. Ce qui sera fait, le lendemain, le 1er juin 1310, place de Grève à Paris.

Selon le continuateur de la chronique de Guillaume de Nangis, la noblesse de son attitude et sa dévotion émuren jusqu’aux larmes la foule qui assistait au spectacle. La mort de Marguerite aurait entraîné des soulèvements et des rébellions dans Paris, dans la région de Langres et en Allemagne du Sud.

On sait aussi qu’un clerc du diocèse de Cambrai du nom de Guion de Cressonaert, probablement un disciple ou un compagnon de Marguerite, a tenté d’intervenir dans le « procès ». Ce qui faisait de lui un complice (aucun accusé n’avait droit à un avocat, au contraire, tout témoin qui lui était favorable devenait suspect d’hérésie). Cet homme qui, selon certains, est devenu fou en se proclamant l’« ange de Philadelphie », sera condamné à la prison à vie.

Malgré ce cheminement tragique, Marguerite n’a pas été sans soutien. De son vivant, Godefroid de Fontaines, ex-régent à la faculté de théologie de Paris (1285-1286) et deux autres censeurs, un de la famille cistercienne et l’autre de la famille franciscaine, ont considéré comme orthodoxe Le miroir de Marguerite. Leurs reproches se limitaient au fait que son ouvrage permettait plusieurs interprétations et qu’il fallait une personne avertie pour l’appréhender correctement (le même reproche sera fait à maître Eckhart).

La supposée hérésie de Marguerite Porète doit se comprendre dans son contexte. L’inquisiteur, Guillaume de Paris, n’était pas sans intentions politiques. Il était compromis avec Philippe le Bel dans le procès des templiers. Ce que craignaient l’État autant que l’Église vis-à-vis des béguinages n’était rien de moins que la perte de la mainmise sur les femmes et sur l’institution du mariage.

Plusieurs extraits incriminés du Miroir serviront de base à la rédaction du fameux décret Ad nostrum que le concile de Vienne utilisera pour condamner globalement tous les bégards, béguines et tenants du Libre-Esprit. Comme on l’a fait remarquer, lorsque Marguerite parle de dépassement des vertus, le concile imagine un rejet des vertus ;

 lorsque Marguerite parle d’une union avec Dieu, le concile voit une identification absolue avec Dieu ; lorsqu’elle parle de paix intérieure, le concile entend l’apathie intérieure ; lorsqu’elle parle de relation directe avec Dieu, le concile perçoit un reniement des sacrements ; lorsque Marguerite demande de donner à la nature ce qu’elle veut, le concile craint la luxure.

Malgré la mort tragique de Marguerite et la destruction de son livre (des copies survivront), son enseignement se perpétuera entre autres par Heilwige Bloemardine de Bruxelles (morte en 1335), mais surtout à travers l’œuvre de maître Eckhart. Certaines phrases du maître dominicain sont des citations textuelles du Miroir. Celui-ci circulera anonymement sous différentes versions (entre autres latine, anglaise et française). Il sera redécouvert et publié par Romana Guarnieri en 1965.

Le miroir des âmes simples

On retrouve dans Le miroir les thèmes suivants :

•        Une âme touchée par la grâce divine est sans péché.

•        Le corps ne porte aucune culpabilité, il est innocent, ce qui réduit sensiblement la portée du péché originel.

•        La disparition du sentiment de culpabilité favorise la simplicité du cœur nécessaire à un amour sans « pourquoi », un amour qui n’est pas un « marchandage » entre une personne dépendante et coupable (l’être humain) et une personne puissante et sans faute (Dieu).

•        Cette libération de l’amour permet la « courtoisie » entre l’âme et Dieu puisqu’elle élimine l’idée de devoir entre les amants.

•        La déité (la source divinisante) est immanente dans la création, ce qui ne l’empêche pas d’être transcendante (plus que la création car elle est créativité pure).

 •       La création ne s’opère pas comme chez Platon, par remémoration d’un modèle intelligible et donc connaissable. La créativité est réelle, elle réclame la participation de chacun, tous les créateurs inventent, c’est une aventure imprévisible, et toujours la créativité l’emporte sur la capacité de connaître. Le musicien crée une œuvre qui transcende toutes les capacités de la connaissance puisque cette œuvre est vivante, mouvante et féconde.

•        La féminité est une image vivante de la déité.

•        La création est un théâtre (lieu de création tragique) dans lequel se développe ce qui ne peut pas être créé directement mais ne peut que surgir des conflits propres à la création : les vertus véritables comme le courage qui ne peut surgir que là où la peur est vécue, les sentiments qui sont impossibles sans les contradictions du monde, la fraternité qui ne peut apparaître que parmi des êtres sociaux éprouvés…

Comme chez Béatrice de Nazareth et d’autres béguines, Marguerite distingue sept « étapes initiatiques » au terme desquelles l’âme atteint l’union avec Dieu. Mais ces étapes ne ressemblent pas à une échelle, à une progression continue, le texte au contraire saute toutes les étapes, revient en arrière, selon un chemin plus expérientiel que linéaire. Au bout du compte, le désir et les deux sujets qu’il relie ne sont plus encombrés d’obstacles psychologiques, sociaux ou intellectuels.

Volonté et désir

On ne peut comprendre la pensée de Marguerite sans discerner attentivement « volonté » et « désir » : la volonté appelle un complément d’« objet », le désir amorce une relation réciproque et gratuite entre deux sujets concrets. Dans le désir purifié (c’est-à-dire déconditionné), l’amour unit l’âme à Dieu. Marguerite se demande : « Pourquoi de telles âmes se feraient-elles scrupule de prendre ce qu’il leur faut quand nécessité leur demande ?» Le vol d’un bien nécessaire à une personne, à une organisation qui n’en a pas nécessairement besoin n’est pas un vol, mais une bonne action, une sorte de défense légitime contre l’extrême pauvreté.

« Elles [les béguines] doivent donner à la nature ce que la nature demande.» Il s’agit de garder le corps relié à la réalité qui l’entoure, non seulement pour qu’il vive, mais pour qu’il s’épanouisse. Ce qui importe, c’est de vivre à la manière d’un enfant, par pur amour, parce que l’on vaut la peine.

Le béguinage de Valenciennes

Marguerite est sans doute indirectement rattachée au béguinage de Valenciennes, qui gère l’hôpital SainteÉlisabeth. Les règles de vie de ce béguinage nous donnent une idée de l’existence que menaient ces béguines.

•        Les béguines élisent elles-mêmes la dame proviseur de leur maison.

•        La direction, sur le plan tant matériel que spirituel, incombe à la grande demoiselle.

•        Un conseil de béguines seconde la grande demoiselle.

•        Le béguinage possède sa propre paroisse dirigée par un curé assisté de deux chapelains, tous trois élus par les béguines.

•        On entre dans le béguinage sans prononcer de vœux. La seule condition étant de s’engager à mener une vie humble et dévote ainsi qu’à respecter les règles de la maison. Aucune dot n’est exigée des postulantes. Chacune garde la libre disposition de ses biens. La communauté accepte les femmes de toutes les conditions.

•        Toutes, quelle que puisse être leur condition, sont obligées de travailler aux tâches ouvrières (filage et tissage),

 agricoles, scolaires, hospitalières. En dehors du travail, les béguines se consacrent à une vie spirituelle intense. Un règlement prévoit l’assistance aux plus pauvres d’entre elles.

•        Dominicains et franciscains viennent régulièrement prêcher dans leur église.

Reproches faits aux béguines

On leur reproche d’interrompre les prêches, de débattre dans les lieux de culte, de propager des idées nouvelles, de tromper les naïfs. Les artisans considèrent qu’elles leur font une concurrence déloyale. Les bourgeois n’aiment pas leur autarcie et leur indépendance économique. Les communautés religieuses considèrent qu’elles entretiennent une sympathie et une autorité rivales auprès des pauvres et des déshérités.

Leur manière de vivre modestement, mais sans vœu de pauvreté ; pieusement, mais sans dépendance à l’égard de l’organisation ecclésiastique ; non mariées, mais pas forcément continentes ; intellectuellement éveillées, mais sans enfermement scolastique ; insoumises, mais sans révolte, séduit la population. En comparaison, l’Église officielle apparaît trop ascétique chez les moines et trop luxueuse chez les évêques. En somme, les béguines ouvrent un chemin modéré, laïque, évangélique, juste et accessible à toute la société.

Théologiquement, on considère que les béguines répandent surtout quatre hérésies :

1.      On peut accéder au divin sans passer par un intermédiaire ecclésiastique.

2.      L’âme est créée et voulue souveraine et libre.

3.      La relation à Dieu repose sur l’amour réciproque et gratuit et non sur la sujétion.

4.      L’âme n’a pas à lutter contre une nature pécheresse, le corps et la nature ne sont pas entachés de mauvais penchants. Le cœur doit avancer sans autre considération que l’amour.

Originalité de Marguerite Porète

Marguerite Porète affirme la primauté de la liberté. « Dieu ne pourrait supporter qu’aucun pouvoir ne m’ôte mon vouloir sans que ma volonté y consente. » Mais la liberté ne consiste pas à vouloir un objet et à se le procurer. La liberté ne s’exerce pas en définissant unilatéralement ce qui devrait combler un individu. Au contraire, la liberté n’a de sens que dans des relations libres, où l’avenir ne peut être défini par un seul membre de la relation. Par exemple, la raison ne peut pas définir les vertus pour, ensuite, s’acharner à se les approprier par différents exercices. Marguerite affirme : « Que l’âme licencie les vertus et ne se trouve plus en leur servage, car elles ne lui sont plus d’aucune utilité, tandis que ce sont elles, les vertus, qui travaillent pour l’âme.»

« L’initiation » consiste à pénétrer dans le désir sans image préconçue de Dieu, de l’âme, de la vertu ou du péché. Un tel « néant d’images » n’a rien à voir avec le nihilisme ou avec le refus de l’imagination. L’exercice du nonvouloir propre n’est pas évident. Le premier moment de la démarche mystique vise la rencontre de soi-même.

Marguerite ne se contente pas d’emprunter à la rhétorique courtoise, elle s’approprie son éthique de la gratuité parfaite. L’amour est tout simplement l’état naturel du désir lorsqu’il n’est pas victime d’une volonté unilatérale d’aboutir à un résultat prédéfini.

Cependant, la conception de l’amour de Marguerite Porète se distingue de l’amour courtois par plusieurs points :

•        L’amour courtois fait de la dame (domina) l’objet d’un amour impossible. Pour Marguerite, Dieu est le Loin-

 Près. Il est si intime qu’il se confond presque avec le noyau de l’âme. Il est si manifeste en toute chose qu’il enveloppe toute la nature sans se confondre avec elle. Bref, Dieu n’est justement pas un objet d’amour, mais un sujet d’amour à la fois intérieur et extérieur.

•        Dans l’amour courtois, la dame est suzeraine et l’homme est son vassal. Le fief, c’est le corps de la dame, mais il est rarement saisi. La noble dame appartient à un rang supérieur au chevalier ; s’il est baron, elle est reine. Sa réputation est si grande que l’amour qu’éprouve le chevalier l’ennoblit sans qu’aucun contact physique ne soit nécessaire. Le baiser suffit, il est un équivalent de l’adoubement, il a une valeur contractuelle. Le chevalier célèbre la valeur de la dame et le désir physique est sublimé dans la poésie. Bref, c’est un amour qui s’abstrait de la chair afin d’en garantir la gratuité. Si bien que le philtre d’amour entre les deux amants devient signe de malédiction. Le désir brûle d’inaccomplissement. Le Loin-Près de Marguerite Porète n’est pas ici la dame, mais le chevalier. L’âme vient torturer Dieu du désir qu’elle engendre en lui, elle le force à pâtir d’amour. Elle arrive à ressentir le désir de son chevalier divin, elle le ressent dans le fond de sa propre âme et c’est ce désir qui la fait vivre d’un « frémissement intérieur ».

•        L’amour courtois vise à faire de l’être désiré non pas un instrument de plaisir, mais un sujet de plaisir, c’est-àdire une fin. Ce qui est suspect, ce n’est pas le plaisir, mais cette forme de plaisir qui consiste à l’assouvissement supposé que peut produire la possession d’un objet, c’est-à-dire son contrôle. Le désir est tout autre, ici le plaisir est le fruit d’une relation où chacun est cocréatif. L’amour courtois tente de libérer le plaisir de la volonté de conquête (de possession). Cependant, il le fait par abstraction de la relation. Marguerite ne cherche pas à abstraire de l’amour. Dieu ne doit pas être réduit à l’état d’image, de représentation. Il a un corps : la nature.

 •       Dans l’amour courtois, le plaisir s’autoengendre. L’autre est une abstraction qui nourrit les fantasmes personnels. Le plaisir est, au fond, solitaire. Évidemment, le corps souffre de cette abstraction, car le désir physique consiste à interagir avec un autre corps. Cette souffrance construit cependant l’amour courtois. Plus je souffre du manque physique de l’autre, plus je jouis de sa présence abstraite. Au contraire, Marguerite Porète recherche l’expérience concrète avec Dieu à travers soi et à travers la nature.

•        L’amour courtois laisse entendre que la jouissance corporelle détruit l’altérité, d’où son mépris de l’acte charnel. Dans la jouissance, l’autre serait remplaçable. Un corps serait substituable à un autre. Cela a peu à voir avec l’expérience. Au contraire, aucun corps n’est identique, et donc la complémentarité physique n’est pas universelle. L’amour conjugal a donc une valeur concrète irremplaçable.

Pour Marguerite, l’amour est au-dessus de tout, même de Dieu. Elle ne souhaite pas que le refoulement sexuel (la relation platonique avec une image de l’autre) exacerbe les élans mystiques et les expériences étranges. Il ne s’agit surtout pas de fabriquer des « mystiques » avec des émotion « refoulées ». À l’inverse, pour contrer une telle dérive, elle propose de donner à la nature tout ce qui lui convient (ce qui exige le plus grand discernement).

Lucrèce parlait des malheureux « possédés par l’ardeur amoureuse » en ces termes : « Leur proie, ils l’étreignent à lui faire mal,| Morsure et baisers lui abîment les lèvres. Impure, leur volupté cache des aiguillons | Les incitant à blesser l’objet, quel qu’il soit, | D’où surgissent ses semences de leur fureur. » Un tel amour est un combat contre le désir, c’est la volonté contre le désir. Marguerite Porète va très précisément dans le sens contraire.

 En fait, toute la philosophie de Marguerite Porète se résume ainsi : s’il n’y a pas de regard aimant, Dieu est pire que le chaos originel des mythes égyptiens, grecs ou romains. Car le chaos, la cruauté inconsciente de la tempête, du hasard et de l’accident, nous pouvons le supporter, mais la cruauté constitutive de la raison politique, la cruauté devenue l’économie générale du ciel et de la terre rend   l’« intelligence » pire que le hasard, la planification plus sadique que l’accident, le « bien » plus mauvais que le mal, l’« ordre » plus systématiquement meurtrier que la vie sauvage.

Ou la cruauté chez l’homme n’est qu’une maladie, alors espérons et travaillons à notre santé ; ou la cruauté chez l’homme augmente avec la conscience du pouvoir, dans ce cas, liguons-nous contre l’homme. Détruisons-le. Laissons la vie retourner à sa pleine inconscience.

Mais la conscience est constitutive de l’être, donc l’être se développe par la conscience et celle-ci mène inévitablement à la fraternité par la nécessité même, c’est-à-dire par la finitude dans laquelle est incarnée l’essence en principe illimitée de la créativité.