La métaphysique répond à des questions comme :
Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?
Pourquoi est-ce si démesuré et pourtant, si mesurable?
Pourquoi est-ce si fascinant et déroutant?
Pourquoi est-si beau et si tragique?
Pourquoi avons-nous la possibilité de devenir notre pire ennemi?
L’éthique tente de répondre à des questions comme :
À quoi ça sert toute cette démesure à la fois si ordonnée et foisonnante?
Est-ce que ça vaut la peine de vivre?
Qu’est-ce que ça vaut, tout ça, le monde?
Qu’est-ce que je viens faire là-dedans?
Comment pouvons-nous nous en sortir?
Les Valeurs
À mon sens, on ne pouvait pas avancer dans le monde des valeurs sans les appuis de la métaphysique.
Premier point : la métaphysique, le sous-sol de la physique de l’énergie et de l’information est relation. Il n’y a rien qui soit une pierre à se mettre sous la tête, rien de statique, rien qui soit un objet en soi. Une pierre est un tas de relations; une ville, un tas de relations; mon corps, un tas de relations; ma pensée, un tas de relations. Rien sous les pieds, tout est aile (principe actif) et air (principe réceptif), mes pieds, tas-de-relations-électromagnétiques planent sur le sol, tas-de-relations-électromagnétiques.
Donc, pas de repos sur un socle.
Le deuxième point découle du premier : Si je ne pense pas, ma pensée disparaît, car elle est un verbe et, en tant que sujet de ce même verbe, je n’existe qu’en acte. Mon être propre naît de l’exercice de ma conscience. Si je n’active pas ma conscience, ma vie va se dissiper dans celles des autres, je ne serais, alors qu’un atome social; si je ne me souviens pas, mes souvenirs s’embrument tout en me déterminant; si je ne décide pas, je serai décidé par les autres, je serai le jouet des forces; si je n’aime rien, rien n’aura de valeur, tout redeviendra marchandises.
Vivre en propre, se faire personne, est un acte. Le monde existe avant moi, mais moi, je n’existe pas avant de m’accoucher par un solide effort de me sortir du ventre familial et social. M’affranchir.
Choisir de s’affronter en tant que vide intérieur plutôt que d’abdiquer son droit à l’existence, voilà le premier droit qui est aussi un devoir. Le devoir d’être. Un droit nécessairement contesté, un droit qu’on ne m’accordera pas facilement, parce que si je me mets à vivre en tant que personne, je serai « L’Étranger » dont parle Camus dans son roman.
Le premier « absolu » qu’on rencontre est le vide, le virtuel, la vertu de ma propre existence personnelle. Je peux exister en vertu d’un droit inaliénable qui ne vient pas des autres et d’un devoir incorruptible nié dès le départ. Et on rencontre parfois ce gouffre (interface entre le néant qui ne peut exister et l’être qui ne peut être une identité toute faite) aussi jeune que quatre ans.
La première des vertus pour acquérir de la valeur : s’arracher du vide, se dévider, se décomprimer, s’exprimer plutôt que déprimer.
Pas mal fatigant!
Non, pas si fatigant que ça, parce qu’un verbe produit un sujet-acte (« je » pense), mais aussi un complément-acte (à « toi »). Et lui, le complément prend le relais. Lorsque je me repose, le complément (toi) me porte.
Et c’est justement la deuxième valeur, la valeur du complément.
Par exemple, je fais confiance au lit (complément) qui me porte dans mon sommeil et me retourne à ma vie éveillée au matin. Je lui accorde une valeur, et si j’étais perdu en forêt, complètement épuisé, un lit de branches de sapin aurait déjà une grande valeur pour autant que je puisse dormir en toute confiance.
Et si une belle grande pierre plate percevait ma fatigue, me jetait un regard de tendresse, s’amollissait pour me recevoir, me réchauffer, alors elle aurait pour moi une valeur extraordinaire parce que j’aurais à ses yeux une valeur sensible. Ce « lit » vivant et rassurant est le lit de nos premiers amours, le plus souvent le sein de maman ou les bras de papa, mais pas toujours. C’est une valeur réciproque, un rapport de confiance, car maman et papa me veulent, m’aiment.
La valeur réciproque a plus de valeur que la valeur utilitaire. La valeur réciproque commence lorsqu’un visage à la fois actif et attentif, décidé et fragile, sensible et solide, prend sur lui le relais de mon repos. Ce visage qui m’inspire confiance acquiert alors une valeur inestimable.
Quelle est la valeur de cette valeur? Très précisément, la valeur inestimable du repos.
La valeur possède
- une équivalence (dans cet exemple, elle vaut le repos),
- mais cette équivalence dépend du degré de confiance établi entre le sujet du verbe et le complément.
Même le pauvre homme qui accorde une valeur à son argent lui donne des équivalences (maison, voiture, voyage…) qui dépendent de la confiance qu’il fait au système bancaire.
Mais quelle est la valeur de la valeur?
La valeur de la valeur, la confiance, se mesure devant la mort (la peur : si je ne revenais jamais à la conscience après le repos). Quel est l’être qui m’inspire assez confiance pour que je lui confie mon repos avec la conviction de pouvoir me réveiller après un certain temps?
Revenons à la valeur réciproque entre un sujet et un complément sensibles et personnels, par exemple : « je me repose en toi ». J’ai lu une telle compassion sur ton visage et senti une telle énergie sereine dans tes mains que je t’ai confié mon repos. Cet être ne me lâchera pas. Un tel lien possède une valeur sans mesure.
Cependant, au-dessus de cette relation d’une valeur sans mesure, qui ou quoi me garantit contre la mort (le fantasme de m’endormir sans jamais me réveiller) ?
Une maman est pour son bébé le fondement de la valeur. Mais ensuite j’ai découvert que le papa lui permettait de se reposer (parfois pas!) Ensuite, j’ai découvert que la nature fondait le repos de maman (parfois pas, maman est anxieuse)… En définitive, nous dépendons tous d’elle. Il me fallut plusieurs expériences décisives pour que la nature prenne un visage et plusieurs autres pour qu’elle m’inspire confiance.
Pour nous qui vivons dans des sociétés complexes, organisées et organisantes, la nature apparaît lointaine, nous y portons peu d’attention, mais pour les peuples « accotés » à la nature, cette relation est décisive. Néanmoins, lorsque la confiance ratatine vis-à-vis de l’organisation sociale (par exemple, parce qu’elle est beaucoup plus violente que la nature), nous prenons alors conscience que sans la confiance en la nature, c’est l’angoisse totale.
Pour ma part, il a fallu que je rencontre l’intériorité de la nature et que celle-ci rencontre mon intériorité pour que je trouve la paix tout en affrontant mon vide intérieur. Après tout, que nous le voulions ou non, nous reposons sur elle.
Les catégories valeurs sont dépendantes les unes par rapport aux autres :
- Les valeurs économiques reliées au degré de confiance que j’ai en la stabilité des échanges économiques qui, elle-même, dépend de l’organisation sociale.
- Les valeurs sociales reliées au degré de confiance que j’éprouve vis-à-vis de tout un chacun dans l’organisation sociale qui, elle-même, dépend des valeurs réciproques de confiance mutuelle.
- Les valeurs réciproques entre sujets sont reliées au degré de confiance que j’éprouve vis-à-vis de ceux qui m’entourent dont je dépends et qui dépendent de moi.
- La valeur ultime se mesure au degré de confiance que j’accorde dans le Grand contenant vivant qui m’a donné le jour et à qui je devrai confier mon ultime repos.
Je pourrais diviser la valeur ultime entre la Nature et sa Source créatrice, mais ce serait aussi artificiel que séparer la matière et l’esprit, vu que le corps sans énergie informante n’est même pas poussière et que l’énergie informante est déjà de l’organisation sensible. D’ailleurs un tel dualisme, on l’a vu en métaphysique, ne tient pas la route.
Cette vision des quatre catégories de valeurs n’est pas le retour du culte de la Nature, mais la simple perte du culte de l’homme.
On doit retenir que nous ne recevons pas des valeurs plus que nous en donnons, les valeurs ne sont pas des produits d’échange, des fabrications subjectives, elles sont le degré de confiance vis-à-vis de nos liens devant les nécessités du combat de la vie, du repos et de la mort.
On insinuera que les valeurs sont subjectives, mais qu’est-ce qu’on veut dire par là?
Lorsqu’on dit que quelque chose est objectif, on parle toujours de relations entre sujets.
- En science, l’objectivité est le degré de confiance que les scientifiques s’accordent mutuellement dans leurs capacités à saisir la relativité des connaissances acquises par expériences scientifiques (on parle ici de méthodes) vis-à-vis de la réalité immensément complexe de la nature. Sans cette confiance mutuelle des scientifiques, leurs connaissances deviennent totalement subjectives, c’est-à-dire prétentieuses, idéologiques, et hautement dangereuses.
- L’économie est une réalité « objective », on veut dire qu’elle cause réellement la mort ou la vie, et elle repose sur la confiance sociale qui est de l’intersubjectivité pure. L’inflation par exemple est objective et mesurable, elle est objective, car elle est un déséquilibre relationnel entre sujets.
- La valeur ultime de la nature elle-même est intersubjective parce que tant que je traite la nature d’objet, je suis en train d’engendrer un désastre tout à fait objectif. L’objectivité de la nature est une relation entre le réseau relationnel qu’est la nature et mes sens reliés à ma pensée qui sont des réseaux relationnels naturels. Imaginer que la nature est un objet sans pensée ni conscience est simplement une procédure méthodologique utilisée en science que l’on nomme rasoir d’Ockham. Et tant mieux pour la science qui autrement ne jouerait pas son rôle. Il s’agit de faire « comme si » la nature était « simplement » une mécanique de causalité, parce que c’est précisément cela que l’on cherche. C’est ce qu’il faut faire en science. Mais décrire la mécanique causale du cerveau en imaginant que « ce fait » explique complètement le sujet, c’est oublier que la science est intersubjective. Ce qui ne la disqualifie pas, bien au contraire, l’honnêteté de la science nous donne confiance que, dans son champ de compétence, elle peut définir des propositions fausses et ainsi ouvrir des recherches vis-à-vis des propositions susceptibles d’avancer en vérité.
Le sens de la valeur
Si la création ne s’exprimait que par la transformation de soi vers une finalité ouverte, sans autre expression que le cosmos, on n’en verrait pas le sens. Si l’acte de la conscience n’était que la reconnaissance de l’existence factuelle du monde, ni le monde ni la conscience n’auraient de valeur. Le cosmos pourrait être beau et insaisissable, mais s’il se foutait de ma fatigue de vivre, de mes besoins, de mes souffrances, de ma mort, je me foutrais de lui. Non seulement il n’aurait pas de sens, mais il serait à mes yeux une sorte de psychopathe totalement insouciant parce que purement causal.
Je ne deviens sujet que le jour où je découvre que chaque être sensible est un sujet, même une fourmi, et que nos liens sont interdépendants au point que nos désaccords engendrent des malheurs tout à fait objectifs. Notre intersubjectivité engendre des conséquences objectives qui ne dépendent ni de moi seul ni de la nature seule, mais de notre accord relatif.
Avant cette découverte, je ne suis le sujet de personne, puisque je n’ai pas découvert l’intériorité de personne. Mon intériorité de sujet, je veux dire, ma sensibilité se forme par et dans une relation avec l’intériorité d’un alter ego à l’intérieur d’une intériorité qu’on nomme vaguement « environnement ».
Comme tout le reste, « je » est relation, il n’existe pas en lui-même. Isolé de l’air, par exemple, « je » disparaît en quelques minutes; isolé de toute chaleur, il n’est que glace. « Je » est un noyau relationnel et tant qu’il n’a pas découvert d’autres « je », il n’a pas d’intériorité. L’insensible ne devient sensible qu’en percevant la sensibilité d’un être extérieur à lui.
Les valeurs sont des relations à trois. Par exemple, « je pense à toi, couchée sur la plage », le sujet du verbe penser se découvre dans un complément-sujet du même verbe dans un environnement complément-sujet du même verbe. La hiérarchie de dépendance est évidente : tu dépends de l’air, de la température, de l’eau, du ciel et de la terre, de la confiance que tu fais en ce monde, et ensuite nous dépendons l’un de l’autre pour ouvrir notre sensibilité et arriver au monde.
Infiniment seul, je ne tiens pas à moi. Je ne m’accorde aucune valeur. Avec un autre, j’acquiers de la valeur selon la valeur que cet autre m’accorde et que je lui accorde dans un monde qui nous accorde assez de valeur pour nous maintenir en vie, sinon je n’ai pas la sensibilité suffisante pour me ressentir vivant. Se ressentir vivant, c’est se ressentir dépendant et pourvu d’une certaine liberté.
« Je », « tu », « il » (il, ici, est le « Tu » universel) forment la valeur de la vie dans la mesure où le « il » constitue un repos, un appui fiable, c’est-à-dire une certaine garantie contre l’anéantissement. Deux personnes perdues dans une barque au milieu du Pacifique peuvent bien s’accorder mutuellement une grande valeur, s’ils ne peuvent confier leur conscience à un être digne de recevoir leur repos, leurs valeurs mutuelles n’ont pas beaucoup de valeur.
Le « tu » de la mère engendre peu à peu le « je » du bébé. Son intériorité s’approfondit dans la mesure où s’approfondit l’intériorité de la mère. Mais n’est-elle pas anxieuse tant qu’elle n’a pas découvert l’intériorité de cette Présence totale qui l’entoure et qui la rassure sur « l’inanéantissement » des êtres qui ont une valeur aux yeux de la Présence totale ? On a beau dire, ce sentiment de confiance, qu’un enfant découvre dans les yeux de sa mère, est le début de son intériorité. Qui développerait le risque de vivre et d’aimer s’il ne pouvait faire confiance en la durabilité des êtres aimés?
En réalité, sans valeurs, le monde n’a aucun sens et sans sens, le monde n’a aucune valeur. Le sens est donné par la valeur et la valeur, par le sens. Si la vie vaut quelque chose, elle a du sens, si elle ne vaut rien, elle n’a pas de sens.
C’est une affaire d’intersubjectivité, de sensibilité, d’intériorité à trois. Tant que je vis avec des êtres et dans un monde d’extériorité sans la moindre intériorité, le monde m’est insensible et donc incompréhensible. Il m’est fermé.
L’intériorité, nous l’avons découvert dans la métaphysique, vient de la kénose qui permet l’hypostase, impossible pour un être d’être tout son être d’un coup, son identité est à la fois secrète (kénose) et en révélation partielle constante (hypostase), car sinon les êtres seraient complets, atomisés dans le sens « d’incapables de relations », comme des billes se heurtant. Ce qui mène au paradoxe du statisme absolu qui est tellement plein de lui-même qu’il ne peut pas exister, qui est tellement fermé et complet qu’il est entouré de néant et non pas d’espace-temps (ce qui l’ouvrirait). Or le propre du néant est de ne pas être. Nous sommes en pleine impasse logique.
La valeur des vertus
Approfondissons la notion de sens.
Si tout est complet et parfait sans moi, je suis totalement inutile, je n’ai pas de sens. Si tout est déterminé et mécanique au point que tout m’échappe, je n’ai pas de sens, car je ne peux pas changer le cours des choses.
Le sens vient d’une relation qui participe d’une évolution relationnelle (la nature) dans laquelle je peux apporter quelque chose qui n’existerait pas si je ne l’apportais pas. Bref, si tout avait du sens en soi, je n’aurais pas de sens. Si rien n’avait de sens possible, je n’aurais pas de sens. Pour qu’il y ait un sens, il faut que la nature manque de sens et que je puisse ajouter à son sens. Et c’est en ajoutant du sens du monde que j’acquiers du sens. Le sens vient de la valeur.
Nous l’avons vu dans notre métaphysique, un être absolument vide de tout, même de l’espace-temps (le néant) ou un être absolument plein de tout sont des contraires si statiques qu’ils empêchent la pensée d’exister, or, c’est elle l’existence. Si l’être était absolument autre que la pensée, il n’existerait pas pour la pensée. Mais j’y pense, donc je suis dans l’être et l’être se pense en moi.
J’arrive à la participation de la pensée et de l’être, la pensée participe de l’être et l’être participe de la pensée et pour cela ma pensée doit pouvoir participer à l’être. Nous sommes coévolutifs et participatifs.
Pour cela, l’être est forcément ouvert, c’est-à-dire tendu entre des contraires. Par exemple : lumière-ténèbres, mouvement-résistance, souffrance-joie forment un théâtre tragique permettant des virtualités, des possibilités relationnelles. La confiance, l’autonomie, l’initiative, l’originalité, le courage, la ténacité, l’affranchissement, l’inventivité, la combativité, l’empathie, la compassion… sont des virtualités qui ne peuvent pas résulter directement du processus des causes et des effets qui forment le cadre évolutif.
Les vertus ne viennent pas de la causalité, elles ne viennent pas du passé, elles viennent d’un appel au devenir, elles viennent d’un avenir possible. Il y a le temps causal qui va du passé vers le futur, il y a le temps des vertus qui vient du futur espéré jusqu’à notre présent. C’est en vertu de notre conscience que nous sommes présents.
Si la confiance, par exemple, résultait d’une causalité, elle existerait avant de s’engendrer elle-même, elle ne viendrait d’aucune liberté, tout serait une chaîne de causes et d’effets, donc la fin serait dans le commencement comme c’est le cas dans l’idée d’une mécanique déterminée où la fin n’est que le déploiement du commencement. Cela n’aurait ni sens ni valeur. La confiance ne vaudrait rien, elle serait une simple conséquence génétique.
La confiance doit résulter d’un monde qui n’inspire pas tellement confiance de prime à bord, mais dans lequel la confiance peut se développer par une conscience qui ressent des finalités à réaliser. La justice n’est pas suffisamment là, mais je peux sentir qu’elle améliorerait nos vies, donc, je vais participer à sa réalisation. La confiance est un enracinement de la conscience dans la trame tragique du cosmos en route vers l’harmonie. Elle est le lien entre le commencement qui recule sans cesse et les finalités qui toujours s’éloignent en s’ouvrant.
La confiance est la vertu première; l’harmonie dans l’infinie diversité créative et participative, la vertu dernière.
Les anciens appelaient vertus ces virtualités qui sont des actes de la conscience libre vis-à-vis d’un monde imparfait dont l’amélioration est ouverte et donc, non définissable d’avance.
On peut sentir et penser l’injustice, mais on ne peut pas définir la justice. La définir conduirait à la domination d’une idée fixe sur nos capacités d’adaptation. Si l’idée de justice était définie avant sa pratique, ce serait l’impasse logique, l’équivalent du cercle fermé où la fin est définie par le commencement. Ce qu’on nommait autrefois, « Lucifer ».
Le jour où l’humanité réalisera l’impasse de la « perfection », c’est-à-dire l’idée que la fin peut être déterminée et engendrée par une chaîne de causalités (le propre de la force), la plus grande partie de la violence aura quitté le monde. D’ici ce temps, les vertus peuvent d’autant être engendrées que nous nous retrouvons dans un monde bouleversé par l’idée fixe du « bien » confondu avec la vertu du bien.
La conscience puise dans l’orientation du cosmos (les finalités ouvertes qu’on peut pressentir dans l’évolution de la vie sans jamais les définir) pour exalter des valeurs qui donnent du sens à la nature. Les vertus sont des exaltare, des élévations de la conscience. Elles ne sont pas le résultat de la création cosmique causale, mais de la conscience en marche et en actions dans la création, des résultats de la participation.
La liste de vertus est longue et nécessairement ouverte : la confiance, l’amour, l’espérance, la justice, la compassion, la tolérance, l’intolérance devant l’intolérable, la défense des vulnérables (soi-même compris), la prudence, la pensée complexe, la perception de notre ignorance…
Le propre d’une virtualité, d’une vertu, consiste à faire face à l’inconnu extérieur en puisant dans l’inconnu intérieur pour adoucir la vie sans pouvoir savoir d’avance ce qu’il faut faire pour y arriver. Plus que cela, en étant certain qu’on fera toujours un peu de malheur avec le bonheur qu’on souhaite apporter.
Dans un premier temps, tout ce qui lutte contre la force qui, elle, tend à tout réduire à l’état d’une chaîne causale, est une vertu dans la mesure où l’action adoucit la vie pour le plus de monde possible et à plus long terme. La vertu est évolutive, son action est imprévisible, car elle va entrer en contact avec les forces, les causes qui ont des effets. Les plus belles visées vont entraîner des dégâts. La prudence est nécessaire, mais ne doit pas paralyser l’action. Les vertus se contrebalancent; isolées, elles forment des pièges assurés.
La fraternité constitue une sorte de métavertu, le liant des vertus collectivisant la sensibilité, la pensée et l’action pour arriver à une plus grande efficacité. La solidarité est son déclencheur, mais comme toute vertu, elle peut tomber dans le piège de la fermeture de l’esprit (devenir solidaire sans critique).
Néanmoins, malgré tous ses pièges, la fraternité lucide est le seul moyen d’action pacifique capable de contrer la violence des forces de domination. Si toute une population refuse d’obéir, le tyran n’a plus aucun pouvoir même s’il a toutes les armes pour lui. Cependant, tant que la solidarité reste négative (refus d’obtempérer), elle ne peut engendrer de monde meilleur, et tombe dans la violence de foule qui se montre très barbare.
La conscience morale
Lorsque la kénose et l’hypostase cachent et montrent l’identité, le temps sépare inexorablement le commencement et les finalités, la pensée devient comme la mer :
- l’intellectualité remonte à la surface jusqu’à la rationalité des causes contraignantes et des moyens pour atteindre des buts;
- le sentiment descend dans la profondeur jusqu’à la conscience des finalités.
La conscience s’enracine
dans le lien entre le commencement et les finalités, c’est-à-dire entre le temps causal (du passé au présent) et le temps téléologique (du futur espéré au présent à transformer).
Ces liens éloignent le commencement et la fin et les contrarient
pour que les pensées participatives (les êtres humains, par exemple) engendrent les valeurs et qu’émerge le sens de l’existence.
Les racines de la conscience sont plongées dans l’identité cachée-montrée d’où jaillissent le temps et la création. La conscience discerne les dessous de l’évolution pendant que l’intelligence développe des connaissances sur les interfaces entre l’intérieur et l’extérieur, là où se développent les phénomènes du monde. Comme nous l’avons vu, les phénomènes du monde sont toujours des relations entre la Pensée créatrice agissante dans le cosmos et les pensées participatives (par exemple, les nôtres).
Tout ce que l’on peut appréhender et vérifier par la science appartient aux phénomènes du monde. Cette dimension de la pensée consciente est habile dans le monde des causalités et des moyens pour causer des interférences dans la chaîne des causalités et arriver à des buts. Elle instrumente la volonté de changer les choses.
Mais c’est la conscience pensante (l’entendement) qui ressent les finalités et peut harmoniser les finalités humaines avec les finalités de la nature. C’est le monde de l’éthique, des vertus et de la perception de l’orientation (le sens) de la Création en évolution.
Évidemment la conscience embrasse toute la pensée comme l’intelligence embrasse toute la conscience, mais plus on s’enracine dans l’évolution du commencement vers les finalités, plus on entre dans le domaine propre de la conscience profonde. La science fournit des connaissances sur les phénomènes et instrumentalise la volonté, mais elle est aveugle sur les finalités en vertu de sa méthode (particulièrement en vertu du rasoir d’Ockham). Elle doit exclure les finalités de la nature de sa méthode pour pouvoir analyser les chaînes de causalités. La science fait « comme si » il n’y avait que le temps causal, mais la conscience ne peut vivre dans cette fermeture, car alors elle se nierait elle-même, elle est forcément ouverte à toute créativité.
La conscience est espérance. L’a-venir est un de-venir, l’échappée de la conscience (celle de la nature et la nôtre), elle n’est pas objet de connaissance, elle est sujette à espérance. L’espérance, la première vertu après la confiance (car sans elle, les autres seraient sans élan), est la capacité de la conscience à ressentir les finalités de la nature et les finalités à réaliser pour améliorer la vie en ajoutant des valeurs et ainsi enrichir son sens.
Par son aptitude à ressentir l’élan des finalités vers le commencement (le temps téléologique), la conscience peut libérer, développer, réaliser des vertus et participer à la fraternité. Plus que cela, elle doit user de discernement dans ses perceptions, ses réflexions, ses actions, les conséquences prévisibles de ses actions et leurs conséquences réelles.
La trinité psychique
La Pensée créatrice s’est trinitisée par la kénose et les trois hypostases. Les traditions ont donné toute sorte de noms à cette trinité existentielle,
- selon qu’elle s’intériorise:
- Source, Yang, ou Père;
- Élan, Yin, ou fils;
- Lien, Tao ou Esprit;
- selon qu’elle s’extériorise dans la Création :
- Potentiel déterminant, intellect actif, création, Brahmâ;
- Potentiel répondant, intellect réceptif, mémoire, conservateur, Vishnu
- Potentiel liant, à la fois destructeur de ce qui n’est pas adaptatif et plein de surprises, Shiva.
Cette double trinité est une nécessité de la pensée, une structure inévitable de la pensée et propre à la réalisation. Elle se répercute dans notre propre pensée, dans notre monde psychique. Nous sommes trinité dans notre identité créatrice en marche, et nous sommes trinité dans notre action créatrice.
C’est pourquoi les anciens disaient que la théologie est la psychologie du tréfonds. Comme notre pensée est d’abord une pensée et que la Pensée créatrice est d’abord une pensée, les deux ont une structure similaire, une structure doublement trinitaire.
L’être humain ne peut se connaître qu’en scrutant le cosmos, mais il ne peut connaître le cosmos qu’en plongeant dans sa propre pensée. On dira que ma pensée se projette dans le cosmos, je dirai que ma pensée est avant tout une projection du cosmos.
Par le fait de cette double trinité, la connaissance arrive toujours en retard, elle ne peut que suivre les actes créateurs qui résonnent les uns dans les autres et doivent s’orchestrer, s’harmoniser.
La psychologie du Moyen-Âge avait développé la notion d’âme inférieure, d’âme moyenne et d’âme supérieure pour exprimer notre trinité existentielle.
- L’âme inférieure, ou la sensibilité interne et externe, lit les besoins corporels, les désirs affectifs, la recherche d’autonomie, de reconnaissance, les liens essentiels à l’équilibre social et cherche à y répondre. C’est notre « animalité » dans toute sa dignité.
- L’âme supérieure correspond à la conscience profonde qui perçoit les finalités de la nature et les finalités à espérer pour que le monde acquière plus de valeur et de sens. Elle perçoit son unité actuelle et potentielle avec la Pensée créatrice, non une unité de fusion, mais au contraire, une unité interpersonnelle de reconnaissance et de respect mutuels.
- L’âme moyenne prend les décisions, réfléchit aux conséquences anticipées et aux conséquences réelles, s’ajuste constamment.
Nos actes créateurs expriment cette trinité :
- Nous pensons, nous nous mettons en action, nous agissons, c’est notre potentiel actif, par exemple, nous travaillons à composer une pièce musicale;
- Mais la musique (comme la littérature, la logique, les mathématiques, la science…) est virtuellement là avec ses contraintes, ses impossibilités, ses possibilités… La musique répond à mes actes de création.
- Il y a une tension entre mes actes et les réponses, je suis un fil créatif entre des contraintes sur un chemin d’essais, d’erreurs et d’ajustements.
La tragédie créatrice
Comme la pensée est doublement trinitaire, comme son identité ne lui préexiste pas, il y a toujours un écart entre ce que je tente de créer et ce qu’effectivement je crée. La réalisation à quelque chose de plus que ce que j’avais imaginé ou entrevu et quelque chose de moins. Toutes nos créations se font dans la Trinité cosmique, mais aussi, la Trinité cosmique est impactée par nos créations.
Toute création est relation d’abaissements et de dépassements. Je commence et à la fin, quelque chose est là que je n’avais pas prévu. C’est plus grand, parfois bien plus grand que j’avais imaginé, mais c’est aussi décevant, car déjà je pense à une autre création, qui, cette fois, me satisfera complètement. Mais non, c’est toujours plus et toujours moins, toujours semblable, toujours différent.
Tout acte créateur est tragique, car mon identité est cachée et, à cause de la kénose, elle se dit sans cesse : « je ne suis pas cela », « je suis autre »; cependant mon identité veut se montrer et elle se répète à elle-même : « je m’accomplis, c’est un peu moi, oui, je me reconnais ». Alors ma propre identité me surprend, me déçoit et me dépasse tout en m’échappant sans cesse.
Le cosmos est la manifestation de cette tragédie, et les créations que je tente d’y introduire sont les manifestations de ma tragédie dans la tragédie cosmique (et pas seulement au sens psychologique). De plus, il se forme une troisième tragédie, celle qu’introduisent les consciences participantes, toute la collectivité des consciences et de leur inconscience dans la réalité pour améliorer et pour détruire.
Le discernement éthique
On comprend que le cosmos est l’expression d’une Pensée première et créatrice qui se participe, qui engendre d’autres pensées capables de sentir, de percevoir, d’imaginer, de réfléchir, de décider, d’agir, d’ajuster leurs actions…
Le théâtre cosmique devient une aventure, le résultat de tenseurs entre un commencement et des finalités qui s’éloignent pour s’élargir, s’approfondir, s’élever, s’écraser sur des écueils, se différencier, se complexifier, se lier, s’harmoniser, se désaccorder… Ce qui est à la fois nécessaire et inévitable, car il faut s’émanciper, mais à quel prix!
Dans ce cadre, comment discerner ce qui est à espérer (et non à vouloir comme un but) et agir en s’ajustant pour arriver à des « améliorations » qui ajoutent à la nature sans la contrecarrer ou la détruire ? Comment s’émanciper des contraintes de la nature, des maladies, des souffrances, des famines, de son identité plutôt rugueuse sans tout saccager?
Il n’y a heureusement pas de recette, peut-être quelques principes :
- Découvrir la valeur des êtres. C’est dans la rencontre, l’action commune, le combat pour la vie qu’on peut découvrir la valeur des êtres qui nous entourent. Tant que je n’ai pas soif, je ne connais pas la valeur de l’eau. Tant que je suis plein de moi-même, je ne connais pas la valeur des autres. Tant que je ne perçois pas la valeur des autres, je suis comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Aucune intention n’est bonne si je ne reconnais pas qui est là autour et devant moi. Mes valeurs sont des dangers publics si je ne connais pas la valeur des êtres. C’est parce que j’ai découvert la valeur des êtres que la justice a une valeur, sinon, c’est un semblant.
- Espérer et non vouloir unilatéralement. Ne pas imaginer une trajectoire simple entre ce que l’on pense être une « amélioration » et ce que cela donnera dans la réalité. Améliorer veut dire rendre meilleur, c’est donc une relation et une relativité entre un état de la réalité et un état espéré. Espérer veut dire qu’on ne perd pas de vue les finalités déjà existantes dans la nature et dans la collectivité, qu’on ne perd pas de vue l’intuition première de la finalité espérée, qu’on ne perd pas de vue la réalité elle-même, ses contraintes, ses possibilités et ses impossibilités, sa dynamique évolutive. Tout cela, la volonté est portée à la perdre de vue, parce qu’elle tend à tout simplifier pour atteindre un but imaginé. C’est alors qu’elle se transforme en volonté de puissance et qu’elle devient violente, c’est-à-dire inadaptée.
- Discerner les finalités avant de se lancer dans les moyens. Le plus souvent les personnes s’entendent sur les finalités, c’est pourquoi il est avantageux de réfléchir aux finalités avant de se jeter dans la détermination des moyens. Par exemple : éviter les souffrances, prolonger la vie, favoriser les forces créatrices, augmenter les expériences, accepter les processus naturels, etc. peuvent être des finalités contradictoires. Il faut alors réfléchir aux priorités avant de réfléchir aux moyens.
- Responsabiliser et non déresponsabiliser. Il y a des intériorités, des intimités, des personnalités, et donc des responsabilités propres. À qui appartient la décision est plus décisif que la décision elle-même. Prendre une décision pour un autre consiste à lui enlever toute dignité. Cependant, faire preuve de complaisance, se taire, mentir, c’est également rabaisser autrui. Il y a aussi les responsabilités collectives. Il est parfois nécessaire de contraindre la liberté d’autrui pour éviter un drame. Ici, rien ne sert de culpabiliser si on ne tente pas de responsabiliser. La culpabilité regarde en arrière, la responsabilité regarde en avant.
- Évoluer et non suragir. L’action résulte des vertus. On l’a dit : « vertu » veut dire virtualité. L’action est forcément une virtualité des vertus. La confiance, l’honnêteté, la franchise, l’amour, la justice, la compassion, la tolérance, l’intolérance devant l’intolérable, la défense des vulnérables (soi-même compris), la prudence, etc. sont des vertus. Autrement dit, elles marquent là où nous en sommes dans notre propre évolution, et nous ne pouvons faire beaucoup mieux que ce que nous sommes à un moment donné. Plus on a de vertus, moins nos actions sont gauches, déséquilibrées, inadaptées, pleines d’intentions inavouées et contradictoires. Pourtant, plus on a de vertus, plus nos actions nous apparaissent gauches, déséquilibrées… Seuls ceux qui engendrent beaucoup de malheurs sont sûrs de faire le bien.
- S’associer et non s’isoler. Il se peut que nous soyons seuls à sentir et voir certaines améliorations. Néanmoins, les oppositions, les contrariétés, les refus, les rejets, les complicités, les complémentarités, les débats, les délibérations, etc. nous font évoluer en vertus, en réflexion, en clarification, en discernement… Même si, à la limite, on sent qu’il faut agir malgré notre entourage, notre entourage aura été utile si je l’ai d’abord écouté vraiment.
- Le courage, parfois, doit l’emporter sur la prudence. Un agresseur peut abuser de pouvoir, tenter de forcer une personne, un groupe, ou même une population, l’attaquer, chercher à la violer, à la réduire à une forme d’esclavage ou même à la tuer. Discerner l’agresseur de l’agressé n’est pas toujours facile. Mais il peut arriver que nous devions user d’une violence pour empêcher une violence plus grande. Il y a des moments décisifs où il faut agir même en sachant que cela ne donnera rien ou même se retournera contre nous ou contre d’autres.
- Le pire de l’être humain peut stimuler le meilleur. Ne jamais désespérer, car une fois arrivé au pire, le meilleur peut surgir. Le nombre ici n’a pas d’importance, car un seul anticorps surgissant d’une maladie peut sauver tout le malade et même prévenir des maladies potentielles. Les pires malheurs sont comme des virus mentaux, des impasses culturelles qui deviennent des délires collectifs. Néanmoins, la nature est bien plus grande que nous, elle finit toujours par mettre un plancher devant la chute, en réalité un filtre, et ce qui est compatible avec la grande évolution non seulement reste, mais engendre des sauts évolutifs surprenants. Ne jamais oublier que nous sommes un animal primitif, ignorant, aveuglé d’orgueil, toujours et à jamais interne à la nature.
Ce ne sont ici que quelques principes. Notre but n’était que de relier l’éthique à la métaphysique en esquissant quelques grandes lignes d’éclairage.