L’éthique, philosophie des valeurs

La métaphysique répond à des questions comme :

Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?

Pourquoi est-ce si démesuré et pourtant, si mesurable?

Pourquoi est-ce si fascinant et déroutant?

Pourquoi est-si beau et si tragique?

Pourquoi avons-nous la possibilité de devenir notre pire ennemi?

L’éthique tente de répondre à des questions comme :

À quoi ça sert toute cette démesure à la fois si ordonnée et foisonnante?

Est-ce que ça vaut la peine de vivre? 

Qu’est-ce que ça vaut, tout ça, le monde?

Qu’est-ce que je viens faire là-dedans?

Comment pouvons-nous nous en sortir?

Les Valeurs

À mon sens, on ne pouvait pas avancer dans le monde des valeurs sans les appuis de la métaphysique.

Premier point : la métaphysique, le sous-sol de la physique de l’énergie et de l’information est relation. Il n’y a rien qui soit une pierre à se mettre sous la tête, rien de statique, rien qui soit un objet en soi. Une pierre est un tas de relations; une ville, un tas de relations; mon corps, un tas de relations; ma pensée, un tas de relations. Rien sous les pieds, tout est aile (principe actif) et air (principe réceptif), mes pieds, tas-de-relations-électromagnétiques planent sur le sol, tas-de-relations-électromagnétiques.

Donc, pas de repos sur un socle. 

Le deuxième point découle du premier : Si je ne pense pas, ma pensée disparaît, car elle est un verbe et, en tant que sujet de ce même verbe, je n’existe qu’en acte. Mon être propre naît de l’exercice de ma conscience. Si je n’active pas ma conscience, ma vie va se dissiper dans celles des autres, je ne serais, alors qu’un atome social; si je ne me souviens pas, mes souvenirs s’embrument tout en me déterminant; si je ne décide pas, je serai décidé par les autres, je serai le jouet des forces; si je n’aime rien, rien n’aura de valeur, tout redeviendra marchandises.

Vivre en propre, se faire personne, est un acte. Le monde existe avant moi, mais moi, je n’existe pas avant de m’accoucher par un solide effort de me sortir du ventre familial et social. M’affranchir. 

Choisir de s’affronter en tant que vide intérieur plutôt que d’abdiquer son droit à l’existence, voilà le premier droit qui est aussi un devoir. Le devoir d’être. Un droit nécessairement contesté, un droit qu’on ne m’accordera pas facilement, parce que si je me mets à vivre en tant que personne, je serai « L’Étranger » dont parle Camus dans son roman.

Le premier « absolu » qu’on rencontre est le vide, le virtuel, la vertu de ma propre existence personnelle. Je peux exister en vertu d’un droit inaliénable qui ne vient pas des autres et d’un devoir incorruptible nié dès le départ. Et on rencontre parfois ce gouffre (interface entre le néant qui ne peut exister et l’être qui ne peut être une identité toute faite) aussi jeune que quatre ans. 

La première des vertus pour acquérir de la valeur : s’arracher du vide, se dévider, se décomprimer, s’exprimer plutôt que déprimer.

Pas mal fatigant!

Non, pas si fatigant que ça, parce qu’un verbe produit un sujet-acte (« je » pense), mais aussi un complément-acte (à « toi »). Et lui, le complément prend le relais. Lorsque je me repose, le complément (toi) me porte. 

Et c’est justement la deuxième valeur, la valeur du complément.

Par exemple, je fais confiance au lit (complément) qui me porte dans mon sommeil et me retourne à ma vie éveillée au matin. Je lui accorde une valeur, et si j’étais perdu en forêt, complètement épuisé, un lit de branches de sapin aurait déjà une grande valeur pour autant que je puisse dormir en toute confiance.

Et si une belle grande pierre plate percevait ma fatigue, me jetait un regard de tendresse, s’amollissait pour me recevoir, me réchauffer, alors elle aurait pour moi une valeur extraordinaire parce que j’aurais à ses yeux une valeur sensible. Ce « lit » vivant et rassurant est le lit de nos premiers amours, le plus souvent le sein de maman ou les bras de papa, mais pas toujours. C’est une valeur réciproque, un rapport de confiance, car maman et papa me veulent, m’aiment.

La valeur réciproque a plus de valeur que la valeur utilitaire. La valeur réciproque commence lorsqu’un visage à la fois actif et attentif, décidé et fragile, sensible et solide, prend sur lui le relais de mon repos. Ce visage qui m’inspire confiance acquiert alors une valeur inestimable.

Quelle est la valeur de cette valeur? Très précisément, la valeur inestimable du repos. 

La valeur possède 

  • une équivalence (dans cet exemple, elle vaut le repos),
  • mais cette équivalence dépend du degré de confiance établi entre le sujet du verbe et le complément.

Même le pauvre homme qui accorde une valeur à son argent lui donne des équivalences (maison, voiture, voyage…) qui dépendent de la confiance qu’il fait au système bancaire.

Mais quelle est la valeur de la valeur? 

La valeur de la valeur, la confiance, se mesure devant la mort (la peur : si je ne revenais jamais à la conscience après le repos). Quel est l’être qui m’inspire assez confiance pour que je lui confie mon repos avec la conviction de pouvoir me réveiller après un certain temps? 

Revenons à la valeur réciproque entre un sujet et un complément sensibles et personnels, par exemple : « je me repose en toi ». J’ai lu une telle compassion sur ton visage et senti une telle énergie sereine dans tes mains que je t’ai confié mon repos. Cet être ne me lâchera pas. Un tel lien possède une valeur sans mesure.

Cependant, au-dessus de cette relation d’une valeur sans mesure, qui ou quoi me garantit contre la mort (le fantasme de m’endormir sans jamais me réveiller) ? 

Une maman est pour son bébé le fondement de la valeur. Mais ensuite j’ai découvert que le papa lui permettait de se reposer (parfois pas!) Ensuite, j’ai découvert que la nature fondait le repos de maman (parfois pas, maman est anxieuse)… En définitive, nous dépendons tous d’elle. Il me fallut plusieurs expériences décisives pour que la nature prenne un visage et plusieurs autres pour qu’elle m’inspire confiance.

Pour nous qui vivons dans des sociétés complexes, organisées et organisantes, la nature apparaît lointaine, nous y portons peu d’attention, mais pour les peuples « accotés » à la nature, cette relation est décisive. Néanmoins, lorsque la confiance ratatine vis-à-vis de l’organisation sociale (par exemple, parce qu’elle est beaucoup plus violente que la nature), nous prenons alors conscience que sans la confiance en la nature, c’est l’angoisse totale.

Pour ma part, il a fallu que je rencontre l’intériorité de la nature et que celle-ci rencontre mon intériorité pour que je trouve la paix tout en affrontant mon vide intérieur. Après tout, que nous le voulions ou non, nous reposons sur elle.

Les catégories valeurs sont dépendantes les unes par rapport aux autres :

  • Les valeurs économiques reliées au degré de confiance que j’ai en la stabilité des échanges économiques qui, elle-même, dépend de l’organisation sociale.
  • Les valeurs sociales reliées au degré de confiance que j’éprouve vis-à-vis de tout un chacun dans l’organisation sociale qui, elle-même, dépend des valeurs réciproques de confiance mutuelle.
  • Les valeurs réciproques entre sujets sont reliées au degré de confiance que j’éprouve vis-à-vis de ceux qui m’entourent dont je dépends et qui dépendent de moi.
  • La valeur ultime se mesure au degré de confiance que j’accorde dans le Grand contenant vivant qui m’a donné le jour et à qui je devrai confier mon ultime repos

Je pourrais diviser la valeur ultime entre la Nature et sa Source créatrice, mais ce serait aussi artificiel que séparer la matière et l’esprit, vu que le corps sans énergie informante n’est même pas poussière et que l’énergie informante est déjà de l’organisation sensible. D’ailleurs un tel dualisme, on l’a vu en métaphysique, ne tient pas la route.

Cette vision des quatre catégories de valeurs n’est pas le retour du culte de la Nature, mais la simple perte du culte de l’homme.

On doit retenir que nous ne recevons pas des valeurs plus que nous en donnons, les valeurs ne sont pas des produits d’échange, des fabrications subjectives, elles sont le degré de confiance vis-à-vis de nos liens devant les nécessités du combat de la vie, du repos et de la mort.

On insinuera que les valeurs sont subjectives, mais qu’est-ce qu’on veut dire par là?

Lorsqu’on dit que quelque chose est objectif, on parle toujours de relations entre sujets. 

  • En science, l’objectivité est le degré de confiance que les scientifiques s’accordent mutuellement dans leurs capacités à saisir la relativité des connaissances acquises par expériences scientifiques (on parle ici de méthodes) vis-à-vis de la réalité immensément complexe de la nature. Sans cette confiance mutuelle des scientifiques, leurs connaissances deviennent totalement subjectives, c’est-à-dire prétentieuses, idéologiques, et hautement dangereuses.
  • L’économie est une réalité « objective », on veut dire qu’elle cause réellement la mort ou la vie, et elle repose sur la confiance sociale qui est de l’intersubjectivité pure. L’inflation par exemple est objective et mesurable, elle est objective, car elle est un déséquilibre relationnel entre sujets.
  • La valeur ultime de la nature elle-même est intersubjective parce que tant que je traite la nature d’objet, je suis en train d’engendrer un désastre tout à fait objectif. L’objectivité de la nature est une relation entre le réseau relationnel qu’est la nature et mes sens reliés à ma pensée qui sont des réseaux relationnels naturels. Imaginer que la nature est un objet sans pensée ni conscience est simplement une procédure méthodologique utilisée en science que l’on nomme rasoir d’Ockham. Et tant mieux pour la science qui autrement ne jouerait pas son rôle. Il s’agit de faire « comme si » la nature était « simplement » une mécanique de causalité, parce que c’est précisément cela que l’on cherche. C’est ce qu’il faut faire en science. Mais décrire la mécanique causale du cerveau en imaginant que « ce fait » explique complètement le sujet, c’est oublier que la science est intersubjective. Ce qui ne la disqualifie pas, bien au contraire, l’honnêteté de la science nous donne confiance que, dans son champ de compétence, elle peut définir des propositions fausses et ainsi ouvrir des recherches vis-à-vis des propositions susceptibles d’avancer en vérité. 

Le sens de la valeur

Si la création ne s’exprimait que par la transformation de soi vers une finalité ouverte, sans autre expression que le cosmos, on n’en verrait pas le sens. Si l’acte de la conscience n’était que la reconnaissance de l’existence factuelle du monde, ni le monde ni la conscience n’auraient de valeur. Le cosmos pourrait être beau et insaisissable, mais s’il se foutait de ma fatigue de vivre, de mes besoins, de mes souffrances, de ma mort, je me foutrais de lui. Non seulement il n’aurait pas de sens, mais il serait à mes yeux une sorte de psychopathe totalement insouciant parce que purement causal.

Je ne deviens sujet que le jour où je découvre que chaque être sensible est un sujet, même une fourmi, et que nos liens sont interdépendants au point que nos désaccords engendrent des malheurs tout à fait objectifs. Notre intersubjectivité engendre des conséquences objectives qui ne dépendent ni de moi seul ni de la nature seule, mais de notre accord relatif. 

Avant cette découverte, je ne suis le sujet de personne, puisque je n’ai pas découvert l’intériorité de personne. Mon intériorité de sujet, je veux dire, ma sensibilité se forme par et dans une relation avec l’intériorité d’un alter ego à l’intérieur d’une intériorité qu’on nomme vaguement « environnement ».

Comme tout le reste, « je » est relation, il n’existe pas en lui-même. Isolé de l’air, par exemple, « je » disparaît en quelques minutes; isolé de toute chaleur, il n’est que glace. « Je » est un noyau relationnel et tant qu’il n’a pas découvert d’autres « je », il n’a pas d’intériorité. L’insensible ne devient sensible qu’en percevant la sensibilité d’un être extérieur à lui.

Les valeurs sont des relations à trois. Par exemple, « je pense à toi, couchée sur la plage », le sujet du verbe penser se découvre dans un complément-sujet du même verbe dans un environnement complément-sujet du même verbe. La hiérarchie de dépendance est évidente : tu dépends de l’air, de la température, de l’eau, du ciel et de la terre, de la confiance que tu fais en ce monde, et ensuite nous dépendons l’un de l’autre pour ouvrir notre sensibilité et arriver au monde.

Infiniment seul, je ne tiens pas à moi. Je ne m’accorde aucune valeur. Avec un autre, j’acquiers de la valeur selon la valeur que cet autre m’accorde et que je lui accorde dans un monde qui nous accorde assez de valeur pour nous maintenir en vie, sinon je n’ai pas la sensibilité suffisante pour me ressentir vivant. Se ressentir vivant, c’est se ressentir dépendant et pourvu d’une certaine liberté.

« Je », « tu », « il » (il, ici, est le « Tu » universel) forment la valeur de la vie dans la mesure où le « il » constitue un repos, un appui fiable, c’est-à-dire une certaine garantie contre l’anéantissement. Deux personnes perdues dans une barque au milieu du Pacifique peuvent bien s’accorder mutuellement une grande valeur, s’ils ne peuvent confier leur conscience à un être digne de recevoir leur repos, leurs valeurs mutuelles n’ont pas beaucoup de valeur.

Le « tu » de la mère engendre peu à peu le « je » du bébé. Son intériorité s’approfondit dans la mesure où s’approfondit l’intériorité de la mère. Mais n’est-elle pas anxieuse tant qu’elle n’a pas découvert l’intériorité de cette Présence totale qui l’entoure et qui la rassure sur « l’inanéantissement » des êtres qui ont une valeur aux yeux de la Présence totale ? On a beau dire, ce sentiment de confiance, qu’un enfant découvre dans les yeux de sa mère, est le début de son intériorité. Qui développerait le risque de vivre et d’aimer s’il ne pouvait faire confiance en la durabilité des êtres aimés?

En réalité, sans valeurs, le monde n’a aucun sens et sans sens, le monde n’a aucune valeur. Le sens est donné par la valeur et la valeur, par le sens. Si la vie vaut quelque chose, elle a du sens, si elle ne vaut rien, elle n’a pas de sens.

C’est une affaire d’intersubjectivité, de sensibilité, d’intériorité à trois. Tant que je vis avec des êtres et dans un monde d’extériorité sans la moindre intériorité, le monde m’est insensible et donc incompréhensible. Il m’est fermé.

L’intériorité, nous l’avons découvert dans la métaphysique, vient de la kénose qui permet l’hypostase, impossible pour un être d’être tout son être d’un coup, son identité est à la fois secrète (kénose) et en révélation partielle constante (hypostase), car sinon les êtres seraient complets, atomisés dans le sens « d’incapables de relations », comme des billes se heurtant. Ce qui mène au paradoxe du statisme absolu qui est tellement plein de lui-même qu’il ne peut pas exister, qui est tellement fermé et complet qu’il est entouré de néant et non pas d’espace-temps (ce qui l’ouvrirait). Or le propre du néant est de ne pas être. Nous sommes en pleine impasse logique.

La valeur des vertus

Approfondissons la notion de sens.

Si tout est complet et parfait sans moi, je suis totalement inutile, je n’ai pas de sens. Si tout est déterminé et mécanique au point que tout m’échappe, je n’ai pas de sens, car je ne peux pas changer le cours des choses.

Le sens vient d’une relation qui participe d’une évolution relationnelle (la nature) dans laquelle je peux apporter quelque chose qui n’existerait pas si je ne l’apportais pas. Bref, si tout avait du sens en soi, je n’aurais pas de sens. Si rien n’avait de sens possible, je n’aurais pas de sens. Pour qu’il y ait un sens, il faut que la nature manque de sens et que je puisse ajouter à son sens. Et c’est en ajoutant du sens du monde que j’acquiers du sens. Le sens vient de la valeur.

Nous l’avons vu dans notre métaphysique, un être absolument vide de tout, même de l’espace-temps (le néant) ou un être absolument plein de tout sont des contraires si statiques qu’ils empêchent la pensée d’exister, or, c’est elle l’existence. Si l’être était absolument autre que la pensée, il n’existerait pas pour la pensée. Mais j’y pense, donc je suis dans l’être et l’être se pense en moi.

J’arrive à la participation de la pensée et de l’être, la pensée participe de l’être et l’être participe de la pensée et pour cela ma pensée doit pouvoir participer à l’être. Nous sommes coévolutifs et participatifs.

Pour cela, l’être est forcément ouvert, c’est-à-dire tendu entre des contraires. Par exemple : lumière-ténèbres, mouvement-résistance, souffrance-joie forment un théâtre tragique permettant des virtualités, des possibilités relationnelles. La confiance, l’autonomie, l’initiative, l’originalité, le courage, la ténacité, l’affranchissement, l’inventivité, la combativité, l’empathie, la compassion… sont des virtualités qui ne peuvent pas résulter directement du processus des causes et des effets qui forment le cadre évolutif.

Les vertus ne viennent pas de la causalité, elles ne viennent pas du passé, elles viennent d’un appel au devenir, elles viennent d’un avenir possible. Il y a le temps causal qui va du passé vers le futur, il y a le temps des vertus qui vient du futur espéré jusqu’à notre présent. C’est en vertu de notre conscience que nous sommes présents.

Si la confiance, par exemple, résultait d’une causalité, elle existerait avant de s’engendrer elle-même, elle ne viendrait d’aucune liberté, tout serait une chaîne de causes et d’effets, donc la fin serait dans le commencement comme c’est le cas dans l’idée d’une mécanique déterminée où la fin n’est que le déploiement du commencement. Cela n’aurait ni sens ni valeur. La confiance ne vaudrait rien, elle serait une simple conséquence génétique.

La confiance doit résulter d’un monde qui n’inspire pas tellement confiance de prime à bord, mais dans lequel la confiance peut se développer par une conscience qui ressent des finalités à réaliser. La justice n’est pas suffisamment là, mais je peux sentir qu’elle améliorerait nos vies, donc, je vais participer à sa réalisation. La confiance est un enracinement de la conscience dans la trame tragique du cosmos en route vers l’harmonieElle est le lien entre le commencement qui recule sans cesse et les finalités qui toujours s’éloignent en s’ouvrant.

La confiance est la vertu première; l’harmonie dans l’infinie diversité créative et participative, la vertu dernière.

Les anciens appelaient vertus ces virtualités qui sont des actes de la conscience libre vis-à-vis d’un monde imparfait dont l’amélioration est ouverte et donc, non définissable d’avance.

On peut sentir et penser l’injustice, mais on ne peut pas définir la justice. La définir conduirait à la domination d’une idée fixe sur nos capacités d’adaptation. Si l’idée de justice était définie avant sa pratique, ce serait l’impasse logique, l’équivalent du cercle fermé où la fin est définie par le commencement. Ce qu’on nommait autrefois, « Lucifer ».

Le jour où l’humanité réalisera l’impasse de la « perfection », c’est-à-dire l’idée que la fin peut être déterminée et engendrée par une chaîne de causalités (le propre de la force), la plus grande partie de la violence aura quitté le monde. D’ici ce temps, les vertus peuvent d’autant être engendrées que nous nous retrouvons dans un monde bouleversé par l’idée fixe du « bien » confondu avec la vertu du bien.

La conscience puise dans l’orientation du cosmos (les finalités ouvertes qu’on peut pressentir dans l’évolution de la vie sans jamais les définir) pour exalter des valeurs qui donnent du sens à la nature. Les vertus sont des exaltare, des élévations de la conscience. Elles ne sont pas le résultat de la création cosmique causale, mais de la conscience en marche et en actions dans la création, des résultats de la participation.

La liste de vertus est longue et nécessairement ouverte : la confiance, l’amour, l’espérance, la justice, la compassion, la tolérance, l’intolérance devant l’intolérable, la défense des vulnérables (soi-même compris), la prudence, la pensée complexe, la perception de notre ignorance…

Le propre d’une virtualité, d’une vertu, consiste à faire face à l’inconnu extérieur en puisant dans l’inconnu intérieur pour adoucir la vie sans pouvoir savoir d’avance ce qu’il faut faire pour y arriver. Plus que cela, en étant certain qu’on fera toujours un peu de malheur avec le bonheur qu’on souhaite apporter.

Dans un premier temps, tout ce qui lutte contre la force qui, elle, tend à tout réduire à l’état d’une chaîne causale, est une vertu dans la mesure où l’action adoucit la vie pour le plus de monde possible et à plus long terme. La vertu est évolutive, son action est imprévisible, car elle va entrer en contact avec les forces, les causes qui ont des effets. Les plus belles visées vont entraîner des dégâts. La prudence est nécessaire, mais ne doit pas paralyser l’action. Les vertus se contrebalancent; isolées, elles forment des pièges assurés.

La fraternité constitue une sorte de métavertu, le liant des vertus collectivisant la sensibilité, la pensée et l’action pour arriver à une plus grande efficacité. La solidarité est son déclencheur, mais comme toute vertu, elle peut tomber dans le piège de la fermeture de l’esprit (devenir solidaire sans critique).

Néanmoins, malgré tous ses pièges, la fraternité lucide est le seul moyen d’action pacifique capable de contrer la violence des forces de domination. Si toute une population refuse d’obéir, le tyran n’a plus aucun pouvoir même s’il a toutes les armes pour lui. Cependant, tant que la solidarité reste négative (refus d’obtempérer), elle ne peut engendrer de monde meilleur, et tombe dans la violence de foule qui se montre très barbare.

La conscience morale

Lorsque la kénose et l’hypostase cachent et montrent l’identité, le temps sépare inexorablement le commencement et les finalités, la pensée devient comme la mer :

  • l’intellectualité remonte à la surface jusqu’à la rationalité des causes contraignantes et des moyens pour atteindre des buts;
  • le sentiment descend dans la profondeur jusqu’à la conscience des finalités. 

La conscience s’enracine 

dans le lien entre le commencement et les finalités, c’est-à-dire entre le temps causal (du passé au présent) et le temps téléologique (du futur espéré au présent à transformer). 

Ces liens éloignent le commencement et la fin et les contrarient 

pour que les pensées participatives (les êtres humains, par exemple) engendrent les valeurs et qu’émerge le sens de l’existence.

Les racines de la conscience sont plongées dans l’identité cachée-montrée d’où jaillissent le temps et la création. La conscience discerne les dessous de l’évolution pendant que l’intelligence développe des connaissances sur les interfaces entre l’intérieur et l’extérieur, là où se développent les phénomènes du monde. Comme nous l’avons vu, les phénomènes du monde sont toujours des relations entre la Pensée créatrice agissante dans le cosmos et les pensées participatives (par exemple, les nôtres). 

Tout ce que l’on peut appréhender et vérifier par la science appartient aux phénomènes du monde. Cette dimension de la pensée consciente est habile dans le monde des causalités et des moyens pour causer des interférences dans la chaîne des causalités et arriver à des buts. Elle instrumente la volonté de changer les choses.

Mais c’est la conscience pensante (l’entendement) qui ressent les finalités et peut harmoniser les finalités humaines avec les finalités de la nature. C’est le monde de l’éthique, des vertus et de la perception de l’orientation (le sens) de la Création en évolution.

Évidemment la conscience embrasse toute la pensée comme l’intelligence embrasse toute la conscience, mais plus on s’enracine dans l’évolution du commencement vers les finalités, plus on entre dans le domaine propre de la conscience profonde. La science fournit des connaissances sur les phénomènes et instrumentalise la volonté, mais elle est aveugle sur les finalités en vertu de sa méthode (particulièrement en vertu du rasoir d’Ockham). Elle doit exclure les finalités de la nature de sa méthode pour pouvoir analyser les chaînes de causalités. La science fait « comme si » il n’y avait que le temps causal, mais la conscience ne peut vivre dans cette fermeture, car alors elle se nierait elle-même, elle est forcément ouverte à toute créativité.

La conscience est espérance. L’a-venir est un de-venir, l’échappée de la conscience (celle de la nature et la nôtre), elle n’est pas objet de connaissance, elle est sujette à espérance. L’espérance, la première vertu après la confiance (car sans elle, les autres seraient sans élan), est la capacité de la conscience à ressentir les finalités de la nature et les finalités à réaliser pour améliorer la vie en ajoutant des valeurs et ainsi enrichir son sens.

Par son aptitude à ressentir l’élan des finalités vers le commencement (le temps téléologique), la conscience peut libérer, développer, réaliser des vertus et participer à la fraternité. Plus que cela, elle doit user de discernement dans ses perceptions, ses réflexions, ses actions, les conséquences prévisibles de ses actions et leurs conséquences réelles.

La trinité psychique

La Pensée créatrice s’est trinitisée par la kénose et les trois hypostases. Les traditions ont donné toute sorte de noms à cette trinité existentielle, 

  • selon qu’elle s’intériorise: 
    • Source, Yang, ou Père; 
    • Élan, Yin, ou fils; 
    • Lien, Tao ou Esprit;
  • selon qu’elle s’extériorise dans la Création : 
    • Potentiel déterminant, intellect actif, création, Brahmâ; 
    • Potentiel répondant, intellect réceptif, mémoire, conservateur, Vishnu
    • Potentiel liant, à la fois destructeur de ce qui n’est pas adaptatif et plein de surprises, Shiva.

Cette double trinité est une nécessité de la pensée, une structure inévitable de la pensée et propre à la réalisation. Elle se répercute dans notre propre pensée, dans notre monde psychique. Nous sommes trinité dans notre identité créatrice en marche, et nous sommes trinité dans notre action créatrice.

C’est pourquoi les anciens disaient que la théologie est la psychologie du tréfonds. Comme notre pensée est d’abord une pensée et que la Pensée créatrice est d’abord une pensée, les deux ont une structure similaire, une structure doublement trinitaire.

L’être humain ne peut se connaître qu’en scrutant le cosmos, mais il ne peut connaître le cosmos qu’en plongeant dans sa propre pensée. On dira que ma pensée se projette dans le cosmos, je dirai que ma pensée est avant tout une projection du cosmos.

Par le fait de cette double trinité, la connaissance arrive toujours en retard, elle ne peut que suivre les actes créateurs qui résonnent les uns dans les autres et doivent s’orchestrer, s’harmoniser.

La psychologie du Moyen-Âge avait développé la notion d’âme inférieure, d’âme moyenne et d’âme supérieure pour exprimer notre trinité existentielle.

  • L’âme inférieure, ou la sensibilité interne et externe, lit les besoins corporels, les désirs affectifs, la recherche d’autonomie, de reconnaissance, les liens essentiels à l’équilibre social et cherche à y répondre. C’est notre « animalité » dans toute sa dignité.
  • L’âme supérieure correspond à la conscience profonde qui perçoit les finalités de la nature et les finalités à espérer pour que le monde acquière plus de valeur et de sens. Elle perçoit son unité actuelle et potentielle avec la Pensée créatrice, non une unité de fusion, mais au contraire, une unité interpersonnelle de reconnaissance et de respect mutuels.
  • L’âme moyenne prend les décisions, réfléchit aux conséquences anticipées et aux conséquences réelles, s’ajuste constamment.

Nos actes créateurs expriment cette trinité :

  • Nous pensons, nous nous mettons en action, nous agissons, c’est notre potentiel actif, par exemple, nous travaillons à composer une pièce musicale;
  • Mais la musique (comme la littérature, la logique, les mathématiques, la science…) est virtuellement là avec ses contraintes, ses impossibilités, ses possibilités… La musique répond à mes actes de création.
  • Il y a une tension entre mes actes et les réponses, je suis un fil créatif entre des contraintes sur un chemin d’essais, d’erreurs et d’ajustements.

La tragédie créatrice

Comme la pensée est doublement trinitaire, comme son identité ne lui préexiste pas, il y a toujours un écart entre ce que je tente de créer et ce qu’effectivement je crée. La réalisation à quelque chose de plus que ce que j’avais imaginé ou entrevu et quelque chose de moins. Toutes nos créations se font dans la Trinité cosmique, mais aussi, la Trinité cosmique est impactée par nos créations.

Toute création est relation d’abaissements et de dépassements. Je commence et à la fin, quelque chose est là que je n’avais pas prévu. C’est plus grand, parfois bien plus grand que j’avais imaginé, mais c’est aussi décevant, car déjà je pense à une autre création, qui, cette fois, me satisfera complètement. Mais non, c’est toujours plus et toujours moins, toujours semblable, toujours différent.

Tout acte créateur est tragique, car mon identité est cachée et, à cause de la kénose, elle se dit sans cesse : « je ne suis pas cela », « je suis autre »; cependant mon identité veut se montrer et elle se répète à elle-même : « je m’accomplis, c’est un peu moi, oui, je me reconnais ». Alors ma propre identité me surprend, me déçoit et me dépasse tout en m’échappant sans cesse.

Le cosmos est la manifestation de cette tragédie, et les créations que je tente d’y introduire sont les manifestations de ma tragédie dans la tragédie cosmique (et pas seulement au sens psychologique). De plus, il se forme une troisième tragédie, celle qu’introduisent les consciences participantes, toute la collectivité des consciences et de leur inconscience dans la réalité pour améliorer et pour détruire.

Le discernement éthique

On comprend que le cosmos est l’expression d’une Pensée première et créatrice qui se participe, qui engendre d’autres pensées capables de sentir, de percevoir, d’imaginer, de réfléchir, de décider, d’agir, d’ajuster leurs actions…

Le théâtre cosmique devient une aventure, le résultat de tenseurs entre un commencement et des finalités qui s’éloignent pour s’élargir, s’approfondir, s’élever, s’écraser sur des écueils, se différencier, se complexifier, se lier, s’harmoniser, se désaccorder… Ce qui est à la fois nécessaire et inévitable, car il faut s’émanciper, mais à quel prix!

Dans ce cadre, comment discerner ce qui est à espérer (et non à vouloir comme un but) et agir en s’ajustant pour arriver à des « améliorations » qui ajoutent à la nature sans la contrecarrer ou la détruire ? Comment s’émanciper des contraintes de la nature, des maladies, des souffrances, des famines, de son identité plutôt rugueuse sans tout saccager?

Il n’y a heureusement pas de recette, peut-être quelques principes :

  • Découvrir la valeur des êtres. C’est dans la rencontre, l’action commune, le combat pour la vie qu’on peut découvrir la valeur des êtres qui nous entourent. Tant que je n’ai pas soif, je ne connais pas la valeur de l’eau. Tant que je suis plein de moi-même, je ne connais pas la valeur des autres. Tant que je ne perçois pas la valeur des autres, je suis comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Aucune intention n’est bonne si je ne reconnais pas qui est là autour et devant moi. Mes valeurs sont des dangers publics si je ne connais pas la valeur des êtres. C’est parce que j’ai découvert la valeur des êtres que la justice a une valeur, sinon, c’est un semblant.
  • Espérer et non vouloir unilatéralement. Ne pas imaginer une trajectoire simple entre ce que l’on pense être une « amélioration » et ce que cela donnera dans la réalité. Améliorer veut dire rendre meilleur, c’est donc une relation et une relativité entre un état de la réalité et un état espéré. Espérer veut dire qu’on ne perd pas de vue les finalités déjà existantes dans la nature et dans la collectivité, qu’on ne perd pas de vue l’intuition première de la finalité espérée, qu’on ne perd pas de vue la réalité elle-même, ses contraintes, ses possibilités et ses impossibilités, sa dynamique évolutive. Tout cela, la volonté est portée à la perdre de vue, parce qu’elle tend à tout simplifier pour atteindre un but imaginé. C’est alors qu’elle se transforme en volonté de puissance et qu’elle devient violente, c’est-à-dire inadaptée.
  • Discerner les finalités avant de se lancer dans les moyens. Le plus souvent les personnes s’entendent sur les finalités, c’est pourquoi il est avantageux de réfléchir aux finalités avant de se jeter dans la détermination des moyens. Par exemple : éviter les souffrances, prolonger la vie, favoriser les forces créatrices, augmenter les expériences, accepter les processus naturels, etc. peuvent être des finalités contradictoires. Il faut alors réfléchir aux priorités avant de réfléchir aux moyens.
  • Responsabiliser et non déresponsabiliser. Il y a des intériorités, des intimités, des personnalités, et donc des responsabilités propres. À qui appartient la décision est plus décisif que la décision elle-même. Prendre une décision pour un autre consiste à lui enlever toute dignité. Cependant, faire preuve de complaisance, se taire, mentir, c’est également rabaisser autrui. Il y a aussi les responsabilités collectives. Il est parfois nécessaire de contraindre la liberté d’autrui pour éviter un drame. Ici, rien ne sert de culpabiliser si on ne tente pas de responsabiliser. La culpabilité regarde en arrière, la responsabilité regarde en avant.
  • Évoluer et non suragir. L’action résulte des vertus. On l’a dit : « vertu » veut dire virtualité. L’action est forcément une virtualité des vertus. La confiance, l’honnêteté, la franchise, l’amour, la justice, la compassion, la tolérance, l’intolérance devant l’intolérable, la défense des vulnérables (soi-même compris), la prudence, etc. sont des vertus. Autrement dit, elles marquent là où nous en sommes dans notre propre évolution, et nous ne pouvons faire beaucoup mieux que ce que nous sommes à un moment donné. Plus on a de vertus, moins nos actions sont gauches, déséquilibrées, inadaptées, pleines d’intentions inavouées et contradictoires. Pourtant, plus on a de vertus, plus nos actions nous apparaissent gauches, déséquilibrées… Seuls ceux qui engendrent beaucoup de malheurs sont sûrs de faire le bien.
  • S’associer et non s’isoler. Il se peut que nous soyons seuls à sentir et voir certaines améliorations. Néanmoins, les oppositions, les contrariétés, les refus, les rejets, les complicités, les complémentarités, les débats, les délibérations, etc. nous font évoluer en vertus, en réflexion, en clarification, en discernement… Même si, à la limite, on sent qu’il faut agir malgré notre entourage, notre entourage aura été utile si je l’ai d’abord écouté vraiment.
  • Le courage, parfois, doit l’emporter sur la prudence. Un agresseur peut abuser de pouvoir, tenter de forcer une personne, un groupe, ou même une population, l’attaquer, chercher à la violer, à la réduire à une forme d’esclavage ou même à la tuer. Discerner l’agresseur de l’agressé n’est pas toujours facile. Mais il peut arriver que nous devions user d’une violence pour empêcher une violence plus grande. Il y a des moments décisifs où il faut agir même en sachant que cela ne donnera rien ou même se retournera contre nous ou contre d’autres.
  • Le pire de l’être humain peut stimuler le meilleur. Ne jamais désespérer, car une fois arrivé au pire, le meilleur peut surgir. Le nombre ici n’a pas d’importance, car un seul anticorps surgissant d’une maladie peut sauver tout le malade et même prévenir des maladies potentielles. Les pires malheurs sont comme des virus mentaux, des impasses culturelles qui deviennent des délires collectifs. Néanmoins, la nature est bien plus grande que nous, elle finit toujours par mettre un plancher devant la chute, en réalité un filtre, et ce qui est compatible avec la grande évolution non seulement reste, mais engendre des sauts évolutifs surprenants. Ne jamais oublier que nous sommes un animal primitif, ignorant, aveuglé d’orgueil, toujours et à jamais interne à la nature. 

Ce ne sont ici que quelques principes. Notre but n’était que de relier l’éthique à la métaphysique en esquissant quelques grandes lignes d’éclairage.

Métaphysique 4

Dans la fumée dansent des étincelles
et soudain un cheval galope dans l’herbe.
J’ai toujours compté sur ta magie.
Pourquoi ai-je peur lorsqu’il fait nuit?

L’identité n’est pas statique, néanmoins, elle joue pleinement son rôle. Sans elle, tout serait absolument indéfini (n’importe quoi) et au total, isomorphe partout. L’être serait un océan homogène fait de gouttes identiques, des individualités sans intériorité, donc sans personnalité.

Une différenciation, une transformation exigent une totalité dans laquelle partout il y ait des différenciations qui ne reviennent pas au même sans devenir absolument autres. Si à chaque instant, la totalité était absolument autre, il y aurait une succession d’identités statiques et absolument disjointes. Une impasse logique. Sans lien, le temps n’existe pas, sans le temps, il n’y a aucune existence.

Prenons la totalité la plus simple, la totalité des quantités, l’ensemble de tous les nombres possibles. Chaque nombre ne peut pas être un atome qui n’a absolument ni intériorité, ni relation avec les autres nombres, ni relation avec la totalité de l’ensemble.

La totalité ne peut pas se diviser absolument en atomes absolument dissociés. Chaque nombre est lié à la totalité et aux autres nombres au moins par un fil, sinon on ne pourrait faire aucune opération, même pas les opérations les plus simples. 

Pour additionner deux nombres, ceux-ci doivent être à la fois différents, semblables et liés. Si 1 était parfaitement identique à un autre 1, 1+1=1 (en réalité, il faudrait alors écrire a+a=a). Si 1 était absolument différent de 1, 1+1=1+1 (en réalité il faudrait alors écrire a+b=a+b). Pour additionner, il faut que chaque nombre ait une « couleur » légèrement différente et une liaison avec les autres, par exemple : une pomme plus une orange égalent deux fruits. 

De plus, toute liaison entre deux semblables suppose des liaisons avec la totalité, l’environnement, dans ce cas : l’ensemble dynamique de tous les nombres. 

On remarque en passant qu’une quantité absolument sans qualité est simplement une impossibilité. Toute quantité est la quantité de quelque chose défini par une qualité, même la quantité des nombres comporte les caractéristiques de ce que sont les nombres.

Lorsqu’on manipule la théorie des nombres, très rapidement, elle devient extraordinairement complexe. Les nombres ont des propriétés (nombres pairs, impairs, premiers, réels, imaginaires, complexes, et tant d’autres).

On voit dès lors que la totalité des nombres (la théorie la plus inclusive des ensembles les plus simplifiés…) devient une potentialité dynamique d’où peut sortir une infinité d’opérations qui sont toujours des transformations. Il n’existe pas d’addition sans transformation ni multiplication sans altérité, ni division sans hétérogénéité.

La potentialité qui agit (potentialité déterminante active), celle qui définit la réalité des mathématiques à mesure que les mathématiques sont pensées, court à la recherche de la potentialité qui répond (potentialité répondante). La Source tend vers l’Élan qui répond. Le mathématicien tend vers les mathématiques qui répondent.

En réalité, les mathématiques peuvent être pensées indéfiniment, jamais on aura terminé de découvrir leurs possibilités. Il s’agit toujours d’une relation de la pensée dans la pensée, le mathématicien pense les mathématiques dans sa pensée, il faut qu’elles se confrontent au cosmos mathématique.

Fusain de Pierre Lussier

Finalement m’est apparu ton visage
paupière de forêts devant ton œil lumineux.

Toute réalité est l’ensemble des relations de transformation entre le potentiel déterminant actif (une source) et le potentiel de réponses (un élan vers la source). Le potentiel de réponses fait partie de la réalité, il est structurant.

Par exemple, si un jet de lumière fait face à deux fenêtres, la lumière suivra des chemins de probabilité de 50% pour l’une des fenêtres et de 50% pour l’autre. Étonnamment, ces chemins de probabilités ne sont pas seulement théoriques, la lumière se comporte réellement en suivant des canaux virtuels. La potentialité de la lumière est active dans son énergie et l’espace-temps est structuré d’ouvertures pour répondre à la lumière. Le commencement actif et la fin qui répond sont indissociables.

La lumière est une énergie, mais elle est aussi une information, une onde informée et informant. Elle reçoit et transmet de l’information. Comme elle vient d’un même commencement, toute la lumière du cosmos est intriquée, c’est-à-dire qu’elle forme une totalité. Le cosmos est une métamorphose globale.

La lumière, comme toutes les ondes, est à la fois discontinue et continue. Dans certaines circonstances, elle se comporte beaucoup comme une onde bouclée (une particule) et un peu comme une onde étendue (ouverte); dans d’autres circonstances, elle se conduit de façon presque entièrement ouverte et très peu bouclée.

La potentialité, l’actualisation et la réalisation ne sont pas des réalités disjointes, la potentialité active rejoint une potentialité réactive structurante. Les deux participent au devenir du cosmos.

J’ai vu mes entrailles au milieu de tes yeux.

Mais pendant que la création évolue dans le cosmos, que se passe-t-il dans la Source, l’Élan de la réponse et la Tension au sein de l’identité trinitisée par kénose et hypostase?

La Source, l’abîme actif, s’approfondit.

L’Élan de finalité qui répond à la Source oriente l’évolution de la création.

La Tension entre les deux augmente en liberté, en originalité, en diversification, en complexification, en liaison et en harmonie.

Les anciens ont donné toute sorte de noms à ces hypostases de l’Être, les noms de la trinité, mais ce sont des Verbes : Source, Élan, Amour.

Métaphysique 3

Quand je t’ai vu, je me suis replié.
Ton amour trop vaste m’avait arquée sur moi-même.
Tombée à genoux sur le sable, le front dans l’obscurité,
Tu faisais un enfant dans ton ventre agité.

Les anciens nommaient Kénose, l’acte de quitter l’identité afin de se réaliser. L’acte de la « kénose », le renoncement à l’image parfaite de soi, l’échappée du nom, de l’identité statique, est le mouvement intérieur qui permet l’extériorisation de soi, la création. C’est quitter les hypothèses fermées pour prendre le chemin de l’ouvert. C’est quitter l’image de soi pour prendre la clef des champs. Cela se passe dans la réflexion imaginaire, dans la logique, dans l’intériorité. Ce n’est pas un processus temporel mais des états logiques de la pensée.

La grammaire de la pensée nous raconte le fondement de l’être et cela lui est facile, parce qu’elle est l’acte d’être et l’être de l’acte.

Exister. Imaginons ce que cela peut être.

Exister, existere, sortir, suppose de rentrer, d’enfouir l’identité à soi, la cacher en soi à jamais, la réduire à l’état de trace comme une empreinte des impasses liées à l’identité parfaite. Sinon, on ne sortirait pas de soi, on se transporterait identique. Ce mouvement d’enfouir l’identité pour pouvoir se créer semblable et autre s’appelle la kénose.

Symboliquement, c’est quitter l’arbre de la connaissance et le « paradis » du « par-fait » pour entrer dans l’aventure de la participation dans laquelle tout le créé participe de la création (en tant que microcosme) et participe à la création (en tant qu’acte).

J’ai voulu être parfaite, car je t’aimais.
Avec ta montagne, j’ai construit un temple.
J’ai adoré ma propre image de pierre.
Pour te plaire, j’ai versé le sang sur la dalle du Temple.
Et tu as pleuré sans que j’entende tes éclairs.

Tu me voulais fulgurante, mais pas délirante.

La réflexion, nous le disions, ne peut être parfaite. Il s’ensuit que ce qui ne peut exister longtemps peut tout de même entrer dans la réalisation, dans l’acte créateur.

Ce non réfléchi peut exister pour un temps, sinon, l’être serait un « nom » fermé, une identité absolue. 

Le non réfléchi peut rester à l’état de concept abstrait dans une réflexion de l’imaginaire. Cependant, il s’échappera à un moment ou l’autre de la réflexion et entrera dans la réalisation. 

L’identité absolue ne peut être réalisée pleinement. On l’a vu. Mais elle peut devenir une idée provisoire et une tentative inadaptée, une tentation. À ce titre, elle peut affleurer, tel un récif, dans la création et pour un temps. Il est même certain qu’elle affleurera, car comment l’éviter absolument? La connaissance parfaite ne peut précéder l’expérience créatrice, sinon la fin serait le commencement et l’existence n’aurait aucun sens.

L’idée d’identité parfaite se nomme en latin perfectio, qui veut dire « achèvement ». Le verbe « achever » n’a de sens que s’il n’est jamais achevé. Si la fin était l’achèvement, à quoi servirait de commencer ? La fin et le commencement seraient identiques.

« Je suis » est incompatible avec « parfait ». C’est pourquoi les anciens nommaient « Lucifer » (et non pas Dieu) celui qui se croyait parfait et donc, était incompatible avec le Verbe. Symboliquement, c’est la tentation du serpent qui affirme que la connaissance du bien et du mal est possible immédiatement, comme si le fruit (la pomme) pouvait comprendre toute la finalité. C’est la tentation fanatique suprême, religieuse pour ceux qui ont inventé le dieu tout-puissant parfait, matérialiste pour ceux qui ont inventé le déterminisme matérialiste parfait.

Lucifer est le paradoxe tel que, si la pensée l’acceptait, elle ne pourrait plus penser, elle saurait un bloc de marbre. Lucifer est de la non-pensée, de la non-réflexion, il est de la pure connaissance, en fait il est la prétention du parfait. Il est une ébauche possible qui disparaît de la pensée dès qu’elle pense. Mais justement, le propre de la pensée est de pouvoir ne pas penser. Le propre de la liberté est de pouvoir s’enchaîner.

Combien cette idée de la perfection et de la connaissance du bien et du mal entraîne de souffrances! C’est l’histoire des empires et des emprises, des guerres et des malheurs. Au nom du « Bien », engendrer le mal.

Le mal peut entrer provisoirement dans l’évolution. Il est même certain qu’il y entrera, car justement la pensée ne peut pas tout réfléchir, si elle le pouvait, la fin serait le commencement, l’absolu fermé avalerait l’absolu ouvert, ce qui est une contradiction fondamentale.

Lucifer échappe à la réflexion, entre dans le processus de la réalisation et le perturbe. On peut le nommer « mal », il est un verbe à l’envers, un verbe qui veut entrer dans le nom, une image parfaite de lui-même, une réversion du Verbe, une inversion du don, une perversion de l’amour, une enflure mentale sans kénose.

Malgré l’incapacité du mal à tenir dans l’existence, à durer dans la transformation, à s’adapter (puisqu’il est un refus de transformation), le mal renforce la vie. Par exemple, le courage ne peut pas être avant sa réalisation. Un être qui serait créé courageux, qui serait une identité courageuse, ne serait pas courageux (son courage serait un nom et non un verbe).

Le mal est une résistance au Verbe.

Tu étais là, pauvre mâle, incapable d’enfants,
acte incomplet.
Tu frémissais de désir sur le bord de mon sein.
Soudain, l’envie d’être moi te prit à la gorge
comme un lasso attaché au cheval de la peur
.
Coupe la corde.

De même que la perfection ne peut être qu’une image dangereuse, le pouvoir ne peut être qu’un verbe périlleux

Si le pouvoir était un verbe originel, il produirait l’identique à soi. Il se verrait lui-même achevé, il se voudrait lui-même achevé, il serait le statique empêchant le dynamique, il serait l’impasse bloquant l’ouvert. 

Le pouvoir vise des buts (des images de la fin) sans ressentir la finalité (l’échappée de l’image). Il est un perturbateur. Il est Lucifer en tentative d’abolir l’acte créateur, l’échappée belle.

C’est pourquoi le premier signe du pouvoir, c’est la planification par projection d’un but, d’une image voulue, c’est-à-dire par projection d’une image de la fin. L’échec de tout amour est l’imago (l’image projetée de la beauté).

La kénose est le renoncement au pouvoir. 

Le Verbe n’a pas le pouvoir de se faire lui-même, il est même l’absence totale de ce pouvoirIl ne peut que se faire autre, étranger à lui-même (mais pas absolument). Il ne peut qu’engendrer des alter ego, des semblables-différents.

Dieu, l’ineffable, le Verbe, n’est ni la perfection, ni le pouvoir, il est la présence, c’est-à-dire l’enveloppement d’un vide relatif, d’un manque de soi qu’on nomme le cœur.

La tentation de la domination et le mal sont une même chose, ils sont même l’identité parfaite.

Le Verbe n’a d’autre pouvoir que l’amour, c’est-à-dire la libération de l’autre.

La grande difficulté, c’est que le pouvoir d’imposer une image de la fin (un but) ne peut se faire que par la volonté contre la penséedonc par la violence. Or la violence oblige à se défendre. Comment se défendre contre la violence sans utiliser la violence? Toute l’histoire de l’humanité dépend de la résolution de ce problème de logique.

Heureusement, la pensée en évolution développe des solidarités, or, une solidarité, une fraternité peut contrer la violence sans violence.

Nous, c’est moi, c’est toi…
Eux, que font-ils à notre fenêtre?
Je me suis crispée.
Nous aurions pu faire un orchestre

et sonner notre musique dans l’harmonie.

Le Verbe n’est ni nom, ni perfection, ni pouvoir.

La kénose fait que le verbe ne crée rien parfaitement « à son image », mais il crée des semblables-différents eux-mêmes hantés par le désir de se réaliser par différenciations et rencontres. Le Verbe produit des verbes, des microcosmes. Le Créateur crée des créateurs. Nos enfants ne sont-ils pas des créateurs!

Créer, s’est se cacher en soi par la kénose pour échapper à soi dans une aventure créatrice.

La pensée ferme les routes de l’impasse et montre ainsi le chemin de l’ouvert, la création est la pensée en réalisation. La logique est la découverte des impasses, c’est pourquoi les anciens disaient que le Verbe premier est Logos.

La pensée se réalise en créant. Sa création lui ressemble sans doute, mais elle est aussi différente, étrangère (extraneus, venant de l’intérieur comme si elle venait de l’extérieur).

C’est pourquoi chaque élément de la création est créateur. La pensée crée des pensées qui créent. Toute œuvre d’art stimule à d’autres œuvres d’art. Les microcosmes participent du tout et participent au tout.

Cependant, la pensée est une nécessité de cohérence. Donc dès l’instant qu’elle crée, cette création est réelle, c’est-à-dire qu’elle persiste et elle devient un ensemble de contraintes

La mémoire.

Comme un premier jet de programmation sur un ordinateur qui ne permet pas d’effacer, la cohérence exigera de tenir compte de la chaîne des causalités qui s’enchaîneront. Ce qu’on appelle « réel » est en fait la mémoire du déjà créé, on pourrait aussi bien dire : détermination, matérialisation, contrainte, parce qu’une fois que c’est là, il faut faire avec.

La pensée laisse une traînée factuelle qui n’est pas passive, mais qui apparaît comme une chaîne de causes et d’effets. La mémoire du cosmos est une réitération d’éléments antérieurs de « programmation ». J’utilise ici une image pour montrer que les phénomènes du monde, le réel, sont mémoire. Le passé n’existe que sous forme de mémoires aussi bien que le futur n’existe que comme virtualités.

Notre pensée est très faiblement cohérente, elle a tendance à oublier ce que nous avons déjà lancé, les chaînes de causalités que nous avons « déchaînées ». Mais la nature est une pensée extraordinairement cohérente, ce qu’elle met en place, elle le maintient et devient causalité. Cependant, ces chaînes de causalités sont adaptatives. Tout le réalisé est dans le réel et il faut s’y adapter. L’entropie se charge d’effacer, mais c’est une efface la plupart du temps très lente, sauf en cas de catastrophe (et même là, l’information est tenace comme on l’observe dans les cas d’extinctions massives des espèces).

Nous, nous sommes très incohérents, mais une fois la ville faite avec ses rues d’asphalte et ses bâtiments de béton, nous sommes obligés de tenir compte de la chaîne des conséquences de leur réalité.

Si tu savais comme mes hanches sont douces et tendres,
tu te balancerais sans te cabrer.
Tous tes excès, pour de vrai, sont faux.
L’amour ne s’empoigne pas. 
Ouvre la main, déploie ta vitalité en moi,
tu n’en mourras pas.

Rien ne peut être absolument vrai ou faux. Entre l’absolument faux et l’absolument vrai, il y a une infinité de nuances. C’est le fondement de la logique floue, parfois appelée logique souple. Une échappée vis-à-vis de la logique classique enfermée dans l’impasse de l’absolument vrai et de l’absolument faux.

Nous le disions plus tôt, la logique constate des hypothèses fausses qui ferment des routes de réalisation : ce qui n’est pas trop faux peut entrer temporairement dans la réalisation, le vrai est insaisissable autrement que par l’ouverture à laquelle il donne accès. Par exemple, la Relativité restreinte d’Einstein n’est pas fausse, elle peut s’appliquer, mais pas à la perfection, à certaines échelles, elle n’est pas absolument fiable.

Le verbe penser ne peut pas être totalement faux. Dans la mesure de sa vérité (son ouverture), le verbe entre dans la création et évolue vers sa fin de diversification, de complexification, d’harmonisation…  S’il était totalement vrai, la fin s’identifierait au commencement, et le statisme absolu empêcherait la création.

Il s’ensuit que la logique ne peut être atomique (comme le pensait Russell), c’est-à-dire qu’elle ne peut pas être constituée d’éléments absolument vrais ou absolument faux, puisque le vrai et le faux qualifient des relations à soi et aux autres et ne sont pas des identités

La logique est une relation à soi (qui n’est jamais une identité parfaite à soi) qui ouvre à une réalisation.

Bon! c’est vrai que je suis belle,
tu en oublies mes volcans.
Quand je gronde et lance mes laves,
tu oublies que je féconde tes forêts.

Ne me crains pas. Si je tisonne,
c’est parce que tu étouffes le feu.

Revenons à la grammaire.

Les relations sont des verbes, et tout verbe est complexe, il est la différenciation en marche vers l’intérieur et vers l’extérieur. Le verbe précède les identités en marche que sont les sujets et les objets qu’il relie. Il les précède, car il les forme. C’est la relation qui fait les identités en marche et non l’inverse. La relation mère-enfant fait la mère et l’enfant en même temps.

Le sujet est le verbe allant vers l’intérieur (le sujet a toujours une intériorité), l’objet est le verbe allant vers l’extérieur (l’objet est toujours vu de l’extérieur). Le verbe engendre le sujet et l’objet en les reliant. Le sujet est l’intériorité du verbe en exercice, l’objet de son extériorité en exercice; le verbe les lie.

S’intérioriser, s’autodifférencier, s’autodistinguer, s’autonuancer, s’autoconfigurer, s’autoparticulariser, s’autopersonnaliser, s’autoharmoniser forment les premiers verbes intérieurs. Si bien que le sujet s’échappe à lui-même en se complexifiant à l’intérieur de lui-même. Il ne peut se comprendre absolument.

Créer, différencier, distinguer, nuancer, configurer, particulariser, personnaliser, harmoniser…forment les premiers verbes engendrant des objets complexes.

Le verbe est une totalité en ce sens que le sujet et l’objet sont le verbe agissant en lui-même et hors de lui de façon synchrone. Le verbe ressemble à une glaise qui s’enfonce en elle-même en produisant des formes extérieures. Si je crée une musique, la musique est le résultat d’une transformation intérieure qui produit une transformation extérieure.

La pensée est une totalité indivisible, mais elle se différencie en s’extériorisant, en réalisant des actes qui changent son intériorité. La pensée est quelque chose qui se transforme elle-même, en elle-même, en s’extériorisant pour se rendre partiellement visible et partiellement compréhensible, ce qui la transforme.

S’extérioriser pour la pensée, c’est créer. Par exemple, parler. Parler est un verbe qui intériorise le sujet et extériorise sa pensée. Quand on parle, le sujet se transforme en libérant une parole qui transforme sa pensée.

Tout commence par le verbe parler, dit l’Évangile de Jean : Le Verbe est parole.

La parole fait le sujet « Créateur » et l’objet « création ». Le Créateur est l’intériorisation du Verbe, le cosmos, son extériorisation.

Je n’ai jamais su ce qui guidait mon chant.
J’y vais d’instinct. Je vocalise.
À mon insu ma voix cherche la syntonisation
et le son qui suit enchante l’oreille.
Le mystère de l’harmonie.

Cependant, si le Verbe n’avait aucune identité, la création serait n’importe quoi. Il n’y aurait aucune cohérence. C’est pourquoi les anciens qui avaient compris le principe de la kénose ont développé le principe de l’hypostase qui équilibre la kénose. Si la kénose était absolue, l’identité serait néant. Ce qui rendrait l’ouvert absolument ouvert, ce ne serait plus une création, mais une explosion. La Vie serait morte par fragmentations avant même d’exister et d’évoluer.

S’hypostasier consiste à se placer en dessous, à abaisser son identité sous le réalisable en l’enfouissant à l’état de potentiel. Au lieu d’être une image, l’identité devient une finalité indéterminée. Par ce principe, l’identité ne bloque plus l’ouvert, mais l’ouvert devient évolutif, il s’en va vers quelque chose qu’il ne peut rejoindre. Comme la kénose, l’hypostase n’est pas un processus temporel mais des états logiques de la pensée.

Le visage est un enfoncement de soi (la kénose) et une expression de soi liée à l’hypostase de soi, une cohérence intérieure indiscernable.

La diversification, la transformation, la complexification sont compensées par l’harmonie résultante de l’hypostase, mais l’harmonie ne peut rejoindre absolument la diversification, la transformation, la complexification, elle est toujours relative. L’harmonie est relation. Son principe d’action est l’adaptation aux autres et à l’ensemble.

Entre la kénose et l’hypostase, la réalisation du Verbe se formera entre des contraires non fondamentaux qui empêchent l’évolution de se perdre dans l’ouvert sans être enfermé dans l’identique :

ouvert-fermé
espace-temps
néguentropie-entropie
diversification-similarité
création-identification
lumière-ténèbres
complexification-simplification
ondes-boucles
localisation-délocalisation
intrication-désintrication
potentialité-actualité
énergie-information
calme-turbulence
don-prédation
combat-harmonie
résistance-acceptation
bien-mal
souffrance-joie
etc.

Si nous étions deux, nous serions morts depuis longtemps.
Un feu dans l’âtre, un pain sur la table, une femme à la fenêtre,
nos enfants dans le champ.

Du fait de la kénose de l’identité absolue, et de l’hypostase de l’identité relative, la Source peut tout, sans aller vers n’importe quoi. L’Identité devient commencement et finalité.  Elle est tendue vers une finalité ouverte qui n’est pas n’importe quoi, mais la diversification, la complexification, la liaison et l’harmonisation. Tout le long, elle articulera des contraires relatifs liés qui baliseront son évolution créatrice. L’ouvert s’ouvre entre les contraintes de la réalisation.

Par le même acte d’hypostasier l’Identité pour engendrer le commencement, la finalité est engendrée, une réponse qui réagit à mesure que le commencement s’enfonce dans un éternel passé. Les finalités sont des réponses, un Élan d’ensemble vers le commencement pour lui répondre. Il n’y a pas de passif, le principe réceptif répond activement.

Pendant que s’hypostasie l’identité pour former le commencement et la finalité, la Source et la Réponse entrent dans le processus de transformation, le cosmos. Le commencement s’enfonce dans des commencements de plus en plus profonds et la fin s’éloigne vers des finalités de plus en plus vastes.

C’est pourquoi le commencement n’est pas le commencement du temps, mais l’enfoncement du temps dans des racines illimitées, la finalité n’est pas la fin du temps, mais son ouverture vers des vastitudes sans fin.

Métaphysique 2

Tu m’es intérieur, tu m’es extérieur,
tu me pénètres, tu m’enveloppes,
je rêve, je suis, je cherche ton visage.
J’ouvre la fenêtre, tu te fais autre.
Demain, je me reposerai sur la plage, 
par petites vagues, la marée m’inondera de toi…

Je viens de penser la dynamique du Verbe être avec la conviction que ma pensée est la capacité à découvrir ce que peut devenir l’être et ce qu’il ne peut pas devenir. Mais l’être n’est jamais détaché de son devenir

En réfléchissant en elle-même pour exclure les impasses et suivre l’ouvert, ma pensée dans la Pensée prend vie. Elle est le verbe être en acte de devenir du Verbe être. Je suis un électron qui s’éveille dans le flux de l’électricité; je suis un photon qui ondule à sa propre fréquence dans le rayonnement du monde; je suis l’œil qui voit; je suis le flux mental qui réfléchit, le cœur qui résonne, l’amour qui transgresse les conformités, le violon qui ajoute à la musique et tente de s’ajuster.

C’est pourquoi la pensée est bien plus que le berger de l’être, elle est le mouvement de l’être, elle est l’existence indétachable du devenir. Comme le Verbe premier, elle est capable de voir les impasses propres à l’existence et de glisser dans l’ouvert pour participer à la création. Par la conscience, elle participe au devenir en ajoutant ses erreurs et ses bons coups.

Penser et exister forment un seul acte, sinon la pensée ne serait pas et l’être ne penserait pas, il resterait prisonnier de lui-même, incapable d’apprendre, de composer, d’évoluer.

La philosophie est la foi en la capacité de la pensée à éviter les impasses et à éclairer le chemin de l’ouvert. Cette foi repose sur l’expérience de la relation de la pensée avec le Verbe.

En moi, ton silence est une onde.
Sur ma peau, ton silence est une brise.
Les ailes suspendues dans tes fluides, 
je danse et j’avale des mouches.

Lorsque la pensée pense la logique, elle n’est pas enfermée dans une forme de logique qu’on pourrait définir absolument, elle découvre la logique au fil de son exercice. Si elle la découvre, c’est qu’elle est là dans la structure de son être même, l’être de la pensée qui n’est rien d’autre que son acte de penser. 

La logique ne peut pas être une pensée absolument réalisée, ce serait une autre contradiction fondamentale. La logique vit sur le fond d’une totalité des impossibles (les impasses) et des possibles (l’ouvert) qu’elle découvre dans l’exercice de la pensée.

Il y a deux ouverts : 

  • l’imagination qui formule des hypothèses, en élimine certaines pour prévenir les accidents logiques, source des souffrances; 
  • la réalisation qui se charge de forcer l’harmonie et la cohérence lorsque les contradictions entrent dans la création. La réalisation se fait dans le flot des contraintes de ce qui est déjà là. Lorsque je dessine, la première ligne contraint les autres.

Dans l’imaginaire, je peux effacer les faux pas; dans la réalisation, il n’existe aucun néant dans lequel je peux évacuer les impasses.

Comment comprendre cela?

Je chante. Mon corps vibre.
Le son me répond avec une harmonie qui me saisit.
Est-ce toi, est-ce moi, est-ce notre combat, notre union?
Je me compose de toi.

Tous les impossibles et les possibles logiques forment une sorte de réservoir à réaliser, c’est un potentiel répondant de la logique. Le logicien, n’importe quel logicien (le potentiel actif), peut découvrir des morceaux de ce potentiel répondant réceptif. Cela veut dire que le logicien constitue un potentiel déterminant, agissant dans le potentiel préstructuré de la logique.

La pensée logique est un verbe qui se forme dans sa relation avec le potentiel répondant. Aristote appelait ces deux dimensions de la pensée : l’intellect agent (actif et déterminant) et l’intellect réceptif (répondant et préstructuré). 

La logique se forme non pas entre deux êtres formés d’avance, mais entre deux potentiels (le logicien et la logique) qui se développent mutuellement. La logique fait le logicien et le logicien fait la logique. 

La logique (préstructurée) est universelle, elle devient semblable pour n’importe quel logicien, mais pas identique. Elle aussi est une aventure. Néanmoins elle est une préstructure contraignante même pour le Verbe premier. Le Créateur premier obéit à la logique de l’imaginaire qui peut effacer et à la logique de la réalisation qui ne peut pas effacer, mais doit composer avec la mémoire entropique et les surprises néguentropiques.

On n’arrivera jamais à une logique qui soit à la fois absolument complète et absolument cohérente puisque la logique ferme des portes (les impasses) pour glisser vers l’ouvert, mais, justement, l’ouvert est ouvert, c’est-à-dire surprenant. 

Les impasses sont définies, mais les ouvertures sont indéfinies.

Nous étions si légers.
Insouciante, j’ai chanté dans le tintement de tes oiseaux.
L’écho strident a froissé l’harmonie.
Où sont les cavernes qui nous réfractent?

Oui, la pensée peut penser avant de réaliser quoi que ce soit (la réflexion), mais la pensée reste une dynamique à risques. Il y a un lieu intérieur étrange dans lequel on peut construire et déconstruire des hypothèses.

La réflexion est possible dans l’imaginaire. L’imaginaire apparaît entre le potentiel actif du penseur et le potentiel réceptif de ce qui peut être pensé logiquement. Mais il est impossible de tout réfléchir parfaitement avant de réaliser quoi que ce soit.

La réflexion peut éviter la réalisation d’impasses. Cependant, elle ne peut pas tout découvrir par réflexion puisque l’identité première est ouverte. Les actes de la pensée introduiront des contradictions et des disharmonies qui se combattront dans la création. 

Les moralistes appelleront cela le mal; pour les consciences sensibles, cela s’appelle la souffrance.

Pouvais-tu faire autre chose?
Mes oreilles dans ton silence,
mon nez dans tes odeurs,
mon cœur entre tes poumons.

La Pensée première fonctionne de façon similaire à notre propre pensée. Elle est sans doute infiniment plus cohérente. Le cosmos est la Pensée première en acte de réalisation. Étudier et comprendre notre pensée permet d’étudier et comprendre l’organisation du cosmos. Logique, mathématique et science marchent ensemble dans le verbe penser et réaliser.

La Pensée première créatrice du cosmos ne peut réaliser que des pensées secondes, elles aussi créatrices. Elle se différencie, elle produit des unités pensantes liées à elle, des microcosmes à la fois semblables et différents, à la fois liés et déliés, bref partiellement indépendants et quelque peu libres créateurs. Sans cette continuité-discontinuité, on tomberait dans l’impasse d’une identité incapable de se différencier, condamnée à elle-même.

Lorsqu’on dit que le cosmos ne peut être qu’une « matérialisation » du Verbe, de l’Acte de penser, on veut dire que le Verbe tend à une cohérence qui le rend visible : la lumière engendre l’œil et la visibilité est la relation entre l’œil et la lumière; la Pensée première engendre sa propre complexification en formant des boucles ondulatoires et des ondes ouvertes qui vont la structurer. Bref la pensée fait son cerveau. Le cosmos visible est le cerveau de la Pensée en acte.

La « matérialisation » est une relation à soi dans le processus évolutif de la différenciation, de la complexification qui suppose une mémoire de ce qui marche et une démolition de ce qui ne marche pas.

J’ai percé un trou dans mes hésitations,
j’ai dilaté mes pouvoirs insouciants.
Sur la plage, j’ai fait un grand château de sable.
Au loin, la marée rigole en s’approchant.

Le « mal » arrive par un retard inévitable de la réflexion sur les réalisations. Le créatif l’emporte sur les connaissances.

Si on pouvait parfaitement connaître la logique avant sa réalisation dans le cosmos, c’est qu’elle existerait statique, elle aurait une identité absolue et parfaite, ce qui justement est une impasse logique. 

C’est pourquoi la réalité est une création qui s’avance toujours au-devant et au-delà de la connaissance. En musique, par exemple, la création est toujours en avance sur la connaissance. Même Mozart ne connaît pas complètement sa musique, sa musique dépasse ses capacités de la connaître. L’acte créateur déploie ce qu’il ne peut pas envelopper et comprendre complètement. Pour que la connaissance rejoigne la création, il faudrait que l’identité soit fermée, une impasse déjà mentionnée.

Nous, rivières, descendons. 
Nos vagues divaguent en se recourbant.
Sous nos pieds, nos propres ondes.
Dans nos cœurs, nos propres battements.
De chaque côté, des saules se penchent sur nous.
C’est toi, c’est moi, c’est nous tous.

Le Verbe se fait des images de lui-même, mais il les quitte pour exister dans la différenciation et la transformation de lui-même. Ces images sont elles-mêmes des verbes qui renoncent à leur « nom » pour être actifs dans l’évolution.

Amour est le nom du verbe aimer. Et si le verbe n’habitait plus dans le nom « amour », le nom « amour » ne signifierait plus rien.

Le Verbe est donc premier, et le Verbe premier est l’acte de penser qui surgit de ce qui ne peut être ni le néant ni l’identité absolue à soi. C’est pourquoi dans les temps anciens « Dieu » signifiait celui qui n’a pas de nom, l’innommable, l’ineffable, le non identique à lui-même, le non-clos, le Verbe, le visage en métamorphose. 

L’Intellect premier était considéré au Moyen Âge comme quelque chose pouvant se transformer soi-même, en soi-même, par soi-même pour se réaliser soi-même dans la création de soi afin de se connaître quelque peu et de se reconnaître partiellement (vision de Marguerite Porète et de Maître Eckhart).

Comme le propre du Verbe est de fuir l’identité parfaite à soi, comme il est le non-statique, on peut bien le confondre avec la Vie. On pourrait dire que le Verbe premier est l’impulsion de la différenciation de soi.

Le Verbe penser est premier et sa pensée est Vie, et même Amour, c’est-à-dire jaillissement de soi pour se différencier de soi-même et se surprendre étranger (extraneus, de l’extérieur) savoureux (saporosus,qui a du goût), c’est-à-dire sage (sapere, qui a le sens du goût). Pour cela, il doit renoncer à l’identité à soi. Subordonné à la logique, il ne peut faire autrement.

 « Nous », « tu » et « je » sont des pronoms reliés par le verbe et n’ont d’existence que par lui.

L’acte de relier, le verbe, fait le sujet et le complément. C’est pourquoi les anciens considéraient l’être comme un acte grammatical, un verbe et pour cela, il faut qu’il soit la relation entre une potentialité active (l’intellect agent, le sujet) et une potentialité réceptive (l’intellect passif, le complément, l’objet). Dans la tradition chinoise, on parlait du yang et du yin, racines du TAO (la Voie).