Libérer des valeurs

Une plante, un animal, un humain est privé de liberté si on l’empêche de se développer, si on le met dans un environnement dans lequel il ne peut pas s’étirer, prendre sa place, exercer sa vie. Être empêché de réaliser l’œuvre de sa vie, c’est être étouffé, c’est avoir sa liberté brisée.

Il n’y aurait pas de liberté si notre personne ne pouvait pas voir, vouloir et exécuter une œuvre sienne, la réaliser, obtenir un résultat et ainsi se réaliser. Cela consiste à introduire du rêve, c’est-à-dire du futur dans le présent, par exemple bâtir une maison et dire « c’est moi qui l’ai faite ». Ce futur entrera dans le temps causal (la chaîne des causes aux effets) et subira l’usure propre à cette dimension du temps qui va du passé vers le futur (le passé déterminant le futur).

La route de la causalité (du passé vers le futur) est déterministe, donc sans liberté et entropique, donc sans perspective d’avenir. Entropique, parce que tout échange d’énergie entraîne une réduction de la complexité, une perte d’information, il y a usure, dysfonctionnement, besoin de réparation et éventuellement désorganisation que nous appelons mort. Il faut sans cesse entretenir nos œuvres si nous ne voulons pas qu’elles s’effacent et tombent en ruines. Il faut donc entretenir notre existence si nous ne voulons pas qu’elle s’efface. La liberté est un combat pour faire entrer du futur dans la trajectoire de la fatalité, de la détermination.

Mais nous sommes libres, nous pouvons sans cesse agir sur le flux du temps causal, introduire des œuvres qui deviendront des causes venant de notre liberté. La source de ces œuvres est dans notre conscience qui désire et veut plus que ce qui lui est donné, travaille à des améliorations, des préférences, c’est-à-dire des « valeurs ». Une valeur est quelque chose qui ne viendrait pas à l’existence sans nous. 

Pour cela, notre esprit découvre des possibilités, en invente s’il le faut. Il oppose « mieux » au réel pour que le monde soit plus « valable » (d’où le mot valeur). Par le fait même, notre personne produit une direction nouvelle dans le temps, une direction qui lui donne un « sens » orienté vers un futur désirable, une signification orientée vers un futur compréhensible, un espoir orienté vers le mieux-être et le bonheur. Et ainsi nous nous réalisons libres, nous nous épanouissons, nous devenons… Demain sera meilleur qu’aujourd’hui. Nous sommes des personnes lorsque nous résistons au temps causal et fatal, pour le croiser avec du temps « libéré ». Nous obligeons le temps à se tourner vers mieux.

Bref, le rôle de la liberté, c’est de produire du temps créateur dans le temps entropique comme la condition de son exercice et le véhicule de ses valeurs : forcer le temps « matériel » à se retourner pour prendre la direction et le sens de nos désirs profonds, et non de nos tendances à nous abandonner à la causalité et à la fatalité. Il nous faut la science pour démonter la causalité et développer les techniques qui la feront courber vers le mieux, le plus valable, il nous faut l’art pour exprimer l’oppression du temps causal et ouvrir le chemin du désirable, il nous faut la conscience pour découvrir mieux que la route entropique vers la mort, c’est-à-dire mettre en œuvre des valeurs.

Petit traité de la conscience libre

« Notre monde est abîmé par la guerre, frappé par le chaos climatique, meurtri par la haine, couvert de honte par la pauvreté et les inégalités » Antonio Guterres, 2022, Assemblée annuelle des Nations Unies

On ne peut pas avoir la paix, ni la réclamer, ni la donner, ni la promettre, ni l’imposer, ni en faire un traité signé, ce n’est pas un droit ni un pouvoir d’État. Elle ne peut descendre d’un pouvoir, elle n’est dans le pouvoir de personne, elle est le fruit d’un travail extrême contre nos tendances à la soumission et pour s’approcher de soi et des autres, un travail personnel et collectif. Jean Bédard

Introduction

Un problème inquiète : un fusil tue en une seconde un artiste, un saint, un sage, un pacifiste, un acteur de changement qui a travaillé sa vie entière à la paix. Quelques colonisateurs détruisent en quelques années une culture pacifique multimillénaire. L’économie sauvage peut jeter dans l’extrême pauvreté des peuples entiers. Les algorithmes de manipulation par médias sociaux peuvent ruiner en une année un travail d’éducation de longue date. On pourrait réussir à implanter dans le web un métavers capable de séquestrer le tiers de l’humanité hors de la réalité. Bref, la violence, le marché débridé, la manipulation des consciences l’emportent toujours sur l’effort de paix et de fraternité. Où est l’espoir?

La noosphère est, pour Pierre Teilhard de Chardin et Vladimir Vernadski, la sphère de la conscience qui se surajoute à la biosphère serait l’espoir. En effet, on pourrait imaginer l’ensemble humain comme un tout en voie d’humanisation. Mais pas trop vite. Il s’agit plutôt, dans un premier temps, de consciences personnelles se libérant des conditionnements sociaux.Sans la réalisation de cette étape de naissance à soi par actes de conscience, nous pourrions croire être humanisés par l’évolution sociale. C’est loin de ce que l’on constate. La soumission politique ou, si vous voulez, la passivité politico-sociale nous emporte vers la violence, la destruction de la nature, le malheur. 

À l’inverse de la soumission, si on voit la liberté comme une conquête de la conscience personnelle seule capable de s’opposer à la « loi du plus fort » (qui n’est que le résultat de la démission politique), alors oui! chaque libération participe au développement d’une culture politique susceptible d’aboutir à une fraternité. Seules des personnes peuvent être sœurs ou frères. La solidarité n’est pas la démission de la conscience ni devant la majorité, ni devant la minorité, ni devant la force, ni devant l’argent, ni devant la publicité, ni devant la manipulation

Bref, soit que nous continuions à nous laisser diriger par une supposée évolution sociale et alors, pourquoi la trajectoire changerait; soit que nous nous prenions chacun en main, devenions des personnes, et apprenions à vivre en paix avec nous-mêmes, avec les autres et avec l’écosphère. La noosphère est sphère des consciences personnelles devenues fraternelles.

La grande difficulté, c’est la conviction répandue qu’être libre, c’est être décidé par d’autres : parce qu’ils ont des armes, parce qu’ils font de beaux discours, parce qu’ils nous donnent de bons salaires, parce qu’ils nous attirent avec leurs marchandises luxuriantes, leurs services flatteurs, leurs jeux envoûtants, et que si nous nous abandonnons à eux, la vie sera plus facile. L’idée d’être libre comme la feuille morte manipulée par le vent, c’est-à-dire la facilité, cette idée de la liberté qui est en fait la parfaite représentation de la soumission, cette idée fait de nous une masse dirigée par effet de masse. Une masse aveugle. Or, on ne peut pas sortir en masse de la masse. Et on ne peut pas imaginer que la masse fasse autre chose que de rouler en bas de la montagne par simple inertie, par simple entropie. Il faut donc supposer que le changement se fera personne par personne.

Cette philosophie de la liberté et de la fraternité est née avec le christianisme et le néoplatonisme du troisième siècle, a été consolidée par Marguerite Porète, Maître Eckhart, Nicolas de Cues, Comenius, puis analysée et soutenue en profondeur par Louis Lavelle dans son œuvre magistrale. Il y manquait cependant la pensée écologique de Vernadski. C’est pourquoi j’ai cru bon d’écrire ce petit traité de la conscience libre.

L’espoir? Pas un salut commun. Je voudrais dire autre chose, mais mon impression est que l’humanité va se casser en deux. L’épreuve nous rend seuls, nous accule au choix, nous pouvons prendre acte et nous donner à nous-mêmes. Cependant, une fois jetées dans l’eau, beaucoup plus de personnes que l’on croit apprendront à nager dans l’abîme créateur de leur être propre. C’est ce que je vais tenter de défendre.

La paix climatique

Selon une étude publiée dans la revue Science, 2022 un réchauffement de la planète au-delà de 1,5 °C devrait déclencher au moins 5 « points de bascule » climatiques, c’est-à-dire des réactions en chaîne menant à des réorganisations brutales et irréversibles du système climatique global qui le rendra chaotique et désastreux. On estimait les seuils de déclenchement de ces points de bascule dans une fourchette de 3 à 5 °C de réchauffement, or les progrès dans les observations et les modélisations du climat, ainsi que dans la reconstitution des climats passés ont drastiquement abaissé cette évaluation. On atteindra probablement ce résultat en moins de 20 ans.

Deux de ces points de bascule concernent l’Arctique, l’Antarctique et le Groenland : (1) le dégel brutal du pergélisol et (2) la réduction drastique du transfert de chaleur dans l’Atlantique et la mer du Labrador. Ces deux faits actuellement en cours vont accélérer le réchauffement et surtout, nous en faire perdre le contrôle. À supposer que la trajectoire du réchauffement suive une courbe similaire à des réchauffements climatiques anciens (avant l’existence de l’homme), les mers devraient monter de 10 mètres (dans un horizon de cent à deux cents ans). Cela va accélérer l’aggravation déjà marquée des tempêtes et de la mousson. 

Bref, nous avons vingt ans pour changer drastiquement nos comportements. Pendant ce temps, les grandes plaques de décisions, États-Unis, Chine et Russie sont fortement menacées d’instabilité interne, instabilité provoquée par le clivage social, lui-même précipité par les géants de l’information qui manipulent les algorithmes informationnels.

Comment espérer! Les premières lueurs de l’aube ne sont peut-être pas encore visibles, mais les oiseaux du matin commencent à chanter. La lucidité négative (conscience critique), elle aussi, a son point de bascule. À un moment de tension sans doute imprévisible, les consciences personnelles entrent dans un état de lucidité positive (conscience des issues et détermination à agir). 

La conscience a pour propre de percevoir les deux dimensions du temps : 

  • Le temps qui va des causes aux conséquences, donc, du passé vers le futur. Cette dimension est déterministe, on peut l’analyser par la science des prévisions. 
  • Le temps qui va des actions aux résultats, donc du futur vers le passé en changeant les trajectoires. Cette dimension est politique au sens propre du terme. 

À la charnière du temps politique et du temps déterministe, on retrouve des personnes affranchies des conditionnements sociaux et pouvant jouer un rôle d’alarme et d’orientation, un rôle politique donc. J’aimerais approfondir ce processus, car j’y vois un motif d’espérance pour la paix entre les hommes et avec la nature que j’appelle « liberté de paix ».

Haïti, notre avenir possible

Radio-Canada international écrivait sur son site web (https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1919379/onu-haiti-alarme-desespoir-violence):

« Pillages, pénurie de tout, hôpitaux fermés… Des responsables de l’ONU ont décrit lundi une situation de « désespoir » humanitaire en Haïti […] Des manifestations, des barrages routiers et des scènes de pillage traversent le pays […] Haïti a malheureusement atteint un nouveau degré de désespoir, a déclaré Valerie Guarnieri, directrice exécutive adjointe du Programme alimentaire mondial (PAM). Alors que le prix du panier alimentaire moyen a grimpé de 52 % en un an, nous nous attendons à ce que la sécurité alimentaire se détériore encore cette année […] Le travail des humanitaires est de plus en plus dangereux. L’ONU a d’ailleurs décidé d’évacuer son personnel non essentiel […] Une crise économique, une crise des gangs et une crise politique ont convergé pour créer une catastrophe humanitaire […] L’état de siège depuis plus d’une semaine du terminal pétrolier de Varreux, le plus important du pays, bloqué par des gangs, a créé une pénurie à travers le pays et conduit à la fermeture d’hôpitaux[…] Le Conseil de sécurité avait adopté une résolution demandant aux États membres de l’ONU d’interdire le transfert d’armes légères aux gangs sévissant en Haïti, sans aller jusqu’à décider d’un embargo[…] Si la violence des gangs n’est pas stoppée, il ne sera pas possible de stabiliser le pays […] L’ONU estime qu’au moins 1,5 million de personnes ont été directement impactées par les récentes violences des gangs, a souligné Helen La Lime. Avec les violences basées sur le genre, et en particulier le viol, utilisées de façon systématique. »

Ce scénario du désespoir et de l’anarchie (dans le pire sens du mot) est déterministe, il permet de voir ce que sera n’importe quel avenir de n’importe quel pays à partir du moment où sa gouvernance (qu’elle soit de constitution démocratique ou autoritaire) a perdu toute crédibilité. Aucune gouvernance n’est possible sous l’égide unique de la répression, de l’inégalité sociale extrême et de la manipulation de masse. Lorsque la confiance atteint le point zéro, que l’anomie sociale touche son point de rupture et que la population n’a plus rien à perdre, c’est la désorganisation, c’est-à-dire la loi des armes individuelles ou de gangs. Les États-Unis, la Russie, l’Iran, la Syrie, et bien d’autres sont assez proches de leur point de rupture. La montée de l’extrême droite populiste est un signe avant-coureur, car elle démontre la réactivité d’une partie importante de la population devenue totalement manipulable. Lorsque cette population prendra conscience qu’elle a été trompée, elle cessera d’être gouvernable par son « gourou » sans être gouvernable par une autorité légitime. Et c’est inévitable, car la conscience est fondamentalement incorruptible et au réveil, elle vit un moment de révolte tout azimut.

Arrivée à « l’état d’Haïti », comment la population (et n’importe quelle population) divisée en factions et retournée contre elle-même peut-elle établir une démocratie d’avenir?Il nous faut réfléchir en profondeur sur la liberté de paix