Petit traité de philosophie spirituelle

Jean Bédard,

2024

 « … une fois pris dans l’événement, les hommes ne s’en effraient plus. Seul l’inconnu épouvante. Mais pour quiconque l’affronte, il n’est déjà plus l’inconnu. Surtout si on l’observe avec cette gravité lucide. » Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes.

Aux chercheurs de vérité

Peinture de Michel Casavant

Introduction

Ce petit traité est né suite à la publication de mon roman Sur la route des grandes sagesses, alors que j’écrivais Le dernier siècle avant l’aube. Entre mes romans, j’ai toujours éprouvé le besoin de reprendre les bases qui me guident. Cette fois-ci, je le fais pour le échanger avec d’autres.

Ne plus marcher sur du sable mouvant. Ne plus me fier aux pensées toutes faites, car elles me font peur ces pensées qui roulent dans le déni des conséquences. Voilà ce que je sens depuis le début de mon aventure d’écrivain : l’être humain perd espoir en lui-même parce qu’il démissionne vis-à-vis des questions d’enfant qui l’angoissent. Il n’a plus confiance en la pensée*[1] pour répondre aux questions du Petit Prince. Il dessine des boîtes de carton avec des noms spécifiques dessus, mais il refuse d’ouvrir les boîtes pour découvrir le mouton qui étouffe dans l’emballage.

Voilà la fonction précise de la pensée* : découvrir, déballer. Ce qui lui permet de rencontrer la brebis, l’ami ou lui-même, se rendre compte que ce sont des êtres* vivants, qu’ils ont besoin d’air pur, d’eau fraîche, d’une terre fertile et d’un peu d’amour. Penser, c’est rencontrer, toucher, tisser un lien, ouvrir un chemin.

Jeune adolescent, je me demandais comment la dérive du XXe siècle, avec ses guerres totales, ses camps de concentration, ses goulags, sa destruction systématique de la nature avaient pu produire Saint-Exupéry et Terre des hommes. Peut-être justement que ceci explique cela! Peut-être que la pensée* prend appui sur l’impasse. Peut-être que nous commençons à penser lorsque tout se défait sous nos pieds. On est alors obligé de se fier à nos propres lumières. Le mur arrive avant l’issue, l’esclavage avant la liberté, la maladie avant la guérison, la douleur avant la musique, la question avant l’ouverture.

***

Tout le monde peut se faire une opinion ou avancer des connaissances à propos de n’importe quelle question, mais peu ont assez confiance en la pensée pour s’aventurer à réfléchir au jeu lui-même, à remettre en question le monde mental dont la circulation mécanique mène au malheur… 

Comment avoir foi en Dieu ou en la Matière si nous n’avons pas foi en la pensée qui les appréhende? Comment avoir foi en la science, en l’art, en nous-mêmes, si nous n’avons pas foi en notre pensée? Et comment avoir foi en notre pensée si nous ne pensons pas, mais filtrons seulement des opinions qui déambulent autour de nous ? Penser, c’est s’arrêter, ouvrir nos branches et nos feuilles dans des trous de lumière au moment où, sous terre, ça grouille de contradictions* fécondes. Naît en nous un St-Exupéry, parce qu’il y a en nous un Petit Prince.

Tout commence lorsque nous affrontons nos questions d’enfants.

Pour penser, il faut d’abord déballer et toucher, c’est-à-dire entrer dans ce lieu où le sujet expérimente l’objet et prend conscience* que lui, le sujet, n’est pas dans un monde et l’objet dans un autre monde. Au contraire, les deux pôles de la pensée forment notre lien avec le monde.

Sinon, des questions comme « qui suis-je? », « quelle est la signification de cet étrange univers dans lequel je suis plongé? », toutes ces questions existentielles, parce que décisives pour le Petit Prince, finiront dans une grande démission.

***

Lorsque j’étais étudiant en philosophie, à mes simples questions d’enfants, on répondait toujours, et très sérieusement : « Non, nous ne sommes pas capables de comprendre la réalité, notre pensée flotte au-dessus d’elle, étrangère à elle… Notre pensée n’est pas de même nature que la réalité. Et puis, qu’est-ce que la réalité? » On posait la question, en supposant que la réalité était une sorte de substance autre que la pensée. On affirmait dès le point de départ l’impasse, on s’autodiagnostiquait schizophrène, coupé de la réalité.

On n’arrive pas si facilement à Antoine de Saint-Exupéry. On n’arrive pas si facilement à délivrer le mouton de la boîte que nous avons dessinée avec un nom dessus et quelques caractéristiques simplistes. Je veux sortir le mouton de l’idée de mouton. Faire l’expérience de mes propres enfermements. Je veux penser avec mes mains. Voilà mon aventure.

Le défi de penser et découvrir des issues est de taille. Non parce que toucher et penser en même temps est inaccessible, tous les enfants y arrivent, mais nous vivons dans une culture qui a coupé le pont. Si quelqu’un nous demande de penser plutôt que d’émettre des pensées, nous nous retrouvons devant une sorte de gouffre, comme le compositeur devant une page blanche. Et pourtant, si nous touchons le piano, la musique vient.

Cet isolement est une construction sociale non innocente. La pensée est le seul antidote contre les forces sociale, économique, politique.

***

Notre premier point d’appui vient sans doute de la prise de conscience* inévitable que la pensée* est. Elle est énergie, information, mouvement, lien comme tout ce qui est. Elle engendre ce qu’elle ne contient pas comme tout ce qui est. 

Si elle n’était pas, comment saurions-nous qu’il y a de l’être* bien réel* qui semble vivre indépendamment de nous, mais dont nous dépendons totalement? Une « chose » ne peut pas découvrir l’être* d’une autre « chose » si elle n’a pas d’être elle-même.

Séparer la pensée et la réalité ne peut se faire qu’après avoir amputé la pensée de sa réalité et la réalité de sa pensée. Ensuite on est foutu, car on ne peut plus rien dire sur la pensée puisqu’on en a fait une idée, alors que c’est un acte, l’acte de lier. Et on ne peut plus rien dire sur la réalité puisqu’on en a fait une idée, alors que c’est un acte de lier.

Ce genre d’impasse construit comme un mur de béton entre deux étrangers fait terriblement l’affaire des canons et des mitraillettes qui dirigent le monde. 

***

La philosophie*, l’amour de la sagesse, c’est-à-dire l’amour de l’exercice de la liberté de penser avec nos mains contre les bombes et contre la peur, c’est la voie du Petit-Prince. Les philosophies premières*, celles des peuples premiers (l’enfance de l’humanité avant l’apparition des empires), n’avaient pas le choix de penser le réel* pour vivre. Elles ne pensaient pas au réel, elles pensaient le réel dans le réel. Elles ne doutaient pas de leur parenté avec le réel. Si vous ne savez pas si cette biche est réelle ou pas, dites-vous que la biche réelle nourrit, mais pas l’idée de biche. Si vous ne savez pas si la meute de loups est réelle ou pas, dites-vous que la meute réelle tue. Penser le réel, coordonner les pensées d’un petit groupe pour vivre, cela semble simple et c’est effectivement simple, mais c’est précisément ce que nous n’arrivons plus à faire. Nous nous sommes dénaturés. Et pour beaucoup, dire que « nous nous sommes dénaturés » est la même chose que dire « nous nous sommes civilisés »!

Peut-être commençons-nous à penser lorsque notre avion s’est échoué dans le désert et que soudain l’eau devient une réalité. Alors apparaissent le Petit Prince et ses liens de responsabilités.

Dans notre cheminement, nous traverserons quatre grandes étapes :

  • En premier, nous chercherons à clarifier cet acte de penser qu’est la philosophie*.
  • Ensuite, nous nous engouffrerons dans sa métaphysique*, sa théologie* et sa cosmologie.
  • Puis, nous irons vers trois applications : la science, l’éthique et l’art.
  • Enfin, pourrait survenir la rencontre avec la Présence totale. 

Philosophie spirituelle

Deux mots, deux sous-titres : « philosophie » et « spirituelle ».

Philosophie…

Il y a beaucoup de préjugés à propos de la philosophie. On dit que c’est un exercice cérébral inutile qui n’aboutit à aucune conclusion définitive. Mais qui aimerait vivre dans un monde définitif?

Revenons à la signification du mot philo-sophie : Amour de la Sagesse.

  • L’amour est un élan affectif vers la beauté qui nous entraîne tout entier.
  • La sagesse(du latin sapere) consiste à avoir du goût. Le goût est un sens comme l’odorat ou le toucher, c’est-à-dire un lien avec le réel.

Mais la philosophie est le goût de quoi? Qu’est-ce qu’on goûte lorsqu’on philosophe? 

On goûte des prises de conscience*. Il s’agit de comprendre comme lorsqu’on dit que l’utérus comprend le fœtus. Comprendre veut dire se saisir soi-même, réalité incluse dans la réalité, être dans l’être. 

Comprendre est l’expérience…

  • corporelle de contenir et d’être contenu;
  • affective d’étreindre et d’être étreint;
  • intellectuelle d’embrasser des significations qui nous embrassent.

En réalité, la philosophie veut tout comprendre parce que l’acte de compréhension est forcément total et s’adresse à une totalité* qui nous comprend.

Notre besoin de comprendre ne peut pas être atteint par un acte partiel, par exemple : comprendre une fonction physiologique n’a de sens que si on peut la situer dans son ensemble et dans l’ensemble de la biologie, et ensuite situer l’ensemble de la biologie dans l’ensemble de la vie, et saisir l’ensemble de la vie dans l’univers, puis se situer soi-même dans l’univers. Ce qui signifie que l’univers n’est pas mon étranger et que je ne suis pas son étranger.

***

Tout le monde vit dans une philosophie, c’est-à-dire dans un organe de compréhension, dans une organisation de préalables à partir de laquelle nous tentons de nous comprendre nous-mêmes et de comprendre le monde qui nous entoure. Mais rares sont les gens qui connaissent la philosophie dans laquelle ils vivent sans y penser! 

Au début, nous comprenons le monde dans la philosophie et par la philosophie qui nous a été donnée, que la majorité partage plutôt inconsciemment. Nous ne connaissons pas la philosophie dans laquelle nous pensons sans y penser. Actuellement, dans notre culture, nous tentons de nous comprendre nous-mêmes et le monde, dans et par une philosophie dite « matérialiste ». Nous imaginons que notre cerveau pense, que la pensée est un effet de mécanismes déterminés, qu’on dit « matériel » justement parce qu’on suppose qu’il ne s’agit pas de pensée, mais d’autre chose, quelque chose qui ne pense pas et qui même n’a jamais été pensé, mais qui, organisé en cerveau par hasard et par évolution, produit des flux électriques que nous appelons pensées.

En réalité, notre philosophie matérialiste n’est que la moitié d’une philosophie dualiste plus englobante encore. Cette philosophie dualiste sépare matière* et esprit*, corps et âme*, sujet et objet. Comme elle est dualiste (deux principes premiers* parallèles qui ne se rejoignent pas), il y a forcément des contradictions* idéologiques qui donnent lieu à de dangereux clivages sociaux :

  • les matérialistes pensent que la réalité est matérielle et que la pensée n’est qu’un effet abstrait de la matière*;
  • les spiritualistes pensent que la réalité est spirituelle et que la matière* n’est qu’un effet de l’esprit*.

Si le matérialisme se concrétise dans le scientisme* (l’idéologie* voulant que seule la science dise vrai), le spiritualisme se concrétise dans le fondamentalisme religieux (seule la religion dit vrai). Matérialisme et fondamentalisme religieux sont les deux côtés d’une même philosophie et forment une seule mentalité, c’est pourquoi beaucoup de sociétés (comme les États-Unis) sont très polarisées entre fondamentalisme religieux (associé à la droite) et matérialisme scientiste (associé à la gauche).

On cherche toute sorte de causes à la crise humanitaire et écologique, c’en est certainement une.

Pourquoi ce dualisme est-il fondamentalement dangereux? Parce qu’il sépare la matière* et l’esprit et pour faire cela, il faut d’abord s’être découplé du réel. L’expérience du réel exige de comprendre la différence extraordinaire entre le réel et le représenté que la conscience* (cette étonnante dimension de la pensée) perçoit clairement.

Le réel est toujours au-delà de nos capacités de le représenter parce qu’un être réel est infini en détail (avec son organisation moléculaire et atomique), en temporalité (en métamorphose depuis le début de l’évolution), en complexité* (pensez à la pyramide organisationnelle d’une seule cellule), en interaction (pensez à toutes les interactions entre un brin d’herbe et tout l’environnement jusqu’au soleil), en significations (en lui-même et avec tous les êtres qui l’entourent), en valeurs* (sa valeur propre et sa valeur pour tous les êtres qui l’entourent), etc. Nos représentations (que souvent nous appelons connaissances) sont schématiques, réductionnistes, simplistes. Elles ne peuvent pas être autrement.

Or le matérialisme comme le spiritualisme confondent le monde des représentations (toujours rachitiques) et le monde réel (toujours insondable). Pour arriver à cette confusion, il faut soustraire la conscience de la pensée. La conscience est justement le lien entre ces deux pôles si différents, mais jamais absolument coupés l’un de l’autre.

Aussi, si nous désirons réconcilier la pensée et la réalité, il faut d’abord redonner la conscience à la pensée, et nous rendre compte que si percevons que les représentations sont loin de la réalité, cela démontre que la conscience est accrochée à la réalité par un cordon ombilical, elle « sent » l’infini du réel dans le rachitisme des représentations.

Le propre de la pensée habitée de conscience est de penser sans perdre l’odeur de la réalité. Une odeur qui nous rappelle qu’un char d’assaut réel est mortel, qu’une pomme réelle est vitale, et qu’un arbre réel est infini en détail, en complexité, en extension, en temporalité, en possibilité…

***

Pour aimer la sagesse, il faut la goûter, percevoir qu’une image de fraise ne goûte pas la fraise, mais la fraise réelle, oui.

La conscience (con-science) est l’aspect de la pensée « sciente » de la texture du réel. L’enfant est nu sur le balcon, il sent le vent. Il baigne dans l’infini de ses sensations, il reçoit du réel une infinité d’informations : thermiques, gravitationnelles, de pressions, de proprioceptions… Et ce, dans des milliers de nuances très subtiles et en mouvement. En trente secondes, il reçoit des influences sensorielles impossibles à réduire sans une perte qui peut nous perdre. À partir de là, la conscience est capable d’entendement, c’est-à-dire qu’elle est capable d’entendre ce qui se passe en elle quand le monde la traverse.

Le critère pour savoir si je suis en philosophie est le suivant : si j’avance dans l’inconnu, je suis philosophe. Si je reste dans la maison des connaissances, je ne le suis pas.

La philosophie consiste à sortir des philosophies ambiantes pour voir, entendre, sentir, comprendre notre réalité intérieure et la réalité extérieure en tant qu’expérience d’une même réalité. S’il y a un lien, cela veut dire que ces deux dimensions sont forcément quelque part une même réalité, un même souffle.

Cependant, développer une philosophie est difficile parce que la conscience est très difficile à satisfaire, elle a le goût de la vérité. Personne n’est capable d’élaborer une philosophie. On ne peut pas y arriver seul ni même à plusieurs, il nous faut l’histoire des grandes sagesses couplée à l’histoire de l’acquisition de connaissances sur la réalité.

***

Spirituelle…

Spirituelle! Qu’est-ce à dire?

Pour répondre à cette question, le pire chemin consiste à tenter de définir spirituel et matériel par opposition l’un de l’autre. Comme les présocratiques ou les premiers peuples, je préfère me mettre à la recherche d’un Principe premier*. Car de deux choses l’une, si deux principes premiers* avaient quelque chose de commun, ce serait cette chose, le principe premier; si deux principes premiers n’avaient rien de commun, chaque principe premier serait le principe premier de son monde absolument isolé. Il faudrait alors comprendre chacun des deux mondes par lui-même comme s’il n’y avait pas l’autre monde. Par exemple, s’il y avait la matière et la pensée sans rien de commun entre eux, on ne pourrait pas penser la matière, ni la matière ne pourrait penser. Or nous pensons, mais nous pensons dans un système de contraintes que nous nommons matière. On doit donc se mettre à la recherche d’un principe commun.

Certains philosophes ont proposé la Matière comme principe premier. Mais cette Matière n’a plus rien à voir avec un ensemble d’atomes statiques (genre grains de sable) dynamisés par une énergie qui leur donne une forme en les assemblant entre eux. Car alors on aurait trois principes premiers : les matériaux, l’énergie et l’information. Comment ces principes si absolument différents pourraient-ils se rejoindre et interagir pour former par exemple un lapin?

Ne serait-il pas mieux de partir d’un principe commun capable de réconcilier tous les aspects d’une même réalité?

  1. Quelque chose qui joue le rôle de ce que nous appelons traditionnellement « matière », c’est-à-dire qui stabilise les transformations pour les rendre connaissables;
  2. Quelque chose qui transforme et qui, de ce fait, réunit l’énergie et l’information, quelque chose qui est à la fois l’acteur des transformations et la forme qu’il leur donne.
  3. Cela ne suffit pas, car les transformations répondent, entre autres, à des fonctions mathématiques. Ce qui veut dire qu’elles sont intelligibles, compréhensibles.

Il nous faut concilier matériaux, énergie, information, intelligibilité. On peut imaginer un Principe premier qui soit quelque chose qui se transforme lui-même, en lui-même, par lui-même de façon à se rendre perceptible et intelligible.

Dans sa métaphysique*, Aristote, pourtant dualiste, a été obligé de dégager un principe commun entre la matière et la forme qu’il devait lier à l’intelligibilité. Il a appelé ce principe « Intellect ». Il lui a découvert deux aspects : l’Intellect actif, organisateur des formes-matière et l’intellect réceptif, sorte de réservoir de la logique, des mathématiques, de la musique qui rend cohérent le jeu des transformations. Au Moyen Âge, Albert le Grand et ensuite plusieurs autres ont articulé ce principe d’Intellect et utilisait le plus souvent le mot « esprit », car esprit* signifie « insuffler une forme », « informer », donner de l’information avec une énergie, une vie, un sens, une valeur, un art… On retrouve ce même principe, sous d’autres noms, en Chine, par exemple, le Tao-te-King nomme le Principe premier TAO, et il a deux aspects, yang l’actif, yin le réceptif.

Il ne faut pas comprendre cet « esprit » comme immatériel, au contraire, il est la matière entendue comme souffle, comme dynamique intelligente et intelligible apte à exprimer l’infini qu’on retrouve dans toute réalité.

Indépendamment des noms, la réflexion sur le Principe premier n’est pas sans difficulté.

Premier problème. On ne peut pas définir un Principe premier comme le reste des autres réalités. Car les autres réalités se définissent par ressemblances et distinctions. Or le Principe premier ne ressemble évidemment à rien et ne se distingue de rien. Il est incomparable. 

On peut assez facilement dire ce qu’il n’est pas, et ainsi s’approcher de lui. Mais dire ce qu’il est est impossible, c’est comme vouloir tendre un élastique autour de l’infini. Chaque phrase doit être corrigée par une autre. Il faut dégager le sentiment* d’ensemble. Mais cela ne veut absolument pas dire que c’est un mystère incompréhensible. Au contraire, lorsqu’on s’en approche, il nous donne à comprendre ce que nous sommes et ce dans quoi nous vivons.

Ce n’est jamais un objet devant nous, nous ne sommes jamais hors de lui et lui, hors de nous. C’est un principe premier, il n’est donc jamais ni objectif ni subjectif, il doit permettre au sujet de comprendre des objets et aux objets d’être comprise par un sujet. Mais le sujet dont nous parlons ici, n’est pas forcément un « je » humain, c’est n’importe quel « je » apte à lier le singulier à l’universel. 

Alors quand nous disons esprit, ou pensée*, ou intellect, ou matière-énergie-information-intelligible-et-intelligente, il ne faut pas s’accrocher aux définitions habituelles. La poésie devient le moyen privilégié. Poésie du grec poieīn veut dire « faire » par opposition à la prose qui veut dire « parler ». La poésie est un acte créateur tout comme la réalité est un acte créateur.

Métaphysique

La métaphysique* a fait l’objet d’une sorte de meurtre au XIXe et au XXe siècle. Rien ne justifiait ce meurtre. Tout un monde de questions existentielles y trouvait un chemin d’évolution. Entre les réponses toutes faites des institutions religieuses et les questions qui appartiennent au champ de la science, il y avait les travailleurs de fond, les foreurs, les métaphysiciens qui avançaient sur la piste des questions existentielles. Tous ces siècles de recherches par des milliers de pèlerins de l’Esprit* pour dégager progressivement le sens de notre vie dans l’environnement incroyablement grand et mystérieux du cosmos ont été traités avec tellement de mépris! 

J’ai dit ailleurs que vivre dans les ruines de grandes cultures effondrées constitue une chance extraordinaire : comme  dans les décombres d’Athènes, on peut distinguer ce qui a tenu le coup dans ce qui a été emporté. Pourquoi je dis que nos cultures sont en ruines malgré le faste des bâtiments? Parce qu’elles ont perdu leur crédibilité. Après les guerres mondiales, les génocides, les camps de concentration, les goulags, le règne des grands profiteurs, l’extrême pauvreté de ceux dont on profite, voici maintenant le désastre écologique! Qui pourrait se fier à nos traditions intellectuelles? Et pourtant peu ont éprouvé le besoin de distinguer dans les ruines ce qui pouvait être un fondement pour un avenir différent. Les philosophes qui ont travaillé à cette tâche ont été éclipsés par ceux qui prônaient l’absurdité du monde.

Je voudrais résumer ici quelques éléments de métaphysique* qui m’apparaissent résistants et compatibles avec la science actuelle, l’intelligence logique, la conscience lucide, nos besoins de sens et les espoirs de paix entre nous et avec la nature.

Les vrais métaphysiciens ont toujours exploré les fondements comme des plongeurs en eau profonde, au risque de perdre toutes leurs illusions et de se retrouver dans un abîme sans fond. Je les appelle sages, ils ont généralement partagé leurs intuitions sous des formes poétiques. Je fais comme eux.

Entre tout et rien, ton fleuve coule vers de grandes steppes.

Toi et moi, rivière tourbillonnante entre les écueils de l’être et du néant, tantôt explorant nos cœurs tremblants, tantôt déambulant sur nos terres trop vastes.

Nos terres sont fertiles, jamais nous ne retournerons dans l’engourdissement des eaux tièdes. Jouons l’un dans l’autre, toi et moi, sous les draps de l’aube.

Les écueils que tu heurtes, le noyau vide des tourbillons nous détachent l’un de l’autre pour mieux nous enlacer.

Notre eau est lumière et ténèbres, elle est fluide et percutante, visible et transparente. Ne trouves-tu pas que nous sommes beaux!

Notre lit n’est pas très stable, notre ciel est brouillé, nos mers sont houleuses. Sans nos métamorphoses, nous serions perdus.

Qui peut nous limiter? L’arbre est notre infiltration en terre et notre montée en lumière. La terre : notre passé nourrissant notre avenir. Le soleil : notre tourbillon de feu.

Qui est l’informe qui nous transforme? Est-ce toi la caresse et moi la vibration? Tu me fais, me défais, me refais. Mais comment te distinguer, des sensations profondes de mon esprit incarné? Tu es mon Verbe. Nous serons des milliards à n’être qu’un.

Tu m’es intérieur, tu m’es extérieur, tu me laisses te pénétrer, tu m’enveloppes, je rêve, je suis, je cherche ton visage. J’ouvre la fenêtre, tu te fais autre. Demain, je me reposerai sur la plage, par petites vagues, la marée m’inondera de toi…

En moi, ton silence est une onde. Sur ma peau, ton silence est une brise. Les ailes suspendues dans tes fluides, je danse.

Je chante. Mon corps vibre. Le son me répond avec une harmonie qui me saisit. Est-ce toi, est-ce moi, est-ce notre combat, notre union? Je me compose de toi.

Nous étions si légers. Insouciant, j’ai chanté dans le tintement de tes oiseaux. L’écho strident a froissé l’harmonie. Où sont les cavernes qui nous réfractent?

Pouvais-tu faire autre chose? Mes oreilles dans ton silence, mon nez dans tes odeurs, mon cœur entre tes poumons.

J’ai percé un trou dans mes hésitations, j’ai dilaté mes pouvoirs insouciants. Sur la plage, j’ai fait un grand château de sable. Au loin, la marée rigole en s’approchant.

Nous, rivières, descendons.  Nos vagues divaguent en se recourbant. Sous nos pieds, nos propres ondes. Dans nos cœurs, nos propres battements. De chaque côté, des saules se penchent vers nous. C’est toi, c’est moi, c’est nous tous.

Reprenons :

Entre tout et rien, 
ton fleuve coule vers de grandes steppes.

Que veut dire « tout et rien »?

Jeune étudiant en philosophie, je me suis rendu compte que la logique était pour moi comme le sentier de la simplicité. Si tu marches dans le sentier, tout coule de source, si tu tentes d’entrer dans le fourré, c’est la broussaille la plus dense. Ce sentier est si facile, que la réalité coule dedans encore mieux que la pensée, c’est pourquoi il vaut la peine de s’y fier. D’ailleurs, a-t-on le choix? Si on ne se fie pas à notre pensée, on se fie à quoi? 

Pourquoi ne pouvons-nous pas avancer si rien n’est sous nos pieds ou si tout est dressé devant soi? Rien de rien, on le nomme « néant », il a pour propre de ne pas être. S’il était, il ne serait pas, on l’appelle le néant*. Il n’est pas le vide de quelque chose, il n’est pas le temps* vide ou l’espace* vide, car le temps et l’espace ont des caractéristiques et ils sont. Le néant est le vide de tout, même de lui-même, même de l’être, même de l’existence*. C’est un absolu négatif. Son seul problème, c’est qu’il n’existe pas.

Comme le néant n’est pas, il n’y a pas de frontière qui puisse terminer l’être et ensuite, ce serait le règne du néant. Donc, rien ne limite l’Être*.

Il n’y a pas non plus de néant qui puisse séparer l’Être en deux réalités. Rien ne sépare l’Être de façon radicale.

Il s’ensuit que l’Être* est non fini, et selon la loi des nombres, il comporte un infini d’infinis. Comme il y a un infini de nombres pairs, un infini de nombres impairs, un infini de décimale entre les nombres, etc., il y a un infini d’infinis, chaque infini ayant ses propres particularités. Le nom d’infini des infinis est « l’absolu ».

Ces infinis sont nécessairement liés et ils ne sont pas n’importe quoi, ils doivent avoir les caractéristiques de l’être, c’est-à-dire être assez cohérents pour être. Cohérence, dans son sens le plus simple, veut dire : pas d’impasse.

Le néant n’existe pas, cela veut dire que l’Être est infini et non divisible en morceaux qui seraient totalement disjoints (un néant entre les deux). Cela veut donc aussi dire que le continu et le discontinu ne peuvent pas être des opposés, mais sont des complémentaires puisque toutes les réalités sont nécessairement liées par au moins un fil.

***

Voyons maintenant l’autre côté de « tout ou rien ».  Si tout était plein comme un … Aucun exemple n’est bon, rien n’est absolument plein. Mais supposons tout absolument plein, alors rien ne pourrait plus avancer. L’Être serait trop plein pour exister. Exister veut dire : se trouver. Pour se trouver, il faut s’égarer sans se perdre. Il faut marcher à l’intérieur de soi; « soi » ne peut pas être un tout plein. L’image d’un fleuve est meilleure, car un tourbillon forme une discontinuité dans la continuité de l’eau.

« Ton fleuve coule vers les grandes steppes? » Il faut l’ouvert* devant lui. Si tout était plein de tout, aucun devenir ne serait possible. Donc ce « tout plein de tout » ne serait pas absolument plein de tout puisqu’il ne contiendrait pas le mouvement, le devenir des imprévus et encore moins, le surpassement de soi que les imprévus peuvent engendrer. Tout est l’impasse inverse du néant: l’idée d’un être absolument réalisé. Ce Dieu a été imaginé, on a pu penser qu’il était, mais alors rien d’autre ne pouvait être, pas même sa conscience.

  • Il s’ensuit que le cosmos avec toutes ses réalités liées et dynamiques suit le chemin de la cohérence nécessaire à l’existence* de l’être qui descend comme une rivière entre tout et rien. 
  • Il s’ensuit aussi que le devenir ne peut pas être le simple décalque de formes parfaites déjà établies (comme le pensait Platon). Le déterminisme absolu, l’idée d’un futur totalement prévisible parce qu’il est donné d’avance est donc erronée.

En conséquence, l’être, l’existence* et le devenir sont intimement liés, en mouvement vers l’ouvert, les « steppes » imprévisibles. Il y a sans cesse créativité. Chaque moment est un commencement.

***

Maintenant, joignons l’être en devenir à l’Esprit. Pour que la logique serve de fondement, il faut que l’être s’y plie. Alors se pose la question : est-ce que l’Esprit structure l’Être? Est-ce que l’Être structure l’Esprit? Dans son imaginaire*, l’Esprit peut explorer l’ouvert* même hors de la logique. Dans l’imaginaire, il peut se tromper, sinon, il ne serait pas esprit, mais chose; le réalisé, lui, ne peut subsister que s’il coule dans la cohérence logique. Par l’imaginaire, l’Esprit est plus large, plus élastique que le réalisé. L’Esprit* joue le rôle de Principe premier*.

Toi et moi rivière tourbillonnante
entre les écueils de l’être et du néant
tantôt explorant nos cœurs tremblants
tantôt déambulant sur nos terres trop vastes.

Pourquoi me suis-je exclamé  : « cœur* tremblant », « terres trop vastes »?

Dans l’Esprit, la pensée a pour propriété de pouvoir faire des hypothèses sur la réalité et d’infirmer ses hypothèses en concluant qu’elles ne sont pas réalisables, ou socialement viables, ou durables… Il y a un écart entre une hypothèse et une réalisation*. Certains projets imaginés ne tiendront pas longtemps le test de l’existence* réelle qui force à la cohérence avec le reste du monde. Ces projets ne seront pas durables. La pensée et la réalisation* sont liées dans une relation qui donne à l’Être (l’Esprit en acte) sa dynamique de l’existence*, sa tension entre le possible dans l’imagination et le possible tel qu’il se réalise dans la cohérence du monde. 

Bref, le devenir traverse le risque, les erreurs et les rectifications qu’exige la cohérence de la réalisation (devenir réalité).

Nos terres sont fertiles, 
jamais nous ne retournerons dans l’engourdissement des eaux tièdes.
Jouons l’un dans l’autre,
toi et moi, 
sous les draps de l’aube. 

Qu’est qui nous permet de faire confiance au devenir? 

Réponse : « Nos terres sont fertiles. » Comment le savons-nous? Nous sommes en relation d’esprits à Esprit, nous jouons dans l’Esprit comme un fœtus dans le ventre de sa mère. Je connais le ventre, cependant, c’est l’esprit de ma mère qui me rassure. 

L’imaginaire* est souple, libre. Le réel est rugueux, contraignant. Dans le réel, il n’y a aucun néant dans lequel peuvent disparaître les conséquences et les incohérences. Néanmoins, les conséquences et les incohérences seront, avec le temps, pliées à la réalité. 

À ces deux temporalités s’ajoutent deux dimensions du temps* :

  • Le temps déterministe et probabiliste qui va des causes aux effets;
  • Le temps créatif qui passe de l’imaginaire au réel.

Nous sommes lancés dans le risque et l’aventure, mais toujours ramenés par les contraintes de l’existence.

Les écueils que tu heurtes 
le noyau vide des tourbillons
nous détachent l’un de l’autre 
pour mieux nous enlacer.

Comment pouvons-nous être assez détachés pour créer et rattachés pour réaliser nos rêves? Nous sommes emportés dans les tourbillons de la vie qui individualisent notre esprit sans le détacher de l’Esprit. C’est la question de l’identité* (nous y reviendrons).

Les noms reposent sur l’hypothèse qu’une réalité devrait rester identique* à elle-même (du moins pour un temps) et assez détachée pour former une individualité discernable. Un chien est un chien tant qu’il reste semblable à un chien. Le temps* lui aussi suppose des différenciations qui n’isolent pas les formes momentanées. 

Notre eau est lumière et ténèbres,
elle est fluide et percutante,
visible et transparente.
Ne trouves-tu pas que nous sommes beaux ?

L’Être totalement plein et le néant totalement rien forment des contraires si radicaux qu’aucun ne peut ni exister ni être pensé. Tous les autres contraires sont des complémentaires qui forment la pensée et la réalité. Par exemple, les observations sur la lumière réalisées par Einstein ont permis de comprendre que tant qu’il n’interagit pas, un photon (quantum de lumière) reste identique à lui-même. Si nous étions ce photon en pleine vitesse de la lumière dans le vide total, nous ne pourrions pas percevoir le temps, car il n’y aurait pas de changement en nous. Tant qu’il n’interagit pas, le photon reste relié à une onde complexe chargée d’informations qui ne changent pas. Cependant, pour donner son information, il doit interagir, ce qui le modifiera lui-même. En sommes, si l’identité est ce qu’est un être et ce qu’elle fait connaître de lui, alors elle unit deux contraires complémentaires : l’être en soi et l’être pour l’autre. Et aucun des deux ne peut être totalement isolé.

Cette observation permet de mieux saisir le sens de l’identité de tout être. Une identité* absolue, atemporelle demande un conservatisme total et un isolement complet. Ce qui est incompatible avec le devenir de l’être, sa dynamique logique. 

Notre lit n’est pas très stable,
notre ciel est brouillé,
nos mers sont houleuses
sans nos métamorphoses, nous serions perdus.

L’identité* est comme une fonction mathématique, une relation à soi et à l’environnement, une relation évolutive qui ne se perd ni dans l’identique ni dans la différenciation absolue. Elle y arrive par adaptations et métamorphoses.

Rester pareil à soi ou devenir tout autre engendrent deux types de violence : imposer une idée prédéfinie ou, par réaction contraire, tomber dans une anarchie totalement incohérente. Ces deux formes de la violence s’entraînent l’une l’autre par effet de réactions. La rupture de ces deux pôles entraîne des guerres civiles effroyables.

Qui peut nous limiter?
L’arbre est notre infiltration en terre 
et notre montée en lumière.
La terre : notre passé nourrissant notre avenir.
Le soleil : notre tourbillon de feu.

Qui peut nous limiter? 

Cela nous amène à quelque chose de littéralement incroyable : le surpassement de l’Être par la participation à l’Esprit. L’Être a trouvé le moyen de descendre sous lui-même pour se dépasser lui-même à travers ses créatures créatrices participantes. C’est l’essence même de l’Esprit, fleuve tourbillonnaire dont nous sommes les tourbillons.

On peut imaginer un absolu pouvant s’affranchir de l’hypothèse d’un absolu plein de lui-même pour entrer dans l’ouvert*. Cet absolu dynamique fait entrer dans la réalité des existences capables du pire pour un temps et du meilleur pour beaucoup plus longtemps. Cet absolu ouvert est infiniment plus grand et plus inclusif qu’un « absolu fermé » (qui n’est justement pas absolu).

Qui est l’informe qui nous transforme?
Est-ce toi la caresse et moi la vibration?
Tu me fais, me défais, me refais.
Mais comment te distinguer,
des sensations profondes de mon esprit incarné?
Tu es mon Verbe.
Nous serons des milliards à n’être qu’un.

Nous serons des milliards à n’être qu’un, qu’est-ce que cela signifie?

L’ouvert* oblige la transformation, la différenciation et la complexification, sinon, ce serait l’homogénéité statique, la solitude totale. La transformation est un changement de forme, un changement dans l’information. Un jeu réciproque d’échanges de vibrations.

Tout ce qui est possible finira par advenir lorsque les conditions le permettront, même l’improbable. La pensée cherche toujours à déployer toutes les possibilités réalisables, et même, les plus improbables. 

La recherche de différenciations suppose la complexification, l’augmentation des liaisons, l’harmonisation des différences… Ne l’oublions pas, mémoire = réitération de l’information. La lumière est mémoire*, les atomes sont mémoires, les roches sont mémoires, les gènes sont mémoires… En réalité, tout ce qui est visible, tangible, audible est mémoire et nous force à nous adapter. Mais si la mémoire* était absolument pleine, elle étoufferait toute créativité.

La mémoire est donc soumise à la nécessité de l’entropie*, l’érosion de l’information, la défaillance de la mémoire pour alléger l’Esprit et stimuler sa créativité. Mais l’entropie* ne suffit pas. Il faut son contraire, la néguentropie*, la créativité, les tentatives d’améliorations, l’ajout d’informations, de complexité*.

La néguentropie* est orientée vers l’ouvert comme si elle recherchait l’infinie complexité, diversité, liaisons, corrélations* à longue portée, harmonisation… L’entropie tend à réduire cette complexité comme si elle cherchait à revenir en arrière.

Le temps entropique suit les chaînes enchevêtrées des causes et des effets. Pour chaque grain d’énergie dépensée, l’entropie réduit d’un degré la complexité en brisant des liaisons, en désagrégeant des informations. Notre métabolisme résulte d’un jeu de déliaisons des nutriments et de reliaisons des protéines. Le temps néguentropique* utilise l’entropie pour ajouter et ajuster à la complexité. Par exemple, un soleil brûle de l’énergie qui compresse les atomes, mais dans son cœur*, il augmente la diversité des atomes, leurs complexités, leurs liaisons. Diffusant un flux thermique stable vers ses planètes (mouvement entropique), il y provoque des liaisons complexes et même, dans certaines conditions, la vie.

Ces deux mouvements vont entraîner des miracles, des sauts par-dessus les possibles pour engendrer des improbables qui devront s’adapter au déjà réalisé. Néanmoins toutes ces pertes et ces gains restent liés : « Nous serons des milliards à n’être qu’un. »

Tu m’es intérieur, tu m’es extérieur,
tu me laisses te pénétrer, tu m’enveloppes,
je rêve, je suis, je cherche ton visage.
J’ouvre la fenêtre, tu te fais autre.
Demain, je me reposerai sur la plage, 
par petites vagues, la marée m’inondera de toi…

« Je rêve, je suis, je cherche ton visage. J’ouvre la fenêtre, tu te fais autre. »

Dans l’Esprit, la pensée découvre ce que peut devenir l’Être et ce qu’il ne peut pas devenir. Dans le devenir se reflètent les creux (ce qui ne peut être toléré qu’un temps) et les saillies (ce qui est un surpassement dans la durée). Un visage est fait de creux et de saillies, de retraits et d’avancées, de secrets et de révélations.

En réfléchissant et en créant, mon esprit participe du devenir et participe au devenir. Par ce fait, ce qui était prévu bafouille et trébuche, mais ces défaillances engendrent parfois des développements bien plus grands que prévu. Par exemple, une personne* en santé tombe malade, elle combat la maladie, elle réussit à la vaincre, sa santé n’est plus seulement l’équilibre précédent, elle a acquis de meilleures armes contre les maladies futures. 

« J’ouvre la fenêtre, tu te fais autre. »

En moi, ton silence est une onde.
Sur ma peau, ton silence est une brise.
Les ailes suspendues dans tes fluides, 
je danse.

Je danse. Quel sens a cette oscillation et ce tourbillon?

Lorsque la pensée pense la logique, elle n’est pas enfermée dans une forme de logique qu’on pourrait définir absolument, elle découvre la logique au fil de son exercice. Si elle la découvre, c’est qu’elle est là (en potentiel*) dans la structure même de l’Être-Esprit. Mais la pensée n’est pas prisonnière de l’Être (car l’Être est Esprit tandis que l’Esprit se fait être).

Il y a deux ouverts : le très ouvert, celui de l’imagination et l’ouvert contraint, celui de la réalisation*. L’esprit humain ne peut que danser, osciller et tourbillonner entre ciel et terre.

Je chante. Mon corps vibre.
Le son me répond avec une harmonie qui me saisit.
Est-ce toi, est-ce moi, est-ce notre combat, notre union?
Je me compose de toi.

Le son me répond avec une harmonie qui me saisit. L’harmonie* est sans doute le plus grand mystère de l’Être-Esprit en devenir. Tous les impossibles et les possibles logiques forment une sorte de réservoir à réaliser, c’est un potentiel répondant*. Le logicien, n’importe quel logicien (un potentiel actif*), peut découvrir des morceaux du potentiel logique répondant. La pensée logique est un verbe qui se forme dans une plongée au cœur des potentiels répondants de la logique. C’est vrai pour tous les actes de n’importe quel esprit. L’actif plonge dans un réceptif qui répond, c’est pourquoi la logique, les mathématiques, la musique sont découvertes et inventées.

Rien n’est créé du vide absolu. Rien ne sort du néant. Tout surgit de potentiels toujours ineffables, mais jamais incohérents. Une composition musicale, par exemple, surgit des possibilités de la musique qui ne sont pas n’importe quoi. Certaines ondes sont incompatibles entre elles.

On doit retenir que les impasses sont définissables, mais pas les ouvertures. Sur une route, un mur a une forme précise, il se tient à un endroit précis dans une forme finie avec une résistance déterminée. Mais à côté du mur, au-dessus, en dessous, il y a l’ouvert indéfini, indéfinissable et pourtant, pas n’importe quoi. Cet ouvert est toujours ancré dans le fond logique et écologique (en accord avec le déjà réalisé)… Et cela se traduit par une sorte d’harmonie* qui se forme lentement, comme par l’arrière.

Le devenir est sous le contrôle de deux mains :

  • les contraintes de la cohérence;
  • la nécessité d’une harmonie entre ce qui se réalise et ce qui est réalisé.

Nous étions si légers.
Insouciant, j’ai chanté dans le tintement de tes oiseaux.
L’écho strident a froissé l’harmonie.
Où sont les cavernes qui nous réfractent?

Où sont les cavernes qui nous réfractentqui nous corrigent?

La réflexion est possible dans l’imaginaire. Mais il est impossible de tout réfléchir avant de réaliser quelque chose. Pourquoi? Parce que la créativité toujours l’emporte sur la connaissance. Sinon, l’Être plein serait là sous l’Être comme un Dieu omnipotent, et alors l’Absolu serait défini (erreur logique) et les dogmatiques auraient raison. On pourrait posséder la vérité.

La réflexion peut éviter des impasses, des erreurs, mais pas toutes. D’un autre côté, elle ne peut pas découvrir d’avance l’ouvert. Elle y va avec des pas créateurs. Il y a un fond de cohérence et d’harmonie qui empêche le découplage entre le devenir et l’Être. Mais l’harmonie vit dans une caverne profonde qu’aucune pensée ne peut attraper d’avance. L’harmonie ferme la marche.

Pouvais-tu faire autre chose?
Mes oreilles dans ton silence,
mon nez dans tes odeurs,
mon cœur entre tes poumons.

« Mon cœur entre tes poumons », mon devenir dans ton Esprit.

La Pensée première*, l’Esprit, fonctionne de façon similaire à notre propre pensée, mais elle est infiniment cohérente. Le cosmos est l’Esprit en acte de réalisation. Étudier et comprendre notre pensée permet d’étudier et comprendre l’organisation du cosmos. Nous sommes des microcosmes à la fois semblables et différents de l’Esprit. Sans alter ego, l’Esprit ne serait pas créateur, mais en boucle sur lui-même et l’Absolu serait Narcisse se noyant dans son image.

En réalité, créer, c’est lier : se lier à soi, onduler, réitérer cette ondulation, se différencier en alter ego; se lier aux alter ego; lier les alter ego entre eux; engendrer la participation et la garder sous le contrôle des contraintes logiques et écologiques.

Mes oreilles dans ton silence… Et la musique chante son ouverture.

J’ai percé un trou dans mes hésitations,
j’ai dilaté mes pouvoirs insouciants.
Sur la plage, j’ai fait un grand château de sable.
Au loin, la marée rigole en s’approchant.

Au loin, la marée rigole en s’approchant…

Le mal évitable, les maladies biologiques, psychiques, sociales ou écologiques évitables arrivent lorsqu’il y a un blocage de la réflexion, un rejet de la mémoire*, c’est-à-dire, des faits. L’action court trop vite dans la réitération, dans le refus d’apprendre. Le risque peut être terrible, surtout s’il y a entêtementPlus les changements retarderont, plus l’heure du réajustement risque d’être dramatique. 

« La marée rigole » en s’approchant de nos « châteaux de sable. »

Nous, rivières, descendons. 
Nos vagues divaguent en se recourbant.
Sous nos pieds, nos propres ondes.
Dans nos cœurs, nos propres battements.
De chaque côté, des saules se penchent sur nous.
C’est toi, c’est moi, c’est nous tous.

Sous nos pieds, nos propres ondes.

L’Esprit se fait des « images » de lui-même qui prennent vie en elles-mêmes. Nous sommes des alter ego de l’Esprit. D’ailleurs, comment un auteur pourrait-il ne pas se réfléchir dans son œuvre ?

Dans notre fond psychique, nous retrouvons le potentiel actif, l’acteur du mouvement, notre « je ». Cet acteur n’est pas dans une liberté absolue; la cohérence contraint la réflexion; la réalité est chargée de contraintes.

Le « je » est planté dans un fond répondant qui n’est pas n’importe quoi, mais demande la cohérence et invite à l’harmonie. On peut tricher, la vie nous rattrapera.

Toute réalisation est le résultat du potentiel actif décidant dans le cadre d’un potentiel répondant qui oblige. 

Ainsi nous sommes des créateurs, nous nous créons nous-mêmes en créant des œuvres, mais nous le faisons sur un fond qui répond en exigeant un minimum de cohérence. Nous devenons musiciens en composant des mélodies et pas seulement en nous en délectant, car c’est en composant qu’on prend conscience des contraintes de la cohérence et de l’harmonie.

Théologie

La théologie* est la psychologie des tréfonds, l’étude de l’identité de l’esprit. 

Les plus anciennes traditions, autant d’Orient que d’Occident, parlent de la trinitisation de l’Identité première. Nous allons suivre cette route poétique.

Quand je t’ai vu, je me suis replié. Ton amour trop vaste m’avait arqué sur moi-même. Tombé à genoux sur le sable, le front dans l’obscurité, Tu me faisais enfant dans ton ventre agité.

J’ai voulu être parfait, car je t’aimais. Avec ta montagne, j’ai construit un temple. J’ai adoré ma propre image de pierre. Pour te plaire, j’ai versé le sang sur la dalle de ton Temple. Et tu as pleuré sans que j’entende tes éclairs et ta colère.

Tu me voulais fulgurant et non esclave, aimant, mais pas délirant.

J’étais là, pauvre mâle, incapable d’enfants, acte incomplet. Je frémissais de désir sur le bord de ton sein. Soudain, l’envie d’être moi me prit à la gorge comme un lasso attaché sur un côté au cheval Désir et sur l’autre, au cheval Peur.

Nous, c’est moi, c’est toi… Eux, que font-ils à notre fenêtre? Je me suis crispé. Nous aurions pu faire un orchestre et sonner notre musique dans l’harmonie.

Elle me répond :

« Écoute! Si tu savais comme mes hanches sont douces et tendres, tu te balancerais sans te cabrer. Tous tes excès, pour de vrai, sont faux. L’amour ne s’empoigne pas. Ouvre la main, déploie ta vitalité en moi. Tu n’en mourras pas.
C’est vrai que je suis belle, tu en oublies mes volcans. Quand je gronde et lance mes laves, tu oublies que je féconde tes forêts. Ne me crains pas. Si je tisonne tes entrailles, c’est parce que tu en étouffes le feu. »

Je n’ai jamais su ce qui guidait mon chant. J’y vais d’instinct. Je vocalise. À mon insu ma voix cherche la syntonisation et le son qui suit enchante l’oreille. Le mystère de l’harmonie.

Reprenons :

Quand je t’ai vu, je me suis replié.
Ton amour trop vaste m’avait arqué sur moi-même.
Tombé à genoux sur le sable, le front dans l’obscurité,
Tu me faisais enfant dans ton ventre agité.

« Tu me faisais enfant dans ton ventre agité. »

Rien n’est une chose en soi, sinon, il n’y aurait pas de création. Toute création est une relation entre un « je » source actif, et un fond répondant. Tout « je » est un alter ego dans l’Esprit. Tout est relations. Des relations, naissent les êtres qui, ensuite, peuvent participer au jeu des relations. C’est l’amour accepté et donné qui nous met au monde en tant que créateurs de nous-mêmes en lien avec les autres. « Liens de responsabilité », dirait Saint-Exupéry.

Pour les êtres psychiques, le monde qui nous est présenté est comme un amas de vibrations. La création telle que nous la voyons est, en fait, l’œuvre d’une relation entre un psychisme doué de sens et un amas de vibrations hautement organisées que nous appelons cosmos ou nature. Notre milieu psychique se forme dans cette relation. Nous nous représentons le monde, mais nous sommes totalement plongés en lui, de même nature que lui. 

Mais quelle est la relation première de l’Esprit avec lui-même? 

L’esprit doit créer une différence entre lui et lui, sinon, c’est la fusion avec soi et le paradoxe de l’absolument plein de soi. Narcisse se noyant en lui-même. Comment l’esprit arrive-t-il à se défusionner de lui-même? C’est une des premières questions théologiques* qu’on retrouve autant dans l’ancien Orient que dans l’ancien Occident et qui a mené aux différentes versions de la Trinité. 

Qu’est-ce qui a « dérangé » la quiétude supposée de l’Être premier?

Les anciens nommaient kénose* en grec (faire le vide), l’acte de quitter l’identité parfaite avec soi afin de se réaliser dans un devenir. L’acte de la « kénose », le renoncement à l’image parfaite de soi, forme le mouvement intérieur qui permet l’extériorisation de soi, la création. Sinon, l’Esprit se reproduirait identique et s’enfermerait dans le plein de lui-même. Dieu serait Narcisse. La kénose* consiste à quitter l’hypothèse fermée de l’Être parfait. Ce n’est évidemment pas un processus temporel, mais la simple sortie de l’hypothèse illogique de l’Être plein et donc statique. 

La kénose*, le retour à la logique, permet d’ouvrir l’Esprit à l’existence. Exister, existere, sortir de soi, suppose de rentrer en soi pour enfouir l’identité* dans un fond sans fond. Sans cette intériorisation-extériorisation-réalisation (la trinité), il n’y aurait pas de création, mais uniquement la transposition du dedans au dehors. Un clonage mortifère.

Notre monde intérieur est ainsi fait. Il apparaît un gouffre, mais c’est un gouffre trinitaire et créateur.

J’ai voulu être parfait, car je t’aimais.
Avec ta montagne, j’ai construit un temple.
J’ai adoré ma propre image de pierre.
Pour te plaire, j’ai versé le sang sur la dalle de ton Temple.
Et tu as pleuré sans que j’entende tes éclairs et ta colère.
Tu me voulais fulgurant et non esclave,
aimant, mais pas délirant.

« J’ai voulu être parfait, » voilà l’essence du mal. 

Nous l’avons dit : ce qui ne peut exister longtemps peut tout de même entrer dans le monde réel pour un temps (parfois long à notre échelle). Le narcissisme, cette illusion tenace d’être quelque chose de plein de soi qui peut se refléter dans un miroir, se connaître en regardant le miroir, cette idée fausse de l’être et de la vérité, entraîne le psychisme dans des ténèbres sans fond. Combien de temps y restera Narcisse? Le temps d’apprendre son impasse : à force de se complaire en soi, de se prendre pour centre d’intérêt, il oublie le bien commun. Or ce bien commun est son bien vital (air, eau, terre arabe, mer fertile, harmonie sociale…).

L’idée d’identité parfaite se nomme en latin perfectio, qui veut dire « achèvement ». Tout serait fait en conformité avec un plan parfait dessiné d’avance. Si le cosmos finissait par être conforme au plan, à quoi aurait servi toute son histoire?

La kénose sépare à jamais le commencement et la fin.

Les anciens nommaient « Lucifer » (et non pas Dieu) celui qui se croyait parfait et donc, était incompatible avec l’Esprit. Le cercle plutôt que la spirale et ses turbulences. Lucifer est le paradoxe parfait tel que, si la pensée l’acceptait, elle ne pourrait plus penser, car penser, c’est rechercher un aboutissement qui soit autre et mieux que l’idée de départ. Lucifer est la non-pensée.

Combien d’idées abstraites de la perfection ou de la connaissance ont entraîné de souffrances! C’est l’histoire des religions dogmatiques, des empires imposant leurs droits, des guerres et des malheurs. Au nom du « Bien »… Engendrer le malheur.

« Tu me voulais fulgurant et non esclave, aimant, mais pas délirant »

Malgré l’incapacité du mal à tenir longtemps dans l’existence, à durer à travers l’évolution écologique, le mal reste une sorte de maladie qui permet aux personnes* et aux collectivités d’apprendre à s’en défendre sans tomber dans sa violence. À l’échelle des montagnes, c’est un mauvais moment à passer pour faire surgir l’inattendu, l’improbable, le surpassement de soi. 

Tu me réponds enfin : « Tu étais là, pauvre mâle, incapable d’enfants, acte incomplet.
Tu frémissais de désir sur le bord de mon sein.
Soudain, l’envie d’être moi te prit à la gorge
comme un lasso attaché sur un côté au cheval du désir et sur l’autre, à celui de la peur. »

Narcisse croit à l’identité* déterminée des sexes et au pouvoir déterminant du mâle. Le mâle est né de la femelle, alors, il se définit comme « non femelle ». Mais comme il ne sait pas et ne veut pas savoir ce qu’est l’identité femelle, il la définit comme molle et indéterminée pour se définir, lui-même, déterminant et ainsi gagner sur elle. Cela s’est passé dans toutes les cultures de la domination, c’est-à-dire les cultures obnubilées par l’idée du bien défini, de la vérité déterminée, de la justice consignée dans une loi. Le monde de Lucifer.

De même que la perfection ne peut être qu’une image dangereuse, le pouvoir ne peut être qu’une volonté périlleuse.  Si le pouvoir se prend pour Narcisse, il tend à se reproduire lui-même dans l’autre. L’autre est son instrument. « Je me veux, écrase-toi. » « Je t’avale, tu deviens moi. » 

Le pouvoir vise des buts (des images déterminées, précises, mesurables de la fin à atteindre). Cela suppose la perte de conscience des finalités ouvertes de l’existence qui sont justement l’échappée de l’image. C’est pourquoi le premier signe du pouvoir narcissique, c’est la planification par projection d’un but. L’Esprit est l’absence de ce genre de pouvoir dominateur, il est création et donc relation, il est rencontre, il est amour.

La domination n’est rien d’autre que la volonté cherchant à abolir la pensée, c’est la définition même de la violence. Or la violence oblige à se défendre ou à disparaître (ce qui lui laisserait le champ libre). Comment se défendre sans utiliser la violence tout en gagnant sur elle? Toute l’histoire de l’humanité semble tourner autour de ce conflit, que seule la solidarité peut résoudre. 

Soudain, l’envie d’être moi me prit à la gorge comme un lasso attaché sur un côté au cheval du désir et sur l’autre, à celui de la peur. La solidarité n’est possible que lorsque l’amour l’emporte sur la peur. Elle commence par un « Je t’aime » décisif et fidèle.

« Nous, c’est moi, c’est toi…
Eux, que font-ils à notre fenêtre?
Je me suis crispée.
Nous aurions pu faire un orchestre
et sonner notre musique dans l’harmonie. »

L’Esprit n’est ni nom, ni perfection, ni pouvoir, il est Action, Verbe, évolution, rencontre, lienLa kénose fait que l’Esprit ne crée rien de parfaitement « à son image », mais il crée des semblables-différents eux-mêmes hantés par le désir de se réaliser par différenciations et rencontres.

L’Esprit, tout esprit, se réalise en créant. Sa création lui ressemble, mais elle est différente. Elle est libre, mais elle n’est pas n’importe quoi. La pensée est une nécessité de cohérence. Donc dès l’instant qu’elle crée, cette création est réelle, c’est-à-dire qu’elle fait maintenant partie de la mémoire du monde et oblige une cohérence logique et écologique. 

Notre pensée est très faiblement cohérente, elle a tendance à oublier ce que nous avons déjà lancé, les chaînes de causalités que nous avons libérées. Mais la nature est une pensée extraordinairement cohérente, elle en garde mémoire et la mémoire est causalité et conséquences causales. 

Eux (les conséquences), que font-ils à notre fenêtre? Me voilà surpris que la nature n’ait pas reflété ce que je voulais faire, mais ce que j’ai fait.

« Si tu savais comme mes hanches sont douces et tendres,
tu te balancerais sans te cabrer.
Tous tes excès, pour de vrai, sont faux.
L’amour ne s’empoigne pas. 
Ouvre la main, déploie ta vitalité en moi.
Tu n’en mourras pas. »

Tous tes excès, pour de vrai, sont faux.

Rien ne peut être absolument vrai ou faux. Ce sont là des excès dangereux, embryons de guerre. Entre l’absolument faux et l’absolument vrai, il y a une infinité de nuances et les deux extrémités sont des idées dangereuses. C’est le fondement de la logique floue, parfois appelée logique souple qui remplace la logique dite atomiste (une logique sans intermédiaire entre le vrai et le faux).

Plus important encore : le faux est identifiable, mais pas le vrai, le vrai reste toujours ouvert. Le faux définit une impasse et non pas la fin de l’histoire. Le vrai se faufile entre les impasses. Le faux et le vrai ne sont pas symétriques. Le faux indique qu’une relation frappe une impasse. Le vrai n’est pas un aboutissement, mais un commencement, il indique qu’on peut aller plus loin, entre les impasses.

« Ouvre la main, déploie ta vitalité en moi. Tu n’en mourras pas. » Vivre, c’est partir d’un état de relation pour aller à un autre état de relation. La vie est un jeu de va-et-vient relationnels dans lesquels on ne peut tomber ni dans le parfait ni dans le néant.  Alors, pourquoi avoir si peur, comme si la fin du monde était possible ?

« C’est vrai que je suis belle,
tu en oublies mes volcans.
Quand je gronde et lance mes laves,
tu oublies que je féconde tes forêts.
Ne me crains pas. Si je tisonne tes entrailles,
c’est parce que tu en étouffes le feu. »

« Si je tisonne tes entrailles, c’est parce que tu en étouffes le feu. » 

Les relations sont des verbes, et tout verbe est complexe, il est la différenciation en marche. Il va de l’intérieur (le sujet du verbe) vers l’extérieur (un complément du verbe) et réciproquement. Tout sujet est aussi un résultat de verbe, il a été fait, il s’est rendu ici par un verbe et il prononcera le verbe de son prochain pas. Tout objet a été fait par un verbe, s’est rendu ici par un verbe et est susceptible de se lancer dans un verbe à venir.

Le sujet est le verbe allant vers l’intérieur, l’objet est le verbe allant vers l’extérieur. Le verbe taquine le sujet pour l’ouvrir et l’objet pour le discerner, et cela, en les reliant. Si le verbe ne tisonnait pas le sujet, il pourrait devenir un objet, une chose définie, déplaçable, contrôlable par un autre sujet. De même, si le verbe ne tisonnait pas l’objet en le considérant comme vivant, l’objet ne réagirait plus, il pourrait figer dans la chaîne des causalités.

« Quand je gronde et lance mes laves, tu oublies que je féconde tes forêts ». Notre pensée est constamment en danger de fixation. On mange une pomme, on jette ses pépins sans les semer. On est dans la douleur, on oublie la transformation qu’elle opère.

Je n’ai jamais su ce qui guidait mon chant.
J’y vais d’instinct. Je vocalise.
À mon insu ma voix cherche la syntonisation
et le son qui suit enchante l’oreille.
Le mystère de l’harmonie.

« Je n’ai jamais su ce qui guidait mon chant. »

Cependant, si le verbe n’avait aucune identité, s’il était n’importe quoi, tout serait bon, tout serait mauvais; la liberté serait comme un espace-temps infini; tous, nous serions emprisonnés dans la dilution de notre esprit comme le sel dans l’eau, ou les vaches dans l’herbe. 

La kénose*, le gouffre au cœur de l’identité de chaque esprit qui le rend insaisissable, doit être compensée par son contraire. C’est pourquoi les anciens ont découvert la fonction de l’hypostase*. S’hypostasier, c’est comme dédoubler son identité, mais pas dans une image de soi, l’hypostase* projette l’identité dans un sentiment de soi. Car la kénose agit toujours pour empêcher que l’identité tombe dans ce qu’elle veut être et s’y fixe comme Narcisse dans son image. 

Le sentiment de soi dans le fond de notre cœur* engendre des finalités dont le propre est de ne pas être des images ou des buts à atteindre. Par exemple : la diversification n’est pas n’importe quoi, mais elle ne peut être prédéfinie dans une image de l’avenir. On peut penser à des finalités comme l’épanouissement, le développement, la complexité*, la beauté, la justice… Personne ne peut dire ce que c’est, mais tout le monde peut s’y diriger en découvrant ce que ce n’est pas. L’harmonie, elle, est une finalité englobante, elle dépend de tous les êtres en relations. Elle opère par sentiment. Elle n’est jamais accomplie, mais elle est toujours en train de travailler à s’accomplir. « Le mystère de l’harmonie »

Cosmogonie

La Cosmogonie est l’étude de la réalisation de l’Être esprit. Elle aussi est un acte poétique.

Si nous étions deux, nous serions morts depuis longtemps. Un feu dans l’âtre, un pain sur la table, une femme à la fenêtre, nos enfants dans les champs.

Dans la fumée dansent des étincelles et soudain un étalon galope dans l’herbe. J’ai toujours compté sur ta magie. Pourquoi ai-je peur lorsqu’il fait nuit?

Finalement m’est apparu ton visage, paupière de forêts devant ton œil lumineux.

J’ai vu ton cœur s’ouvrir au milieu de tes yeux.

Reprenons :

Si nous étions deux, nous serions morts depuis longtemps.
Un feu dans l’âtre, un pain sur la table, une femme à la fenêtre, nos enfants dans les champs.

Du fait de la kénose et de l’hypostase*, le commencement s’enfonce dans des commencements de plus en plus profonds et la fin s’éloigne vers des finalités de plus en plus vastes. Il n’y a jamais un commencement de tous les commencements. Si on regarde dans le passé, dans les mémoires, on trouvera des commencements qui plongent dans des commencements, et c’est maintenant que ça commence. Si on croit qu’il s’agit du « premier » commencement, c’est simplement qu’on n’a pas trouvé le chemin de mémoire qui conduit dans ses entrailles antérieurs. De même, les fins plongent dans des fins sans fin. On a déjà dit que tout ce qui commence se termine. Mais rien ne commence absolument, donc rien ne se termine absolument.

« Si nous étions deux, nous serions morts depuis longtemps. »

Deux n’existe pas. Tous les opposés trouvent leur articulation dans un lien. Le commencement et la fin s’articulent dans une vie qui a toujours commencé et dont la fin s’éloigne comme l’horizon. 

Lorsqu’on le regarde dans son Esprit et sur le très long terme, le drame cosmique apparaît comme une mousse de savon (les filaments des amas galactiques). 

En apparence, une infinité de connexions neurologiques! Mais celui qui vit dans l’Esprit est déjà parti soigner les blessés. Car dans le détail, il y a mille déraillements créatifs.

Nous errons dans les villes, mais « nos enfants cultivent les champs. »

Dans la fumée dansent des étincelles
et soudain un étalon galope dans l’herbe.
J’ai toujours compté sur ta magie.
Pourquoi ai-je peur lorsqu’il fait nuit?

L’identité n’est pas statique, néanmoins, par l’hypostase*, elle joue pleinement son rôle. Sans elle, tout serait n’importe quoi. 

« Pourquoi ai-je peur lorsqu’il fait nuit? »

Une différenciation, une transformation exigent une totalité* dans laquelle il y a partout des différenciations qui ne reviennent pas au même sans devenir absolument autres. Si à chaque instant, la totalité* était absolument autre, il y aurait une succession d’identités statiques et absolument disjointes. Une impasse logique, une aporie*. 

Toute liaison entre deux semblables-différents suppose des liaisons avec la totalité*. Nous l’avons dit : comme une Source*, l’Esprit tend vers un fond qui répond. Le mathématicien tend vers les mathématiques qui répondent. Les mathématiques ne sont jamais de pures inventions, elles sont la découverte de ce qui est au fond de l’être. Le fond est en théorie sans fond, mais comme il est au fond de l’Esprit-en-réalisation, il y forme un tréfonds*. Le sage qui sonde l’Esprit ressemble au spéléologue. Il s’enfonce à ses risques. S’il n’y avait pas de logique ni de mathématiques, le sage serait soit perdu dans la nuit soit pétrifié devant une idole.

« J’ai toujours compté sur ta magie. »

Finalement m’est apparu ton visage
paupière de forêts devant ton œil lumineux.

J’ai vu mes entrailles au milieu de tes yeux. 

« Ton visage. »

Toute réalité est relations de transformation entre le potentiel actif et le potentiel de réponses, par exemple, entre le musicien et la musique. Mais pendant que la création évolue dans le cosmos, que se passe-t-il entre la Source* et le Tréfonds*?

La kénose a engouffré l’identité de La Source* dans son Tréfonds. Par hypostase, le Tréfonds réfléchit la Source*. On a appelé Amour cette relation. Ce n’est pas une image, mais un visage. Qu’est-ce qu’une personne*, au-delà du psychisme humain? C’est précisément cette dynamique qui fait d’un être, une existence unique et singulière, ineffable et incommensurable, sensible et compatissante. Le Cosmos est le visage et le cerveau de l’Esprit en devenir.

Nous sommes des personnes* parce que l’Esprit est une personne* (et non le contraire). Nous sommes microcosme participant de l’Esprit et participant à son œuvre. Oui, nous sommes partis à l’aventure. Impossible d’éviter même les pires erreurs, mais impossible de les répéter à l’infini. Nos pensées et nos actions sont dans la nature qui est depuis toujours et pour toujours dans l’Esprit. L’Esprit pétrit la pâte cosmique en même temps qu’il féconde sa levure.

La sérénité vient avec la confiance en l’Esprit qui n’arrive jamais sous la forme d’un Messie, d’une intervention extérieure, mais s’infiltre dans un sentiment de douceur intérieure susceptible de nous faire traverser les douleurs comme les larmes glissent sur les joues en les caressant. Nous pouvons transformer les épreuves en surpassement de soi et en métamorphose. On s’étonne soi-même d’être autre chose qu’une vallée dans la tempête, mais plutôt une montagne, la montagne de l’âme* dont la pointe monte au-dessus des nuages, plus haut, plus large et plus profondément que l’Himalaya.

« J’ai vu mes entrailles au milieu de tes yeux. » Tu m’as trouvé beau, je le serai, car je te réfléchis en me laissant couvrir par toi.

***

J’ai laissé entendre que le cosmos est esprit, pensée créatrice. La pensée a pour propre d’agir sur elle-même de façon à faire surgir des formes nouvelles qui évolueront ou disparaîtront selon leurs capacités d’adaptation et d’harmonisation avec ce qui est déjà là dans la matière, c’est-à-dire dans la mémoire.

Dans l’univers en train de se penser, on trouve l’espace*, le temps, l’énergie et l’information. Einstein a relié l’espace, le temps, l’énergie (et son équivalent en masse). La thermodynamique a complété l’ensemble par les équations reliant l’énergie et l’information : tout échange d’énergie entraîne une perte d’information. La loi de l’entropie. Si on en restait là, le cosmos serait une sorte de cerveau voué à la sénilité, incapable de réellement se penser, se renouveler, se dépasser. Il commencerait par beaucoup de complexités, comme s’il avait été créé chargé d’informations et finirait par une distribution des énergies au hasard dans un grand froid glacé. Il aurait été une sorte de mémoire programmée (chargée d’avance comme dans un ordinateur), incapable de se recréer en mieux.

Le prix Nobel de chimie Ilya Prigogine a sauvé ce « cerveau » né d’un Big Bang et voué à la mort pour lui donner la faculté de se penser, c’est-à-dire d’engendrer de l’information à partir de l’entropie. Le cosmos serait une sorte d’immense compost dans lequel la décomposition renouvelle la recomposition avec une plus-value. Qu’est-ce à dire? Est-ce que cela consiste seulement à rajouter de l’information pour compenser la dégradation comme si la néguentropie* était le parfait symétrique de l’entropie? Est-ce que l’ajout de complexité* n’est que le retour de la décomplexification? Qu’est-ce que l’information? L’énergie porte et transmet une forme, une configuration, elle est de l’organisation, c’est-à-dire des ensembles de liens structurés d’une façon précise (un atome, une molécule, un virus, une bactérie, une plante, un animal, un écosystème, un système planétaire, une galaxie, des amas galactiques, des bulles galactiques…).

Cependant, la complexité n’est pas seulement une organisation compliquée, on y trouve une totalité, une unité, une beauté, une harmonie, une grâce comme la grâce d’un cheval au galop dans une steppe. Totalité, beauté, harmonie, grâce qui supposent une tendance à la diversification, à l’inventivité, à l’équilibre ouvert plutôt que fermé, à l’évolution vers un dépassement : ce qui suit est plus impressionnant que ce qui précède… Si bien qu’à un certain moment, le cosmos se goûte lui-même dans son évolution vers quelque chose qui n’est pas une forme, une information, mais une sorte d’idéal justement jamais formel, c’est-à-dire ouvert. Nous ne sommes pas de la poussière d’étoiles, mais de formidables organisations de poussières d’étoiles.

Tentez, par exemple, de définir l’harmonie. Vous ne pourrez jamais la définir de façon univoque, selon une forme, vous serez obligé de « sentir » une tendance. Vous pourrez découvrir que telle ou telle forme est harmonieuse, mais aussi tant d’autres encore. En réalité, une infinité de formes peuvent être harmonieuses. Donc l’harmonie n’est pas une forme, elle est métaformelle. C’est ce que les anciens appelaient une finalité, une sorte d’idéal qui guide l’évolution des formes sans jamais les contraindre.

La beauté, la fraternité, la grâce d’un élan, tout cela agit comme un aimant et provoque un ébranlement, une élancée qu’on appelle l’amour. Bref, quelque chose transcende l’information, le cosmos n’est donc pas seulement un cerveau, il se pense, se transforme lui-même par lui-même en se complexifiant vers des finalités non formelles, non contraintes, mais appelées à l’existence par l’amour. C’est ce que nous appelons l’Esprit.

Philosophie de la science

Par quel mystère la conscience* se sait-elle ignorante? La kénose* (la négation identitaire) et l’hypostase* (l’affirmation identitaire) sont à la base de ce savoir de notre ignorance qui lance le processus scientifique pour sortir justement de cette ignorance. Pas de science sans sentiment d’ignorance.

Pour rechercher des connaissances, il est nécessaire de savoir qu’on en manque et qu’on peut en découvrir. Sans ces deux jambes, on ne peut avancer.

On a compris que l’on pouvait avancer lorsque la logique et ensuite les mathématiques ont commencé à se montrer efficace sur le réel. Une découverte à peu près universelle dans toutes les cultures. Le réel obéissait aux mathématiques. La science venait de naître de la foi en la capacité de la pensée à se lier à la réalité et réciproquement. Plus l’être humain apprenait de la raison (logique, mathématiques) plus il devenait lié à la nature et plus il pouvait tirer parti d’elle tout en participant à son épanouissement. Découvrir le tréfonds de la pensée pour adoucir notre rapport avec la nature.

Le savoir de l’ignorance et le pouvoir de la connaissance sont deux expériences de la conscience au cœur même de la science. Mais comment les articuler ensemble?

***

Questions inutiles…

Une bergère observe ses moutons brouter et soudain, elle se demande comment l’herbe peut arriver à devenir une brebis! Ce genre de question totalement inutile est le début de la science. 

Aujourd’hui, un comité multidisciplinaire chargé de rassembler l’ensemble des processus physico-chimico-biologiques permettant à la brebis de se reconstituer par l’herbe qui, elle-même, vit et se reconstitue par la transformation des molécules de la terre grâce à l’énergie photonique de la lumière, ce comité n’aurait certainement pas assez de plusieurs rayons d’une grande bibliothèque pour répondre en détail à la question de la bergère. Et un aussi grand rayon pour la liste des questions non encore résolues à ce sujet. 

Quatre mille ans de recherche, des centaines de chercheurs qui y ont consacré leur vie, des millions d’heures de discussions, d’expérimentations, de vérifications, de calculs pour une question, au départ, inutile, puisque la nature réalise tout cela sans la moindre difficulté comme si, non seulement elle savait tout, mais comme si ce savoir lui était si « naturel » qu’elle ne semble pas y penser, mais seulement le réaliser mécaniquement. Un savoir apparemment inconscient (non-scient). Dans le contexte d’une pensée humaine qui se sait sans savoir, mais capable de savoir plonger dans un monde qui sait tout mais ne le sait pas, comment échapper au sentiment d’être un étranger dans la nature?

Il faut dire que pour nous, humains, penser égale hésiter, prendre le temps de voir, prendre conscience, chercher à découvrir des moyens plus faciles de se nourrir. La nature, elle, semble exercer son savoir en se fiant presque entièrement aux mémoires apparemment « mécaniques » des atomes, des molécules, des cellules, des gènes, des neurones… Pour la nature, tant que ça marche, l’hésitation de la brebis est plutôt nuisible, car le loup n’hésitera pas longtemps. Pour nous, penser consiste à entraver l’habitude (mémoire automatisée) pour favoriser l’invention. La conscience se place entre le réflexe de reproduire le même et l’imagination de meilleurs moyens pour atteindre de meilleurs résultats. La science naît dans cette hésitation : mes habitudes de penser sont de mauvaises conseillères.

Ce constat établi, dites-moi par quelle magie, une espèce animale dépourvue de crocs, de griffes, de fourrure, si écrasée par des problèmes adaptatifs pour se nourrir, lutter contre les maladies, affronter les carnivores et les ennemis de toutes sortes, a-t-elle gardé en tête la question de la bergère tout ce temps avec tant d’efforts, non pas pour répondre à « comment défendre les brebis contre les loups », mais à « qu’est-ce que se nourrir, qu’est-ce que cette transformation de l’herbe en animal? » 

La conscience* voit des processus comme l’herbe qui pousse, le lièvre qui mange, l’abeille qui butine, le soleil qui reparaît à l’Est alors qu’il a disparu à l’Ouest, etc., tout cela fonctionne parfaitement et donc n’a pas besoin d’être pensé par moi, c’est rassurant, mais qu’est-ce que c’est que ce monde?

Seul un être naturellement potentiellement créateur peut se demander comment fait la nature pour arriver à créer des êtres aussi invraisemblables que l’herbe, la brebis et moi! Un peu comme Pinocchio lorsqu’il entra dans l’atelier de son père marionnettiste en se demandant : Comment a-t-il fait pour me fabriquer? Il avait pour seule expérience sa propre capacité inventive, sa capacité de mentir.

Si j’arrive à mieux saisir comment fait la nature, je pourrai, moi aussi, faire des merveilles. Chercher le secret des araignées pour faire de la fibre plus résistante que l’acier. Évidemment le défi est presque dément, on est loin de pouvoir transformer l’herbe en brebis comme la brebis peut le faire, mais on est proche de synthétiser des fils d’araignées! 

C’est bien ce qui a ralenti la science durant des siècles : tenter de connaître comment fait un créateur aussi génial que la nature! N’est-ce pas un peu dément? L’humilité tuait la science chez les peuples premiers, mais elle ne tuait pas la curiosité. Il y avait toujours une bergère ou un Pinocchio pour poser une question inutile. Sans doute parce qu’une question existentielle (métaphysique) restait sous-jacente : je dépends de la nature, je vis en elle, elle a un pouvoir de vie, de souffrance et de mort sur moi. À qui ai-je affaire? Que cherche-t-il celui-là ou celle-là à réaliser? La question avait trois volets : comment, qu’est-ce que et pourquoi?

La conscience pense, espère, imagine qu’elle peut passer de comment à qu’est-ce que et à pourquoi. Elle imagine que le comment aidera à comprendre qu’est-ce que et que qu’est-ce que permettra de comprendre pourquoi. Elle a meilleure prise sur le comment. Mais elle avance si lentement, un petit détail à la fois parmi des milliards de processus et pourtant, elle ne lâche pas, car il en va de son sentiment de sécurité. Parfois, dans un détail, elle découvre une fonction universelle, et cela éclaire beaucoup, mais « qu’est-ce que c’est » reste en suspens et « pourquoi » aussi. La science n’aide pas beaucoup la métaphysique mais la métaphysique (surtout si elle est inconsciente) influence énormément la science.

Il faut une autre condition. Ma pensée doit croire en la pensée, sinon elle aurait démissionné depuis longtemps. Logique, mathématiques, théories cohérentes, hypothèses formulées de façon expérimentable, expériences décisives, contre-vérifications, mises en application, examens des conséquences positives et négatives, retours aux bases théoriques, etc. Quelle ténacité! 

La science est une double découverte : 

  • il est impossible de trouver des réponses valables dans une seule vie, il faut collectiviser l’effort dans le temps en mettant en place des méthodes sûres; 
  • cela est possible, on peut l’espérer, car la pensée est capable de décortiquer l’être jusqu’à un certain point.

Cet acte de foi en la pensée est le cœur de l’épistémologie, il serait bien difficile de l’expliquer en détail à partir du jeu causal de l’herbe dans notre cerveau. La science peut dégager les processus mécaniques de beaucoup de choses, mais pas ceux qui agissent dans la science elle-même. Et pourtant, elle y croit. Cette foi est si forte que par moments la tentation lui vient de conclure : « Nous y sommes presque. »

Mais si jamais nous arrivons à démontrer que notre foi en la pensée vient totalement du jeu des causes, de l’herbe et du soleil, des atomes et des interactions mécaniques d’un jeu de blocs totalement fermé, il faudra accepter que nous soyons simplement des résultats. Que c’est la nature qui opère en nous, bref que nous ne sommes rien en particulier, mais tout en général! 

Tant de recherches pour nous nier! Tant de recherches pour conclure que dans l’acte de la connaissance nous ne sommes pas le sujet mais l’objet! 

Voilà, je pense, le nœud « métaphysique » de la science dans la conscience.

Au fond d’elle-même, la science lutte contre une identification au processus naturel, elle voudrait pouvoir démontrer que quelque chose échappe à la nature, et ce quelque chose est celui qui fait de la science. C’est pourquoi les techniques qui résultent de la science luttent contre le déterminisme de la nature en inventant des prouesses qui nous font croire que nous lui échappons, mais la science, comme telle et pour le moment, ne peut reposer que sur une vision mécaniste et déterministe. À remarquer que le déterminisme comprend le probabilisme qui n’est qu’un déterminisme complexifié.

Au fond d’elle-même, la science voudrait satisfaire la conscience qui cherche à démontrer que le « comment » n’arrivera jamais à répondre au « pourquoi », parce que si cela se pouvait, il en résulterait la preuve de l’absurdité du monde, c’est-à-dire de bouclage sur lui-même d’une mécanique sans faille (système fermé). Bref, nous serions uniquement créatures mécaniques parmi les créatures mécaniques ayant perdu tout statut d’esprit, car l’esprit, par définition, est créateur et non réitération du même.

La question est la suivante : 

Comment la conscience peut-elle accompagner la science afin qu’elle puisse arriver au statut de sujet créateur responsable de son action? 

Cela suppose de poser le conflit entre métaphysique et science, de façon à ce que la métaphysique respecte la science et que la science respecte la métaphysique. La mélasse entre les deux n’est bonne que pour attraper des mouches.

***

Rasoir d’Ockham*…

Un moine franciscain du Moyen Âge du nom de Guillaume d’Ockham a voulu résoudre ce conflit idéologique* entre la métaphysique (souvent confondue avec la théologie et la religion) et la science (souvent confondue avec la technologie).

Il a énoncé ce qu’il croyait être les principes de formulation des questions scientifiques pour les départager des questions métaphysiques. Un peu à la manière des mathématiques, la science devait avancer en prouvant ses affirmations, mais de façon expérimentale. Ce qui voulait dire qu’elle ne pouvait s’adresser qu’à un type spécifique de questions, des questions qui peuvent trouver leurs solutions dans une expérience répétable et contrôlable (on oublie si souvent cette évidence). 

Seules certaines hypothèses peuvent être énoncées de telle façon qu’on puisse, après expériences, affirmer qu’elles sont fausses ou vraies jusqu’à preuve du contraire. On dit « vrai jusqu’à preuve du contraire » parce que le faux peut être clos, mais le vrai reste toujours ouvert… 

Dans le développement de sa méthode, Ockham avait en tête le problème de la peste qui menaçait la survie de l’être humain. Expliquer la peste par « une punition de Dieu », par exemple, était peut-être vrai, peut-être faux, qu’importe, cela ne nous avançait pas pour contrer l’épidémie. Il fallait trouver la cause immédiate, celle qui était premièrement la plus facile à démontrer et deuxièmement sur laquelle on pouvait agir le plus aisément. 

En épistémologie, cela s’est appelé le « rasoir d’Ockham* » : entre deux propositions (deux hypothèses) causales démontrables par expériences, toujours choisir la plus facilement démontrable et la plus décisive. Si je pense que le souffle du pestiféré communique la contagion, c’est une bonne hypothèse pour le moment. Qu’est-ce qui, dans le souffle, produit cette contamination? On verra plus tard. Les hypothèses doivent être hiérarchisées du plus déterminant au moins décidable.

Le rasoir* d’Ockham a permis à la science de développer sa méthode, une méthode par petits pas solides faits pour éliminer le faux afin d’avancer vers l’ouvert. La science, pourtant si pointue, s’élargit constamment vers l’ouverture de nouvelles questions. Mais jamais Ockham n’a pensé que la chaîne des causes directes suffisait pour comprendre ce qu’est la peste. Il aurait réagi à une conclusion du genre « la peste n’est que la contamination d’un virus propagé par les voies respiratoires». Oublier les causes sociales, économiques, politiques, morales, psychologiques, ou même téléologiques* (tourner vers les finalités) l’aurait certainement fait sursauter. Le « ne que » constitue une fermeture qui est par ailleurs très rarement démontrable. Cependant il faut pouvoir distinguer la logique, les mathématiques, les sciences déterministes, les connaissances, les pratiques empiriques et la philosophie.

Le problème de la rupture entre la métaphysique et la science vient d’une erreur pourtant manifeste : le passage d’une proposition méthodologique à une proposition ontologique* (concernant l’être). Au lieu de dire : « En science, nous devons faire comme si le monde était déterminé, et donc nous allons découvrir nécessairement des processus déterminés et rien d’autres », on se met à dire : « La réalité est déterminée parce qu’en science nous découvrons des processus déterminés. » C’est comme dire : en ce monde il n’y a que des vis parce que je n’ai qu’un tournevis; supposer que tout ce qui n’est pas science n’est utile qu’en attendant qu’on trouve les processus déterministes sous-jacents. Ce qui est évidemment une idéologie*, l’idéologie scientiste, en principe aussi totalitaire qu’une idéologie religieuse.

Évidemment, pour démontrer expérimentalement une hypothèse scientifique, il faut que la chaîne des causes soit déterminée ou probabiliste, sinon comment reproduire l’expérience? Ce qui veut dire qu’on peut définir des systèmes bouclés et décrire leur réalité. Par ailleurs, la logique a pu démontrer que, si elle voulait être vraiment cohérente, il fallait qu’elle soit un système ouvert!

En science comme en métaphysique, le faux se détermine, et ce qui n’est pas faux n’est pas pour autant vrai au sens affirmatif absolu, il est simplement ouvert, on peut avancer dedans avec un certain degré de conviction. 

À partir de là, le dialogue entre métaphysique et science est possible, car aucun ne se prend pour la solution totale et chacun reste dans son domaine.

***

Science et métaphysique…

Évidemment, la métaphysique n’est pas expérimentale à la façon des sciences, ce n’est pas une science, mais elle est expérientielle et spéculative, c’est-à-dire imaginative (expérience mentale). Elle n’arrivera jamais à une définition de l’ouvert, mais à une expérience de l’ouvert sur deux fronts : l’imaginaire* et l’existentiel. Pour le sage, les deux sont nécessaires, sinon c’est l’illusion.

On doit toujours se souvenir que celui qui cherche le « Dieu » de son idée ne peut pas le trouver, car son concept de Dieu est défini et l’Être est ineffable. Celui qui cherche la Matière ne peut pas la trouver pour la même raison. Celui qui cherche la vérité en se fiant le plus sincèrement à sa boussole intérieure trouvera quelque chose qui dépasse de beaucoup l’idée de Dieu et l’idée de Matière. Il fera l’expérience de l’Être ouvert, de la Présence totale.

Parce que l’ouvert est indéterminable, mais en processus de détermination dans la nature, nous l’expérimentons comme sentiment, jamais comme chose ou comme objet. Le propre du sentiment est de vibrer à quelque chose et à son dépassement. Par exemple, des musiques comme celle de Mozart sont d’une précision d’horloger, mais le sentiment qu’elles nous procurent vient de ce qu’elles nous gardent à la fois intérieurs à cette musique définie (captivé) et extérieurs à elle en nous mettant en contact avec toutes les possibilités de la musique, son tréfonds sans fond (ouvert). 

La conscience est cette faculté de la pensée qui se voit penser en même temps qu’elle pense, elle est extérieure et intérieure. Elle ressent et pense l’interface entre l’intérieur et l’extérieur.

Ici, il convient de remarquer l’utilité morale de la métaphysique. Par exemple, si un avion a des problèmes de moteur, à quel degré de certitude scientifique faut-il arriver pour annoncer aux passagers que tout est foutu et qu’il faut abandonner tout effort de trouver une solution ? Il faudrait obtenir une probabilité de cent pour cent pour arriver à une telle conclusion. À quelle probabilité faut-il arriver pour annoncer qu’il est encore possible de faire quelque chose et qu’il est justifié de continuer à chercher? Un très petit pourcentage suffirait. Tant qu’il y a un grain d’espoir, il vaut mieux chercher une issue.

Développer un système métaphysique, dans lequel la conscience personnelle peut continuer au-delà de la mort, n’a pas besoin du même degré de preuve que conclure que nous allons tous être anéantis. Pour prouver la mort, il faut la définir (par exemple, par l’absence de signaux neurologiques) et ensuite expérimenter que telle personne n’émet pas de tels signaux. On a bouclé un définition sur elle-même, mais qui nous dit que cette définition était définitive et ne contenait aucune ouverture! C’est le propre d’une idéologie de toujours trouver ce qu’elle définit parce qu’elle le définit pour le trouver.

La métaphysique commence là où la science s’arrête et inversement. En réalité les deux sont complémentaires, cependant, la métaphysique doit tenir compte de tout ce que la science a fermé (déterminé comme faux) et a ouvert (ses pistes théoriques les plus probantes), alors que la science ne doit pas tenir compte de la métaphysique sauf dans sa dimension logique et mathématique. La métaphysique ne doit pas tenter de détourner la science de sa fonction.

La métaphysique tente de répondre à des besoins vitaux, à des besoins de vie ou de mort, de motivations à vivre. On ne peut donc pas s’en passer sans créer une puissante anomie* sociale entraînant des risques suicidaires individuels et collectifs.

Il n’y a pas de proposition métaphysique qu’on puisse isoler, il n’y a que des « compréhensions » métaphysiques (visions multidimensionnelles), sinon, il n’y a pas de cohérence interne possible, donc pas de logique. On doit toujours juger une synthèse métaphysique dans son ensemble et sans isoler ses propositions les unes des autres. On doit toujours tenir ensemble la spéculation et l’expérience de conscience. C’est ainsi qu’un système métaphysique peut évoluer. 

Pour qu’un système métaphysique soit préférable à un autre, il faut :

  • Une cohérence interne qui en fait un système logique;
  • Une cohérence externe avec les faits les plus prouvés de la science;
  • Une cohérence avec les expériences de la conscience dans son sens le plus large;
  • Sa capacité de répondre aux besoins existentiels les plus criants;
  • Sa capacité à stimuler l’art et à consolider l’éthique;
  • Sa capacité sociale à favoriser la paix, l’esprit critique, la confiance, la fraternité;
  • Et, évidemment qu’il soit un système ouvert et non une idéologie. 

Je vous assure que ce n’est pas facile du tout. Comme la science, la métaphysique est un processus forcément collectif et historique, culturel et social, mais surtout intime et Sage*.

Pour ma part, seules les philosophies de la participation me sont apparues porteuses d’une métaphysique capable d’évoluer. En effet :

  • Elles échappent au dualisme sans tomber dans un monisme statique ou défini (donc fermé).
  • Elles forment des liens de réciprocité entre la totalité et les composantes de la totalité.
  • Elles sont plus cohérentes avec la science actuelle qu’avec la science classique.
  • Elles luttent contre les idéologies et les prétentions à des savoirs complets et fermés.
  • Elles sont compatibles avec les sagesses tout en luttant contre les dogmatismes religieux si socialement désastreux.
  • Elles favorisent la prudence tout en encourageant l’adaptation et l’évolution.
  • Elles donnent à espérer tout en luttant contre les illusions.
  • Elles refusent le totalitarisme du tout qui contrôle les parties (le totalitarisme) et le totalitarisme des parties qui contrôle le tout (l’atomisme classique).
  • Elles joignent la personne et la collectivité sans ruiner l’une pour l’autre.
  • Elles permettent une compréhension évolutive.
  • Elles unifient toutes les dimensions de la pensée.

Mais on ne peut les comprendre sans abandonner mille préjugés, ce qui demande un effort, comme s’il fallait migrer d’un pays sûr de lui-même et de ses habitudes pour s’approcher de la planète du Petit Prince.

Philosophie des valeurs*

La métaphysique tente de répondre à des questions comme : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? Pourquoi est-ce si démesuré et pourtant, si mesurable? Pourquoi est-ce si fascinant et déroutant? Pourquoi est-ce si beau et si tragique? Pourquoi avons-nous la possibilité de devenir notre pire ennemi? Pourquoi la nature permet-elle aux hommes d’être contre nature?

L’éthique tente de répondre à des questions comme : Quel est le sens de cette démesure à la fois si ordonnée et foisonnante? Est-ce que ça vaut la peine de vivre? Qu’est-ce que je viens faire là-dedans? Qui est responsable du malheur? Comment pouvons-nous nous en sortir ensemble?

Sens, valeur*, responsabilité, société, solidarité. 

Tant que je n’ai pas réalisé ma valeur* et celle des autres, je n’ai pas d’éthique, je suis ou ne suis pas le code. Sans valeur*, la vie n’a pas de sens, c’est un chemin à demi tracé d’avance entre la naissance et la mort.

***

Les Valeurs

Nous avons compris qu’il n’y a rien qui soit une pierre à se mettre sous la tête, rien de statique, rien qui soit un objet en soi. Pas de repos sur un socle. Comme un pinson, je tiens par le mouvement de mes ailes. Je suis un acte. Il s’ensuit que si je ne pense pas, ma pensée se dissipe. Mon être propre, ma conscience, naît de l’exercice d’un minimum de lucidité. Si je n’active pas ma conscience, ma vie va se disséminer dans celle des autres; si je ne me souviens pas, mes souvenirs s’embrument; si je ne décide pas, je serai décidé par les autres; si je n’aime rien, rien n’aura de valeur, et morose sera mon existence.

Vivre en propre, se faire quelqu’un est un acte. Le monde existe depuis longtemps, mais moi, je n’existe pas avant de m’accoucher par une sortie du ventre familial et social. M’affranchir.

Choisir de s’affronter en tant que vide intérieur plutôt que d’abdiquer son droit à l’existence, voilà mes premiers pas. M’accorder l’être n’est pas une nécessité, mais un droit. Un droit nécessairement contesté, un droit qu’on ne m’accordera pas facilement, parce que si je me mets à vivre en tant que personne, je serai « L’Étranger » dont parle Camus dans son roman et je pourrais confronter les habitudes du pays. Ma seule présence* dérangera.

Mon premier « moi » est un potentiel, un vide caché sous l’image et les attentes que les autres me projettent. Si je déchire cette surface, je découvre un « virtuel », la vertu* de ma propre existence*. Je peux exister en vertu* d’un droit inaliénable qui ne me vient pas des autres et qui sera même probablement plus ou moins nié dès le départ. Mon premier « non » surprendra.

La première des vertus* pour acquérir de la valeur : s’arracher du vide, s’exprimer plutôt que déprimer dans notre boîte d’assignations.

Pas mal fatigant!

Oui et non. Oui, il faut un verbe pour produire un sujet-acte, mais à l’horizon il y a un complément du verbe, un « toi ». Et lui, le complément peut prendre le relais. Je peux me reposer en toi et laisser s’embrumer mes efforts de vigilance.

La valeur vient de cette relation. Je t’accorde ma confiance, je me repose en toi, tu veilles sur moi, et je fais de même pour toi. La base de la valeur, c’est l’amour qui commence sur le sein de la mère. Ton acte de conscience pour mon repos, mon acte de conscience pour ton repos.

La valeur est une relation réciproque qui commence lorsqu’un visage à la fois actif et attentif, décidé et fragile, sensible et solide, prend sur lui le relais de mon repos. Ce visage qui m’inspire confiance acquiert alors une valeur inestimable.

La mère, le père en font crédit à l’enfant qui payera sa dette à son propre enfant. Si j’arrive à me trouver un partenaire de repos, il y aura réciprocité directe.

Quelle est la valeur de cette valeur? Très précisément, une valeur inestimable, car le repos constitue un besoin aussi primaire que l’eau.

La valeur est donc aussi fondée sur des besoins vitaux, physiques, psychiques, intellectuels, spirituels… Il y a sous la relation entre « je » et « tu » une relation avec ma nature humaine dans la nature universelle. Et cette relation est une relation de dépendance, de vie ou de mort. La confiance en toi, la foi en la vie forment les bases de l’éthique. « Je », le sujet de mes verbes, « tu », le sujet complément de mes verbes tiennent sur un autre sujet complément, un « il » pour le moment impersonnel : la nature vivante, la vie. En définitive c’est en elle, la vie, que nous reposons.

La valeur dépend du degré de confiance entre moi et toi, et cela repose sur notre degré de foi en la vie. Si maman ou papa sont anxieux, il y a quelque chose de fragile. S’ils ne s’appuient sur rien, je suis comme sur un radeau qui peut bien paraître solide, mais l’équipage sent trop bien que le fleuve peut tout engloutir.

La nature constitue le fond reine des valeurs. Cependant, qu’est-ce qui dans la nature peut inspirer confiance? C’est là où la spiritualité, la métaphysique, la sagesse jouent un rôle. Est-ce que quelqu’un autour de moi a senti l’Esprit de la nature? Celui-là peut-il me faire crédit de sa confiance en attendant que je découvre par moi-même ce tréfonds ?

Si la nature est la valeur reine, l’Esprit est la valeur ultime. Le sage inspire confiance.

Toutes les valeurs ont cette structure. L’homme qui accorde une valeur à son argent lui donne des équivalences (maison, voiture, voyage…) qui dépendent de la confiance qu’un grand ensemble de sujets font au système bancaire qui, lui, tient debout tant qu’il n’y a pas de catastrophe. L’or n’aurait aucune valeur si personne ne lui accordait une valeur ou si on apprenait que, demain, un grand météore détruira la planète.

Quelle est la valeur de la valeur?  La valeur de la valeur se mesure devant la mort (la peur de ne pas revenir à la conscience après le repos). Quel est l’être qui m’inspire assez confiance pour que je lui confie mon repos avec la conviction de pouvoir me réveiller après un certain temps? Celui-là ou celle-là reposent-ils sur un minimum de foi en la vie ? Et plus profondément, à qui, à quoi pouvons-nous faire cette ultime confiance qu’on appelle foi en la vie ? La nature est dans un Esprit dont le tréfonds logique, mathématique, mais aussi Présence pouvant m’insuffler foi en la vie.

Une maman est pour son bébé le fondement de la valeur. Mais ensuite j’ai découvert que le papa lui permettait de se reposer (parfois pas!) Ensuite, j’ai découvert que la nature fondait le repos de maman (parfois pas! maman est anxieuse)… En définitive, maman, papa, toi et moi nous dépendons tous de la nature qui elle n’est rassurante que si j’en ressens l’Esprit.

Entre nous et la nature, entre notre famille et elle, il y a l’organisation sociale, c’est-à-dire la vie économico-politique. Le maillon le plus fragile, car lui, il est capable de tout : la torture, la haine, le meurtre… 

Les catégories valeurs sont dépendantes les unes sur les autres :

  • Les valeurs économiques reliées au degré de confiance que j’ai en la stabilité des échanges économiques qui, eux-mêmes, dépendent de l’organisation sociale.
  • Les valeurs sociales reliées au degré de confiance que chacun éprouve dans l’organisation politique.
  • Les valeurs personnelles entre le moi prêté à ma naissance et le moi que je fais advenir par mes propres actes.
  • Les valeurs réciproques entre sujets nés à eux-mêmes reliées au degré de confiance qu’ils éprouvent l’un pour l’autre.
  • La valeur reine reliée au degré de confiance que j’accorde en la nature.
  • La valeur ultime se mesure au degré de confiance que j’accorde à la Source créatrice de la nature, l’Esprit. 

Les valeurs sont des degrés de confiance vis-à-vis de nos liens indispensables et substantiels (qui font notre substance psychique ressentie).

***

Le sens de la valeur…

Si la nature n’était qu’une mécanique sans Esprit, l’être humain ne serait qu’une mécanique; la conscience* ne serait que la mécanique de la reconnaissance de l’existence* factuelle du monde, alors, rien n’aurait de valeur ultime. Le château des valeurs pourrait s’écrouler à tout moment. Le cosmos n’aurait pas de sens, il serait une sorte de Chronos qui dévore ses enfants.

Je ne deviens sujet que le jour où je découvre que chaque être sensible est un sujet. L’empathie constitue la première base des valeurs. Notre intersubjectivité engendre des conséquences objectives qui ne dépendent ni de moi seul ni de la nature seule, mais de notre accord ou désaccord relatifs.

Avant que maman ou papa me constituent sujet et que je découverte qu’ils sont, eux aussi, des sujets, je ne suis le sujet de personne, puisque je n’ai pas découvert l’intériorité de personne, pas même la mienne. Mon intériorité de sujet, je veux dire, ma sensibilité se forme par et dans une relation avec l’intériorité d’un alter ego à l’intérieur d’une intériorité qu’on nomme vaguement « nature », mais qui se révèle Esprit. 

Je découvre justement la valeur spirituelle de la nature le jour où je ressens une empathie entre moi, la nature, et le tréfonds de l’Esprit. Lorsque le physicien et mathématicien Planck a découvert des équations et des constantes fondamentales de la nature dans son propre esprit, il a ressenti une empathie immense pour l’Esprit de la nature. Ceux que j’appelle « sages » sont de cette famille.

Les valeurs sont des relations à plusieurs niveaux, nous en avons identifié six, on pourrait raffiner cette échelle de dépendance, mais sur le fond, la foi en la vie permet le repos et la quiétude qui fondent tout le château des valeurs. 

« Je pense à toi, couchée sur la plage », le sujet du verbe penser se découvre dans un complément-sujet du même verbe dans un environnement complémentaire nécessaire à leur existence qui a la solidité de son esprit. Le cercle des dépendances est évident : chacun dépend de l’air, de la température, de l’eau, du ciel et de la terre. Tout cela est magnifique, mais nous finirons par mourir. À qui se fier? À l’Esprit qui se manifeste par et dans la nature qui peut seul nous assurer d’un repos avec un réveil. Entre temps, nous dépendons les uns des autres; si l’un parmi nous est un tueur, quelques-uns dépendent de lui, si la plupart détruisent la nature, nous dépendons tous d’eux.

La violence potentielle ou actuelle, surtout si elle devient économique et politique, peut donc ruiner complètement le château des valeurs. 

Qui peut renverser la vapeur? Ceux qui surpasseront la peur de mourir parce qu’ils ont une expérience de l’Esprit : les sages comme Jésus, Gandhi et tant d’autres. C’est pourquoi ceux-là sont les fondements de l’ordre social puisqu’ils sont les phares de l’Esprit. Lorsque Jésus fait face à Pilate, il pose à tous une question fondamentale : À qui vaut-il mieux faire confiance ? Qui vaut quoi? C’est précisément la question des valeurs. L’éthique.

Les deux bouts de la dépendance forment les deux extrémités de la confiance : j’ai confiance que tu sois bon; j’ai peur que tu sois méchant. La valeur vient du premier, l’angoisse, du second. L’éthique vit entre la vertu* du premier et la déficience du dernier.

Infiniment seul, je ne tiens pas à moi. Je souhaite mourir. Même Narcisse ne s’accorde aucune valeur. Si nul ne le trouve beau ou formidable, il est perdu. Avec un autre, j’acquiers de la valeur selon la valeur que cet autre m’accorde et que je lui accorde. Mais nous reposons dans une nature qui repose elle-même, et heureusement, dans un Esprit que je peux ressentir comme fiable. Tout cela oscille entre le pouvoir de donner vie et le pouvoir de donner mort. Si la mort est la porte de l’anéantissement, c’est le tueur, le possesseur des armes qui a tout le pouvoir. Si la mort est une transition dans l’Esprit, c’est l’Esprit, le maître du repos.

Si le château des valeurs ne tient que sur la peur de la mort, c’est la peur notre maître, c’est elle la valeur première. Quelle est la valeur de la mort, cette expérience certaine de l’incertitude? La mort vaut la peur que j’y mets.

Aussi le plus grand danger est de confondre celui qui n’a pas peur de la mort parce qu’il croit à la Toute-Puissance parfaite d’un Dieu ou du Néant avec celui qui n’a pas peur de la mort parce qu’il fait l’expérience de l’Esprit.

C’est le point critique entre une société totalitaire et fanatique et une société participative possible.

Sans valeur, le monde n’a aucun sens et sans sens, le monde n’a aucune valeur. Le sens est donné par la valeur et la valeur, par le sens. Si la vie vaut quelque chose, elle a du sens, si elle ne vaut rien, elle n’a pas de sens.

Et tout cela repose finalement sur l’expérience du sage, car au contraire du fanatique, le sage n’est pas d’abord celui qui n’a pas peur de la mort, il est d’abord celui qui a confiance en la vie et qui a compris que la vie est amour, lien qui donne confiance. 

***

Le sens de la vie…

Approfondissons la notion de sens.

Si le monde était complet et parfait sans moi, si son sens était donné depuis toujours et pour toujours, je serais totalement inutile, je n’aurais pas de sens, je serais absurde dans un monde dont le sens n’aurait pas besoin de moi. J’ai du sens dans la mesure où le cosmos n’est pas saturé de sens, mais en a juste assez pour que je trouve ma place et mon sens en lui.

Le sens vient d’une relation qui participe d’une évolution relationnelle entre moi et la nature dans la mesure où j’y joue un rôle actif. C’est pourquoi un dieu parfait ou une mécanique parfaite mène à l’absurde autant l’un que l’autre. Le sens arrive dans une relation de participation. Si nous faisons une œuvre ensemble en poursuivant une certaine finalité, l’œuvre a un sens qui se raffine et chacun de nous a un sens. C’est comme en logique, il est très facile d’arriver à l’absurde et seul le chemin entre les écueils a du sens. La réalisation est forcément ce chemin. Mais certaines réalités (inviables) sont absurdes, c’est ce qu’on appelle le mal.

Le sens vient de la valeur et la valeur, de la participation. Aucune réalisation, aucune valeur.

Pour cela, l’Être, l’Esprit dans la nature ne doit intervenir sur ce jeu de participation que très rarement, sinon il court-circuiterait le jeu de la participation responsable. Il doit avoir fait la nature comme le minimum de lui-même pour que nous puissions faire avec elle beaucoup mieux. 

Les vertus* (ce qui est virtuel) ne viennent pas des causes, elles ne viennent pas du passé, elles viennent d’un appel au devenir, elles viennent d’un avenir possible, potentiel auquel nous décidons de contribuer. Il y a le temps causal qui va du passé vers le futur, il y a le temps des vertus* qui vient du futur espéré jusqu’à notre présent décidé. C’est en vertu de notre conscience* que nous participons du monde et au monde dans la grande tente bleue de l’Esprit.

Si la confiance, par exemple, résultait d’une causalité, elle existerait dans nos gènes avant de s’engendrer elle-même, elle ne viendrait d’aucune liberté, tout serait une chaîne de causes et d’effets, donc la fin serait dans le commencement comme c’est le cas dans l’idée d’une mécanique déterminée où la fin n’est que le déploiement du commencement. Cela n’aurait ni sens ni valeur. La confiance ne vaudrait rien, elle serait une simple conséquence génétique par ailleurs totalement illusoire.

La confiance doit résulter d’un monde qui n’inspire pas tellement confiance, mais dans lequel la confiance peut se développer par une conscience qui ressent en elle, dans son Esprit, des finalités qu’elle peut réaliser et des finalités qu’il nous appartient de réaliser. La justice n’est pas suffisamment là, mais je peux sentir qu’elle améliorerait notre vie en société, donc je vais participer à sa réalisation. 

Il y a un autre guide, encore plus mystérieux. Lorsque je commence une œuvre sans but, une œuvre automatique comme on dit, après quelques coups de crayon, l’harmonie me guide; à la fin, l’œuvre ne me rappelle rien de ce que j’ai vu, mais une harmonie se dégage.

La confiance est la vertu* première; l’harmonie* est la vertu dernière, celle qui doit recouvrir toute l’œuvre. La confiance est personnelle, l’harmonie est collective.

Les deux vertus-cadres de la participation.

Les anciens appelaient vertus* les actes de la conscience libre en vue d’ajouter des valeurs au monde imparfait qui est devant nous.

On peut sentir et penser l’injustice, mais on ne peut pas définir la justice. La définir conduirait à pouvoir dominer, juger, punir au nom de la justice. Il y aurait forcément un abîme entre cette « justice » textuelle et la réalité. Il faudrait ajuster sans cesse.

Le jour où l’humanité réalisera l’impasse de la « perfection », c’est-à-dire l’impasse de l’idée que la fin peut être déterminée d’avance, la plus grande partie de la violence aura quitté le monde. D’ici ce temps, les vertus peuvent d’autant être engendrées que nous nous retrouvons dans un monde obsédé par l’idée fixe du « bien », des « biens » et du « profit ». Les vertus se découvrent dans leur contraire.

La conscience* puise le sens de la vie dans l’orientation du cosmos vers des finalités ouvertes (diversification, complexification, équilibre, évolution…) afin d’exalter* des valeurs qui donnent du sens à la vie. Exaltare, élévation de la conscience. 

La liste des vertus est longue et nécessairement ouverte : la confiance, la foi (la confiance devenue l’état naturel de l’âme), l’amour, l’espérance, la justice, la compassion, la tolérance, l’intolérance devant l’intolérable, la défense des vulnérables (soi-même compris), la prudence, l’audace, l’humilité (le réalisme vis-à-vis de soi), l’intérêt pour le bien commun, l’adaptabilité…

Le propre d’une vertu consiste à faire face à l’inconnu extérieur et à l’inconnu intérieur afin d’y trouver la confiance et les assises pour améliorer le monde… Et cela, en étant certain qu’on fera toujours un peu de malheur avec le bonheur qu’on tente d’apporter.

Dans un premier temps, tout ce qui lutte contre la force qui, elle, tend à tout réduire à l’état d’une chaîne causale absurde est une vertu dans la mesure où elle n’utilise ni les motivations ni les moyens de la force*.

La fraternité, comme l’harmonie, constitue des vertus collectives. Les liens responsables déclenchent de la fraternité, mais comme toute vertu, elle peut tomber dans le piège de la fermeture : tous solidaires dans une seule direction (définition même de la panique). Et c’est la catastrophe! 

La fraternité lucide et solidaire est le seul moyen d’action pacifique capable de contrer la violence des forces de domination qui sont devenues structurales dans nos sociétés. Par exemple, le boycottage ciblé et général constitue un pouvoir presque absolu dans des sociétés fondées sur le profit. Évidemment, ce n’est qu’un moyen négatif en attendant une démocratie mondiale bien constituée.

***

La conscience* morale…

Lorsque la kénose et l’hypostase cachent et montrent l’identité, le temps sépare inexorablement les commencements et les finalités, la pensée devient alors comme une mer vive et tumultueuse : l’intellectualité remonte à la surface jusqu’à la rationalité des causes contraignantes et des moyens pour atteindre des buts (science et technique); le sentiment descend dans les profondeurs jusqu’au tréfonds et à la conscience des finalités. 

La conscience vit dans le lien entre le commencement et les finalités; comme l’arbre, elle s’enracine dans le temps causal (du passé au présent) et trouve sa liberté dans le temps téléologique* (temps orienté vers les finalités ouvertes et donc, développementales). La conscience lie les deux dimensions du temps.

Les finalités sont plongées dans le Tréfonds* où l’on découvre les fondements de la logique, des mathématiques, mais aussi de l’éthique. La conscience discerne les dessous de l’évolution, ses finalités évolutives et peut y greffer son éthique des valeurs. 

Tout ce que l’on peut appréhender et vérifier par la science appartient aux phénomènes* du monde. Cette dimension de la pensée est habile dans le monde des causalités et celui des moyens pour changer le cours des choses. Mais la conscience* ressent les finalités de la nature et ses propres finalités et peut les harmoniser. 

La science fait « comme si » il n’y avait que le temps causal, la conscience prend acte de l’inexistence du Tout-Puissant, elle se sent responsable de la justice, de la paix, de l’harmonie dans le respect de l’évolution de la vie.

L’Esprit s’est « trinitisé » par kénose et hypostase. Les traditions ont donné toute sorte de noms à cette Trinité. On a donné les nôtres. Selon qu’Elle s’intériorise on a la trinité: Source* active, Identité secrète, Amour; selon qu’Elle s’extériorise on a la trinité : Potentiel déterminant, Potentiel répondant, Acte créateur. Cette double trinité se répercute dans notre propre pensée, dans notre monde psychique, nous, ses microcosmes.

Les psychologues du Moyen-Âge (directeurs spirituels) ont exprimé cette trinité psychique ainsi :

  • L’âme inférieure, ou la sensibilité interne et externe, lit les besoins corporels, les désirs affectifs tels que la recherche d’union, d’autonomie, de reconnaissance, de liens essentiels à l’équilibre social, etc. C’est notre « animalité » dans toute sa dignité.
  • L’âme supérieure, la conscience profonde ressent les finalités de la nature et les finalités à espérer pour un monde de valeurs et de sens.
  • L’âme moyenne tient compte des besoins vitaux de l’âme inférieure et des désirs spirituels de l’âme supérieure et prend les décisions, réfléchit aux conséquences anticipées, évalue les conséquences réelles, s’ajuste constamment.

Il y a toujours un écart entre ce que je tente de créer et ce qui, effectivement, sera réalisé, car le temps créatif doit s’insérer dans le temps causal. Je commence et à la fin, quelque chose est là que je n’avais pas prévu. C’est plus grand, parfois bien plus grand, mais c’est aussi décevant, parfois très décevant.

Mes actions me révèlent, mon identité se développe dans et par mes actions. Je deviens écrivain en écrivant vraiment et que je sens, alors que je me réalise. Je ne me préexiste pas en tant qu’écrivain. Et si j’échoue, il y aura de graves conséquences sur mon identité.

Tout acte créateur est tragique, car mon identité est cachée et, à cause de la kénose, elle se dit sans cesse : « je ne suis pas cela », « je suis autre »; cependant mon identité veut se montrer et elle se répète à elle-même : « je m’accomplis, oui! c’est un peu moi, oui, je me reconnais ». Alors ma propre identité me surprend, me déçoit, me dépasse et m’échappe.

Le cosmos est la manifestation du risque de l’Esprit qui attend de notre esprit une collaboration qui permettra non seulement une éthique de la vie, mais un surpassement de l’Être dans le devenir.

Le théâtre cosmique devient une aventure, le résultat de tenseurs entre un commencement et des finalités qui s’éloignent pour s’élargir, s’approfondir, s’élever, s’écraser sur des écueils, se différencier, se complexifier, se lier, s’harmoniser, se désaccorder, se surpasser… 

Dans ce cadre, comment discerner ce qui est à espérer et agir en s’ajustant sans cesse aux effets réels ?

Il n’y a heureusement pas de recette, peut-être quelques principes utiles :

  • Découvrir la valeur des êtres. C’est dans la rencontre, l’action commune, le combat pour la vie qu’on peut découvrir la valeur des êtres qui nous entourent. Tant que je n’ai pas soif, je ne connais pas la valeur de l’eau. Tant que je suis plein de moi-même, je ne connais pas la valeur des autres. Tant que nous ne sommes pas éprouvés, nous ne connaissons pas nos valeurs ni la valeur de nos relations. Tant que je ne perçois pas la valeur des autres, je suis comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Aucune intention n’est bonne si je ne reconnais pas qui est là autour et devant moi. Mes valeurs sont des dangers publics si je ne connais pas la valeur des êtres qui respirent, souffrent ou jouissent de la vie autour de moi. C’est parce que j’ai découvert la valeur des êtres que la justice a une valeur, sinon, c’est une idéologie.
  • Espérer et non vouloir unilatéralement. Ne pas imaginer une trajectoire simple entre ce que l’on pense être une « amélioration » et ce que cela donnera dans la réalité. Améliorer veut dire rendre meilleur, c’est donc une relation entre un état de la réalité et un état espéré. Espérer veut dire qu’on ne perd pas de vue les finalités déjà existantes dans la nature et dans la collectivité, qu’on ne perd pas de vue l’intuition première de la finalité espérée, qu’on ne perd pas de vue la réalité elle-même, ses contraintes, ses possibilités et ses impossibilités, sa dynamique évolutive. Tout cela, la volonté est portée à la perdre de vue, parce qu’elle tend à tout simplifier pour atteindre un but imaginé. C’est alors qu’elle se transforme en volonté de puissance et qu’elle devient violente, inadaptée, désastreuse. Vivre, c’est composer avec les autres et la nature.
  • Discerner les finalités avant de se lancer dans les moyens. Le plus souvent, les personnes peuvent s’entendre sur les finalités, c’est pourquoi il est avantageux de réfléchir aux finalités avant de se jeter dans la détermination des moyens. Par exemple : éviter les souffrances, prolonger la vie, favoriser les forces créatrices, augmenter les expériences, accepter les processus naturels, etc. peuvent être des finalités contradictoires. Il faut alors réfléchir aux priorités avant de réfléchir aux moyens.
  • Responsabiliser et non déresponsabiliser. Il y a des intériorités, des intimités, des personnalités*, et donc des responsabilités propres. À qui appartient la décision est plus décisif que la décision elle-même. Prendre une décision pour un autre consiste à lui enlever sa dignité. Cependant, faire preuve de complaisance, se taire, mentir, c’est également rabaisser autrui. Il y a aussi les responsabilités collectives. Il est parfois nécessaire de contraindre la liberté d’autrui pour éviter un drame familial ou social. Ici, rien ne sert de culpabiliser si on ne tente pas de responsabiliser. La culpabilité regarde en arrière, la responsabilité regarde en avant.
  • Évoluer et non sur-agir. L’action résulte des vertus. Nous l’avons dit, la confiance, l’honnêteté, la franchise, l’amour, la justice, la compassion, la tolérance, l’intolérance devant l’intolérable, la défense des plus vulnérables (soi-même compris), la prudence, etc. sont des vertus. Autrement dit, elles marquent là où nous en sommes dans notre propre évolution, et nous ne pouvons faire beaucoup mieux que ce que nous sommes à un moment donné. Plus on a de vertus et de sagesse, moins nos actions sont gauches, déséquilibrées, inadaptées, pleines d’intentions inavouées et contradictoires. Pourtant, plus on a de sagesse, plus nos actions nous apparaissent gauches, déséquilibrées… Seuls ceux qui engendrent beaucoup de malheurs sont sûrs de faire le bien.
  • S’associer et non s’isoler. Il se peut que nous soyons seuls à sentir et voir certaines améliorations. Néanmoins, les oppositions, les contrariétés, les refus, les rejets, les complicités, les complémentarités, les débats, les délibérations, etc. nous font évoluer en réflexion, en clarification, en discernement et surtout en fraternité et solidarité. Même si, à la limite, on sent qu’il faut agir malgré notre entourage, notre entourage aura été utile.
  • Le courage, parfois, doit l’emporter sur la prudence. Un agresseur peut abuser de pouvoir, tenter de forcer une personne, un groupe, ou même une population. Il y a des attaques, des viols, des formes d’esclavage, des tortures, des meurtres. Discerner l’agresseur de l’agressé n’est pas toujours facile. Mais il peut arriver que nous devions user de violence pour empêcher une violence plus grande. Il y a des moments décisifs où il faut agir même à sachant que cela produira peu d’effets ou même se retournera contre nous.
  • L’être humain est le plus grand défi de l’être humain. Ne jamais désespérer, car une fois arrivé au pire, le meilleur peut surgir. Le nombre ici n’a pas d’importance, car un seul anticorps surgissant d’une maladie peut sauver tout le malade et même prévenir des maladies futures. Les pires malheurs sont comme des virus, des maladies du cœur, des impasses culturelles qui deviennent des délires collectifs. Néanmoins, la nature est bien plus grande que nous, elle finit toujours par nous reprendre en main. Ne jamais oublier que nous sommes un animal qui n’arrive pas à contrôler ses impulsions, ignorant, aveuglé d’orgueil, mais, heureusement, toujours et à jamais interne à la nature. 
  • Dans les pires situations, la sagesse, le courage, le dépassement de soi peuvent surpasser l’imaginable. Sort alors des profondeurs quelque chose que l’Esprit ne peut créer. À la mort de Gandhi, on a dit : « Personne ne pouvait imaginer qu’un tel homme puisse exister. » Seul un univers risqué et participatif rend possibles des actes d’amour ahurissants. Le cosmos est une terre où se cultive un devenir qui transcende l’Être.

Ce ne sont, ici, que quelques principes. Notre but n’était que de relier l’éthique à la métaphysique en esquissant quelques grandes lignes d’éclairage.

Philosophie de l’art

Que peut nous dire notre métaphysique à propos de l’art?

Si l’art est l’expression des sentiments*, on peut s’avancer sur quelques expériences.

Au milieu d’une forêt, sur le bord d’une rivière ou devant la mer… 
À l’aube, lorsque les oiseaux chantent, ou en pleine nuit étoilée, ou bien au crépuscule, il arrive que la conscience soit complètement envoûtée par le sentiment* que c’est elle qui danse à travers le mouvement des arbres et des nuages, des nébuleuses et du tissu des galaxies. Je suis dans ce monde et ce monde est mon esprit. Il y a compénétration des sentiments. Oui je projette mes sentiments sur le cosmos vivant, mais c’est lui, d’abord qui s’est projeté en moi, et à quel niveau de détails!

Le sentiment miroir de Shiva est tendu entre deux visages d’une même présence* : le visage étalé dans le cosmos, mon visage enténébré reflété dans mon cœur. Shiva est le voir et le vu, l’intérieur et l’extérieur d’une Source de vie, d’intelligence et d’amour. 

Mon intériorité a été extériorisée, se dit Shiva. Comme un grain de semence, j’ai explosé de vitalité. Me voilà étendu : autour de moi, espace incommensurable; en moi, la douleur de la demi-séparation et des liens étirés qui font mal; entre les deux, tous les rayons de lumière convergent vers mon propre centre. J’étais, indistinct, la mère et l’œuf, je suis la matrice et le fœtus, je nage étranger à moi-même dans le ventre de mon être inconnu. 

La co-naissance, voilà le prix de ma naissance. Danser dans le chant d’amour de ma Source créatrice, ne pas être son image, mais à son image, c’est-à-dire, me faire, moi aussi, créateur, me créer en participant à sa création, voilà mon destin.

Shiva se demande alors :

Oh! Mirage!
Qu’est-ce que je fais là, 
paysage si gracieux, autour de moi?
Infini tableau de mon intérieur insaisissable,
art total de ma présence exprimé, 
on dirait que j’ai été soufflé,
que mon être a été projeté
sur les murs d’un grand théâtre. 

Des lambeaux de moi dansent autour de moi. 
Cette sphère immense dans laquelle je suis si petit, 
avec mon reste collé sur mes os, c’est moi.
Les oiseaux me remplissent de leurs chants,
les bêtes y brament leurs désirs.

Pourquoi donc me suis-je fait 
si minuscule et si fragile au milieu de mon infinité,
si vulnérable et si inquiet dans ma propre gloire étoilée?

Tel Mozart agonisant dans son vertigineux Requiem,
je suis dépassé par ma propre musique explosée.
Oh Miroir! comment me comprendre maintenant?
Je danse dans la chorégraphie des sphères.
Étranger dans mon propre ventre.

Que s’est-il passé? À quand mon retour?
Pourquoi m’être ainsi étiré dans les infinis
si c’est pour me réunir dans une petite bête tremblante?

Oh! duo qui me tient en face de moi-même,
Éveille mes sens pour que je m’accouple
à toutes les parties de mon être
et ainsi, je me hisserai de lien en lien
telle une sève nourricière.

Les questions sont des réponses qui ont éclaté en fragments. La soif est l’eau qui manque. Le désir est grand comme le ciel et brûlant comme les galaxies. Tout veut revenir au même, mais rien ne le peut, car, par nécessité de l’Esprit, la création l’emporte sur la connaissance. L’artiste ne sait pas ce qu’il fait. Il est toujours dépassé par son œuvre.

La danse est donc le principe du monde, le créateur s’est partitionné en créateurs solidaires malgré eux. La symphonie peut commencer. 

Vu de l’extérieur, tout est créature; vu de l’intérieur tout est créateur. L’esprit n’est pas d’abord la dynamique de la connaissance , car sinon tout se refermerait. L’esprit est d’abord l’acte créateur dans son aventure créatrice. La connaissance court derrière, espérant posséder, dévorer, digérer, intégrer l’esprit insaisissable de la nature.

L’univers est une œuvre d’art, une œuvre dansée invitant à une réponse dansée. 

***

D’où vient ce sentiment de se sentir familier et étranger dans ce cosmos de continuité-discontinuité, partition-organisation, répartition-participation?

Je suis de la création comme n’importe quelle étoile, plante ou animal. Qui peut nier cette évidence! Je me reconnais en elle. Et pourtant, la création me terrifie et me séduit par sa majesté et son indifférence apparente devant ma fragilité, ma vulnérabilité, ma solitude, mon désir inassouvi, mes souffrances et mon agonie.

L’impasse, c’est que la Mère apparaît insensible à son enfant comme la grenouille vis-à-vis de son têtard. Alors, comment échapper à l’angoisse, à la métamorphose de l’angoisse en colère, et de la colère en rancune? Seule ma joie la fait tressaillir. Lorsque, imitant l’arbre dans le vent, je danse nu dans son spectacle ouvert, là, à ce moment-là, elle résonne et me guide. Elle me rend beauté pour beauté. 

Celui qui a compris que sa réponse est beauté et non-volonté de puissance peut éviter la guerre et faire taire les canons.

***

Le sentiment* forme dans l’esprit une sorte de tension infiniment complexe entre le soi qui se veut et le soi enfoui qui se cache. Résultat d’une kénose et d’une hypostase.

Je crois que l’Inde a pris conscience de ce traumatisme sublimé et fondateur du sentiment d’exister. Le Moyen-Orient a exprimé et exprime encore la vision traumatique d’un Créateur imaginé tout-puissant et dominateur en recherche d’une Alliance juridique avec sa créature. La Chine taoïste est fascinée par la conaturalité entre le Ciel et l’âme* humaine, l’extériorisation (yang) et l’intériorisation (Yin).

Sur la route de la soie entre Rome et la Chine s’est exprimé l’axe de la poésie perse, Éros est le principe de Monde. Le christianisme est né d’une fécondation de ces sagesses sur la route de la soie. Le christianisme a voulu la mort du Tout-puissant et la naissance du bébé vulnérable qui veut tout partager avec les siens[2].

Ainsi, la sagesse et l’amour peuvent devenir l’antidote de la force; le principe de la participation peut remplacer le principe de la domination et l’art devient possible.

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Le théâtre du monde…

De Shiva à Jésus, dans toutes les œuvres de vie et de littérature, on retrouve la kénose et l’hypostase de l’Esprit. Quelque chose a été soufflé et me voilà plein du vide dans un « moi » perdu qui m’a déjà appartenu. Petit enfant dans la crèche entre une ânesse et un bœuf. Maintenant, ce quelque chose est dispersé, grandiose, autour de moi.

Mais je ne suis pas seul dans mon sentiment de solitude.

Théâtre, theastrumthéa pour ‘regarder’, trum pour ‘lieu’ : se regarder comme lieu, comme au milieu de Soi, infime et immense, voilà ma danse. Comment y arriver dans le trauma de deux peurs fondamentales : la mort par fusion à l’absolu et la mort par rejet de l’absolu. Deux angoisses fondamentalement contradictoires avec le métier d’exister. Si la mort était l’une ou l’autre de ces fins funestes, l’Être ne supporterait pas l’existence. 

La mort, elle aussi, est une œuvre d’art, elle repose sur la certitude affolante et rassurante que l’aventure de l’amour est incertaine. Toute œuvre d’art a pour propre de réaliser une fin qui soit un commencement, une expression qui soit un enfoncement, un sentiment qui soit une exaltation.

Dans l’expérience artistique, la tension fusion-rejet peut tourner à la folie ou s’ouvrir comme une fleur. Entre Narcisse qui pense fusionner avec lui-même et le Christ qui craint d’être abandonné par son Père, l’artiste avance pieds nus sur l’eau, au-dessus du ciel et de ses reflets, sachant qu’à tout moment, il peut tomber en lui-même. Alors il danse. À chaque instant, se faire autre pour ne pas s’attraper lui-même. « Réacter » la kénose.

Mon identité s’est décomposée entre voir et être vue, contemplateur et danseur. Je dis danseur, car dans la danse, le médium n’est autre que l’artiste lui-même, directement, sans autre intermédiaire que lui-même se donnant en spectacle dans son Être-théâtre à ciel ouvert. Mon identité se compose avec le monde en une œuvre ahurissante qui me subjugue et en inspire plus d’un. 

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Le grand œuvre cosmique est là, autour de moi, expression de l’Esprit; il est là encore relié à moi par un cordon lumineux qui plonge dans mes entrailles. 

Comment ne pas lui en vouloir, à cet Esprit mère, de me dépasser à ce point en démesure tout en reflétant mes émotions dans le coassement des grenouilles, le hurlement des loups et le chant des oiseaux? Et pourquoi m’a-t-il fait si vulnérable, si fragile, si ignorant et si démuni dans sa majesté de force et d’intelligence? 

Mon miroir merveilleux, ma mère créatrice et mon bagne impitoyable.

Plongé dans la forêt, j’angoisse : au ciel, des milliards d’étoiles brillent, sereines au-dessus de ma tête, les démons de mon imaginaire rôdent, je n’y comprends rien, la plus petite fleur est un miracle et moi, j’ai du mal à m’allumer un feu pour me réchauffer les mains.

« Maman ciel et terre, tu sais tout d’instinct, je ne sais rien. 
Je peux étriper, découper un lièvre pour le manger, 
mais je n’ai aucune idée de comment le remonter, 
le recoller pour qu’il coure à nouveau. 
Le comprends-tu
 ? J’ai peur. 
Je peux tuer, j’y suis même obligé pour vivre, 
mais pour ce qui est de redonner vie! 
Même mon enfant, si la fièvre veut l’emporter, 
elle l’emportera.
Habile à tuer, pitoyable en régénération.
Alors la nuit je dors mal, le jour je surveille… 
Je me débats pour subsister. »

Dès le premier moment de ma conscience, je dois tout pardonner au monde et tout pardonner à ma mère. Cela fait comprendre la misogynie des sociétés conquérantes. Vus de loin, tous ces empereurs, ces chefs de guerre, ces parrains mafieux, ces petits patrons sadiques semblent fous, pervers et narcissiques. Les autres, affolés, obéissent. Ils portent en eux un chien battu, la queue entre les deux jambes.

Seul l’art, toujours essentiellement érotique, peut ouvrir le chemin, plaisir aidant, pour transmuer le drame humain en sublimation de l’angoisse. Jouer avec la femme qui peut nous donner un enfant, échange d’une obsédante volupté pour dissoudre l’obsédante indigence de mon être.

Lorsque fatigué de mon vertige, je m’assis sur une pierre ou un tronc d’arbre dans un moment saturé de silence, alors, un fragment de nostalgie s’étire, je tombe en chute libre dans mon vide intérieur, je danse pour éloigner l’inquiétude, et parfois s’approche une femme qui danse elle aussi et nous voilà relancer pour la suite du monde, dans les artères magmatiques de la vie, à recomposer nos morts pour en faire des danseurs.

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Mais d’où vient le lieu du vertige, le lieu du vide qui permet à ma conscience de mesurer la démesure du monde et la fragilité de mon être? Comment ai-je pu ressentir un tel vide intérieur vibrant? 

Tout est plein dans mon intérieur! Tous mes organes sont tassés les uns sur les autres. À cause de leur compaction et de leur poids, je suis interdit de vol; danser, je peux, voler, juste un peu. Comme n’importe quelle bête, je suis plein de trois milliards d’années d’évolution. Et pourtant, je ne trouve rien en moi qui soit moi, sinon un grand gouffre de désir dans une masse grouillante de pulsations et de borborygmes. Mon système digestif, mon sang, ma lymphe, tout mon intérieur sait parfaitement tous les infimes détails de leurs fonctions les plus complexes, aucune formule chimique ne les inquiète et pourtant, dans les profondeurs de mon esprit, tout est noir comme dans un lac sans fond. Je suis ignorant à mourir. Seul mon corps connaît la route des migrations. Mon âme s’est imprégnée de lui, elle saura tendre les bras comme un bébé naissant.

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Trop, c’est trop, c’est beaucoup trop. Trop grand, trop mystérieux, trop beau, trop vide, trop injuste, trop tragique, trop sublime… 

Je l’ai dit ailleurs : le problème existentiel, c’est qu’il y a trop, trop de désirs, de souffrances, de déceptions, de douleurs… Mais il y a aussi pas assez de connaissances, de plaisirs, de joie, d’espérance. Je m’agrippe à des lambeaux de lumière qui se déchirent à mesure que je cherche qui je suis et dans quoi je suis.

Toute conscience est le passage du trop dans le pas assez. L’ouverture, l’art premier de la dilatation de soi, n’est-ce pas tenter de remplir le monde de musique, de couleurs, de mouvements, de rythmes, de drames… à notre échelle ? Tout remplir de notre corps, de notre cœur, de notre âme, de nos peurs, de nos joies, de nos vibrations, de nos odeurs afin que notre angoisse pulse dans notre beauté comme les couleurs d’automne.

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Le sentiment…

Le sentiment est une configuration infiniment complexe et changeante de l’identité à la recherche de son être. Le sentiment est l’état de la psyché, sa modulation. La psyché est la pensée dans son rapport avec elle-même, ce « elle-même » plongée dans les nécessités de son être (le tréfonds) et de sa mémoire (le déjà fait). 

Tout ce que je vois du cosmos et de la nature est mémoire* de Soi répandue autour de moi. L’essentiel est l’invisible qui se donne à voir. Une œuvre qui me dépasse et à laquelle je participe à la vie et à la mort.

Le propre d’un sentiment, c’est qu’il n’est pas nommable, c’est un verbe en expansion, en impression, en expression, une aspiration, un effort de compréhension, un inachèvement qui tente une forme, une vibration qui s’organise pour s’étendre sur le sujet… 

L’expression n’est jamais tout à fait vraie ni tout à fait fausse, sa tonalité n’est jamais tout à fait juste ni tout à fait dissonante, c’est toujours moins et pourtant, c’est toujours plus, et même sublime comme le chant de l’orgue dans une cathédrale, ou le monologue pathétique d’un clown sur un champ de bataille.

L’art a pour « im-pulsion » « l’ex-pression » des sentiments humains dans le Sentiment total.

L’art : le fruit d’une relation d’une fusion rompue, transformée en effort de retrouvailles sans fin.

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Dans le sentiment, il n’y a pas le « que » réducteur, on ne peut jamais dire « ce n’est que » : « ce n’est que la légèreté de l’être », « ce n’est que la nostalgie », « ce n’est que la tristesse », « ce n’est qu’un jeu incompréhensible », « ce n’est qu’une projection de mon drame familial »… Oui, c’est bien cela, c’est toujours un peu cela, mais sans le ciseau, sans le « n’est que ». Si je referme la porte sur ce « ne que » réducteur, je n’ai plus un sentiment, j’ai une idée découpée, peut-être même, juste une opinion. 

Dans l’art, les mots sont arrachés de leur coquille, ils deviennent verbe, danse, musique. Les notes sortent des sons, elles deviennent couleurs, parfums, récits, poursuites… Rien ne se ferme, mais rien ne s’ouvre à outrance au point de devenir n’importe quoi. Pas de rêvasserie, mais une course qui soulève les feuilles mortes qu’une harmonie rabat sous forme pulpeuse.

Les grandes œuvres mathématiques ou scientifiques peuvent être lues comme des œuvres d’art, il suffit de leur enlever leur inférence réductionniste (« ceci n’est que cela… »). Qui a vu Andromède sur le site du télescope James Webb ne peut plus se plaindre de sa belle-mère!

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L’œuvre…

Après quelques moments passés dans une œuvre, on a déjà l’impression qu’elle n’a jamais commencé, qu’elle est là depuis toujours et qu’elle ne finira jamais. Si l’artiste raconte une histoire, cette histoire déchire son commencement et sa fin, les transforme en nuages dont on ne sait trop le passé et encore moins l’avenir. Il les sépare assez arbitrairement, l’un au début et l’autre en bout de chemin, afin de les mettre en tension dans un mouvement dont le sens échappe à la tête parce qu’il parle au cœur. La trame n’est ni linéaire ni plane, c’est un espace-temps-sentiment en expansion que nous enveloppons malgré tout.

Comme tout était petit avant d’ouvrir ce roman! Et maintenant que je le referme, tout est si grand que je me sens plus petit, mais traversé d’infinis.

Dans une œuvre, les paradoxes, les oppositions, les contrariétés, les combats ne sont pas à la recherche de solutions, mais d’expressions. L’expression n’a pas de but, mais elle n’est pas sans finalité, au contraire, elle s’en va vers un futur auquel il faudra mettre un dernier point suivi d’une page blanche, et recommencer sa vie, transformé.

Tout le long de l’œuvre, on se reconnaîtra en terre étrangère. Survenant, revenant, métèque. En se reconnaissant insaisissable, on se découvre révélé et on se remplit de gratitude.

L’art ne vise ni le bien ni le mal, il les dégage de leurs écrins bourgeois. Il ne vise ni le beau ni le laid, il les libère de leurs prototypes stériles. La vérité n’est pas trouvée, mais décompressée. Le mensonge, dénoncé. L’art est de l’éthique, de l’esthétique et de la vérité sublimées, incompressibles et pourtant étendues devant soi comme un champ de blé.  

Hors de toute forme de récit, dessin, couleur, musique, poésie, la conscience n’arrive même pas à respirer. Si la nature n’était pas une œuvre d’art, nous serions morts depuis longtemps.

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L’art peut être beaucoup de choses, mais pas n’importe quoi.

Une œuvre d’art provient du début du cosmos, elle a traversé toute l’histoire, elle est imprégnée de toute la tension ressentie par les consciences dans la Conscience totale, elle porte le désespoir et l’espoir, les combats, les défaites, les nœuds, les ouvertures inattendues, les peurs, les angoisses, les amours, les paradoxes, les contradictions, les joies, enfin tout le sentiment grouillant des sentiments vécus.

Imprégnation, expression, contemplation, action… Tel est son mouvement, sa respiration.

Le cosmos est configuré d’infiniment grands et d’infiniment petits. Le plus petit soleil vient d’une contraction extrême d’immenses nuages interstellaires jusqu’à la pression nécessaire à la fusion atomique complexifiante. Et c’est par cela qu’il rayonne, non dans une zone quelconque du cosmos, mais dans tout l’univers, aucune limite à ses rayons. Chaque élément de l’univers recevra ses rayons, sera informé de lui comme les oiseaux s’informent mutuellement aux prémices du jour. Le cosmos est un tissu informationnel, une mélodie d’oiseaux solaires.

Non seulement rien n’est isolé, mais chaque élément est informé de tout et chaque élément informe tout de ses quantités (qui sont toujours des relations) et de ses qualités propres (qui sont aussi des relations). On l’a dit : rien n’est une chose en soi. Tout est relation à Soi formant des alter ego en relation en Soi. Une configuration impossible sans la rencontre de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, de l’infini des compressions dans l’infini des expressions. Si bien que le petit est infiniment grand et le grand, infiniment petit. Rien n’est moins que tout. 

« L’uni-vers », une étonnante configuration. Si on avait voulu réaliser une œuvre participative la plus diversifiée qui soit, la plus imprévisible et pourtant la plus logiquement fondée et mathématiquement structurée, on n’aurait pas fait autrement.

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Où est la musique, est-elle davantage sonnante dans le théâtre que dans chaque musicien, ou dans l’oreille d’un spectateur? Et la mouche qui agace l’un d’eux n’est-elle pas, elle aussi, inondée de musique? L’art égalise tout, non dans la comparaison, mais dans la communion.

L’art ne peut être autrement que tout dans presque rien, tout dans le vide muet de l’âme. Le frôlement de l’aigle sur le rebord imaginaire du néant. Si bien qu’une œuvre comme Les Travailleurs de la mer de Victor Hugo exprime l’amour total pour presque rien. Une histoire de rien. C’est l’histoire d’un marin homérique qui a eu le malheur de se brûler le cœur sur une fille belle et plutôt superficielle. Un diamant dans la nuit. La fille est promise en mariage par son père armateur dont le vapeur, un bateau d’une valeur inestimable, est naufragé sur un récif. Il gîte là entre deux rochers sans dégâts irréparables. On dirait l’humanité échouée dans la mécanique de son invention. La fille sera à celui qui sortira la précieuse machine à vapeur de cette impasse. Le marin sans importance, mais d’expérience, tente l’aventure… Non sans effort surhumains, et au péril de sa vie, il réussit. Il combat tous ses monstres intérieurs et grimpe sur tous les rayons brûlants du ciel.

Mais d’aventure, le pauvre marin a rencontré la jeune femme dans son jardin et il a eu le malheur de l’écouter vraiment. Il a vu que son cœur était attiré par un autre, le fils d’un pasteur. Il est beau et il est beau parleur, il sait lire et dire des mots d’amour. Elle l’aime comme un rêve. Le marin aux mains larges rugueuses renonce à sa récompense. Le mariage avec le prévôt est célébré à l’abri du père de la jeune fille, il aurait préféré un héros à un pierrot la lune. Lui, le marin, désespéré d’amour, mais tout à la mer, s’attache à marée basse à un rocher, il attend la montée des eaux en regardant sa dulcinée partir au loin sur le voilier d’une passion qu’il sait évanescente.

Il n’y a pas de sentiments isolés, mais seulement des sentiments particuliers appartenant au Sentiment total. 

Comme tout le réel, l’œuvre d’art surgit dans une relation avec le grand Tout, à la fois en recherche de son identité perdue (kénose) et en création d’affirmation de Soi (hypostase). Mais ce n’est pas un dialogue au téléphone où l’un parle, l’autre écoute, et ensuite on change les rôles. Non! c’est un trio, la musique de l’un croise la musique de l’autre dans la présence* de la Musique totale, si bien qu’il n’est pas possible de savoir à qui appartient l’œuvre.

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On a parfois parlé d’une noosphère* qui serait une sorte de mémoire vivante de toutes les œuvres de la conscience dans sa pérégrination à travers l’évolution de la biosphère. Il ne faudrait pas encore dire qu’il ne s’agit « que » de nous, les humains. 

Cela dit, notre petite humanité n’est petite que pour rayonner dans tout l’univers. Petite, mais unique. Il y a quelque chose de spécifique à notre minuscule planète pleine de cerveaux à trois lobes encore incapables de trouver un équilibre avec la nature. Nous n’arrivons pas à l’humilité nécessaire à l’adaptation. Nos mains font ce que nos volontés n’arrivent pas à contrôler. Nous armons nos peurs de fusils mitrailleurs et nos désirs les plus intimes d’un monceau d’inutilités.

Ce grand refus de soi dans l’immense nous tue. Néanmoins, cette tragédie planétaire constitue sans doute le terrain parfait pour l’art tragique, la dérision de soi et les hymnes à la joie.

Ici, sur notre terre, le meilleur sort du pire, nos arts transcendent ceux des planètes arrivées à la raison. Notre noosphère* est un sanctuaire d’œuvres impossibles à réaliser dans un monde sage. On vient de partout dans l’univers pour écouter nos vers, nos symphonies, voir nos tableaux, lire nos romans, entendre nos tragédies, rire de nos comédies…

Il serait dommage que le si violent naufrage spirituel qui nous a donné Mozart, Beethoven, et tant d’autres méconnus ou inconnus ne puisse pas prévenir, éblouir, inspirer d’autres mondes sur d’autres planètes telluriques.

Présence totale

Quels que soient notre milieu, nos parents, le monde qui nous entoure, tant que l’enfant ne pose pas de questions, cela est le monde, même au milieu de Montréal ou de la jungle amazonienne. Il n’y a pas d’autre monde. L’enfant ébranlera le monde lorsqu’il demandera : « Est-ce juste? » « A-t-on le droit? » « Pourquoi c’est comme ça? » « Ça sert à quoi? »

Toutes ces questions seront rapidement colmatées par à peu près n’importe quoi. Par instinct de protection, on enterre les questions aussi bien que les morts. Car il faut marcher sur un filet tissé serré. Les êtres humains peuvent s’entretuer pour défendre ce filet qui nous préserve d’une rencontre bien plus angoissante que la mort. Car la mort, elle, est accrochée au filet par sa définition : arrêt permanent des fonctions cérébrales, caractérisé par l’absence de conscience et de réflexes du tronc cérébral, dont la capacité de respirer de façon autonome. Comme pour toute réalité prise au filet, c’est un jeu de nœuds qui nous retient de tomber dans… dans quoi? Justement, on ne sait pas, ce n’est pas noué dans le filet. C’est le trou dans la cave. L’immense déni.

Certains enfants sont passés à travers le filet. Plus tard, ils sont revenus. Ils étaient bizarres, mais pas malheureux. Je suis l’un d’eux. Vous êtes très probablement l’un d’eux, sinon, comment auriez-vous supporté si longtemps mes « élucubrations métaphysiques »?

Pour ma part, ce fut d’abord un accident. Mon chien Princesse était complètement inerte, froid, impossible à réveiller. J’ai demandé à papa ce qui était arrivé. Il m’a répondu : « Il a perdu la vie ». Quoi! On pouvait perdre la vie comme une bille, une clef ou un jouet. J’ai cherché. Puis, j’ai compris! La vie est invisible. Elle ne s’attrape pas. 

J’ai été emporté dans la rivière de l’au-delà des mots. Je ne savais pas nager. Mais on apprend vite à nager une fois dans le courant. Il suffit de ne pas paniquer, de se détendre, de faire confiance. Les questions, les émotions, les sentiments forment comme un fluide. Ici on est dans le mode des « comme », on emprunte au filet le mot « fluide », mais on veut parler d’autre chose qui déborde des mots. 

Nous nous sentons rivière, nous coulons entre les écueils. « N’essaie pas d’agripper les rochers, tu te feras râper les doigts. N’essaie pas d’attraper les poissons, ils vont t’échapper. N’essaie pas de boire l’eau, tu pourrais en avoir le souffle coupé. » C’est mon ami Max qui m’explique. Il continue : « Les mathématiques (il est chimiste et enseigne les mathématiques), c’est pour la pensée suivre la voie facile, comme l’eau de n’importe quelle rivière suit toujours la voie facile, la voie entre les impasses. Si tu cherches à t’accrocher, à te rattraper, c’est un simple réflexe de peur. Alors tu compliques tout, ça tourbillonne et c’est foutu. Le filet t’a rattrapé. L’eau de la rivière n’a absolument pas peur des obstacles ou des grandes chutes dans le vide. Car elle est déjà rendue à l’autre bout. C’est simple, simple comme la musique. Fais trois notes sur le piano et ensuite ajoute la quatrième, celle qui vient d’elle-même. Généralement, il n’y en a qu’une ou peut-être deux. Quand c’est elle qui sort et au bon moment, tu as nagé dans la musique. » 

Avec lui, j’ai appris que je ne nageais pas dans la musique, mais dans la philosophie. 

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Mes rencontres, comment les raconter?

Exemple : Avec moi, mon épouse, nous arrivons sur les Templates du parc Gros-Morne de Terre-Neuve. Nous sommes sur la Lune, c’est complètement minéral, orange rouille à cause du fer du manteau de la Terre oxydé soudain dans l’air. En effet, il est là, le manteau de la terre sorti entre des montagnes. Phénomène presque unique, c’est comme un gros homoplate habituellement callé sous des kilomètres d’écorce terrestre. Soulevé par une blessure du temps, il ne ressent pas la déchirure; il est l’os profond, immuable et sans nerfs. Il est là sous nos pieds, il ne sait que faire de son corps fait pour la noirceur la plus profonde et le silence clos des borborygmes du magma terrestre. Là, au soleil, il se fait désintoxiquer et rouille doucement à l’air libre. Il n’est pas fait pour l’herbe ou même le lichen, il n’est pas fait pour la vie, il est le sous-bassement. Ses minéraux sont poisons, il ne risque pas la colonisation des plantes ni l’envahissement des arbres. 

Il jette un coup d’œil morne sur le parc Gros-Morne hirsute comme un porc-épic, vert forêt et bosselé comme une grosse mer. Cent millions d’années ne sont, pour lui, qu’une photographie. Nos pieds sur sa tête sont déjà poussière au vent. À peine a-t-il eu le temps de voir le règne des dinosaures. Il compte les explosions d’étoile et l’apparition des nouvelles nébuleuses.

Mon épouse me serre la main pour m’arrêter. Dans une fente, trois délicats bouquets de fleurs blanches, des Minuartia Marcesens. Marie me montre le nom et l’image sur son feuillet couleur. C’est bien la plante. Les cinq pétales minuscules sont lignés vert forêt. Les menues fleurs sont dispersées par trentaine sur une touffe de feuilles étroites très fines, foncées et luisantes. Personne n’oserait les caresser même si elles attirent les doigts comme de petits chinchillas blottis. Nous avons même l’impression que c’est impossible. Les bouquets sont au début du monde. Nous sommes ici, maintenant, par un accident du temps. Les petites pionnières à nos pieds travaillent à digérer la serpentine et autres minéraux toxiques à mort. C’est ce que décrit le feuillet que me lit Marie. De vie en mort, solitaires et solidaires, elles préparent la venue des mousses, des fougères, des prèles et bien plus tard, l’arrivée des mangeurs de mousse, et encore plus tard, nous qui les avons presque écrasées. Nous sommes terriblement loin dans l’avenir. 

Marie me regarde atterrée. Nous revenons à la voiture, les yeux fixés sur le sol pour ne pas même approcher de ces êtres absolument extraordinaires qui gantent les doigts de la Vie.

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Que dire d’autres!

Violette de Sainte-Florence me regarde de ses pupilles en rectangles sans perdre un instant de son broutage effréné du matin. Elle ne veut rien manquer, ni cette fleur-là, ni la vesce, ni le mil, ni le trèfle… Tout le monde est couché, la chèvre est seule. Je m’approche lentement de la corde que je lui laisse au cou pour mieux l’attraper le matin. Je l’ai depuis deux ans, elle nous donne deux tasses de lait à l’aube, une, à la brunante. Si elle a les pupilles en rectangle, c’est pour voir en périphérie sur le cercle presque complet de sa zone de sécurité, un cercle d’au moins cent mètres de diamètre. Elle n’a pas besoin de lever la tête. Ses oreilles mobiles complètent son système de radar. Qu’un prédateur s’approche du pourtour, elle détale aussi rapidement qu’un cerf. 

Violette est très douce et docile, elle ne renverse jamais le bocal que je place entre ses jambes pour recueillir son lait. Elle aime être soulagée par mes mains douces. Il faut juste le temps. Elle a son temps à elle, son horloge propre.

Je suis un peu tôt. J’ai une grosse journée en tête : le moment de faucher est arrivé et, dans la région, les fenêtres de quatre jours sans pluie sont rares. « Si tu veux de l’herbe cet hiver, ma belle, on ne fera pas de chichi ce matin. » Hélas! malgré mon silence, elle a reçu le signal. Je l’ai senti. J’approche très prudemment de la corde, j’ai la main sur elle, elle donne un coup de tête et va plus loin, dans l’herbe haute. J’approche. Je touche la corde. Encore un coup de tête, et la voilà quelques mètres plus loin. Je lui parle doucement, lui chante la pomme, l’avoine et l’orge, j’en ai même un peu que je fais trembler dans le pot. Elle vient. Cette fois, la corde la suit, elle n’est pas de mon côté. Je lui touche le collet. D’un coup sec, elle m’échappe en reversant le grain.

J’aurais dû laisser tomber. Revenir et déjeuner. Son pis se serait gonflé, elle en souffrirait, reviendrait. Mais, par un ensorcellement de je ne sais quelle neurone d’âne, je me suis entêté. Elle s’est amusée de moi peut-être encore dix fois. J’en étais à me jeter à plein ventre sur la corde. Je l’ai saisie une fois, mais elle m’a traîné. J’ai craqué. Je me suis mis à taper des mains et des pieds comme un bébé, à pleurer de même manière. J’ai abandonné, fatigué, humilié, épuisé.

Et puis, j’étais dans la rivière et c’était tellement doux. Je ne sais combien de temps j’y suis resté. Violette est venue me lécher les cheveux. Je me retournai. Un regard : une compassion, l’œil luisant, tellement triste, tellement contrit…

Le vertige de l’absolu nous saisit n’importe quand, car les trous dans les mailles sont partout. On dit « une chèvre », c’est n’importe quoi! On en rencontre une, c’est aussi grand que la Voie lactée.

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J’étais jeune travailleur social, vingt-quatre ans. J’allais en visite pour évaluer une famille désirant devenir famille d’accueil. En réalité, il s’agissait d’une femme célibataire qui avait une petite fille. Elle voulait une amie pour sa fille. C’était écrit dans la lettre de demande. Qu’importe, nous avions besoin d’augmenter notre banque de places.

La maison modulaire n’est pas très loin de Senneterre, la petite ville d’Abitibi que nous desservons et où j’habite. C’est un peu à l’écart, un peu plus pauvre que notre logement, à nous, jeunes mariés bénis d’un premier bébé. Il y a peut-être une dizaine de petites maisons de ce genre autour, longues et étroites, faites en usine, perdant de la valeur chaque année et tombant en ruine après quinze ou vingt ans de vie. 

La jeune femme me fait visiter. Elle est habillée, mais porte sur ses vêtements, une épaisse robe de chambre. La maison est froide. C’est aussi désordonné que chez nous. Pas plus propre non plus. Nous revenons à la salle à manger qui fait corps avec la petite cuisine. Elle se met à plier une montagne de linge sur la table. Elle parle, parle… Je n’ai pas besoin de poser de questions. Elle me devance. Elle n’a jamais eu de mari et n’y pense pas. Le père de son enfant n’est qu’un homme de passage, un camionneur. Elle travaille parfois au dépanneur, si on vient la chercher, car elle n’a pas de voiture… Elle est très naturelle, n’a visiblement rien préparé, la plupart des rideaux sont encore négligemment fermés. Mais il y a beaucoup de lumière. La poussière dans l’air épais forme une sorte de brouillard rosâtre.

Je ne sais pas pourquoi, rapidement, je me sens chez moi. Le même désordre, les mêmes odeurs, le même naturel. Une vie ordinaire. Elle ne semble ni heureuse ni malheureuse. Apparaît ne rien désirer vraiment, sinon, un autre enfant, pourquoi pas! Ce ne serait pas beaucoup plus de travail… Elle n’est ni jolie ni laide, ne me regarde jamais, elle est juste affairée dans sa vie. Ses cheveux frisottés, négligés tombent sur ses épaules. Je ne pense plus au rapport que je devrai écrire. Je ne suis pas pressé de partir. Elle ne m’offre ni café ni thé. Elle m’a soudain oublié, fouille ici et là dans les armoires, range le linge un peu partout dans la maison. Elle sort l’aspirateur…

Je me retourne, une petite fille est là, six ans peut-être, elle mordille la main de caoutchouc de sa poupée et, soudain, elle me lance un regard tellement droit, tellement pur, bleu comme la nuit. Je détourne les yeux. Je reviens à elle. Elle me regarde encore. J’y vois comme une imploration et un jugement, ou plutôt comme si elle fouillait en moi pour se faire un jugement sur moi. Impossible pour moi de soutenir cette pureté. Je suis traversé. Je me détourne. Je me sens si petit, ado, dépourvu, incompétent… La sueur perle sur mon front. Je reviens à ses yeux. Le même regard qui sonde mon rien.

Je me sens incapable de rester. Je dis « Au revoir » et quitte comme si le feu avait pris dans mes vêtements. Tout le long du retour, on m’a klaxonné, on a baissé la vitre, crié… J’étais en conduite dangereuse.

Ç’a été comme le jugement de Dieu. Non pas une accusation, non, rien de cela. Mes gestes bons ou mauvais n’avaient rien à faire là-dedans. C’était si petit, si ridicule, ma vie, mon travail, ma famille. Hors de proportions! J’étais, simplement, juste démesurément vide. Tellement vide. Incapable de faire face au regard d’une âme…

Elle avait ouvert une grande fenêtre, elle était là dans la fenêtre : une immense galaxie encore sans étoile, une galaxie qui attend un être qui va allumer ses étoiles. Juste l’attente d’un allumeur d’étoiles, juste l’attente d’un père.

Et moi, j’étais une toupie japonaise.

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La rencontre de l’absolu mesure notre démesure dans les deux directions : infiniment petit devant la mer, infiniment trop vaste pour entrer dans un jeans.

Devant nous : des arbres, des oiseaux, le ciel, les nuages, la lune, les astres.

Que faut-il enlever à l’être pour que nous nous retrouvions, comme nous le sommes, dans un infini organisé s’organisant tellement grand, tellement complexe, tellement vivant, à partir de tellement rien? 

Il faut sortir tout ce qui est plein, compact, dense, opaque, complet, inerte, sinon on est dans le béton. Sortir toute l’énergie possible, la jeter dehors, pour enfin voir. Sortir tout ce qui est fait, parfait, défini, compact, redondant. Sortir les informations en boucles, redondantes, répétitives. En fait, il faut qu’il ne reste rien, sinon l’élan et l’inspiration. Tout le reste, dehors. 

Si le signe = signifiait une sorte de vomissement, la masse infiniment compacte de l’absolu impossible serait vomie en énergie en engendrant l’espace grâce au temps que prend l’information (informée et informante) pour garder l’unité de cette grande sortie de soi.

Tout l’intérieur est à l’extérieur, mais évidemment le lien est tout entier vital. L’intérieur et l’extérieur sont une seule rivière, un seul fleuve, une seule mer. L’artiste est dans sa musique, car rien ne peut être divisé. Chaque élément du grand jaillissement est lui-même un jaillissement, mais pas une reproduction du jaillissement, sinon, il serait d’une autre nature, ce qui n’est ni possible ni sensé. Par le fait même, partout on a un auteur de même inspiration, mais pas de même talent ni de même couleur. Une hydre aux milliards de têtes, des têtes aux milliards de neurones, une conscience aux milliards de reflets.

Voilà la sorte d’absolu dont nous avons parlé.

Nous jouons notre vie dans toutes nos histoires d’amour. Nous en sortons plus vigoureux ou plus brisés. Et parfois, un aviateur tombe en panne dans le désert. S’acharne à réparer son appareil brisé afin de toucher une dernière fois un visage qui l’a ébahi. Un Petit Prince lui apparaît et le harcelle de questions. 

Tout est rencontre, tout est rencontre de l’absolu. L’ineffable présence est là, invisible dans le visible.

L’environnement n’est pas un simple décor, mais un tissu vital et mortel infiltré d’une inspiration créatrice qui ne nous veut pas à sa merci, mais libre, et même libre de se donner naissance ou pas. Ma vraie naissance n’est pas donnée. Ma vie n’est pas jouée. Je ne deviens qu’en advenant. C’est en découvrant que je ne suis pas vraiment, que je n’ai pas été donné à l’être comme un fait accompli, mais prêté à l’espérance que, seul et craintif, je ferai mes premières brasses décidées dans la rivière des grandes musiques. 

Je me crée en participant à la création du monde. Celui qui se cherche dans un coffre ne trouvera aucun objet dans ce coffre portant son nom et le code secret de son être. C’est l’acte de nager qui fait la différence entre le nageur et le noyé, entre le créateur affranchi et l’engrenage enfermé sur son moyeu. 

Néanmoins, nous commençons un peu préfabriqués, propulsés par un corps étranger dans un monde étrange, pauvres en tout, mais riches en potentiels dont on ne peut faire l’inventaire. Nous commençons riches de quelques talents, mais aussi riches en handicaps qui aideront notre liberté… Oui! on a tout cela donné ou refusé. Ensuite les événements nous arrivent, plus ou moins raides, comme des ballons de football qu’il faudra faire avancer afin d’avancer soi-même en valeur et en vigueur. Il n’est pas dit que nous ne serons pas jetés par terre ou même terrassés. Oui! les autres nous prendront pour un objet plus ou moins utile et nous ferons sans doute de même, il y aura de la tricherie, mais il sera toujours possible de passer entre les mailles du filet pour une rencontre acceptée ou refusée. Oui! beaucoup de choses seront possibles, mais pas tout. Il est vrai que notre vie franchira des chaos inévitables, mais rien ne sera jamais n’importe quoi. Il sera toujours possible de composer notre mélodie.

Nous sommes un organisme écologique vivant dans une nature écologique, nous avons une nature animale et consciente. Aucune des deux ne nous lâchera. Alors nous apprendrons de gré ou de force qu’il y a un Tréfonds en nous et dans la nature qui demande cohérence et harmonie. Nous participons de quelque chose et non pas de rien, et nous sommes libres de participer à quelque chose ou de nous rebuter, de fuir dans le monde des objets pour devenir une chose mécanique. 

Il n’y a pas de fond dur sur lequel prendre appui, mais une inspiration assurée et rassurante. 

Par le Tréfonds, chaque sujet touche à l’universel dans son fondement logique, mathématique, scientifique, éthique, artistique dans l’écologie cosmique, tout en étant unique dans son expression et sa participation. Aucun musicien n’épuisera la musique, car les musiques réalisées ne sont pas les simples extériorisations de toutes les possibilités de la musique. Chaque œuvre diversifie, complexifie, approfondit, soude l’univers à des sentiments qui élargiront finalement l’âme humaine, l’âme planétaire et l’Âme universelle. 

Entre le potentiel et le réalisé, l’acte créateur participe de la réalité pour participer à la réalisation de quelque chose qui nous dépasse. 

Tout participe de tout dans la nécessité de la cohérence du tout, et pourtant, chaque sujet est la finalité du tout.

***

Je ne Te cherche plus comme un enquêteur, portrait-robot en mains, connaissez-vous monsieur Dieu? L’avez-vous rencontré? Croyez-vous seulement qu’il existe? 

Je prends les choses autrement. Ce dans quoi je suis, c’est à cet être que je veux parler.

Je suis en Toi comme un fœtus dans le ventre de sa mère, tu m’enveloppes; ta nature est visible, palpable, audible, vitale, mortelle, insaisissable. Qui peut en douter! Je sais bien que l’utérus t’appartient avec ses fibres galactiques, ses nébuleuses et ses incroyables aspérités, mais comment, inondé en toi, puis-je Te connaître? Comment le fœtus peut-il connaître sa mère ?

Ton ventre immense est aussi une œuvre d’art. Une œuvre que tu as lancée de tout ton cœur telle une symphonie plus qu’ardente; de tout ton esprit aussi, tel un jaillissement mathématique ingénieux. Elle s’auto-organise*, se diversifie, se complexifie, évolue vers je ne sais quelle fin improbable. C’est à couper le souffle tellement c’est incommensurable et pourtant détaillé jusqu’aux liaisons les plus infimes de l’ordre du quantum. 

Et elle te reflète comme toute œuvre reflète l’artiste.

Pourtant, à regarder notre petit lac au camp des grenouilles et des moustiques, des bouleaux et des épinettes, des oiseaux et du sifflement du vent, j’ai l’impression que tu as fait le minimum, que tu ne pouvais pas faire moins, que si tu avais pu, tu l’aurais fait. Un croquis opaque grouillant de potentialités placées sous nos pieds pour nous inspirer, des lignes de lumière nous tirant par les cheveux pour nous allonger et qu’on regarde plus loin que le bout de son nez. Quand je marche autour du lac, je sens ton invitation insensée : « Fais-moi plus doux, plus juste, plus harmonieux, plus joyeux. Fais mieux. Je te jure, tu peux faire mieux. »

Tout se passe comme si tu attendais de moi, de nous, que nous tirebouchonnions nos entrailles, nos cœurs et nos cerveaux pour que nos intelligences créatrices et morales complètent le tableau.

Je le sens bien, tu te retiens d’agir. Tu fais comme si tu avais déposé en moi, en nous, le meilleur de toi, non pas pour te reproduire (à quoi cela servirait-il?), mais pour exalter* tout ce que nous pouvons devenir dans tout ce que tu peux devenir. Et même au-delà : que le pire de nous serve de tremplin, que l’inimaginable amour jaillisse. Tu l’as caché en nous, non pas sous forme de puissance magique, mais sous forme de manque. 

Tu veux que nous donnions ce que nous n’avons pas reçu, car si tu nous l’avais donné, nous ne serions rien par nous-mêmes.

Tu as déposé la moitié de ton germe dans notre cœur; tu as fait le ciel et la terre, ta Présence nous sert d’atmosphère, et voilà que certains d’entre nous ont plongé d’amour dans nos enfers les plus sordides, et qu’ils en ont sorti avec des trésors de guérison, de courage, de don, de tendresse, de paix, de confiance, d’intelligence, de joie… Ils ont fait comme le lichen du Grand Nord, comme Minuartia Marcesens : tirer de la pierre, la nourriture et les remèdes pour le caribou social de demain, l’humanité qui finira par advenir. 

Je suis foudroyé par leurs exemples. Quand j’entends le son des cornes de l’appel dans les montagnes si proches, j’ai peur. Je clame dans mon silence : « Non, pas moi! Je suis trop petit, trop faible. »

À l’heure où nous sommes, il y a déjà longtemps qu’un grand nombre s’est enfermé dans une bulle artificielle qui les aveugle sur les conséquences cumulatives. La coquille thermique et morale qui se referme devient si rigide et totale qu’elle se fissure. Inévitablement elle se fissure. On brûle là-dedans. 

Qu’est-ce que j’y peux! M’échapper! Je ne peux.

«  Élargis les fissures. La lumière fera le reste. »

Mon vertige moral me prend à la gorge et pourtant je veux marcher avec eux vers la délivrance. Tu ne changeras aucune des lois de la nature parce que tu es certain que nous sortirons incroyablement grandis de cette fournaise que nous avons fabriquée et allumée.

Tu te blottis en moi, prêt à bondir dès que je bondirai;
en moi, en même temps que moi, 
sans que je puisse distinguer ta force de la mienne.

Tu crois trop en moi. Je n’ai pas assez foi en toi.

Tu es ma légèreté, lorsque j’abandonne la lourdeur.
Tu es la douceur, lorsque j’abandonne la rigidité.
Quand je brûle sous le soleil, tu es mon lac d’eau fraîche.
Quand je suis glacé dans la nuit, tu es mon édredon lunaire.
Tu es mon espérance lorsque j’abandonne le désespoir.
Tu es la confiance lorsque j’abandonne la peur.
Tu es la vérité dans le spectacle du mensonge,
la paix sur le champ de bataille,
l’endorphine du dernier moment.
Tu es ma force, lorsque je suis à bout de force,
l’étrange frisson de plaisir dans mes douleurs.
Si mes jambes viennent à manquer, tu me tiens debout.

Aveugle, tu me donnes le sens du toucher.
J’ai reconnu mon frère dans l’étranger, 
ma sœur dans la femme humiliée.
La guerre là-bas, c’est la mienne.
L’homme que l’on torture, la femme que l’on viole, c’est moi.

Tout le poids que je ne porte pas, c’est lui qui m’écrase,
Tout le poids que je porte, tu en fais mon deltaplane.
Je pars en perçant un grand trou dans la nuit.

J’étais seul, tu m’as présenté une compagne.
Quand je me quitte, je la trouve.
Comme Béatrice, elle a traversé enfer et purgatoire.
Comme le souffle ascendant élève l’oie des neiges,
elle me précède.

Ce que tu unis ne sera jamais séparé.

Glisse ta sève dans l’arbre de notre vie,
Nous avons tellement soif.
Glisse ton esprit dans notre esprit,
Nous sommes si embrouillés.

Comme le petit enfant rend tout à sa mère 
d’un seul sourire plein de confiture,
je comblerai ton cœur de joie.
Je te donnerai des frissons,
en tapant dans la mousse de mon bain.

Que puis-je faire d’autre que marcher dans ton école en sifflotant!

Ce matin, oui! ce matin, je serai avec tout le monde
sur le sentier de l’harmonie à venir.
Non!
Plus jamais servile ou béat.

Glossaire

Âme, la totalité de la psyché d’une personne vue dans ses aspirations et en résonance avec la psyché universelle. La « caisse de résonance » de la personne, sa musique, son expression dans sa totalité. À ce titre, l’âme naît avec ses actes et est destinée à survivre. Au Moyen Âge, on identifiait trois dimensions à l’âme : l’âme inférieure, intermédiaire et supérieure. C’est dans leurs interactions que se développait l’âme totale désirant contribuer à l’œuvre divine pour toujours.

Aporie, dans un raisonnement, une impasse insoluble.

Auto-organisation, le fait que, dans certaines conditions, un système s’auto-organise, c’est-à-dire augmente en information et en complexité. Voir aussi néguentropie.

Cœur, en tant que symbole, le cœur est le foyer des émotions et des sentiments. En lui se développent les complexes sensitifs, perceptifs, émotifs, intuitifs sous l’égide de l’entendement. Le cœur a pour propriété de tenir ensemble l’âme et ses dimensions sans jamais perdre pied sur la nature. 

Complexité, complexification, la complexité n’est pas la complication, c’est l’entrelacement et l’intégration de multiples liaisons de plus en plus nombreuses et spécifiques, donc beaucoup de « qbits » pour la définir. Mais elle ne pourra jamais être ramenée à une quantité, car la complexité contient aussi un principe de simplicité et de totalité qui donne de la grâce à ses mouvements (par exemple, la grâce d’un cheval au galop). Dans la complexité, l’ordre enveloppe la diversité, la multiplicité et les liaisons spécifiques. Elle est le fruit de la néguentropie, mais la néguentropie n’est pas le simple symétrique de l’entropie. L’entropie peut être ramenée à une quantité pour soutenir la théorie thermodynamique de l’énergie, mais pas la néguentropie qui comporte le mystère de sauts qualitatifs, comme le saut de la chimie à la biologie, par exemple. Plus quelque chose est complexe, moins la mémoire peut la reproduire, mais plus l’intelligence peut y prendre part. Si une mosaïque d’un milliard de pièces n’est qu’un total de désordre (de hasards), il faudrait une mémoire presque infinie pour la reproduire telle quelle après un tremblement de terre qui l’a complètement disloquée. Si c’est une œuvre complexe, l’intelligence pourrait en découvrir le principe qui, peut-être, se résumerait en une équation simple. 

Conscience est la science avant la science, prégnante dans la pensée réfléchie, mais elle ne se confond pas avec elle. La conscience est le siège de l’intuition et de la perception de soi dans le grand Tout. La conscience est aussi la science précédée d’un con, signifiant « avec ». Elle sent l’odeur des liens. L’élan de l’être comporte une intuition du commencement et des finalités, une clairvoyance des trajectoires possibles de la réalisation. En même temps, elle enveloppe la pensée et lui permet de réfléchir à son acte en fonction des finalités de la vie, de sa propre réalisation, de sa puissance de valorisation. Elle est donc, l’intelligence des finalités. Elle est forcément orientée vers le développement du tout et de toutes les personnalités*. Il ne faut pas, ici, limiter la conscience à sa dimension réfléchie. Elle va bien au-delà, ses racines semblent s’enfoncer dans toutes les mémoires et dans toutes les virtualités, c’est pourquoi elle connaît l’ignorance dans laquelle nous sommes plongés, elle la ressent dans sa totalité.

Contradictions fondamentales, contradictions totalement incompatibles avec l’être, par opposition aux contradictions apparentes qui sont en réalité des complémentaires, par exemple, la lumière et la noirceur, la joie et la peine, la douleur et le plaisir… 

Corrélations à longue portée, lorsque, exactement en même temps, tous les éléments d’un ensemble forment une composition complexe de formes imprévisibles, mais probabilistes.

Entropie, diminution de l’information (donc de la complexité) par simple échange d’énergie. Elle permet de garder l’énergie constante au prix d’une perte de complexité, c’est-à-dire d’une augmentation du hasard. S’il n’était pas équilibré par la néguentropie, l’univers serait voué à la mort informationnelle.

Espace, résultat de la vitesse de l’information. Plus vite l’information voyage, plus petit est l’espace. À vitesse infinie, l’espace est nul. L’espace et le temps sont donc liés en une seule réalité.

Esprit, principe premier capable de réconcilier trois aspects d’une même réalité : 1- Quelque chose qui joue le rôle de ce que nous appelons traditionnellement « matière », c’est-à-dire qui stabilise les transformations pour les rendre connaissables. 2-Quelque chose qui se transforme et qui, de ce fait, réunit l’énergie et l’information, quelque chose qui est à la fois l’acteur des transformations et la forme en métamorphose. 3- Cela ne suffit pas, car les transformations répondent, entre autres, à des fonctions mathématiques. Ce qui veut dire qu’elles sont intelligibles, compréhensibles. Il nous faut donc concilier matériaux, énergie, information, intelligibilité. On peut imaginer un Principe premier qui soit quelque chose qui se transforme lui-même, en lui-même, par lui-même de façon à se rendre perceptible (visible, audible, tangible…) et intelligible.

Être, ce qui subsiste. Cependant, ce qui subsiste n’est justement ni une substance matérielle (grain de matière en soi statique), ni une substance formelle (une forme définie parfaite et identique dans le temps), ni une substance idéale (un but prédéfini). L’être est l’Acte de se transformer en soi, par soi, de façon à créer des alter ego et ainsi arriver à se transcender soi-même. Traditionnellement, cela a été nommé « Esprit ».

Exalter signifie élever quelque chose au-dessus d’une trame. Le cosmos se développe, mais la conscience peut exalter des virtualités (des vertus) qui ne se développeraient pas du seul fait de l’évolution cosmique, il faut des actes de conscience.

Existence signifie « sortir ». L’exi-stenc est la « sortie » du statisme, elle est la dynamique d’intériorisation et d’extériorisation de l’Être-Esprit.

Harmonie peut se confondre avec l’ordre qui enveloppe la complexité. Elle permet non seulement un équilibre évolutif, mais aussi la beauté en mouvement.

Hypostase, en médecine, c’est l’accumulation de sang dans les parties inférieures des poumons, se produisant au moment du décès, quand le cœur cesse de fonctionner. C’est un « gel » de l’identité, une image de l’identité, mais elle est intériorisée par la kénose. La kénose empêche l’hypostase de se confondre avec une projection de soi.

Identité parfaite serait une image parfaite d’un soi parfait, c’est-à-dire complet en lui-même, donc statique. Le mythe de Narcisse ou du dieu tout-puissant.

Idéologie, système de pensée en circuit fermé. Leurs présupposés et leurs hypothèses sont non vérifiables et bien souvent totalement cohérents. Elles empêchent l’expérience réfléchie du monde réel, elles sont aveugles aux conséquences et refusent de réellement dialoguer pour faire avancer la pensée.

Imaginaire, la possibilité de faire « comme si », de faire une action dans l’imaginaire pour deviner ce qui se passerait si on la faisait dans la réalité. Elle est à la base de la logique, des mathématiques, de la science, de la philosophie et de l’art. Elle peut faciliter l’expérience pratique et prévenir bien des souffrances… Cependant, au moment de vivre avec les autres dans le monde réel, elle doit se plier à la réalité écologique du monde.

Kénose, l’enfouissement de l’image de soi pour libérer une identité en transformation. La contrepartie nécessaire à la kénose est l’hypostase.

Matière, ce qui est perceptible par nos sens ou nos instruments. En physique actuelle, ce terme se réfère en général aux fermions, éléments qui respectent la quantification de leur énergie, selon la statistique de Fermi-Dirac. On évite de donner le nom de matière aux bosons (particules de spin entier ou nul, obéissant à la statistique de Bose-Einstein) qui participent aux liaisons des fermions. Quant à la perception, elle suppose l’interaction entre un psychisme et la vibration de la « matière ».

Mémoire, boucles qui se réitèrent et ont une stabilité relative. La mémoire n’est pas une substance, elle est la répétition de boucles, de schémas, elle est le temps dans sa capacité de s’écouler sans s’écrouler. Les mémoires psychiques supposent un réductionnisme important : dans une mémoire psychique, la réalité doit devenir une représentation.

Métaphysique, les métaphysiciens cherchent des issues aux questions existentielles. Ils recherchent des bases pour la logique (philo analytique), des fondements pour les mathématiques (la métamathématique), des assises pour les sciences (l’épistémologie), des socles pour définir l’être et l’existence* (l’ontologie*), des racines pour le monde des valeurs (l’éthique), des voies pour comprendre l’art (l’esthétisme), des chemins d’accès susceptibles de répondre aux besoins de l’âme.

Néant, l’absolu du rien, la négation absolue, le non-être, le non-possible. 

Néguentropie, le fait que l’entropie, la désorganisation qui résulte des échanges d’énergie engendre, dans certaines conditions, des sauts d’informations, de complexification, d’ordre, c’est-à-dire d’auto-organisation. Bref, le désordre engendre l’ordre.

Noosphère, la mémoire vivante de tous les actes de consciences, le lieu des œuvres d’art, des exaltations de vertus, des élévations de sens qui finiront par donner lieu à une fraternité et, par réflexion, à une intelligence collective capable d’apprendre de ses erreurs. Au stade où nous en sommes, la noosphère ne semble pas encore réflexive, mais elle est là et son atmosphère aide sensiblement à l’élévation des consciences actuelles.

Noumène, la « chose en soi » avant d’entrer dans le processus phénoménologique. Pour les phénoménologues classiques, c’est un horizon inatteignable, et pourtant, on suppose que ce réel est de nature tout autre que notre pensée. Certains phénoménologues, pour des raisons de logique et d’expérience, pensent que le noumène est lui-même de la pensée, mais à un niveau de cohérence bien au-dessus du nôtre. 

Ontologie est la philosophie de l’être. Au Moyen Âge, on a longuement discuté, à savoir si l’être avait une signification univoque, du genre : être ou ne pas être, tout l’un ou tout l’autre. Pour que cette question ait du sens, il faudrait que l’être soit considéré comme un nom accolé à une idée préconçue de substance totale et définitive. D’autres philosophies ont pris le parti contraire : Ce que j’expérimente est l’être, je vais tenter de le connaître, ensuite je vous dirai ce que c’est. C’est notre parti pris et celui du TAO-te-KING : au lieu de définir et de chercher ensuite si ça existe ou n’existe pas, plonger dans l’expérience et découvrir ce qui est.

Ouvert, l’ouvert est le fait que la pensée en réalisation avance par fermeture des impasses, ce qui laisse le champ libre à l’aventure créatrice de l’existence.

Pensée première ou Esprit, la pensée totale qu’est le cosmos. Elle se trinitise intérieurement (kénose, hypostase, lien) pour se trinitiser extérieurement (cosmos, conscience, participation). 

Penser, est un acte de l’esprit dans l’imaginaire ou dans l’action souvent un après l’autre, mais parfois en même temps. Comme c’est un acte, c’est le contraire de l’errance mentale dans les associations d’idées, d’images, de préoccupations, d’anecdotes, de conditionnements…

Personnalité, le résultat de la kénose et de l’hypostase qui fait de l’Esprit et de nos esprits des identités en marche qui se réalisent en créant.

Personne, un être doué d’une source créatrice, d’un tréfonds répondant, d’une capacité d’aimer, pouvant créer et être transformé par sa création.

Phénomène, l’apparaître des choses selon un processus qui transforme la réalité en représentations. En phénoménologie, on tente de se rapprocher le plus près possible de l’expérience vécue en tentant de neutraliser les préjugés, les jugements, les a priori, les déformations dues aux intentions… 

Philosophiephilo-sophie amour de la sagesse. L’amour est un élan affectif vers la beauté. La sagesse (du latin sapere) consiste à avoir du goût, c’est-à-dire à vivre un rapport réciproque avec le réel. On goûte des prises de conscience. 

Philosophies premières, les philosophies des peuples premiers, qui généralement et intuitivement imaginaient leur psychisme comme similaire au psychisme créateur, et croyaient participer de et à sa Vie totale.

Potentiel actif, l’acteur d’un acte. 

Potentiel répondant, la réponse structurante qui fait que la création n’est jamais sans contraintes. Le Tréfonds qui répond en « imposant » une cohérence, un ordre, une harmonie propres à la réalité et aux réalisations. 

Présence, la présence tente de résoudre le paradoxe du trop d’être ou pas assez. Si l’être était trop plein, il n’y aurait aucune participation possible. S’il n’était pas assez solidaire, il n’y aurait pas assez d’intérêt pour y participer. La présence est le dosage de l’être qui le rend attractif et relationnel. La personne a assez d’intériorité et de retrait pour permettre aux autres de s’épanouir dans sa présence. Elle est le pouvoir limité à soi et l’amour rayonnant à plus ou moins longue portée. 

Principe premier, le principe qui est au fond de tout, l’objet de la recherche de toute conscience. Le définir est impossible, mais c’est certainement quelque chose qui pense et qui agit dans le respect d’un Tréfonds propre à l’existence.

Quark, particule la plus élémentaire des fermions.

Rasoir d’Ockham : Le rasoir d’Ockham (ou Occam) est un principe épistémologique développé par le philosophe du XIVe siècle, Guillaume d’Ockham. Le terme vient de «raser» pour « éliminer des explications non causales et non vérifiables par expériences répétables par n’importe quelle intelligence ». C’est un principe d’économie : ne pas chercher des causes plus lointaines que celles nécessaires pour comprendre un phénomène suffisamment pour agir sur lui.

Réalisation, l’acte de devenir ou de rendre plus réel.

Réel, réalité, ce dans quoi nous respirons, dont nous dépendons, et qui ne peut jamais se réduire à un concept. Le réel nous oblige à composer avec lui. Une rupture avec le réel équivaut à un suicide. Renforcer nos liens avec le réel nous rend plus réels.

Scientisme, idéologie qui veut que seule la science puisse expliquer le monde, qu’elle seule exprime des connaissances solides et des vérités et qu’une fois que la science aura tout compris, la philosophie disparaîtra, ainsi que les connaissances empiriques.

Sentiment, un état de toute l’âme souvent très complexe comprenant des intuitions, des pensées, des finalités, des émotions, unies et organisées de façon à révéler une résonance particulière avec la nature.

Source, la Source est le potentiel actif, ou l’intellect agent, cette présence retirée qui acte la réalisation en plongeant dans les réponses du Tréfonds. La Source, le Tréfonds, leurs relations forment l’Esprit.

Téléologique, orienté vers des finalités. On a souvent confondu « but » et « finalité ». La vie ne vise pas des buts, la science insiste sur ce fait, néanmoins il se dégage des finalités, et il est presque impossible de comprendre la vie sans lui attribuer des finalités ouvertes comme la conservation de la vie, la reproduction, la diversification, la complexification, l’homéostasie transitoire…

Temporalité imaginaire, celle qui est propre à l’imagination. 

Temps, dans le temps, le passé se transforme en mémoire, l’avenir se présente sous forme de probabilités, de potentialités et de virtualités. Le présent est un instant de conscience dans la continuité infinie. Sans le fil de la mémoire, la pensée ne pourrait se réaliser; sans créativité, la mémoire serait absurde. L’espace-temps-vibration-information-énergie est une seule substance : l’Esprit en réalisation.

Totalité : un système coordonné dans sa totalité par des « méta informations » qui sont instantanées. Une mécanique n’a pas de totalité, un être biologique en a une, un esprit aussi.

Tréfonds, dans un puits, le tréfonds est le fond qui empêche de tomber plus loin, mais c’est aussi la source. Sans le tréfonds, il n’y aurait pas de fond fiable. Le tréfonds de l’Esprit et de tout esprit est logique, mathématiques, musique, harmonie…

Valeur, c’est ce que vaut un être pour un autre être. Un être acquiert de la valeur selon l’amour qu’il développe autour de lui lorsqu’il se manifeste.

Vertus, l’ensemble des dimensions de l’amour que sont, par exemple, la justice, la paix, la sincérité, l’authenticité, la générosité, la sagesse…

Orientation bibliographique

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Vitray-Meyerovitch, Eva, Anthologie du soufisme, Paris, Albin Michel, 1995.

Table des matières

Petit traité  de philosophie spirituelle

Introduction

Philosophie spirituelle

Métaphysique

Théologie

Cosmogonie

Philosophie de la science

Philosophie des valeurs*

Philosophie de l’art

Présence totale

Glossaire

Orientation bibliographique


[1] Les mots avec des astérisques sont définis dans le Glossaire à la fin du livre.

[2] Histoire racontée dans Sur la route des grandes sagesses.