L’enjeu de l’Ukraine : la valeur

« Les hommes de chez toi, dit le Petit Prince, cultivent cinq mille roses dans un même jardin… et ils n’y trouvent pas ce qu’ils cherchent… Et cependant ce qu’ils cherchent pourrait être trouvé dans une seule rose… »[1] Le totalitarisme : une lutte acharnée contre la valeur des personnes humaines prise dans leur singularité.

Une fois que deux personnes se sont apprivoisées et qu’elles se sont donné naissance par un lien responsable, alors chacun des deux possède une valeur inestimable l’un pour l’autre, et progressivement, toutes les personnes de la terre sont illuminées d’une valeur intrinsèque et sans prix, alors que des idées vagues comme « le Peuple », « l’État », « la Nation » apparaissent de plus en plus comme une sorte de brouillard cachant des abstractions. Le sens de l’État est renversé : l’État n’est plus le maître absolu des personnes, les personnes forment l’État comme leur organe pour y vivre et s’y épanouir, et non pour être tuer par lui.

Par leur combat historique contre les oppresseurs, beaucoup en Ukraine ont pris le goût à l’existence (existere = sortir d’un tout homogène). L’enjeu de la guerre d’Ukraine n’est pas tant l’indépendance nationale, ni la démocratie élective, mais le droit à l’existence personnelle, le droit de penser sans se faire tuer. Ce droit permet la démocratie. Mais ce droit n’existe que s’il devient notre responsabilité à mains nues, le regard droit devant les fusils et les canons.

Vous me demandez : pourquoi une personne aurait-elle une valeur plus grande que l’État? Pourquoi une rose aimée serait-elle plus importante que mille roses balayées par un regard indifférent ou simplement utilitaire? Pourquoi la valeur naît-elle uniquement de l’amour mutuel entre personnes désarmées qui se reconnaissent vulnérables et pourtant uniques? Pilate et les prêtres qui condamnèrent Jésus disaient : « Il est bon qu’un seul homme meure pour le salut du peuple ». Jésus répondait : « Gardez-vous de mépriser un seul de mes petits ». Malgré cette immense inversion sociale (c’est la valeur des personnes qui fait la valeur des multitudes), il a fallu attendre le Moyen-Âge pour que certains philosophes découvrent cette évidence : ce qui existe concrètement vaut vraiment la peine, les abstractions politiquement manipulables n’ont de valeur qu’en fonction des êtres réels. La Déclaration universelle des droits de la personne a été adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU en 1948. Cette charte place au-dessus de l’État et même comme finalité de l’État, le droit à la vie des personnes. Évidemment, ce n’est encore aujourd’hui qu’une aspiration, mais elle indique l’enjeu.

Si je ne suis pas attaché à personne et que je regarde le monde entier avec une parfaite et indifférente égalité, alors rien n’a réellement de valeur pour moi. Qu’il y ait de l’être ou qu’il n’y en ait pas, je m’en fiche, je ne fais même pas la différence entre une idée et une personne. Un être où même une chose n’a de valeur que si je m’en sens responsable, si par exemple, je suis prêt à aller à son secours en cas de besoin. Mon goût de vivre est né d’une rencontre bouleversante avec la femme qui m’a donné le jour et le lait en me regardant comme si sa vie dépendait de moi, alors que c’était l’inverse. Elle a été mon premier réverbère dans la nuit. Elle se serait jetée dans le feu pour m’en sortir.

La personne est l’exact contraire de l’individu. L’individu est une partie du tout. Si la population du Québec est de 8,9 millions d’individus, un individu vaut 1/8 900 000! Alors qu’une personne est unique, irremplaçable pour celui ou celle qui l’aime, sans elle le monde entier me semblerait indifférent. « Je me fous du monde entier/ Quand Frédéric me rappelle/ Les amours de nos vingt ans/ Nos chagrins, notre chez-soi… » 

Et ce n’est pas qu’un sentiment. Une famille inuit qui chasse dans le Grand Nord blanc est dans une situation si difficile que sans lien de responsabilité mutuel indéfectible, elle ne survivrait pas longtemps. Chacun est attaché à l’autre pour sa vie. L’interdit du meurtre et du mensonge est alors bien au-dessus de l’obligation de n’adorer qu’un seul tyran sous peine de mort. Toutes les femmes sont égales à mes yeux d’homme tant que je n’en ai rencontré aucune. L’amour est une sorte de jeu de cache-cache, où tout à coup, je trouve quelqu’un. Je sais alors la différence entre croire aimer et aimer. L’amour nous rend réels les uns aux autres. Au contraire, on ne peut haïr que des abstractions : « Les Arabes », « les Juifs », « les femmes », « les Noirs », « les infidèles »… Le propre d’une abstraction, c’est que je ne peux pas la rencontrer. Qui a déjà rencontré « les Chinois »?


[1] Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit prince, Galimard, Folio, 1999, page 85.

Laisser un commentaire