Les pensionnats pour vieux, Jean Bédard

Étrange! tous devaient se confiner pour protéger les aînés du COVID-19; deux mois plus tard, dans quelles conditions les a-t-on laissés mourir! Pourtant, rien n’était aussi prévisible.

On se demande souvent : pourquoi est-ce que les prévisions du simple bon sens, l’information à propos de réalités qui sautent aux yeux, la sensibilisation aux souffrances les plus immédiates rejoignent-elles toujours les mêmes cercles de personnes, comme si les autres, souvent aux commandes, appartenaient à un autre monde ? Ce clivage social rend extrêmement difficile la solidarité informée qui devrait être le moteur de nos démocraties.

Dans les années 1950, lorsqu’on faisait l’autopsie du nazisme, beaucoup de philosophes éclaireurs ont étudié cette question, car elle est à l’origine des grandes catastrophes : les aveugles conduisent les aveugles, et ceux qui crient « Le navire fonce droit sur le glacier » ne sont entendus que par une minorité qui n’arrive pas à renverser la vapeur. Parmi eux, Hermann Broch a marqué mon imaginaire en distinguant l’éclaireur de l’hypnotiseur.

  1. Le premier fait appel à la conscience et à l’intelligence, à la complexité d’une situation réelle et à l’effort mental pour la comprendre; l’autre endort la conscience et la pousse vers l’insouciance : « Tout va bien aller », « Suivez-nous, on sait où on s’en va »;
  2. Le premier fait appel à la responsabilité, à l’adaptation, à l’action et à des changements profonds; l’autre raconte que tout se passe comme prévu, qu’il n’y a qu’à faire comme tout le monde;
  3. Le premier doute puisqu’il pense; l’autre est sûr de lui puisqu’il ne pense pas;
  4. Le premier demande de sacrifier des privilèges, des habitudes, des facilités pour entraîner des changements profonds; l’autre ne met jamais en doute l’équité de ces privilèges;
  5. Le premier n’a pas droit aux haut-parleurs, le deuxième a bien assez de succès pour s’y hisser.

Il semble que seul un grand choc peut réveiller un somnambule.

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Ce clivage social nécessaire au fonctionnement des cultures fondées sur la domination (et donc sur de graves inégalités sociales) était contré dans les cultures adaptatives par la non-exclusion des femmes, des enfants et des aînés dans les discussions et les décisions, au contraire, ces trois groupes formaient des cercles particulièrement écoutés. Une des causes du drame actuel des personnes âgées c’est qu’on veut à tout prix les protéger comme si elles étaient inaptes.

Nous devons nous rendre au palais des hypnotiseurs, prendre leur micro, et parler même si nous sommes vieux, arthritiques, cancéreux ou hypersensibles.

Gabriel nous a parlé du « capitalisme mondialisé », donc celui de la Chine comme celui des États-Unis. Si nous avons compris son argumentaire, le code d’entrée dans ce mode de relation, c’est« utilisez, jetez », c’est-à-dire marchandisez tout. Il nous a parlé des légumes qui, devenus marchandises, sont enlevés de la bouche de ceux qui ont faim pour les jeter dans les poubelles de ceux qui sont amplement rassasiés. Et moi, je crains que, nous, les personnes âgées, soyons les dindons de cette manière de faire. Non seulement nous sommes exclus, mais on nous encourage fortement à quitter nos familles et nos communautés pour aller se faire vider les poches dans un grand pensionnat où nous sommes traités comme des mineurs afin de mourir sans héritage ni matériel ni spirituel. J’appelle à un redressement de nos derniers nerfs pour changer cette situation. Nous devons, autant que les enfants et les adolescents, entrer dans l’arène politique, faire partie des Grands-mères en colère.

Jean Giono écrit dans Solitude de la pitié : « Viens, suis-moi. J’ai ici ma vigne et mon vin… Tu as vu l’amour de mon chien? Ça ne te fait pas réfléchir, ça? Viens, venez tous, il n’y aura de bonheur pour vous que le jour où les grands arbres crèveront les rues, où le poids des lianes fera crouler l’obélisque et courber la tour Eiffel; où devant les guichets du Louvre, on n’entendra plus que le léger bruit des cosses mûres qui s’ouvrent et des graines sauvages qui tombent; le jour où, des cavernes du métro, des sangliers éblouis sortiront en tremblant de la queue. »

Voilà une belle peinture de notre avenir lorsque nos consciences sortiront de leur hypnose.

 

La marchandisation des produits agricoles, Gabriel Leblanc

S’il est de ces sujets qui font actuellement beaucoup jaser, l’autonomie alimentaire est certes du compte. Et pour cause! La pandémie qui sévit présentement nous force en quelque sorte à réfléchir à la façon dont nous nous organisons socialement. Maintes limites du système socio-économique sont exhibées de façon crue, telles que le traitement que nous accordons à nos aînés, nos modes d’approvisionnement en marchandises diverses, les conditions salariales médiocres des travailleurs essentiels, etc. Alors que notre dépendance à la production alimentaire globalisée s’affiche remarquablement, l’insécurité alimentaire latente se révèle. Or, des questionnements légitimes s’imposent : comment ne plus être à la merci du système mondialisé de l’alimentation? Comment pouvons-nous assurer collectivement que tous et chacun soient nourris en qualité et en quantité suffisantes, même en temps de crise?

Ce blogue constitue le premier d’une série de trois et se propose d’analyser les conséquences d’une alimentation « marchandisée », c’est-à-dire soumise aux « lois » du marché. Cette analyse est réalisée dans le but de proposer des pistes de solutions concrètes, attaquant de front les conséquences indues d’une alimentation propulsée par le système de production agro-industrielle que l’on subit aujourd’hui.

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Agriculture locale

De tous les articles, textes et réflexions que j’ai consultés, peu nombreux sont ceux qui s’aventurent à reconnaître les limites du système agroalimentaire actuel. Pourtant, comprendre comment nous sommes nourris, en pointer les failles et se mettre en garde contre les aberrations qui caractérisent le système de production agro-industrielle sont autant de pistes qui nous permettraient d’imaginer des solutions véritablement saines et porteuses d’une transformation sociale.

Pour ce faire, il convient de décortiquer le système agro-alimentaire et de comprendre comment il induit à l’aliment son caractère de marchandise. À partir de là, il nous sera possible de mieux comprendre comment les accès économique et physique à la nourriture sont restreints par certaines forces du marché (blogue 1). De plus, réfléchir l’alimentation autrement demandera de se poser cette importante question : collectivement, voulons-nous faire de l’alimentation un droit ou un privilège (blogue 2)? Finalement, je tenterai de proposer, depuis l’analyse réalisée, des solutions qui répondent à tous les enjeux identifiés (blogue 3).

Analyse théorique de la valeur des aliments

Avant d’aboutir dans les mains du mangeur, la nourriture transite par toute une série d’intermédiaires spécialisés du secteur agro-alimentaire, qui correspond aux différents « maillons » de cette « chaîne » d’approvisionnement alimentaire (allant de la semence jusqu’à la table du consommateur). Par exemple, entre le producteur et le consommateur, on retrouve actuellement ces différents maillons : les banques, les entreprises agrochimiques, d’autres fournisseurs d’intrants, les semenciers, les grossistes, les transformateurs, les détaillants et j’en passe.

On pourrait également concevoir le système agro-industriel comme une usine où chacun des départements représente les différentes entreprises qui constituent la chaîne d’approvisionnement. Un système alimentaire où le niveau d’industrialisation est nul connecterait directement le producteur au consommateur : l’aliment est récolté du champ et distribué ensuite au consommateur. Plus on augmente le niveau d’industrialisation – donc plus on ajoute d’intermédiaires entre les sphères productrices et consommatrices – plus on tend vers une industrialisation marquée, vers un système qui prend les apparences d’une usine. Le terme « agriculture industrielle », quant à lui, renvoie à l’état actuel de la chaîne d’approvisionnement. Il faut donc voir l’industrialisation de l’agriculture comme un processus en action, et non pas comme un fait accompli, immuable : un système agro-alimentaire peut être plus ou moins industrialisé.

La compréhension des implications d’une telle chaîne, par laquelle circule l’aliment, est nécessaire pour envisager de proposer des solutions transformatrices, donc des réponses qui ne reproduiraient pas les contraintes d’accès imposées par l’aliment « marchandisé ».

D’emblée, tous ces intermédiaires infligent à l’aliment l’addition d’une certaine valeur monétaire, qui se calcule essentiellement par la quantité de travail nécessaire à chacune des étapes de sa production, puis par les autres coûts « fixes » de production y étant liés (frais d’entretien des bâtiments, électricité, carburants, etc.) : par exemple, pour qu’un aliment puisse être acheminé chez le grossiste, il faut d’abord qu’il soit cueilli du champ et transporté vers le réfrigérateur de conservation; qu’ensuite, il soit entassé dans des caisses et déplacé dans une remorque; que celle-ci soit conduite jusqu’à l’entrepôt d’un redistributeur alimentaire, traversant parfois des distances immenses et irresponsables; que cette livraison soit reçue par un commis. Les coûts nécessaires à l’aliment pour qu’il puisse parcourir chacune de ces étapes correspondent à autant de valeurs qu’on ajoute à son prix final. À cela, et c’est sans doute l’élément focal de l’analyse actuelle, s’adjoignent aussi des valeurs qui correspondent aux marges de profit que les patrons accaparent à chacune des étapes de la production – afin que fructifient les différentes entreprises qui composent la chaîne. Cette valeur est communément appelée plus-value et est largement détaillée sur le web et dans certains ouvrages.

À toutes les fois que l’aliment traverse un maillon, donc qu’il passe aux mains d’une entreprise, celle-ci lui induit une « valeur ajoutée » qui se justifie par la quantité de travail nécessaire au processus et par les autres coûts de production. Et au bout de la chaîne, lorsque l’aliment repose sur la tablette d’un supermarché, le coût affiché sur l’étiquette reflète ces additions de profit. Ce qui est alors payé n’est pas l’aliment en tant que tel, c’est-à-dire que ce n’est pas la valeur de l’aliment abstraite du travail nécessaire à sa production : le prix ne représente pas la valeur nutritive de l’aliment, mais plutôt tous ces profits que la chaîne d’approvisionnement – en contexte d’agriculture industrialisée – inflige à cet aliment. Or, on paye à l’entreprise d’agrotoxiques, à la banque, au grossiste, au transporteur, au détaillant – autant de maillons qui composent la chaîne – la part des profits qu’ils ont réclamée à chacune de étapes de la production.

Cette explication, approfondie dans un certain niveau de détail, illustre comment l’aliment est considéré comme « simple » marchandise. De fait, la nourriture voyage d’une main à l’autre en raison de son caractère marchand : sa circulation dans la chaîne d’approvisionnement est conditionnée par le profit qu’elle engendre, du producteur jusqu’au consommateur.

L’accessibilité : une notion essentielle

Plus le prix d’un aliment est élevé, moins son accès est généralisé : il s’agit d’une règle élémentaire s’appliquant effectivement à n’importe quelle marchandise. En ce sens, la valeur marchande est discriminante puisque sa variation (à la baisse ou à la hausse) détermine le nombre de personnes y ayant accès. Les campagnes d’achat local, auxquelles je dois au moins attribuer le mérite de ramener l’attention vers les producteurs locaux, peuvent ainsi être considérées préjudiciables, car tous ne bénéficient pas du même accès à ce type généralement plus coûteux d’alimentation. Or, réfléchir l’alimentation locale doit nécessairement s’accompagner de mécanismes servant à prévenir que celle-ci ne soit accessible qu’à une partie de la population.

L’accessibilité de l’aliment, étroitement liée à son caractère marchand, est donc fondamentale à la réflexion et à l’institution d’un système agro-alimentaire capable de nourrir tout le monde, nonobstant son appartenance à un statut social particulier. Réfléchir les solutions à l’autonomie alimentaire, c’est-à-dire miser sur la production et la consommation locales, c’est d’abord s’assurer que tous les individus puissent avoir accès aux aliments produits, sans quoi nous ne sommes pas, à proprement parler, dans la résolution véritable du problème. Ne pas régler ces enjeux d’accès perpétuerait d’autres enjeux déjà existants, et l’insécurité alimentaire (ce qu’on cherche à régler!) demeurerait tout aussi présente. En d’autres mots, les mêmes personnes qui la subissent actuellement resteraient, une fois de plus, les grandes délaissées.

Il est cependant nécessaire de distinguer entre deux formes d’accessibilité : l’accès économique et l’accès physique.

L’accès économique correspond à la capacité financière d’une personne à se procurer un aliment : un individu moins nanti devra nécessairement se contenter d’une alimentation plus limitée en termes de quantité ou la compromettre avec des denrées moins nutritives, engendrant des problèmes au niveau de sa santé. Travailler à limiter les contraintes de l’accès économique permettrait, par exemple, d’assurer à tout le monde une part équitable de nourriture, autant du point de vue de la quantité que de la qualité.

L’accès physique, quant à lui, est à la capacité qu’une personne a de se rendre en un lieu où des aliments frais et nutritifs sont disponibles. Actuellement, par exemple, plusieurs quartiers ou villages n’offrent pas de services alimentaires propices à une nutrition suffisante. On qualifie d’ailleurs ce phénomène de « déserts alimentaires », un fait bien documenté. Dans ce contexte, l’accès au transport devient un enjeu dans l’accès à la nourriture. Une personne sans moyen de locomotion voit donc ses choix alimentaires restreints par l’accès physique. De même, plus les lieux d’approvisionnement sont loin, plus l’accès physique est diminué.

Ces deux formes d’accès se trouvent effectivement au cœur du problème alimentaire d’aujourd’hui et doivent nécessairement être abordés (et réglés!) pour que puisse naître une autonomie alimentaire véritable, capable de nourrir tout le monde. De plus, elles doivent être comprises conjointement puisqu’elles s’expliquent mutuellement : si l’aliment est vendu au plus offrant, le supermarché s’installe où il le trouve. La valeur marchande de l’aliment dicte à la fois qui pourra se le procurer (accès économique) et où s’installeront les marchés d’alimentation (accès physique). Or, les problèmes d’accès économique et physique doivent être combattus simultanément, et cela n’est réalisable qu’en concentrant les efforts sur la source du problème : la marchandisation de l’aliment.

L’initiative gouvernementale et sa débarque probable

Les solutions collectivement imaginées doivent nécessairement prendre en compte ces faits, sans quoi seront perpétuées les conséquences insensées du système agro-industriel d’aujourd’hui.

Dernièrement, le gouvernement annonçait d’un ton optimiste qu’il allait financer une entreprise montérégienne – la Ferme d’Hiver – pour qu’elle développe une expertise dans la production d’aliments « québécois » en serres durant la période hivernale. Fière d’une technologique inaccessible pour vous et moi, l’entreprise promet une culture en étages de fraises, bouleversant quelque peu cette idée de « manger saison ». Une bonne nouvelle? J’en suis peu certain. En fait, mon ambivalence repose sur ces interrogations : qui pourra se permettre d’acheter les fraises d’hiver de cette entreprise? Seront-t-elles économiquement accessibles pour l’ensemble de la population? Il vaut effectivement d’essayer certaines pratiques – produire en hiver est un défi, même si plusieurs fermes le font déjà! – mais s’assurer que les produits qui en découlent soient accessibles à tous doit s’imposer en amont de la réflexion.

Si le pari actuel du gouvernement est de miser sur une production locale d’aliments à haute valeur ajoutée, de façon telle que seule une partie privilégiée de la population puisse se les permettre, nous serons loin d’être sur la route de la sécurité alimentaire. En finançant quelques entreprises spécialisées (les gros joueurs), on provoque en quelque sorte une offre alimentaire limitée, en plus de compromettre la vitalité des fermes à plus petites échelles. Cela risque d’induire une surenchère pour l’obtention de ces produits. Et une autonomie alimentaire assurée uniquement pour les plus favorisés n’a rien d’une « autonomie » à proprement parler : c’est un privilège accentué. Car ces gens, ces presque deux millions de demandes d’aide alimentaire faites chaque mois au Québec (vérifiez ces chiffres, ils sont exacts!), seront les grands exclus d’un système local d’alimentation, accentuant les disparités entre les riches et les pauvres et exacerbant les tensions sociales. Réfléchir avec sagesse plutôt qu’avec promptitude, voilà ce qui permet d’éviter des solutions qui mettraient de côté les mêmes personnes encore, qui n’apporteraient qu’une réponse incomplète, voire absente, au problème qu’on cherche à régler!

Puis, il vaut aussi de se demander vers où ces personnes exclues d’une alimentation « autonome », incapables de payer le prix fort en raison d’iniquités socio-historiques, devront se tourner pour être nourries. Certes, c’est vers le système agro-industriel mondialisé qu’elles devront regarder, puisqu’il est, dans un contexte marchand laissé aux soubresauts d’un capitalisme prédateur, le seul capable de produire des quantités faramineuses de nourriture à coût artificiellement bas en raison d’économies d’échelles. Et cela se réalise au détriment évident de l’écologie et d’une main d’œuvre exploitée. Le risque est donc grand d’instituer un système alimentaire à « deux vitesses », où d’un bord, les plus riches se gaveront d’une nourriture locale, nutritive et écologique, gardant active cette idée sournoise que « faire sa part » demande nécessairement d’être privilégié, et où de l’autre, les plus pauvres se contenteront d’aliments importés, de piètre qualité et néfastes d’un point de vue environnemental.

La réflexion se poursuivra dans mon prochain blogue et portera plus spécifiquement sur les notions de droits opposées à celles de privilèges. Évidemment, pour renverser la tendance actuelle, des choix sociaux s’imposent : nous avons voulu universaliser le système de santé, serait-il envisageable d’en faire de même pour l’alimentation?

Notre espérance, Jean Bédard

Avant de vous parler de notre espérance, je voudrais redessiner le fil de notre argumentaire.

Phénix v3

D’abord, quelle est la situation climatique actuelle?

L’ère industrielle a augmenté les concentrations des gaz à effet de serre de 146% pour nous amener à une hausse totale de 41% du « forçage radiatif », ce sont les rayons de soleil que nous retournons contre nous.

Mais ce qui inquiète le plus c’est que le réchauffement, lui-même, détraque les systèmes de régulation, c’est-à-dire :

  • les courants océaniques qui distribuent la chaleur et absorbent les gaz,
  • les immenses territoires de pergélisol qui séquestrent les gaz carboniques,
  • les grandes forêts qui retiennent le carbone,
  • les glaciers et les couverts de neige qui retournent le rayonnement solaire dans la stratosphère…

… tout cela, le réchauffement le détraque.

Ce qui ajoute encore à l’inquiétude, c’est qu’un être vivant, complexe comme notre écosphère, est aussi sensible aux variations de température qu’un enfant. Avec un réchauffement de 2 degrés Celsius de plus (que la base de -0,40 Celsius de moyenne planétaire calculé en 1850), nous dépassons la zone de réchauffement climatique pour entrer dans la zone de dérèglement climatique; à plus 4 degrés, nous sortons de la zone de dérèglement climatique pour entrer dans la zone de désorganisationclimatique. C’est précisément là où nous nous dirigeons.

C’est comme placer un enfant fiévreux sous des couvertures de laine. À 37,50, on ne s’inquiète pas trop pour l’enfant, à 380, on fait quelque chose, à 38,50, on a touché la température critique, à 390 ou 400 : sans intervention d’urgence, l’enfant meurt. Personne ne peut dire : « Deux degrés, ce n’est pas grave. »  Nous sommes actuellement à 2 degrés de l’irréparable…

Mais nous jouons avec le feu d’autres façons. Nous immergeons notre corps dans une atmosphère et une soupe aux milliers de molécules nouvelles (produits de toilette, nettoyeurs, retardateurs de feu, produits de conservation alimentaire, nanoparticules, pesticides, engrais chimiques, aérosols, polluants atmosphériques, eaux contaminées aux hormones…) Nos systèmes immunitaires sont épuisés. Un des signes de cet épuisement : les allergies et notre sensibilité aux pandémies.

Ajoutons que l’explosion démographique n’est pas le fruit du hasard. L’hygiène est en cause, certes, mais il faut surtout tenir compte de la surexploitation d’une grande partie de la main-d’œuvre, cela forme d’énormes poches de pauvreté dans lesquelles se produit justement l’explosion démographique (réflexe social inconscient de se reproduire lorsqu’on se sent menacé). Si vous prenez une population en pleine expansion démographique et que vous lui donnez la sécurité alimentaire, la paix politique, l’éducation des filles, elle se stabilise en une seule génération.

S’il faut ajouter quelque chose, les grandes entreprises chimiques, pharmaceutiques, génomiques, poussées par l’exigence du profit, jouent littéralement avec le feu, ne respectent pas le principe de prudence et jouent aux « apprentis sorciers » si bien que les experts prédisent des échappées, des pandémies nouvelles, ou des monstruosités génétiques.

Bref, nous participons à une crise globale produisant des « catastrophes » de toutes espèces pour nous avertir.

Phénix, l’homme de feu

Pour tenter de conjurer le sort, les Grecs de l’antiquité ont inventé le théâtre. Ils voulaient aider les consciences à voir les conséquences. Au théâtre, on assiste à une théâtralisation qui fait voir afin de désamorcer une tragédie réelle et prévisible.

L’archétype de la tragédie actuelle est sans doute, ici, le Phénix. Quand le Phénix, un oiseau à la gorge d’or, à la houppe fière, aux griffes d’aigle sentait venir sa fin, il construisait un nid de branches et y mettait le feu. Il battait des ailes pour attiser les flammes, la fumée le grisait, et il se consumait lui-même dans une ivresse de fureur. Une fois le nid réduit en cendres, son rejeton sortait de l’œuf, tout frais, tout fragile, obligé d’user d’intelligence, parce qu’enfin conscient de sa vulnérabilité, de sa dépendance vis-à-vis de tout son environnement.

Le Phénix actuel qui enfume nos villes et dérègle notre climat peut être vu comme la théâtralisation d’une fureur qui nous dévore afin d’enfanter notre humanité collective.

Cette théâtralisation, surtout perceptible dans les grandes mégalopoles où la pollution voile le soleil, éveille nos consciences, nous pousse dans le dos vers une porte de sortie que nous pouvons ouvrir ensemble avant que le pire n’arrive.

Je crois que nous assistons à un « heureux dérapage ».

Étant jeune, ma révolte me venait de l’impunité face à l’exploitation extrême des petits salariés, mon père en était un. Les plus pauvres de la rue Alma (Montréal) payaient de leur misère le mode de vie des plus riches de la rue Beaubien. Mais aucune conséquence sur les riches ne pointait à l’horizon, l’impunité totale régnait, au contraire, on récompensait ceux qui écrasaient les petits travailleurs.

Lorsque plus tard, j’ai pris conscience que l’exploitation extrême de la nature n’allait pas se passer de cette manière, que la planète des conséquences allait cette fois rejoindre la planète des causes, que nous ne pourrions pas l’éviter sans nous humaniser, j’avoue que j’étais content : il existe dans la nature, un principe rectificateur.

Cela me rassure. Il y a des lois dans l’univers qui l’emportent sur la loi du marché, la nature semble posséder une aptitude à rectifier les comportements périlleux de ses créatures.

Parlant de COVID-19, Pierre-Alain Lejeune écrivait :

« Ce monde lancé comme un bolide dans sa course folle, ce monde dont nous savions tous qu’il courait à sa perte, mais dont personne ne trouvait le bouton «arrêt d’urgence», cette gigantesque machine a soudainement été stoppée net. »

Une grande leçon pour nous tous : le pouvoir n’est ni dans les armes, ni dans l’argent, ni dans les doctrines, ni dans la publicité, le pouvoir est dans les consciences de tous ceux qui veulent vivre. Cette sortie de l’impuissance, j’en suis convaincu, sera notre bien le plus précieux lorsque l’épidémie se sera apaisée.

Comment nos gouvernements pourront-ils désormais justifier leur inaction devant le péril climatique? Comment les richissimes de ce monde pourront-ils justifier leurs deux mains dans les poches alors même que nous luttions pour notre vie? Nous nous souviendrons que nos démocraties ont tenté quelque chose, mais pas eux.

Cependant, il nous faut aussi approfondir et consolider notre prise de conscience, creuser dans les causes. Certains fumeurs changent leurs habitudes suite à de sérieux avertissements pulmonaires, mais ceux qui n’ont pas pris toute la mesure du risque et surtout ceux qui n’ont pas retrouvé un vrai goût de vivre continueront comme auparavant. On doit non seulement comprendre les causes, mais découvrir pourquoi nous préférons nous tuer au travail et dans la consommation pour le plus grand profit de quelques-uns plutôt que de vivre en paix avec la nature.

Le capitalisme et l’agriculture

Nous avons vu que le capitalisme d’État comme celui de la Chine et le capitalisme des grands monopoles comme celui des États-Unis et de leurs dépendants, l’un autant que l’autre obligent les entreprises, non seulement au profit, mais au plus de profit et que cela les fait dérailler hors de la finalité de l’économie qui devrait être orientée vers le bien commun. Au contraire, cela les pousse à la surexploitation des hommes et de la nature sans tenir compte des conséquences à long terme.

Gabriel nous a donné l’exemple de l’agriculture qui a été détournée de son but : nous nourrir de façon durable grâce à une solide adaptation aux écosystèmes. Au contraire, après avoir dépossédé la paysannerie sur la quasi-totalité de la planète, les terres sont littéralement tuées pour enrichir les plus riches tout en laissant pour compte ceux qui n’ont pas assez d’argent pour se nourrir.

Mais quelle est la cause des causes? 

Je crois qu’elle est à rechercher bien avant l’ère industrielle, et elle est profonde. Si dans l’antiquité, les Grecs, les Égyptiens, les Romains ou l’empire des Hans avaient eu nos moyens industriels, ils auraient détraqué le climat bien avant nous, et nous ne serions peut-être pas là pour en parler.

Depuis près de dix mille ans, l’emprise des Empires politiques ou économiques s’est accélérée et occupe actuellement tous les continents. Nos systèmes politiques, économiques, sociaux sont fondés sur la compétition pour qui est le plus habile à profiter des autres et de la nature à leurs détriments. Dans ce genre de culture, profiter des autres et de la nature n’est pas une honte, c’est un honneur. Ce déséquilibre mène nécessairement à toutes sortes de manières de surexploiter les êtres humains et la nature, et cela engendre nécessairement des catastrophes sociales et écologiques.

Malgré un grand nombre d’avertisseurs qui identifiaient clairement les causes et les conséquences, les êtres humains n’ont jamais été capables, jusqu’ici, d’éviter ces catastrophes, et ce, pour une raison très simple et toujours la même :

personne parmi les favorisés ne veut payer le prix, personne ne veut abandonner ses privilèges même si ces privilèges viennent d’injustices graves aux conséquences dramatiques.

Ces privilèges viennent de trois déséquilibres tragiques: la misogynie, la surexploitation de la main-d’oeuvre et celle de la nature. Jamais on ne verra de telles civilisations seulement destructrices de la nature, ou seulement misogynes, ou seulement injustes, elles sont toujours atteintes de ces trois formes d’aveuglement.

Nous portons dans nos structures sociales, économiques et politiques des déséquilibres qui accumulent des conséquences devant nous, tel un mur inéluctable.

Malgré notre science et notre conscience qui les voient s’aggraver, beaucoup refusent de changer de peur de perdre leurs privilèges, et ceux qui en ont beaucoup encore moins que les autres.

Vers vingt et un ans, même si je n’avais pas d’argent, je me suis acheté à crédit une belle moto luisante et bruyante. Sur une pente de gravelle, voilà que je perds le contrôle, un dérapage heureusement sans conséquence. Me relevant et me retournant, qu’est-ce que je vois? De la poussière monter de l’autre côté de la pente, le bruit d’un camion, il fonce sur moi.

Je me précipite au-devant les bras en croix dans l’espoir idiot de sauver ma moto. Le camion réussit à m’éviter. Une fois refroidi, je me suis dit : « Idiot, pourquoi étais-tu prêt à risquer ta vie pour sauver ta bébelle? » J’étais incapable de me synchroniser avec la réalité parce que, inconsciemment, j’étais plus attaché à ma moto qu’à ma vie.

C’est l’image de là où nous en sommes collectivement, nous tenons plus à nos privilèges qu’à la vie.

Si nous tenions vraiment à la vie, nous aurions un ministre du fleuve Saint-Laurent, un autre pour la fertilité des sols, un autre pour la santé de l’atmosphère… Cet attachement nous fait courir au-devant de ce qui nous menace.

Heureusement, ceux qui n’ont rien à perdre finissent toujours par renverser les choses. Hélas! Renverser l’échelle sociale ne rend pas moins injuste les rapports humains.

Il nous faut comprendre, étape par étape, comment nous pouvons entraîner un changement du jeu de la domination plutôt qu’un simple changement de rôles.

Lorsque j’y pense, le chaos climatique et les désordres de la santé qui viennent vers nous ne sont pas la pire chose qui puisse arriver. Le pire, ce serait qu’on puisse les éviter par un tour de passe-passe purement technique, et que la domination et l’injustice continuent.

Mais cela n’arrivera pas, nos techniques sont pour une trop grande part à la solde de ceux qui fabriquent le problème. Pour une part importante, la science s’est détournée du bien commun et sert les intérêts de ceux qui la financent. Il faudra une solidarité mondiale très déterminée pour orienter la science et la technologie vers le bien commun plutôt que vers le profit de quelques-uns.

On ne peut arriver à cela sans une transmutation de nos institutions politiques et économiques, ce qui nécessite une conscience devenue solidaire et agissante.

C’est l’inconscience de nos comportements téléguidés par « le marché » et la publicité, par la mimésis et l’aliénation, qui nous joue des tours.

Sans catastrophe d’envergure mondiale, serons-nous capables de payer le prix du changement, serons-nous capables de :

  • refuser l’exploitation et la relégation des femmes;
  • refuser d’acheter les produits de l’injustice;
  • refuser de travailler à polluer;
  • refuser d’emprunter ou d’épargner chez des investisseurs pollueurs…

… afin de forcer le développement d’une véritable démocratie capable de mettre au pas l’économie mondiale, de la mettre au service de la vie?

Pourrons-nous passer à l’étape suivante de la réalisation de notre humanité : l’ère écologique où l’être humain agit comme s’il savait désormais qu’il dépend de la nature?

On le dit et on le sent : nous sommes la première génération à prendre conscience de la nécessité du changement, mais la dernière à pouvoir éviter la grande débâcle.

Voilà mon espérance.

Sageterre n’est qu’une petite ferme en Fiducie d’utilité sociale agricole qui fait partie d’un grand mouvement vers l’ère de l’équilibre écologique et de l’humanisation de nos rapports entre nous et avec la nature.

Ce mouvement :

  1. favorise le bien commun plutôt que la propriété individuelle;
  2. la responsabilité plutôt que la facilité;
  3. la sociocratie plutôt que la compétition;
  4. l’harmonie avec la nature plutôt que son exploitation;
  5. l’équilibre des sexes et la culture des différences plutôt que l’homogénéisation vers des valeurs vides;
  6. la recherche scientifique orientée vers des solutions communes plutôt que vers les profits privés;
  7. l’agriculture écologique plutôt que la pollution;
  8. l’intériorité plutôt que la consommation.

On ne peut y arriver que si nous aimons la vie. Nous aimons la vie lorsque nous vivons en harmonie avec la communauté de tous les vivants. L’équilibre avec la nature apporte la paix. La paix intérieure apporte le bien-être et le bien-être, la joie. Et la joie, c’est le goût de vivre, le moteur du changement.

Tel est le cycle du bonheur qui est identique au cycle de la vie.

 

La cause des causes, Jean Bédard

Gabriel et moi, nous avons parlé d’une crise globale provenant de notre rapport à nous-mêmes et à l’environnement où l’attitude reste essentiellement celle de la domination. Cela entraîne la pensée unidimensionnelle : définir un but, mesurer le résultat et certains « effets secondaires » prévisibles… Bref, aborder la vie en fonction de notre seul vouloir comme si on naviguait sur une carte plutôt que sur une mer. On perd la vision périphérique et la complexité de la réalité qui n’est pas une juxtaposition de données. Les sciences qui n’ont pas intégré les principes systémiques de l’écologie restent prisonnières de ce niveau primaire et dangereux de se diriger dans le réel.

La gestion de l’épidémie actuelle constitue une démonstration magistrale de cette mentalité : à la fin, personne n’aura une vision de l’ensemble des effets de nos actions sur le plan de l’écologie sociale, de l’écologie biologique, de la culture, de l’économie, ni même de l’état de santé des personnes et des collectivités. On aura appris un certain nombre de choses, mais on continuera à fonctionner sur le même principe : « comme si » nous étions en dehors du système de la vie et que nous avancions à la manière d’un capitaine qui regarde ses cadrans, ses cartes sans jamais imaginer qu’il vit dans un monde réel. Il agit comme s’il dominait la situation, et il la domine parce qu’il ne voit que ce qu’il domine, tout le reste lui est étranger. C’est ce que le prix nobel René Tom appelait le principe de la catastrophe prévue et évitable dont on est certain qu’on ne l’évitera pas.

Cette vision unidimensionnelle propre à l’attitude de domination (comme si la vie était une carte plutôt qu’une réalité), entraîne des conséquences très graves sur l’environnement : dérèglement climatique, extinction des espèces, acidification des océans. Parmi ces conséquences, nous l’avons dit : l’immersion des êtres biologiques (dont nous faisons partie) dans un environnement toxique enrichi aux herbicides, pesticides, hormones, antibiotiques, médicaments, nanoparticules favorables à toutes sortes de maladies et de pandémies.

Par ailleurs, les conséquences de la surexploitation d’un certain type de main-d’œuvre doublée de traditions misogynes entraînent des poches de pauvreté, d’ignorance et de misère qui contribuent à l’explosion démographique qui, elle, amplifie tous ces problèmes.

Gabriel a montré que l’agriculture industrielle, non seulement détruisait l’environnement, mais avait jeté dans la pauvreté et la misère une grande partie de la population forcée à migrer, à s’entasser dans des bidonvilles, etc. Par cette double destruction, nous allons vers une sévère insécurité alimentaire (c’est le moins qu’on puisse dire) : une catastrophe prévue et évitable que nous n’éviterons pas sans un changement fondamental.

Nous le sentons tous, nous ne pouvons continuer sur une telle lancée.

2020-04-04 10.06.25

Mais quelle est la cause des causes?  

Elle est à rechercher bien avant l’ère industrielle, et elle est profonde. Si dans l’antiquité, les Grecs, les Égyptiens, les Romains ou l’empire des Hans avaient eu nos moyens industriels, ils auraient détraqué le climat bien avant nous, et nous ne serions peut-être pas là pour en parler.

Depuis près de dix mille ans, l’emprise des Empires politiques ou économiques s’est accélérée et occupe actuellement tous les continents. Nos systèmes politiques, économiques, sociaux sont fondés sur la compétition pour qui est le plus habile à profiter des autres et de la nature à leurs détriments. Dans ce genre de culture, profiter des autres et de la nature n’est pas une honte, c’est un honneur. Ce déséquilibre mène nécessairement à toutes sortes de formes d’esclavages qui finissent par engendrer des révoltes, des guerres et des dégâts de toutes sortes. Bref, l’histoire de ces déséquilibres passe nécessairement par des catastrophes sociales et écologiques.

Malgré un grand nombre d’avertisseurs qui identifiaient clairement les causes et les conséquences, les êtres humains n’ont jamais été capables, jusqu’ici, d’éviter ces catastrophes, et ce, pour une raison très simple et toujours la même : personne parmi les favorisés ne veut payer le prix, personne ne veut abandonner ses privilèges même si ces privilèges viennent d’injustices graves aux conséquences dramatiques.

Ces privilèges viennent de trois déséquilibres tragiques: la misogynie, la surexploitation des femmes et des hommes et celle de la nature. Jamais on ne verra de telles civilisations seulement destructrices de la nature, ou seulement misogynes, ou seulement injustes, elle sont toujours atteintes de ces trois formes d’aveuglement.

Personne ne veut payer le prix du changement, encore moins aujourd’hui, parce qu’une importante classe moyenne profite et un petit nombre de milliardaires commandent, tandis que ceux qui subissent les plus gros dommages vivent au loin ou sont cachés et sans voix.

Nous portons dans notre structure sociale, économique et politique des déséquilibres qui accumulent des conséquences devant nous, tel un mur inéluctable. Malgré notre science et notre conscience qui les voient s’aggraver, beaucoup refusent de changer de peur de perdre leurs privilèges, et ceux qui en ont beaucoup encore moins que les autres.

Heureusement, ceux qui n’ont rien à perdre finissent toujours par renverser les choses. Hélas, renverser l’échelle sociale ne rend pas moins injuste les rapports humains. Il nous faut comprendre, étape par étape, comment nous pouvons entraîner un changement du jeu plutôt qu’un simplement changement des rôles.

Brève histoire du capitalisme agricole, Gabriel Leblanc

Dans son blogue du 8 avril, Jean Bédard abordait de façon brillante cette idée de la transcendance du capitalisme, celle qui impose à notre élite dirigeante les œillères contraignant sa capacité réflexive. Pointez à ces dirigeants le caractère fondamentalement écocide de notre façon de produire les nécessités matérielles de notre existence, c’est-à-dire le capitalisme, et par un tour de passe-passe, ils lui accoleront le mot « vert » comme pour régler magiquement le problème : un capitalisme vert pour que rien ne change véritablement. Dites-leur que le développement des sociétés – qu’on mesure avec des indicateurs économiques rendant insuffisamment compte du bien-être collectif – mène actuellement au déséquilibre des systèmes social et naturel et ils lui ajouteront simplement le mot « durable » : un développement durable pour que se perpétue à jamais cette façon très particulière de se développer.

La façon dont nous concevons aujourd’hui l’agriculture repose aussi sur cette transcendance du capitalisme. Si le système de production agroindustrielle dominant s’affiche à nous avec cette surprenante normalité, c’est que son élévation au rang de système hégémonique résulte d’une concertation historique de la bourgeoisie, qui a su faire avaler aux exploités que son idée, malgré les échecs répétés, était en quelque sorte la voie naturelle de la libération.

Dans ce blogue, j’aimerais montrer que l’agriculture industrielle est inextricablement liée à l’expropriation forcée des populations et à l’aliénation de la nature. Aussi, que la science agronomique actuelle, celle qu’on qualifie de « progrès », n’est que la poursuite historique du développement d’une agriculture néfaste, pourrie jusqu’à la moelle : que le développement technologique occasionné par les multinationales et les gouvernements complaisants répète une histoire d’abus de l’humain et de la nature. Et surtout, que la perpétuation du modèle agroindustriel de production repose sur les mêmes bases destructrices qui ont fait de lui un système dominant, jusqu’à en corrompre l’imaginaire collectif.

Capitalisme et agriculture industrielle

De fait, l’agriculture industrialisée d’aujourd’hui repose sur le long essor historique du capitalisme en tant qu’ordre social distinct. Tout au long de l’époque du mercantilisme (mi-XVe au mi-XVIIIe), les formes anciennes de propriété et de production ont été dissoutes par le transfert formel des titres fonciers à la classe bourgeoise. L’opération s’est exécutée de deux principales manières : par l’impérialisme et par le mouvement des enclosures, devant être entendus comme éléments historiques enchevêtrés.

L’impérialisme, sous la forme des colonisations africaines, asiatiques et américaines, où des campagnes génocidaires étaient perpétrées contre les populations indigènes et où les colonisés (surtout africains) étaient pris comme esclaves par les envahisseurs, a directement contribué au transfert massif de richesses vers l’Angleterre et d’autres nations européennes, créant les conditions matérielles nécessaires à l’émergence du capitalisme.  Ce processus d’expropriation, qui délocalisait les populations de continents entiers, a pavé la voie à la révolution industrielle anglaise (essor du capitalisme). Par exemple, les vastes plantations (coton, canne à sucre, etc.), associées au pillage sans réciprocité de la nature et du travail, fournissaient des matériaux « bon marché » nécessaires à l’émergence de manufactures de textile.

La première révolution agraire : expropriation et pillage

La première révolution agraire de l’époque capitaliste coïncide avec le mouvement des enclosures (fin-XVe au début-XIXe). Les Inclosures Acts, orchestrées par une série de lois du parlement britannique, ont marqué la fin des droits d’usage des biens communs (tels que le sol) appartenant aux communautés rurales. Les paysans et les petits propriétaires fonciers, dont les titres étaient cédés de force à la classe bourgeoise, se sont ainsi fait déposséder de leurs terres et ont été contraints d’aller se vendre à des capitalistes urbains pour acheter leurs moyens de subsistance. Cette altération dans l’organisation sociale a contribué à un détachement accru de l’humain et de la nature et à une scission plus marquée de la ville et de la campagne.

Les espaces morcelés, où cultivaient anciennement la paysannerie anglaise pour s’alimenter et pourvoir aux besoins des petites villes de l’époque, ont été agglomérés et privatisés, littéralement protégés par des clôtures pour annoncer le nouveau statut de ces terres (d’où le nom d’enclosure). Les communautés délocalisées n’y étaient plus les bienvenues. Ces terres appartenaient maintenant à des propriétaires uniques ayant dépossédé au passage celles et ceux qui les avaient historiquement occupées. Les villes, où affluaient des masses de gens privés de leurs moyens de subsistance, grossissaient rapidement. Parallèlement, les ressources pillées par les croisades impérialistes allaient permettre de rapatrier des matières premières volées aux peuples colonisés vers l’Europe. Le volume croissant de ces ressources allait constituer un capital privé, possédé par une bourgeoisie relativement naissante. Pour transformer ces produits, des usines et des manufactures étaient construites. Cette phase particulière de l’histoire, celle qui correspond aux fondements de la société moderne, a été qualifiée par l’économiste Adam Smith d’« accumulation primitive du capital ». La traduction exacte de cette appellation anglaise est encore débattue aujourd’hui, mais sur le fond de la chose, elle signifie en mots voilés « pillage rendu possible par l’esclavagisme ».

Plusieurs éléments étaient dorénavant en place pour que se déploie une agriculture nouvelle, c’est-à-dire industrielle et à la solde d’intérêts privés. En effet, l’afflux de matières premières en provenance des territoires envahis, combiné à la dépossession de la paysannerie anglaise (et éventuellement européenne), qui ne pouvait plus assurer sa survie comme autrefois et migrant vers les villes à la recherche de moyens pour se nourrir, ont permis la naissance des premières manufactures anglaises alors qu’au même moment, la propriété foncière privée nouvellement imposée rendait possible l’agriculture industrielle.

Deuxième révolution agraire : l’essor d’une science sur mesure

La seconde révolution agraire (1830-1880) a quant à elle été caractérisée par le développement de la chimie des sols, la croissance de l’industrie agrochimique, l’augmentation en taille et en intensité de la production agricole. À l’époque, il était déjà compris que la croissance des végétaux dépendait du sol et des nutriments contenus en lui et que ceux-ci – NPK, entre autres –, absorbés par la plante dans sa croissance, devaient être restitués au sol pour que les cultures puissent s’alterner. Sans quoi, évidemment, on épuiserait le sol et y rendrait la culture impossible. De fait, alors que la paysannerie anglaise d’autrefois occupait encore les terres communales, la question de la fertilité n’avait pas à être posée. Les animaux, humains compris, évoluant dans un agrosystème diversifié, contribuaient sans se justifier scientifiquement aux grands cycles naturels et à l’apport de matière organique au sol.

Néanmoins, cette loi du « donnant-donnant » était loin d’être respectée dans l’Europe occidentale et aux États-Unis du XIXe siècle, où les nutriments de ces vastes terres (nouvellement aux mains de propriétaires) étaient littéralement pillés, sans réciprocité, à l’instar des populations qu’on avait avidement volées. Une rupture dans le métabolisme naturel avait été créée. Cela allait provoquer un phénomène d’appauvrissement des sols à la fois rapide, brutal et généralisé.

Avec l’avènement parallèle de la révolution industrielle, la demande de coton américain pour alimenter l’industrie anglaise du textile explosa, donnant une seconde « vie » à l’esclavagisme. Les monocultures, inefficaces d’un point de vue écologique, provoquèrent leurs propres déplacements. Effectivement, les propriétaires de plantations, qui avaient épuisé leurs sols du fait de leurs pratiques agricoles irréfléchies, voulaient mettre en culture les terres « vierges » qu’on trouvait à l’ouest, provoquant la destruction de nouveaux habitats humains et naturels, mais gardant les profits pérennes. Évidemment, cela allait impliquer, une fois de plus, l’expropriation des populations autochtones qui occupaient ces endroits. Et bien sûr, l’expropriation s’accompagnait nécessairement de la privatisation de l’espace nouvellement conquis, qui en retour demandait l’institution d’un pouvoir coercitif capable de faire respecter des lois nouvellement imposées pour légalement prévenir le retour des expropriés. Or, le pillage des êtres humains s’accompagnait du pillage de la nature, et les deux mènent à la destruction.

Pendant ce temps, au nord des États-Unis, un phénomène similaire s’observait alors que la plupart des grains produits étaient exportés vers l’Angleterre, forçant aussi vers l’ouest la prise forcée d’habitats naturels et humains pour répondre aux besoins d’un marché extérieur récent : un marché qui, soit dit en passant, avait été créé par la demande en grains des nouveaux propriétaires terriens issus du mouvement des enclosures qui voulaient nourrir leur bétail.

Cette destruction des sols et des habitats, qui résultait des pratiques industrielles de production agricole, n’allait pas être un argument suffisant pour que la machine soit dès lors arrêtée. Aveuglée par les profits générés par cette nouvelle industrie, il n’était pas question pour l’élite dirigeante de redonner aux communautés expropriées le soin d’œuvrer écologiquement à la production alimentaire. Plutôt, l’investissement dans de nouvelles connaissances, c’est-à-dire dans une science toute réfléchie pour que fonctionne ce modèle de production destructeur, allait s’avérer être le chemin « rationnel » à emprunter. Le développement de la chimie moléculaire, appliqué aux champs, allait offrir au modèle industriel de production agricole une « seconde chance » et permettre l’avènement d’acteurs supranationaux hyper puissants, reconnus aujourd’hui dans les Monsanto, Bayer, Dow Agro Sciences, BASF et Syngenta.

La poursuite historique d’une science hégémonique

Sans le développement d’une science sur mesure, l’agriculture industrielle aurait été rangée dans le classeur des calamités historiques, entre la bombe atomique et les créations humaines du même type. Incapable d’accéder à un équilibre écosystémique, cette façon très particulière de produire la nourriture était en quelque sorte une démonstration pratique que l’humain ne peut s’imposer avec autant d’aisance au-dessus de la nature. En construisant des agrosystèmes répondant à des critères exclusivement marchands, l’intérêt bourgeois avait pathétiquement démontré que l’agriculture industrielle, construite de pair avec le système capitaliste émergent, était incompatible avec l’équilibre écologique nécessaire à la survie du vivant.

Aujourd’hui, si l’élite dirigeante voit dans les OGM, les pesticides, les monocultures, l’agriculture mécanisée et autres développements technologiques similaires une forme de « progrès », c’est parce qu’elle est incapable de poser une réflexion auto-critique, d’en comprendre les origines et les sources véritables de leur financement. Aller en ce sens bouleverserait nécessairement les assises de son pouvoir et menacerait les profits potentiels qui nourrissent sa position sociale privilégiée. Et même pour affronter les crises mondiales qui pourraient grandement affecter l’accès des populations à la nourriture, elle signe et stipule que le chemin emprunté est le bon, voire le seul, et que quelques pansements scientifiques posés ici et là devraient nous permettre de tougher la run. La vérité, c’est qu’elle est incapable de réviser ses acquis, aussi nauséabonds soient-ils, parce que ses œillères la contraignent à une vision étroite, conséquemment irraisonnée et dangereuse.

Science et agriculture industrielle

Comprendre le pourquoi nous en sommes rendus là aujourd’hui renforce chez moi cette idée de militer pour des souverainetés alimentaires véritables. Poursuivre dans la voie actuelle, c’est répéter une histoire truffée d’immoralités, de destruction aveuglée par les profits pour le compte d’une poignée de joueurs puissants. Il m’apparaît ainsi nécessaire d’organiser les agriculteurs (dont je fais partie!) autour de projets communautaires et citoyens, où démocratiquement et de façon décentralisée, seraient réfléchies des façons de produire localement la nourriture pour les gens qui occupent le territoire et où seraient transmises les connaissances (une science paysanne!). Et bien sûr, l’aspect lucratif de l’aliment devrait lui être retiré pour que son accès soit permis à toute la population, nonobstant ses conditions socio-économiques, et éviter que l’argent conditionne sa vitalité et sa production.

Le capitalisme et son pouvoir viral, Jean Bédard

Gabriel a bien démontré comment la pensée unidimensionnelle éprouve de la difficulté à prévoir des catastrophes auxquelles elle contribue pourtant, et que la science prévoit avec la précision des mathématiques. Nous n’étions évidemment pas préparés à une pandémie, il faut bien l’avouer; seuls quelques pays y étaient mieux préparés et s’en sortent avec moins de mortalité.

La manière dont nous nous traitons nous-mêmes et dont nous traitons l’environnement produit et va produire des catastrophes. Un des éléments qui est peu abordé, c’est la démographie. L’explosion démographique est souvent interprétée comme le résultat du progrès de la médecine contre la maladie, mais elle vient surtout de la manière dont nous nous traitons nous-mêmes. Si vous prenez une population en pleine expansion démographique et que vous lui donnez la sécurité alimentaire, que vous lui assurez la paix politique, que vous éduquez les filles autant que les garçons, elle se stabilise en une génération. Elle est le fruit de la surexploitation de l’homme par l’homme et surtout de la femme par l’homme. Elle vient d’un stress social lorsqu’une population se sent inconsciemment menacée de disparition. Elle est facteur de pandémie : les virus attaquent des espèces qui sont devenues démographiquement dangereuses pour les autres. Elle est en cause dans les famines et dans la crise alimentaire qui est à notre porte. Et nous traitons l’environnement de la même manière, nous la traitons en même temps comme une ressource à surexploiter et comme une poubelle.

Nous préparons minutieusement les catastrophes qui ensuite nous apparaissent comme des fatalités! « Act of God. » La pensée unidimensionnelle nous empêche de lier nos comportements aux réactions biologiques et écologiques de la nature. Gabriel a associé avec justesse cette pensée unidimensionnelle au capitalisme. Ici, je voudrais définir contextuellement ce mot que tout le monde met à tort en opposition avec le communisme de Staline et Mao.

Sans faire l’histoire du capitalisme, on ne peut se cacher qu’il est devenu, aujourd’hui, un impératif transcendant.

Qu’est-ce que le capitalisme? Un système économique qui permet à un petit nombre de personnes de contrôler l’ensemble des paramètres de l’économie : le marché des ressources premières, le marché des moyens de production, le marché de la science et de la technologie, le marché des biens et services (la production et la consommation), le marché de l’emploi (plus généralement l’exploitation des forces de travail) et l’appareil politique. Cela peut se faire tout autant par un capitalisme privé (comme aux États-Unis) que par un capitalisme d’État (comme en Chine). Le capitalisme est actuellement hégémonique, il n’a aucun contrepoids. Même la pandémie va le renforcer grâce à l’endettement des États pour la contrer.

2020-02-29 08.20.29

Dès la découverte du grain « capitalisable » (grain que l’on peut accumuler et conserver pour l’utiliser plus tard), la joute a commencé. Nous étions au néolithique. Le capitalisme s’est développé grâce à des armes qui permettaient de piller la production « capitalisée » des paysans. Pourquoi se donner la peine de cultiver soi-même? C’est bien plus avantageux d’apprendre à utiliser les armes, attaquer, et partir avec le butin, en plus revenir avec des esclaves et les faire travailler. Ainsi se sont développés les premiers empires.

Ensuite, les armes ont accumulé le pouvoir nécessaire pour rédiger et faire respecter les lois de la propriété : « Maintenant que nous avons accumulé des biens par nos armes, nous les considérons à nous et les défendrons grâce à nos lois et à nos épées. » Pour favoriser l’application de ces lois tout en économisant sur la violence des armes, les grands possédants ont récupéré les grandes spiritualités pour en faire des religions ou des idéologies. C’est faire une pierre deux coups, car les spiritualités nous libèrent des contraintes de l’économie, alors que les religions nous y assujettissent. Ce qui importe, c’est d’élever une idéologie au-dessus de la pensée critique et de l’expérience de la conscience. C’est précisément le sens du mot transcendant.

Actuellement, la codification, la systématisation, la structuration légale, l’organisation bureaucratique et les infrastructures l’ont consolidé et projeté encore plus haut dans la sphère de l’intouchable, bien au-dessus des lois de la nature. C’est pourquoi il n’est pas exagéré de parler de capitalisme transcendant.

Nos pseudo-démocraties actuelles (nous démontrerons plus tard combien elles sont encore loin de véritables démocraties), du fait de leur endettement, sont fatalement dépendantes de ce capitalisme transcendant et donc, doivent lui obéir. C’est pourquoi les grandes fortunes de ce monde tireront facilement leur épingle du jeu de la pandémie actuelle une fois que les États se seront épuisés économiquement et que nous, les citoyens, devrons rembourser la dette.

Les gouvernements nationaux ne sont plus en mesure de temporiser le capitalisme, il est réellement transcendant. Si on croit qu’actuellement l’État gagne sur le capitalisme, on a tort. La haute finance envoie les États au front pour qu’ils s’épuisent, s’endettent et qu’ensuite, ils soient une proie encore plus facile. Ce n’est ni du sadisme, ni même de la cupidité, c’est le jeu du marché. C’est ce jeu qui est devenu transcendant, pas les hommes, si riches qu’ils soient.

Même les sciences ne peuvent pas se passer de capitaux, ce qui les assujettit à l’argent. La science, qui s’est construite sur la libération de la pensée face à la religion, est devenue pour une bonne part, complice de l’industrie (particulièrement en armement, en agriculture et en médecine). La science est certes rigoureuse, mais elle est assez souvent engagée vers des finalités déterminées ailleurs et cela contamine même son épistémologie (sa manière de concevoir et de faire de la science).

Parmi les règles du marché des capitaux, la règle du profit est devenue la règle du plus de profit. Il s’ensuit qu’une entreprise, non seulement doit faire du profit, mais doit en faire plus que les autres, elle y joue sa peau. Prenons un simple cas, l’industrie des médicaments et des technologies médicales, on pourrait bien imaginer des entreprises tournées non pas contre la maladie, mais vers la santé. Or les moyens de santé sont, par nature, accessibles sans de grandes industries. La santé est un savoir dont le capitalisme ne peut tirer grand profit (du profit oui, mais pas suffisant pour concurrencer la « Big Pharma »). À l’inverse, lutter contre la maladie permet d’identifier des médicaments et des technologies avec des droits de propriété. Et cela est payant, même très payant. Faire de l’argent sur la peur de la mort, qui peut faire mieux!

Le véritable savoir agricole est, lui aussi, un savoir non payant, car il rend indépendant. À l’inverse, ce qui rend dépendant, voilà ce qui est payant. Si on isole les facteurs contrôlables et patentables qui améliorent la productivité immédiate en se foutant des conséquences, là on peut faire beaucoup de profits (surtout si on rend les agriculteurs et les terres elles-mêmes dépendants de ces technologies, de ces graines modifiées et de ces produits chimiques). On pourrait prendre des exemples dans tous les domaines. Et, encore une fois, cela n’a rien à voir avec les bonnes ou les mauvaises intentions, cela est un impératif transcendant. Celui qui voudrait rendre éthique et écologique une entreprise ne pourrait pas, en même temps, faire plus de profit que les autres. Il se ferait acheter par un « joueur » plus performant au jeu du profit.

C’est cela que je veux dire par capitalisme transcendant, et il rend impossible le principe de prudence vis-à-vis de la santé de l’être humain et de celle de l’environnement. Il engendre des catastrophes et il ne peut pas faire autrement.

Pourtant, chaque jour, chaque personne peut transcender le capitalisme : elle n’a qu’à s’écouter elle-même, et chercher à répondre à ses seuls besoins réels de manière à ne pas brimer les besoins des autres, même si ces autres vivent au loin, hors de sa vue.

COVID-19 : appréhender la crise de fond, Gabriel Leblanc

Le monde de l’après-pandémie ne sera plus le même, affirme-t-on comme si nous étions inconnus à l’idée que le futur n’est jamais pareil au passé. En effet, établir un pronostic à partir d’une telle certitude ne relève d’aucune forme de clairvoyance : il en va simplement de soi. Certes, il existe de fortes chances que l’élite dirigeante tire des leçons de la situation actuelle : d’un point de vue électoraliste, le contraire serait sans doute impardonnable. Et que cette élite doive se rabattre à mettre l’économie sur pause, voilà une avenue qu’elle ne voudrait certainement pas emprunter plus d’une fois!

De nature dubitative, nombreuses sont mes préoccupations lorsque je vois l’élite bourgeoise aux commandes de nos sociétés. Égale à elle-même, j’ai peine à croire que ce monde changé puisse l’être radicalement… même si c’est la voie que nous devrions emprunter. Néanmoins, je crois qu’il importe de se demander quelle sera cette société post-pandémie vers laquelle nous mènent nos dirigeants, ce monde « qui ne sera plus le même ». Sans vouloir nécessairement soulever que la prise de conscience de l’élite dirigeante arrive trop tard, elle m’apparaît nettement insuffisante pour affronter les débâcles récurrentes qu’on doit attendre du capitalisme mondialisé.

Installer un garde-fou

Les mesures fuseront, j’en suis certain, redonnant à chacun ce sentiment de sécurité passagèrement dissipé pendant la crise. Qu’on se munisse de nouvelles chambres à pression négative dans les hôpitaux, d’entrepôts remplis à craquer de masques et de gants; qu’on offre à tout le personnel médical une formation d’appoint; qu’on déploie une campagne massive de lavage de mains obligatoire; c’est le minimum à quoi on doit s’attendre. La tempête d’idées est probablement déjà en cours dans nos hauts ministères, car subir avec autant de fracas les effets d’une deuxième pandémie serait le comble, une démonstration d’incompétence beaucoup trop flagrante. L’électorat apprécie l’apparence de proactivité de l’élite dirigeante, qui s’en nourrit pour offrir une apparence de compassion.

Qu’à cela ne tienne, il semble déjà tout indiqué que nos sociétés seront prêtes à affronter la prochaine crise. Ainsi peut-on s’imaginer le monde de demain. Mais de quelle « crise » parle-t-on? De fait, il m’apparaît plutôt évident que l’appareil étatique serait en mesure de répondre à l’urgence si elle devait se reproduire : en autant que celle-ci soit de nature épidémique. Et, sans grande surprise, c’est probablement la seule crise future que nous serons en mesure de traiter, car c’est là où nos gouvernements développent actuellement une expertise. Qui plus est, ils habituent déjà les sociétés aux mesures totalitaires. « Nous sommes prêts », scanderont-ils dans une rhétorique habile, mais insignifiante.

Mais dans un avenir prochain, quel est le risque véritable qu’éclose une seconde pandémie? En fait, rien n’indique que la prochaine crise sera de cette nature, ce qui me fait rendre compte qu’en vérité, nous ne sommes prêts à pratiquement rien.

Se prémunir de quoi?

Depuis les débuts du confinement général, j’admets être épris d’un sentiment d’inquiétude. Dans un vent qui portait à la panique, alors que le gouvernement décrétait les premières fermetures de commerces, j’ai agi comme beaucoup et me suis rué vers l’épicerie pour me procurer les ingrédients qui forment la base de mon alimentation : un sac de farine et de l’huile. En temps incertains, prévoir le pire se justifie bien. D’ailleurs, les nouvelles que je lis quotidiennement, celles qui montrent des individus faisant des files immenses devant les supermarchés, qui diffusent des étagères vidées, qui annoncent des ralentissements au niveau de l’approvisionnement : ces nouvelles contribuent certainement à justifier mon inquiétude. Et je me sens en quelque sorte soulagé d’affirmer que mon sentiment soit partagé par plusieurs, que je ne sois pas le seul à craindre cette éventualité où se nourrir devienne un enjeu répandu à toute la province, même parmi les plus privilégiés.

Et lorsqu’une nécessité aussi fondamentale est ébranlée, aussi légèrement puisse-t-elle l’être, il importe de se poser des questions. Cette crainte est réelle et justifiée. Il ne faut pas attendre qu’elle se concrétise. Or, sur quoi repose notre alimentation? Quels sont les facteurs qui pourraient compromettre son approvisionnement?

Le supermarché est, d’une certaine façon, la façade visible du système agro-alimentaire mondialisé. Derrière elle, on retrouve l’action concertée d’entreprises multinationales qui gèrent la chaîne d’approvisionnement. D’un côté, il y a les banques qui financent l’agriculture « rentable », ce qui favorise la dispersion des pratiques de la monoculture. Ensuite, il y a les grossistes, qui n’achètent qu’à condition qu’on remplisse leurs semi-remorques, accentuant cette nécessité d’industrialiser les pratiques agricoles. Il y a aussi les entreprises agro-chimiques et les agronomes y étant rattachés, qui proposent de remplacer la résilience des agrosystèmes par des soupes toxiques d’herbicides et de pesticides, justifiant tautologiquement leur présence par celle des monocultures. Puis, il y a les détaillants, qui achètent là où les prix sont les plus bas – que l’aliment provienne d’ici ou d’ailleurs – dans l’espoir d’obtenir une marge de profit intéressante. Et finalement, le consommateur se trouve au bout de la chaîne, contraint d’y participer, faute d’alternatives réellement démocratisées. Et au travers de tout ce processus, il y a l’exploitation d’une force de travail qui assure de maintenir les prix artificiellement bas.

En gros, tout le système agro-alimentaire opérant sous les mécanismes du capitalisme est une machine à générer de la richesse monétaire, sans plus. S’il fallait qu’une crise quelconque nuise à sa rentabilité, que les subventions gouvernementales s’épuisent en raison de mesures austères cherchant à y répondre, le système agro-alimentaire, guidé par la recherche du profit, s’écroulerait tout simplement, à l’instar de notre alimentation. Effectivement, à qui reviendrait la responsabilité d’approvisionner en aliments la population si les entreprises privées s’en délaissent, que ce qui les active – le gain pécuniaire – n’est plus suffisant pour justifier l’investissement? Autant puis-je trouver pertinente l’idée de se doter d’un nombre plus grand de chambres à pression négative, autant je me dis que cela reflète une vision unidimensionnelle, que la démarche ne répond pas au monde de causes et de conséquences dans lequel on se trouve pris et qui s’annonce à nous.

De fait, il m’apparaît pratiquement obligatoire de réfléchir à la manière dont nous nous approvisionnons en nourriture et d’orchestrer immédiatement la transformation du système agro-alimentaire. Il me semble que c’est la base première de la gestion de crise, que l’expérience actuelle, même si elle ne nous a pas encore projetés à la famine, puisse nous guider vers des actions éclairées! Car s’il faut que la prochaine crise que nous affrontions compromette notre alimentation au point de mettre en danger des vies humaines (que cela soit la conséquence d’un virus qui paralyse les services ou d’un dérèglement climatique qui plonge dans une sécheresse destructrice les principaux pays exportateurs de nourriture, etc.), que ferons-nous? Nous enfilerons nos gants stériles? Chose certaine, nous regretterons amèrement notre dépendance à l’économie mondialisée; d’avoir cru l’élite dirigeante lorsqu’elle nous disait que les mécanismes du capitalisme global étaient capables de nous nourrir durablement. La souveraineté alimentaire, si belle en principes, mais dédaignée de peur de déranger les intérêts des actionnaires de l’alimentation industrielle, s’affichera alors comme réponse nécessaire. Mais il sera trop tard.

Covid et Souveraineté alimentaire

La souveraineté alimentaire n’a rien d’une utopie! Penser que le système agro-alimentaire globalisé puisse nous permettre d’affronter les crises prochaines du capitalisme : en voilà une façon farfelue d’anticiper l’avenir. L’Union paysanne rappelait dans une lettre adressée à Marcel Groleau (président de l’UPA) que durant l’hiver et le printemps, 40 % de ce qu’on consomme provient ou transite des États-Unis! Nous sommes loin de l’autonomie. Or, il importe de revitaliser nos campagnes, de travailler collectivement à établir des réseaux locaux de distribution alimentaire, de mettre en place un système agro-alimentaire dont les règles ne seraient plus imputées au capitalisme, mais qui plutôt serait administré par les collectivités qu’il nourrit! L’élite dirigeante, dans les instances internationales telles que l’ONU et l’OMC, a entériné le Droit à l’alimentation : qu’on se le réapproprie et qu’elle assume son hypocrisie, même si cela implique de déloger quelques individus qui font d’un besoin vital la source de leurs profits indécents.

Gérer les crises

Le COVID-19 n’est pas qu’une simple pandémie. C’est une façon de voir comment se comportent nos élites dirigeantes devant une crise planétaire; comment elles concertent leurs actions entre elles. Et lorsque j’entends qu’elles apprendront de la crise actuelle, qu’elles construiront les bases de la société de demain, je ne peux qu’être plongé dans un univers de doutes et de consternations. Depuis assez longtemps déjà, plusieurs scientifiques cherchaient à prévenir qu’une pandémie pouvait surgir, qu’il fallait s’y préparer. Les dirigeants, agents reproducteurs du capitalisme, n’ont rien fait : il faut que la machine – qui génère leurs privilèges – puisse fonctionner sans entrave. Et depuis assez longtemps déjà, nombreuses sont les voix qui s’élèvent pour annoncer l’éventualité d’un bouleversement alimentaire. S’il faut attendre de nos autorités une réaction, c’est lorsqu’on s’arrachera les quelques aliments restants que nous la constaterons peut-être.

COVID-19 dans l’œil des causes

Blogue de Jean Bédard

« Ce monde lancé comme un bolide dans sa course folle, ce monde dont nous savions tous qu’il courait à sa perte mais dont personne ne trouvait le bouton «arrêt d’urgence», cette gigantesque machine a soudainement été stoppée net. Nous voilà contraints à ne plus bouger et à ne plus rien faire » Pierre-Alain Lejeune.

Pourquoi pas en profiter pour réfléchir.

2020-03-28 07.15.27

Gabriel et moi, nous nous sommes lancés dans une série de blogues sur la crise climatique, et puis le COVID-19 est arrivé. Pour nous, c’est un autre effet d’un même monde de causes, telles les inondations, l’acidification des océans, l’extinction de nombreuses espèces… En effet, la crise climatique est essentiellement une crise de pollution : on inonde toute la communauté des vivants de molécules industrielles plus ou moins toxiques; on contamine l’air, l’eau, la terre; on y injecte des médicaments, des enzymes, des hormones, des insecticides, des herbicides, etc. Cela nous fragilise, et toute sorte de problèmes de santé s’accentuent : les allergies, les cancers, les démences et tant d’autres parmi lesquels la propagation de virus plus ou moins virulents et résistants. Depuis longtemps, les spécialistes nous avertissaient qu’un jour ou l’autre, nous aurions à affronter une pandémie dramatique.

C’est que nous jouons avec le feu.

Évidemment, des pandémies, il y en a toujours eu, mais des pandémies dans le contexte de la mondialisation et de la course effrénée pour le profit, c’est nouveau. Des pandémies, alors que la loi du profit nous pousse à la surexploitation de nous-mêmes et l’environnement, c’est nouveau. Des pandémies à l’heure où les antibiotiques nourrissent les animaux de boucherie, c’est nouveau. Une pandémie à plus de 7 milliards de personnes souvent entassées dans des mégalopoles, c’est nouveau, et c’est un peu effrayant.

Cette démographie n’est pas le fruit du hasard. L’hygiène est en cause, certes, mais il faut ajouter la surexploitation d’une grande partie de la main-d’œuvre, cela forme d’énormes poches de pauvreté où se produit justement l’explosion démographique (réflexe social inconscient de se reproduire lorsqu’on se sent menacé). Et nous savons que les épidémies sont une manière d’équilibrer les espèces. Lorsqu’une espèce est dangereusement surabondante, il faut bien faire quelque chose pour l’empêcher de détruire l’équilibre dont toute vie dépend.

Ce que nous ne voulons pas faire, nous rééquilibrer, la nature peut chercher à le faire à notre place et à sa manière. Or, seules la justice sociale, l’équité hommes-femmes et l’éducation peuvent ramener la démographie à l’état d’équilibre. C’est pourquoi il faut bien parler du déséquilibre économique, de notre mode de vie. Il faut bien nous remettre en question.

Notre mode de vie nous prédispose à de tels envahissements. C’est pourquoi, dans les trois derniers blogues, nous avons voulu situer la pandémie dans le contexte sociopolitique qui est le nôtre. On nous a fortement rabroués pour avoir ainsi relié la pandémie à la maladie du profit : « Ce n’est pas le temps de parler du capitalisme, du totalitarisme et de tous les soubassements de nos civilisations… »

Gabriel et moi sommes bien d’accord avec l’urgence d’agir, nous avons conseillé à nos lecteurs de suivre les consignes, car dans le cas d’une pandémie, il vaut mieux faire ensemble de façon coordonnée quelque chose d’utile.

Cela dit, il faut rappeler les risques de la pensée unidimensionnelle, son propre est de ne pas tenir compte de toutes les dimensions du vivant, et donc de tout l’être biologique, sociologique, écologique du vivant et cela peut nuire à l’avenir. Ce n’est pas une accusation : faire cette intégration demande un saut dans l’esprit scientifique lui-même, un saut qui est en train de se faire et qui donc, un saut qui n’est pas encore fait. Je suis convaincu que la Santé publique atténuera la catastrophe, mais en même temps, elle reste impuissante devant l’extraordinaire pollution de tout le milieu vital des plantes, des bêtes et des êtres humains. C’est pourquoi deux écologistes, un jeune, du côté de l’économie politique et, un vieux, du côté de la philosophie et du travail social se sont liés ensemble pour examiner l’enjeu global. De plus, malgré la peur et l’urgence de la situation, quelques-uns éprouvent, comme nous, le besoin de comprendre. On peut se retrancher dans sa demeure et, en même temps, réfléchir. C’est pourquoi nous poursuivons, ici, une discussion sur le sens de ce qui se passe (problème de santé compris, climat compris, extinction des espèces comprise).

Nous volions même profiter de ce que la pandémie actuelle nous place en état de grande vigilance. Tout à coup, l’ensemble de la population s’est dressé debout, a sorti de son sentiment d’impuissance, a été capable d’exiger de nos gouvernements de prendre enfin le dessus sur la course aux profits afin de sauver des vies. Dans beaucoup de pays, c’est la société civile qui a été l’accélérateur d’une action coordonnée.

Une grande leçon pour nous tous : le pouvoir n’est pas ni les armes, ni dans l’argent, ni dans les doctrines, le pouvoir est dans les consciences de tous ceux qui veulent vivre. Cette sortie de l’impuissance, j’en suis convaincu, sera notre bien le plus précieux lorsque l’épidémie se sera apaisée. Comment nos gouvernements pourront-il désormais justifier leur inaction devant le péril climatique? Comment les richissimes de ce monde pourront-ils justifier leurs deux mains dans les poches alors même que nous luttions pour notre vie? Nous nous souviendrons que nos gouvernements ont tenté quelque chose, mais pas eux.

Cependant, il nous faut aussi approfondir et consolider notre prise de conscience, creuser dans les causes de peur qu’après le COVID-19, tout redevienne aussi dangereusement normal qu’avant. Certains fumeurs changent leurs habitudes suite à un diagnostic de cancer, mais s’il n’ont pas pris toute la mesure du risque et surtout s’ils n’ont pas retrouvé un vrai goût de vivre, ils continueront comme auparavant. On doit non seulement comprendre les causes, mais découvrir pourquoi nous préférons nous tuer au travail et à la consommation pour le profit de quelques-uns plutôt que de vivre en paix avec la nature.

Les causes peuvent-elles être ailleurs que dans une certaine mentalité? Où pourrions-nous trouver les causes de notre désaccord avec la biologie et l’écologie sinon à l’intérieur de nous-mêmes et surtout entre nous, dans le monde de nos relations entre nous et avec la nature?

Le fait que combattre la maladie avec un certain succès cause bien souvent d’autres maladies, ce fait ne peut pas être écarté de la discussion, c’est la même chose que de se débarrasser d’un parasite agricole en produisant à plus long terme des parasites plus dangereux. Le fait que Bayer ait acheté Monsanto n’est peut-être pas si innocent.

Nous scruterons donc l’homme qui joue avec le feu, nous chercherons à le comprendre, car nous sentons tous, et même parfois avec une certaine fébrilité, que la conscience, lorsqu’elle voit, sort de son impuissance. Ce sont généralement les catastrophes qui ont provoqué les changements de civilisation. Nous sommes-là, debout et alertes, sur le pont où l’avenir se forme et se brise.