Comprendre la violence, son origine, les souffrances, les frustrations, la colère qu’elle transporte est sans doute la meilleure attitude de départ. Mais elle peut facilement devenir elle-même une grande violence, car ne pas se protéger, ne pas protéger l’intégrité de l’organisation, ne pas protéger les victimes réelles ou potentielles équivaut à une complicité qui donne de l’élan à la violence. Plus gravement encore, la bonté, la compassion, les qualités humaines stimulent souvent l’agresseur, car cela ajoute à sa culpabilité inconsciente, surtout si cette bonté est teintée de lâcheté.
Sur l’autre versant, il est évident que jeter de la violence sur de la violence mène à une escalade qui culmine au pire, rejeter l’agresseur ne rend service à personne. On doit tout faire pour l’accompagner dans ses prises de conscience jusqu’à une réconciliation.
Une agression n’est pas un simple conflit entre deux personnes qui ont toutes les deux leurs torts. Dans une agression, on a dépassé les petites insultes réciproques, on a dépassé une limite, il y a eu un coup de force, une trahison de la confiance unilatérale, qui a sans doute ses justifications, mais qui a entraîné une rupture de symétrie : l’un est l’agresseur, l’autre est l’agressé. Traiter l’agression à la manière d’un conflit, c’est ajouter à l’agression de l’agressé puisqu’on le traite de la même manière que l’agresseur, comme s’il avait, lui aussi à se justifier.
La réconciliation passe forcément par le cheminement de l’agresseur vers des prises de conscience, ou bien il n’y a pas de réconciliation. L’agresseur doit reconnaître ses torts, les souffrances qu’il a infligées, les conséquences de ses actes. S’il en reste à la justification, s’il n’arrive pas à prendre le point de vue de l’autre, on n’arrivera à rien. Pardonner à qui n’est pas sincèrement contrit et prêt à réparer ses torts est un acte de violence contre soi (ou contre la victime si ce n’est pas nous), contre les autres victimes lorsqu’il y en a d’autres, peut-être même contre la conscience de l’agresseur lui-même puisqu’on facilite son enfermement. Évidemment, ici, je ne parle pas du pardon intérieur qui consiste à se réconcilier avec soi-même, à se laver du tort, à se libérer de la colère, à passer à autre chose. Cela est une démarche personnelle. Ici je parle de la réconciliation relationnelle après agression.
Après la reconnaissance des torts, le processus de réparation et, seulement après le processus de réparation, le processus de réconciliation. Toutes ces étapes doivent être franchies, principalement pour libérer l’agresseur du poids inconscient de son agression et aussi parce que toute agression à une dimension sociale puisque la communauté condamne les agressions. Si, malgré les efforts de la communauté et des victimes, on n’y arrive pas, alors il faut se protéger.
La victime aussi doit faire une démarche, non pour reconnaître ses torts à elle, car cela pourrait l’amener à justifier la violence de l’autre, mais pour s’apaiser elle-même, car toute agression fait entrer une sorte de poison de la colère dont il faut se libérer. Et aussi, pour examiner s’il n’y a pas en elle une incapacité d’autodéfense bienveillante qui contribue à la violence des autres vis-à-vis d’elle, car on attaque plus facilement les personnes timorées et craintives parce que sans défense (c’est mon cas, mais de moins en moins). Comment puis-je apprendre à mieux me défendre par bienveillance, sans devenir agresseur ? Se défendre par bienveillance pour soi, mais aussi pour les autres, car ce n’est jamais une marque d’amour de confondre faiblesse et bonté, le mieux pour les autres est toujours d’enseigner le respect de soi en se respectant soi-même.
Rien de pire que d’imaginer que les cheminements de l’agresseur et de l’agressé sont symétriques et parallèles. Ce sont deux démarches différentes.
Lorsque la réconciliation ne peut se faire parce que l’agresseur n’a pas fait les prises de conscience nécessaires, on doit marquer qu’il y a eu une rupture et qu’elle n’a pas été réparée, c’est-à-dire que l’agression non reconnue a engendré une rupture de confiance non restaurée. On doit signifier à la personne qu’on prend acte de cette rupture et que donc, pour notre part, le lien est coupé. On n’exclut pas la personne, on dit à la personne qu’elle s’est exclue. Je ne trouve pas de voie plus bienveillante, plus aimante pour l’agresseur qui ne mérite jamais l’indifférence, et pour l’agressé qui ne mérite jamais d’être traité en complice de l’agression qu’il a subie.
Cette démarche m’apparaît la meilleure, surtout si on considère que l’agresseur et l’agressé ne sont pas des catégories de personnes, mais des pôles d’un événement particulier ou d’une série d’événements. L’agresseur est bien souvent une personne qui a été agressée, peut-être à répétition, qui ne sait pas trop se faire respecter et se défendre, qui refoule faute de parler au bon moment à la bonne personne, qui a accumulé des frustrations et qui explose à un moment (ce qui m’est arrivé plus d’une fois dans ma jeunesse). Alors, condamner l’agression (et non l’agresseur), indiquer que collectivement ce comportement est inacceptable, c’est lui rendre service, c’est aussi dire que lorsqu’il a été agressé dans le passé, il n’était pas coupable, il n’a pas à avoir honte d’avoir été agressé. C’est pourquoi, il faut tenter une réelle réconciliation lorsque c’est possibles et affirmer la rupture de confiance lorsque ce n’est pas possible.