La réconciliation sociale

Comprendre la violence, son origine, les souffrances, les frustrations, la colère qu’elle transporte est sans doute la meilleure attitude de départ. Mais elle peut facilement devenir elle-même une grande violence, car ne pas se protéger, ne pas protéger l’intégrité de l’organisation, ne pas protéger les victimes réelles ou potentielles équivaut à une complicité qui donne de l’élan à la violence. Plus gravement encore, la bonté, la compassion, les qualités humaines stimulent souvent l’agresseur, car cela ajoute à sa culpabilité inconsciente, surtout si cette bonté est teintée de lâcheté.

Rembrandt

Sur l’autre versant, il est évident que jeter de la violence sur de la violence mène à une escalade qui culmine au pire, rejeter l’agresseur ne rend service à personne. On doit tout faire pour l’accompagner dans ses prises de conscience jusqu’à une réconciliation.

Une agression n’est pas un simple conflit entre deux personnes qui ont toutes les deux leurs torts. Dans une agression, on a dépassé les petites insultes réciproques, on a dépassé une limite, il y a eu un coup de force, une trahison de la confiance unilatérale, qui a sans doute ses justifications, mais qui a entraîné une rupture de symétrie : l’un est l’agresseur, l’autre est l’agressé. Traiter l’agression à la manière d’un conflit, c’est ajouter à l’agression de l’agressé puisqu’on le traite de la même manière que l’agresseur, comme s’il avait, lui aussi à se justifier.

La réconciliation passe forcément par le cheminement de l’agresseur vers des prises de conscience, ou bien il n’y a pas de réconciliation. L’agresseur doit reconnaître ses torts, les souffrances qu’il a infligées, les conséquences de ses actes. S’il en reste à la justification, s’il n’arrive pas à prendre le point de vue de l’autre, on n’arrivera à rien. Pardonner à qui n’est pas sincèrement contrit et prêt à réparer ses torts est un acte de violence contre soi (ou contre la victime si ce n’est pas nous), contre les autres victimes lorsqu’il y en a d’autres, peut-être même contre la conscience de l’agresseur lui-même puisqu’on facilite son enfermement. Évidemment, ici, je ne parle pas du pardon intérieur qui consiste à se réconcilier avec soi-même, à se laver du tort, à se libérer de la colère, à passer à autre chose. Cela est une démarche personnelle. Ici je parle de la réconciliation relationnelle après agression.

Après la reconnaissance des torts, le processus de réparation et, seulement après le processus de réparation, le processus de réconciliation. Toutes ces étapes doivent être franchies, principalement pour libérer l’agresseur du poids inconscient de son agression et aussi parce que toute agression à une dimension sociale puisque la communauté condamne les agressions. Si, malgré les efforts de la communauté et des victimes, on n’y arrive pas, alors il faut se protéger.

La victime aussi doit faire une démarche, non pour reconnaître ses torts à elle, car cela pourrait l’amener à justifier la violence de l’autre, mais pour s’apaiser elle-même, car toute agression fait entrer une sorte de poison de la colère dont il faut se libérer.  Et aussi, pour examiner s’il n’y a pas en elle une incapacité d’autodéfense bienveillante qui contribue à la violence des autres vis-à-vis d’elle, car on attaque plus facilement les personnes timorées et craintives parce que sans défense (c’est mon cas, mais de moins en moins). Comment puis-je apprendre à mieux me défendre par bienveillance, sans devenir agresseur ? Se défendre par bienveillance pour soi, mais aussi pour les autres, car ce n’est jamais une marque d’amour de confondre faiblesse et bonté, le mieux pour les autres est toujours d’enseigner le respect de soi en se respectant soi-même.

Rien de pire que d’imaginer que les cheminements de l’agresseur et de l’agressé sont symétriques et parallèles. Ce sont deux démarches différentes.

Lorsque la réconciliation ne peut se faire parce que l’agresseur n’a pas fait les prises de conscience nécessaires, on doit marquer qu’il y a eu une rupture et qu’elle n’a pas été réparée, c’est-à-dire que l’agression non reconnue a engendré une rupture de confiance non restaurée. On doit signifier à la personne qu’on prend acte de cette rupture et que donc, pour notre part, le lien est coupé. On n’exclut pas la personne, on dit à la personne qu’elle s’est exclue. Je ne trouve pas de voie plus bienveillante, plus aimante pour l’agresseur qui ne mérite jamais l’indifférence, et pour l’agressé qui ne mérite jamais d’être traité en complice de l’agression qu’il a subie.

Cette démarche m’apparaît la meilleure, surtout si on considère que l’agresseur et l’agressé ne sont pas des catégories de personnes, mais des pôles d’un événement particulier ou d’une série d’événements. L’agresseur est bien souvent une personne qui a été agressée, peut-être à répétition, qui ne sait pas trop se faire respecter et se défendre, qui refoule faute de parler au bon moment à la bonne personne, qui a accumulé des frustrations et qui explose à un moment (ce qui m’est arrivé plus d’une fois dans ma jeunesse). Alors, condamner l’agression (et non l’agresseur), indiquer que collectivement ce comportement est inacceptable, c’est lui rendre service, c’est aussi dire que lorsqu’il a été agressé dans le passé, il n’était pas coupable, il n’a pas à avoir honte d’avoir été agressé. C’est pourquoi, il faut tenter une réelle réconciliation lorsque c’est possibles et affirmer la rupture de confiance lorsque ce n’est pas possible.

Violence et émancipation

Tant qu’une équipe de chiens de traîneau tire vers un but, il y a peu de violence. Le problème, c’est lorsqu’on arrive quelque part. On se dépose un moment, et ensuite, rien n’est réglé des frustrations, des rancœurs, des projections et le retournement contre les meneurs est presque assuré.

Nécessairement une entreprise est initiée par une ou deux personnes (rarement trois) qui ont « fait autorité » autour d’eux, attirant ainsi, par leurs nobles intentions, un petit groupe. Par la suite, ils sont partis à l’aventure. 

« Faire autorité » n’a rien à voir avec manipuler, manœuvrer, rechercher des privilèges, acheter l’adhésion, menacer pour obtenir une collaboration, toutes les techniques de la domination, au contraire, ces manières minent la crédibilité et empêchent justement de « faire autorité ». Plus on cherche à dominer, moins on fait autorité. Cependant, il faut bien reconnaître que plus les fondateurs ont été inspirants, plus leurs idéaux ont engendré d’enthousiasme et d’attentes, plus la colère de projection sera grande le jour de l’émancipation; non pas parce qu’ils ont été des tyrans, mais parce qu’ils paraissent difficiles à égaler, mais faciles à envier. Et ce jour arrivera dès que l’entreprise sera sur un plateau ou dans une période fragile de transition.

Ce retournement contre les fondateurs est classique. Il commence par qui a le plus besoin de s’émanciper (émanciper signifie littéralement « tuer son père », mais ce peut aussi bien signifier « tuer sa mère »). La projection des blessures d’enfance sur la « figure d’autorité » est banale. Greffées à cette projection s’enrôlent toutes les frustrations du voyage, mais aussi celles de toute une vie.

Il y a autant de frustrations dans une vie qu’il y a d’attentes. Avoir des attentes, c’est préparer l’amertume et cultiver la rancœur. Hélas, la bonne volonté des fondateurs, leur sincérité, leur enthousiasme, leur énergie ont stimulé les attentes. Il est inévitable que ces attentes se fracasseront sur la réalité : les fondateurs sont humains et le monde qui nous entoure est chargé de contraintes.

 Si vous allez voir un film avec une liste d’attentes, vous risquez la déception. Pourquoi l’auteur aurait-il voulu répondre à vos attentes? On sait que l’évaluation de la satisfaction est principalement fonction des attentes. Si un professeur, par exemple, a une réputation très positive, la satisfaction pourrait être faible parce qu’il sera très difficile pour lui d’être à la hauteur des attentes. Un service d’urgence hospitalier où le temps d’attente est très longue depuis très longtemps a tellement diminué les attentes que l’usager sera satisfait s’il obtient un service en moins de quatre heures.

Les fondateurs d’un mouvement sont de bonnes proies parce qu’ils sont facilement idéalisés comme des bons parents. Cette projection jouera contre eux pour une raison supplémentaire. Viendra le temps de l’émancipation. Après l’émerveillement du début, il y aura un temps où la personne s’épanouira, et ensuite, elle voudra se sortir du giron paternel ou maternel pour tester ses propres ailes. Et comme elle se sentira inconsciemment coupable de s’envoler, elle jettera son fiel avant de partir. Si elle ne sort pas du groupe, la situation sera pire, car elle ne pourra s’émanciper qu’en écrasant ce qui « fait autorité » chez les fondateurs pour tenter de dominer le groupe.

Dans un groupe d’intention, un autre piège s’ajoute. Les plus grandes haines viennent du principe de « chiralité » (la main droite est chirale à la main gauche, c’est-à-dire symétrique, mais inverse dans une direction), c’est l’effet miroir, tout semble pareil entre les deux mains ou entre un visage et son reflet dans un miroir, mais il y a une inversion que l’on ne perçoit pas toujours, mais qui nous jette dans l’angoisse identitaire. On pourrait dire, par exemple, que le catholicisme et le protestantisme sont chiraux, tellement proches que la différence apparaît abstraite, mais c’est justement ce qui a justifié la première guerre totale (l’épouvantable guerre de Trente Ans). L’Islam chiite et l’Islam sunnite sont probablement chiraux. Le croyant convaincu et l’incroyant tout aussi convaincu sont chiraux. Et tant d’autres exemples.  Plus on est semblables, plus l’effet de symétrie est insupportable. Dans un couple chiral, l’amour  peut se transformer en haine en un seul instant critique. Dans leurs constructions sociales, le masculin et le féminin ont quelque chose de chiral. Dans une communauté d’intention, il est fort à parier qu’on retrouve des personnes chirales vis-à-vis des fondateurs.

L’angoisse identitaire est alors exacerbée comme chez des jumeaux physiquement identiques, mais de caractères divergents. Qui suis-je devant mon miroir? Moi ou lui? Il me faut tuer un des deux. Le grave problème, c’est que si je tue l’autre, c’est un peu moi que je tue. Il n’y a pas d’autre moyen que de quitter le monde de l’image de soi pour entrer dans la source de soi. Passage très difficile. Et pourtant, c’est le passage obligé.

Dans les théories de la psychodynamique qui étudie le développement psychique, c’est probablement le passage le plus difficile. Rares sont les adultes qui ont franchi cette étape d’une identité fondée sur « je ne suis pas toi » à l’identité fondée sur « tu es mon frère ou ma soeur ». C’est sans doute pourquoi nos sociétés sont si violentes.

La sagesse de l’amour

La philosophie est l’amour (philo) de la sagesse (sophie), mais l’art de la gouvernance est une sagesse de l’amour puisqu’elle met deux principes de l’avant :

  • Les personnes et la qualité de leurs relations passent avant les résultats, car sinon on aura des résultats qui n’intéresseront personne;
  • Les finalités passent avant les moyens, car sinon, on aura des résultats inutiles, insensés ou même nuisibles.

Cependant, l’être humain est un être en développement. Il commence égocentrique pour former un premier embryon d’identité et progressivement, il s’ouvre pour enrichir cette identité. Mais aussi, on l’oublie parfois, il commence autant altruiste qu’égocentrique; combien de petits enfants sont protecteurs de leurs parents ou de leurs frères ou sœurs, souvent au détriment d’eux-mêmes. Le développement de l’équilibre entre « grossir son ego » ou « disparaître par altruisme » peut être lent et l’issu est loin d’être certain. Généralement la peur de soi et le besoin de l’autre se combattent.

Avant un minimum de maturité, l’amour est une maladie à trois virus :

  1. Premier virus : Narcisse recherche son image dans l’autre, l’attraction résulte d’une recherche de miroir. La personne tend à se vouloir dans l’autre, à rendre l’autre le plus semblable à soi ou le plus semblable à ce qui la comblerait de satisfaction, à ce qui répondrait à ses attentes ou à ses critères. Par ce virus, l’amour de moi-même est mal servi, car plus j’arrive à ma fin, plus je suis seul devant mon miroir. L’autre n’existe plus, il est derrière l’image que je veux. Cette forme de l’amour bloque mon développement et celui de l’autre. En réalité, il s’agit d’une peur de soi, car soi est une source, donc un inconnu qui ne peut se révéler que dans ce qui est autre comme la musique se révèle dans le silence. Le paradoxe du miroir, c’est que je suis une source créative, mais dans le miroir, je ne suis qu’une image. Une image est palpable et sécurisante, une source est angoissante, c’est un appel à la libération.
  2. Deuxième virus : Chronos avale ses enfants. Ici, on est attiré par une proie, quelqu’un qui peut devenir nous-mêmes par digestion et assimilation. L’un veut avaler l’autre, le faire disparaître dans son « ego ». Je n’aurai de valeur à mes propres yeux que si j’arrive à le faire mien. Mais une fois la domination faite, je suis infiniment seul, je n’ai même pas de miroir. 
  3. Troisième virus : le héros martyr se donne pour sauver l’autre. L’attraction se fait alors sur une base visant à disparaître dans l’autre. Je suis attiré par celui qui pourrait me sacrifier pour son salut. Au fond, il s’agit encore d’une peur de soi, mais ici, elle nous amène à vouloir nous identifier à un autre, à fusionner et à disparaître en lui et qu’ainsi, il cesse de souffrir ou d’être torturé par l’alcool, la dépression, la volonté de puissance… Dans cette maladie de l’amour, l’autre est en réalité mal servie, car si j’arrive à ma fin, il sera seul, pris avec un « lui-même » qui lui colle à la peau comme une plaie.

La peur de soi pousse l’amour immature vers ces trois maladies : le narcissisme, l’égoïsme assimilateur et l’altruisme de l’autosacrifice. Ces trois virus ne sont pas seulement les principaux destructeurs de couple, mais aussi, ceux du groupe.

Pourtant, l’amour porte une sagesse tout autre. Une fois la peur de soi apaiséel’amour recherche l’égalité et la réciprocité.

  • L’égalité permet d’éviter de m’instituer prédateur de l’autre ou d’instituer l’autre, prédateur de moi; au contraire, je recherche l’autre parce qu’il est autre, ce qui me motive à éviter de l’engloutir ou de me faire engloutir par lui;
  • La réciprocité permet d’éviter l’effet miroir, de découvrir l’autre, de partager le plaisir mutuel de se rencontrer. Parfois, c’est moi qui parle et toi qui écoutes, parfois c’est le contraire; parfois c’est moi qui cherche à te faire plaisir, parfois c’est toi; parfois c’est moi qui porte la plus grande charge, parfois c’est toi; parfois c’est moi qui éprouve du plaisir à ton succès, parfois c’est toi par rapport au mien… Donc notre égocentrisme sain et notre altruisme sain (sans peur de soi) trouvent un équilibre favorable au développement mutuel.

Cette sagesse de l’amour dont l’attraction sert à nous relier pour nous faire évoluer dans notre créativité est si simple et si évidente qu’elle nous fera défaut d’une manière ou d’une autre. C’est parce que tout le monde pressent que l’égalité et la réciprocité mènent au développement de soi et des autres que personne ne les pratique; sinon, on arriverait à la source de soi, or la source de soi constitue la peur fondamentale, l’angoisse première

Vaincre cette angoisse, c’est l’équivalent de passer d’image de soi à créateur de soi. C’est beaucoup. Mais justement, on peut y arriver, on doit y arriver si l’on veut entrer dans la sagesse de l’amour, que ce soit en couple ou en groupe. C’est comme traverser le mur du son. 

Ce sera un immense travail : équilibrer nos relations pour ne pas détruire ou se faire détruire. Pourtant tant que cet équilibre ne trouve pas sa place, la mission d’un groupe qui veut « changer le monde » n’avancera guère et, peut-être même, aggravera la situation du monde.

Prenons l’exemple des religions en tant qu’institution de conservation des valeurs. Elles ont généralement commencé par une grande soif d’amour. C’est bien. Mais la sagesse suit rarement, car la peur de soi vient tout déformer. Généralement, les religions utilisent le piège de l’altruisme pour rendre tout le monde semblable. Dit autrement, elles se servent d’un égocentrisme de colonisateur pour rendre les fidèles altruistes au point de servir cet égocentrisme même. 

On critique beaucoup les religions sur ce point, mais très souvent on pratique des idéologies qui procèdent du même principe : utiliser les trois virus de l’amour pour boucler l’évolution humaine dans une ritualisation de la conservation de soi : la peur pour guide plutôt que l’amour.

Pourtant, le bonheur consiste à briser le mur du son pour se féconder mutuellement dans nos forces créatrices les plus différentes et les plus mystérieuses.