Pourquoi se gouverner ensemble et que chacun participe sans oublier personne? Certainement pas pour atteindre une cible avec un seul arc et une seule flèche. Dans ce cas, le nombre de personnes n’augmente pas significativement les coups sûrs. Alors pourquoi?
Premièrement, dix archers autonomes, heureux, équilibrés, bien formés possédant chacun un arc et motivés à atteindre une cible ont bien plus de chance de toucher le but qu’un seul. Ou encore mieux, si l’on a une arbalète fixée sur un pied et qu’on encourage dix mathématiciens à étudier le problème, ils augmenteront de beaucoup la probabilité d’une réussite et surtout sa reproductibilité. Donc, le nombre peut faire la différence lorsqu’on s’y prend de la bonne manière.
Deuxièmement, poursuivre une cible complètement extérieure à nous, c’est déjà nous nier, nous exclure du succès. Tous les consommateurs sont satisfaits du service ou du produit, mais ceux qui ont fait cet exploit n’ont même pas le nécessaire pour vivre. Est-ce vraiment un succès?
Chez les êtres humains, une cible ne peut pas s’éloigner exagérément de la finalité globale : répondre à nos besoins réels en répondant aux besoins de la nature. Par exemple, produire des légumes n’est qu’un des minuscules buts en vue de cette finalité; en réalité, c’est un moyen. Et si pour atteindre ce but, on oublie la finalité, nos légumes seront des légumes de malheur, car on pourrait sacrifier l’être humain et la nature pour avaler une carotte empoisonnée.
Mais qu’est-ce qu’une finalité?
L’espace et l’air ne sont pas le but de l’oiseau, puisqu’il y baigne et que ce sont les conditions mêmes de son existence. Mais entravez-le, empêchez-le de voler pour aller chercher l’eau et la nourriture, et tout à coup l’espace et l’air sont pour lui le but le plus urgent. L’eau n’est pas le but du poisson, mais une fois le poisson dans la barque du pêcheur, ses branchies sèchent, et il se débat de toutes ses forces pour retourner à l’eau. La nature n’est pas le but de l’être humain, car il y baigne, mais enfermez-le dans un milieu totalement artificiel sans eau, ni nourriture, sans les conditions naturelles de son existence et il se débattra comme un lion pour sauver sa vie. Plus largement encore, le sens de l’existence n’est pas le but de l’être humain, car il baigne normalement dans une culture qui nourrit la valeur de son existence, mais privez-le de toute valeur et lorsque la vie ne vaudra plus rien, il deviendra suicidaire.
Il existe donc une rivière dans laquelle nous sommes plongés qui est la condition même de notre existence. Si cette condition vient à faiblir, nous la ressentons comme un besoin vital et ce besoin devient notre ultime but. La finalité ultime consiste à s’épanouir dans la rivière qui, elle-même, s’épanouit en partie, grâce à nous. C’est ainsi parce que nous participons de « quelque chose » de plus grand que nous qui nous donne l’existence (la rivière) et nous participons à l’équilibre ou au déséquilibre de cette rivière. Si cette rivière (qui est l’ensemble des conditions de notre existence) vient à nous manquer, nous ressentons l’urgence d’en faire notre but.
C’est la situation actuelle de l’humanité sur sa boule bleue.
Dans un langage de gouvernance, on dira que nous nous gouvernons dans une rivière de conditions de vie afin de nous épanouir, et nous possédons la capacité de ressentir nos besoins vitaux et nos aspirations spirituelles, de façon à nous raccrocher à la rivière au moment où nous la négligeons dangereusement.
On peut alors parler de gouvernance participative, ce qui est plus que la gouvernance partagée dans la mesure où la totalité de la rivière (qui est finalement la totalité de l’être) n’est jamais perdue de vue parce que c’est en elle que nous prenons vie et que nous nous épanouissons. Gouvernance participative parce que nous participons de ce Tout qui nous fait vivre et nous participons à ce Tout dont il faut préserver la santé.
C’est déjà une gouvernance participative lorsque relevons le défi de nous gouverner nous-mêmes plutôt que d’être gouvernés par les conditionnements sociaux qui causent justement notre rupture avec notre nature et la nature. Le premier niveau de la gouvernance participative, c’est « moi », moi dans le sens que je ne suis pas les autres, pas le résultat des conditionnements extérieurs et que je tente d’entrer dans le vivant de façon participative.
Ici, la rivière, le Tout, transcende la totalité des parties et des interactions entre les parties. C’est le Tout qui s’est participé en des parties organisées pour vivre de la participation du tout. Sans cette participation du Tout, les parties ne peuvent pas exister. Les cellules du corps sont des composantes d’un tout qu’est le corps (lui-même inséparable du Tout universel). Cependant le corps, comme totalité, a pris l’initiative de cette participation en cellules vivantes. En somme, les parties ne gouvernent pas le corps et le corps ne gouverne pas les parties, mais les parties se gouvernent dans le corps et le corps participe au gouvernement des parties.
Cette philosophie, appelée philosophie de la participation, est prégnante chez presque tous les peuples anciens autochtones (des études anthropologiques l’ont montré). Elle a aussi pris forme en Orient et en Occident comme courant minoritaire. En réalité, c’est un courant oublié mais puissant de la métaphysique universelle qui sous-tend une gouvernance non seulement partagée, mais organiquement enracinée dans la participation du Tout universel qui nous donne vie et valeur afin de participer à notre épanouissement en participant à son épanouissement.
En dehors de cette philosophie aux visages multiples, il y a partout des philosophies de la domination : soit que le Tout (Dieu ou Matière) domine et détermine totalement les parties, soit que les parties (atomes, individus) dominent et déterminent totalement le tout.
Allons un peu plus loin dans le monde des philosophies de la participation.
Le propre de la participation n’est pas de fournir un objet de foi ou de croyance, mais de donner l’expérience d’une activité que je sens à la fois mienne et au-delà de moi. Par exemple, la soif ne peut être ressentie que si j’appartiens à l’eau (au-delà de moi), que l’eau est ma condition d’existence (je suis fait de 70% d’eau), je participe de l’eau (je viens de l’eau), et parce que je participe de l’eau, je peux faire l’expérience que l’eau me manque et ensuite participer à améliorer les conditions de l’eau sur terre. Je m’épanouis dans un milieu où l’eau est devenue moi afin que l’eau s’épanouisse sur terre comme source de vie. J’éprouve l’eau comme reçue et je lui donne en retour mon travail de regénération.
Un autre exemple : l’énergie musculaire que je mets en œuvre dans mes actions appartient à mon corps (mon tout) et aussi à l’univers tout entier (le Tout); cette énergie n’est pas proprement à moi, bien que l’usage m’en soit laissé. Plus généralement, j’appartiens à tout ce qui cherche à s’épanouir en moi en vue de l’épanouissement du Tout.
C’est cette tension d’une activité participée, exercée et reçue par les individus et qui leur permet de participer à l’évolution du Tout qui fait l’essence même de la participation. Et cela est vrai pour tous les désirs, les besoins, les aspirations que peut ressentir la personne lorsqu’elle retombe sur elle-même loin du conditionnement social dominant qui cherche à la couper de son lien avec le réel dont elle vit.
Plus que cela, dans la participation, chaque élément n’est pas le résultat de la division du tout, mais au contraire, chaque partie est le Tout à l’état concentré, miniature et potentiel. Chaque cellule du corps contient les gènes de tout le corps, et dans certaines conditions, peut se transformer et redéployer le tout (par clonage, par exemple). Dans l’univers physique, l’atome peut théoriquement redéployer l’univers; en biologie, les cellules sexuelles peuvent reproduire le tout; en psychosociologie, la personne peut s’affranchir des conditionnements et redéployer une société; dans l’univers spirituel, l’intimité avec soi peut épanouir la totalité des valeurs de la conscience. Lorsque le Tout se participe, il concentre et donne forme à de petits touts spécifiques et potentiels, il leur donne des conditions particulières pour des missions particulières. D’une certaine façon, si petite soit la partie, elle est potentiellement équivalente au Tout, pourtant les deux (Tout et parties) sont totalement interdépendants. C’est pourquoi dans chaque partie, il y a un principe d’autonomie (lecture de ses besoins et de ses aspirations et capacité de les réaliser dans la rivière de la totalité) et un principe d’interdépendance.
Puisque le mot « participation » désigne toujours un acte que j’accomplis dans l’accomplissement du Tout en moi, on peut dire que la participation se prouve en s’accomplissant. Elle est un accès à l’Acte d’être dont la révélation est toujours donnée et toujours nouvelle ; elle ne cesse de m’émerveiller et me remplit d’une émotion grandiose.