Raphaël, 16 ans, secondaire quatre, raconte à sa grand-mère : « Je n’arrive pas à apprendre quelque chose avec la formule « à distance ». Je vois le professeur, mais lui, ne me voit pas. »
Pour ma part, j’enseigne à l’université en mode « asynchrone, non-présentiel », pardonnez les barbarismes. J’avais écrit dans mon plan de cours « en mode autodidacte guidé par des enregistrements », mais on a exigé que je change ma formulation. Le téléphone de Raphaël m’a bouleversé. « Voir » serait pour lui l’acte pédagogique de base de tout enseignement.
Je me suis rappelé que mon fils ne pouvait absolument pas réviser ses leçons et faire ses devoirs si je n’étais pas près de lui, à jeter un œil bienveillant, comme pour lui dire : « Tu es important à mes yeux. » Le regard avenant galvanise l’attention, donne une valeur, un sentiment d’existence. Exister pour apprendre l’emporterait sur apprendre pour exister. Ou plus justement dit : avoir une place dans l’existence d’autrui incite à vouloir se faire une place utile dans l’existence des autres, donc motive à l’étude et au travail.
Sans lien affectif suffisant, on perd le sentiment d’exister. On se perçoit objet, et dans ce cas-ci, objet d’éducation. Or un objet attend d’être déplacé, il ne se déplace pas de lui-même. Un objet d’éducation attend d’être éduqué, il ne s’attend pas à devoir apprendre. Il s’ensuit un déficit profond non seulement dans l’apprentissage, mais surtout dans le désir d’apprendre. C’est comme si, à défaut de motiver une population à faire de l’exercice physique, on attachait simplement les gens sur des tapis roulants mécanisés. Leurs jambes bougeraient juste ce qu’il faut pour ne pas tomber. Est-ce que ce serait suffisant?
Mes étudiants ont réussi l’exploit de terminer leur cours et ont eu des résultats équivalant aux années antérieures. Bravo! Je les ai placés en situation autodidacte, donc obligés de suivre les étapes, obligés d’apprendre pour réussir des examens. Ils apprennent pour ne pas tomber. Mais combien de temps tiendront-ils? Depuis la question de Raphaël, j’ai organisé des ateliers de questions sur zoom en petits groupes. Plusieurs y viennent non pas tellement pour apprendre, mais pour être vus. À travers leurs questions, ils me disent : « Regarde-moi, je réfléchis, je me pose des questions, je suis, j’existe. »