L’Art de la paix


Jean Bédard
2023

L’art commence lorsque j’ai perdu l’idée de transiger pour un bénéfice. On entre dans l’art lorsqu’on sort du commerce, car alors on découvre la valeur des êtres singuliers et irremplaçables qui sont là devant soi à tenter d’exprimer leur joie d’exister. La vache n’est plus de la viande, mais un être étonnant. Elle cesse de représenter autre chose qu’elle-même, tout à coup, elle est une présence totale, une valeur inestimable et irremplaçable.

Une œuvre d’art vise à nous révéler la valeur de chaque être singulier. Si un peintre comme Eugène Burnand réussit à nous montrer la valeur d’un Taureau dans les Alpes (1884), alors il a fait une œuvre d’art (https://www.mcba.ch/collection/taureau-dans-les-alpes-1884/). Pour un instant, ce taureau a une valeur inestimable. Par extension, plus rien n’est banal autour de nous. Alors qui ferait la guerre? La rédemption du monde se fait être par être dans le regard d’amour de l’Artiste qui nous habite.

Ce petit traité de L’Art de la paix vise à nous sortir de l’exploitation du monde pour nous saisir devant la valeur les êtres qui font ce monde.

Nous réfléchirons d’abord à ce qui mène à la guerre et ensuite à ce qui mène à la paix.

Fusain de Pierre Lussier

Guerre et paix

Pour faire la guerre, il faut canaliser la haine, rassembler la cupidité et pervertir la transcendance.

La haine. En organisant une société sur la base de l’injustice, on engendre de multiples frustrations. Elles devraient normalement se diriger contre les responsables de ces injustices, elles seront redirigées vers des ennemis ciblés. La guerre est une diversion de la colère vers une cible complètement « à côté de la coche ». La guerre est une révolution sociale détournée vers une cause politiquement inventée.

La cupidité. Pour fonder une société sur l’injustice, chaque être doit perdre sa valeur irremplaçable (sa dignité d’être humain) pour recevoir une valeur d’échange (je vaux mes revenus, je vaux mes biens). La cupidité peut alors prendre comme une mayonnaise sociale. On recherche alors des échanges totalement injustes : trente ans de travail paysan pour une heure de travail d’un PDG de GAFAM. L’économie devient l’art du pillage. La guerre arrive lorsqu’on résiste au pillage. Les armes s’ajoutent à l’argent pour imposer le vol.

On parle de guerre lorsqu’on traite celui qui se défend sur le même pied d’égalité que celui qui attaque. Sans doute la plus grande des injustices.

La guerre en Ukraine, par exemple, est une guerre contre la démocratie, contre l’humanité. Dire que c’est une guerre entre la Russie et l’Ukraine, c’est confondre un viol salaud avec un combat de boxe. 

Une fois l’attaque commencée, la défense doit être immédiate et décisive. Une grande solidarité des consciences s’organise contre l’attaque injuste et inhumaine. Sinon, c’est la grande tuerie.

Le courage de la paix

Imaginons le scénario de deux voisins. L’un d’eux commence à s’armer dans le but d’intimider ou de tuer son prochain pour élargir son territoire. L’autre s’arme contre lui. Le maire du village se dit : « Qu’ils règlent leurs différends entre eux. » Alors les trois conditions de la guerre sont assurées : l’illégitimité de l’attaquant, la légitimité de l’attaqué, et l’indifférence du reste du monde pour l’injustice la plus flagrante. 

Si au contraire, le voisin fait appel à tout le village et que tout monde se ligue pour la justice, la violence sera étouffée dans la solidarité. La paix se fait par le courage solidaire qu’entraîne l’amour de la justice. Donc, si tu ne veux pas la guerre, prépare la paix.

Depuis le néolithique, tribus, peuples, nations, empires se sont équipés d’armes pour le pillage. Et ils ont été admirés comme héros de l’histoire plutôt qu’arrêtés et emprisonnés. Aujourd’hui, armés comme nous le sommes, continuer cette histoire nous mènera à la destruction générale. 

La paix n’est pas l’absence de guerre, elle est la solidarité humaine contre l’injustice. Un travail de maturation politique titanesque. 

La paix demande l’énorme courage… 

  • de refuser tout privilège injuste;
  • d’intervenir immédiatement et solidairement lorsqu’une personne, une communauté, un peuple, un pays est attaqué;
  • de s’assurer que la défense ne soit jamais injuste, abusive ou inspirée par la vengeance.

Si par lâcheté, on détourne le regard, c’est la catastrophe.

Dans toutes les confusions de la guerre, quatre principes m’apparaissent limpides :

  • la violence est le résultat de l’inconscience morale, et même parfois d’une inconscience extraordinairement soucieuse de le rester;
  • l’autodéfense est légitime en conscience et en droit, tant qu’elle n’est pas vengeance;
  • défendre la victime exige une conscience solidaire;
  • la paix est le résultat de la conscience désillusionnée devenue collectivement soucieuse de justice. 

La paix qui suit la lâcheté collective devant une attaque est une « paix pourrie » (comme le disait Bernanos), une future guerre.

L’arrière-plan géophilosophique

Une immense plaque tectonique s’est formée après l’effondrement de l’URSS par réaction de survie. Actuellement, l’OCS (Organisation de coopération de Shanghai) vise à assurer la sécurité collective de ses adhérents : la Chine, la Russie (et plusieurs de ses satellites), l’Inde, le Pakistan et l’Iran. Elle représente plus de 50 % de la population mondiale et une puissance économique et militaire presque équivalente. Elle vise à maintenir un équilibre stratégique global favorable à l’expansion de son modèle appelé « solution chinoise ». La « solution chinoise » peut se résumer ainsi : si vous désirez une économie capable de répondre d’abord aux besoins premiers de tout le monde sans empêcher l’enrichissement sélectif de quelques-uns, il faut une planification stratégique à long terme… Pour que cela fonctionne, il faut un gouvernement fort et stable à long terme pour que l’intérêt collectif prime sur le développement personnel. Le bien collectif avant la liberté individuelle. L’État avant la personne. L’idée pourrait être bonne si la « planification » n’était pas liée par essence à la tyrannie.

Sur l’autre plaque tectonique, nous retrouvons les démocraties libérales : des pays politiquement partiellement démocratiques, mais économiquement « libéraux » (dont l’économie n’est pas démocratique, mais soumise à la loi du plus de profits possible). La libre concurrence sans planification de l’économie. La personne avant l’État. Ce modèle pourrait être sensé si la justice faisait partie de la volonté politique.

Ces deux plaques ont pour base une même vision de l’être humain et de la société. L’être humain doit être assujetti à quelques-uns, sinon, c’est l’anarchie. Mais pourquoi pas simplement rechercher la justice ?

Si la société civile ne se réveille pas, ces deux modèles fondés sur l’injustice risquent de se fracasser l’un sur l’autre en nous entraînant dans leurs pertes. 

L’enjeu ukrainien

Qui a lu même minimalement l’histoire de l’Ukraine (par exemple, à travers le roman extraordinaire de Eli Chekhman, EREV) ressent les souffrances, les déchirements, les combats plus que centenaires qui ont mené à une miraculeuse démocratie (tout aussi fragile et incomplète que les nôtres). Pour ceux qui, comme moi, habitent le Québec et le Canada depuis des générations, il est difficile de ressentir la valeur d’une démocratie. Néanmoins, il me semble qu’une partie significative de notre conscience collective perçoit l’enjeu actuel : il en va de nous que nous puissions ancrer nos démocraties assez profondément dans la conscience universelle pour qu’elles puissent maîtriser une économie de consommation et de profits qui cherche à chaque instant à la renverser.

Mais pour le moment, nous sommes rejetés en arrière, dans le siècle passé. Nous avions cru que la mondialisation de l’économie nous avait fait passer de la guerre militaire à la compétition économique. Nous connaissons le caractère impitoyable du colonialisme économique. Je ne parle pas de cela. L’interdépendance économique est normalement symétrique et réciproque. Nous espérions qu’elle nous libère des attaques à coups d’obus et de missiles parce que de telles attaques sont devenues économiquement non rentables. Personnellement, je reste convaincu qu’il s’agit d’une étape nécessaire. Je nourris peu d’illusions sur le désarmement qui ne peut, d’ailleurs, qu’être symétrique. Je serais déjà content si, dans l’équilibre des forces militaires, nous franchissions l’étape que nous avons déjà commencée : l’interdépendance économique pour contrer la guerre. Nous pourrions y arriver déjà maintenant en utilisant réellement l’arme économique. À quoi nous servirait d’avoir construit cette mondialisation si au moment où il faudrait s’en servir, nous hésitions? Nous devons impérativement couper toutes les exportations de l’attaquant et en même temps valoriser l’art et la culture russes, éviter à tout prix d’humilier un peuple. Une fois la guerre terminée, restaurer la sécurité et l’économie de l’attaquant défait dans son agression.

N’ayant pas le courage de payer le prix d’une telle rupture de lien économique, nous sommes complices d’une guerre tragique.

Le paradoxe de la paix

Augustin disait que le mal est l’absence du bien, peut-on dire que la guerre soit l’absence de la paix? Siddharta, ancien prince guerrier, en était convaincu, ce serait même l’essence du bouddhisme : fomenter la paix pour qu’il n’y ait plus de place pour la guerre. 

La paix en deux mouvements :

  • Faire entrer la paix en soi jusqu’à la quiétude parfaite produit un tel bonheur que la personne atteinte de paix perde le goût des conflits.
  • Faire entrer la paix dans une collectivité par contagion. Une tentative d’infusion lente.

La difficulté de conciliation ne vient pas de ce que la paix intérieure diffère de la paix extérieure (collective), au contraire les deux partagent les mêmes exigences :

  • faire en sorte que la vie et la conscience soient des finalités et non des moyens;
  • faire en sorte que les besoins essentiels (au contraire des besoins et des désirs conditionnés) trouvent leurs réponses en toute justice.

Pour cela, tous les besoins vitaux de toutes personnes doivent être entendus et pris en charge par la collectivité. Bref, éliminer la misère. Pas de paix sans justice. La paix n’est rien d’autre que l’accomplissement des consciences personnelles dans le bien collectif partagé.

Ce passé… devant soi.    

Tant que nous sommes grisés de fausses sécurités par les murs confortables de nos maisons, nous confondons la paix avec ce confort factice. Si un jour, une guerre me sortait de ma maison, je ressentirais l’effroi et le vertige des infinis dont la peur de la mort n’est qu’un aspect. Cela peut revitaliser en moi le besoin de solidarité et donc de justice, les deux ingrédients de la paix.

Sur ce chemin, une bifurcation des sentiments s’ouvre :

  • La panique existentielle qui nous pousse à refermer à jamais cette ouverture. Et pour ce faire, il n’y a qu’une possibilité : refermer ma conscience. Ce qui mène à la fuite en avant dans le délire collectif et le déni des conséquences.
  • La confiance existentielle qui me pousse à tenir dans l’expérience de l’infini jusqu’à la paix.

On raconte que dans sa jeunesse, le prince Siddharta doit défendre son royaume. Il gagne la guerre. La coutume veut qu’il tue le prince attaquant. Mais il ne le fait pas, il lui laisse sa vie, en se disant, nous éviterons ainsi sa vengeance. Ce n’est pas ce qui arrive, au contraire, le prince belliqueux revient en force et il massacre, torture, d’autant massivement qu’il a accru son armée. Siddharta arrive sur les lieux du massacre, il est si troublé par l’horreur causée par son erreur de jugement qu’il quitte sa femme, son enfant, son palais pour aller à la rencontre de l’infini qui l’habite et qu’il habite. Il va en ressortir Bouddha, c’est-à-dire la paix en marche.

Gandhi

Max Windisch m’a écrit : « Je viens de finir la lecture de Sur la route des grandes sagesses. Je repensais à Gandhi… Saurait-on reproduire ce genre de miracle?… Il existe une réalité hors du monde… l’unique intermédiaire par lequel le bien puisse descendre de chez elle au milieu des hommes, ce sont ceux qui ont leur attention et leur amour tournés vers elle. »

Pourquoi le seul moyen d’éradiquer la guerre est-il de produire la paix?

En physique, il existe une grande loi qu’on appelle la « thermodynamique ». On peut la traduire ainsi : construire une ville demande de la conscience, de l’attention, de l’intelligence, du travail; cessez ce travail et la ville tombe lentement en ruines. Après avoir fait quelque chose, si on ne fait rien pour l’entretenir, cette chose se dégrade par le seul passage du temps. Tous les jours, on remarque que faire du ménage est un effort, une série d’actes, alors que le désordre semble se faire tout seul.

Lorsqu’on voit la ville de Marioupol en Ukraine avant la guerre et après la guerre, on remarque que la guerre n’a fait qu’accélérer cette loi de la thermodynamique que l’on nomme « entropie ». Ce qui aurait pris deux siècles d’inaction s’est fait en quelques jours. La guerre n’est pas un acte de la conscience ni de l’attention, ce n’est pas un acte de construction, c’est un laisser-aller face aux conditionnements qui nous rendent inconscients.

La paix, au contraire, est un acte d’entretien qu’il faut refaire comme le ménage, ou l’entretien d’une ville, un travail de tous les jours contre la dégradation. Tout le monde a expérimenté que produire une solution constructive est un travail, alors que blâmer, dénigrer, partager des ouï-dire n’est qu’un laisser-aller. On a tous découvert un jour qu’entretenir la joie dans sa famille est un effort, un travail qui demande beaucoup d’attention, alors que si on laisse tomber, la tristesse, les idées sombres et l’agressivité reviennent. Le bonheur est une œuvre d’art à recommencer chaque jour. Quel amoureux ne sait pas que l’amour exige des actions, sinon, il se dégrade !

Ce qui est surprenant, ce n’est pas le fait d’attaquer un pays pour l’assujettir : la haine n’est qu’une explosion entropique suite à une dégradation morale. On peut détruire le monde par simple soumission aux conditionnements. La pollution, le réchauffement climatique sont de simples laisser-aller. Ce qui me surprend, c’est que dès que cesse la guerre, personne ne se soucie de construire la paix, au contraire on signe des traités qui d’évidence mèneront à d’autres guerres.

Qui forcera le Bloc dit « de la démocratie » et le Bloc dit « communiste » à bâtir la paix?

Dans une négociation de guerre, ce que l’attaquant a gagné, il le garde. C’est un rapport de force et non un traité de justice.

Bref, dans l’histoire d’une humanité qui tente de civiliser sa violence, nous n’avons pas encore atteint le stade d’un « État de droit » fondé sur la justice et non sur la force. La force prime toujours.

C’est là où Gandhi a voulu changer la donne. Il a rassemblé assez de conscience collective autour de son « autorité morale » pour que la volonté de justice impose à la Grande-Bretagne de libérer les Indes des injustices de la colonisation. Son « arme »: la résistance pacifique, la menace d’une désobéissance civile coordonnée à grande échelle. 

Évidemment, l’humanité n’en est pas là, la force garde le contrôle de notre monde. L’humanité est l’espoir que l’intelligence consciente finisse par transcender l’assujettissement aveugle aux armes, à l’argent et à la manipulation de masse. L’espoir est l’éveil d’une société civile capable de transcender les idéologies nationalistes, religieuses, scientistes ou patriarcales.

Un pacifiste est celui qui place la justice au-dessus de la force en sacrifiant tous les privilèges injustes qu’il tire d’une économie non libre, mais structurée pour le profit du petit nombre. Gandhi, c’est d’abord le dépouillement des biens injustes.

L’être humain devant son destin

Comme tous les êtres vivants, nos actes individuels sont liés à notre destin collectif par le retour des conséquences. Une loi qui assure à la nature d’avoir toujours le dernier mot. S’adapter ou disparaître, première loi indéfectible de la nature. Je ne connais pas une seule personne qui mettrait réellement sa main au feu pour me prouver le contraire. Pourtant, collectivement, nous continuons de garder la main au feu.

Crise climatique, extinction des espèces, épidémie, retour aux guerres brutales du vingtième siècle, rien n’y fait, nous ne bougeons pas, nous gardons le cap. Beaucoup placent leur espérance dans de fausses solutions, par exemple, de remplacer le parc des automobiles à explosion par un parc d’automobiles électriques. Qui est à ce point aveugle pour ne pas voir l’impasse?

La grande majorité des enfants de dix ou douze ans n’arrivent pas à saisir pourquoi des évidences aussi simples n’arrivent pas à prendre racine dans la tête de leurs parents.

On me demande souvent pourquoi je suis optimiste sur le long terme et pessimiste sur le court terme, pourquoi je continue à miser sur l’espèce humaine, alors que les coquerelles ont de bien meilleures chances? Je reviens toujours à la même réponse : la nature mise sur la conscience, donc je mise sur la conscience. Nous nous civiliserons par catastrophes interposées. La nature ne cède jamais le contrôle à une espèce particulière et l’humanité ne fera pas exception.

L’inconscience de la guerre

Je crois qu’on n’a pas bien mesuré l’irruption de l’inconscience comportementale que suppose une attaque invasive d’un pays contre un autre. On réagit presque toujours comme s’il s’agissait d’une démarche rationnelle comme celle d’un pilleur qui veut s’enrichir. Une telle attaque est plus proche du viol que du vol, elle est un acte, non de colère, mais de mépris et de haine. 

La victime est bien obligée de se défendre. Et alors une rhétorique d’égalisation apparaît : le mot « guerre » devient un terme générique par lequel l’attaquant et l’attaqué sont convertis en belligérants, en deux adversaires moralement égaux. 

Cependant, l’attaque est un comportement de haine accumulée, organisée, intentionnelle, mais mue par des forces inconscientes et stratégiques. Pour le comprendre, il faut revenir à ce qu’est la conscience, un bien grand mystère qui comporte au moins six dimensions :

  1. L’intelligence des finalités avant la rationalité des moyens;
  2. La perception relative de soi dans la totalité et le bien commun; 
  3. Le rapport existentiel d’interdépendance propre à l’appartenance à un tout, bien supérieur à soi;
  4. L’intelligence réflexive et l’appréhension des conséquences; 
  5. La perception de la valeur des êtres; 
  6. L’intuition de ce qui se passe dans notre inconscient personnel et collectif.

Si l’attaque invasive d’une violence illimitée est un acte de haine qui vient des souterrains de l’être humain, la défense, elle, se doit d’être un acte de la conscience. Elle ne vise pas seulement à se protéger soi-même, mais surtout, elle vise à faire voir que l’attaquant constitue un danger global contre la conscience et contre l’ordre moral du monde.

Pour l’humanité, c’est une très grande occasion de devenir meilleure. Toutes les anciennes techniques d’autodéfense sont fondées sur la différence morale entre l’attaquant et l’attaqué. C’est pourquoi, tous ceux qui se sentent consciemment concernés par la justice doivent se tourner vers l’attaqué pour l’aider dans sa défense, forcément énergique et pourtant sans haine.

La démocratie en danger

Je soutiens que la guerre est un produit de l’inconscient, un refoulement qui a mal tourné, et encore plus précisément, une perversion. 

J’ai défini la conscience comme l’organe de l’intuition, de la perception de soi, de l’intelligence des finalités, du jugement éthique et esthétique (si souvent en contradiction avec la morale et la beauté supposées des modèles sociaux). Si telle est la conscience, l’inconscience est son en deçà, c’est-à-dire le lieu des conditionnements sociaux, des interdits et des prescriptions inculquées, des automatismes, donc du « surmoi », mais aussi le lieu du refoulement, le lieu de ce que l’on ne veut pas voir.

Par exemple, l’interdit de la sexualité mène au refoulement, mais la sexualité reste et se renforce par le refoulement. Plus la culpabilité est forte, plus la sexualité sera une sorte d’explosion qui renforcera la culpabilité jusqu’à la haine de soi. Mais celui qui se trouve laid hait les êtres beaux. Celui qui se trouve coupable haït les êtres innocents. L’enfant, la jeune fille sont des symboles d’innocence. L’impulsion sexuelle est maintenant pervertie, orientée vers la haine des symboles d’innocence que le pervers veut souiller.

Cela s’applique aussi à la tyrannie contre la justice. 

La démocratie est un mouvement de la conscience vers la participation de tous au bien commun partagé équitablement : l’éducation de tous à l’exercice responsable de la liberté, l’ensemble des conditions de vie accessibles à tous (air respirable, eau potable, nourriture, logement, soins de santé), une justice indépendante des revenus et des partis politiques, une égalité politique, économique, sociale, indépendante des sexes, de la race, de la religion, etc. Il n’y a pas encore d’État qui soit démocratique, mais certains États se sont avancés vers la démocratie, poussés par des mouvements sociaux persistants, éclairés et tenaces.

La dictature est une perversion de la démocratie, une haine de la liberté et de la justice.

Violence et solidarité

Il me semble à propos de rappeler les quatre niveaux de responsabilité que Karl Jasper distingue à propos du génocide des Juifs que l’humanité n’a jamais été capable de digérer : criminel, politique, moral et métaphysique. 

  • La responsabilité criminelle concerne les actes directement criminels : tuer, torturer, violer…;
  • La responsabilité politique vient des citoyens qui restent passifs devant leurs gouvernants explicitement ou implicitement criminels; 
  • La responsabilité morale dépend de la conscience des personnes : plus nous sommes conscients, plus nous nous sentons responsables, alors que le plus souvent, les coupables ne se sentent pas responsables; 
  • La responsabilité métaphysique est en fait une brisure de solidarité dans le tissu de l’humanité, le préjugé pourtant insoutenable qu’une injustice survenant à quelqu’un d’autre ne puisse jamais nous atteindre. 

Or, toute violence comporte un acteur du crime, une complicité politique, une conscience morale endormie et surtout, une rupture de la solidarité humaine.

Et cela est vrai pour toute violence qui saute aux yeux, que ce soit auprès des autochtones, des femmes, des homosexuels, de l’extrême pauvreté, etc. La violence est d’abord le signe de la faiblesse du tissu de la solidarité humane. L’écologie en est certainement la preuve incontestable. 

Lorsqu’on comprendra qu’il faut inverser l’idée que nous nous faisons de la causalité du mal, lorsqu’on verra que le criminel est un acteur presque inconscient de ce qu’il fait parce que l’humanité (qui vit en chacun de nous) ne se sent pas assez responsable de sa propre intégrité, ce jour-là, guerres, misère et pollution seront du passé. 

Bonheur et barbarie

La grande question des philosophes du XXe siècle peut s’exprimer ainsi : pourquoi l’humanité au moment même où elle s’est mise à disposer des moyens matériels du bonheur a-t-elle choisi la voie du malheur et de la destruction? Plus concrètement : Un peu de justice sociale et tous les êtres humains pourraient être logés, nourris, éduqués… Mais les privilégiés préfèrent leurs privilèges à la justice, même si l’injustice, chaque fois, finit par détruire leurs privilèges.

Des dizaines de réponses ont été données. Voici celle qui m’a le plus interpellé : la raison technique qui nous a donné la possibilité de répondre à nos besoins physiques, éducatifs et sociaux s’est faite au prix de l’aliénation de notre conscience capable de percevoir les finalités de la vie. Qu’est-ce que cela veut dire? 

Pour nous consacrer presque exclusivement au développement technique, il fallait sacrifier notre raison d’être qui consiste à nous percevoir comme finalité et non comme moyen. Prenons l’exemple le plus simple, l’aliénation de la science. La science a été développée pour répondre à un être humain qui ressent du bonheur à connaître. Par la technique, la connaissance a été détournée de sa finalité, elle n’est plus qu’un moyen : tout à coup, connaître fait de nous une main-d’œuvre spécialisée. De finalité, nous sommes passés à moyen. Nous pourrions prendre plusieurs autres finalités : vibrer à la musique, ressentir le goût de la justice, aimer… Être une finalité, c’est devenir sujet de musique, de justice, d’amour… Le bonheur consiste à vibrer dans l’épanouissement de nos possibilités. Tout cela était accessible dès le début du XXesiècle, mais par le processus même de la technicisation et de l’industrialisation, nous sommes devenus des outils jetables après usage. Même l’idée de la justice sociale s’est transformée avec la révolution industrielle. Justice sociale n’est plus la possibilité de jouir de la vie, mais le droit au travail salarié (devenir un moyen de profit).

Ces aliénations de notre humanité ont donné tout le carburant nécessaire pour gonfler le pouvoir des hommes les plus aliénés d’entre tous : ceux dont le vide intérieur les pousse à s’accaparer de privilèges qui leur donnent l’impression d’être au-dessus des autres. 

Dans ces conditions, qui peut résister à se faire serviteur de ces grands barbares? 

La valeur de la paix

Qu’est-ce qu’une valeur? Ce n’est ni un objet social qu’on peut décrire par un mot ni un concept, c’est une aspiration ressentie dans la conscience, un désir profond qui concerne tout le monde. Les valeurs ne vivent pas isolément les unes des autres, au contraire, elles forment le réseau même de notre humanité.

La guerre n’est pas une valeur, la paix en est une, mais c’est une valeur uniquement accessible à celui qui accorde de la valeur à chaque être vivant. Toute valeur comme la paix, la justice, la bonté, la beauté ne peut vivre que chez ceux qui ont découvert la valeur des êtres, des êtres humains, mais plus largement de chaque être réel rencontré.

On sait que Heidegger a soutenu le nazisme. En 1928, dans sa leçon inaugurale à l’université de Fribourg, il lançait : « Le Néant est originellement présent à l’intérieur de l’Être. Cette contradiction brise définitivement l’entendement. Jamais la philosophie ne peut être mesurée à la mesure de l’Idée. Il faut tourner le dos à l’héritage de la raison… » De mon point de vue, Heidegger venait de fonder le nazisme qui n’est rien d’autre que la Volonté de Puissance l’emportant sur la déconfiture de la raison. 

Heidegger fait une grave erreur de logique et ensuite il affirme que la logique ne peut rien fonder. Non seulement cette distorsion cognitive laisse la volonté de puissance libre de tout dévaster, elle l’encourage. Heidegger lance l’angoisse à l’assaut de l’esprit par l’intermédiaire de la force. La force à en devenir fou.

Ce qui reste de cette perversion profonde est présent dans notre culture comme l’air que nous respirons, cela consiste à affirmer que toute valeur n’est qu’une opinion et que toutes les opinions se valent puisqu’il n’y a aucun fondement.

Il faut que cela cesse. La justice est le résultat de l’exercice de la raison orientée vers des finalités évidentes pour une conscience qui voit les conséquences de l’injustice, parce qu’elle ressent la souffrance des autres puisqu’elle en a découvert la valeur.

La paix: l’accomplissement de la justice

J’ai dit que la paix est une valeur, mais qu’elle dépend de la justice, et que toute valeur dépend de la valeur qu’on accorde aux êtres dès qu’on les découvre. Si je vais chez le maraîcher du village et que je réalise une transaction vraiment satisfaisante pour lui, pour moi et pour notre relation, cela procure une joie en moi, en lui et entre nous qui assure la bonne entente à long terme qu’on appelle la paix. Si la transaction est injuste, qu’elle me donne plus qu’elle lui donne, c’est déjà le début d’une petite guerre.

Dans une société où pratiquement aucune opération économique ne vise la justice, mais l’avantage de l’un sur l’autre, l’accumulation des petites guerres est simplement inévitable. Un jour, c’est la révolte intranationale qui, bien souvent, ne peut être repoussée que par une guerre internationale (tous unis contre l’ennemi).

La grande difficulté est de passer du système qui nous rend malheureux parce que notre bien-être dépend de la misère de l’autre (et donc je sens que je suis assis sur un volcan), à un système qui rend heureux, en paix avec soi et avec les autres. Bref comment me vêtir, me nourrir, me construire en toute justice? Acheter à proximité n’est pas une solution en soi, il faut aller à la ferme et s’assurer que l’agriculteur vive aussi bien que moi. Son bonheur sera le mien.  La paix est un accomplissement collectif résultant de la justice.

Premières lueurs de l’aube

Avant la Première Guerre mondiale, il régnait une atmosphère étrange : le sentiment que le continent européen, dans son entier, avait besoin d’une purge, d’un énorme rituel purgatif nécessaire au « redressement moral ». Par « redressement moral », on entendait essentiellement affermir encore plus les valeurs de la « virilité » : force, obstination, sacrifice, flegme devant les massacres et devant sa propre mort et une certaine vénération pour la pratique du viol. Pour une purge, c’en fut une.

Arriva Hitler, la « virilité » dans son pire, la Deuxième Guerre et ses atrocités si monstrueuses qu’elle nous a entraînés dans un immense refoulement traumatique. Sur ce refoulement s’éleva la guerre froide, non par un retour du bon sens, mais par le fait de la « bombe totale ». Il fallait transférer la guerre et le colonialisme dans le monde économique. Dans cette guerre froide, l’URSS dut rendre les armes en 1990, ce qui entraîna les États-Unis au paroxysme de l’extase du coq dont ils ne sont jamais sortis (fanatisme religieux, tueries de masse, contrôle du corps des femmes, racisme, pornographie…). Peut-on être surpris que d’autres coqs (russe, chinois, turque…) soutiennent aujourd’hui le défi?

Bref, nous sommes en état de guerre chronique, quand elle n’est pas militaire, elle est économique. Elle accélère la crise écologique et l’inégalité sociale.

Si la guerre est devenue chronique dans l’histoire de l’humanité, c’est qu’il n’y a pas eu d’histoire de l’humanité, mais uniquement l’histoire de la « virilité » entendue comme la peur inversée de la mort. 

La force, associée à une idée débile de la « virilité », n’est jamais que l’injustice. Nous ne sommes pas à une croisée des chemins, mais engagés dans un goulot d’étranglement. L’humanité qui traversera le filtre ne sera plus la même.

L’école de l’harmonie

Dans la nature, il y a combat et collaboration, diversification et équilibre, accord et désaccord, complexité et simplicité, toutes les oppositions y sont, mais nous sommes loin du chaos, au contraire, il s’y développe une harmonie dans chaque singularité et dans toutes les totalités. L’harmonie n’est ni l’ordre ni le désordre, mais une sorte d’agencement dynamique évolutif qui peut à tout moment dégénérer. Si vous avez un minimum d’expérience en peinture, en musique, en poésie, en jardinage, vous connaissez la difficulté que représente l’harmonie, par exemple : dans un jardin, lorsque les doryphores (communément appelés « bibittes à patates ») détruisent totalement les plants de patates dont, pourtant, leur vie dépend, il y a perte d’harmonie temporairement. La diversité des patates retarde les invasions. La nature reprend sans cesse le chemin de l’harmonie.

Une fois qu’il a terminé sa rupture avec la nature, l’être humain devient le doryphore de son environnement. Ce n’est pas un hasard, c’est la loi de l’entropie : dès qu’on relâche l’effort de l’harmonie, c’est la guerre. La guerre est la simple dégénérescence de l’harmonie. Elle vient presque toujours d’une tentative d’ordonnance forcée en vue de rendre semblables les fidèles, les citoyens, les patriotes, les partisans… Ce qui entraîne la polarisation sociale, la division interne, l’amour du semblable et la haine de l’étranger. L’harmonie est le contraire de l’uniformité comme elle est le contraire de l’ordre en petits carrés bien découpés. 

Initiative rare au milieu des combats israélo-palestiniens, une école mixte arabohébraïque a été fondée en 1997 (école Main dans la main) à Jérusalem en pleine zone de friction entre le territoire arabe et le territoire juif. Le bruit des mitraillettes et des bombes ne décourage pas l’extraordinaire équipe qui y travaille à l’harmonie, c’est-à-dire à la paix. Donc, pas de religion commune, pas de croyances communes, pas de langue unique, pas de culture supérieure, car cela mène inévitablement à la guerre. Au contraire, on propose l’acceptation des différences et même des oppositions, des discussions et même des disputes (verbales), car, justement, il faut sans cesse travailler à l’harmonie et non à l’aplatissement des différences et des différends.

L’école applique le principe de mixité Arabes/Juifs et hommes/femmes à tous les échelons, une démocratie bicéphale, collégiale et décentralisée, l’apprentissage des deux langues, la discussion ouverte, l’effort de compréhension, de complémentarité, de collaboration. Les cours d’histoire ne sont ni proArabes ni projuives, on enseigne les faits, les différents points de vue, les contradictions entre historiens… Les sciences et les arts sont les deux pieds de la démarche de l’esprit. Apprendre à reconnaître ce que l’on ne sait pas, ce qui ne peut pas être l’objet d’un savoir, mais seulement d’une expérience intérieure permet de combattre le fanatisme de la raison autant que le fanatisme de le la perte de la raison.

La paix dans le monde ne pourra pas se faire autrement que par de telles initiatives.

Gorbatchev n’est plus

Dans les années 1990, Michaïl Gorbatchev cherchait à sauver l’URSS de la faillite par des traités économiques et de désarmement avec l’Europe et les États-Unis. Ronald Reagan en a profité pour le faire danser, le mettre à genoux juste pour le plaisir d’amuser son électorat. L’URSS s’est disloquée au grand plaisir d’une certaine Amérique qui en a abusé sans la moindre honte. Durant ce même temps, la Chine ouvrait son marché aux investisseurs étrangers et partait à la conquête économique du monde avec son immense bassin de petits salariés aux très petits salaires. Aussi bien dire que le capitalisme perdait toute opposition et devenait le modèle unique. Mais quel « capitalisme »?

Ce « capitalisme » est aussi loin des principes du libre marché que le communisme russe et chinois peut l’être des principes du communisme. En réalité, il n’y a, actuellement, qu’un seul système : le « capitalisme » des oligarques qui se développe à l’infini.

Aujourd’hui, après la révolution industrielle et la révolution russe, on peut dire que ni le communisme ni le capitalisme n’ont vraiment existé. Partout, les multimilliardaires prennent le contrôle des armes, des banques et des médias. Ils capturent l’imaginaire populaire pour maîtriser totalement les démocraties aussi bien que les dictatures.

Dans ces conditions, comment redresser la « machine »? C’est la fuite en avant : s’il ne pleut pas, on cherche à voler la pluie qui irait tomber sur le pays voisin; s’il fait trop chaud pour respirer, on ajoute des climatiseurs; si les automobiles polluent trop par kilomètre de route, on les remplace par des voitures électriques qui feront un peu plus de kilomètres pour arriver au même résultat. Toujours des solutions qui grossissent le problème. 

Pourtant, le 21 janvier 1990, stimulée par la présence de Gorbatchev au Kremlin, la population ukrainienne a formé une chaîne humaine de 500 kilomètres reliant Kiev à Lvov, une chaîne souvent large de trois rangs : une protestation contre l’emprise des oligarques sur la vie de leur pays. Aujourd’hui, cette chaîne humaine devrait faire au moins quatre fois le tour de la terre. Nous devons reprendre la route de la justice. Il nous faut cesser de consacrer notre vie à élever au-dessus de nos têtes des milliardaires qui sont fous d’eux-mêmes. 

En 1994, Maurice Strong (président du Sommet de la Terre) a relancé le processus d’élaboration de la Charte de la Terredes Nations-Unies, en tant qu’initiative de la société civile. 

C’est un héritage inestimable dont voici les principaux principes :

I. Respect et protection de la communauté des vivants

Respecter la Terre et toute forme de vie. Prendre soin de la communauté des êtres vivants avec compréhension, compassion et amour. Bâtir des sociétés démocratiques, justes, participatives et pacifiques. Préserver la richesse et la beauté de la Terre pour les générations présentes et futures.

II. Intégrité écologique

Protéger et rétablir l’intégrité des écosystèmes de la Terre. Empêcher les dommages causés à l’environnement. Adopter des modes de production et de consommation qui préservent les capacités régénératrices de la Terre, les droits de l’homme et le bien-être commun. 

III. Justice sociale et économique

Éradiquer la pauvreté économique, sociale et environnementale. S’assurer que les activités économiques et les institutions à tous les niveaux favorisent le développement humain. Affirmer l’égalité et l’équité des genres comme condition préalable au développement. Défendre le droit de tous les êtres humains, sans discrimination, à un environnement naturel et social favorisant la dignité humaine, la santé physique et le bien-être spirituel, en portant une attention particulière aux droits des peuples indigènes et des minorités.

IV. Démocratie, non-violence, et paix

Renforcer les institutions démocratiques à tous les niveaux. Intégrer au système d’éducation formelle et à la formation continue les connaissances, les valeurs et les compétences nécessaires à un mode de vie écologique. Promouvoir une culture de tolérance, de non-violence et de paix.

Les GAFAM

Les médias de l’information sont maintenant scindés en deux systèmes d’information disjoints : l’un cherchant à informer la population pour permettre la démocratie; l’autre cherchant explicitement à manipuler l’information pour ruiner les démocraties. Bref, les deux valeurs fondamentales (vérité et réalité) sont maintenant minées à la source. 

Le rejet d’une constitution démocratique par le Chili, la simple possibilité de l’élection d’un Bolsonaro au Brésil, la popularité de Trump aux États-Unis, le maintien d’Erdogan en Turquie, la dictature de Bachar el-Assad en Syrie, etc., dans tous les cas, on voit bien qu’une partie significative des populations est à ce point manipulée, qu’il est facile de la séquestrer dans un système parallèle fondé sur le mépris de la réalité et de la vérité. 

La démocratie est loin d’être acquise, ce n’est qu’une tentative très récente et très fragile pour favoriser la paix interne d’un pays en tentant de limiter l’injustice. L’avancée du web devait aider les démocraties. Mais sa prise de contrôle par des oligarques (les GAFAM) a changé la donne. Ils ont volontairement inventé des algorithmes visant la manipulation et la polarisation des opinions. Cela leur a permis de séquestrer la partie la plus manipulable de la population pour l’utiliser à des fins de déstabilisation des démocraties.

Les algorithmes inventés pour manipuler la population sont basés sur la volupté de la soumission

S’abandonner à une impulsion, une sensation, un psychotrope, une distraction, n’est-ce pas l’essence du plaisir! Le plaisir n’est-il pas une certaine soumission! Déjà notre famille nous a appris qu’il est plus facile et plus doux de se soumettre que de se rebeller, la récompense affective vaut mieux que la punition. Les religions ont su cultiver le plaisir de la soumission, de l’adoration, et même du sacrifice. C’est un énorme défi que de lutter contre des conditionnements et tellement plus agréable de s’y soumettre. S’ajoute la volupté d’appartenir à un groupe, à une foule, à un peuple. 

La joie est réservée à celles et ceux qui montent la montagne de leurs aspirations souvent à contresens des chemins fréquentés. Le plaisir est pour la descente dans le sillon des impulsions ou des conditionnements, le résultat d’une certaine suspension de notre conscience, de notre sens critique et de notre volonté.

Évidemment la peur du rejet de la tribu fait partie de la motivation. Le loup qui veut quitter la meute doit faire face à la forêt, trouver seul sa nourriture, affronter tous les dangers… La plupart du temps, c’est la meute elle-même qui risque de l’attaquer. L’angoisse séculaire de la solitude nous refoule dans la sphère du contrôle social.

Dans cette glissade du plaisir et de la lâcheté, il arrive un moment où on se sait manipulé. Évidemment, on ne se l’avoue pas, mais on goûte la volupté de ne pas décider. Acheter en faisant du lèche-vitrine, ou après avoir surfé sur le web fait partie de cet abandon.

Les GAFAM (Google, Appel, Facebook (Méta), Amazon, Microsoft) ont réussi le tour de force d’élever au-dessus du pouvoir des États (démocratique ou dictatorial, qu’importe) une puissance mondiale de structuration des sociétés par algorithmes souterrains : partages de contenus fondés sur le réflexe du perroquet, recherche de « like » à des fins narcissiques, vitesse de réitération des opinions, consommation impulsive, vente de données à des fins commerciales ou politiques… L’essentiel vient de l’illusion de décider (microdécisions) sur un échiquier comportemental prédéfini, c’est comme entrer dans une grande machine à nous programmer.

Leurs chiffres d’affaires dépassent déjà 10 000 milliards de dollars américains (6 fois le PIB du Canada). De semblables puissances couvrent la Chine, d’autres, la Russie, séquestrant le monde en trois plaques apparemment indépendantes entre elles, mais fondées sur le même pouvoir suprême de manipulation.

Les nations ne sont plus qu’un rêve. Oui, les pouvoirs nationaux se servent de ces superpuissances structurantes pour leur propre contrôle social, mais pour s’en servir, ils doivent les nourrir. Oui, les pouvoirs nationaux achètent des données, mais eux, les GAFAM de ce monde, les recueillent, les contrôlent, les vendent.

À vue d’œil, il est trop tard, le parasite a conquis les empires d’Occident, du Moyen-Orient et d’Orient. Non seulement il ne nous sauvera pas du drame écologique, mais il nous y précipite. Déjà le groupe GAFAM à lui seul produit 4% des gaz à effet de serre, et il devrait atteindre 8% dans peu de temps, nous disent les experts. Mais surtout, l’ensemble de ces groupes de géants nous emprisonnent dans deux grandes illusions : la « démocratisation » des opinions et la « libération » de la réalité. Disparaître dans la planète imaginaire de milliardaires illuminés.

Essayez de transmettre des textes de fonds, des informations solides, des questions qui éveillent la conscience à travers le web, et vous verrez jusqu’à quel point le web est séquestré par des algorithmes d’abêtissement.

Pourtant la conscience finira par transcender la manipulation de masse, parce qu’elle apporte une joie mille fois au-dessus du plaisir de la soumission et de l’errance, la joie d’être présent et de se sentir réel.

Haïti, notre avenir possible

Radio-Canada internationale écrivait sur son site web (https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1919379/onu-haiti-alarme-desespoir-violence):

« Pillages, pénurie de tout, hôpitaux fermés… Des responsables de l’ONU ont décrit lundi une situation de « désespoir » humanitaire en Haïti […] Des manifestations, des barrages routiers et des scènes de pillage traversent le pays […] Haïti a malheureusement atteint un nouveau degré de désespoir, a déclaré Valerie Guarnieri, directrice exécutive adjointe du Programme alimentaire mondial (PAM). Alors que le prix du panier alimentaire moyen a grimpé de 52 % en un an, nous nous attendons à ce que la sécurité alimentaire se détériore encore cette année […] Le travail des humanitaires est de plus en plus dangereux. L’ONU a d’ailleurs décidé d’évacuer son personnel non essentiel […] Une crise économique, une crise des gangs et une crise politique ont convergé pour créer une catastrophe humanitaire […] L’état de siège depuis plus d’une semaine du terminal pétrolier de Varreux, le plus important du pays, bloqué par des gangs, a créé une pénurie à travers le pays et conduit à la fermeture d’hôpitaux[…] Le Conseil de sécurité avait adopté une résolution demandant aux États membres de l’ONU d’interdire le transfert d’armes légères aux gangs sévissant en Haïti, sans aller jusqu’à décider d’un embargo[…] Si la violence des gangs n’est pas stoppée, il ne sera pas possible de stabiliser le pays […] L’ONU estime qu’au moins 1,5 million de personnes ont été directement impactées par les récentes violences des gangs, a souligné Helen La Lime. Avec les violences basées sur le genre, et en particulier le viol, utilisées de façon systématique. »

Ce scénario du désespoir et de l’anarchie (dans le pire sens du mot) est déterministe, il permet de voir ce que sera n’importe quel avenir de n’importe quel pays à partir du moment où sa gouvernance (quel soit de constitution démocratique ou autoritaire) a perdu toute crédibilité. Aucune gouvernance n’est possible sous l’égide unique de la répression, de l’inégalité sociale extrême et de la manipulation de masse. 

Lorsque la confiance atteint le point zéro, que l’anomie sociale touche son point de rupture et que la population n’a plus rien à perdre, c’est la désorganisation, c’est-à-dire la loi des armes individuelles ou de gangs. La montée de l’extrême droite populiste est un signe avant-coureur, car elle démontre la réactivité d’une partie importante de la population devenue totalement manipulable.

Arrivée à « l’état d’Haïti », comment la population (et n’importe quelle population) divisée en factions et retournée contre elle-même peut-elle établir une démocratie d’avenir?

La paix climatique

Selon une étude publiée dans la revue Science, 2022, un réchauffement de la planète au-delà de 1,5 °C devrait déclencher au moins 5 « points de bascule » climatiques, c’est-à-dire des réactions en chaîne menant à des réorganisations brutales et irréversibles du système climatique global qui le rendra chaotique et désastreux. Or, on atteindra probablement ce résultat en moins de 20 ans, puisque rien n’est prévu dans l’immédiat pour freiner les émissions de gaz à effet de serre.

Deux de ces points de bascule concernent l’Arctique, l’Antarctique et le Groenland : (1) le dégel brutal du pergélisol et (2) la réduction drastique du transfert de chaleur dans la mer du Labrador. Ces deux faits vont accélérer le réchauffement et surtout, nous en faire perdre le contrôle. À supposer que la trajectoire du réchauffement suive une courbe similaire à des réchauffements climatiques anciens (avant l’existence de l’homme), les mers devraient monter de 10 mètres dans un horizon temporel difficile à prédire. Cela accélérerait l’aggravation déjà marquée des tempêtes et de la mousson. On estimait les seuils de déclenchement de ces points de bascule dans une fourchette de 3 à 5 °C de réchauffement, or, les progrès dans les observations et les modélisations du climat, ainsi que dans la reconstitution des climats passés ont drastiquement abaissé cette évaluation.

Bref, nous avons vingt ans pour changer drastiquement nos comportements. Pendant ce temps, les grandes plaques de décisions, États-Unis, Chine et Russie sont fortement menacées d’instabilité interne, instabilité provoquée par le clivage social, lui-même précipité par les géants de l’information qui manipulent les algorithmes informationnels.

Comment espérer! Les premières lueurs de l’aube ne sont peut-être pas encore visibles, mais les oiseaux du matin commencent à chanter (les professeurs d’espoir). À un moment de tension sans doute imprévisible, les consciences personnelles entrent dans un état de lucidité positive (conscience des issues). 

La conscience a pour propre de percevoir les deux dimensions du temps : 

  • Le temps qui va des causes aux conséquences, donc, du passé vers le futur. Cette dimension est déterministe, on peut l’analyser par la science des prévisions; 
  • Le temps qui va des actions aux résultats, donc du futur vers le passé en changeant les trajectoires. Cette dimension est politique au sens propre du terme. 

À la charnière du temps politique et du temps déterministe, on retrouve des personnes affranchies des conditionnements sociaux et pouvant jouer un rôle d’alarme et d’orientation, un rôle politique. Des agents de transformation.

Approfondissons cette liberté propre à la paix.

Liberté et démocratie

« Notre monde est abîmé par la guerre, frappé par le chaos climatique, meurtri par la haine, couvert de honte par la pauvreté et les inégalités » Antonio Guterres, 2022, Assemblée annuelle des Nations Unies

On ne peut pas avoir la paix, ni la réclamer, ni la donner, ni la promettre, ni l’imposer, ni en faire un traité signé, ce n’est pas un droit ni un pouvoir d’État. Elle ne peut descendre d’un pouvoir, elle n’est dans le pouvoir de personne, elle est le fruit d’un travail extrême contre nos tendances à la soumission et pour s’approcher de soi et des autres, un travail personnel et collectif.

Un problème inquiète : un fusil tue en une seconde un artiste, un saint, un sage, un pacifiste, un acteur de changement qui a travaillé sa vie entière à la paix. Quelques colonisateurs détruisent en quelques années une culture pacifique multimillénaire. L’économie sauvage peut jeter dans l’extrême pauvreté des peuples entiers. Les algorithmes de manipulation par ordinateurs peuvent ruiner en une année un travail d’éducation de longue date. On pourrait réussir à implanter dans le web un métavers capable de séquestrer le tiers de l’humanité hors de la réalité. Bref, la violence, le marché débridé, la manipulation des consciences l’emportent toujours sur l’effort de paix et de fraternité. Où est l’espoir?

La noosphère est, pour Pierre Teilhard de Chardin et Vladimir Vernadski, la « nappe » psychique qui se surajoute à la biosphère dans l’évolution. Pour eux, l’espérance de la paix par la formation d’une humanité planétaire.

En effet, on pourrait imaginer l’humanité en voie de « planétisation ». Mais je pense personnellement qu’il appartient à chaque conscience de s’échapper (toujours partiellement) des déterminismes des conditionnements de la société. Sinon, on pourrait se voir emporter par quelque chose qui nous sauvera des conséquences de nos actions et de nos réactions de masse. Or c’est loin de ce que l’on voit. L’inconscience ou, plus précisément, la soumission à l’inconscience des conditionnements nous emporte vers la guerre, la maltraitance de la nature et le malheur. 

Néanmoins, si on voit la noosphère comme la sphère de la liberté pouvant mener à une éthique nous permettant de transcender la supposée « loi du plus fort » qui n’est pas dans la nature, mais dans nos sociétés fondées sur l’injustice, alors oui! chaque libération et chaque œuvre créatrice engendrent une culture de la liberté dans nos cultures de la soumission et peu à peu, personne par personne, œuvre par œuvre, la noosphère se développe.

La conscience, se libérant des déterminations et des conditionnements de l’inconscience, tisse progressivement une réelle noosphère, une fraternité qui, loin d’être assurée par des « lois » qui nous transcendent, est inspirée par un désir de liberté, de créativité et de relations significatives. 

La conscience est « incorruptible », toujours capable de liberté. Bref, de mon point de vue, la noosphère n’est pas le produit d’une évolution qui nous emporte, mais le résultat de sauts de liberté qui évidemment ne peuvent se faire que personne par personne, sinon ce ne serait pas de la liberté, mais encore de la soumission à des forces obscures pouvant nous sauver de nous-mêmes. 

Évidemment, cela suppose que l’évolution de la biosphère ait amené la vie à ouvrir de plus en plus les portes de la liberté par l’invention de cerveaux réflexifs. Mais imaginer une évolution automatique qui introduirait de la réflexivité dans la « nappe » humaine pour en faire une sorte de mégacerveau réflexif, c’est trop espérer : une illusion qui pourrait nous amener à une certaine passivité. Si un tel processus existait, jamais nous n’atteindrions la fraternité. L’amour ne peut être que libre et interpersonnel. Oui, il n’est pas impossible que la fraternité un jour nous réunisse dans une démocratie directe et réflexive, mais il faudra attendre que ce soit le résultat d’un bon nombre de consciences libres.

La liberté de valeur

Une plante, un animal, un humain est privé de liberté si on l’empêche de se développer, si on le met dans un environnement dans lequel il ne peut pas s’étirer, prendre sa place, exercer sa vie. Être empêché de réaliser l’œuvre de sa vie, c’est être étouffé, c’est avoir sa liberté brisée.

Il n’y aurait pas de liberté si notre personne ne pouvait pas voir, vouloir et exécuter une œuvre sienne, la réaliser, obtenir un résultat et ainsi se réaliser. Cela consiste à introduire du rêve, c’est-à-dire du futur dans le présent, par exemple bâtir une maison et dire « c’est moi qui l’ai faite ». Ce futur entrera dans le temps causal (la chaîne des causes aux effets) et subira l’usure propre à cette dimension du temps qui va du passé vers le futur (le passé déterminant le futur).

La route de la causalité (du passé vers le futur) est déterministe, donc sans liberté et entropique, donc sans perspective. Entropique, parce que tout échange d’énergie entraîne une réduction de la complexité, une perte d’information, il y a usure, dysfonctionnement, besoin de réparation et éventuellement désorganisation que nous appelons mort. Il faut sans cesse entretenir nos œuvres si nous ne voulons pas qu’elles s’effacent et tombent en ruines. Il faut donc entretenir notre existence si nous ne voulons pas qu’elle s’efface. La liberté est un combat pour faire entrer du futur dans la trajectoire des déterminations du passé.

Mais nous sommes libres, nous pouvons sans cesse agir sur le flux du temps causal, introduire des œuvres qui deviendront des causes venant de notre liberté. La source de ces œuvres est dans notre conscience qui désire et veut plus que ce qui lui est donné, travaille à des améliorations, des préférences, c’est-à-dire des « valeurs ». Une valeur est quelque chose qui ne viendrait pas à l’existence sans nous (les consciences). 

Pour cela, notre esprit découvre des possibilités, en invente s’il le faut. Il oppose « mieux » au réel pour que le monde soit plus « valable » (d’où le mot valeur). Par le fait même, notre personne produit une direction nouvelle dans le temps, une direction qui lui donne un « sens » orienté vers un futur désirable, une signification orientée vers un futur compréhensible, un espoir orienté vers le mieux-être et le bonheur. Et ainsi nous nous réalisons libres, nous nous épanouissons, nous devenons… Demain sera meilleur qu’aujourd’hui. Nous sommes des personnes lorsque nous résistons au temps causal et fatal, pour le croiser avec du temps « libéré ». Nous obligeons le temps à se tourner vers le mieux. 

Bref, le rôle de la liberté, c’est de produire du temps créateur dans le temps entropique comme la condition de son exercice et le véhicule de ses valeurs: forcer le temps « matériel » à se retourner pour prendre la direction et le sens de nos désirs profonds, et non de nos tendances à nous abandonner à la causalité et à la fatalité.

Libérer l’écosphère

La liberté est capable de mettre du jeu et de l’élasticité dans la chaîne causale ou elle n’existe pas. La théorie de la liberté peut se développer dans une dialectique du relatif et du souple vis-à-vis du définitif et du fixe en fonction de finalités qui se démultiplient et reculent constamment avec l’horizon. Elle suppose une conscience génératrice du temps qui va à contre causes. Les valeurs arrivent dans des rêves de monde meilleur qui doivent pourtant descendre dans le temps qui s’écoule des causes vers les effets. Le désirable n’est jamais une chose, bien qu’il ait besoin du concours des choses pour changer les choses.

On doit faire ici une nuance qu’il n’était pas possible de faire avant 1950 (avant les découvertes de Ilya Prigogine). Le temps causal de la nature n’est pas absolument déterministe, au contraire, il est chargé de créativité et tend vers des finalités étranges qui ne sont jamais des buts. Il contient donc déjà une dimension temporelle qui va du futur (les finalités) vers le passé. Par exemple, il tend vers le maximum de différentiation (ne jamais reproduire exactement la même chose), de complexité (ajouter de l’information lorsque c’est possible), d’équilibre et d’harmonie dans le combat pour la durée.

Ce temps créatif lutte, lui aussi, contre le pur déterminisme et contre l’entropie (l’usure), il introduit du jeu dans la chaîne causale, des marges de liberté et même certaines finalités qui empêchent le temps causal de s’enfermer dans des répétitions sans fin.

Cependant, la créativité immanente dans la nature n’est pas inconstante et changeante comme la nôtre, elle est extraordinairement cohérente et s’inscrit parfaitement dans le temps causal pour le faire « évoluer ». Évoluer non pas vers un but, mais au contraire vers une ouverture des finalités qui empêche de prévoir le futur au-delà d’un horizon (appelé horizon de Lyapunov), afin, semble-t-il, qu’il y ait constamment des surprises. Il agit comme un romancier qui ne voudrait pas qu’on s’ennuie.

Aussi, notre créativité incohérente et mal ajustée fait face non seulement aux chaînes causales et entropiques, mais aussi à l’écologie créative et évolutive. Oui, nous voulons faire entrer du désirable dans la nature, mais il y en a déjà. Cependant, le désirable qui y est déjà ne nous suffit pas, nous voulons ajouter « nos » valeurs (par exemple : la diminution des souffrances et des violences, l’augmentation des facilités et du confort…), mais notre liberté n’y arrivera pas si nos valeurs ne sont pas « acceptées » par l’évolution naturelle. On doit composer avec la créativité inhérente à la nature. On doit coopérer avec elle et non pas imaginer que nous agissons sur une mécanique neutre en elle-même.

C’est tout le défi de l’écologie, un changement radical de mentalité, car il faut cesser de se voir au-dessus de la nature pour la dominer, mais en dedans de son mystère (qui nous dépasse presque infiniment) pour y développer nos nids de valeurs sans nuire à son évolution globale.

La valeur de la liberté

La conscience est l’organe de l’esprit qui permet d’introduire de l’avenir désiré (du rêve) dans la trame du temps. Ainsi la juste introduction d’un peu d’avenir désirable dans la chaîne des causes et des effets donne une valeur d’existence à la liberté. Sinon, la liberté ne vaudrait rien. De cette façon, l’avenir s’ouvre comme un champ de possibles que la liberté peut réaliser, mais une fois réalisés, une fois devenus des faits, ils sont emportés dans le temps causal de l’entropie et de l’évolution. Il est vrai qu’on imagine souvent l’ordre temporel comme un ordre nécessaire et totalement déterminé, mais c’est à condition d’imaginer le monde dans lequel nous sommes comme une grosse machine et non comme un organisme vivant et évoluant.

En s’imaginant le monde mécanique, cela simplifie grandement nos approches scientifiques et nous apporte des résultats rapides qui semblent confirmer que nous avons raison de le traiter de machine. Mais, si on lève les yeux, on voit le ravage écologique auquel cette attitude nous mène. Voyant la nature comme mécanique, on imagine que nos actions agiront elles-mêmes de façon automatique comme si on programmait un système d’engrenage. Ensuite, il suffit d’oublier la plus grande partie des conséquences et on croit progresser.

Le triple sens du temps (causal, entropique et créatif) non seulement rend possible la liberté, mais il la contient et surtout, nous force à l’exercer à tout moment. Le temps de la nature ne cesse de nous placer dans des situations de choix qui nous obligent à l’exercice de la liberté, et cela, à une vitesse qui ne nous laisse pas toujours le loisir de la plus profonde réflexion. Nous devons apprendre sur le tas, le plus vite possible et à la dure. La nature ne nous fait pas de quartier sur les conséquences prévisibles et imprévisibles de nos actions. 

On peut dire du temps qu’il met en lumière toutes les modalités de notre liberté forcée à l’apprentissage, à la réflexion et à la sagesse pour éviter que nos actions individuelles et collectives engendrent notre malheur.

1° Notre volonté se trouve toujours associée au temps causal déterministe, inertiel (ralenti par la masse) et sujet à l’usure (entropique). Ce temps imprègne nos corps et nos mouvements d’un besoin d’efforts; il tend à réduire notre concentration cérébrale et à détruire nos ouvrages.

2° Nos actions se trouvent toujours engagées dans l’évolution de la nature organique et non dans une simple mécanique entropique. Ce temps nous oblige à apprendre sur les possibles insertions de nos œuvres dans l’écologie locale et globale du monde.

3° Nos actions sont aussi forcément engagées dans le temps social et impactées par lui. Nous n’arrivons pas au début de l’histoire humaine, nous ne sommes pas seuls à exercer notre liberté, et la culture nous conditionne fortement et pas toujours dans un sens adaptatif.

4° Nos actions, dès qu’elles entrent dans le passé, deviennent irréversibles, ne disparaissent pas du tout, au contraire, elles se retournent vers nous et nous obligent à des adaptations ou à des changements de trajectoire.

5° L’avenir même dans lequel nous nous engageons est le champ des possibles entre lesquels nous avons à faire des choix en fonction de ce que nous avons déjà fait, de nos apprentissages et de l’incontournable adaptation à la nature. Dans ces choix, nous n’avons pas le choix de choisir entre nos désirs désirables et nos désirs indésirables. 

Dans tous les cas, notre aspiration est de « valoriser » le temps au lieu de seulement le subir.

Trop peu trop tard

C’est parce que la liberté s’exerce dans le va-et-vient entre notre imaginaire, nos valeurs et le réel qu’elle peut tendre vers un but sans qu’il puisse coïncider ni avec nos valeurs ni avec la réalité. 

Libre, je ne peux avancer vers un résultat positif que par une double démarche : la connaissance de la nature et la connaissance de ma propre nature. 

Mais qu’est-ce que la liberté? 

  • La possibilité à l’infini, sans contrainte ? Oui! dans l’imaginaire, non! dans la réalité. 
  • La nécessité d’ouvrir du possible lorsque tout apparaît déterminé et fatal? Elle n’a pas le choix si elle veut augmenter son espérance de vie.
  • L’analyse des possibles pour mettre en action le souhaitable? Oui! dans la mesure où elle reste attentive aux réactions de la réalité (les conséquences). 

La genèse des possibles s’opère elle-même en deux temps : 

  • Dans un premier temps, nous convertissons les données de la réalité en possibilités, car nous pensons toujours que ces données pourraient ne pas être données. Certes, nous avons la capacité de voir le réel autrement, mais nous n’avons pas la capacité de le voir tel qu’il est. L’imaginaire est notre force et notre faiblesse. Le propre de la science, c’est de nous prouver que le réel nous échappe toujours par sa complexité et son intelligence. Nous apprenons de lui, assez durement, qu’il est notre maître incontournable.
  • Dans un deuxième temps, les possibles réels s’opposent sans cesse aux possibles imaginés à l’infini si bien que la liberté peut « geler » dans l’imaginaire et devenir un tyran. Et pourtant, l’action doit s’insérer dans le temps en marche qui change sans cesse les données de la réalité. Le temps concret nous force à agir, sinon à réagir, sans qu’on puisse parfaitement se synchroniser avec lui. 

On peut dire que la fécondité infinie de notre esprit est trop large pour l’étroitesse des fenêtres du temps. Si bien que notre volonté doit prendre la responsabilité de son action bien avant de pouvoir en répondre. 

Nous sommes condamnés à l’erreur tout en ne pouvant échapper aux conséquences.

Nous sommes toujours responsables, mais rarement coupables. Responsables non par choix, mais parce que les conséquences reviendront sur nous et les autres sans notre permission. Nous sommes coupables dans la mesure où nous pouvions prévoir les conséquences. Néanmoins, nous devenons imputables lorsque les conséquences étaient nettement prévisibles et évitables et que nous avons agi trop peu trop tard.

La liberté dans l’harmonie

Toute liberté particulière est solidarité avec le Tout. On ne peut pas créer entre la nature et nos valeurs une contradiction à long terme, on est forcé à l’harmonie.

La liberté nous fait voir : 

Jusqu’à quel point, il nous faut savoir être de petits créateurs dans le grand créateur !

Jusqu’à quel point, il nous faut comprendre que les valeurs ne sont jamais des cibles à atteindre, des formes pour mouler le présent et le futur, mais du levain qu’on insère dans le réel ! 

C’est pourquoi chaque valeur n’est accessible à la pensée que par le négatif, par exemple, il est facile de dénoncer l’injustice, mais impossible d’énoncer la justice; facile de dénoncer le mensonge, mais impossible d’énoncer la vérité… Les valeurs n’ont de valeur qu’en faisant face à leurs résultats concrets.

Heureusement que la nature résiste à la liberté pour exiger l’harmonie. Il ne s’agit ni de vaincre la nature ni de se laisser vaincre par elle, mais de se rendre docile à elle en la rendant docile à nous dans la recherche d’une harmonie qui dépasse si possible celle déjà donnée. Ce qui, reconnaissons-le, est un défi énorme pour des esprits aussi petits que les nôtres dans une nature aussi vaste et complexe que celle qui nous est donnée.

La liberté nous permet de transfigurer la nature, mais surtout elle permet à la nature de nous transfigurer. L’idée est de tenter de dépasser la nature sur le plan des valeurs sachant qu’elle nous dépasse de beaucoup sur le plan de son harmonie totale

Aucune action de la liberté ne peut aboutir sans la coopération de la nature. Le chemin s’ouvre dans la rencontre de la liberté et de la nature.

Nous sommes destinés à être les éthiciens de la nature malgré que nous en sommes les tributaires.

Tendances

La liberté s’enracine dans nos tendances. Il importe de discriminer les tendances des conditionnements, sinon, notre liberté n’est que chute dans la facilité. 

La tendance est : 

  • notre passé accumulé appelant notre avenir ; 
  • nos impulsions naturelles; 
  • nos facilités et nos talents; 
  • nos aspirations profondes.

C’est par la tendance que la vie nous traverse et nous porte, que le passé tend à définir notre avenir. Le propre de la conscience doit être de pénétrer les tendances pour les rendre siennes plutôt que de les refouler pour s’en imaginer libre. La liberté ne se passe pas des tendances ; elle en a besoin pour agir, et même, elle a d’autant plus d’efficacité qu’elle aura réuni plus de tendances qui lui fourniront à la fois la matière et l’énergie de sa propre opération. 

Néanmoins, nous ne pouvons pas nous y abandonner aveuglément, car les tendances sont pleines de contradictions. Notre tâche est de les découvrir, de les sélectionner, de les choisir et de les embarquer dans notre aventure. Dans le passage du possible à l’action libre, la tendance joue le rôle de catalyseur et de médiateur.

Libérer la valeur

Si la valeur est la raison d’être des êtres, elle ne peut jamais devenir une chose, car elle réside dans la Source de la création. Toute valeur est suspendue à la liberté de conscience, si bien qu’elle disparaît si elle est imposée. Quand nous mettons une « valeur » au-dessus des personnes, c’est que nous nions aux personnes leur valeur. Par le fait même cette « valeur » n’est pas une valeur, mais une idéologie. Et c’est ce qui arrive lorsqu’on tue ou torture une personne au nom d’une « valeur ».

Quand nous mettons une « valeur » au-dessus de la nature, c’est que nous plaçons cette « valeur » au-dessus de la Vie elle-même. Ce qui démontre que c’est une dangereuse idéologie. 

Le réel serait dépourvu pour nous d’intelligibilité et de signification si son existence n’était pas sur le chemin des valeurs. On abolirait cette intelligibilité et cette signification si l’on voulait qu’il y eût d’emblée identité entre l’existence et la valeur. Le monde n’a de sens que s’il est un acte de valeur et non un tas de valeurs déjà réalisées.

La valeur jaillit toujours d’une rencontre de deux réalités : une conscience singulière et la Conscience totale.

L’essence de la conscience libérée, c’est d’être elle-même la source de sa propre existence

Le moi, la personne comme telle ne peut pas être confondue avec une aveugle spontanéité ; elle est une participation à la puissance créatrice de la nature non seulement en créant des œuvres, mais en se créant elle-même. Et pour la grande tradition, cette création d’elle-même échappe à l’anéantissement parce qu’elle n’est pas créature, mais source créatrice. Auteure de soi.

La conscience libre, c’est l’être s’affirmant lui-même, se voulant lui-même, voulant durer et se démontrer ouvrier de son être en œuvrant à l’œuvre de la vie. 

Cette source est en dessous de l’être puisqu’elle n’est qu’origine possible. Pourtant, elle est au-dessus de l’être, puisqu’elle est la mère de son propre être.

Autrefois, on disait que la liberté s’exerce dans le passage de l’essence à l’existence, ce qui veut dire dans la capacité à matérialiser (faire exister) des valeurs (l’essence). Cela veut dire faire réellement quelque chose par amour pour un être dont on a découvert la valeur. 

Liberté de tolérance

La liberté est nécessairement ambivalente : il y a un usage défavorable à la vie et un usage favorable à la vie. Sinon, il n’y a pas de liberté. La tolérance est donc par le fait même une valeur nécessaire à l’existence de la liberté.

Mais quelle est alors cette liberté de tolérance? Quelles sont ses conditions? Car qui ou quoi peut être une autorité qui sait ce qui est favorable ou défavorable à l’évolution de la vie sur terre? Voilà le problème politique fondamental. 

Cette liberté de tolérance oscille nécessairement entre deux pôles :

1° La liberté d’indifférence, tout est « bon ». Mais cela équivaut à laisser la violence et la destruction dépasser un seuil acceptable de tolérance.

2° La liberté de toute-puissance, rien n’est « bon » sauf ce qui est permis. Mais cela consiste à ruiner la liberté.

Les êtres libres sont donc forcés, au péril de leur existence même, d’organiser un pouvoir collectif capable d’imposer des seuils de ce qui est tolérable ou non tolérable pour le développement de la vie. Mais on voit tout de suite le danger de cette nécessité. 

La liberté n’est rien de favorable à la vie si elle n’est pas dirigée par une « nécessité » d’élever la valeur de la vie au-dessus de son nombril individuel. À défaut d’y arriver, il vaudrait mieux qu’il n’existe pas d’espèce animale consciente et libre sur terre.

Or, pour l’instant, seules les personnes peuvent échapper aux conditionnements.

C’est pourquoi le politique est pour le moment une question de choisir les personnes à qui on délègue l’autorité de définir les seuils de tolérance. Ne pas les choisir, c’est choisir qu’ils s’autoproclament. Hélas, nos démocraties nous condamnent encore à choisir entre des personnes qui s’autoproclament! De ce fait, le nombre et la décentralisation semblent seuls pouvoir réduire les dégâts.

Bref, à l’heure où on se parle, nous avons collectivement le sentiment que dans l’ensemble planétaire, il n’y a aucune autorité légitime et éclairée capable de freiner la surtolérance vis-à-vis des violences qui nous mènent droit au mur. C’est pourquoi il faut nécessairement repartir de la base . Les personnes libres et aptes à échapper aux conditionnements destructeurs doivent prendre le pouvoir sur les pouvoirs politiques pour établir une nouvelle forme de pouvoir politique capable d’éviter la catastrophe : la société civile en marche pour définir une constitution démocratique universelle. Un défi énorme. 

Il n’y a que l’amour…

La liberté n’aurait aucun mouvement pour nous détacher des faits, pour désirer le désirable, pour l’imaginer possible et le réaliser, si elle n’était pas animée par l’amour. Sans l’amour, la conscience libre serait inerte et resterait inanimée. 

C’est le désir de rencontre d’une autre conscience qui m’oblige à rompre l’indifférence, à rechercher une présence créatrice, à m’inspirer de ses œuvres, même les plus petites, pour qu’avec plusieurs foyers de libertés engagées, le monde s’améliore. 

L’amour est animé de valeurs : brûler de justice, brûler de prendre soin, brûler de connaître, brûler de partager, brûler de beauté… Tout cela n’existe qu’entre deux pôles liés par une énergie extraordinaire : le pôle des je et le pôle des tu. L’amour nous pousse à réaliser (rendre réel) l’élan, car l’autre est là et nous sommes attirés l’un vers l’autre comme s’il en était de notre existence que l’autre existe. L’amour naît dans l’intervalle qui nous sépare de l’autre, il nous tient séparés (le respect), il nous tient unis (la compassion). La compassion, c’est-à-dire la conscience que l’autre me fait exister dans la mesure où je le fais exister. L’amour est cette énergie qui nous sort du néant de l’indifférence pour nous donner de l’être, c’est-à-dire de l’élan.

Ici, il nous faut comprendre que seule la maladie peut mener à la santé. L’équilibre parfait est la mort. L’amour est un déséquilibre, une maladie qui peut nous guérir de l’ennui, de l’indifférence, de l’inanition. C’est parce que c’est une maladie que la guérison n’est pas assurée. Mon guide : la liberté croissante que se donnent les personnes qui s’aiment, liberté croissante qu’on remarque à leur capacité de se réaliser, de se créer en créant.

Pour que la rencontre soit possible, il faut la présence, cet acte avant l’acte. La présence est l’état de l’être qui n’est Source que dans la mesure où il fait boire, et il ne peut faire boire que s’il boit lui-même à la Source de l’autre. La Valeur est le liant des êtres.

Bref, l’amour est une métavaleur. L’amour, c’est la valeur se voulant par et pour l’autre, car autrement l’être est sans plaisir, sans joie et ne vaut rien. Il est impossible de récuser la valeur des êtres que nous aimons (qu’il soit un chat ou le monde entier). Si humble que soit l’être aimé, il vaut tout, car sans lui, l’être est sans valeur, ou ce qui revient au même, l’être est sans l’amour, l’être est sans vie et n’intéresse personne. 

Or, il arrive que si l’être n’intéresse personne, il devient un objet de haine. Il n’y a pas de place dans la vie pour l’indifférence; sans l’amour, on se met à haïr le simple fait qu’il y ait de l’être. On est mobilisé à anéantir l’être.

Un jour, il est arrivé que mon cheval, une grosse jument percheronne, ait tout donné pour hisser un traîneau chargé de bois afin que ma famille puisse se chauffer l’hiver. Nous vivions alors dans un camp forestier par choix. Ce jour-là, ma jument m’a arraché les larmes des yeux. Je découvrais sa valeur inestimable. Lorsque tout à coup, on découvre la valeur d’un être, une plante, un chat, un cheval, un enfant, un ami, on ne peut imaginer lui manquer de respect, le trahir, être injuste…

Ce n’est pas parce qu’on a la « valeur » du respect qu’on respecte les êtres, c’est parce qu’on a découvert la valeur des êtres qu’on les respecte. Sinon, le respect n’est qu’un conditionnement social qui peut s’effondrer à la moindre occasion. La justice n’est pas une valeur. La découverte de la valeur d’une personne, puis d’une autre, puis d’une autre, fais que je n’accepterais jamais une injustice.

Seuls les êtres valent quelque chose, les notions éthiques ne tiennent le coup que par la découverte de la valeur des êtres. Et dès qu’on rencontre véritablement un être, c’est plus fort que nous, on l’aime, c’est-à-dire qu’on lui accorde une valeur inestimable, en réalité une valeur fondamentalement incalculable.

Le monde est neutre au départ, il m’est donné neutre. Mais il y a en moi une source qui le remplit de valeur. Et sans la valeur, tout est neutre et sans valeur. Immerger dans l’être, je m’y ennuie. Tant que je n’ai pas accordé de valeur aux êtres, je n’ai pas de valeur à mes propres yeux, je ne suis qu’un tas d’organes chargés d’hormones.

Lorsque tout est neutre, le mal n’existe pas. Si un enfant et un grain de poussière ne sont ni l’un ni l’autre rempli de valeurs, écraser un grain de poussière ou écraser un enfant c’est pareil. Il n’y a alors aucun mal à faire travailler des enfants douze heures par jour dans le fond d’une mine de charbon. Un enfant et un montant d’argent peuvent s’équivaloir. 

Le sentiment du mal n’arrive à la conscience qu’avec la valeur des êtres qu’on découvre, rencontre par rencontre. Le sentiment du mal est donc la plus grande preuve de l’émergence de cette illumination de l’être qui en donne la valeur par la puissance de notre conscience.

C’est pourquoi les anciens disaient que le mal est la plus grande preuve de Dieu. Qui n’aime pas ne ressent pas le mal.

La fraternité

On ne pourrait rien comprendre des origines et du déploiement du cosmos si on ne percevait pas en lui le désir de déployer un théâtre vivant de participation à une œuvre collective gigantesque. C’est lui qui prend l’initiative, sa séduction attise notre désir de participer à son entreprise. L’amour est relation.

Sans l’amour, l’univers entier resterait absurde. Et si le cosmos n’était pas volonté de participation, il n’y aurait pas d’amour possible. Sans l’amour, soit que le Tout détermine les parties, soit que les parties déterminent le tout. L’amour est la réciprocité dans les aspirations, les inspirations, les valeurs et les liens. Sans la réciprocité, il n’y a pas de liberté : le Tout décide des atomes ou les atomes décident du Tout. 

Le Tout se déploie pour nous séduire, mais il reste inachevé tant que nous n’y participons pas. Sans nous (la totalité des consciences), l’univers n’est qu’un gros décor; avec nous, il devient une histoire d’amour, une suite de chutes et de dépassements. L’ennui n’y est possible que dans l’isolement égocentrique. Le désir torture tant qu’il n’est pas communion.

L’être est l’acte de la conscience libre. Avant l’acte, l’être n’est que l’abîme qui ne se sait pas encore créateur.

Cela signifie que

  • prégnant à la biosphère, il y a forcément l’écosphère : l’interdépendance de tous les éléments vivants élaborant une harmonie relative et évolutive; 
  • prégnant à l’écosphère, il y a la noosphère, la fraternité naissante des consciences libres. 

Bref, la Conscience créatrice s’incarne dans ses créatures pour leur donner l’opportunité de devenir libres, et cela, de la bactérie à nos tâtonnements périlleux. 

La noosphère

L’animal à potentiel humain, c’est-à-dire nous, s’exerce à la fraternité, mais il le fait impérativement. Il n’a pas le choix de la fraternité, sans elle, il ne survivra pas. Il n’a pas le choix d’y parvenir, car s’il n’y parvient pas, il se mettra dans des conditions extrême. Il lui est impossible de franchir l’étape de la puissance technique sans la fraternité, car alors, il acquiert la puissance de se détruire avant de pouvoir s’empêcher de le faire.

La fraternité se constitue entre consciences libres, ce ne peut pas être seulement un « mécanisme » de survie inscrit dans les gènes. C’est une éthique de la liberté, sinon, on ne parlerait pas de fraternité, ni d’amour, ni même de troupeau, mais de compétitions sans limites, de violence sans frein, de guerres sans bornes. La paix est un impératif au stade de la technologie où  nous en sommes. Or la paix n’est pas l’absence de guerre, mais la fraternité unie contre les « désorientés » qui tentent de la rompre

La noosphère a été proposée comme espoir. Toutes les œuvres (scientifiques, sociales, artistiques…) portent et font vivre « l’âme » de leur auteur, je veux dire l’œuvre en tant qu’organe des valeurs de l’auteur. Évidemment, les œuvres se sont incarnées dans le temps causal entropique et, à ce titre, elles s’usent et disparaissent à la vitesse des matériaux dont elles sont constituées, mais elles sont aussi transmises et organisées dans et par la culture. Cependant, la culture contient autant d’œuvres de soumission que d’œuvres de création, des musiques de guerre et des musiques de paix, et sa mémoire est sélective, le meilleur peut être délaissé aux dépens du pire. La culture est un filtre tronqué. Quand je regarde du côté de la culture, mon espoir ne repose pas sur sa mémoire filtrante, mais sur sa conscience forcée d’émerger pour affronter les conséquences de sa chute.

Teilhard de Chardin a voulu montrer qu’il existait une sorte de mémoire vitale de toutes les consciences libres dans l’Évolution créatrice de la nature. En cela, il ne faisait que donner une image moderne à une conviction profonde que partageaient presque tous les peuples premiers. 

La noosphère n’est possible que si l’Évolution créatrice (la Mère première, dirait un Innu) rassemble le vrai résultat de chaque planète douée d’intelligence et de conscience. Une telle synthèse, un tel musée vivant est forcément plus que personnel et non pas moins, comme nous qui unissons toutes nos cellules, nous sommes plus que personnels, mais pas moins. « Personnels » veut dire ici: consciences en marche par réflexion vers un centre synthèse adapté, donc unique, irremplaçable et singulier. Toutes les œuvres vivent dans cette fraternité des consciences comme une émanation de l’écosphère.

Lentement cette noosphère nous enveloppe, nous baigne, nous imprègne comme une grande symphonie. Inspirée par elle, la conscience sera soulevée au-dessus de sa misère. Alors, nous, la préhumanité, nous serons illuminés par Mozart, Van Goh et les autres. 

Oui! nous accoucherons d’une humanité viable et profondément inspirante.

Conclusion

Notre salut repose sur une sorte de fraternité qui est à faire dans la maison des œuvres, notre création dans la création. Si nous imaginons qu’une planète comme la terre a pour but d’engendrer une masse inconsciente et automatisée, et que cette masse puisse survivre, alors nous serons déçus, car une telle masse ne pourrait s’adapter puisqu’automatisée.

À l’étape où nous en sommes, les sociétés forment surtout un terrain de naissance, un tremplin pour les consciences personnelles qui échappent à la programmation sociale… Ce qui est en pleine production depuis les premières manifestations de la conscience réflexive dans l’animal, ce sont des personnes qui, justement, se détachent de la masse soumise pour produire des œuvres mathématiques, scientifiques, artistiques, sociales, originales…

Personne par personne, œuvre par œuvre se forme la noosphère. 

Le monde qui nous est visible est le présent s’enlisant constamment dans le temps causal entropique. Mais ce temps lui-même est mémoire. Les roches sont des mémoires, on peut y lire l’histoire géologique; les rayons de lumière sont aussi mémoires, on peut y lire l’empreinte des étoiles d’où vient cette lumière; les arbres sont mémoires, toute l’histoire de l’évolution des plantes est gravée dans leur biologie; nos os, nos dents, nos cellules sont mémoires… Tout le visible et le palpable est mémoire. Aucune de ces mémoires n’est morte. Elles vivent en se décomposant et en se recomposant sans cesse dans l’évolution. Rien ne passe dans l’univers sans devenir mémoire active, apprentissage des actes créatifs passés pour réfléchir et préparer les actes créateurs futurs. 

La noosphère n’est pas une abstraction flottant au-dessus de l’écosphère, elle est dans l’écosphère comme le levain dans la pâte, elle est la réintroduction des consciences personnalisées et de leurs œuvres dans la Conscience en marche qui ne peut être qu’une sorte de métapersonne collective en formation. Elle est la production essentielle de notre planète. 

Le béton, les structures de l’économie, les mœurs, les écoulements de l’inconscience qui forment le trafic des automobiles et des avions, de la production et de la consommation ne sont que les dépôts, les scories, les décombres qui se sédimentent pour nourrir les créations de la conscience et enfin produire une harmonie collective… Je parle de la production extraordinaire des êtres qui se sont donné l’existence à eux-mêmes en donnant naissance à des œuvres. Voilà le vrai fruit de la Terre.

Qui pourrait survivre aujourd’hui sans les œuvres musicales, les peintures magiques, les grandes architectures sculpturales, la trace des bouddhas qui se sont incarnés, le sceau du visage de Jésus dans le malheur de Jérusalem. S’accumule dans la noosphère chaque acte original de chaque conscience qui s’est détachée de la masse pour replonger en elle et la transformer. 

Les personnes finiront par s’organiser en fraternité, parce qu’aucun artiste connu ou inconnu, aucune œuvre apparemment éphémère ne sont perdus. 

Un jour, la noosphère va nous plomber, elle va tellement nous envelopper de son poids vital et de sa force créatrice, que nous verrons surchauffer les machines aux engrenages de fer et aux puces électroniques, nous verrons se désarticuler les mégas entreprises qui tentent de nous programmer. Nous aurons enfin dépassé l’âge du viol et du meurtre. Nous tomberons, un genou à terre, le visage dans les mains, incapables de retenir nos larmes, enfin prêts à reconsidérer notre rôle dans l’Acte créateur de la biosphère. 

L’aube approche doucement, la noosphère luit dans les ténèbres. Seules les consciences libres l’annoncent, car elles seules vibrent déjà aux premières lueurs. Mon espérance ne repose pas dans les comportements de l’inconscience des masses, mais dans la noosphère qui finira par emporter nos actes libres dans son élan.

Conclusion du Petit traité des consciences libres

Notre salut repose sur une sorte de fraternité qui est à faire dans la maison des œuvres, notre création dans la création. Si nous imaginons qu’une planète comme la terre a pour but d’engendrer une masse inconsciente et automatisée, et que cette masse puisse survivre, alors nous serons déçus, car une telle masse ne pourrait s’adapter puisqu’automatisée.

À l’étape où nous en sommes, les sociétés forment surtout un terrain de naissance, un tremplin pour les consciences personnelles qui échappent à la programmation sociale… Ce qui est en pleine production depuis les premières manifestations de la conscience réflexive dans l’animal, ce sont des personnes qui, justement, se détachent de la masse soumise pour produire des œuvres mathématiques, scientifiques, artistiques, sociales, originales…

Personne par personne, œuvre par œuvre se forme la noosphère.

 

Fusain de Pierre Lussier

Le monde qui nous est visible est le présent s’enlisant constamment dans le temps causal entropique. Mais ce temps lui-même est mémoire. Les roches sont des mémoires, on peut y lire l’histoire géologique; les rayons de lumière sont aussi mémoires, on peut y lire l’empreinte des étoiles d’où vient cette lumière; les arbres sont mémoires, toute l’histoire de l’évolution des plantes est gravée dans leur biologie; nos os, nos dents, nos cellules sont mémoires… Tout le visible et le palpable est mémoire. Aucune de ces mémoires n’est morte. Elles vivent en se décomposant et en se recomposant sans cesse dans l’évolution. Rien ne passe dans l’univers sans devenir mémoire active, apprentissage des actes créatifs passés pour réfléchir et préparer les actes créateurs futurs. 

La noosphère n’est pas une abstraction flottant au-dessus de l’écosphère, elle est dans l’écosphère comme le levain dans la pâte, elle est la réintroduction des consciences personnalisées et de leurs œuvres dans la Conscience en marche qui ne peut être qu’une sorte de métapersonne collective en formation. Elle est la production essentielle de notre planète. 

Le béton, les structures de l’économie, les mœurs, les écoulements de l’inconscience qui forment le trafic des automobiles et des avions, de la production et de la consommation ne sont que les dépôts, les scories, les décombres qui se sédimentent pour nourrir les créations de la conscience et enfin produire une harmonie collective… Je parle de la production extraordinaire des êtres qui se sont donné l’existence à eux-mêmes en donnant naissance à des œuvres. Voilà le vrai fruit de la Terre.

Qui pourrait survivre aujourd’hui sans les œuvres musicales, les peintures magiques, les grandes architectures sculpturales, la trace des bouddhas qui se sont incarnés, le sceau du visage de Jésus dans le malheur de Jérusalem. S’accumule dans la noosphère chaque acte original de chaque conscience qui s’est détachée de la masse pour replonger en elle et la transformer. 

Les personnes finiront par s’organiser en fraternité, parce qu’aucun artiste connu ou inconnu, aucune œuvre apparemment éphémère ne sont perdus. 

Un jour, la noosphère va nous plomber, elle va tellement nous envelopper de son poids vital et de sa force créatrice, que nous verrons surchauffer les machines aux engrenages de fer et aux puces électroniques, nous verrons se désarticuler les mégas entreprises qui tentent de nous programmer. Nous aurons enfin dépassé l’âge du viol et du meurtre. Nous tomberons, un genou à terre, le visage dans les mains, incapables de retenir nos larmes, enfin prêts à reconsidérer notre rôle dans l’Acte créateur de la biosphère. 

L’aube approche doucement, la noosphère luit dans les ténèbres. Seules les consciences libres l’annoncent, car elles seules vibrent déjà aux premières lueurs. Mon espérance ne repose pas dans les comportements de l’inconscience des masses, mais dans la noosphère qui finira par emporter nos actes libres dans son élan.

La noosphère

L’animal à potentiel humain, c’est-à-dire nous, s’exerce à la fraternité, mais il le fait impérativement. Il n’a pas le choix de la fraternité, sans elle, il ne survivra pas. Il n’a pas le choix d’y parvenir, car s’il n’y parvient pas, il se mettra dans des conditions extrêmes. Il lui est impossible de franchir l’étape de la puissance technique sans la fraternité, car alors, il acquiert la puissance de se détruire avant de pouvoir s’empêcher de le faire.

La fraternité se constitue entre consciences libres, ce ne peut pas être seulement un « mécanisme » de survie inscrit dans les gènes. C’est une éthique de la liberté, sinon, on ne parlerait pas de fraternité, ni d’amour, ni même de troupeau, mais de compétitions sans limites, de violence sans frein, de guerres sans bornes. La paix est un impératif au stade de la technologie où  nous en sommes. Or la paix n’est pas l’absence de guerre, mais la fraternité unie contre les « désorientés » qui tentent de la rompre

Fusain de Pierre Lussier

La noosphère a été proposée comme espoir. Toutes les œuvres (scientifiques, sociales, artistiques…) portent et font vivre « l’âme » de leur auteur, je veux dire l’œuvre en tant qu’organe des valeurs de l’auteur. Évidemment, les œuvres se sont incarnées dans le temps causal entropique et, à ce titre, elles s’usent et disparaissent à la vitesse des matériaux dont elles sont constituées, mais elles sont aussi transmises et organisées dans et par la culture. Cependant, la culture contient autant d’œuvres de soumission que d’œuvres de création, des musiques de guerre et des musiques de paix, et sa mémoire est sélective, le meilleur peut être délaissé aux dépens du pire. La culture est un filtre tronqué. Quand je regarde du côté de la culture mon espoir ne repose pas sur sa mémoire filtrante, mais sur sa conscience forcée d’émerger pour affronter les conséquence de sa chute.

Teilhard de Chardin a voulu montrer qu’il existait une sorte de mémoire vitale de toutes les consciences libres dans l’Évolution créatrice de la nature. En cela, il ne faisait que donner une image moderne à une conviction profonde que partageaient presque tous les peuples premiers. 

La noosphère n’est possible que si l’Évolution créatrice (la Mère première, dirait un Innu) rassemble le vrai résultat de chaque planète douée d’intelligence et de conscience. Une telle synthèse, un tel musée vivant est forcément plus que personnel et non pas moins, comme nous qui unissons toutes nos cellules, nous sommes plus que personnels, mais pas moins. « Personnels » veut dire ici: consciences en marche par réflexion vers un centre synthèse adapté, donc unique, irremplaçable et singulier. Toutes les œuvres vivent dans cette fraternité des consciences comme une émanation de l’écosphère.

Lentement cette noosphère nous enveloppe, nous baigne, nous imprègne comme une grande symphonie. Inspirée par elle, la conscience sera soulevée au-dessus de sa misère. Alors, nous, la pré-humanité, nous serons illuminés par Mozart, Van Gogh et les autres. 

Oui! nous accoucherons d’une humanité viable et profondément inspirante.