La distance est le temps que prend l’information pour unir les réalisations, par exemple deux soleils, ou deux galaxies, ou deux amis. Sans le temps, sans une vitesse limitée de l’information, il n’y aurait pas de distance, tout serait exactement au même endroit, tout serait ici même instantanément, l’espace n’existerait pas. L’espace est la lenteur relative de l’information, le temps que met la totalité pour se tenir au courant d’elle-même.
Mais comment le temps fait-il pour se séparer en lui-même afin de, justement, être du temps : franchir une seconde, puis une autre, puis encore une autre? Le temps est une auto-séparation de soi, alors comment arrive-t-il à cette auto-séparation qui lui permet ensuite de chercher à se réunifier (ne pas se déchirer complètement ni redevenir identique à soi)?
En somme, le temps doit échapper à la continuité parfaite. Dans la continuité parfaite, il ne peut y avoir différentiation et donc création.
La solution la plus simple est d’imaginer une sorte de claquement de doigts, puis un autre, encore un autre, en les séparant par des intervalles égaux, bref, une onde.
Cela implique que :
- Le temps est d’abord la mémoire (dans ce cas, une mémoire « immatérielle », sans « support » autre qu’une faculté de la pensée) d’un claquement qui se refait tel quel après un temps précisément égal. La durée du temps ne peut pas être pleine, elle est forcément une série d’intervalles hachurée de « claquements ». Le temps est l’acte de se suspendre et de se reprendre. Il est rythme, séparation de pulses égaux. Il lui faut des effacements et des reprises, des passages du virtuel au manifeste.
- Sans le temps, l’être ne penserait pas, il ne se passerait rien entre l’entreprise et l’aboutissement, entre l’acte et le résultat, l’être seraient si plein de lui-même qu’il serait absolument statique, incapable de transformation. Penser, c’est « processer », c’est évoluer dans la connaissance de soi par l’expression créatrice de soi sans jamais aboutir à la réalisation absolue de soi. La pensée est l’échappée du statisme. Pour cela le changement ne peut être que discontinu, par petites touches, dans une mémoire reproductrice presque parfaite, mais pas absolument parfaite pour permettre l’introduction du changement.
- S’il n’y avait pas de clignotements dans l’être pensant, il y aurait une sorte de support qui serait l’être, par exemple l’espace. L’espace support serait une donnée absolue et les paradoxes de l’Antiquité n’auraient pas de solution. Par exemple, une flèche ne pourrait pas traverser une distance sans franchir la moitié de cette distance, et pour traverser cette moitié, il faudrait traverser la moitié de la moitié… cela à l’infini. Bref on ne saurait pas articuler le mouvement d’un objet dans cet « espace préexistant ». Il y aurait deux substances de nature différente (un dualisme absolu) : un substrat et des objets.
- Dans la pensée, un sujet-pensant joue avec des objets pensés. Il peut le faire parce que la mémoire fondamentale réitère les objets en permettant tout de même l’introduction de changements conséquents. Ici le mot sujet n’a rien de subjectif, il est « objectif » comme la logique et les mathématiques sont objectives, et l’objet n’est pas « objectif », en ce sens qu’il subit les modifications du sujet pensant. Sinon, le dualisme sujet-objet est absolu et donc impossible à penser et impossible à réaliser.
Précisons. Il nous faut arriver à passer de l’affirmation prétentieuse : « le cosmos est une analogie de ce que nous expérimentons lorsque nous pensons » à une proposition plus logique et surtout plus fondamentale : « notre pensée est une analogie du cosmos pensant. Nous sommes de petites pensées en actes dans une grande pensée en acte ».
Observons.
- Si nous dirigions un microscope extraordinaire à la frontière d’une flèche en mouvement dans l’espace, à un moment des détails infimes révélés par notre microscope illimité, il faudra bien que les éléments de la flèche « roulent » dans les éléments de l’espace, et que donc la flèche et l’espace soient faits d’une même substance primordiale. Voir un « objet » se déplacer, c’est voir des tourbillons d’ondes se déplacer dans une rivière. Je dis « rivière », car le substrat ne peut pas être une bloc statique. Si le substrat était une énorme sphère indivisible (une matière pleine), comment les petits tourbillons microscopiques pourraient-ils se déplacer dedans? Et si ce substrat était le vide absolu, le néant, alors les billes seraient faites de vide absolu (de néant), le déplacement du vide dans le vide ne serait que vide de déplacement. Bref, comment une bille absolument indivisible pourrait-elle rouler dans un vide absolument divisible? Méfiez-vous de votre imagination, car dans l’imagination ni l’un ni l’autre ne sont absolus. L’idée d’atomes absolument indivisibles en mouvement dans un espace absolument divisible est imaginable parce que l’imagination efface le caractère absolu de l’hypothèse, mais dans un dualisme absolu, c’est une hypothèse illogique et irréalisable.
- Seule une information-informée (une auto-information) et donc bouclée sur elle-même (comme un tourbillon) dans sa propre auto-information, donc une onde-particulière « roulant » sur elle-même, peut émettre des informations informantes par fréquences particulières pouvant agir sur d’autres informations bouclées (d’autres tourbillons). Les distances dans le temps qui forment les distances dans l’espace, engendrent des différentiations dans un espace-temps relatif, c’est-à-dire dans un espace-temps engendré par l’information elle-même (par exemple l’information gravitationnelle déforme l’espace-temps)… Et comment une information-informée peut-elle informer une autre information-informée, sinon dans un « réseau » capable de différentier l’information? Et peut-on appeler cette capacité d’engendrer de l’information et de la différentier autrement que par l’expression « acte de penser »? Ce n’est pas une projection du sujet humain sur le cosmos, mais du cosmos sur le sujet humain.
Bref, il ne peut pas y avoir matérialité de l’espace, ni matérialité du temps, ni matérialité des objets en mouvement, du moins dans le sens classique de matérialité. L’idée de matérialité est trop rigide, elle ne peut ni être pensée ni être réalisée. L’idée classique d’esprit, au contraire, est trop libre de toute contrainte, elle n’est pas assez assujettie à la logique et aux mathématiques, elle est trop magique et trop omnipuissante. Ni matière pure ni esprit pur ne sont des substances premières possibles. Seule la pensée-mémoire-conscience peut être la « substance première » justement parce qu’elle n’est pas une substance (une identité absolue à soi), ni un acte pur, ni un acte réalisé, mais un acte cohérent en état de création conséquente.
Cependant, la pensée-mémoire-conscience n’est pas imaginable dans tous ses détails, car c’est elle qui soutient l’imagination et non le contraire.
Au Moyen Âge, on appelait cette pensée-mémoire-conscience non imaginable parce que productrice d’images différentiées de soi: un « Intellect » à la fois actif et réceptif (en souvenir d’Aristote, même si cette vision est très loin de la philosophie d’Aristote). C’est pourquoi, on retrouve à la Renaissance, des intuitions de la quantique (par exemple, chez Nicolas de Cues). On supposait un rythme informé et informant se complexifiant dans une mémoire-pensée-conscience qui se maintient dans la simplicité de la logique et des mathématiques, bref une musique en acte créatif dans sa propre « substance » pensante. « Quelque chose, comme disait Maître Eckhart, qui se transforme en lui-même par lui-même en se rendant visible et intelligible à lui-même ».
Mais qu’est-ce qu’une onde pensée et pensante? Il faut deux virtualités symétriquement opposées qui se heurtent et s’annihilent, mais pas de façon absolument symétriques. Quelque chose doit s’échapper, une information doit être éjectée : dans le cas d’un rythme sonore, c’est un son, dans le cas d’un électron, c’est une onde-particule de lumière, une onde rayonnante liée à une onde bouclée (un photon).
L’Absolu ne peut être que l’Acte de se relativiser (entrer en relation transformatrice avec soi). C’est pourquoi les anciens d’Orient comme d’Occident revenaient toujours sur l’idée de Trinité :
- C’est-à-dire l’acte d’échapper à l’image de soi, d’échapper à l’identité-image absolue pour rejoindre les fondements logiques de l’intellect-mémoire qui imagine et donc, n’est pas imaginable (ce qu’ils appelaient la kénose). Par ce fait la pensée-conscience première est ineffable.
- L’Absolu imagine, donc il ne peut être imaginé, son identité n’est pas une image qui se maintient, mais une dynamique qui se transforme, c’est-à-dire un visage.
- Un visage n’est pas une image de soi, car toujours il bouge en s’exprimant, jamais il ne se fige dans une extase absolue. Le visage, ici, n’est pas la face, mais tout le « corps », l’expression, en tant qu’il est une configuration changeante de soi qui exprime le caractère évolutif de l’identité de la pensée.
La mémoire est justement ce qui fait osciller l’Acte entre le quasi être et le quasi néant pour que ni l’être ni le néant ne soient des absolus statiques dans l’incohérence et l’absurdité totales que serait un statique absolu. Mais la seule reproduction du même tuerait le temps, le dissoudrait dans l’éternité, au point qu’il ne pourrait plus révéler l’éternité. D’ailleurs, dans un rythme parfaitement égal d’un son parfaitement identique à lui-même, le temps semble disparaître.
Le temps est une séparation relative et momentanée de soi vis-à-vis de soi, mais le soi doit aussi se différentier, c’est-à-dire entrer dans une évolution, il doit penser. Quelque chose doit s’échapper de la répétition, changer, inventer en se surajoutant au rythme parfait, c’est-à-dire penser dans sa mémoire. Cependant l’Acte premier, l’Acte créateur peut toujours se reconstituer, sinon, ce n’est qu’un processeur, un programme et non l’acte de programmer, c’est-à-dire de penser.
En somme, l’Acte créateur se garde sur la réserve vis-à-vis de sa création, il s’y investit relativement et non absolument. Le programmeur est toujours un peu autre que le programme même lorsqu’il s’agit d’une autoprogrammation. Dans un tel acte de pensée, les programmes doivent toujours se dégrader par entropie pour se complexifier par néguentropie. C’est une analogie rudimentaire, car la création est bien plus qu’une autoprogrammation.
Rien n’est uniquement créature, même pas la logique, tout est aussi créateur. La logique est quelque chose que l’on découvre en l’inventant, elle est le déploiement d’un acte de pensée. Tout participe à une œuvre qui est collective, mais où chaque individualité ne peut être qu’un microcosme du tout, toujours relié à lui, toujours semblable à lui, toujours différent de lui.