Le temps ondulatoire

La distance est le temps que prend l’information pour unir les réalisations, par exemple deux soleils, ou deux galaxies, ou deux amis. Sans le temps, sans une vitesse limitée de l’information, il n’y aurait pas de distance, tout serait exactement au même endroit, tout serait ici même instantanément, l’espace n’existerait pas. L’espace est la lenteur relative de l’information, le temps que met la totalité pour se tenir au courant d’elle-même.

Mais comment le temps fait-il pour se séparer en lui-même afin de, justement, être du temps : franchir une seconde, puis une autre, puis encore une autre? Le temps est une auto-séparation de soi, alors comment arrive-t-il à cette auto-séparation qui lui permet ensuite de chercher à se réunifier (ne pas se déchirer complètement ni redevenir identique à soi)?

En somme, le temps doit échapper à la continuité parfaite. Dans la continuité parfaite, il ne peut y avoir différentiation et donc création.

La solution la plus simple est d’imaginer une sorte de claquement de doigts, puis un autre, encore un autre, en les séparant par des intervalles égaux, bref, une onde. 

Cela implique que :

  • Le temps est d’abord la mémoire (dans ce cas, une mémoire « immatérielle », sans « support » autre qu’une faculté de la pensée) d’un claquement qui se refait tel quel après un temps précisément égal. La durée du temps ne peut pas être pleine, elle est forcément une série d’intervalles hachurée de « claquements ». Le temps est l’acte de se suspendre et de se reprendre. Il est rythme, séparation de pulses égaux. Il lui faut des effacements et des reprises, des passages du virtuel au manifeste.
  • Sans le temps, l’être ne penserait pas, il ne se passerait rien entre l’entreprise et l’aboutissement, entre l’acte et le résultat, l’être seraient si plein de lui-même qu’il serait absolument statique, incapable de transformation. Penser, c’est « processer », c’est évoluer dans la connaissance de soi par l’expression créatrice de soi sans jamais aboutir à la réalisation absolue de soi. La pensée est l’échappée du statisme. Pour cela le changement ne peut être que discontinu, par petites touches, dans une mémoire reproductrice presque parfaite, mais pas absolument parfaite pour permettre l’introduction du changement.
  • S’il n’y avait pas de clignotements dans l’être pensant, il y aurait une sorte de support qui serait l’être, par exemple l’espace. L’espace support serait une donnée absolue et les paradoxes de l’Antiquité n’auraient pas de solution. Par exemple, une flèche ne pourrait pas traverser une distance sans franchir la moitié de cette distance, et pour traverser cette moitié, il faudrait traverser la moitié de la moitié… cela à l’infini. Bref on ne saurait pas articuler le mouvement d’un objet dans cet « espace préexistant ». Il y aurait deux substances de nature différente (un dualisme absolu) : un substrat et des objets. 
  • Dans la pensée, un sujet-pensant joue avec des objets pensés. Il peut le faire parce que la mémoire fondamentale réitère les objets en permettant tout de même l’introduction de changements conséquents. Ici le mot sujet n’a rien de subjectif, il est « objectif » comme la logique et les mathématiques sont objectives, et l’objet n’est pas « objectif », en ce sens qu’il subit les modifications du sujet pensant. Sinon, le dualisme sujet-objet est absolu et donc impossible à penser et impossible à réaliser.

Précisons. Il nous faut arriver à passer de l’affirmation prétentieuse : « le cosmos est une analogie de ce que nous expérimentons lorsque nous pensons » à une proposition plus logique et surtout plus fondamentale : « notre pensée est une analogie du cosmos pensant. Nous sommes de petites pensées en actes dans une grande pensée en acte ».

Observons. 

  • Si nous dirigions un microscope extraordinaire à la frontière d’une flèche en mouvement dans l’espace, à un moment des détails infimes révélés par notre microscope illimité, il faudra bien que les éléments de la flèche « roulent » dans les éléments de l’espace, et que donc la flèche et l’espace soient faits d’une même substance primordiale. Voir un « objet » se déplacer, c’est voir des tourbillons d’ondes se déplacer dans une rivière. Je dis « rivière », car le substrat ne peut pas être une bloc statique. Si le substrat était une énorme sphère indivisible (une matière pleine), comment les petits tourbillons microscopiques pourraient-ils se déplacer dedans? Et si ce substrat était le vide absolu, le néant, alors les billes seraient faites de vide absolu (de néant), le déplacement du vide dans le vide ne serait que vide de déplacement. Bref, comment une bille absolument indivisible pourrait-elle rouler dans un vide absolument divisible? Méfiez-vous de votre imagination, car dans l’imagination ni l’un ni l’autre ne sont absolus. L’idée d’atomes absolument indivisibles en mouvement dans un espace absolument divisible est imaginable parce que l’imagination efface le caractère absolu de l’hypothèse, mais dans un dualisme absolu, c’est une hypothèse illogique et irréalisable.
  • Seule une information-informée (une auto-information) et donc bouclée sur elle-même (comme un tourbillon) dans sa propre auto-information, donc une onde-particulière « roulant » sur elle-même, peut émettre des informations informantes par fréquences particulières pouvant agir sur d’autres informations bouclées (d’autres tourbillons). Les distances dans le temps qui forment les distances dans l’espace, engendrent des différentiations dans un espace-temps relatif, c’est-à-dire dans un espace-temps engendré par l’information elle-même (par exemple l’information gravitationnelle déforme l’espace-temps)… Et comment une information-informée peut-elle informer une autre information-informée, sinon dans un « réseau » capable de différentier l’information? Et peut-on appeler cette capacité d’engendrer de l’information et de la différentier autrement que par l’expression « acte de penser »? Ce n’est pas une projection du sujet humain sur le cosmos, mais du cosmos sur le sujet humain.

Bref, il ne peut pas y avoir matérialité de l’espace, ni matérialité du temps, ni matérialité des objets en mouvement, du moins dans le sens classique de matérialité. L’idée de matérialité est trop rigide, elle ne peut ni être pensée ni être réalisée. L’idée classique d’esprit, au contraire, est trop libre de toute contrainte, elle n’est pas assez assujettie à la logique et aux mathématiques, elle est trop magique et trop omnipuissante. Ni matière pure ni esprit pur ne sont des substances premières possiblesSeule la pensée-mémoire-conscience peut être la « substance première » justement parce qu’elle n’est pas une substance (une identité absolue à soi), ni un acte pur, ni un acte réalisé, mais un acte cohérent en état de création conséquente.

Cependant, la pensée-mémoire-conscience n’est pas imaginable dans tous ses détails, car c’est elle qui soutient l’imagination et non le contraire.

Au Moyen Âge, on appelait cette pensée-mémoire-conscience non imaginable parce que productrice d’images différentiées de soi: un « Intellect » à la fois actif et réceptif (en souvenir d’Aristote, même si cette vision est très loin de la philosophie d’Aristote). C’est pourquoi, on retrouve à la Renaissance, des intuitions de la quantique (par exemple, chez Nicolas de Cues). On supposait un rythme informé et informant se complexifiant dans une mémoire-pensée-conscience qui se maintient dans la simplicité de la logique et des mathématiques, bref une musique en acte créatif dans sa propre « substance » pensante. « Quelque chose, comme disait Maître Eckhart, qui se transforme en lui-même par lui-même en se rendant visible et intelligible à lui-même ».

Mais qu’est-ce qu’une onde pensée et pensante? Il faut deux virtualités symétriquement opposées qui se heurtent et s’annihilent, mais pas de façon absolument symétriques. Quelque chose doit s’échapper, une information doit être éjectée : dans le cas d’un rythme sonore, c’est un son, dans le cas d’un électron, c’est une onde-particule de lumière, une onde rayonnante liée à une onde bouclée (un photon). 

L’Absolu ne peut être que l’Acte de se relativiser (entrer en relation transformatrice avec soi). C’est pourquoi les anciens d’Orient comme d’Occident revenaient toujours sur l’idée de Trinité :

  • C’est-à-dire l’acte d’échapper à l’image de soi, d’échapper à l’identité-image absolue pour rejoindre les fondements logiques de l’intellect-mémoire qui imagine et donc, n’est pas imaginable (ce qu’ils appelaient la kénose). Par ce fait la pensée-conscience première est ineffable.
  • L’Absolu imagine, donc il ne peut être imaginé, son identité n’est pas une image qui se maintient, mais une dynamique qui se transforme, c’est-à-dire un visage
  • Un visage n’est pas une image de soi, car toujours il bouge en s’exprimant, jamais il ne se fige dans une extase absolue. Le visage, ici, n’est pas la face, mais tout le « corps », l’expression, en tant qu’il est une configuration changeante de soi qui exprime le caractère évolutif de l’identité de la pensée.

La mémoire est justement ce qui fait osciller l’Acte entre le quasi être et le quasi néant pour que ni l’être ni le néant ne soient des absolus statiques dans l’incohérence et l’absurdité totales que serait un statique absolu. Mais la seule reproduction du même tuerait le temps, le dissoudrait dans l’éternité, au point qu’il ne pourrait plus révéler l’éternité. D’ailleurs, dans un rythme parfaitement égal d’un son parfaitement identique à lui-même, le temps semble disparaître.

Le temps est une séparation relative et momentanée de soi vis-à-vis de soi, mais le soi doit aussi se différentier, c’est-à-dire entrer dans une évolution, il doit penser. Quelque chose doit s’échapper de la répétition, changer, inventer en se surajoutant au rythme parfait, c’est-à-dire penser dans sa mémoire. Cependant l’Acte premier, l’Acte créateur peut toujours se reconstituer, sinon, ce n’est qu’un processeur, un programme et non l’acte de programmer, c’est-à-dire de penser. 

En somme, l’Acte créateur se garde sur la réserve vis-à-vis de sa création, il s’y investit relativement et non absolument. Le programmeur est toujours un peu autre que le programme même lorsqu’il s’agit d’une autoprogrammation. Dans un tel acte de pensée, les programmes doivent toujours se dégrader par entropie pour se complexifier par néguentropie. C’est une analogie rudimentaire, car la création est bien plus qu’une autoprogrammation. 

Rien n’est uniquement créature, même pas la logique, tout est aussi créateur. La logique est quelque chose que l’on découvre en l’inventant, elle est le déploiement d’un acte de pensée. Tout participe à une œuvre qui est collective, mais où chaque individualité ne peut être qu’un microcosme du tout, toujours relié à lui, toujours semblable à lui, toujours différent de lui.

Lumière quantique sur l’art

Ce blogue apparaîtra difficile parce qu’il relie l’art, la logique et une vision très à jour de la nature créatrice. Dans notre série de blogues sur l’art, nous plongeons dans la métaphysique de l’art pour éventuellement redécouvrir les finalités et l’éthique de l’art, et de cette façon nous pourrons peut-être entrevoir le destin de la conscience humaine dans l’œuvre créatrice du cosmos.

Résumons nos intuitions depuis le début de cette série de blogues :

  • L’idée d’une pensée abstraite qui agirait sur une matière concrète est fondamentalement illogique parce qu’absolument dualiste. Il n’y a pas d’esprit qui pense et de matière qui est uniquement objet de pensée, car pour cela il faudrait supposer l’existence du néant pour séparer absolument les deux contraires.
  • Il y a une pensée créatrice qui crée son propre « cerveau ». Il y a une pensée créatrice dont l’art créateur est une réalisation (rendre réel) et dont la réalisation entraîne des conséquences prévisibles et imprévisibles qui obligent des adaptations et forcent la suite créative à prendre en considération le déjà réalisé. Autrement dit, l’œuvre déjà réalisée, le cosmos, le « cerveau » est une mémoire complexe du déjà créé qui conditionne la suite de la création. 
  • Dans l’univers, ce que nous voyons, appréhendons, analysons comme étant de la physique n’est rien d’autre que la trace mémorielle de l’acte créateur. Mais si nous utilisons de très puissants moyens d’analyser en détails la réalité, nous voyons au bout de nos microscopes atomiques, le passage du virtuel au réel, nous voyons la réalisation, nous voyons l’acte créateur se rendre accessible à lui-même à travers l’observateur que nous sommes.
  • On imagine la pensée cosmique se structurant en elle-même, se donnant un « cerveau-cosmos » (une réalité mémoire) pour penser dans les contraintes du déjà pensé. Un cerveau est une pensée réalisée qui appuie la pensée en réalisation. Un peu comme un enfant qui modifie son cerveau parce qu’il aime la musique et la pratique, et peu à peu il se fabrique un cerveau étonnant de capacité musicale.
  • Ainsi le cosmos évoluerait en produisant le « cerveau » qui l’aide et dont il dépend, mais sur lequel il peut agir dans le respect des contraintes de la logique, des mathématiques et de la congruence avec ce qu’il a déjà créé, et dans la conscience de ce qu’il refoule. Sous la création, dans une autre sorte de mémoire, est intériorisé ce qu’il n’a pas réalisé, ce qu’il n’a pas décidé, mais le hante.
  • Cette hantise terrée dans l’ombre surgit de toutes sortes de façons imprévisibles et forme des défis pour la Pensée en acte dans laquelle nous sommes et à laquelle nous participons. Bref la pensée se lance toujours le défi du « pas nécessairement cohérent avec l’œuvre en marche ». Elle doit sans cesse faire face non seulement à ce qu’elle a réalisé, mais à ce qu’elle n’a pas réalisé et dont elle porte une sorte de regrets. Et lorsque ce non réalisé entre dans son acte créateur, il forme des incohérences qu’il faudra assumer, peut-être combattre afin de traverser le temps. Ce que nous appelons « le mal ».
  • Dans des pensées et des consciences aussi primitives et refoulées que les nôtres, ce « mal » étouffé entre dans le cercle vicieux du refoulement qui transforme une tendance inconsciente en obsession perverse. C’est que nous avons encore une prédisposition solidement programmée à imaginer « le bien » in abstracto (idéaliser le bien) et ensuite à refouler « le mal », si bien qu’il revient en force, mais à l’état d’obsession. Nous passons de la tendance à la peur de passer à l’acte. Et plus nous avons peur de passer à l’acte, plus nous passons aux actes dans nos moments de trop grandes tensions. Et plus nous passons aux actes plus nous nous haïssons. Et plus nous nous haïssons, plus nous projetons cette haine sur ceux que nous croyons « mauvais », jusqu’à devenir des cruels maniaques. Le maniaque cruel devient soit le tyran ou soit l’obéissant qui se justifie du tyran. Ce cercle vicieux nous détruit dès qu’il devient collectif.
  • L’art vise autant à faire voir et sentir les adaptations possibles pour traverser le temps (« le bien ») qu’à faire voir et sentir le refoulé (« le mal »). Dans les deux cas la figuration, l’expression, la sublimation permettent à la « beauté » et à la « laideur », au « bien » et au « mal » une préréalisation artistique qui nous évite d’en faire des actes totalement réalisés aux conséquences terribles. L’art aurait pour fonction de faire apparaître un monde virtuel pour s’exprimer et se comprendre avant de passer aux actions irréversibles.
  • La mémoire est toujours transformable, elle est toujours une réalité en réalisation, elle soutient le réalisé. La mémoire n’est jamais dépourvue de pensée, elle est même appréhensive, elle anticipe les réalisations possibles.
  • On doit aussi se souvenir que la réalité (l’œuvre cosmique en cours) résulte d’une pensée créatrice voulant s’échapper de son identité. Il faut se rappeler que tout acte créateur est une tentative pour échapper à la « formalisation » de l’identité créatrice. Un créateur ne peut pas être formalisé, il est essentiellement ineffable. Par exemple, on ne peut pas dire que Mozart est ceci ou cela, on peut juste constater que sa musique prend une forme fuyante comme si elle cherchait à envelopper Mozart le créateur, mais que Mozart s’en échappe constamment en créant d’autres œuvres.

Dans toute pensée, il y a un portique imaginaire où se préforme l’œuvre, le passage du possible au virtuel et du virtuel au réel.

Parlons de la création cosmique, de la réalité dans laquelle nous sommes plongés.

Les réalisations sont précédées de possibilités théoriques qui se transforment en virtualités concrètes disponibles dans le réel. Les virtualités sont probabilistes, tant qu’elles sont virtuelles, elles peuvent en même temps être ceci ou cela; mais dans leur réalisation, elles se décident. Néanmoins, cette nouvelle réalité décidée porte de nouvelles virtualités. Le probable chevauche le réel à tout moment. 

Bref, la création est « quantique ». Dans l’univers quantique, il y a sans cesse passage du virtuel au réel, il y a donc sans cesse passage de l’univers des probabilités à l’univers des réalités, et jamais rien n’est une réalité définitive immuable et décidée. Les réalités sont toujours fuyantes, elles se réalisent dans le temps. Et dans le temps, le passé est mémoire et le futur est virtuel, les probabilités précèdent les réalités et les réalités sont sans cesse traversées de probabilités. Probabilité veut dire entre le hasard et le déterminé.

Un proton est formé de trois quarks organisés d’une certaine manière. Il n’est que de l’information-énergie bouclée et stable en résonnance avec elle-même, donc partiellement autonome et individualisée, mémoire de soi pour une certaine durée (parfois très longue comme c’est le cas d’un proton). Plus généralement, toute « matière », toute « particule » n’est que de l’énergie-information en boucles autorésonnantes. Un électron est une « particule » électriquement négative, il peut être informé par un photon, un photon peut virtuellement informer un électron. C’est une virtualité active.

Le lien entre l’information et l’énergie est tel que l’un et l’autre sont inséparables : lorsqu’il y a échange d’énergie, il y a entropie, et lorsque l’entropie rencontre certaines conditions (par exemple, la stabilité d’un flux entropique thermique comme le soleil), il y a néguentropie (l’augmentation de complexité chez certaines planètes à bonne distance). Aucune création (néguentropie), on l’a dit, ne peut se faire sans « décréation » (entropie).

Répétons, car il y a toujours beaucoup d’éléments à tenir ensemble : la réalité est plongée dans un processus de réalisation qui passe de la possibilité à la virtualité, de la virtualité à la réalisation, de l’entropie à la néguentropie, de sorte que les réalisations sont des étapes dans une activité d’organisation constante. Tout n’est qu’organisation dans la Pensée créatrice cosmique qui ne crée pas en dehors d’elle-même, mais se complexifie toujours elle-même. Sous nos yeux, on voit se former une œuvre d’art qui est comme la pensée-cerveau d’un acte créateur. 

Les réalisations forment des contraintes. Lorsqu’une personne humaine s’entraîne à quelque chose, on voit s’étirer les neurones, se former les connexions… La pensée cosmique fait son « cerveau » (le cosmos), puis ce « cerveau » devient un ensemble de contraintes qu’elle modifie.

La pensée cosmique produit ses propres contraintes, elle n’échappe pas à ce qu’elle a commencé, mais elle tente d’y échapper en s’investissant toujours vers la différentiation, la complexité et l’unification. À ce titre, elle est autant « matérielle » que « spirituelle », sachant que ces deux mots sont aussi inadéquats l’un que l’autre pour décrire ce qui se passe dans notre univers.

La pensée en réalisation implique les caractéristiques dites « quantiques » :

  • Le rapport entre l’information et l’espace-temps doit être efficace, sinon, il n’y aurait pas d’information ni aucune dynamique. Tout reviendrait au même. Pour cela l’information « travaille » l’espace-temps sans être l’espace-temps. Elle ne peut interagir avec l’espace-temps que de façon discontinue, car sinon elle serait imbriquée dans l’espace-temps, indifférenciée avec lui, et donc impuissante. L’espace-temps est un fond continu qui se discontinue sans cesse pour former des virtualités informatives. 
  • L’onde d’information a nécessairement une double caractéristique : son battement est rythmique(par cette caractéristique, l’onde peut mesurer le temps) et à la fois complexe, par cette caractéristique l’onde informe, c’est-à-dire différentie. 
  • La nature de l’information est une association entre l’onde rayonnante qui traverse les distances et les ondes bouclées qui restent à distance. Toute réalisation tend vers la localisation (la particule d’énergie-information) sans nier la délocalisation (l’onde). Par exemple, lorsqu’une onde lumineuse rayonnante interagit avec un électron, elle élève l’énergie de l’électron d’un quanta. Le quanta est alors localisé dans l’électron, mais l’électron donnera un quanta de son énergie en émettant une onde rayonnante. Dans son état de virtualité, le photon ne peut vivre que sous forme d’une onde rayonnante, c’est une onde d’information et de communication entre des électrons distants. 
  • Dans l’univers, il n’y a jamais tout l’un et tout l’autre; les états de virtualité et de réalité se chevauchent; il y a des probabilités d’état, des probabilités de localisation, ce que l’on appelle des ondes de probabilités. Pour l’information, la superposition des états, les passages du virtuel au réel, de la probabilité à la détermination ne constitue aucun problème tant qu’elle n’interagit pas, car dans une interaction il y a toujours une certaine détermination, une certaine localisation, c’est-à-dire, un effet. Ce que l’on appelle le réel, le matérialisé, est un ensemble d’effets.
  • À l’état virtuel, donc avant l’interaction, l’information n’est jamais tout à fait localisée puisqu’elle localise. Sa position est probabiliste, sa vitesse définie. Dans une interaction, la position devient définie, mais la vitesse probabiliste. C’est uniquement lorsqu’elle interagit localement qu’elle livre ses paramètres locaux.
  • Évidemment, comme toute onde, toute lumière, toute musique, l’information s’intrique dans l’information avec laquelle elle interagit, si bien que l’information lie deux réalisations pour en faire une seule qui peuvent se distancier à l’infini tout en restant intriquées, donc délocalisées. On parle alors d’intrication des photons, des électrons, etc. Il y a des interactions locales à courte portée, par exemple, tel photon interagit avec tel électron, mais il y a des interactions corrélées à longue portée, par exemple, un changement dans un photon entraîne un changement dans tous les photons intriqués, et cela, non dans le temps (à une certaine vitesse), mais instantanément.
  • L’information ne peut pas être absolument bloquée par un « mur » (une résistance quelconque) qui serait totalement étanche aux ondes. Elle traverse n’importe quel mur, mais pas n’importe comment. On parle alors d’effet tunnel, de probabilité d’agir au travers d’un mur. 

En résumé, la logique laissait deviner que :

  • la vitesse de la lumière était forcément finie;
  • l’espace était le résultat de la vitesse de la lumière;
  • l’énergie ne pouvait se transmettre que par quantas (petits paquets);
  • la « matière » ne pouvait être qu’ondes bouclées (particules) et ondes étendues, donc une superposition de deux états dans une situation virtuelle qui ne pouvait qu’être en état d’incertitude tant qu’elle reste virtuelle; 
  • l’interaction donnant lieu à une réalisation ne pouvait que fixer l’incertitude (onde de probabilité);
  • l’interaction ne pouvait qu’intriquer des états de la « matière » qui sont par le fait même délocalisés comme s’ils étaient à des endroits distants alors qu’ils forment une seule unité;
  • que la « matière » est dans des probabilités de positions à différents endroits proches comme si elle pouvait traverser la « matière » par des tunnels.

Bref, la découverte de la relativité et de la quantique répondent d’abord à la logique, mais une logique dans laquelle il n’y a ni dualisme absolu, ni monisme absolu parce que l’interdit du néant rend nécessaire une dynamique à l’intérieur de l’être, une dynamique semblable à de la pensée conséquente qui s’oblige à tenir compte de ses réalisations.

La part des ombres

Les Grecs ont commencé à faire des mathématiques sur une surface de parchemin, des mathématiques simples qui semblaient parfaitement rationnelles. Cependant, elles se limitaient à deux dimensions. Mais en les confrontant avec la réalité, les mathématiciens se sont rendu compte qu’ils pouvaient les abstraire, découvrir leurs principes pour, ensuite, les adapter à des univers à trois, à quatre, à cinq dimensions ou plus. Cette nouvelle capacité des mathématiques a permis de mieux appréhender le réel. De même la logique a évolué au contact du réel : la logique post-quantique n’est pas la même que la logique pré-quantique. Quelques philosophes en sont arrivés à imaginer que le réel devait être une pensée mathématique et rationnelle, mais avec une bonne longueur d’avance sur nous, puisqu’à son contact, nous apprenons à mieux penser les mathématiques et la logique.

Peinture de Francis Bacon

Les artistes chasseurs-cueilleurs ont abstrait le mouvement des animaux et ont pu donner l’impression du mouvement à leurs desseins rupestres. Cela a amélioré leur compréhension des animaux non seulement pour des succès à la chasse, mais aussi pour élargir leur sentiment de la réalité. Par la suite, un grand nombre d’artistes ont appris à déconstruire le réel pour le reconstruire autrement et ainsi, mieux sentir le réel, un peu comme en écrivant soi-même, on arrive à mieux saisir la valeur de l’œuvre d’un autre. Cette résonnance entre l’art humain et l’art dans la nature a poussé quelques philosophes à imaginer que le réel était une pensée artistique avec une bonne longueur d’avance sur nous. 

Je suis de ceux qui défendent l’hypothèse philosophique que le réel, le cosmos dans son entièreté est littéralement une pensée qui se matérialise (se cérébralise) et qui est à la fois mathématique, logique et artistique. Il ne s’agit pas d’une hypothèse scientifique, mais philosophique que l’on appréhende non pas en cherchant des preuves, mais en poursuivant une cohérence d’ensemble, une cohérence de totalité qui produit dans la conscience un sentiment de s’approcher de la vérité.

Mais qu’est-ce que la pensée? J’ai dit précédemment que la pensée est un processus d’auto-organisation des possibilités à travers l’épreuve des contraintes liées à la pensée elle-même (logique et mathématiques), mais aussi des contraintes liées à la réalisation des pensées : on ne peut penser qu’en tenant compte de ce qu’on a déjà réalisé. L’artiste doit tenir compte des premiers traits qu’il a jetés sur la toile; le musicien, des premières notes; le cosmos, de l’écho du Big Bang, et plus précisément de l’information extraordinairement complexe contenue dans le Big Bang (le Big Bang n’est pas une explosion, mais le déploiement d’une énergie organisante, le déploiement d’une information structurante). 

Les premiers traits d’un dessin effacent des possibilités, mais en ouvrent d’autres. La pensée réalise des commencements qui vont éliminer certaines possibilités, mais en engendrer d’autres. Un nouvel amour ouvre des possibilités et en ferme d’autres. De même le Big Bang organise un univers et en refoule d’autres qui auraient pu se développer sur une autre base, avec d’autres équations, d’autres constantes, un autre esthétisme.

Dans une pensée, les possibilités refermées ne disparaissent pas complètement, car elles demeurent des possibilités pensables. Elles sont refoulées dans le virtuel. Dans une pensée, ce qui est refoulé, ce qui est non réalisé, va revenir à la surface pour éprouver les réalisations et les consolider. L’univers n’est pas seulement une pensée rationnelle et mathématique douée d’une conscience, c’est aussi une sorte de « psychisme » qui doit faire face à ce qu’il n’accomplit pas, mais aurait pu accomplir. Nous sommes aussi dans cette situation. Un musicien compose une musique, il fait une œuvre, mais en même temps, cette œuvre en inspire une autre. Dans l’ombre de son acte créateur, il commence déjà à ressentir une autre mélodie. Un écrivain écrit un livre, se profile en même temps en lui le germe d’un autre livre. Cette œuvre refoulée viendra le hanter un jour ou l’autre. Habituellement, elle vient en surface pour éprouver la valeur et la résistance de la première œuvre. C’est d’ailleurs une grande tentation pour un créateur de commencer une deuxième œuvre dans la première.

Par le fait de cette ombre, toute pensée créatrice est forcément « morale », c’est-à-dire qu’elle pense en même temps le compatible et l’incompatible avec la création en marche. Elle est toujours en mesure d’observer les ombres du refoulé qui reviennent pour le meilleur ou pour le pire. Elle peut prévenir le pire, mais elle ne peut pas l’empêcher absolument, car éliminer les ombres, c’est empêcher les consolidations, les compléments, l’avancement d’une cohérence de l’œuvre totale qui devrait finir par englober et dépasser les œuvres individuelles. 

Avec le temps, la pensée artistique exerce des préférences afin d’être compatible avec la nature, mais elle doit aussi éprouver l’envers du monde, tout ce que le cosmos ne devrait pas êtreCe que le cosmos ne devrait pas être doit entrer un peu dans le cosmos pour le consolider, augmenter sa force, sa cohérence, sa valeur. Dans un roman comme dans la vie, le pire survient pour augmenter la résistance du mieux et même l’amener au dépassement.

Dans une phase créatrice donnée, toutes les réalisations ne sont pas compatibles en même temps avec une réalisation donnée. La morale, c’est comme au jardin, il n’y a pas de mauvaises herbes, mais il y a des herbes qui sont envahissantes par rapport à d’autres, on ne doit rien éradiquer, mais tout rééquilibrer. Ce que l’on ne veut pas apparaîtra. Et plus c’est refoulé, pire c’est.  Les deux derniers siècles en sont un exemple plutôt effrayant. Un cercle vicieux semble nous pousser à l’éradication de notre propre espèce. 

L’ère industrielle et la Première Guerre mondiale ont rendu possible la polarisation du fascisme et du stalinisme (deux formes miroirs de la dictature). Nous n’avons pas assez compris les racines de ces deux ombres qui voyageaient depuis si longtemps dans nos histoires impérialistes. La Deuxième Guerre mondiale entre le fascisme et le stalinisme nous a nettement traumatisés. Pensez aux camps de concentration nazis et aux goulags staliniens! L’humanité est ressortie de la Deuxième guerre mondiale habitée d’une grande terreur devant elle-même, se rendant compte qu’il n’y a aucune limite à la cruauté humaine. Et pour seule réponse à ce traumatisme, les intellectuels ont laissé entendre que le cosmos serait pire que nous, une machine à tuer tout ce qu’elle met au monde.

Le choc post-traumatique de la Deuxième Guerre mondiale a poussé les démocraties et les dictatures à la paranoïa (peur de soi projetée dans l’autre), une paranoïa armée de bombes atomiques à hydrogène des centaines de fois plus destructrices que celle d’Hiroshima. Une troisième guerre mondiale, cette fois d’éradication mutuelle a failli nous emporter. Luttant contre ce cauchemar, la guerre froide a évolué vers la fragmentation et l’exportation de la guerre d’empires (États-Unis, URSS, Chine) dans des pays pauvres, mal armés, mais riches en ressources. Cette « guerre froide » délocalisée en Amérique du Sud, en Amérique centrale, en Afrique et en Asie du Sud-Est a fait plus de morts, de brûlés au napalm, de tortures de masse (comme au Cambodge par exemple), que la Deuxième Guerre. 

Pour étouffer cette guerre froide qui devenait horrible et permanente, le jeu politique l’a déplacée sur le terrain économique. Un virage s’est fait sur la surconcentration des capitaux (privés dans les pays capitalistes et étatiques dans les pays communistes). Conséquences : l’extrême pauvreté, les famines, les enfants agonisant sur le sein vide de leur mère ont tellement marqué notre imaginaire qu’on les a biffés de nos médias. La sur-industrialisation, la surconsommation des pays riches ont précipité le dérèglement climatique, la disparition des espèces et nous menacent d’éradication. En réaction, des fanatismes religieux ou non se sont radicalisés. 

Comment en sortir? Se dessine devant nous la concentration informationnelle. Il est facile d’imaginer que la prochaine guerre sera informationnelle (elle est probablement en cours), mais celui qui sera en train de perdre n’hésitera pas à utiliser le pire du pire, les armes extrêmes qui sont en train d’être peaufinées dans les grands empires… Et pendant ce temps-là, l’action pour sauver l’écologie est noyée dans les rivalités inter-nations et les impératifs de la croissance débridée du capital.

Peut-on retomber sur nos pieds et faire autre chose que toujours aggraver? 

La pensée est morale parce qu’elle est toujours dans l’obligation de penser le bien dans l’ombre des hantises qu’elle refoule. Lorsqu’elle refoule le pire d’elle-même, la peur engendre la paranoïa et la paranoïa devient pure cruauté, recherche de l’horreur, radicale inversion de ce que la conscience recherche. L’ombre devient satanique : l’image la plus horrible de soi s’infiltrant en soi. Le cercle vicieux de la peur refoulée refoulant la cruauté jusqu’à l’explosion de la cruauté poussant la peur vers la terreur…

La morale n’a rien à voir avec une idée abstraite du bien (le décrochement du réel), elle est le danger inhérent à l’acte créatif humain dans l’acte créatif cosmique. Morale, ici, veut dire logique de la vie, donc logique d’un équilibre entre ce qui est bénéfique au processus créatif d’ensemble et ce qui ne l’est pas, entre ce qui devrait durer à travers les contraintes et ce qui devrait changer en profondeur. Morale veut dire ne pas perdre de vue que nous sommes un être psychique dont le refoulé revient toujours en force

C’est probablement ici que l’art devient une nécessité de notre existence dans le monde réel. Inutile de développer des techniques admirables pour nous sauver du dérèglement climatique si, dans l’ombre, nous refoulons des angoisses inexprimées. L’art consiste aussi à « faire sortir le méchant » pour l’exorciser. Et c’est tout un art, car le simple défoulement ne défoule pas, il faut faire voir « la bête », trouver son sentiment, son vocabulaire, ses peurs, ses souffrances, ses angoisses…

Dynamique des contraires

Nous avons dit qu’une des finalités de l’œuvre d’art est de révéler le visage de l’auteur dans la projection qu’il fait de lui-même. Rien d’égocentrique à ce propos, car ce « lui-même », dont nous parlons ici, le transcende complètement, sinon, il n’y a pas d’inspiration et donc il n’y a pas d’œuvre d’art. Nous avons poursuivi l’intuition millénaire et presque universelle que le cosmos révélait partiellement un auteur tout en préservant son mystère comme n’importe quelle œuvre d’art le fait. Pourquoi cet auteur ne serait-il pas une conscience-intelligence créatrice qui a pour propre d’engendrer un collectif d’auteurs qui participent à sa création collective, évolutive, déchirante, éclairante, brûlante, aventureuse? 

Aimant en lévitation sur un supraconducteur, crédit DAFOX

Non seulement les contradictions que comporte l’œuvre cosmique ne prouvent pas qu’il s’agit simplement d’une mécanique aveugle qui évolue dans le nuage du hasard, mais au contraire, elles tendent à prouver la pensée créatrice à l’œuvre. Simplement notre image du créateur était simpliste à souhait : imaginer qu’il extériorise une création « parfaite » selon notre idée grecque de la perfection, cela prouvait simplement la faiblesse de notre esprit. Notre idée de la perfection et de Dieu était tellement infantile et primaire qu’il fallait bien finir par avouer qu’elle n’avait pas d’existence. Ce rejet si nécessaire peut ouvrir la porte non pas à une autre idée de Dieu, mais à une expérience de sympathie avec le cosmos pouvant nous entraîner dans la joie créatrice partagée qu’est l’aventure cosmique. Nous pourrions enfin revivre l’extraordinaire prise de conscience qui a amené les premiers chasseurs-cueilleurs à peindre des animaux courant sur la paroi des grottes. Nous sommes créateurs dans un créateur.

L’idée que la contradiction et le déchirement propres au cosmos prouvent son caractère aléatoire, elle aussi, démontre simplement que notre logique simpliste. Dans une logique plus profonde, les contradictions ne se traduisent pas par « choisis un côté et tue l’autre »; ce genre de « logique » est une logique de monstres, une logique de violence meurtrière, celle qui mène à l’impasse dans laquelle notre civilisation est plongée. Au contraire, la logique d’une pensée digne de ce nom articule les contraires pour en faire des actes créateurs. La physique quantique nous démontre combien le cosmos est mû par une logique qui transcende notre burlesque logique cartésienne.

Dans le blogue précédent, nous avons vu que dans la vie réelle comme dans un roman, les acteurs de l’action ont besoin d’une suite d’événements lumineux constructifs et d’une suite d’événements ombreux destructeurs pour se réaliser. En se réalisant, les acteurs déréalisent les événements qui ont servi à leur réalisation (ces événements deviennent des souvenirs puis des imprégnations). Toute œuvre d’art réalise l’auteur en réalisant l’œuvre. Ce qui sert à cette réalisation passe, l’acte créateur continue. L’art ne consiste pas à faire des œuvres, mais à produire des créateurs. Tout ce qui entre dans l’esprit humain est une intrication de la pensée humaine dans la pensée cosmique, une intrication de l’imagination humaine dans l’imagination universelle, c’est toujours une composition à multiples acteurs

Comment cela serait-il possible si nous n’étions pas une pensée dans une pensée, une création dans une création, un créateur dans un créateur?

Prenons un exemple : la personne juste se crée par des actes qu’elle veut juste, mais qui ont aussi des effets injustes. Elle prend conscience de ce qui est injuste et tente de faire mieux. La justice croît en elle bien plus que dans le monde. L’auteur devient plus juste que le monde dans lequel il vit. Mais l’ensemble des personnes évoluant consciemment vers la justice finissent par engendrer l’évolution d’une justice collective. Pour cela, justice et injustice sont nécessaires l’une à l’autre. Un créateur juste ne produit pas des actes justes, mais une tension entre justice et injustice, une tension se traduisant en actions à travers la conscience, l’intelligence, la volonté et le corps. Sinon, la justice existerait avant d’exister. Cette idée de Platon n’a pas de sens, elle contredit la logique, la pensée, la création, l’art.

À l’exemple de la « matière » et de « l’antimatière », une réalisation et son contraire sont symétriques et virtuellement synchrones (elles vivent en même temps). Mais il y a forcément préférence, sinon, le cosmos ne pourrait évoluer, car le saut et la chute s’annuleraient comme deux ondes identiques, mais inversées et synchrones s’annulent. Notre cosmos préfère la matière à l’antimatière, mais l’antimatière est toujours là, dans l’ombre, tapie dans le fond cosmique, jouant un rôle indispensable à la réalisation et à la déréalisation de notre cosmos. Par exemple, la pulsation matière-antimatière du vide perd sa symétrie sous l’effet des puissants champs magnétiques d’un trou noir, faisant de la mort énergétique un puissant générateur d’énergie créatrice.

Tout ce qui est dit jusqu’ici semble conforter l’intuition qu’une gigantesque pensée en actes créatifs nous enveloppe pendant que nous produisons des œuvres qui interagissent avec cette pensée pour faire notre monde juste et injuste, beau et laid, créateur et destructeur. Cette pensée se « cérébralise » à travers le cosmos, car justement, la pensée ne serait pas la pensée si elle n’était pas contrainte par ses réalisations, ce qui suppose une « matérialisation », une stabilisation des actes de pensée ou le passé (la matière) contraint l’acte créateur.

C’est comme dans un roman. Pendant que vous lisez, derrière vous, les pages tournées s’estompent dans votre mémoire, mais elles restent pourtant là sur le papier (la mémoire cosmique) pour une période très longue. Cependant, les pages d’avenir n’existent pas d’avance sinon dans leurs grandes lignes logiques, potentielles et virtuelles, car nous participons tous à leur création.

Ceux qui ont imaginé une « force » toute puissante pouvant faire n’importe quoi du premier coup selon sa volonté, ces théologiens d’un tel esprit tout-puissant ou ces philosophes d’une matière seule maître du monde nous ont empêchés de comprendre la pensée à l’œuvre dans le cosmos. Cette idée de la « force matière » ou de la « toute-puissance divine » n’étaient qu’une image tyrannique de la perfection, c’est-à-dire de la non-pensée. 

Qu’est-ce qu’une pleine volonté toute puissante? Ce que je vois dans mon imagination, je le fais tel quel. Un court-circuit. L’absence totale d’un processus entre l’image et le résultat, donc l’absence totale de pensée. Que cela soit nommé Dieu ou matière, dites-moi où est la différence? Il s’agit d’une même dictature de la volonté sans intelligence, ni sensibilité, ni possibilité créatrice…

La pensée n’est pas de cet ordre. La pensée n’est pas omnipuissante, elle est contrainte par la logique, les mathématiques, l’évolution et ne peut vivre que dans l’interaction avec d’autres pensées. Logos prime sur potentat. Et c’est dans l’interaction avec d’autres pensées que la pensée se réalise, se matérialise, acquiert un cerveau pour que les réalisations du passé puissent se déréaliser en participant à la réalisation du futur.

La pensée est un processus d’auto-organisation des possibilités à travers l’épreuve des contraintes liées à la pensée elle-même (logique et mathématiques), mais aussi des contraintes liées à la réalisation des pensées, sinon, il n’y aurait pas de cohérence dans le cheminement de la pensée. La pensée réalise des commencements qui vont éliminer certaines possibilités et en engendrer d’autres, mais ce qui est refoulé va revenir pour éprouver les réalisations et les consolider.

Dans la phase cosmique où nous sommes, l’entreprise est commencée depuis 13,8 milliards d’années, c’est une pensée en apprentissage, mais douée d’une mémoire extraordinaire, elle ne recommence jamais à vide, elle ne change pas d’idée à tout bout de champ. Si je vois une étoile, une planète, un arbre, c’est que la pensée organisée est incroyablement plus cohérente, consistante et stable que la nôtre, mais incroyablement plus dynamique aussi.

Une réalisation est une entrée dans la cohérence avec ce qui est déjà lancé. Dans la suite d’une réalisation, la pensée tient compte du déjà réalisé.

Il nous faut apprendre à œuvrer dans une collectivité transcendée par une pensée formidable.