Dixième extrait de la conférence de Prigogine, Temps à devenir

« Que sont les systèmes complexes? Il y en a essentiellement de deux types. Les systèmes complexes les plus simples, ce sont les systèmes « chaotiques ». Je vais vous donner un exemple simple de système chaotique : ce n’est pas un exemple physique, mais je prends l’exemple le plus simple qui soit, « l’application de Bernoulli », un système de nombres. Vous prenez un nombre entre 0 et 1 et vous le multipliez par deux, toutes les secondes. Et vous enlevez toujours la partie qui dépasse l’unité. Donc vous prenez, supposons 0,13, puis 0,26, 0,52, 0,04, etc. C’est une loi extrêmement simple, linéaire. Eh bien! si vous suivez les trajectoires, vous voyez qu’au bout d’un petit temps, le processus conduit à des trajectoires tout à fait différentes. Le problème de la prédiction n’est pas soluble au niveau des trajectoires. Donc, voilà un problème dont vous connaissez l’équation de mouvement, ici un peu simplifiée, et qui pourtant n’a pas une solution unique. La notion de trajectoire, qui est la notion fondamentale de la physique newtonienne, échoue ici. Par contre, si vous considérez, non pas une seule trajectoire dans cet exemple, mais une distribution de trajectoires, une probabilité de trajectoires, et que vous itérez, la probabilité devient de plus en plus simple, de plus en plus régulière, et au bout de quelques itérations, vous tendez vers le résultat final qui est une distribution uniforme des solutions probables. Donc, alors que le problème n’est pas soluble au niveau des trajectoires, il est soluble au niveau des fonctions de probabilité; il n’est soluble qu’au moment où vous considérez les ensembles des trajectoires et la notion d’irréversibilité n’apparaît pas au niveau d’une trajectoire, mais apparaît au niveau de l’ensemble des trajectoires possibles.

Prigogine

C’est un peu comme l’histoire des sociétés; l’histoire des sociétés n’apparaît pas au niveau d’un individu. Considérons la société égyptienne, ou la société grecque: je pense qu’il n’y a personne de plus intelligent aujourd’hui que Platon ou Aristote, mais c’est la société dans son ensemble qui évolue, ce sont les relations entre les hommes qui changent. Et quand je dis que je vieillis, ce ne sont pas les molécules qui vieillissent; ce sont les relations entre ces molécules qui changent. Donc je ne dois pas essayer de réduire le monde à une trajectoire ou, en mécanique quantique, à une fonction d’onde, mais je dois considérer l’ensemble des trajectoires, la probabilité des trajectoires pour comprendre le problème de l’évolution.

« Et c’est la même chose — je ne veux pas entrer dans trop de détails — pour les systèmes non intégrables. Qu’est-ce que ça signifie un système non intégrable? C’est un système — et c’est Poincaré il y a une centaine d’années qui a introduit le premier cette division — que vous ne pouvez par aucune transformation rendre semblable à un système de particules indépendantes. Il reste toujours des interactions entre les particules. Si tous les systèmes étaient intégrables, il n’y aurait pas de cohérence, il n’y aurait pas de vie, il n’y aurait pas de chimie, il y aurait des mécanismes.

 

Ici, il ne faut pas seulement comprendre que les éléments interagissent les uns avec les autres, mais qu’il y a des corrélations à longue portée comme s’il y avait un signal de coordination qui rejoignait tous les éléments en même temps. Cela donne naissance à l’idée d’une totalité qui ne se réduit pas à l’ensemble des interactions entre les éléments.

Neuvième extrait de la conférence de Prigogine, Temps à devenir

« Et les raisons pour lesquelles se produit ce changement radical d’attitudes [l’acceptation de l’apparition d’événements à travers des lois définies] sont inattendues. La première, c’est la découverte du rôle constructif du temps depuis une trentaine d’années [depuis les années 60 puisque la conférence date de 1994]. On a en effet découvert que lorsque vous allez loin de l’équilibre, par exemple en considérant une réaction chimique, que vous l’empêchez d’arriver à l’équilibre [par exemple, en maintenant l’arrivée continue de chaleur], se produisent des phénomènes extraordinaires que personne n’aurait cru possibles; par exemple, des horloges chimiques. Une horloge chimique, qu’est-ce que c’est? Prenons un exemple: vous avez des molécules, qui de rouges peuvent devenir bleues. Comment imaginez-vous voir ce phénomène? Si vous pensez que les molécules vont au hasard, vous allez avoir des flashs de bleu, puis des flashs de rouge. Mais il se produit, loin de l’équilibre, dans d’importantes classes de réactions chimiques, des phénomènes rythmiques organisés. Tout devient bleu, puis tout devient rouge, puis tout devient bleu, c’est dire qu’une cohérence [effet qui arrive en même temps sur la totalité du système] naît, qui n’existe que loin de l’équilibre. Si vous vous rapprochez de l’équilibre, vous voyez le phénomène rythmique organisé disparaître et retomber dans le hasard. [La notion d’équilibre signifie qu’un système peut osciller autour d’un état fixe. L’exemple de l’hélicoptère en position stationnaire nous montre que l’objet peut être en équilibre dynamique bien qu’il bouge et cherche constamment à se stabiliser. Mais on peut étudier des états d’équilibre dynamique non pas fondés sur un objet fixe, mais fondés sur leurs interactions comme des molécules qui danseraient pour garder une organisation d’ensemble (par exemple, le mouvement de l’eau d’une rivière autour d’une pierre). C’est un exemple de systèmes fondés sur le non-équilibre. Pour qu’un tel système retrouve son équilibre, il faudrait que la rivière cesse de couler. De tels systèmes sont des systèmes ouverts qui reçoivent de l’énergie de l’extérieur (le courant de la rivière). Les systèmes du vivant sont dans ce cas. De tels systèmes peuvent connaître des émergences d’ordre. Si par exemple, au lieu d’une eau courante, on a une eau parfaitement dormante, mais sous laquelle on installe une plaque chauffante, les molécules vont tourbillonner verticalement, danser comme des derviches tourneurs, mais à certains moments, elles formeront dans leur ensemble, des chorégraphies parfaitement organisées totalement étonnantes. C’est là que l’horloge chimique devient différente de l’horloge atomique, au lieu de mesurer la stabilité du temps, elle mesure l’orientation du temps.]

Prigogine 2

« Donc, loin de l’équilibre se produisent des phénomènes ordonnés qui n’existent pas près de l’équilibre. Si vous chauffez un liquide par en dessous, il se produit des tourbillons dans lesquels des milliards de milliards de molécules se suivent l’une l’autre. De même, un être vivant, vous le savez bien, est un ensemble de rythmes, tels le rythme cardiaque, le rythme hormonal, le rythme des ondes cérébrales, de divisions cellulaires, etc. Tous ces rythmes ne sont possibles que parce que l’être vivant est loin de l’équilibre.

« Le non-équilibre, ce n’est pas du tout les tasses qui se cassent; le non-équilibre, c’est la voie la plus extraordinaire que la nature ait inventée pour coordonner les phénomènes, pour rendre des phénomènes complexes possibles [faire en sorte qu’ils passent d’improbables à probables]. Donc, loin d’être simplement un effet du hasard, les phénomènes de non-équilibre sont notre accès vers la complexité. Et des concepts comme l’auto-organisation loin de l’équilibre, ou de structure dissipative, sont aujourd’hui des lieux communs qui sont appliqués dans des domaines nombreux, non seulement de la physique, de la chimie et de la biologie, mais aussi de la sociologie, de l’économie, et jusqu’à l’anthropologie et la linguistique. »

 

« Pour comprendre ce que cela signifie, il suffit, et je donne cet exemple : une ville par opposition à un cristal. Un cristal, c’est une structure ordonnée d’équilibre. Le cristal une fois formé, il faut le laisser tranquille sinon il peut fondre, il peut casser, mais la ville, il ne faut pas la laisser tranquille. Il faut qu’elle réagisse avec ce qui l’entoure. Et c’est cette réaction avec ce qui l’entoure qui va lui donner sa permanente figure de changement. La ville est différente suivant que c’est une forteresse, un centre religieux, un centre commercial, suivant ses interactions avec le monde extérieur. Et ce sont ces interactions avec le monde extérieur qui lui donnent sa stabilité et sa signification. Et au fond, je me dis que ce que j’ai trouvé, il y a une trentaine d’années, ces structures dissipatives, c’est une idée banale dans le domaine social et dans le domaine économique; mais, curieusement, on n’avait pas remarqué que la même chose existe au niveau de la physique et de la chimie. Que là aussi, le « loin de l’équilibre » produit de la complexité. Et s’il n’y avait pas le loin de l’équilibre, il n’y aurait pas de vie, il n’y aurait pas de cohérence. [La vie se produit grâce à un flux régulier de chaleur provenant du soleil et qui force les atomes et les molécules à danser comme des derviches pour tout à coup constituer des danses organisées ahurissantes, comme un cheval par exemple.] Loin de l’équilibre, les équations de la chimie, comme ceux de la sociologie, sont non linéaires [les conditions de départ ne suffisent pas à prédire les conditions d’arrivée]. Près de l’équilibre, on peut linéariser; il y a alors une seule solution; loin de l’équilibre, avec les mêmes conditions limites, vous avez beaucoup de solutions et c’est cela qui conduit à l’auto-organisation des molécules et des êtres vivants.

« L’idée d’auto-organisation, c’est que le système, par suite de son histoire, se meut suivant des chemins différents traversant des états différents. Et quand vous êtes dans un « état », c’est parce qu’il y a eu des événements précédents [et non des causes précédentes] qui vous y ont amenés. Si le Québec est dans telle et telle situation sociale et économique, c’est parce qu’il y a toute une série d’états, d’événements précédents qui l’ont conduit à cet état et, au fond, les différentes civilisations du monde, c’est comme des bifurcations à partir des mêmes états de départ.

« Donc, ce rôle constructif du temps aujourd’hui ne peut pas être mis en doute. Les phénomènes irréversibles, loin d’être simplement des apparences ou des choses triviales, comme le chemin vers le désordre, ont au contraire un rôle constructif extraordinaire. Évidemment, l’idée que l’irréversibilité, en contradiction avec les lois de la physique classique, serait due à nos erreurs, à notre mauvaise interprétation de ces lois, devient intenable. Aussi longtemps que la flèche du temps était considéré comme un phénomène secondaire, banal, c’était possible de l’imaginer; mais maintenant que nous voyons que c’est crucial, essentiel pour comprendre la position de la vie, la position de l’homme, alors, il devient impossible de dire que la flèche du temps est le résultat de nos erreurs.

« Cette situation était déjà claire il y a vingt ou trente ans. Malheureusement, la science est un ensemble de domaines très vastes et les chercheurs qui s’occupent de cosmologie ne connaissent pas souvent la physique des phénomènes de non-équilibre; et sans doute d’habitude, ceux qui s’occupent de physique de non-équilibre connaissent peu la cosmologie. Il y a là un manque de communication à l’intérieur du monde des scientifiques.

Mais les problèmes qui m’ont préoccupé au cours des dix ou quinze dernières années sont alors nécessairement les problèmes liant le fondement de la physique à l’existence de cette flèche du temps constructive, qui est à la base de cette « Évolution créatrice » dont parlait Bergson. Et là, quelle est la solution possible? Il n’y a pas de doute qu’il y a des cas où il n’y a pas de flèche du temps, où Newton a raison. La question est de savoir s’il a toujours raison. Est-ce que tous les systèmes dynamiques sont des systèmes dans lesquels la flèche du temps n’apparaît pas ?

Une des grandes surprises de ce siècle fut la découverte de systèmes dynamiques dans lesquels apparaît une flèche du temps. Ces systèmes dynamiques sont les systèmes instables, chaotiques, je m’excuse ici du jargon, des systèmes non intégrables de Poincaré [en simplifiant, des systèmes non prédictibles par une équation linéaire]. Et je veux citer une phrase, qui m’avait fort impressionné, d’un des grands mécaniciens de la physique de notre temps, le théoricien Sir James Lighthil, qui écrivait, il y a quelques années : « Ici, il me faut m’arrêter et parler au nom de la grande fraternité de praticiens de la mécanique. Nous sommes très conscients aujourd’hui de l’enthousiasme dans laquelle nous laissaient nos prédécesseurs pour la réussite merveilleuse de la mécanique newtonienne, cet enthousiasme les amenait à des généralisations dans le domaine de la prédictibilité, que nous savons désormais fausses. Nous voulons collectivement présenter nos excuses pour avoir induit en erreur le public cultivé en répandant, à propos du déterminisme par des systèmes qui satisfont aux lois newtoniennes du mouvement, des idées, mais qui se sont, après 1960, révélées incorrectes. »

Donc, à côté de la révolution quantique et de la révolution de la relativité, il y a une troisième révolution peut-être aussi importante, et c’est la révolution liée à la branche la plus ancienne de la physique, la dynamique, qui, maintenant, s’écarte de l’idéal de certitude et d’intemporalité.

« Je crois qu’il y a quelque chose d’absolument unique dans cette déclaration parce que, souvent, un physicien, un mathématicien doit s’excuser d’avoir fait des affirmations qu’après il doit renier. Mais entendre un des grands physiciens-mathématiciens de notre temps s’excuser d’avoir induit en erreur le public pendant trois siècles, et cela non pas sur un détail, sur quelque point particulier qui finalement n’intéresse que le spécialiste, mais sur une chose essentielle, le déterminisme, c’est cela qui rend cette déclaration extraordinaire! Il se crée donc là un fossé. Nous sommes loin de l’idéal de certitude, d’omniscience, dont vous a entretenu le livre de Hawking. Au contraire, nous arrivons à l’affirmation que le déterminisme est de portée limitée dans les systèmes dynamiques complexes [loin de l’équilibre]. »

 

Je pense qu’il faut prendre un moment pour méditer sur ce non-déterminisme. En physique, en chimie, en biologie cela ne fait pas appel à un quelconque mystère de la liberté. C’est plutôt comme si on avait prévu qu’il y ait de l’imprévu, et pas n’importe quel imprévu, un imprévu en complexification. Cependant, en haut de l’échelle biologique de la complexité, la liberté apparaît, non pas comme une absence de contraintes, mais au contraire, comme une augmentation des contraintes qui arrachent soudain des actes de liberté à un esprit qui perçoit sa propre complexité en même temps que sa propre ignorance.

Huitième extrait de la conférence de Prigogine: Temps à devenir

« Dans le mouvement de la Terre autour du Soleil, la direction du temps joue un rôle significatif uniquement à long terme; presque tout dépend des conditions initiales [mais si on regarde à plus long terme, on voit apparaître la flèche du temps dans les mouvements chaotiques et probabilistes des planètes autour du soleil ]. À ce niveau-là de la physique, on peut imaginer un univers sans direction du temps. On pouvait imaginer que le pendule est un symbole de l’univers. Pour quelqu’un qui vient des sciences du complexe, comme un chimiste, c’est beaucoup plus difficile à concevoir parce que n’importe quelle réaction chimique, comme n’importe quel processus évolutif biologique, implique une direction du temps. Donc, imaginer un univers sans temps est quelque chose de presque inconcevable du point de vue des phénomènes qui nous entourent, bien entendu, les physiciens le savent.

2017-12-23 09.01.34

« Alors, comment répondent-ils? Ils répondent par le principe anthropique [le monde est comme cela, parce que s’il n’était pas fait pour qu’on puisse exister, nous les êtres conscients, nous ne le saurions pas] ou bien ils répondent en disant: « Ah oui! mais la chimie, ce sont des phénomènes beaucoup plus compliqués; la biologie, ce sont des phénomènes encore beaucoup plus compliqués, donc vous ne savez pas leur appliquer les lois fondamentales. Vous devez faire des approximations, et ce sont ces approximations qui vous conduisent à percevoir une flèche du temps. » Mais cela, je n’ai jamais pu le croire, parce que, si c’était comme cela, nous serions par nos approximations les « pères du temps » et l’existence même de la vie serait due à nos erreurs. Or, je crois que ça c’est très difficile à imaginer, que nous soyons responsables de la vie, alors que nous sommes le résultat de l’évolution biologique. Donc, « l’histoire du temps », telle qu’il me semble, s’est faite au cours de ce siècle, et elle est très différente de l’histoire du temps telle que vous la voyez décrite dans le livre de Hawking. Il me semble que l’histoire du temps au cours de ce siècle comprend d’abord la résurgence du problème du temps et aussi les premiers essais pour répondre à l’interrogation du temps. Pourquoi résurgence? D’abord, dès le XIXe siècle, le problème du temps s’est posé. Nous [les scientifiques] ne sommes conscients du paradoxe du temps que depuis les travaux de Boltzmann, Boltzmann était fort influencé par Darwin et Boltzmann était le premier physicien à penser à une conception évolutive de l’univers comme généralisation de la conception darwinienne. Mais on a reproché à Boltzmann que ce qu’il disait était en contradiction avec les lois réversibles de Newton. Et Boltzmann, alors qu’au point de départ, était convaincu qu’il avait raison, qu’il y avait une flèche du temps dans l’univers, a accepté l’objection, et a décidé de rester fidèle à la conception newtonienne. Il était très malheureux; quand vous lisez ses travaux, vous voyez qu’il devient de plus en plus hésitant. Je compare toujours Boltzmann à un homme qui aime deux femmes à la fois et qui n’arrive pas à se décider. Et au fond il était persuadé en même temps de la conception évolutive de l’univers et de la validité des lois de Newton. Comment concilier l’un et l’autre? Au fond, c’était une contradiction qu’il n’a jamais pu résoudre et qui probablement a joué un rôle dans son suicide [Le 5 septembre 1906, Boltzmann se suicide. Sa fille Elsa le trouve pendu dans sa chambre d’hôtel. Il n’a laissé aucune note explicative de son geste.]

Donc, c’est depuis ce moment-là, il y a cent ans, que nous savons qu’il y a là un paradoxe, qu’il y a là un problème. Kant ne le savait pas; Laplace ne le savait pas. Et quand Boltzmann a reculé et qu’il a dit : « Bien, il n’y a pas de direction intrinsèque du temps, c’est vrai, ce n’est que la direction vers le probable, le désordre, c’est la tasse qui se casse », cela n’a pas déclenché de crise. Au contraire, Einstein a dit: « C’est un triomphe! » Dans son esprit, en éliminant le temps, nous nous rapprochons de la physique d’une conception cartésienne de Dieu, nous nous rapprochons de la certitude.

« Et je crois que le XXIe siècle jouera un rôle important dans l’histoire de la philosophie des sciences parce que, pour des raisons très inattendues, nous devons comprendre la flèche du temps, un univers évolutif, un univers dans lequel il n’y a pas seulement des lois, mais un univers dans lequel il y a aussi des événements, tout comme dans l’histoire. Il y a des lois et des événements. »

 

Le propre de Prigogine n’est pas d’avoir dit qu’il y a des événements. Plusieurs philosophes l’avaient dit avant lui, et cela tient du sens commun. Prigogine a défini scientifiquement et mathématiquement ce qu’est un événement : l’avènement d’un phénomène qui n’est pas déterminé unilatéralement par des causes antérieures, qui ne pouvait pas être prévu parce qu’il appartient à une classe d’avènements très improbables et qui pourtant surviennent inévitablement lorsqu’un système est loin de l’équilibre. C’est quelque chose de très étrange et d’apparemment paradoxal. Par exemple, l’avènement d’un cerveau hautement complexe sur une planète aussi géologiquement infernale que notre terre primitive était d’une probabilité incroyablement faible, et pourtant, comme tout système loin de l’équilibre, il fallait s’attendre à l’avènement d’une série de sauts évolutifs menant à une très haute complexité sans qu’il n’ait jamais été possible de prédire l’avènement d’un cerveau conscient, cela aurait pu être autre chose.

Ensuite, Prigogine a scientifiquement découvert et démontré l’existence de plusieurs classes d’événements en physique, en chimie, en biologie. Par la suite, d’autres en ont découvert en sociologie, en économie…  

Septième extrait de la conférence de Prigogine, Temps à devenir

« Hawking se demande: «Y a-t-il un lien entre l’expansion de l’univers et la flèche thermodynamique?» Et sa réponse est : « Oui, il y a un lien parce qu’il faut que l’homme puisse vivre, qu’il puisse évoluer, et c’est pour ça qu’il doit vivre dans la période d’expansion de l’univers. » Mais, de nouveau, me semble-t-il, c’est assez peu convaincant, parce que, en fait, pourquoi donner une position spéciale à l’homme? Il faut se demander plutôt : « Pourquoi l’homme? » Et, d’ailleurs, l’homme a besoin d’une flèche du temps, mais un animal a aussi besoin d’une flèche du temps. Et la croûte terrestre pour se constituer, et un minerai pour se développer ont aussi besoin d’une flèche du temps [même l’atome d’hydrogène à la base des soleils a eu besoin de la flèche du temps pour se constituer]. Donc, la flèche du temps ne peut pas être expliquée par le principe « anthropique » dont on parle beaucoup dans le livre de Hawking, parce que le principe « anthropique » signifie que l’univers est évidemment tel que l’homme puisse y trouver une place. [En réalité dans la vision de Hawking, la pellicule du film est là dans les lois de la physique et le film se déroule conformément aux équations de départ. Si quelque part dans le film l’être humain apparaît, ce n’est pas tant que la fin explique l’enchaînement des causes, c’est simplement que si le film ne nous contenait pas (nous ou toute autre conscience), nous n’en saurions rien.]

Prigogine

« En fait, la physique classique insiste sur le déterminisme et la certitude, je ne suis pas le premier, bien entendu, à l’avoir remarqué. Le point de départ de la philosophie d’Henri Bergson et aussi le point de départ de Heidegger, et de bien d’autres. Pour ces philosophes, le point de départ était de constater : « Vous voyez, la science physique ne peut pas atteindre l’essence des choses [leur organisation], qui est la temporalité; la physique reste à la surface des choses [les liens entre l’espace et l’énergie en oubliant l’organisation], elle ne parle que des choses qui se répètent [en oubliant qu’il y a aussi de la création, c’est-à-dire des moments où s’invitent des sauts d’organisation imprévisible] » C’est ce qu’a dit Bergson, et puis il ajoute: « Le temps est invention, ou rien du tout. Le temps est associé à la création de nouveautés. » Mais la physique ne peut pas parler de création de nouveautés. Curieusement, le philosophe Bergson et le physicien Einstein se rejoignaient sur ce point-là.

« Et, au fond, l’attitude que j’ai essayé d’adopter au cours de ma vie scientifique était une attitude différente. Je me suis dit que payer comme prix, pour introduire le temps, l’abandon de la science classique comme le voulaient Bergson ou Whitehead, c’était un prix trop grand, parce qu’enfin la science nous a permis d’établir un dialogue entre l’être humain et la nature. Donc, comment incorporer finalement la flèche du temps? Je me suis dit que c’est parce que nous avons étudié jusqu’à maintenant des situations trop simples [en mettant de côté l’évolution des organisations]; c’est comme si nous avions étudié des briques. La brique iranienne et la brique gothique se ressemblent, mais si vous regardez le bâtiment tout entier, le palais iranien et la cathédrale gothique ont très peu de rapport. Donc, c’est parce que nous n’avons pas dans l’histoire des sciences étudié des situations suffisamment complexes que nous n’avons pas rencontré la flèche du temps. Pour un physicien, il n’y a pas de doute, il y a des phénomènes où le temps comme irréversibilité n’intervient pas. Dans un pendule sans friction, le temps n’intervient pas [mais ce pendule n’existe que dans un imaginaire qui oublie les très petites frictions inévitables].

 

En réalité, il n’y a pas de situation simple parce que chaque petit élément est inscrit dans une totalité en mouvement. Il n’y a que des simplifications théoriques. La science classique et donc mécanique n’est valide que dans l’imaginaire qui, lui, peut faire abstraction de la complexité qu’entraîne l’appartenance de toute chose à un tout. Que la science fasse abstraction de cette appartenance pour étudier un système comme s’il était simple et séparé, on le comprend très bien, c’est une nécessité due aux limites de notre intelligence et de notre instrumentation, mais oublier la différence entre le modèle simplifié et la réalité, c’est hautement périlleux. Prigogine veut absolument réintroduire le temps et donc la complexité dans la science, car sinon, on pourrait se croire voués à la mort, alors que nous sommes voués à l’incertitude créatrice.

En science classique, le futur est dans le passé, pour Prigogine, le futur est dans l’avenir.