La perle des Antilles

Nous sommes sidérés par l’histoire d’Haïti qui toujours renaît de ses cendres. Sidéré, comme dans sidéral, le vertige paralysant entre l’infini noirceur du pire et l’illumination des étoiles de l’espoir. Qui suis-je, moi, être humain qui peut devenir pire que bête et mieux que saint? La question existentielle qui angoisse depuis toujours l’être humain. 

Dans un hôpital de Médecins Sans Frontières à Port-au-Prince, Lovely, 15 ans, arrive sur une civière[1]. Une balle a fracassé son col du fémur droit à l’articulation de la hanche. Elle est toujours consciente, elle voulait protéger un enfant des tirs d’un gang de rue. Elle l’a sauvé au prix de cette balle. Après deux opérations difficiles dans des conditions précaires, assistée d’un kinésiologue et d’un infirmier haïtien, elle s’est assise sur son lit. Quelle douleur déjà! Nous sommes le lendemain de sa deuxième opération. Elle regarde devant elle. Il s’agit d’attraper les bras d’une marchette et de se dresser. Un travail olympique. Un vertige la prend, le kinésiologue la rassoit : « Je reviendrai demain, tu n’es pas prête. » – « Non, maintenant », s’impose-t-elle. Elle clopinera tout le long du corridor pour aller s’asseoir avec les autres, dehors. Le kinésiologue n’en revient pas. Tout admiratif, il lui demande sa motivation. Elle répond : « J’ai un rêve. » – « Lequel? » – « Devenir plus forte, aller à l’école, partir, aider ma pauvre mère et toute ma famille. » Elle rayonne d’une détermination victorieuse. La mort, la souffrance, tout cela est en dessous, en bas, dans le chaos. Avant, c’était au-dessus d’elle, maintenant, c’est en dessous d’elle. La balle a renversé sa position existentielle. Un chanteur guitariste vient chaque jeudi, il chante : « Ne lâche pas Lovely… ». Elle frémit de joie. Son nom est devenue une prophétie, son nom est devenu Haïti.

Voilà le plus terrible paradoxe de l’être humain : la naissance d’une telle âme humaine ne semble possible que dans le pire chaos. L’échappée de la peur est l’échappée de la causalité. L’homme violent n’est plus la cause de Lovely. Son fusil est pendant à son bras sans menace, comme un membre mort, car Lovely ne sera pas causée par lui, mais par elle-même. Malgré leur absurdités, les délires collectifs peuvent servir de « rebutoires » à la conscience, et une jeune fille de quinze ans s’éveille avec une force morale et une beauté qui nous éblouissent. Elle est devenue source de son pays plutôt qu’effet du chaos. 

L’infirmier haïtien qui l’a soutenue vit dans l’angoisse. « Rien n’apporte de sécurité en Haïti », dit-il. La mémoire de son pays est truffée d’abominations, pas une fois l’État n’a été autre chose qu’un feu de Bengale au cœur d’une nuit obscure. « Traverser une rue est presque un exploit, aucune porte de la maison ou de l’hôpital n’arrête les balles, le prix du riz peut doubler dans une journée… Impossible de se projeter dans un avenir même court… Impossible », répète l’infirmier dans son angoisse. De toute son espérance, il a écouté Lovely raconter son rêve. Et maintenant, ce rêve le traverse.


[1] Voir le reportage : https://www.youtube.com/watch?v=bmQxquPG8pY

Laisser un commentaire