Grimper sur des lambeaux de lumière 3

Voici un échantillon de cet essai par éclairs et décisions sur l’identité.

« Là où tout le monde semblait respirer à son aise, j’étouffais.

Vivre ressemble à descendre dans la rue sans savoir où nous allons, chaque jour composer avec les situations, tirer notre épingle du jeu, tisser des liens plus ou moins fiables, garder la santé, maintenir l’équilibre, essayer de comprendre quelque chose à ce qui nous arrive, tenter de se maintenir debout, organiser les choses pour y prendre part, se rendre utile, accomplir son travail, faire vivre sa famille, et s’il reste du temps, réaliser quelques-unes de nos aspirations sachant qu’à terme nous frapperons le grand mur du silence. Je n’arrivais pas à m’y résigner.

Le quinze septembre 1954, on a fêté mes cinq ans, je ne m’en souviens pas. Un mois plus tard, le soir de l’Halloween de cette année-là, je m’en souviens très bien. L’avant-midi, je me déguise en fille, on m’a dit que c’était devenu une habitude chez moi. Sortant du grand garde-robe, je chancelle sur des souliers à talons hauts beaucoup trop grands, je m’empêtre dans ma jupe, mais mon soutien-gorge me retient en s’accrochant à la poignée. Ma mère éclate de rire. J’en avais les larmes aux yeux, la métamorphose de son visage… On aurait dit une apparition…

Aquarelle de Pierre Lussier

…Il lui est alors venu à l’idée de me déguiser en sorcière pour l’Halloween. C’est la première fois que je vais y participer. « Courage! dit maman. T’es mon héros. » Elle y consacra au moins une heure de ses rares loisirs. Elle n’arrête pas de me mettre des couleurs, de me ficeler dans un ciré trouvé dans la cave, de me faire des doigts affreux… Et me couronne d’une vieille moppe évidemment propre et séchée. Le soir tombé, je sors avec mes trois sœurs pour quêter des bonbons. Sous la lueur des réverbères, d’horribles monstres s’avancent vers nous. Je prends panique et hurle. 

Mes sœurs me ramènent : « Y comprend rien. On peut rien faire avec lui, y est trop peureux. » Ma mère me place devant le miroir : « Regarde, c’est toi. T’es sûrement le plus épeurant de toute la rue. » Je vais éclater en larmes. Maman retentit d’un rire si total, si rouge, si brillant, qu’on aurait dit le soleil. La regardant transformée, je n’arrête plus de grimacer. Je fais rire maman! Je suis son Dieu. À la fin du jeu, elle tend les bras, j’accepte qu’elle me serre contre elle. Elle gémit de plaisir. 

Comment oublier ? Ma vie complète vient d’être résumée. 

À la fin de mes six ans, maman me conduit à l’école. Elle me rassure, « Tout va bien se passer », mais elle m’abandonne dans la cour. Je la vois partir. Je panique. Je grimpe en haut de la clôture carrelée et hurle. Un géant en soutane noire me transporte sur son épaule comme une poche de patate, il me dépose rudement sur une chaise dans une classe, et il y a un grand rire collectif. J’hésite. Je pense. J’attaque. Je tire la langue en faisant des gros yeux de chat. Une super grimace. Toute la classe fige, puis éclate d’une sorte de rire que je n’avais pas encore entendue. J’en suis la cause. C’est peut-être à ce moment-là que j’ai connu ma première décision consciente. À l’école, lorsqu’on rirait de moi, j’allais en rajouter, faire des singeries pour me rendre plus niais et on me ficherait la paix. 

Mais on ne m’a pas fiché la paix.

Dans un court instant, j’avais produit un acte, un « non » sec, mon refus global. Et puis, de retour dans la cour arrière de la maison, j’ai couru rejoindre l’arbre qu’avait planté mon père il y avait longtemps. Il était penché. J’ai grimpé sur la première branche, je voyais par-dessus la clôture de planches le bleu du ciel et les nuages. À lui, j’ai dit : « oui », un oui sonnant. 

Moi, je ne viendrai pas au monde, je ne serai pas de ce monde, je resterai déguisé et bien caché. Pendant qu’on rirait de moi, j’allais grimper sur des lambeaux de lumière comme les arbres font pour sortir leurs panaches en haut des toits.

Depuis, j’ai toujours l’impression d’être trop vaste pour mon costume. Mais peut-être qu’on se trompe sur mon compte, peut-être que je suis une espèce en voie d’apparition. »

Jean Bédard

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