Le sens du non-sens

Nous avons parlé de deux gros bébés qui se disputent le trône du Soudan pour s’en mettre plein les poches! Cela ne serait qu’un fait divers, s’il n’y avait pas eu des enfants brûlés vifs, des viols, tant d’horreurs et de barbaries. Si nous étions eux, nous serions écœurés de nous-mêmes, reclus dans le remord. Et pourtant, on les voit sourire à la télévision. Des dignitaires leur donnent la main avec respect, ils viennent d’Égypte, de Libye, du Tchad, de la Centrafrique, du Zaïre, de Russie et de Chine. Le soir, les vendeurs d’armes arrivent avec filles et champagne… Où est le sens de cette comédie tellement tragique? 

Les machines n’ont jamais de sens en elles-mêmes, le sens est dans leur production, ou mieux dit, dans leur reproduction. Le sens de la machine à pain est de reproduire une même chose : le pain. La machine à pain n’aurait pas de sens si, par exemple, on s’en servait pour inoculer des moisissures dans le blé, et faire du poison. Ce serait, à proprement parler, une perversion de la machine à pain. Une telle machine serait totalement absurde.

La vie n’est pas une machine, son sens n’est pas extérieur à elle-même. Elle éprouve des besoins (1) de se différentier, (2) de s’associer pour s’organiser, (3) de se complexifier pour mieux s’adapter, (4) de jouer d’équilibre et de complexité pour trouver de nouveaux chemins, et (5) d’en éprouver des jubilations comme celles d’une volée de pinsons au petit matin. Le sens de la vie est de s’épater elle-même par du jamais vu. Mais la vie est un état proprement excentrique de la matière, une sorte de jeu d’équilibriste jongleur qui fait tourner des milliards de soucoupes sur de petits bâtons répartis sur tout son corps. Une petite erreur et tout se désorganise. Heureusement l’équilibriste, ici en question, a plus de trois milliards d’années de pratique. Mais si on se met à fabriquer des machines de fer au service d’une machination délirante, les forces de désorganisation sont excessives. Pourtant, la vie ne cède pas, elle invente contre les guerres de nouvelles jongleries, pour plus d’émerveillement. 

Exemple : du temps d’el-Bechir, à Khartoum même, s’était rassemblé des milliers de jeunes, frais comme l’aube et brillants comme le jour. Ils avaient rédigé une constitution. Ils allaient refaire le pays sur une nouvelle harmonie. Qui les empêcherait? Je regardais. Au milieu d’un groupe de femmes, soudain se dressa sur le toit d’une voiture une jeune universitaire. Elle s’appelle Alaa Salah, elle était habillée d’un thoup blanc qui dansait au vent, le vêtement d’une mariée. Elle chantait : « Les balles ne tuent pas, c’est le silence qui tue. » 

En 2018, une série de manifestations contre le président Omar el-Béchir eurent lieu. Malgré la répression, les manifestantes (70% étaient des femmes) ont réussi à faire reconduire el-Beshir en prison. Pour Alaa Salah et les siennes, ce n’était qu’un début. Il fallait faire naître une véritable démocratie, en réalité, une nouvelle humanité. Alors cette jeune femme dans son voile de soie immaculée, dressée sur une voiture telle une flamme frémissante de joie, à deux pas du Q.G. de l’armée, ce n’était pas juste un symbole, c’était la vie dressée contre la mort. Il n’y a pas d’autre futur possible. La vie est comme un fleuve : on peut bien dresser des barrages de ciment haut comme des montagnes, on n’empêchera jamais l’eau de rejoindre la mer. La vie est un fleuve vertical. Elle est de l’eau qui s’organise avec quelques autres molécules pour monter sur des montagnes de complexité afin de faire tourner des soucoupes sur chaque partie du corps, et de se régaler de beauté. Alaa Salah était la vie. La vie du Soudan dansait sur le toit d’une voiture, brûlante du désir de vivre, narguant les balles et les canons.

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