Philosophie de l’art

Que peut nous dire notre métaphysique à propos de l’art?

Si l’art est l’expression des sentiments*, on peut s’avancer sur quelques expériences.

Au milieu d’une forêt, sur le bord d’une rivière ou devant la mer… 
À l’aube, lorsque les oiseaux chantent, ou en pleine nuit étoilée, ou bien au crépuscule, il arrive que la conscience soit complètement envoûtée par le sentiment* que c’est elle qui danse à travers le mouvement des arbres et des nuages, des nébuleuses et du tissu des galaxies. Je suis dans ce monde et ce monde est mon esprit en réalisation.

Le sentiment miroir de Shiva est tendu entre deux visages d’une même présence* : le visage étalé dans le cosmos, le visage enténébré dans son cœur. Shiva est le voir et le vu, l’intérieur et l’extérieur d’une Source de vie, d’intelligence et d’amour. 

« Mon intériorité a été extériorisée, se dit Shiva. Comme un grain de semence, j’ai explosé de vitalité. Me voilà étendu : autour de moi, espace incommensurable; en moi, l’impasse de la séparation; entre les deux, tous les rayons de lumière convergent vers mon propre centre. J’étais la mère et l’œuf indistinct, je suis la matrice et le fœtus, je nage étranger à moi-même dans le ventre de ma mère inconnue. 

La co-naissance, voilà le prix de ma naissance. Danser dans le chant d’amour de ma créatrice, ne pas être son image, mais à son image me créer en participant à sa création, voilà mon destin. »

Sa conscience est alors en état de Théoria : décomposable en hōran pour ‘voir’ et en thea pour être ‘vue’.

Shiva se demande alors :

Oh! Mirage!
Qu’est-ce que je fais là, 
paysage si gracieux, autour de moi?
Infini tableau de mon intérieur insaisissable,
art total de ma présence exprimé, 
on dirait que j’ai été soufflé,
que mon être a été projeté. 

Des lambeaux de moi dansent autour de moi. 
Cette sphère immense dans laquelle je suis si petit, 
avec mon reste collé sur mes os, c’est moi.
Les oiseaux le remplissent de leurs chants,
les bêtes y brament leurs désirs.

Pourquoi donc me suis-je fait 
si minuscule et si fragile au milieu de mon infinité,
si vulnérable et si inquiet dans ma propre chair?

Tel Mozart agonisant dans son vertigineux Requiem,
je suis dépassé par ma propre musique explosée.
Oh Miroir, comment me comprendre maintenant?
Je danse dans la chorégraphie des sphères.
étranger dans mon propre ventre.

Que s’est-il passé? À quand mon retour?
Pourquoi m’être séparé si c’est pour me réunir?

Oh! duo qui me tient en face de toi,
Éveille mes sens pour que je m’accouple
à toutes les parties de ton être.

Mais non! S’objecte le Ciel,
je t’ai engendré pour que tu aimes tes semblables. 

Peinture de Pierre Lussier

Les questions sont des réponses qui ont éclaté. La soif est l’eau qui me manque. Le désir est grand comme le ciel et brûlant comme les galaxies. Tout veut revenir au même, mais rien ne le peut, car, par nécessité de pensée, la création l’emporte sur la connaissance. Le dynamique contient le statique, mais pas l’inverse. 

La danse est donc le principe du monde, le créateur s’est partitionnée en créateurs solidaires malgré eux. La symphonie peut commencer. 

Vu de l’extérieur tout est créature, vu de l’intérieur tout est créateur. La pensée n’est pas d’abord la dynamique de la connaissance , car sinon tout se refermerait. La pensée est d’abord l’acte créateur dans son aventure créatrice. La connaissance court derrière, espérant consommer, digérer, intégrer. Mais si le prédateur avalait le monde entier, il mettrait la mort devant la vie, il se détruirait lui-même.

Hantise de l’amour fusionnel du prédateur, mystique de la mort, seule la danse peut tenir séparés et unis la mère et l’enfant, le féminin et le masculin, l’art et la connaissance. 

L’univers est une œuvre d’art, une œuvre dansée invitant à une réponse dansée dans la theoria de Soi. La vie : « l’inconsommation » du monde dans l’accouplement éternel.

***

D’où vient ce sentiment de se sentir familier et étranger dans ce cosmos de continuité-discontinuité, partition-organisation, répartition-participation?

Je suis de la création comme n’importe quelle étoile, plante ou animal. Qui peut nier cette évidence! Et pourtant, la création me terrifie et me séduit par sa majesté et son indifférence apparente devant ma fragilité, ma vulnérabilité, ma solitude, mon désir inassouvi, mes souffrances et mon agonie.

L’impasse, c’est que la Mère apparaît insensible à son enfant comme la grenouille de son têtard. Alors, comment échapper à la métamorphose de l’angoisse en colère et de la colère en haine?

Seule ma joie la fait tressaillir. Lorsque, imitant l’arbre dans le vent, je danse nu dans son spectacle ouvert, là, elle résonne et me guide vers l’harmonie. Elle me rend beauté pour douleur sublimée. 

Celui qui a compris que sa réponse est beauté et non assimilation, élévation du sentiment, et non substitution de sa volonté à la mienne, dialogue et non dévoration mutuelle, éros et non, chronos avalant ses enfants, peut éviter la guerre par la pratique de la danse. L’art est total ou il n’est pas.

***

Le sentiment* est une sorte de tension infiniment complexe entre le Soi perdu et le Soi enfoui. Le résultat d’une kénose (implosion, compression) et d’une hypostase (explosion, expression).

Je crois que l’Inde a vécu le traumatisme sublimé de ce sentiment. Le Moyen-Orient exprime la vision d’un Créateur dominateur, un Autre-que-moi en recherche d’Alliance avec sa créature. La Chine taoïste est fascinée par la conaturalité entre l’extérieur et l’intérieur, ou plus précisément l’extériorisation (yang) et l’intériorisation (Yin).

Sur la route de la soie entre Rome et la Chine s’est exprimé l’axe de la Perse poétique. Malgré les satrapes, elle a fécondé tous les échanges. Le christianisme est né de cette fécondation dans un caravansérail de Galilée. Il a sacrifié le Tout-puissant dans le Fils aimant[1].

Dans sa théoria synthèse, l’histoire de Jésus écrit un chapitre qu’il sera long à digérer. Le Créateur incarné en Jésus se retrouve soudain pauvre et vulnérable entre l’âne et le bœuf dans une étable. Il prêche dans le désert. Dans le désert, on dit qu’il a vécu parmi les bêtes et les anges, qu’il a vaincu Lucifer parfait et le Tout-Puissant. Lorsqu’il revint parmi les siens, il dégageait une paix et une confiance de guérison extraordinaire et efficace. Il se rendit à Jérusalem, le cœur du Moyen-Orient pour attaquer, sans arme, le principe de la domination. Il se laissa assassiner par la force totalitaire des prêtres et de l’Empire. Il exprima l’amour dramatique entre le créateur et la créature. Il dansa devant les hommes : « Pourquoi te crucifies-tu toi-même, pourquoi te torturer ainsi? Entre avec moi dans le tombeau. Vois comment la mort est ta fiction. Allons ensemble dans le jardin avec Marie. Le bonheur consiste à composer le chant du monde avec les plantes et les bêtes».

Ainsi la théoria de la sagesse et de l’amour peut devenir l’antidote de la force; le principe de la participation peut remplacer le principe de la domination et donc celui de la soumission.

Si la logique et les mathématiques nous rassurent sur le tréfonds stable et fiable de la Pensée-Nature dont nous sommes les héritiers, force nous est de constater que du tréfonds jusqu’à la surface visible des montagnes, des mers, des forêts, des bêtes et des êtres humains, montent un sentiment, une passion, un drame que l’art ouvre dans le théâtre du monde. 

L’amour peut danser le désir plutôt que le refouler en acte de guerre.

Kénose et Hypostase

De Shiva à Jésus, dans toutes les œuvres de vie et de littérature, on retrouve la kénose et l’hypostase du Principe premier.

Quelque chose a été soufflé et me voilà plein du vide dans un « moi » perdu qui m’a déjà appartenu. Maintenant, ce quelque chose est dispersé autour de moi en lambeaux épars et troublants.

Mais je ne suis pas seul dans mon sentiment de solitude.

Théâtre, theastrumthéa pour ‘regarder’, trum pour ‘lieu’ : se regarder comme lieu, comme au milieu de Soi, infime et immense.

Impossible d’y arriver dans la supposition que la mort serait une union absolue ou une séparation absolue. Deux absolus fondamentalement contradictoires avec l’existence. Si la mort était une telle incohérence, l’absurdité aurait tué la Pensée depuis le début. 

La mort, elle aussi, est une œuvre d’art. Toute œuvre d’art a pour propre de réaliser une fin qui soit un commencement et d’enfoncer la conscience dans sa propre source quitte à dépouiller la mémoire de son superflu. L’être humain recherche l’orgasme total, mais pas l’union absolue et la fin statique. Encore une fois, la tension n’est pas à dissoudre ou même à résoudre, mais à danser.

***

Dans l’expérience artistique, la tension amour-haine, hypostase-kénose peut rendre fou plutôt qu’enthousiaste, enthusiastēs, c’est-à-dire ‘divinement inspiré’. Entre Narcisse et le Christ, l’artiste marche sur l’eau, tendu au-dessus de son image. S’il arrête de danser par fascination de son image de surface, il se noie dans ses propres profondeurs. Son salut : ni la surface ni la noyade, mais le duo.

Mon identité s’est décomposée entre voir et être vu, contemplateur et danseur. Je dis danseur, car dans la danse, le médium n’est autre que l’artiste lui-même, directement, sans autre intermédiaire que lui-même se donnant en spectacle dans son être-théâtre sur la surface d’une profondeur toujours inspirée, rêvée et réalisée, jamais rêvassée et inhibée de doutes. Mon identité s’est composée en une œuvre ahurissante qui me subjugue. 

Comment rester dans l’ouvert*? Comment ne pas sombrer dans le suicide narcissique (fusion) ou le meurtre matricide (clivage du masculin contre le féminin) ?

***

Il me semble que je savais qui j’étais. J’étais cela à l’état de plénitude. Je me suis éclaté dans un Big Bang invraisemblable.

Maintenant, j’ai le sentiment du Soi perdu et tellement présent (le cosmos); il me reste un petit quelque chose, un moi penaud plein d’ignorance et capable de présence. « Soi » n’est pourtant pas absolument perdu, il est enfoui en moi, car sinon, je ne me sentirais pas perdu. 

Je suis devenu un ignorant-conscient.

L’œuvre est là, autour de moi, expression cosmique, univers; il est là encore relié à moi par des fibres lumineuses et nerveuses qui plongent dans mes entrailles. Comment ne pas en vouloir à cette kénose-hypostase qui me sépare sans achever son crime et m’unit sans achever son acte?

Seul l’art peut m’éviter le suicide ou le matricide.

***

Lorsque fatigué de mon vertige, je m’assis sur une pierre ou un tronc d’arbre dans un moment saturé de silence et du chant des grenouilles, alors, un moment nostalgique s’étire, je tombe en chute libre dans mon vide intérieur. 

Comment est-ce possible? Car s’il y a du plein quelque part, c’est bien dans mon intérieur! Tous mes organes sont tassés les uns sur les autres et à cause de leur compaction et de leur poids, je suis interdit de vol. Et pourtant, je ne trouve rien en moi qui soit moi, sinon un grand gouffre de désir dans une masse grouillante de pulsations et de digestions. Mon système digestif, mon sang, ma lymphe, tout mon intérieur sait parfaitement tous les infimes détails de ses fonctions les plus complexes, aucune formule chimique ne l’inquiète, et pourtant, dans mes profondeurs tout est noir comme dans un lac de faille sous la glace.

Tout en moi, ma biologie comme ma psychologie, est aussi complexe que le cosmos entier. Dans mes organes de digestion, je digère plantes et bêtes; mes yeux digèrent les étoiles, mon nez différentie les molécules de ma tribu et celles des étrangers… Pourtant je me sens vide comme le créateur devant une œuvre transcendante. 

Trop, c’est trop, c’est beaucoup trop. Trop grand, trop mystérieux, trop beau, trop vide, trop injuste, trop tragique, trop sublime… Je l’ai dit ailleurs : le problème existentiel, c’est qu’il y a trop, trop de désirs, de souffrances, de déceptions, de douleurs, de plaisirs… Mais il y a, aussi, pas assez. Je m’agrippe à des lambeaux de lumière qui se déchirent.

Tout accouchement est le passage du trop dans le pas assez grand. L’ouverture, l’art premier de la dilatation de soi. Le blocage apeuré : souffrance, colère et guerre.

Le sentiment

Le sentiment est une configuration infiniment complexe et changeante de l’Identité du verbe oscillant tel un ivrogne entre la kénose et l’hypostase. Si Kant n’avait pas clivé l’émotion et la pensée, il n’aurait pas clivé le phénomène* et le noumène*, et l’esthétisme ne serait pas devenu second. 

Le sentiment est l’état de la psyché, sa modulation. La psyché est la pensée dans son rapport avec elle-même, ce « elle-même » plongée dans les nécessités de son être et de sa mémoire. 

Tout ce que je vois est mémoire de Soi (mémoire de lumière rayonnante, mémoire géologique, mémoire génétique…)

L’essentiel est l’invisible qui se voit devenir visible.

Le propre d’un sentiment, c’est qu’il n’est pas nommable, c’est un verbe en expansion, en impression, en expression, une aspiration, un effort de compréhension, un inachèvement salutaire. 

L’expression n’est jamais tout à fait vraie ni tout à fait fausse, sa tonalité n’est jamais tout à fait juste ni tout à fait dissonante, c’est toujours moins et pourtant, c’est toujours plus, et même sublime comme le chant de l’orgue dans une cathédrale.

L’art a pour « im-pulsion » « l’ex-pression » de mes sentiments dans le Sentiment.

Il n’y a pas d’art hors de la nature. La nature n’a pas de dehors. Toute rencontre est toujours à trois : moi, toi, elle (la nature). La cathédrale, le théâtre, la bibliothèque, le musée, le cinéma médiatisent le ciel et la terre.

L’art : le fruit d’une relation d’unité rompue transformée en effort de retrouvailles sans fin; le résultat d’un accouchement déchirant qui ne peut se résoudre que dans un drame d’amour insoluble et envoûtant, c’est à dire en éternel développement. 

Dans le sentiment, il n’y a pas le « que » réducteur, on ne peut jamais dire « ce n’est que » : « ce n’est que la légèreté de l’être », « ce n’est que la nostalgie », « ce n’est que la tristesse », « ce n’est qu’un jeu incompréhensible », « ce n’est qu’une projection de mon drame familial »… Oui, c’est bien cela, c’est toujours un peu cela, mais si je referme la porte sur ce « que », je n’ai plus un sentiment, je n’ai qu’une idée, peut-être même, me reste-t-il qu’une opinion. 

L’opinion, le tombeau de la pensée et de l’art. 

Rien de cela n’est possible dans l’art. Les mots sont arrachés de leur coquille, ils deviennent verbe, danse, musique. Les notes sortent des sons, elles deviennent des couleurs, des parfums, une histoire, une poursuite… Rien ne se ferme, mais rien ne s’ouvre à outrance au point de devenir n’importe quoi. Pas de rêvasserie.

L’œuvre

Après quelques moments passés dans une œuvre, on a déjà l’impression qu’elle n’a jamais commencé, qu’elle est là depuis toujours et qu’elle ne finira jamais. Si l’artiste raconte une histoire, cette histoire déchire son commencement et sa fin, les sépare, l’un au début et l’autre en bout de chemin, afin de les mettre en tension dans un joyeux drame. La trame n’est ni linéaire ni plane, c’est un espace-temps-sentiment en expansion infinie.

Comme tout était petit avant d’ouvrir ce roman! Et maintenant que je le referme, tout est si grand que je me plus pauvre et petit, mais traversé d’infinis.

Dans une œuvre, les paradoxes, les oppositions, les contrariétés, les combats ne sont pas là à chercher des solutions, mais des expressions. L’expression n’a pas de but, mais elle n’est pas sans finalité, au contraire, elle s’en va vers un futur auquel il faudra mettre un dernier point suivi d’une page blanche, mais ce sera une fenêtre pour une nouvelle vie.

Tout le long de l’œuvre, on se reconnaîtra en terre étrangère. Survenant, revenant, métèque. En se reconnaissant, on devient reconnaissant; se sentant étranger, on devient intrigué.

L’art ne vise ni le bien ni le mal, il les dégage de leurs écrins malsains, il ne vise ni le beau ni le laid, il les libère de leurs prototypes stériles. La vérité n’est pas trouvée, mais décompressée. Le mensonge, dénoncé. L’art est de l’éthique, de l’esthétique et de la vérité sublimées.  

Hors de toute forme de récit, dessin, couleur, musique, poésie, la conscience n’arrive même pas à respirer. Si la nature n’était pas une œuvre d’art, nous ne serions plus de ce monde depuis longtemps. L’animal humain a plus besoin d’art que de nourriture, car sans art, il ne mange plus. Prisonnier dans les artifices de béton, d’asphalte et de vitres teintées de notre propre esprit, l’être humain s’oppresse dans l’étau du désespoir, il meurt dans les fumées de sa fuite en avant.

Les grandes œuvres mathématiques ou scientifiques peuvent être lues comme des œuvres d’art, il suffit de leur enlever leur inférence réductionniste (« ceci n’est que cela… ») et leur apparente indifférence « objective ». Qui a vu Andromède sur le site du télescope James Webb ne peut plus se plaindre de sa belle-mère ou de son voisin!

Le trio

L’art peut être beaucoup de choses, mais pas n’importe quoi.

Une œuvre d’art provient du début du cosmos, elle a traversé toute l’histoire, elle est imprégnée de toute la tension ressentie par les consciences dans la Conscience totale, elle porte le désespoir et l’espoir, les combats, les défaites, les nœuds, les ouvertures inattendues, les peurs, les angoisses, les amours, les paradoxes, les contradictions, les joies, enfin tout le sentiment grouillant des sentiments vécus.

Imprégnation, expression, contemplation, action… Tel est son mouvement, sa respiration.

Le cosmos est configuré d’infiniment grand et d’infiniment petit. Le plus petit soleil vient d’une contraction extrême d’immenses nuages interstellaires jusqu’à la pression nécessaire à la fusion. Et c’est par cela qu’il rayonne, non dans une zone quelconque du cosmos, mais dans tout l’univers, aucune limite à ses rayons. Chaque élément de l’univers recevra ses rayons, sera informé de lui comme les oiseaux s’informent mutuellement aux prémices du jour. Le cosmos est un tissu informationnel, une mélodie d’oiseaux solaires. 

Non seulement rien n’est isolé, mais chaque élément est informé de tout et chaque élément informe tout de ses quantités (qui sont toujours des relations) et de ses qualités propres (qui sont aussi des relations). On l’a dit : rien n’est une chose en soi. Tout est relation à Soi formant des alter egos en relation dans Soi. Une configuration impossible sans la rencontre de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, de l’infini des compressions dans l’infini des expressions. Si bien que le petit est infiniment grand et le grand, infiniment petit. Rien n’est moins que tout.

Où est la musique, est-elle davantage sonnante dans le théâtre que dans chaque musicien, ou dans l’oreille d’un spectateur? Et la mouche qui agace l’un d’eux n’est-elle pas elle aussi inondée de musique? L’art égalise tout non dans la comparaison, mais dans la communion.

« L’uni-vers », une étonnante configuration. Si on avait voulu réaliser une œuvre participative la plus diversifiée qui soit, la plus imprévisible et pourtant la plus logiquement fondée et mathématiquement structurée, on n’aurait pas fait autrement.

L’art ne peut être autrement que tout dans presque rien, si bien qu’une œuvre comme, par exemple, Les Travailleurs de la mer de Victor Hugo exprime l’amour total en parlant d’un marin sans importance qui a eu le malheur de se brûler le cœur sur une fille belle et plutôt superficielle. La fille est promise en mariage par son père armateur dont le vapeur, un bateau d’une valeur inestimable, est naufragé sur un récif. Il gîte là entre deux rochers sans dégâts irréparables. La fille sera à celui qui sortira la précieuse mécanique à vapeur de cette impasse. Le marin sans importance, mais d’expérience, tente l’aventure… Non sans efforts surhumains, et au péril de sa vie, il réussit. Il combat tous ses monstres et grimpe sur toutes les lumières.

Mais d’aventure, le pauvre marin a rencontré la jeune femme dans son jardin et il a eu le malheur de l’écouter vraiment. Il a vu que son cœur était attiré par un autre, le fils d’un pasteur, il est beau et est parleur, il sait dire l’amour. Elle l’aime comme un rêve. Le marin aux mains larges comme la mer renonce à sa récompense. Le mariage est célébré à l’abri du père qui aurait préféré un héros à un prévôt. Lui, le marin, désespéré d’amour, mais tout à la mer, s’attache à marée basse à un rocher, il attend la montée des eaux en regardant sa dulcinée partir au loin sur le voilier d’une passion évanescente.

Il n’y a pas de sentiments isolés, mais seulement des sentiments particuliers appartenant au Sentiment total. Il n’y a pas d’œuvre qui ne participe pas de l’Œuvre.

Comme tout le réel, l’œuvre d’art surgit dans une relation avec le grand Tout, à la fois en recherche de son identité perdue (kénose) et en création d’affirmation de Soi (hypostase). Mais ce n’est pas un dialogue au téléphone où l’un parle, l’autre écoute, et ensuite on change les rôles. Non! c’est un trio, la musique de l’un croise la musique de l’autre dans la présence de la Musique (le potentiel répondant), si bien qu’il n’est pas possible de savoir à qui appartient l’œuvre.

***

On a parfois parlé d’une noosphère* qui serait une sorte de mémoire vivante de toutes les œuvres de la conscience dans sa pérégrination à travers l’évolution de la biosphère. Il ne faudrait pas encore dire qu’il ne s’agit « que » de nous. 

Cela dit, notre petite humanité n’est petite que pour rayonner dans tout l’univers. Petite, mais unique. Il y a quelque chose de spécifique à notre minuscule planète pleine de cerveaux à trois lobes encore incapables de trouver un équilibre avec la nature. Nous n’arrivons pas à l’humilité nécessaire à l’adaptation. Le refus du sentiment maintient notre conscience à l’état rachitique alors que nous développons des technologies sophistiquées que nous retournons, une à une, contre nous-mêmes.

Ce grand refus de l’immense en nous et autour de nous, ce refus de la séparation relative nécessaire à notre identité de participant, littéralement, nous tue. Néanmoins, cette tragédie planétaire constitue sans doute le terrain parfait pour l’art tragique, la dérision de soi et les hymnes à la joie. 

Ici sur notre terre, le meilleur sort du pire, notre noosphère est un sanctuaire d’œuvres qui seraient impossibles dans un monde sage et raisonnable. On vient de partout dans l’univers pour écouter nos vers, nos symphonies, voir nos tableaux, lire nos romans, entendre nos tragédies, rire de nos comédies…

Il serait dommage que le si violent naufrage qui nous a donné Mozart, Beethoven, et tant d’autres méconnus ou inconnus ne puissent pas prévenir, éblouir, inspirer d’autres mondes sur d’autres planètes telluriques. Nous seuls ne voyons pas l’aube dans le crépuscule.

Le fruit de notre planète, c’est l’art. On ne vient pas pour visiter notre misère, mais pour se sustenter de ce qui la transcende. Voilà ce que nous devrions faire, nous les écologues en fleurs. Si nous voulons rendre l’espoir à la lucidité, l’énergie à l’action, voir au-delà des derniers moments d’une folie.


[1] Histoire racontée dans Sur la route des grandes sagesses.

Une réflexion sur “Philosophie de l’art

  1. Remarquable chevaucher de compréhension du spectacle et du spectateur qui se confondent et de l’origine du monde qui semble ne pas être de l’ordre phénoménal …. merci Jean pour cette extrait remarquable.

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