Conférence, Sur la route des grandes sagesses

Ci-haut, version audio.

Quand une de mes petites-filles, de 18 ans à l’époque, a montré de graves signes de détresse, je me suis dit, je dois faire quelque chose pour elle et pour toute notre jeunesse aux racines flottantes. Écrire une sorte de trousse de survie dans un monde qui apparaît désorienté et en grave danger de survie. 

Voici ce que je lui dis en préface :

Ma très chère petite-fille,

Il y a quelques mois, tu m’as demandé : « Pourquoi un si grand décor pour une pièce si pitoyable : naître, souffrir, mourir ? J’ai dix-huit ans. Dis-moi quelque chose. » C’était après ta tentative. Sur le coup, je suis resté muet. Une bonne équipe t’avait prise en charge, nous n’étions plus inquiets. Mais la question reste. Continuer à me taire est trop lâche ; t’entraîner dans un « merveilleux mirage » serait trop odieux. Alors je vais te raconter une histoire qui s’est passée il y a deux mille ans sur la route de la soie parce qu’elle n’est ni illusoire ni désespérante, mais elle peut tout changer.

Pourquoi j’ai choisi de raconter une histoire plutôt qu’un petit traité d’orientation?

Un roman est une sorte de film qui se forme avec l’imagination du lecteur, cela déplace son attention de ses souffrances personnelles vers les souffrances de d’autres personnes qu’on appelle «personnages». 

Un processus basé sur l’empathie. On entre dans la vie de ces êtres. C’est étrange, car on se débat avec eux dans leur vie, on jouit avec eux, on souffre avec eux, oui, mais dans une position de compassion. On souffre par solidarité et, en même temps, on ressent le plaisir de cette solidarité. Sinon, on ne lirait pas de roman et on n’irait pas au cinéma.

C’est grâce à cette empathie que le lecteur traverse une vie entière en quelques heures, y acquiert une sagesse provenant d’une succession d’épreuves véritables. 

Bref, dans un roman, on ne transmet pas des idées ni même des sentiments, on vit une série d’expériences qui engendrent en nous des visions nouvelles du monde, des sentiments jusqu’alors inconnus et même une sagesse de vieux cœur éprouvé. Mais pour cela, il faut quatre caractéristiques au roman :

  1. il doit mettre en jeu des êtres aussi complexes que des vraies personnes;
  2. une vie aussi imprévisible et pourtant aussi bien orchestrée que la vraie vie;
  3. comme dans la vie, les arbres, les plantes, les animaux, les maladies, les accidents, les rencontres sont vitales;
  4. et tous ces êtres sont plongés dans un combat pour sauver leur peau, leur cœur et leur âme, les trois et jamais un seul. 

Sans ces caractéristiques, le roman ne nous transfère pas dans une réalité transformante. Il nous fait patauger seulement dans des idées et des émotions comme avec des manèges, rien de grave ne peut arriver, car on est juste en train de lire. 

Dans un vrai roman, rien de tel, on ne lit pas, on part dans une aventure dont il n’est pas certain qu’on en sortira vivant. Il se pourrait très bien que cela change complètement notre vie. On risque gros.

Et lorsqu’à la fin, on lève les yeux sur le monde qui est là, ce n’est plus le même monde. Nous reprenons notre vie non plus comme une vie parmi d’autres, mais comme un roman initiatique unique.

L’éditeur, mon directeur littéraire, et quelques lecteurs m’ont dit que j’avais un bon roman. Christian Desmeules écrivait dans Le Devoir, 21 août 2021 : Refusant de recourir aux mirages, Jean Bédard nous livre avec son roman  Sur la route des grandes sagesses, dans une prose simple et limpide, un traité de sagesse œcuménique sans lourdeur, mais chargé de compassion, d’espoir et d’harmonie universelle. Un roman lumineux dont le cœur vibre de cette injonction à emprunter les chemins de traverse : « Vivre, c’est s’échapper du plan. »

La raison de cette critique, c’est que ce roman a pris racine dans mes racines, dans mon expérience et non pas dans ma tête ou dans une imagination nue. 

J’ai des racines chrétiennes par mon enfance, des racines grecques par mes études en philosophie, des racines bouddhistes et taoïstes par ma pratique de la méditation, des racines zoroastriennes par mon amour de la poésie. 

J’ai donc écrit à ma petite-fille un roman solidement enraciné, inspiré par mon amour pour elle et pour toute la jeunesse assoiffée de comprendre.

Qu’est-ce qu’une sagesse?

Si vous entrez dans une salle de cinéma tellement en retard que vous n’assistez qu’à un petit bout de la fin, vous ne pouvez rien comprendre. Il vous faut une perspective historique.

Si en plus, le film fait appel à une expérience qui vous est totalement étrangère, vous ne comprendrez rien non plus. Il vous faut la perspective d’une résonnance avec votre propre expérience. Donc quelque chose d’universel.

Par contre, si vous comprenez immédiatement tout du film parce qu’il est presque identique à votre vie, alors vous ne comprenez rien, pas plus qu’une taupe ne peut comprendre qu’elle est une taupe tant qu’elle n’est pas sortie de terre. La compréhension suppose le choc le l’étranger, du cas particulier, et même du cas unique

Une culture privée de d’autres cultures est simplement aveugle. On se comprend soi-même que si on sort de soi-même. Pour comprendre, il nous faut une perspective transculturelle.

Mais, ce n’est pas tout. Presque toutes les sagesses se sont développées sur la route de la Soie entre Jérusalem et Loyang. Aujourd’hui, il faudrait traverser la Syrie, l’Irak, l’Iran, l’Afghanistan, le Pakistan, le Cachemire, le Tibet… 

Des terres de guerres, de feu, de conquêtes depuis toujours. Et ce n’est pas un hasard si la sagesse pousse en milieu hostile. Elle est justement l’art de sortir vivant de l’épreuve. Elle suppose une perspective verticale entre la mort et la vie, la violence et la paix, l’injustice et la justice.

La sagesse résulte d’au moins cinq perspectives : historique, universelle, singulière, transculturelle et éthique. 

Et pourtant, elle surgit par éclairs. Elle est inspirée, spirituelle.

Qu’est-ce que cela veut dire?

Un jour, un disciple va demander au plus grand gourou de l’Inde : 

— Sans l’amour, je perds le goût de vivre. Je voudrais apprendre à aimer. Guide-moi.

Après plusieurs jours à se faire casser les oreilles avec cette question, le gourou entraîne l’importun vers le lac. Lorsque l’eau leur arrive aux aisselles, d’une main ferme, le maître cale le disciple et lui tient solidement la tête dans l’eau.

Celui-ci réfléchit sur le sens du geste, mais il finit par manquer d’air, il étouffe. Le maître ne lâche pas prise. Utilisant toutes ses forces, l’homme émerge et prend une grande respiration.

Le maître lui dit : 

— Voilà, maintenant tu aimes l’air. Il te reste à faire de même avec l’eau, la nourriture, les arbres, les bêtes, les femmes, les hommes, les enfants, et quand tu aimeras chaque être, tu aimeras la vie. 

On dit parfois que tant qu’une personne est en état de survie, elle n’a pas accès à la sagesse. Je pense le contraire : Seuls ceux qui se sentent en état de survie, en dépendance totale avec l’air, l’eau, la nourriture, le paysage entier, l’humanité entière, le système solaire et tout le reste découvrent le sens de la vie.

  • Il me faut tout l’univers pour que je vive. C’est la première découverte.
  • Il faut que je vive pour que l’univers prenne tout son sens. Ça, c’est la deuxième découverte.

Elle est de l’ordre de l’empathie.

J’ai trouvé cette expérience dans une légende inuit. Imaginez la femme première. Comme elle est première, elle est femme et il n’y a rien autour d’elle d’engendré, elle est infiniment seule. 

Comme elle est seule, elle ne peut s’adresser qu’à son âme. Elle la prie, car elle étouffe dans la solitude comme le disciple de tantôt manquait d’air la tête immergée dans le lac.

— Oh! Mon âme, je souffre tant de solitude.

Et son âme ne répond pas. Elle attend, elle attend que le désir monte si fort qu’elle ne puisse faire autrement qu’accoucher de ce dont elle désire.

Après des années de silence, son âme lui dit :

— Va sur la banquise, creuse un trou, et jette ta ligne.

C’est ce qu’elle fit. Alors sortent du trou, les phoques, les poissons, les oiseaux, les hommes, les femmes, tous ceux qu’elle désirait de toutes ses forces.

C’est pourquoi chacun d’entre nous est indispensable à la création parce que nous sommes chacun la femme première.

Cette expérience a été nommée par les anciens « la foi » : se découvrir créateur du monde dans lequel nous sommes plongés.

Chacun d’entre nous est plongé dans le monde qu’il a créé à partir du monde qui lui a été imposé. Mais chacun d’entre nous peut élargir ce monde en rencontrant d’autres consciences créatrices.

Tout cela est possible par la foi en notre source intérieure : elle n’est pas confuse, elle sait ce qu’elle fait, et elle le fait en harmonie avec toutes les créations dans la création.

Bon, tout cela pour dire que j’ai écrit un roman initiatique de sagesse.

Alors, qu’est-ce que cette histoire?

C’est un grand voyage sur la route de la Soie au temps de Jésus, entre l’an 30 et 70, entre le début de la vie publique de Jésus et l’année de la destruction de Jérusalem par les Romains.

Jaïre, un Juif, un pharisien pas comme les autres, n’en peut plus de la violence de Rome et de l’étroitesse d’esprit des siens. Il reprend la profession de son père, commerçant de manuscrits sur la route de la Soie. Il part avec sa fille de 12 ans pour Srinagar au Cachemire. Il se rendra jusqu’au Tibet. Un énorme enfoncement dans des déserts, des montagnes, des paysages à couper le souffle.

Ils vont rencontrer de cruels tyrans et des sages : la vie avec ses événements mordants, essoufflants, toujours imprévisibles…

C’est en revenant en Palestine que Jaïre découvrira que tout le long de son voyage, il tenait la main de son bonheur.

Mais quelle est l’origine mystérieuse de la fille de Jaïre ? Vous avez lu dans l’Évangile de Luc que le Charpentier de Nazareth a sauvé cette enfant de 12 ans plongée dans un coma profond… Qu’est-ce qui l’a rendue aussi gravement anorexique? 

Dans le roman, elle représente ma petite-fille et une bonne partie de la jeunesse d’aujourd’hui. Sans le savoir, car privée de perspective historique, universelle, singulière, transculturelle et éthique, elle est coincée entre la vision grecque et la vision juive du monde.

Par la vision juive, nous sommes coupables de tout ce qui va mal en ce monde. Aussi, nous portons le poids énorme de la réparation du monde. Or le train du monde roule à toute vitesse vers le mur des conséquences, et la jeunesse bouillonne contre les générations précédentes.

Par la vision grecque, nous sommes épicuriens, matérialistes : c’est la matière et son déterminisme qui sont coupables de ce qui arrive. Nos sciences sont grecques, elles nous aident à connaître ce qui détermine le monde et les scientifiques sonnent l’alarme

Mais le paradoxe reste : parce que le monde est déterminé, on peut le connaître, mais parce qu’il est déterminé, nous sommes impuissants. Paradoxalement, nos technologies sont enracinées dans la science déterministe, mais sont présentées toutes puissantes contre la fatalité.

Alors notre jeunesse est coincée dans des sentiments contradictoires de responsabilité, de toute-puissance technologique, de fatalité et d’impuissance.

C’est pourquoi la fille de Jaïre est mourante. Mais le Charpentier de Nazareth lui donne la main, il l’embarque dans son sentiment de confiance et la relève.

Ensuite, le père et la fille partent pour la Syrie avec Balaham, l’âne biblique qui sait faire sa tête de mule lorsque Jaïre se trompe de route.

En Syrie, le vieux sage qui les accompagne demande à Jèm, la fille de Jaïre qui a toujours 12 ans et qui a traversé une expérience de la mort imminente : 

— Si tu te souviens, dis-moi comment est la mort. 

Elle réfléchit un moment :

— Tu regardes un homme monter une montagne en face de toi, tu ne le perds pas de vue. Il est maintenant en haut. Tu le vois encore très bien. Et puis il continue, tu ne vois plus ses jambes, tu ne vois plus son dos, tu ne vois plus sa tête, il a disparu derrière le sommet. Pourquoi t’inquiéter ? Tu sais qu’il redescend tout bonnement de l’autre côté. Lui-même, l’homme ne s’est jamais rendu compte qu’il était disparu pour son ami. Si je plonge un roseau dans l’eau pour chatouiller un poisson, le roseau apparaît se casser sur la ligne de l’eau. Mais c’est parce que je suis sur la rive et que je regarde de l’extérieur. Le petit insecte qui marche dans le creux du roseau ne remarque rien. Moi non plus, je n’ai rien remarqué. La seule chose que je puisse dire, c’est que tout à coup j’étais le petit insecte : je ne voyais plus mon existence que de l’intérieur. Alors je n’ai vu aucune frontière, aucun obstacle, aucun trou, aucun gouffre ; le chemin continuait, c’est tout.

— Et ton retour ?

— Quel retour ?

— Tu es là, tu me parles…

— Je ne suis pas revenue, rabbi Maïmon. Je ne me suis jamais retournée sur mes pas. J’ai continué, et un monde nouveau m’est apparu, un monde si étrange : des insectes, des plantes, des arbres… Et je me demande pourquoi les gens autour de moi regardent les palmiers sans vouloir les toucher, les gratter, voir ce qu’il y a à l’intérieur, voir comment ils font pour faire des feuilles avec l’eau qu’ils aspirent du bout de leurs racines… Pourquoi est-ce que tout cela n’intéresse personne ? Le savez-vous ?

Plus loin, Jaïre et Jem traversent ce qui est aujourd’hui l’Irak. Près de Babylone, il rencontre un prêtre de Zoroastre. Voici un extrait de leur dialogue :

Le prêtre :

— Zoroastre a simplement fait une expérience intérieure lucide ; pas une expérience que les autres doivent croire, mais une expérience que les autres peuvent vivre. Il se heurta aux vieilles familles de prêtres. Il dut fuir pour sauver sa vie. Dans le désert, il fit l’expérience du tourment de l’amour, le feu. Dans le feu de l’amour, ce qui n’est pas donné et reçu revient sur soi, s’enfonce dans le milieu, se comprime et finit par éclater comme un volcan. Voilà l’origine de la violence humaine.

Jaïre continue sa route. Parmi les commerçants de la grande caravane s’est glissé un trafiquant d’esclaves sexuelles filles et garçons hautement sélectionnés. Ceux-ci sont dispersés incognito dans l’ensemble de la caravane. Un des esclaves se retrouve sous la responsabilité de Jaïre. Cela va entraîner Jaïre dans une complicité paradoxale et dramatique, car cette esclave a été achetée par un très puissant satrape (un roi) parthe. 

Arrivé à Hamadam, la ville du satrape, Jaïre est séquestré par le roi avec devoir de développer une grande bibliothèque dans laquelle on trouverait les grandes lois de la domination : celle des Égyptiens, des Grecs, des Romains, des Perses, des Indous, des Chinois…

Ce satrape est l’exemple parfait de la volonté de puissance des tyrans d’hier et d’aujourd’hui. 

Après plusieurs années de captivité, un jour il s’adresse ainsi à Jaïre :

— Je t’ai accordé amplement de temps et de moyens. Il serait temps que tu répondes à mes questions ! Parle-moi honnêtement. Quelle loi permettrait à un empereur d’élargir son empire tout en traversant le temps?

— Imitez Rome. répond Jaïre.

— Rome a déjà atteint ses limites : lorsqu’elle gagne à l’Est, elle perd à l’Ouest, ce qu’elle prend au Nord, elle le perd au Sud ; par son élargissement, elle détruit sa longévité. Elle s’écroulera de l’intérieur, par voracité, comme tous les empires. Non ! dis-moi comment faire l’ordre chez les êtres humains sans engendrer des révoltes finalement pires que la tyrannie ? Telle est la question à laquelle doit répondre une loi.

— Tant que l’homme voit la nature comme une sorte de désordre, il n’y aura pas d’ordre… La création, la vie n’est pas le désordre, au contraire, elle est de l’ordre, mais de l’ordre fait pour les vivants et non pour les morts…

— Je sais… Tu me répéteras que si chacun a suffisamment à boire, à manger, à se vêtir, à se loger, à s’instruire, la paix s’installe peu à peu dans le pays. Tu me dira que la justice est la loi. Mais si je tente l’expérience de la justice ici, à Hamadān, les nobles vont négocier en secret avec Rome pour garder leurs privilèges, et les soldats iront de leur côté. Rome nous écrasera avant la fin d’une seule année, car ceux qui ont obtenu des privilèges ne les abandonneront jamais pour l’amour de la justice. Comme tu vois, la force est l’éléphant ; la justice, l’herbe qu’il piétine.

— Vous avez raison maître, tant que des hommes préféreront tirer des avantages au détriment de la justice, les empires se remplaceront les uns les autres jusqu’à la fin des temps. Et partout, il n’y aura que désordre, angoisse et désolation…

Jaïre et Jèm sont relâchés et continuent leur route vers le Cachemire. Sur la route, bien d’autres aventures les bousculeront.

Entre autres, Jem interviendra auprès de son père pour sauver une femme gravement violentée par son mari. Les lois tribales sont terribles, et le père autant que l’enfant sont bien impuissants, car « l’honneur » des hommes consiste à mépriser ce qu’ils possèdent, et la femme fait partie de leurs possessions.

Dans ce périple, ils rencontrent un sage bouddhiste. Et la question est toujours de tenter de découvrir quel est le moyen de contrer la violence venant de la volonté de puissance de ceux qui dominent la vie politique, la vie économique et la vie sociale.

À Hérat, Yaïr espérait y découvrir des textes pour la pratique du bouddhisme, car deux siècles plus tôt l’empereur Ashoka, qui a réuni par la violence les Indes et le Khorassan, s’est converti au bouddhisme, et il a favorisé l’implantation de cette philosophie dans tout son Empire. Plus que cela, il y a expérimenté une politique de non-violence que l’on peut retrouver dans ses édits.

Hélas, dès qu’Ashoka installa, grâce au bouddhisme, la paix sociale et la justice pour tous, un conquérant yuezhi s’est emparé du pays par une violence extrême et, après plusieurs massacres, l’a pillé : villes, villages et campagnes. Ensuite, pour recevoir un tribut, il y a inclus les plus grandes cités dans son empire du Kouchan. Néanmoins, il favorisa le bouddhisme. Par le commerce et les caravanes, le bouddhisme s’est introduit dans les grandes steppes du nord, tout le Khorassan, le sud de l’Himalaya et, contournant le désert de Takla-Makan par le nord et par le sud, il entra en Chine.

Yaïr connaissait le charme du bouddhisme : comme l’eau s’introduit dans l’éponge asséchée, le bouddhisme gonfle l’âme assoiffée de paix. Mais la question reste : le bouddhisme se propage-t-il facilement parce qu’il est encouragé par les empereurs qui adorent cette paix intérieure puisqu’elle décourage la révolte mieux que la torture et donc facilite la docilité, ou bien le bouddhisme se répand-il parce qu’il propose une réelle pratique de l’élimination de la violence, y compris de la violence politique et économique ?

C’est habité par cette question que Jaïre deviendra moine bouddhiste dans les hautes montagnes du Cachemire. Encore là, les épreuves de la réalité vont bousculer les lois apparemment simples du bouddhisme, la paix intérieure n’assure pas la paix politique, économique et sociale. Il faut plus. Jèm, sa fille toujours enfant, vit une tout autre expérience. 

Elle s’approche de la vieille ânesse qui les a conduits au sommet de la montagne de bouddha. L’ânesse est mourante et un vieux paysan s’est approché de Jèm pour l’accompagner dans sa démarche de recevoir l’âme de l’ânesse.

— Tu vois son silence, fit remarquer le grand-père, tu vois sa résignation, elle t’a portée jusqu’ici. Et maintenant tu es assise dans la paille à côté d’elle. Dis-moi, est-ce qu’elle t’a raconté sa vie ?

— Non.

— Est-ce qu’elle t’a parlé des jours où, sans doute, on l’a battue, fouettée, poussée à bout par des maîtres intransigeants et pressés ?

— Non.

— Est-ce qu’elle t’a parlé en mal d’un seul des hommes qui lui ont fait du mal ?

— Non.

— A-t-elle décrit les fardeaux qu’elle a portés, leur poids, leur dureté sur ses côtes, la pression qu’ils faisaient sur ses sabots qui devaient composer avec les écueils de la montagne ?

— Non.

— Est-ce qu’elle t’a parlé de la nourriture qui a manqué, du foin d’hiver souvent pourri ou poussiéreux, de l’eau malpropre, et de toutes les pommes qu’elle n’a jamais croquées parce qu’on ne lui en donnait pas ?

— Non, grand-père, elle n’a rien dit de cela.

— Et toi, y as-tu pensé ?

— Oui, j’y ai pensé tout le temps.

— Alors tu es bien plus paysanne que petite moine.

Le vieillard discerna son cœur se dit à lui-même : « Tout n’est pas perdu pour elle : qui s’attache à une ânesse est capable d’une vie heureuse. »

Tant d’autres aventures vont survenir de façon à mieux comprendre l’origine du malheur et du bonheur à travers les grandes sagesses.

Au cœur du Tibet, ils vont rencontrer un sage taoïste chinois. Jaïre le questionne :

— Comment gouverner, ne serait-ce qu’un tout petit bout de sa vie ? Car, si l’on ne gouverne rien, on donne tout à gouverner, et le monde court à sa perte.

Le sage taoïste lui répond :

— Chacun pense savoir la différence entre le beau et le laid, le féminin et le masculin, le bien et le mal, alors, chacun tranche entre les deux, et tout est perdu.

L’espace entre le Ciel et la Terre est comme nos poumons : il se vide pour se remplir, il se remplit pour se vider. L’espace entre le Ciel et la Terre ne meurt pas parce qu’il aime également le vide et le plein. Hélas ! tout le monde veut être soit comblé, soit vidé.

Le sage accepte d’être atteint par la flèche. Car qui d’autre pourrait la recevoir sans s’effondrer ?

Puis, ils reviennent en Galilée. Là, Jaïre fait son enquête. Il veut savoir ce qui est arrivé au Charpentier qui avait guéri sa fille autrefois. 

Il rencontre plusieurs témoins, entre autres un aveugle.

— Serais-tu l’aveugle que le Charpentier a guéri ? lui demande-t-il.

— Homme, tu n’es pas d’ici. Tu ne le sais pas ! Personne ne m’adresse la parole.

— Tu ne me vois pas. Je suis de Capharnaüm, j’ai environ ton âge, j’ai connu le Charpentier, mais ensuite je suis parti en voyage durant plus de trente ans.

— Est-ce qu’il t’a touché ?

— Il travaillait au chantier des Zébédée, il était là à mon mariage, il a guéri ma fille.

— Il a touché ta fille, mais toi, est-ce qu’il t’a touché ?

— Je ne me souviens pas.

— Comment peux-tu dire : « Je ne me souviens pas » ?

— Est-ce si important ? Raconte-moi ce qui t’est arrivé.

— Tu es le premier. Le sais-tu ?

— Le premier ?

— Oui.

— Est-ce possible ? Les témoins…

— Il n’y a pas eu de témoins. Il m’a amené hors du village, cela s’est passé à l’écart.

— Tu étais aveugle, comment l’as-tu reconnu ?

— C’est lui qui est venu à moi. Comme de coutume, j’étais ici ; je n’ai pas le droit de m’approcher davantage. On m’apporte à boire, on me donne à manger, je ne suis privé de rien.

— Mais la nuit ?

— Je dors dans la hutte que mon père a construite, à distance. J’avais trois ans lorsque je suis devenu aveugle. Mon père a fabriqué la hutte plus tard.

— Et ta mère ?

— Elle était déjà morte.

— Et tes frères, tes sœurs ?

— Je ne sais pas où ils sont. Je te le dis, je suis aveugle. On ne me voit pas.

Yaïr n’avait pas réalisé comment le malheur, n’importe quel malheur répugnait à Israël ; c’était comme un péché, il ne fallait pas s’en approcher, une impureté.

— Raconte-moi, demanda Yaïr.

— J’étais assis, ici même. J’entendais discuter. Une petite foule s’était rassemblée autour de la fontaine. Et puis il y eut un grand silence et, dans le silence, des pas venaient vers moi. L’homme me dit : « Que fais-tu là ? » Je lui réponds : « J’ai la permission. » Il me dit : « Viens avec moi ; éloignons-nous un peu pour être à notre aise, car je t’ai vu, et tu restais tranquille et silencieux comme un assoiffé qui a renoncé à boire. Ne renonce pas. Ne te résigne pas. » Il me prit la main pour m’aider à me relever ; ensuite, il mit ma main sur son épaule pour que je n’aie aucune peine à le suivre. Est-ce que tu comprends cela ?

Yaïr ne répondit pas.

— Je vois que tu ne comprends pas, reprit l’aveugle. Qu’importe. Je te le dis, j’étais là : il s’est approché, il m’a pris la main pour me relever et il l’a mise ensuite sur son épaule. J’étais debout et je marchais la main sur son épaule. En marchant, il m’a demandé mon nom. Je te jure, il m’a demandé mon nom. Il me fallut quelque temps pour que je m’en souvienne ; je ne l’avais entendu que deux ou trois fois dans ma vie. « Gad », lui dis-je. « Es-tu de la famille de Fishel ? » me demanda-t-il. « Comment le sais-tu ? Qui t’a parlé de moi ? » « Personne n’a parlé de toi. C’est pourquoi j’ai pensé que tu étais le fils de Fishel. Ensuite, je me suis dit : “Cet homme est bien seul et pourtant il résiste. Je veux connaître sa force, son courage et ce qui le fait vivre. Un tel homme a certainement acquis une valeur particulière inaccessible aux autres.” » Il a bien vu que je ne comprenais pas, comme toi en ce moment tu ne comprends rien à ce que je dis. Alors il a continué en me parlant ainsi : « Imagine, Gad, tu arrives de Nazareth, il y a un homme à la fontaine de Bethsaïde, on le laisse seul, on ne lui parle pas, on ne s’intéresse jamais à lui, on ne le voit pas parce qu’on dit qu’il est aveugle. Même son père ne vient pas le voir. Les femmes ne le regardent pas, il n’a pas le droit de toucher leur visage, il n’y a pas d’enfants qui viennent jouer autour de lui, on agit comme s’il était un arbre, et même pas, car on recherche l’ombre d’un arbre alors que, son ombre à lui, on ne la recherche pas. Et pourtant cet homme vit encore, tranquille, doucement. Il se tient résolument assis, dignement droit près de la fontaine ; il entend chaque personne qui ne vient pas à lui, oui, il entend ce que les gens se retiennent de dire, il entend les mots qu’il lui plairait d’entendre, mais qui ne viennent jamais à ses oreilles ; c’est assourdissant de mots tus. Et cet homme n’a pas désespéré des hommes ni des femmes. Selon toi, y a-t-il un prophète dans tout Israël qui ait plus de valeur que lui ? » J’étais incapable de répondre. « Gad, raconte-moi ; je veux savoir comment tu as fait pour grandir, manger, boire, vivre et même trouver un certain bonheur dans une telle condition. Raconte-moi. » Je n’avais rien à lui raconter. Comprends-tu cela, toi, l’étranger ? Ma vie, je ne la connaissais pas, elle se tenait en moi comme un poulain oublié dans l’étable. Le poulain n’a jamais bondi, ni couru, ni brouté librement un champ d’herbe. Il ne sait même pas qu’il est un jeune cheval.

— Tu veux dire que tu n’avais jamais rien vu de toi-même parce que personne n’attendait rien de toi.

— Ensuite il m’a dit : « Gad, tourne ton visage vers moi. Tu ne me vois pas, mais fais comme si tu me voyais, comme si tu étais à ma place. Touche mon visage. » Je pris beaucoup de temps à faire le tour de son visage. Je n’en saisissais pas l’expression. C’était le premier visage que je touchais et ce fut le dernier. Il continua à me parler : « Gad, je ne pensais pas qu’un homme puisse avoir une force morale comme la tienne, une beauté pareille, et l’extraordinaire puissance de faire vivre en lui mille choses qu’on ne lui a jamais donnée. Alors toi, Gad, tu es aussi bien créateur que moi, car tu t’es engendré dans la douleur. » Et il me prit dans ses bras. Je sentis ses larmes qui coulaient sur ma joue. »

La sagesse du Charpentier, c’est sa capacité de rencontrer les plantes, les animaux, les enfants, les femmes, les hommes. Et parce qu’il les rencontre, il les aime. Et parce qu’il les aime, ils gagnent en valeur. Et parce qu’ils gagnent en valeurs, ils sont capables de penser par eux-mêmes, de résister à ceux qui veulent les dominer. Tel est le meilleur moyen de contrer la violence politique, économique, sociale.

Lorsque la plus grande partie de l’humanité aura cessé d’obéir aveuglément à ceux qui cherchent à les dominer politiquement, économiquement, socialement, la paix s’installera dans le monde.

Car la force est sans force devant l’être humain qui a pris conscience de sa valeur et qui, à cause de cela, refuse d’être utilisé pour enrichir ceux qui croulent sous la richesse, qui refuse d’aggraver les dégâts du pétrole, qui refuse de fermer les yeux devant la violence conjugale ou familiale…

Sur la route des grandes sagesses :

  • Le judaïsme passe de la culpabilité à la responsabilité.
  • Le déterminisme grec passe de la fatalité à l’action politique.
  • Le bouddhisme passe du salut personnel au salut collectif.
  • Le taoïsme passe du désir intérieur à l’harmonie avec la nature.
  • Le christianisme passe du sacrifice à l’amour libérateur.

5 réflexions sur “Conférence, Sur la route des grandes sagesses

  1. Merci M. Bedard
    Sylvie Blanchard une ancienne étudiante 👩‍🎓 en travail social 😀
    Je vais chercher ce livre pour des gens à qui cela pourraient aider.

    Sylvie 👋👋👋

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